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Alain Robbe-Grillet (1922-2008)
Courte biographie
Alain Robbe-Grillet est né à Brest le 18 août 1922 dans ce qu’il
est convenu d’appeler une famille modeste, bien que la modestie n’ait
guère appartenu au quant-à-soi de parents trop marqués par l’esprit de
clan, libres-penseurs, insoumis, anarcho-monarchistes, portant une même
condamnation sans appel contre l’armée, la religion et la démocratie
parlementaire.
Après les études classiques des humanités gréco-latines, il fait des
spécialisations dans les mathématiques et la biologie, pour entrer à
l’Institut national agronomique dont il est diplômé en 1945. Il occupe
alors pendant sept ans diverses fonctions au sein d’organismes officiels
de recherche, dans les domaines, entre autres, de la prévision statistique
et de la pathologie végétale.
Sans s’inquiéter du refus de ce premier roman (Un régicide) par
plusieurs éditeurs parisiens, il abandonne bientôt tout à fait la voie
confortable d’une carrière pour se consacrer à la lente écriture de livres
qui, assure Gaston Gallimard, ne correspondent à aucune espèce de
public. Son second roman paraît cependant aux éditions de Minuit,
maison clandestine fondée sous l’Occupation, dont Jérôme Lindon entend
maintenir l’idéal de résistance aux idées reçues.
Mais c’est seulement deux années plus tard que la parution du
Voyeur (1955) rompt le silence prudent et consterné de la critique au
pouvoir. Robbe-Grillet devient conseiller littéraire des éditions de Minuit
et le restera pendant vingt-cinq ans.
Avec Lindon, il y réunit sous l’étoile bleue quelques romancières et
romanciers dont il se sent frère, imposant ainsi l’idée d’un mouvement
littéraire : le Nouveau Roman. Comme il publie en même temps dans la
presse de brefs articles sur la littérature, qui crient au scandale, on lui
attribuera même, à tort sans aucun doute, les titres plus ou moins
malveillants de chef d’école et de pape.
1
La Jalousie (1957) est un remarquable échec commercial, qui
n’empêchera d’ailleurs pas ce livre d’être bientôt traduit en une trentaine
de langues. Célèbre dans le monde entier, mais, en fait, très peu connue,
l’œuvre va donner lieu dès lors à un discours critique considérable, soit
vivement hostile, soit enthousiaste, soit sereinement universitaire, qui la
couvrira d’interprétations variées et antinomiques.
Datent en particulier de cette époque un certain nombre de
contresens tenaces, parmi lesquels il faut citer le mythe de l’objectivité
(alors que Robbe-Grillet revendique depuis le début une subjectivité
totale) et la primauté absolue du regard (alors que la vue est sans cesse
chez lui mise en question par l’oreille). Du milieu des années ‘60 à la fin
des années ‘70 (depuis La Maison de rendez-vous de 1965 jusqu’aux
Souvenirs du Triangle d’Or de 1978), ce monde instable va exploser en
des configurations mobiles encore plus déroutantes, aggravées d’une
provocation sexuelle fort peu nobélisable. Mais l’énergie du texte, sa
force poétique, son humour, y seront beaucoup mieux perçus et un
véritable public se constituera peu à peu. La petite dizaine de films que
Robbe-Grillet a réalisés durant cette période y ont sans doute aussi
contribué.
Il travaille également pour le cinéma, notamment sur le scénario de
L’Année dernière à Marienbad, réalisé par Alain Resnais en 1961. Les
films qu’il a réalisés oscillent alors entre érotisme et sado-masochisme. Il
était connu pour être un adepte du sado-masochisme, comme sa femme
Catherine Robbe-Grillet.
Peu à peu, ses romans se sont tournés vers l’érotisme, et vers
l’« autobiographie fantasmatique », romans qui ont parfois été plus
appréciés à l’étranger (notamment aux États-Unis) qu’en France, au
moins du point de vue des universitaires.
Les années ‘80 voient ce public encore accru par des expériences
nouvelles, avec Djinn (1981) et les Romanesques, où l’auteur mêle son
univers de fantasmes à transformations, de labyrinthes sans issue, à des
éléments ouvertement donnés comme autobiographiques.
2
Les dernières vingt années, préférant développer son activité
théorique par la voie plus souple du discours oral et du dialogue, Robbe-
Grillet a donné d’une façon régulière à des étudiants avancés de plusieurs
universités américaines (principalement New York University à New York
et Washington University à Saint Louis, Missouri) des cours sur le
Nouveau Roman et ses antécédents littéraires. En mars 2004, Alain
Robbe-Grillet est élu à l’Académie française, au fauteuil de Maurice
Rheims. Il meurt en février 2008.
Constantes de l’univers romanesque
Théoricien du Nouveau Roman (1956, Une voie pour le roman
futur), Alain Robbe-Grillet l’expérimente dans son oeuvre romanesque.
Mais, à partir de 1961, il découvre les possibilités du cinéma.
L’expérimentation littéraire, de portée limitée, touche à son terme. De sa
fonction d’ingénieur agronome, il garde des habitudes de géomètre et
d’arpenteur : dans ses romans, il décrit, il situe, il mesure. Ses
personnages sont dépourvus de texture psychologique. Il leur préfère la
description des objets et des lieux.
C’est par Les Gommes (1953) que Robbe-Grillet se fait brillamment
connaître. Dans cette parodie du roman policier, l’enquêteur tue un
homme dont il est probablement le fils. Mais l’approche des faits est si
complexe que le lecteur s’y perd. Les éléments caractéristiques de
l’oeuvre de Robbe-Grillet sont exposées : description maniaque des lieux,
importance primordiale donnée aux objets, annulation de la perspective
temporelle. Passe, présent, futur se confondent.
Ces éléments sont à nouveau réunis dans Le Voyeur (1955), La
Jalousie (1957) se déroulant de part et d’autre des lames d’une
« jalousie », un marie voyeur épie sa femme qu’il soupçonne, d’où
l’ambiguïté du titre. Mais l’espion devient peu à peu l’espionné. Voir et
être vu, c’est dans l’échange des regards que réside l’intérêt. Jour et
contre-jour, champ et contre-champ, ces techniques sont celles du
cinéma.
3
Scénariste de L’Année dernière à Marienbad (1961), que filme Alain
Resnais, Robbe-Grillet reprend ces thèmes de l’espace clos (un palace
baroque, un parc géométrique), de l’intemporel (époques confondues,
réel et imaginaires indivisibles), du doute (un homme affirme avoir
rencontré une femme l’année dernière).
Dans Djin (1981) il raconte les aventures de Simon Lecœur, un
jeune homme nouvellement recruté par une organisation clandestine qui
combat l’emprise de la machine sur le monde, se développe en quatre
épisodes ou en quatre séquences narratives de longueur décroissante qui
reprennent, à leur manière, les mêmes événements.
Le roman fut écrit pour une université américaine sous le titre Le
rendez-vous (le futur Djin), qui avait demandé à l’auteur de composer un
roman qui servirait de support pédagogique pour initier les étudiants aux
problèmes que pose la langue française, chaque chapitre du roman
aborde un problème particulier de la langue dont le degré de difficulté
progresse avec l’évolution du récit.
La Reprise (2001) se déroule en 1949, dans les ruines d’un Berlin
qui fut jadis l’une des plus grandes villes intellectuelles d’Europe. H.R.,
alias Asher, agent subalterne des services de renseignements français,
est envoyé à Berlin pour une mission de routine, croise son double à
plusieurs reprises avant de succomber aux charmes conjugués de la belle
Jo Kast et de la jeune Gigi non sans être accusé d’avoir commis quelques
meurtres. C’est un roman dans lequel Alain Robbe-Grillet reprend les
thèmes de la tragédie antique tels que l’inceste, la gémellité,
l’aveuglement.
Etabli sur une perspective double, le schéma de Dans le labyrinthe
est explicite : un narrateur anonyme décrit sa chambre et, surtout, un
certain tableau qui est pend au mur ; mais, en même temps, s’inspirant
de ce tableau il invente l’histoire d’un soldat perdu dans une ville
enneigée. Les deux perspectives s’emboîtent : celle du narrateur qui
commande tout le roman puisqu’il est en train de l’écrire, mais qui
dévoile directement surtout la chambre et le tableau ; et celle du soldat
qui commande et dévoile tout ce qui lui arrive à lui : ses pérégrinations,
4
ses rencontres, bref la ville qu’il découvre en étranger comme Revel
Bleston, Lassale la région d’Imlil etc.
Une œuvre originale : La Jalousie
La Jalousie est le quatrième roman d’Alain Robbe-Grillet, publié en
1957 aux Editions de Minuit. Il bénéficia d’emblée d’un accueil favorable,
contrairement à ses œuvres précédentes, qui appartenaient toutes aussi
au mouvement du Nouveau roman.
Le schéma du livre pourrait être celui, classique, du triangle
amoureux : une femme, A..., un homme, Franck, qui pourrait être son
amant, et un narrateur au point de vue insaisissable, apparemment
objectif et comme dépourvu d’affects, dont l’absence est perpétuellement
présente dans toutes les scènes du livre. Ce narrateur qu’on peut, au vu
du titre, imaginer être le mari, détaille de façon scrupuleuse et
obsessionnelle, en empruntant à la langue de la géométrie et de la
physique, les gestes et échanges des deux personnages ainsi que leur
environnement, une maison coloniale sur une plantation de bananiers. Le
récit, divisé en neuf sections non numérotées, n’est pas chronologique
mais fonctionne sur le mode de la reprise, conformément à cette
évocation à signification manifestement méta-poétique d’un « air
indigène » qu’on trouve au centre du livre :
« Sans doute est-ce toujours le même poème qui se continue. Si parfois les
thèmes s’estompent, c’est pour revenir un peu plus tard, affermis, à peu
de chose près identiques. Cependant ces répétitions, ces infimes
variantes, ces coupures, ces retours en arrière, peuvent donner lieu à des
modifications - bien qu’à peine sensibles - entraînant à la longue fort loin
du point de départ. » (p. 101)
L’intrigue et le choix narratif
Dans La Jalousie, Robbe-Grillet revisite le topos du triangle
amoureux. A la lecture du titre, le lecteur, rompu à la lecture de romans
5
traditionnels, s’attend à être plongé dans une intrigue passionnelle pleine
d’effusions et de grands sentiments. Le titre justifie une attente qui va
être déçue. En effet, Robbe-Grillet s’attaque dans La Jalousie comme dans
ses romans précédents à l’analyse psychologique qui fonde le roman
traditionnel et la littérature bourgeoise. Nous n’aurons pas ici
d’explications sur les motifs, les intentions, les sentiments, le ressenti des
personnages. Mais ce qui fait la nouveauté de La Jalousie, ce qui en fait
un roman littérairement révolutionnaire, c’est le choix narratif.
Contrairement à ses romans antérieurs, dans lesquels subsistait un
univers objectif, Robbe-Grillet fait le choix dans La Jalousie du point de
vue interne. Tout ici est raconté du point de vue d’un narrateur jaloux qui
épie sa femme A... qu’il soupçonne de vouloir le quitter pour Franck,
l’autre personnage masculin du roman. Mais le narrateur bien qu’il soit
apparemment absent, bien qu’il ne se nomme jamais dans le texte est en
fait hyper présent.
Le roman est la transcription de sa conscience. Nous sommes donc
prisonniers d’une vision partiale et partielle de la réalité. Partielle parce
que nous ne pouvons nous fonder que sur le point de vue du narrateur.
Partiale parce que celui-ci est prisonnier d’une jalousie pathologique qui
modifie son regard sur les objets et les êtres qui l’entourent. Il serait
donc vain de dégager du roman une chronologie linéaire tant nous
sommes empêtrés dans la conscience et dans le temps intérieurement
vécu du narrateur. Néanmoins, il est possible de dégager une structure
ternaire qui correspond au déroulement des évènements. L’intrigue se
divise alors en trois temps: le temps qui précède le voyage en ville de
Franck et de A. Le temps qui correspond au voyage lui même et le temps
qui s’écoule du retour de A à la clôture du roman :
Sans doute est-ce toujours le même poème qui se continue. Si
parfois les thèmes s’estompent, c’est pour revenir un peu plus tard,
affermis, à peu de choses près identiques. Cependant ces
répétitions, ces infimes variantes, ces coupures, ces retours en
6
arrière, peuvent donner lieu à des modifications - bien qu’à peine
sensibles - entraînant à la longue fort loin du point de départ. 1
Les personnages2
Le narrateur: Il n’est jamais mentionné dans le texte et il ne se nomme
jamais. Pourtant, nous savons dès les premières pages du roman que ce
que nous lisons, que les évènements ici racontés le sont à travers le point
de vue d’un narrateur jaloux qui épie sa femme A...Mais ce regard est un
regard malade qui porte sur les choses et les êtres qui l’entourent une
attention obsessionnelle signe d’une pathologie.
Pourtant, jamais le narrateur ne s’interroge sur lui-même (ce qui est
un signe du caractère maladif de la jalousie qui l’affecte, puisque n’étant
pas conscient de sa jalousie, il ne s’analyse pas. Sa jalousie ne s’exprime
pas intérieurement mais extérieurement, dans le regard qu’il porte sur
les choses). Jamais non plus l’auteur n’intervient pour nous donner des
explications, pour esquisser une analyse. Tout ce que nous pouvons dire
du narrateur et de sa psychologie, nous le déduisons de ses faits et gestes
relativement limités et surtout de ses regards. S’il renonce à l’analyse
psychologique, Robbe-Grillet ne renonce donc pas à la psychologie.
Au contraire de ce qu’on a pu dire, La Jalousie est un roman hyper-
psychologique et hyper-humain. Ce constat balaye d’emblée toute analyse
qui verrait dans la Jalousie un roman objectal ou qui ferait du regard du
narrateur un regard objectif alors que ce regard est complètement
distordu par la jalousie qui l’affecte. D’autre part, le narrateur n’agit pas.
Ses seuls gestes se limitent à se déplacer dans la maison, à changer de
pièces et à observer sa femme, observation qui s’effectue souvent à
travers les jalousies des fenêtres. Il ne parle presque pas. Il assiste
impuissant à ce qu’il croit être le début d’une relation adultère. Cela a
amené certains critiques à voir dans ce narrateur une sorte de monstre
muet. Cette interprétation ne semble pas convaincante. En effet, s’il agit
peu, le narrateur n’est pas moins constamment présent par son regard et
1 Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, Paris, Editions de Minuit, 1957, p. 101.2 http://fr.wikipedia.org.
7
sa pensée dont le texte constitue la transcription mais aussi par sa
présence physique qui si elle n’est pas explicitement mentionnée est
soulignée à travers un certain nombre de détails, comme le troisième
fauteuil disposé sur la terrasse qui est celui du narrateur.
D’autre part, il arrive que le narrateur parle comme c’est le cas au
début du roman lorsqu’il s’oppose à Franck au sujet du camion et de la
nécessité ou pas d’en changer. Loin d’être un monstre, loin d’être une
sorte de cas purement littéraire qui ne serait pas concevable dans la
réalité, ce narrateur est réel et sa psychologie obéit à un mécanisme
pathologique. Le narrateur est un malade. Il souffre probablement d’une
névrose obsessionnelle et est certainement atteint d’une timidité extrême
d’ou son impuissance psychologique. Il est possible aussi qu’il soit atteint
d’impuissance sexuelle. Tout au long du roman il cherche à distinguer
dans les moindres paroles, dans les moindres détails des signes qui
viendraient étayer ses soupçons.
La jalousie dont il souffre ne correspond pas à une réalité objective
mais à une construction mentale subjective. Dans tout le roman il va
chercher à objectiver sa vision jalouse des évènements. C’est ainsi que la
lettre que A... écrit, les propos assurés de Franck, ou les alliances
similaires que portent A et Franck passeront à ses yeux pour des signes
de connivence entre les deux et justifieront sa jalousie. C’est ainsi que la
vision obsessionnelle qu’a le narrateur de l’écrasement du mille-pattes
sera l’objectivation de sa jalousie et la symbolisation du coït adultérin. La
violence du narrateur ne pouvant pas s’exprimer verbalement est
complètement refoulée et c’est ce refoulement qui entraîne une distorsion
du regard. Ce roman est donc l’histoire d’une conscience pathologique et
distordu. Cet homme-narrateur souffre et nous souffrons avec lui.
Franck: Il est impossible de fournir une analyse véridique de la
psychologie des autres personnages du récit puisqu’ils sont vus à travers
le regard d’un malade. Ce qui importe est justement la vision que le
narrateur se fait des autres personnages et de Franck en particulier. Ce
personnage dans la vision qu’en a le narrateur est une sorte de double
8
inversé. Franck est une sorte d’anti-narrateur. Bien entendu, cette
dichotomie est renforcée par la jalousie qu’éprouve le narrateur à son
égard. On sent tout de suite l’inimitié qu’éprouve le narrateur à son
égard. Mais cette inimitié reste purement intérieure. Elle n’est jamais
exprimée si ce n’est à travers des visions comme c’est le cas lorsque le
narrateur imagine la voiture de Franck dévoré par des flammes. Si le
narrateur n’agit pas et ne cherche pas à s’opposer à Franck c’est parce
qu’il a peur en agissant de précipiter le départ de sa femme. D’autre part,
il apparaît que Franck a le dessus. Contrairement au narrateur, Franck
parle beaucoup dans le roman et cherche à s’attirer les faveurs de A...
Les rares descriptions physiques que fait le narrateur nous le montre
comme quelqu’un de robuste, de fort. Il est entreprenant. Il a confiance
en lui. C’est lui qui écrase le mille-pattes. Franck est tout ce que le
narrateur n’est pas. Il symbolise la puissance, la force, la séduction.
Néanmoins, cette image sera écornée à la fin à la satisfaction du
narrateur, lorsque A... dira à propos de Franck et suite au voyage en ville
qu’ils ont effectué ensemble:"Dommage que vous soyez un si mauvais
mécanicien" allusion assez clair à une relation adultère entre les deux qui
aurait déçue A... à cause de l’impuissance sexuelle de Franck. Franck est
donc l’objet de la jalousie du narrateur. Mais il est aussi le double inversé
de celui-ci.
A...: Une lettre. Pas de prénom. Pas de nom. Pas d’âge. Nous savons peu
de chose d’A...Elle parle peu lors des repas. Nous la voyons s’habiller,
nous la voyons écrire à son bureau, nous la voyons à la vitre de la voiture
de Franck. Le désir qu’éprouve le mari-narrateur pour sa femme A... est
manifeste. Il se cristallise particulièrement sur une partie du corps de
A...: sa chevelure noire décrite avec une très grande minutie. Le
narrateur cherche dans les gestes de A... la preuve de ce qu’il soupçonne.
Il craint par dessus tout que A... le quitte. Cette crainte parait en partie
fondée si l’on observe certains gestes de A... qui témoignent d’un certain
bovarysme et d’un certain ennui quand elle se retrouve seule avec le
narrateur en l’absence de Franck. Il est aussi évident que le narrateur ne
9
veut pas être surpris par A lorsqu’il la regarde. C’est pour cela que
lorsque celle-ci tourne la tête vers lui il s’empresse de changer la
direction de son regard pour le fixer sur un élément matériel comme un
pilier de la maison ou la bananeraie qui entoure la maison. A... pourtant
est loin d’être timide ou renfermée puisqu’elle participe aux
conversations avec Franck et puisqu’elle affiche sa liberté notamment
quand elle affirme à Franck que cela ne la choque pas qu’une femme
couche avec des nègres. A... est donc objet de désir pour le narrateur,
désir qui s’exprime à travers le voyeurisme de celui-ci mais aussi objet de
soupçons puisque le narrateur la soupçonne de céder à la séduction de
Franck et même peut être de chercher à séduire celui-ci.
Pour faire le point sur l’importance de ce roman, il convient de citer
Alain Robbe-Grillet lui-même qui livre de mûres réflexions relatives à sa
poétique romanesque et à La Jalousie :
Comment un roman [...] qui met en scène un homme et s’attache de
page en page à chacun de ses pas, ne décrivant que ce qu’il fait, ce qu’il
voit et ce qu’il imagine, pourrait-il être accusé de se détourner de
l’homme ?3
Non seulement c’est un homme qui, dans mes romans par exemple,
décrit toute chose, mais c’est le moins neutre, le moins impartial des
hommes : engagé au contraire toujours dans une aventure passionnelle
des plus obsédantes, au point de déformer souvent sa vision et de
produire chez lui des imaginations proches du délire4.
Quand j’ai commencé à écrire, on a peu vu les spectres et les fantômes
dans mon écriture. On a plutôt voulu y voir du rationalisme. Un livre
comme La Jalousie est passé pour le plus bel exemple de rigueur austère
et les critiques ont appelé çà une "une écriture de géomètre", ce qui était
l’injure suprême: un géomètre! C’était peut être une écriture de géomètre
mais alors il s’agissait d’une géométrie non euclidienne comme on aurait
dû s’en apercevoir assez rapidement.5
Il [le narrateur de La Jalousie] est d’ailleurs absent du roman, il ne dit
jamais ni "je" ni "il" mais parle du monde extérieur. Sa conscience est
3 Nouvelle Revue Française, 1958.4 Pour un nouveau roman, p.118, 1961.5 Préface à une vie d’écrivain, p.71, 2005.
10
entièrement tournée vers l’extérieur et il n’observe jamais son
intériorité6.
A la limite, pour se moquer de La Jalousie, on pourrait dire qu’il ne s’y
passe rien du tout, que ce sont des gens qui prennent toujours le même
apéritif sur la terrasse, de l’eau de Perrier avec du cognac. [...]Trois
personnes prenant l’apéritif et c’est toujours la même scène à tel point
que le brave critique Emile Henriot écrivait dans son article du Monde
qu’il avait l’impression d’avoir reçu un exemplaire défectueux. [...] À ses
yeux, c’était toujours la même scène qui se déroulait avec quelques
variantes et sans que l’intrigue avance. En réalité, elle avançait mais il ne
s’en rendait pas compte7.
Le Voyeur se compose de trois parties. Dans la première, Mathias,
un voyageur de commerce, arrive un mardi matin dans une petite île,
celle de son enfance, détermine à y effectuer des ventes de montres. Pour
y arriver, il loue une bicyclette au propriétaire du café-tabac. C’est au
hasard d’une visite qu’il apprend qu’une gamine de treize ans, Jacqueline
Leduc, est en train de garder seule, des moutons sur la falaise.
Après une tentative de vente qui se solde par un échec, Mathias se
retrouve au tournant de la borne des trois kilomètres. On peut supposer
qu’au lieu de poursuivre sa tournée de prospection comme prévu,
Mathias se serait plutôt rendu sur la falaise pour y rencontrer la jeune
fille, la violenter, l’assassiner et débarrasser d’elle en la jetant à la mer,
après quoi il aurait repris sa tournée avec la même assurance qu’au
départ, comme étranger au crime qu’il venait de commettre.
La deuxième partie du roman débute au moment où Mathias arrive
au hameau des Roches Noires après avoir vraisemblablement commis son
crime une heure auparavant. Au café-épicerie où il boit un absinthe,
Mathias s’efforce de saisir quelques bribes de la conversation de deux
ouvriers attablés dans un coin : il croit comprendre qu’une des sœurs de
la victime, Maria, recherche la jeune bergère qu’il vient de tuer. Le
mardi après-midi, Mathias déjeune en compagnie du pêcheur, un ancien
camarade, et une jeune fille qui semble vivre avec celui-ci. Seul un
6 Ibidem, p.82.7 Ibidem, p. 88
11
problème de dérailleur, au dernier moment, lui fera manquer de peu son
bateau. C’est ainsi que Mathias devra rester sur l’île jusqu’au vendredi.
La troisième partie débute le mercredi matin lorsque Mathias, au
café A l’Espérance, apprend la découverte du corps de la jeune Jacqueline
par trois pêcheurs de crabes. C’est à ce moment qu’il tente de retrouver
les trois mégots de cigarettes qui lui ont servi à martyriser sa jeune
victime. Au cours de sa recherche, il rencontre la jeune femme dont il a
fait la connaissance la veille, à l’occasion du déjeuner chez le pêcheur. Le
mercredi après-midi, Mathias sera surpris par Julien sur les lieux du
crime au moment même où il découvre le paletot de laine de Jacqueline.
L’attitude de Julien ne permet plus à Mathias de douter que celui-ci a été
le témoin muet du meurtre de la jeune bergère. Au cours de la matinée
du jeudi, le voyageur détruit trois indices compromettants qu’il a
ramassés sur les lieux du crime : une coupure de journal, les trois mégots
de cigarettes et le sachet de bonbons. C’est le vendredi, à seize heures
quinze, que Mathias, impuni, quitte l’île avec sérénité d’âme que celle qui
le caractérisait lors de son arrivée, trois jours auparavant.
Les Gommes est souvent présenté comme l’archétype même du
roman robbe-grilletien. Ce roman mais aussi l’ensemble de ses œuvres
peuvent se concevoir tel le cheminement d’un protagoniste menant sa vie
selon une trajectoire circulaire, le ramenant en apparence à son point de
départ. Pourtant, malgré la ressemblance des situations initiale et finale,
le destin se trouve inéluctablement modifié par cette trajectoire.
Les Gommes, roman policier ou conte métaphysique, comme aime à
s’y interroger Bernard Dort dans la revue Les Temps Modernes en 1953 ?
Il est incontestable que l’univers ici décrit n’est plus celui d’un
Chateaubriand ou d’un Lamartine. On entre dans une autre dimension :
les personnages sont entourés d’un halo flottant, leur existence semble
aberrante, leur raison d’être à un temps et espace donnés semble
obstinément injustifiable. Dans un article publié dans L’Observateur,
Roland Barthes écrit ceci :
12
« Robbe-Grillet travaille à introduire dans le récit un mixte nouveau
d’espace et de temps, ce que l’on pourrait appeler une dimension
einsteinienne de l’objet. Ceci est d’autant plus important que
littéralement, nous vivons encore dans une vision purement newtonienne
de l’univers. »
C’est bien là que l’on trouve la touche artistique bien spécifique à
Robbe-Grillet : il fait exploser la lisibilité du monde selon un axe linéaire ;
la cohérence devient une circulaire. On en sort avec une impression de
vertige, de tourbillon. Virtuosité verbale, habileté et maîtrise de
l’intrigue, angoisse et froideur de l’atmosphère, volontaires glissements
narratifs, font de la plume de cet écrivain un art expérimental.
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