Analyse contrastive entre le français et le japonais, la...

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Analyse contrastive entre le français et le japonais, la non-réalisation du complément

Hisae AKIHIRO-TRESSEL (Université de Provence, Faculté de lettres, Département des Etudes Asiatiques, Section Japonaise)

Résumé Nous proposons ici une étude contrastive entre le japonais et le français sur la non-réalisation du

complément d’objet direct (notée par ‘ø’). Il en existe deux types : le ø non-anaphorique à la valeur indéfinie et le ø anaphorique à la valeur anaphorique. Diverses langues possèdent ces deux types de ø, mais la répartition entre les deux varie d’une langue à l’autre. En se basant sur une étude statistique, nous constatons qu’en français, le ø anaphorique est beaucoup moins fréquent que le ø non-anaphorique, tandis qu’en japonais, la répartition est plutôt inverse : on rencontre beaucoup plus souvent le ø anaphorique que le ø non-anaphorique. Le but de notre article est d’expliquer pourquoi il existe une telle différence entre ces deux langues, tout en contrastant les facteurs conditionnant le ø dans chaque langue.

1. Introduction Le présent article porte sur la non-réalisation du complément d’objet direct1 (désormais appelé

‘COD’). Nous travaillons sur les constructions dites ‘transitives2’ dans lesquelles le COD peut être supprimé sans modifier la structure de la valence verbale. Nous nous servons ici de la notation ‘ø’, représentant la place inoccupée par une forme lexicale ou pronominale. Ce problème s’observe dans plusieurs langues différentes, y compris le français et le japonais, que nous étudions particulièrement dans ce travail. Par exemple, les verbes manger en français (1) et (manger)

1 La définition du COD elle-même est un grand problème. Concernant celle du français, voir Akihiro (2004). Quant à celle du japonais, nous nous contentons ici d’utiliser une définition classique dans la grammaire japonaise : le COD est un complément accompagné de la particule ‘ ’. (Il faut pourtant noter que la particule est souvent omise dans l’oral de style familier.) Nous ne traitons pas ici le COD apparent, se rapportant au verbe de ‘déplacement’ : par exemple, (courir sur le terrain de sport), (passer la place de l’Hôtel de ville), (marcher sur le sentier en montagne) etc. Nous ne prenons pas en compte non plus le complément accompagné de la particule ‘ (ni)’, bien que certains linguistes le considèrent comme un COD. 2 La définition de la notion ‘transitif’ est aussi problématique. Ceci fera l’objet de l’un des nos prochains travaux. Pour le moment, nous définissons un verbe transitif comme un verbe pouvant se construire avec un COD.

en japonais (2) peuvent s’employer tous les deux avec ou sans COD, selon les choix du locuteur dans un contexte donné.

(1) a. Il a mangé du chocolat b. b. Il a déjà mangé. (2) a. . (Il a mangé du chocolat.) b. . (Il a déjà mange.)

Nous considérons que le ø peut entrer dans le paradigme du COD. Seuls quelques linguistes (Bilger, Blanche-Benveniste, Schøsler et Yaguello) ont remarqué l’importance de ce fait, que tous les autres n’ont pas mise en avant. La raison de cette négligence viendrait d’une hésitation à admettre que le ø, qui est une marque de l’absence, soit un élément bien présent.

Pour définir le ø, nous nous appuyons sur la notion de ‘zeroing’ de Harris. La théorie harisienne de la grammaire transformationnelle3 vise à utiliser des opérations telles que la permutation, l’insertion, la nominalisation, etc., afin de caractériser une ‘phrase’, c’est-à-dire, un ‘emploi d’un prédicat’. Le zeroing est aussi une de ces opérations. Selon Harris, il est possible de réduire la forme phonémique de mots d’une phrase, mais seulement pour les mots dont la présence est facile à restituer à partir de leur environnement.

“The zeroing of redundant materiel […] drops words from a sentence, but only words whose presence can be reconstructed from the environment. However we can say that the material is still morphologically present, that only its phonemes becomes zero, and that the language therefore has no dropping of morphemes”

Harris, Z.S. (1970 : 558) Il vaut peut-être mieux dire qu’il n’existe pas de valeur propre à la marque ø, mais seulement

une valeur qui doit être saisie comme effet de sens calculé à partir de son environnement. Nous considérons pourtant qu’il est légitime de traiter le ø en tant que élément linguistique tout comme d’autres formes. Il existe certainement une raison pour laquelle on choisit le ø et non d’autres formes lexicales ou pronominales dans un contexte donné et pour un verbe donné. Pour résoudre le problème, il est indispensable de comparer le ø avec d’autres formes linguistiques sur l’axe paradigmatique du COD.

Il faut étudier les conditions permettant le ø, la typologie de ø et la restitution de l’information manquante. Afin de les dégager, nous envisageons ici une étude basée sur les exemples collectés dans divers corpus. Voici la liste des bases de données consultées : 3 Soulignons qu’une opération transformationnelle s’applique à une phrase pour en produire une autre en résultat et que ces deux phrases sont considérées comme une paire de phrases en relation d’équivalence, c'est-à-dire, qui gardent la même information. Cette idée de l’équivalence fait la différence entre la théorie transformationnelle harisienne et la théorie chomskyenne.

Français oral - Corpaix de l’Université de Provence - Corpus du français parlé de TUFS (Tokyo University of Foreign Studies) Français écrit

- Frantext (grande base de données de littérature française) de l’INALF (Institut national de la langue française)

Japonais oral - Corpus de conversations en japonais 1 et 2 de TUFS4

Japonais écrit - Aozora bunko : http:// www.aozora.gr.jp - Exemples collectés dans des textes littéraires, des journaux récents.

2. Deux types de ø 2.1. Définitions des deux types de ø : le ø anaphorique et le ø non anaphorique

Le ø semble avoir soit une valeur anaphorique, soit une valeur non-anaphorique. Le ø anaphorique s’interprète comme référent spécifique, en renvoyant à l’antécédent, qui est disponible dans un contexte immédiat (proche du ø). L’interprétation du ø non-anaphorique s’obtient au contraire, indépendamment d’un tel contexte. Le ø est considéré comme général et indéfini. Dans (3), le ø est anaphorique : il s’interprète comme ‘sa préface’ à partir du contexte anaphorique. En revanche, dans (4), le ø est non-anaphorique, se considérant comme objet indéfini.

(3) L15 : Mais Laaba je lui ai écrit sa préface. L2 : Ouais, ouais, je sais j’ai lu. CHARABI 60,3(Corpaix) (4) Elle était illettrée – elle ne savait pas lire ni écrire. FEMMES 80,8 (Corpaix)

En japonais, on observe également ces deux types de ø. Dans (5), le ø est anaphorique, il s’interprète comme référent spécifique ‘ ’ (un journal parlant de la langue chinoise) à l’aide du contexte. Par contre, dans (6), le ø est non-anaphorique. Il est considéré comme objet indéfini.

(5) 4 […]

(Tiens, regarde. Voici le numéro d’avril du journal de chinois. […] et depuis peu, j’ai l’intention au moins de le lire, alors je prends l’abonnement). Corpus TUFS

4 BTS5 Nous notons par ‘L1’ le locuteur 1, par ‘L2’ le locuteur 2, participant à la conversation.

(6) [ ] ([Dans une université aux Etats-Unis] En tout cas, il faut beaucoup lire et apprendre.) Corpus TUFS

2.2. La disparité de la répartition des deux ø En regardant les exemples collectés, on voit tout de suite la disparité de la répartition de ces

deux types de ø. En français, parmi 1000 exemples collectés, 256 exemples sont anaphoriques (25,6%) et 744

exemples sont non-anaphoriques (74,4%). En japonais, la répartition est inverse. Parmi 405 exemples collectés, 313 exemples sont anaphoriques (77%) et 92 exemples sont non-anaphoriques (23%).

Tableau 1-a. : Répartition des deux ø en japonais

Tableau 1-b. : Répartition des deux ø en français

3. Ø anaphorique 3.1. Ø anaphorique en japonais

D’après le tableau 1-a, on voit que le japonais accepte très facilement le ø anaphorique. L’importance du ø anaphorique en japonais a attiré l’attention de nombreux linguistes. Dans le domaine du traitement automatique des langues, par exemple, certains tentent de concevoir des programmes visant à restituer automatiquement le référent du ø anaphorique en japonais, tout en identifiant le ø avec l’antécédent dans le contexte immédiat. Dans le domaine d’apprentissage de langues, il a été remarqué que les apprenants japonais omettent trop souvent des pronoms obligatoires dans d’autres langues telles que l’anglais et le français. Nous observons également des fautes typiques chez certains apprenants japonais de français : (7) est une conversation entre une étudiante japonaise (L1) et une française (L2). L2 reprend la phrase de L1, tout en complétant le pronom supprimé par erreur. La contrainte grammaticale du ø anaphorique en français est apparemment très difficile à maîtriser pour les apprenants japonais.

(7) L1 : Il dort toujours, je vais réveiller. L2 : Oui, il faudrait le réveiller. Exemple entendu

Au fil des recherches antérieures, la possibilité du ø anaphorique semble être conditionnée principalement par l’ordre discursif en japonais. Si le référent est facilement identifiable dans un contexte donné, on peut l’omettre. Cette tendance s’observe non seulement pour le COD, mais aussi pour d’autres compléments, surtout pour le sujet qui se trouve souvent dans une position de ‘thème’ où la place est réservée pour des référents déjà mentionnés. (2009) note les 4 critères décidant la possibilité du ø anaphorique (selon ses termes ‘ellipse du complément’).

Tableau 2 : 4 critères du ø anaphorique de (2009 : 33)

Tableau 2 : 4 critères de ø anaphorique de Nariyama (2009 : 33)

Factors that influence omission omit not to omit

Competing arguments in the context absent present

Sentence distance since last mention of the argument

short long

Knowledge of the hearer about the content much less

Setting : where is it spoken and with whom? informal, casual, familiar formal, technical,

unfamiliar

3.2. Ø anaphorique en français Contrairement à ce que l’on peut observer en japonais, le ø anaphorique est beaucoup moins

fréquent en français. C’est parce que les pronoms sont souvent utilisés comme moyen alternatif d’anaphore. Nous pensons que ce phénomène peut être expliqué par une fonction particulière des pronoms en français. En fait, les pronoms servent non seulement de moyen d’anaphore, mais aussi d’indicateur de différents types de valence verbale. En japonais, on ne voit pas ce caractère d’indicateur de relation syntaxique.

En français, on est obligé de reprendre le référent par un pronom, non seulement pour des raisons discursives (moyen d’anaphore), mais aussi pour des raisons syntaxiques (indicateur de types de valence verbale). Certains linguistes considèrent ainsi que les pronoms français sont considérés même comme clitiques (éléments attachés au verbe). Selon l’Approche Pronominale de Blanche-Benveniste (1984), la nature des pronoms permet de définir les traits sémantiques tels que ‘+/-humain’, ‘+/-individualisant’6 imposés par le noyau verbal aux compléments. Aussi peut-on dire que les pronoms sont des ‘classificateurs’ des propriétés grammaticales des éléments lexicaux avec lesquels ils sont proportionnels. Ainsi, le même élément lexical ‘les directeurs’ se catégorise différemment par le pronom les ayant le trait sémantique ‘+individualisant’ en (8) a. et par le pronom ça qui est par contre un marqueur du trait sémantique ‘–individualisant’ en (8) b.

(8) a. Je les connais, les directeurs. b. Je connais ça, les directeurs.

On peut ainsi dire que les conditions permettant le ø anaphorique en français doivent être étudiées par l’opposition avec les pronoms entrant dans le même axe paradigmatique. Concernant le paradigme de COD, il existe 3 formes concurrentes s’opposant l’une à l’autre : pronom de la 3e

personne le (la, les), pronom démonstratif ça et le ø. On peut dégager les particularités de ø, en le contrastant avec les deux autres formes.

D’abord, on peut dégager la différence entre le pronom de la 3e personne le (la, les) et le ø en ayant recours à la notion ‘+/-individualisant’. Le pronom de la 3e personne correspond au référent ‘+individualisant’ comme on l’a vu dans (8). Par rapport à ce pronom, le ø anaphorique couvre le référent “–individualisant”. Par exemple, dans (9), le ø est interprété comme ‘d’être médecin’, élément neutre. En revanche, dans (10), le COD est un élément hautement individualisé, ayant le trait à la fois “+humain” et “+spécifique”. Il est en effet repris par le pronom de la 3e personne l’.

6 Le critère ‘+/-individualisant’ a été aussi utilisé chez d’autres linguistes pour définir l’échelle de la transitivité. C’est uncritère paramétré par différents trais sémantiques tels que ‘+/-humain’, ‘+/spécifique’, ‘+/-pluriel’, ‘+/-massif’, etc. Voir Hopper et Thompson (1980), Lazard (1986) et Tsunoda (1985).

(9) Je ne me suis installée pas longtemps parce que j’ai eu une petite fille et que c’est difficile d’être médecin faut être-là assez tard – le soir et que avec le bébé bon –donc j’ai arrêté. Corpaix

(10) Dans leur vision, Elisabeth l’aperçoit entre deux gendarmes qui viennent de l’arrêter.Frantext

On peut ainsi dire que le ø se rapproche du pronom démonstratif ça par le caractère “–individualisant”. Pourtant le ø et le ça n’ont pas le même comportement. Beaucoup d’encre a coulé sur la particularité du ça. Les études antérieures montrent que le ça représente des valeurs variées. Il peut avoir la valeur neutre (11 : passer le temps en mer), la valeur générique (12 : les enfants) ou bien la valeur déictique (13 : quelque chose que la grande mère a donné à son petit-fils).

(11) Le vent commence à à baisser donc on perd un peu de temps euh en mer bon nous ça dérangeait pas parce qu’on aime ça quoi. Corpaix

(12) Je n’aime pas ça, les enfants. Corpaix (13) (Une grande mère, en fourrant quelque chose dans la main de son petit-fils, qui doit

rejoindre ses parents.) Tiens, prends ça. Et maintenant file ! Tasmowsky- De-Ryck (1993)

Il est certain que les valeurs neutre et générique sont expliquées par l’effet de sens ‘–individualisant’, toutefois pour rendre compte de la valeur déictique, il faut trouver une autre explication.

Nous considérons plutôt que le ça renvoie à un nouveau référent qui vient d’être introduit dans le discours et qui n’est pas qualifié en tant qu’élément nominal. Il sert à donner une forme nominale à une situation complexe ou à quelque chose qui n’a pas pris de forme linguistique. De ce point de vue, je suis tout à fait d’accord avec la remarque de Willems suivante.

“[…] celui-ci [le pronom ça] garde pour fonction essentielle d’être un ‘nominalisateur’. En réalité, la présence du démonstratif, fournissant l’assise nominale indispensable à la prédication, permet à l’élément qui précède (ou qui suit) une liberté catégorielle et une indépendance syntaxique et oriente vers une lecture non nominale du SN”

Willems D. (1996) Le ø n’a pas du tout cette fonction de ça. Au contraire, le ø correspond plutôt à un référent déjà

lexicalisé et introduit comme élément linguistique dans le discours. Ce fait d’être déjà lexicalisé dans le discours me semble être une condition nécessaire pour le ø anaphorique : il a toujours besoin de la présence de l’antécédent auquel il renvoie.

(14) L1 : Est-ce que tous les jours tu écoutais la radio ou pas. L2 : Non non non – non on on n’écoutait pas non. Corpaix

(15) L1 : Téléphone d’abord, moi je te commande un café. L2 : Jamais je ne boirai, moi je veux dormir. L1 : Je commande quand même. Frantext

Dans ce sens, on peut dire que le ø anaphorique du français s’approche du ø anaphorique japonais. Ils sont pourtant bien différents. Par rapport au ø anaphorique japonais, le ø anaphorique français subit plus de contraintes syntaxiques et lexicales. Le ø anaphorique français est d’abord soumis à la contrainte sémantique de catégorie ‘–individualisant’, comme on l’a vu ci-dessus. Il est aussi soumis à la contrainte lexicale venant de l’emploi verbal. Le ø anaphorique en français ne s’applique pas toujours à la totalité des COD d’un verbe, mais seulement à une sous-classe. En fait, cette sous-classe de COD se prêtant au ø correspond à des ‘mots appropriés’ d’un verbe.

La notion de ‘mot approprié’ vient de Harris. Selon Harris, le ‘mot approprié’ est un mot considéré comme élément essentiel se trouvant fréquemment en cooccurrence avec X dans un contexte culturel donné et à propos d’un sujet donné. C’est un élément lexical hautement prévisible et facile à restituer, donc il est réductible.

La contrainte lexicale sur le ø anaphorique en français semble être imposée avant tout par la relation entre le verbe et le complément. En fait, la possibilité de la réduction est plus grande, lorsque la prévisibilité lexicale est plus forte7. Pour chaque verbe, il existe des compléments les plus typiques, les plus prévisibles, comme par exemple, (manger) de la nourriture, (écrire) du texte ou des lettres, (lire) des livres, (boire) des boissons, qui sont normalement réduits en français.

Par exemple, le verbe allumer en français se prête très facilement au ø, lorsqu’il se combine avec un complément du type éclairage comme la lumière, la lampe, etc. (16). Pour ce type de complément, il est plutôt rare de voir des exemples avec le complément explicitement exprimé. Ensuite, le complément du type objet à bruler se prête également au ø (17), mais moins facilement que le premier type. Enfin, le troisième type appareil (chauffage, ordinateur, télévision, etc.) permet difficilement le ø (18). Je n’ai vu aucun exemple de ce type. En (18), par exemple, l’ordinateur est toujours repris par le pronom le, jamais par le ø8.

7 Dans ce sens, nous nous approchons de la conclusion de M. Larjavaara (2000) remarquant que “tout ce qui est identifiablepeut être supprimé”. Nous ne négligeons pas l’importance du jeu de contexte, qui peut influencer la prévisibilité lexicale. Cependant, nous ne sommes pas d’accord avec cette linguiste pour dire que cette ‘identifiabilité’ doit être rangée particulièrement dans l’ordre discursif et pragmatique et non dans l’ordre syntaxique. Il existe sûrement une prévisibilité lexicale, bien ancrée dans la langue, jusqu’à ce qu’elle devienne une contrainte grammaticale imposée par l’emploi verbal. 8 Nous avons consulté toutes les occurrences du verbe allumer dans les corpus notés ci-dessus. Nous en avons collecté plus de 300 exemples. Nous pensons que le nombre des exemples collectés était suffisant pour dégager la tendance générale. En élargissant le corpus, on pourrait pourtant rencontrer quelques exemples du ø même pour le type de COD d’appareil comme ‘l’ordinateur’. Dans ce cas, nous supposons que ces exemples devraient se trouver dans des contextes très particuliers, soit dans des contextes syntaxiques tels que le contraste, l’énumération de verbes, soit dans des textes particuliers (dans la fichetechnique de l’ordinateur, par exemple).

(16) « Bonjour, pourquoi viens-tu d’éteindre ton réverbère ? » - c’est la consigne. – qu’est ce que la consigne ? – C’est éteindre mon réverbère. Bonsoir. » Et il le ralluma. « Mais pourquoi viens-tu de le rallumer ? – C’est la consigne, répondit l’allumeur. –Je ne comprends pas, dit le petit prince. – Il n’y a rien à comprendre, dit l’allumeur. La consigne c’est consigne. Bonjour. » Et il éteignit son réverbère. Puis il épongea le front avec un mouchoir à carreaux rouges. « Je fais le métier terrible. C’était raisonnable autrefois. J’éteignais le matin, j’allumais le soir. J’avais le reste du jour pour me reposer, et le reste de la nuit pour dormir. Frantext

(17) Il prend une Gauloise et craque l’allumette trois fois avant d’allumer. Frantext (18) Donc il va aller à la case numéro trente de ce ruban – c’est euh le le c’est le modèle de

Von Neumann – c’est – c’est un modèle théorique – euh alors, l’ordinateur tu l’allumes – alors automatique le pointeur se mettre […] à n certain endroit – quand on l’allume bon de manière dont électronique. Corpaix

Voici un petit récapitulatif. Le ø anaphorique en français est un complément supprimé grâce à sa prévisibilité lexicale forte en tant que complément d’un verbe dans un contexte donné. Il est important de noter que tout complément d’un verbe n’est pas réductible. Pour que le complément se prête au ø, il doit être d’abord un mot approprié. De plus, le ø anaphorique est limité au référent de “–individualisant”, par l’opposition au pronom de la 3e personne le, (la, les), on comprendra très bien la raison pour laquelle le ø anaphorique est relativement rare en français. Enfin, on peut résumer qu’en français la possibilité de ø anaphorique est conditionnée plutôt par la contrainte lexicale venant de l’emploi verbal. Ce qui n’est pas le cas en japonais.

4. Ø non-anaphorique Il faut tout d’abord noter que le ø non-anaphorique vu dans les exemples (4) et (6), a été parfois

considéré par d’autres linguistes comme cas d’intransitivation occasionnelle d’un verbe transitif. Selon les termes de Lazard, un objet ayant le référent ‘-individualisant’ et ‘-spécifique’ correspond certainement à un degré d’agentivité (ou de transitivité) relativement bas. De ce point de vue de linguistique général, il est très intéressant de voir qu’un tel objet indéfini peut se supprimer en plusieurs langues différentes y compris le français.

Cependant, cette suppression de l’objet indéfini n’est pas toujours systématique dans certaines autres langues telles que le baloué et le chinois, comme on le voit dans 4.1. De plus, même en français, tout objet à la valeur indéfinie ou générale ne peut pas se prêter au ø. Nous constatons plutôt qu’il existe des contraintes lexicales aussi bien pour le verbe que le type d’objet, comme on le voit dans 4.3. Nous préférons donc ne pas généraliser l’intransitivation à tout emploi verbal.

4.1. Rôle des noms indéfinis Toute langue semble posséder des noms indéfinis pouvant représenter la valeur indéfinie ou

générale : par exemple, quelqu’un, quelque chose, une chose en français, , , enjaponais. On pourrait considérer que ces noms indéfinis peuvent servir de solution passe-partout pour remplacer le ø non-anaphorique. Les noms indéfinis deviennent obligatoires quand le ø non-anaphorique n’est pas possible. En français, par exemple, on dit il fait quelque chose, mais on ne dit pas il fait.

D’après Creissels (2004), en baloué, l’objet indéfini doit être représenté par un nom de sens général : par exemple, ali (la nourriture). Dans cette langue, le ø est utilisé seulement comme ø anaphorique. Par exemple, (20) n’est pas interprété comme ‘Kofi a mangé’ mais comme ‘Kofi l’a mangé’ duquel l’objet est considéré comme spécifique et restituable selon le contexte anaphorique.

(19) Kofi di-li jue Kofi manger-Passé Poisson (Kofi a mangé du poisson.) (20) Kofi di-li ø Kofi manger-Passe (Kofi l’a mangé.) (21) Kofi di-li ali Kofi manger-Passé nourriture

(Kofi a mangé.) Creissels, D. (2006)

D’après Lemaréchal (1991), on peut aussi observer la même tendance en chinois. L’objet indéfini est exprimé soit par un nom indéfini dóngxi, soit par un mot approprié du verbe comme fànet zì.

(22) w chi dóngxi moi manger chose (Je mange quelque chose.)

(23) w chi fàn moi manger riz (Je mange le repas.)

(24) w xi zì moi écrire caractère (J’écris des caractères.) Lemaréchal (1991)

En fait, on peut établir une typologie des langues selon la possibilité de ø non-anaphorique. D’un côté, il existe le type de langues permettant facilement le ø non-anaphorique, comme le français, et

de l’autre côté, celui de langues qui ne le permettent pas facilement, comme le baloué et le chinois. Par rapport à ce critère, il semble que le japonais se situe plutôt dans le dernier cas.

4.2. Ø non-anaphorique en japonais Comme on le voit dans le tableau 1-a, en japonais, le ø non-anaphorique s’observe plutôt

rarement. En effet, à la place du ø non-anaphorique, on voit souvent des noms indéfinis (25) et des mots appropriés (26, 27).

(25) (A cette époque, nous mangions vraiment bien.) Shiinam M.

(26) (Je vais manger le repas.) Corpus TUFS

(27) (Je lis toujours des livres.) Corpus TUFS

Notons pourtant qu’en japonais, la présence de ces lexèmes n’est pas toujours nécessaire. Le caractère obligatoire de noms indéfinis est moins fort qu’en baloué. Certains verbes semblent même se prêter au ø facilement. Par exemple, les verbes (manger) et (manger en langage familier) sont des verbes permettant assez facilement la suppression de l’objet général.

Il existe également des contextes syntaxiques facilitant le ø non-anaphorique. Les exemples attestés de ø non-anaphorique japonais se trouvent toujours dans des contextes syntaxiques particuliers tels que le contexte de contraste (28), celui d’énumération (29, 31), celui de répétition (30) et la présence de modifieur (31). En dehors de ces contextes syntaxiques, il est difficile de trouver des exemples de ø non-anaphorique.

(28) (C’est amusant de décomposer, mais ça devient embêtant de réparer.) Corpus TUFS

(29) (Je ne peux pas m’occuper de quelque chose, je laisse tomber.)

Corpus TUFS (30)

(Même si on n’aime pas, il faut lire, alors on lit.) Corpus TUFS (31)

(En tout cas, je dois beaucoup lire et apprendre.) Corpus TUFS

Bref, le ø non-anaphorique japonais est soumis à des fortes contraintes lexicales et syntaxiques. Les verbes acceptant le ø non-anaphorique sans contextes particuliers sont très rares.

4.3. Ø non-anaphorique en français Quant au français, comme on l’a vu dans le tableau 1-b, le ø non-anaphorique est beaucoup plus

fréquent. La variété de verbes acceptant le ø semble être beaucoup large. C’est pour cela que certains linguistes considèrent (comme par exemple, Blinkenberg) que l’intransitivation est possible en français pour tout verbe, si la situation s’y prête.

Il est cependant à noter qu’en regardant des exemples attestés, la contrainte syntaxique et lexicale n’est pas négligeable et que l’intransitivation ne peut pas être généralisée ni à tout verbe, ni à tout type d’objet. Il existe sûrement des emplois de verbes qui ne se prêtent pas facilement au ø. Comme Willems (1977) le note, même si on dit qu’un verbe accepte le ø non-anaphorique, il ne l’accepte pas pour la totalité des objets, mais seulement pour une partie. Par exemple, Willems donne le verbe abandonner qui accepte le ø seulement pour certains types d’objets ‘-humain’ tels que des projets, des études, mais non pour le type ‘+humain’ tels que des enfants, ma mère, etc. Dans ce sens, on peut dire que le ø du français, qu’il soit anaphorique ou non anaphorique, est toujours soumis à la contrainte lexicale et syntaxique.

Il faut aussi remarquer que la plupart des exemples attestés de ø non-anaphorique se trouvent dans des contextes syntaxiques particuliers tels que le contexte de contraste (32), celui d’énumération (33), la présence de modifieur (34) et la prédication de l’activité habituelle (35).

(32) Je ne juge pas, je condamne. Frantext (33) La religion est d’abord une affaire de famille, une chose qui rassure et qui rassemble

Le Monde (34) Oui sur un tas de plans, Murray pouvait lui apporter bien plus que moi. Frantext (35) Il y a Douce, il y a Ficelle, il y a Gina, ils mangent une fois par jour, je m’occupe d’eux,

je leur fais une bonne soupe. Corpaix

Il est très intéressant de voir que trois premiers contextes syntaxiques sont communs pour les deux langues tandis que le dernier ne l’est pas. Il a été souvent signalé que la prédication d’activité habituelle favorise le ø non-anaphorique en français9. Dans ce type de prédication, le référent de l’objet s’interprète normalement comme général et indéfini. C’est la raison pour laquelle ce contexte favorise fortement le ø non-anaphorique en français.

Il est important de noter qu’en revanche, en japonais, comme l’objet général a tendance à être exprimé explicitement par des noms indéfinis ou par des mots appropriés, ce contexte tout seul ne permet pas forcément de faciliter le ø non-anaphorique.

Nous observons souvent des erreurs chez les étudiants français de japonais concernant cette différence. Voici quelques exemples entendus dans mes cours de japonais. Dans ces exemples,

9 Voir Noailly (1996) et Lambrecht et Lemoine (1996).

l’objet indéfini est toujours supprimé, mais ce serait mieux d’y ajouter des COD : (36) (37) (38). Cette erreur vient sûrement de leur habitude typiquement française de

supprimer l’objet général dans la prédication de l’activité habituelle.

(36) (Chaque semaine, j’écris à mon père.) (37) (Le WE, je lisais.) (38) (Les japonais ne mangent pas dans la rue.)

Nous voudrions bien évoquer ce problème didactique dans un autre travail.

5. Le cas de l’intransitivation et le ø. Nous sommes partis de l’idée que le ø est une réduction d’élément lexical de COD qui garde

toujours sa place dans la structure de la valence verbale. Cependant il existe des cas où le ø deviendrait tellement normal qu’on pourrait considérer que le verbe est plutôt intransitif. Je vais examiner ces cas particuliers dans ce paragraphe.

Le ø non-anaphorique peut correspondre à un objet appartenant à la sous-classe des objets la plus prévisible pour un verbe. Un exemple typique est le cas du verbe boire. Le verbe boire en tant que verbe de ‘consommation’ peut prendre comme COD divers éléments lexicaux désignant des liquides.

L’élément le plus prévisible et le plus fréquent du ø non-anaphorique est de l’alcool10. La plupart des exemples collectés du ø anaphorique du verbe se considèrent en effet comme de l’alcool.Lorsqu’on dit il boit, souvent sans contexte particulier, cela veut dire qu’il boit beaucoup d’alcool(avec un effet de sens d’intensité) et qu’il est un buveur. Ce type du ø non-anaphorique est appelé par Rothemberg (1974) ‘objets spécifiques prévisibles’. Certains mots appropriés sont tellement prévisibles qu’ils deviennent des éléments quasiment intégrés dans le sens du verbe. On pourrait ainsi dire que cet emploi du verbe boire devient presque un emploi intransitif, tout en intégrant la classe d’objet ‘de l’alcool’ dans le sens du verbe.

En japonais, également, le verbe (boire) est employé très souvent sans COD, lorsqu’il signifie ‘boire de l’alcool’11.

10 Bien entendu, dans un contexte particulier, le ø peut s’interpréter autrement que comme de l’alcool. Dans cet exemple tiré d’un conseil médical pour les femmes enceintes, le ø est considéré comme de l’eau : Pendant la grossesse, il faut boire.11 Pour d’autres types de COD, par contre, le ø non-anaphorique est difficile.

(39) (Aujourd’hui, où est –ce qu’on va boire ?) Corpus TUFS (40) (Tu ne bois pas beaucoup, n’est-ce pas ?) Corpus TUFS

Il reste à décrire quels sont les emplois qui sont devenus intransitifs dans chaque langue12. Ce travail doit se baser sur une étude d’exemples attestés dans un grand corpus. Le traitement de données y sera une question très importante. La description deviendra plus compliquée puisqu’on doit penser à la variété des usages d’une langue. La distinction entre divers types de corpus, de contextes, de situations, de types de locuteurs doit être prise en compte.

Dans les études antérieures, il a été plusieurs fois remarqué que le ø s’observe très souvent dans des argots.13 Par exemple, dans des groupes particuliers de locuteurs, le ø non-anaphorique de (41) s’interprète comme ‘de l’argent’, et celui de (42), ‘la lumière’.

(41) Il faut que tu allonges. (dans la mafia) (42) La seule chose qu’il sait bien faire, c’est arroser. (chez les intermittents du spectacle)

On serait tenté de dire que ces exemples du ø sont motivés par le facteur extralinguistique et qu’ils sont choisis par l’énonciateur avec l’intention de chercher l’expressivité ou d’adopter un style particulier, comme Larjvaara (2000) le remarque.14 Cependant, nous ne sommes pas d’accord avec cette idée que c’est seulement par la recherche de l’expressivité que le locuteur choisit le ø. On ne peut pas ignorer le fait que si le locuteur peut choisir ces expressions pour une raison ou pour une autre, c’est parce qu’il sait (ou il attend) que ses interlocuteurs les comprennent et qu’ils partagent les mêmes connaissances linguistiques (et culturelles) avec lui.

Il est intéressant de trouver plutôt un principe fonctionnant aussi bien dans l’usage standard que dans les autres usages particuliers. Il est certain que dans mon père ne boit pas, la restitution du ø est facile pour beaucoup plus de gens que dans une expression argotique partagée seulement dans un milieu social restreint, mais dans tous les deux cas, ce qui est important, c’est que la restitution du ø doit être basée sur les connaissances linguistiques partagées entre les locuteurs et considérées comme les plus probables éléments lexicaux dans le paradigme de COD. La prévisibilité lexicale y est toujours opérante comme critère. 12 Est-ce que le verbe allumer pourrait être un verbe intransitif dans le sens j’allume la lumière ? Dans les corpus, nous avons vu seulement 33 exemples du ø contre plus de 200 exemples dans lesquels le COD du type éclairage est explicitement exprimé. Nous pensons plutôt que le verbe allumer est transitif dans cet emploi. 13 Suivant la définition de Calvet, ‘les argots’ formes linguistiques dérivées de la langue commune qui permettent la communication dans un groupe restreint. L’auteur note que certaines expressions ‘argotiques’ ayant originalement une fonction ‘cryptique’ ont tendance à perdre vite cette fonction, soit parce qu’elles ont pénétré dans l’usage standard et sont devenues des expressions ordinaires, soit parce qu’elles vieillissent et disparaissent. L’auteur dit aussi que les locuteurs choisissent ces formes pour se situer par rapport à la norme linguistique, du même coup par rapport à la société. 14 Larjavaara (2000) traite toutes ses données qu’elles soient banales ou isolées, sur le même plan d’analyse. Ce qui nous semble empêcher de voir correctement les usages du français contemporain. Nous nous rendons compte de la nécessité de trier les exemples attestés selon les particularités de leurs sources de données pour une description convenable et correcte.

6. Rôle du contexte contigu sémantique Nous entendons par un contexte contigu sémantique contexte ayant une certaine longueur de

discours. Cela peut être une petite partie de discours ou une grande partie ou le discours entier. La différence entre le contexte immédiat et le contexte contigu sémantique est l’accessibilité à

l’antécédent. Comme la mémoire des locuteurs se renouvelle au fur et à mesure, il est tout à fait normal que dans le contexte immédiat, l’antécédent soit plus disponible pour les locuteurs que dans le contexte contigu sémantique. Dans le dernier, l’allocuteur doit chercher et deviner ce qui est l’antécédent parmi toutes les informations acquises dans le discours et le texte.

Je m’intéresse à ce type de contexte, surtout parce qu’il semble servir à augmenter la prévisibilité lexicale du ø, tout en délimitant les champs sémantiques d’objets en fonction de sujets ou de thèmes dont les locuteurs sont en train de parler.

Harris note dans la définition de ‘mot approprié’, que la prévisibilité lexicale ne dépend pas du sens plein défini dans le dictionnaire, mais plutôt du sens particulier dans chaque contexte.

“Xap in a K(kernel phrase) or insert or operator, is a particular member of category X which in the given culture or subject matter (e.g. conversation or science) is accepted (understood) as the main word to occur with the particular other words of that K or insert or operator, or with the particular word to which the K or insert is adjoined. In a form Ai Xap Bi, the Xap means not its full dictionary meaning but that which primarily carries out the X-relation (e.g. verb-relation) of Ai to Bi (in the present discourse). Several words of category X may equally satisfy Ai Xap Bi ; they are then locally synonymous in respect to Ai…Bi.”

Harris, Z.S. (1970 : 559) Un des avantages de son principe vient probablement de sa flexibilité théorique, qui ne

s’enferme pas seulement dans le problème de la structure de langue, intégrant l’effet du contexte dans le problème de la contrainte lexicale. Ainsi, on peut restituer le ø du verbe français abattredifféremment selon le contexte : des animaux en (43) dans un contexte contigu parlant du métier de bouchers et charcutiers et des arbres en (44) dans un autre contexte portant sur le travail de forestiers. On voit bien là que le contexte contigu impose le cadre sémantique à chaque interprétation du ø15.

(43) En outre certains bouchers et charcutiers demeurant dans la zone de protection de l’abattoir peuvent devant le mutisme des textes, aller abattre dans une tuerie située au-delà du périmètre.

Sans mention d’auteur (1951) L’amélioration de la production animale

15 Ce fait a attiré l’attention d’autres linguistes tels que Filmore (1976), qui a aussi remarqué l’importance du cadre sémantique (dans son terme frame).

(44) Les jeunes, ça prend l’habitude des machines, et ça se vide de ses forces avant même les quarante ans…Du temps, de ton grand père, dans la forêt, le patron abattait comme les autres. En même que c’était lui qui menait la danse. De nos jours, ça commande et ça mène les camions. Et quand on parle du temps d’autrefois, ça n’a même pas le respect.

Clavel, B. (1968) Les fruits d’hivers

En japonais, le ø s’observe aussi souvent dans un contexte contigu sémantique. Bien qu’aucun antécédent ne soit disponible dans le contexte immédiat, on peut restituer facilement le ø à partir du cadre sémantique donné par le contexte contigu. Dans (45), les locuteurs sont en train de parler d’entretiens d’embauche. (Au Japon, les étudiants de 3e année de licence commencent normalement à passer des entretiens d’embauche pour se trouver un emploi). Le ø s’interprète ici comme

(entretiens d’embauche).

(45) (Va à la réunion d’informations tout d’abord, tu peux ne pas passer l’entretien d’embauche).

7. Conclusion La distinction entre le ø anaphorique et le ø non-anaphorique s’observe dans plusieurs langues

différentes. Le français et le japonais sont deux langues pouvant accepter les deux types de ø. La répartition

des deux types de ø n’est pas équilibrée dans ces langues. On observe en français beaucoup plus de cas de ø non anaphoriques que de ø anaphoriques, et en japonais, nettement plus d’exemples de ø anaphoriques que de ø non-anaphoriques.

L’importance du rôle du ø anaphorique semble dépendre de celle du rôle des pronoms, qui servent comme moyen alternatif d’anaphore. Dans certaines langues telle que le japonais, le ø anaphorique est un moyen plus banal et préféré aux pronoms. En revanche, dans d’autres langues, telles que le français, l’utilisation du ø anaphorique est plutôt limité. A sa place, les pronoms sont employés comme moyen d’anaphore. En français, la fonction particulière du ø anaphorique est donc définie par l’opposition avec d’autres formes pronominales.

Le ø est un élément facile à restituer en renvoyant à son environnement linguistique. La prévisibilité lexicale y est un concept très utile. Elle est définie par la cooccurrence fréquente de deux éléments linguistiques (le verbe et le COD) dans un contexte donné, à propos du sujet dont on parle.

On peut finalement dire qu’il faut voir le problème du ø sur deux critères différents: les contraintes syntaxiques et lexicales imposées par la valence verbale et le jeu du contexte. Nous constatons pourtant qu’en français, c’est plutôt les contraintes syntaxiques et lexicales qui ont la

primauté sur le jeu du contexte : on ne peut pas supprimer n’importe quel type de complément d’un verbe. En japonais, au contraire, c’est avant tout le facteur discursif qui conditionne le ø. Les contraintes syntaxiques et lexicales sont très peu observées dans cette langue.

C’est un travail passionnant que d’étudier la possibilité du ø selon les différents types de compléments d’un verbe et les contextes tout en se basant sur des exemples attestés dans un grand corpus.16 Pour que l’analyse devienne fiable, il faudrait encore élargir le corpus. Le tri des exemples selon les particularités de données est aussi indispensable pour mener une description convenable d’usages différents d’une langue.

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