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AUDREY PINSONNEAULT
DONNER NAISSANCE EN BOLIVIE
REGARD SUR LES RAPPORTS ETHNIQUES ET LA RÉSISTANCE AUTOCHTONE DANS
LA PROVINCE DU CHAPARE
Mémoire présenté à
la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en anthropologie pour l’obtention du grade de Maître ès arts (M.A.)
DÉPARTEMENT D’ANTHROPOLOGIE
FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
2012
© Audrey Pinsonneault, 2012
ii
RÉSUMÉ
En Bolivie, la résistance des Autochtones a impulsé des changements sociopolitiques
majeurs au cours des dernières années, permettant entre autres l’amorce d’une révision en
profondeur des rapports ethniques au pays. La société bolivienne est fortement marquée par
une hiérarchisation historique des rapports sociaux, économiques et politiques entre
Autochtones et non Autochtones. Ancrée dans le processus plus large des grandes
transformations sociales qui s’opèrent actuellement à l’échelle nationale en Bolivie, cette
recherche tente de mieux comprendre comment les inégalités ethniques sont négociées,
contestées ou renforcées par les acteurs sociaux dans la vie quotidienne. Depuis 2003,
l’accès universel gratuit aux services de santé en périnatalité a multiplié les contacts entre
les familles autochtones des régions rurales et les membres du personnel médical, souvent
des non Autochtones d’origine urbaine. En s’inscrivant dans la littérature anthropologique
qui considère la naissance comme un phénomène social complexe et indissociable du
contexte économique et politique plus large, cette recherche examine comment les rapports
sociaux liés à la grossesse et à l’accouchement permettent de mieux comprendre la réalité
sociale en Bolivie. Une attention particulière sera portée sur la situation des femmes
autochtones boliviennes en milieu rural de même que l’évolution de la dynamique sociale
entre Autochtones et non Autochtones dans le domaine des soins de santé. Le tout est
abordé à travers l’analyse des expériences d’accouchement de femmes quechuas établies
dans la province tropicale du Chapare, une zone de migration récente des populations
autochtones andines où les organisations paysannes sont particulièrement militantes.
iii
REMERCIEMENTS
Au moment de terminer la rédaction de ce mémoire, j’ai un élan de gratitude envers tous ceux
et celles qui ont contribué à ce projet de recherche. Mes premières pensées vont vers les
femmes de Villa Tunari qui m’ont ouvert toute grande la porte de leur histoire personnelle avec
une franchise et une générosité aussi surprenantes que touchantes. Sans elles, cette recherche
n’aurait jamais suscité en moi tout l’enthousiasme et la persévérance qui ont été nécessaires
pour me lancer dans cette belle aventure et pour la mener à terme. Je suis aussi très
reconnaissante envers mes amis de Bolivie auxquels je me suis attachée autant qu’à leur beau
pays. Je remercie tout spécialement Benedicta et Rodrigo; en plus d’enrichir mes réflexions et
d’affiner ma compréhension de leur univers de multiples façons au fil des années, ils ont rendu
mon périlleux séjour dans leur communauté avec ma fille de deux ans très agréable, presque
comme un retour chez-moi.
Je tiens ensuite à remercier ma directrice de recherche, Marie France Labrecque, pour sa
supervision rigoureuse, ses commentaires constructifs, sa très grande disponibilité ainsi que son
ouverture remarquable face à mes idées et mes choix. Le succès d’un premier projet de
recherche repose grandement sur le travail de direction qui le supporte et j’estime avoir été
choyée à ce niveau. Je remercie également mes collègues d’ici et d’ailleurs qui ont alimenté et
facilité mon travail de recherche de diverses façons dont Jaqueline Michaux, Ineke Dibbits et
Barbara Bradby à qui je dois beaucoup. Merci aussi à mes amies et collègues du Collectif les
accompagnantes à Québec; ces femmes passionnées et engagées dans le domaine de
l’humanisation de la naissance ont été pour moi des sources d’informations, d’inspiration et de
motivation.
Enfin, je lance un merci immense à ma famille et à mes amis qui remplissent ma vie de tout ce
qui est essentiel. Leur confiance et leur patience ont été des cadeaux infiniment précieux et leur
présence auprès de ma fille a été d’une valeur inestimable par moment. Je me sens
particulièrement reconnaissante envers les êtres extraordinaires qui partagent mon quotidien.
Merci à Ulysse qui a largement démontré au cours des derniers mois que je peux compter sur
lui dans les moments plus ardus. Merci aussi à ma fille, Lilaya, qui m’a accompagnée malgré
elle à travers toutes les étapes de cette recherche; du haut de ses yeux d’enfant, elle m’a
enseigné un tas de choses que je n’aurais jamais pu apprendre dans les livres et qui donnent à
cette recherche une couleur unique.
iv
À toutes les femmes qui luttent pour mettre leurs enfants au monde dans la dignité.
v
TABLE DES MATIÈRES
Résumé .................................................................................................................................... ii
Remerciements ....................................................................................................................... iii
Liste des tableaux ................................................................................................................. viii
Liste des annexes.................................................................................................................... ix
Introduction ............................................................................................................................ 1
Chapitre 1 : Problématique et méthodologie de recherche .............................................. 6
1.1Bases théoriques de la recherche....................................................................................... 6
1.1.1 La naissance : Pluralisme des modèles ........................................................................ 6
1.1.1.1 Regards anthropologiques sur l’accouchement et la naissance ............................... 6
1.1.1.2 Le pluralisme médical en anthropologie ................................................................. 8 1.1.1.3 Le modèle biomédical de la naissance .................................................................. 10 1.1.1.4 Le modèle andin de la naissance ........................................................................... 12
1.1.1.5 La rencontre entre les modèles de la naissance dans les Andes ............................ 14
1.1.2 Les rapports ethniques................................................................................................ 17
1.1.2.1 Approches théoriques de l’ethnicité et des rapports ethniques ............................. 17 1.1.2.2 Dimension historique des rapports entre Autochtones et non Autochtones ......... 20
1.1.2.3 Identités ethniques et idéologies racistes .............................................................. 21 1.1.2.4 Catégories ethniques et racisme dans la région andine ......................................... 24
1.1.3 La résistance ............................................................................................................... 27
1.1.3.1 Approches théoriques de la résistance .................................................................. 27 1.1.3.2 La résistance politique en Amérique latine ........................................................... 29
1.1.3.3 La résistance dans le contexte global .................................................................... 31 1.1.3.4 La résistance autochtone ....................................................................................... 32
1.2 Bases méthodologiques de la recherche ......................................................................... 35
1.2.1 Question de recherche ................................................................................................ 35
1.2.2 Stratégie de recherche en trois axes ........................................................................... 36
1.2.3 Collecte des données .................................................................................................. 39
1.2.3.1 Séjour sur le terrain ............................................................................................... 39 1.2.3.2 Techniques d’enquête ............................................................................................ 40
1.2.4 Présentation des données............................................................................................ 44
1.2.4.1 Informateurs et participantes ................................................................................. 44
1.2.4.2 Modalités de la cueillette et traitement des données ............................................. 48
1.2.5 Considérations éthiques.............................................................................................. 49
vi
Chapitre 2 : Mise en contexte de la recherche ..................................................................53
2.1 Contexte à l’échelle nationale .........................................................................................53
2.1.1 Portrait général du pays...............................................................................................54
2.1.2. L’histoire d’un changement de cap ............................................................................56
2.1.2.1 Instabilité, violence, retour à la démocratie et virage économique ........................56
2.1.2.2 Néolibéralisme et multiculturalisme (1994-2000) .................................................59
2.1.3. La résistance des Autochtones de Bolivie .................................................................60
2.1.3.1 L’émergence des mouvements autochtones ...........................................................61 2.1.3.2 L’influence des mouvements autochtones sur la scène politique nationale ..........63
2.1.3.3 Le passage au politique ..........................................................................................64
2.1.4 Une révolution des rapports ethniques? ......................................................................67
2.1.4.1 Revalorisation des identités autochtones ...............................................................67 2.1.4.2 Revitalisation des idéologies racistes.....................................................................68 2.1.4.3 La pertinence d’une étude à l'échelle locale ..........................................................69
2.2 Contexte à l’échelle locale : un des moteurs du virage politique ...................................70
2.2.1 portrait général de la région étudiée............................................................................70
2.2.2 Colonisation du Chapare .............................................................................................71
2.2.3 Coca et narcotrafic .....................................................................................................72
2.2.4 Adaptation locale du monde andin .............................................................................73
2.2.5 Histoire récente de la région .......................................................................................74
2.2.6 Situation actuelle à Villa Tunari .................................................................................78
2.3 Donner naissance en Bolivie ...........................................................................................82
2.3.1 Condition des femmes boliviennes .............................................................................82
2.3.2 Maternité et accouchement en Bolivie ........................................................................83
2.3.2.1 Le système de santé................................................................................................83
2.3.2.2 Santé et pluralité.....................................................................................................84 2.3.2.3 Portrait de la situation nationale en santé maternelle .............................................85
2.3.2.4 Les femmes autochtones et l’accouchement institutionnalisé ...............................87 2.3.2.5 L’«interculturalisation» des soins en santé maternelle ..........................................89
2.3.3 La possibilité d’un dialogue entre les modèles de la naissance en Bolivie ................92
Chapitre 3: Donner naissance à Villa Tunari, une analyse descriptive .........................95
3.1 L’accouchement à Villa Tunari.......................................................................................98
3.2 Le modèle traditionnel local de la naissance ...............................................................101
vii
3.2.1 Profil des participantes ayant vécu l’accouchement à domicile ............................... 102
3.2.2 Les pratiques traditionnelles racontées par les participantes ................................... 102
3.2.3 Regards des participantes sur le modèle traditionnel de la naissance ...................... 106
3.3 Le modèle biomédical local de la naissance ................................................................ 110
3.3.1 Profil des participantes ayant vécu un accouchement institutionnalisé ................... 110
3.3.2 Les pratiques biomédicales dans trois institutions de santé ..................................... 111
3.3.2.1 Le centre de santé de Villa 14 de Septiembre ..................................................... 112 3.3.2.2 L’hôpital de Chipiriri .......................................................................................... 113 3.3.2.3 L’hôpital San Francisco de Asís de Villa Tunari ................................................ 118
3.3.3 Les accouchements par césarienne........................................................................... 121
3.3.4 Regards des participantes face au modèle biomédical de la naissance ................... 123
3.3.4.1 Réticence par rapport à l’accouchement institutionnalisé ................................... 123 3.3.4.2 À propos des césariennes .................................................................................... 128
Chapitre 4: L’accouchement, un miroir de la société étudiée ...................................... 131
4.1 Analyse de la rencontre entre les modèles locaux de la naissance ............................... 131
4.1.1 Des expériences d’accouchement plurielles ............................................................. 131
4.1.2 Sélection «à la carte» des pratiques biomédicales ................................................... 134
4.1.3 Rapport de force entre les modèles locaux de la naissance...................................... 138
4.2 La dynamique locale des rapports ethniques................................................................ 140
4.2.1 L’identité qu’on affirche, l’identité qu’on affirme ................................................... 140
4.2.2 L’accouchement, une fenêtre sur les rapports ethniques .......................................... 146
4.2.2.1 Identité ethnique et choix en matière d’accouchement ....................................... 146 4.2.2.2 Influence de l’hégémonie du modèle biomédical sur les rapports ethniques...... 147 4.2.2.3 La dynamique ethnique dans la salle d’accouchement ....................................... 154
4.3 Résistance des femmes autochtones migrantes de Villa Tunari .................................. 156
4.3.1 L’accouchement à domicile, un acte de résistance? ................................................. 157
4.3.2 Le discours caché entre les lignes d’une soumission apparente ............................... 158
Conclusion.......................................................................................................................... 162
Bibliographie ...................................................................................................................... 168
viii
LISTE DES TABLEAUX
Tableau 1 : Présentation des participantes (p. 46)
Tableau 2 : Accouchements des participantes (p.100)
Tableau 3: Indicateurs de l’identité ethnique chez les participantes (p.143)
ix
LISTE DES ANNEXES
Annexe 1 : Situation géographique du terrain d’étude
Annexe 2 : Divisions provinciale de Cochabamba et municipale du Chapare
Annexe 3 : Schéma d’entrevue semi-dirigée
Annexe 4 : Formulaire de consentement verbal
Annexe 5 : Formulario de consentimiento oral
Annexe 6 : Cartes de la Bolivie
Annexe 7 : Distribution géographiques des groupes autochtones de Bolivie
Annexe 8 : Images, centre de santé de Villa 14 de Septiembre
Annexe 9 : Images, Hôpital de premier niveau de Chipiriri
Annexe 10 : Images, Hôpital San Francisco de Assis de Villa Tunari
Annexe 11 : Images, marche des Cocaleras (1995) et blocage routier (2005)
INTRODUCTION
On sait qu’en Amérique latine, les discours et les pratiques qui encadrent le modèle de
développement de type néolibéral de même que la «modernité» occidentale qu’il symbolise
sont de plus en plus critiqués, contestés et renégociés par des groupes marginalisés, les
laissés pour compte de ce modèle (Alvarez et Escobar, 1992). En Bolivie, plusieurs
mouvements sociaux formés et dirigés par des Autochtones se sont inscrits dans cette voie
résistante d’une manière tout à fait unique au cours des dernières décennies; des
événements sans précédent découlèrent de ce processus de lutte politique, dont l’élection
historique d’un Autochtone à la présidence de la République en décembre 2005. Dans ce
pays où l’équilibre précaire repose depuis des siècles sur des injustices insoutenables,
souvent aux dépens de la majorité autochtone de la population, il s’agit d’un revirement
politique exceptionnel qui offre la possibilité d’une véritable redéfinition des bases de la
société boliviennes.
L’ébullition sociopolitique qu’on observe actuellement en Bolivie fut en grande partie
impulsée par de nouveaux secteurs autochtones de la société, lesquels ont émergé au cours
des dernières décennies suite à des expériences de migration interne et d’intégration rapide
aux rouages de l’économie moderne. C’est le cas par exemple des paysans producteurs de
coca de la province du Chapare, majoritairement des Autochtones quechuas ayant migré
depuis la région andine au cours des 30 dernières années pour aller remplir les plus bas
échelons de l’industrie florissante de la coca-cocaïne. Ces derniers se sont organisés dans
l’urgence au début des années 1990, en réaction aux programmes de lutte aux drogues
adoptés par le gouvernement des États-Unis qui menaçaient directement leur mode de
subsistance et leur sécurité. Ils ont progressivement incorporé une dimension identitaire à
leur mouvement de résistance, faisant passer l’identité indienne d’un marqueur d’infériorité
à un symbole de fierté. Au cours des années 2000, le discours des Cocaleros est devenu un
puissant vecteur de mobilisation politique parmi la majorité autochtone de la population
nationale. Le mouvement social de résistance initié par les paysans du Chapare a donné
naissance au parti politique qui est actuellement aux commandes du pays, le MAS
2
(Movimiento al Socialismo), élu au pouvoir par la majorité des Boliviens en décembre 2005
à la suite d’une période intense de lutte sociale et de mobilisation partout au pays.
C’est après un long séjour au Chapare en 2005 et 2006 que je me suis intéressée à la réalité
quotidienne des gens qui habitent cette région tropicale, ces paysans ordinaires qui, dans
des conditions souvent proches de la survie, ont formé les premiers rangs d’un processus de
résistance collective majeur au pays. La réalité locale du Chapare est très souvent invisible
dans les travaux en anthropologie puisqu’il s’agit d’une région située en dehors du territoire
ancestral des populations autochtones andines. Le Chapare est pourtant l’une des régions
rurales les plus densément peuplées du pays et la population locale, majoritairement des
familles d’origine quechua, compte parmi les populations autochtones les plus mobilisées
et les plus actives sur la scène politique nationale. D’une part, la région est fortement
intégrée au sein des marchés internationaux et de l’économie capitaliste par le biais de la
culture de la coca qui est le plus important moteur de l’économie locale. D’autre part, le
Chapare demeure solidement ancré dans l’univers culturel andin par l’entremise de la
langue quechua, du mode de vie paysan ainsi que des liens complexes qui sont maintenus
entre ses habitants et leur communauté d’origine dans les Andes. Le Chapare constitue
donc un exemple frappant de la réalité autochtone contemporaine, une réalité où la frontière
entre la tradition et la modernité n’existe plus et où les identités ethniques sont
constamment réinventées au rythme des déplacements, des échanges et des confrontations.
En Bolivie, le virage politique amorcé en 2006 fut accompagné par la promesse d’une
transformation en profondeur des traits de la société, en commençant par la déconstruction
des structures colonialistes et racistes qui entrainent depuis des siècles un partage inégal des
richesses entre les habitants. Des échos de ce changement de cap sont parvenus à toute la
planète, avivant autant les espoirs de la gauche politique que la fierté des Autochtones et de
leurs sympathisants. En dépit de cette visibilité, on ignore ce qui se passe concrètement
dans la vie de ceux qui habitent à l’intérieur des frontières de ce pays morcelé par des
barrières à la fois géographiques, culturelles, socioéconomiques et idéologiques. Comment
la vie des Boliviens et des Boliviennes se retrouve-t-elle transformée en cette période de
grands changements? Est-ce que les efforts déployés pour revaloriser les identités
autochtones à partir des sommets du pouvoir parviennent réellement à faire contrepoids aux
3
siècles de domination des Indiens par les Blancs sur ce territoire?C’est un désir de
documenter l’impact des transformations politiques récentes sur la dynamique des rapports
sociaux entre Autochtones et non Autochtones qui a servi de point de départ pour ce projet
de recherche.
La question ethnique a pris une tournure très polémique en Bolivie depuis le début de ce
qui fut annoncé comme une véritable « révolution démocratique et culturelle1 » par la
nouvelle élite politique. Si la majorité autochtone du pays voit germer une chance inespérée
de participer pleinement à la société civile, on observe en contrepartie les démonstrations
dramatiques de « l’exacerbation d’un racisme anti-indien » au sein de certains secteurs
minoritaires de la population dont les acquis se retrouvent menacés par les orientations
politiques et économiques du nouveau gouvernement (Le Bot, 2009 :33). De plus, les
mouvements autochtones se fragmentent au gré des intérêts locaux et régionaux qui entrent
parfois en contradictions les uns avec les autres, notamment entre les groupes majoritaires
des hautes terres et ceux des basses terre qui sont beaucoup moins représentés dans
l’appareil politique (Rousseau, 2011). Ainsi, l’instabilité qui se vit dans tout le domaine
sociopolitique est porteuse de nombreux espoirs, mais elle provoque aussi de vives tensions
sociales susceptibles d’approfondir les divisions ethniques.
Postulant que les acteurs sociaux jouent un rôle clé dans tout processus de changement
social, cette recherche suggère qu’une étude axée sur les rapports sociaux à une échelle
locale peut ouvrir une fenêtre privilégiée sur la portée réelle des changements
macroscopiques qui sont à l’oeuvre dans une société en mutation comme c’est le cas en
Bolivie. Ainsi, cette recherche se penche sur un phénomène social qui met en scène des
interactions entre des acteurs autochtones et non autochtones dans un contexte de vie
quotidienne et à une échelle locale. Comme c’est le cas dans plusieurs régions rurales de
Bolivie, la présence de non Autochtones au Chapare se concentre presque exclusivement
autour des services publics en santé et en éducation. La présente étude a donc été orientée
vers les relations entre le personnel de santé et la population locale dans les institutions
1 Revolución démocrátrica cultural : expression employée par le gouvernement au pouvoir pour décrire
son projet de changement politique.
2 Tel qu’employé ici, un modèle est un ensemble de pratiques ainsi que les croyances et valeurs qui les appuient.
4
publiques. L’objet d’étude a ensuite été circonscrit au domaine des soins de santé en
périnatalité pour diverses raisons d’ordre stratégique qu’il convient d’exposer brièvement.
Notons d’abord que pour de nombreuses femmes autochtones qui vivent en milieu rural en
Bolivie, les consultations médicales font partie des rares occasions qu’elles ont d’entrer
personnellement en contact avec des non Autochtones. À ce propos, il faut savoir que la
grossesse et l’accouchement sont sujets à une médicalisation accrue depuis 2003, soit
depuis l’instauration d’un programme d’assurance santé qui garantit la gratuité des soins
périnatals pour toutes les femmes bolivienne. Suivant les lignes directrices des instances
sanitaires internationales, ce nouveau programme a fait du respect de la diversité culturelle
sa marque de commerce avec comme mot d’ordre l’«interculturalisation» des soins de santé
en périnatalité (Ministerio de Salud y Deportes, 2005). Pourtant, en dépit des efforts
déployés pour adapter les pratiques médicales aux valeurs culturelles de toutes les femmes
boliviennes, l’encadrement médical de la naissance dans les institutions de santé ne fait pas
l’objet de l’acceptation populaire souhaitée parmi les mères autochtones. En effet, sept ans
après l’instauration de la gratuité des soins périnatals, les données révèlent que les services
demeurent sous-utilisés et que le pays compte toujours le taux de mortalité maternelle le
plus élevé du continent. La compréhension des processus d’appropriation des intrants de la
modernité par les populations locales ou autochtones a toujours suscité beaucoup d’intérêt
en anthropologie. La naissance en Bolivie s’avère donc un sujet pertinent pour une
recherche anthropologique dans la mesure où il permet de mieux comprendre comment
l’implantation de la biomédecine peut être vécue par les acteurs autochtones et de quelle
manière elle s’inscrit dans la dynamique ethnique préexistante.
Je dois souligner que mon parcours de chercheur fut largement influencé au cours des
dernières années par mon implication communautaire dans le domaine de
l’accompagnement à la naissance ainsi que par mon vécu personnel de la maternité. En plus
de faciliter mon accès sur le terrain à des données de qualité, ces expériences extra-
académiques ont fait naître en moi un intérêt marqué pour l’investigation des rapports de
pouvoir souvent invisibles qui sont impliqués au moment de l’accouchement. La prise en
charge médicale de la grossesse et de l’accouchement peut impliquer un rapport de force
particulièrement asymétrique si la vulnérabilité physique et émotionnelle de la femme
5
enceinte sont attisés par la prévalence de rapports ethniques inégaux entre elle et le
personnel médical. À cet égard, cette recherche permet d’appréhender les rapports sociaux
entre autochtones et non Autochtones à partir d’un point de vue privilégié et peu exploré en
sciences sociales, celui de la salle d’accouchement.
Le mémoire est divisé en quatre chapitres. Au chapitre 1, les bases théoriques et
méthodologiques de la recherche sont successivement détaillées, montrant comment celles-
ci s’insèrent à la fois dans la littérature scientifique en sciences sociales et la tradition
ethnographique en anthropologie. Le chapitre 2 est entièrement consacré à la présentation
du cadre contextuel de la recherche ; tous les éléments historiques, politiques, économiques
et sociaux qui sont nécessaires pour comprendre les enjeux liés au sujet de l’étude y sont
présentés. Le chapitre 3 offre une description des données amassées dans le cadre de ce
projet de recherche. Mettant en valeur la richesse du matériel ethnographique recueilli, ce
chapitre offre une description détaillée des pratiques locales en lien avec l’accouchement
tout en accordant une place privilégiée à la parole des femmes rencontrées sur le terrain.
Enfin, au chapitre 4, les éléments théoriques et contextuels présentés aux chapitres 1 et 2
sont repris au profit d’une analyse plus en profondeur des données empiriques présentées
au chapitre 3. Ce dernier chapitre vise à ramener les résultats de cette recherche vers un
plus grand niveau d’abstraction. Ainsi, les deux premiers chapitres de ce mémoire
démontrent la pertinence d’étudier les expériences d’accouchement au Chapare dans la
perspective d’une compréhension plus fine de la dynamique ethnique en Bolivie tandis que
les deux derniers chapitres décrivent les données recueillies et présentent les résultats qui
en ont été tirés.
En somme, ce mémoire pose un regard original et nuancé sur la dynamique des rapports
sociaux entre Autochtones et non Autochtones en Bolivie en plus de documenter, pour la
première fois à l’aide de données qualitatives, la situation de l’accouchement à Villa
Tunari, au Chapare.
6
CHAPITRE 1 : PROBLÉMATIQUE ET MÉTHODOLOGIE DE RECHERCHE
Ce chapitre précise la problématique de cette recherche, laquelle a été élaborée à partir
d’une lecture critique et sélective de la littérature scientifique en lien avec les intérêts de
recherches soulevés en introduction. La méthodologie de recherche découlant de cette
problématique est ensuite présentée de même que les techniques d’enquête qui ont été
utilisées. Enfin, les données ethnographiques recueillies sur le terrain sont brièvement
présentées et les considérations éthiques soulevées par l’ensemble de la recherche sont
soulignées.
1.1BASES THÉORIQUES DE LA RECHERCHE
Les outils théoriques dont je me suis munie pour cette recherche gravitent autour de trois
champs conceptuels qui sont abordés en anthropologie: la naissance, les rapports ethniques
entre Autochtones et non Autochtones et la résistance. Ces trois champs conceptuels seront
présentés successivement en faisant ressortir les approches théoriques et les auteurs qui ont
le plus influencé mes positions théoriques. Une attention particulière sera portée aux
relations qui existent entre ces concepts, le tout dans le but de démontrer qu’ils peuvent être
utilisés de manière complémentaire pour analyser l’expérience d’accouchement des
femmes autochtones migrantes de Villa Tunari.
1.1.1 LA NAISSANCE : PLURALISME DES MODÈLES2
1.1.1.1 Regards anthropologiques sur l’accouchement et la naissance
Suite aux études pionnières menées par Margaret Mead puis par plusieurs de ses élèves, les
dimensions sociales et culturelles des phénomènes sociaux touchant spécifiquement les
femmes ont gagné graduellement l’attention des chercheurs, ce qui mena, entre autres, à
l’éclosion du champ d’études de l’anthropologie de la naissance. De nos jours,
l’accouchement est replacé par les anthropologues dans le contexte plus large des relations
politiques et économiques dans lequel il se déroule. L’anthropologue Brigitte Jordan a
souligné qu’une étude locale des pratiques, des savoirs et des valeurs qui existent en
2 Tel qu’employé ici, un modèle est un ensemble de pratiques ainsi que les croyances et valeurs qui les appuient.
7
matière d’accouchement peut servir à élargir notre compréhension de la situation des
femmes dans la société visée ainsi que du rôle qu’elles y jouent (1980).
Étant un phénomène social majeur de même qu’un procédé biologique risqué, la naissance3
est partout sujette à une modélisation culturelle ainsi qu’à certaines formes de régulation
sociale. Les pratiques et les croyances qui servent à encadrer la naissance localement
dépendent donc des procédés physiologiques impliqués, mais elles dépendent surtout des
structures sociales, de l’écologie, de l’histoire, du développement technologique, de la
cosmologie, des valeurs sociales, etc. Dans les faits, il existe une diversité de pratiques et
de croyances impressionnante quant à la façon de mettre au monde les enfants humains. Or,
il est important de souligner que chaque façon de faire apparait comme inévitable et
nécessaire sur le plan endogène (Davis-Floyd, 1992 : 153; Jordan, 1980 :2).
Les processus physiologiques impliqués dans l’accouchement placent la parturiente dans
une transition naturelle de son identité. Cet état de transition est accompagné de sensations
physiques intenses qui provoquent chez la femme une vulnérabilité accrue ainsi qu’une
plus grande ouverture aux suggestions et aux recommandations qui lui sont faites (Brabant,
2001). L’anthropologue Davis-Floyd soutient qu’en imposant sur le phénomène de la
naissance des pratiques culturelles strictes, une société peut tirer avantage de cette
vulnérabilité dans le but de transmettre efficacement des valeurs et des normes précises
(1997). Jordan ajoute que les systèmes culturels associés à la naissance sont la plupart du
temps très conservateurs, c’est-à-dire que les procédures qui en découlent servent avant tout
à maintenir le statu quo dans une société donnée (1980).
Davis-Floyd propose de considérer la naissance comme un rite de passage, car le traitement
qu’on en fait dans plusieurs cultures correspond exactement à la définition de ce genre de
rituels, c'est-à-dire une mise en scène chargée de symboles redondants et dont l’objectif
principal est l’alignement du système de croyances de l’individu avec celui de la société
(1997 : 404). Elle explique que :
By making the naturally transformative process of birth into a cultural rite of passage, a society can ensure that its basic values will be transmitted to the
3 Ici le terme naissance fait référence à l’ensemble des phénomènes qui entourent la mise au monde d’un enfant à la
fois avant, pendant et après l’accouchement.
8
three new members born out of the birth process: the new baby, the new mother and the new father (Davis-Floyd, 1997: 404).
Comme la naissance met en scène des processus physiologiques, mais aussi des éléments
sociaux et culturels, on peut difficilement défendre l’idée d’homogénéiser la naissance sur
la base d’un seul et même modèle pour tous. C’est pourtant ce qui s’observe à l’échelle
mondiale avec le phénomène de médicalisation de la naissance; les directives globales en
matière de développement mènent actuellement à une homogénéisation généralisée des
pratiques associées à la naissance sur le modèle biomédical occidental. C’est ainsi qu’un
peu partout dans le monde, les pratiques, les croyances et les savoirs locaux en lien avec la
naissance sont transformés, adaptés ou carrément écartés sous l’influence des valeurs et des
pratiques biomédicales modernes. Au niveau local, la naissance devient donc un lieu de
confrontation entre différentes visions du monde, du corps et de la vie qui sont parfois
radicalement distinctes, le tout selon un rapport de force souvent inégal. Dans ce contexte
pluriel, les femmes sont amenées à prendre position à travers la mise au monde de leurs
enfants. En affirmant les valeurs culturelles qu’elles souhaitent mettre de l’avant au
moment de leur accouchement, elles se positionnent automatiquement par rapport aux
valeurs des autres acteurs de la communauté de même que par rapport aux valeurs de la
culture mondiale dominante en périnatalité (Jordan, 1980; Bradby, 1998). Les études
portant sur le pluralisme médical peuvent apporter certains outils théoriques pertinents pour
l’analyse de ce genre de réalité.
1.1.1.2 Le pluralisme médical4 en anthropologie
Critiques d’une conception de la médecine centrée uniquement sur le traitement de
symptômes physiques, des spécialistes de l’anthropologie médicale ont proposé le concept
théorique de pluralisme médical pour faire référence à un contexte dans lequel coexistent
plus d’une tradition médicale. Ce concept remet en question la dichotomie populaire entre
la médecine moderne (occidentale, biomédicale) et les médecines traditionnelles5 (locales,
autochtones). En somme, le concept de pluralisme médical permet d’examiner les diverses
4Le domaine périnatal est entièrement assimilé au domaine médical l’intérieur du modèle biomédical occidental, mais
ce n’est pas le cas partout. Il sera donc ici question du concept de pluralisme médical bien que le champ conceptuel du
pluralisme des modèles de la naissance ne se limite pas au domaine médical. 5En Bolivie, il existe une grande variété de médecines traditionnelles entre les différents groupes autochtones ainsi qu’à l’intérieur de chacun des groupes. Pour une mise à jour de la diversité des savoirs médicaux traditionnels dans les
Andes boliviennes, voir entre autres la thèse de Jacqueline Michaux (2000).
9
traditions médicales qui cohabitent et la manière dont elles interagissent dans la vie des
acteurs, en se gardant de les hiérarchiser ou de les évaluer exclusivement en fonction des
objectifs de santé propre au modèle biomédical moderne.
Partant de cette position théorique de base, on constate que, sur le terrain, la coupure entre
les systèmes médicaux occidentaux et non occidentaux n’est pas toujours aussi nette qu’on
le laisse entendre (Benoist, 1996). À ce propos, Leslie souligne que dans un contexte
pluriel, la disponibilité de différentes pratiques médicales amène un dynamisme à
l’intérieur de chacun des modèles médicaux puisqu’ils se retrouvent en constante
négociation les uns avec les autres (Leslie, 1981).
Le courant théorique de l’anthropologie médicale critique a également attiré l’attention des
chercheurs vers l’influence des forces économiques, politiques et sociales sur le choix que
font les acteurs en matière de soins de santé. Associé à ce courant, Benoist (1996) conclut
que le pluralisme médical est le résultat de rapports de force qui transcendent les conduites
individuelles. Ainsi, l’importance occupée par chacune des différentes médecines en
contact correspond souvent à la distribution globale du pouvoir au sein de la société. À ce
sujet, Baer rapporte que le contexte actuel de mondialisation de la médecine scientifique
occidentale ne s’explique pas uniquement par l’efficacité de ses pratiques, mais également
par la domination mondiale de l’économie capitaliste dont elle représente certains intérêts
(2003). Lock argumente que l’hégémonie du modèle biomédical marginalise les autres
médecines, notamment en imposant ses propres critères pour mesurer l’efficacité des autres
pratiques (2003).
Enfin, Baer souligne que l’hégémonie de la médecine moderne fait face un peu partout à
une résistance qui s’exprime notamment par le recours à d’autres modèles médicaux,
phénomène qui, souligne-t-il, s’observe surtout parmi les groupes marginalisés (2003). Ce
dernier aspect est particulièrement pertinent pour la présente recherche. Dans le contexte
andin, la dynamique des rapports ethniques entre Autochtones et non Autochtones
influence forcément la relation entre les différents modèles médicaux en contact.
À ce propos, Miles et Leatherman, spécialistes de l’anthropologie médicale dans la région
andine, reconnaissent que la biomédecine est dominante et souvent hégémonique dans les
Andes, mais ils signalent qu’il ne s’agit tout de même que de l’une des alternatives parmi
10
lesquelles les individus peuvent choisir (2003:9). Les mêmes auteurs expliquent que dans la
région andine : « Ethnomedecine can be an important source for reevaluing cultural identity
and a symbolic means of resisting the penetration of western capitalist ideology in social
relations » (Miles et Leatherman, 2003 : 10).
Crandon, qui a également mené des recherches anthropologiques dans les Andes, ajoute
que la médecine traditionnelle peut être un véritable levier de pouvoir parmi les populations
andines (2003 : 38). Il a observé que le discours populaire en matière de santé peut être
révélateur de la dynamique ethnique et des luttes sociales.
Because of the politico economic nature of the Bolivian indigenous medical traditions and the Western medical tradition as it exists in Bolivia, medical
dialogue – how people talk about who has what disease or illness and what should be done about it – is a social idiom through which Bolivians negotiate the content of ethnic identity, and thereby facilitate or impede movement of
economic and political resources across ethnic boundaries (Crandon, 1986: 473).
Nous retenons de ces arguments que le recours à des pratiques dites traditionnelles peut être
l’expression d’une résistance de la part d’acteurs marginalisés et que les discours populaires
entourant les soins de santé peuvent aider à cerner la dynamique ethnique locale. À la
lumière de ces arguments théoriques, on peut supposer que les expériences d’accouchement
des femmes autochtones de Bolivie sont dans une certaine mesure le reflet de l’état des
rapports de force entre Autochtones et non Autochtones en Bolivie ainsi que du rapport
asymétrique entre les médecines traditionnelles et la médecine moderne dans le monde.
Pour le découvrir, les modèles de la naissance qui cohabitent en Bolivie seront présentés
successivement, puis une description de la rencontre entre les deux modèles sera faite dans
les sections qui suivent.
1.1.1.3 Le modèle biomédical de la naissance
Le modèle biomédical de la naissance affiche une performance exemplaire en termes de
prévention de la mortalité de la mère et de l’enfant6. Or, il faut demeurer conscient que ce
modèle de la naissance est accompagné d’un ensemble de valeurs et de croyances qui ont
6 Cette performance peut difficilement être comparée; très peu d’études systématiques ont été menées à ce jour pour démontrer les effets réels des pratiques traditionnelles en matière de naissance dans le monde, notamment en ce qui
concerne les taux de mortalité et de morbidité (Cominsky, 2003 : 81).
11
été socialement construites et ce, dans un contexte historique particulier dont la dimension
politique n’est pas à négliger. À cet égard, il faut savoir que, bien que le modèle biomédical
de la naissance fonde sa légitimité sur la science, l’ensemble des croyances qui s’y
rapportent ainsi que les pratiques qui en découlent ne sont pas toujours les meilleures d’un
point de vue objectif7. En ce qui a trait aux soins périnatals dans le monde, certaines
pratiques sont appliquées en dépit de la démonstration scientifique de leur inefficacité ou,
dans certains cas, de leur nocivité, ce qui prouve que les pratiques propres au modèle
biomédical de l’accouchement ne reposent pas toujours sur l’objectivité scientifique8. De
plus, Davis-Floyd a démontré que la formation même des médecins atténue leur sens
critique face aux méthodes enseignées, ce qui rajouterait à l’inertie du modèle (1987). En
effet, les recherches en sciences biomédicales évoluent à un rythme très rapide, mais les
changements de pratiques sont souvent lents à être apportés. La présente étude a permis de
recueillir de nombreuses données qui démontre cette réalité. Elles seront présentées au
chapitre 3.
Suite à une vaste collecte de données réalisées aux États-Unis entre 1983 et 1991,
l’anthropologue Davis-Floyd a fait une analyse percutante des forces qui façonnent la
naissance en milieu hospitalier (1997 :403). Elle explique que selon l’idéologie
biomédicale propre à la médecine moderne, la grossesse et l’accouchement ne peuvent être
catégorisés comme normaux qu’a posteriori. C’est la notion de risque qui domine la prise
en charge hospitalière des femmes qui accouchent. À travers l’accouchement médicalisé,
les femmes percoivent donc de multiples façons que leur corps est une machine
défectueuse, voire incapable de donner naissance sans l’assistance de la technologie
moderne. Par exemple, le monitorage répété et parfois même continue laisse croire qu’un
problème surviendra, les interdictions alimentaires suggèrent que le risque d’une
7 Le modèle biomédical de la naissance tel qu’il est appliqué dans plusieurs régions du monde est de plus en plus
critiqué et sujet à être transformé en Occident et ailleurs : on considère que de nombreuses pratiques qui en découlent
sont invasives du processus naturel lorsque l’accouchement ne présente pas de complication. 8 Certaines interventions comme le rasage du pubis, le recours systématique au lavement et l’utilisation systématique de la position gynécologique lors de l’accouchement font encore partie des soins de routine dans plusieurs hôpitaux du
monde, dont plusieurs hôpitaux de la Bolivie. Des recherches reconnues par l’OMS les ont classées comme étant des
pratiques qui sont à l’évidence nocives ou inefficaces et qu’il convient d’éliminer (1997). L’OMS reconnait également
depuis 1997 que l’interdiction de manger ou de boire, l’administration d’ocytocine et l’épisiotomie sont des pratiques
fréquemment utilisées à tort dans les institutions de santé (OMS, 1997). Là où de telles pratiques sont encore encouragées, comme c’est le cas à l’hôpital de Villa Tunari, on peut dire que le modèle biomédical local est en réalité
discrédité par les recherches scientifiques les plus récentes.
12
intervention chirurgicale est élevé, les interventions qui visent à accélérer le travail laissent
supposer que la vitesse de dilatation est anormale, etc. L’auteur suggère que ces pratiques
bimédicales affectent la confiance qu’ont les femmes en leur capacité de mettre au monde
leur enfant naturellement.
Davis-Floyd soutient que la prise en charge institutionnelle de la naissance par la médecine
scientifique est un rituel standardisé qui tend à contrôler le processus de la naissance afin de
faire de la femme qui accouche une femme moderne qui a internalisé certaines valeurs qui
forment à son avis le cœur de la société occidentale: l’autorité de la science, la supériorité
de la technologie et le patriarcat (Davis-Floyd, 1997 : 414). Appuyée par ses données
empiriques, Davis-Floyd conclut que chaque jour, dans les hôpitaux nord-américains, les
pratiques biomédicales qui entourent l’accouchement renforcent le statut de subordonnées
des femmes tout comme elles renforcent aussi la nature patriarcale de la société
(1997 :414)9. La femme qui ressort d’une expérence d’accouchement hospitalier aura
internalisé ces valeurs, convaincue qu’elle n’auraient jamais pu mettre au monde son enfant
sans l’aide du médecin et de la technologie. Pourtant, dans la grande majorité des cas, les
pratiques médicales n’ont qu’une utilité préventives et les accouchements pourraient se
dérouler sans aucune intervention.
À la lumière de cette analyse, on peut évidemment s’interroger sur l’impact de la mise en
application de ces mêmes pratiques en dehors de la société occidentale, là où on observe la
préexistence de rapports de domination historiques au sein de la population comme c’est le
cas en Amérique andine où on retrouve un modèle de la naissance traditionnel encore très
vivant.
1.1.1.4 Le modèle andin de la naissance
Les pratiques et les croyances qui sont associées au modèle andin de la naissance sont
extrêmement hétérogènes à travers la région andine de même que partout où sont établies
des populations aymaras ou quechuas. Or, en dépit de cette variabilité interne, on reconnait
un certain nombre de caractéristiques générales du modèle andin que je mettrai ici en relief,
9 «Every day in hospitals, women’s status as subordinate is subtly reinforced as is the patriarchal nature of
the technocracy» (Davis Floyd, 1997: 414).
13
sans toutefois prétendre à une description exhaustive. En fait, cette section vise avant tout à
décrire le modèle andin de manière suffisante pour permettre une compréhension de ce qui
le distingue fondamentalement du modèle biomédical.
Françoise Lestage a relevé de nombreuses analogies avec le monde végétal dans le discours
des paysans quechuas sur la grossesse, la naissance et la petite enfance (1999). Ainsi, le
modèle andin de la naissance représente à plusieurs niveaux un prolongement de la
cosmovision andine où tous les éléments sont reliés et où le maintien de l’équilibre entre les
éléments visibles et invisibles prime sur la santé physique. Cette citation tirée de la thèse de
Jacqueline Michaux10, illustre bien cette dimension :
… il apparaît que les femmes aymaras conçoivent l’accouchement également
comme un événement spirituel : l’enfant et le placenta sortent du vagin, mais l’ajayu11 de la mère risque de sortir par la fontanelle considérée comme ouverte.
Les personnes qui assistent l’accouchement veillent avant tout à la survie spirituelle de la mère (2000, chapitre 14 :9).
Il est important de souligner que plusieurs des pratiques et des croyances que l’on observe
en milieu rural dans la région andine, et qui sont généralement décrites comme
« traditionnelles » ne sont pas nécessairement préhispaniques. Suite à une recherche
documentaire ainsi qu’à une analyse en profondeurs des pratiques associées à la naissance
dans une communauté rurale du Pérou, Lestage conclut : « Davantage de similitudes
apparaissent entre l’attitude de la femme en couche d’Europe classique et celle de la
parturiente andine du XXe siècle qu’entre cette dernière et son ancêtre préhispanique »
(1999 : 112).
Ainsi, le modèle andin de la naissance correspond à un ensemble de pratiques dynamiques
qui sont transformées et adaptées par les êtres humains qui le font vivre. Le fait
d’incorporer à leurs pratiques et à leurs activités des éléments de la culture dominante
d’aujourd’hui ou d’autrefois ne signifie pas forcément que les sages-femmes andines aient
arrêté d’être cohérentes avec leur propre culture autochtone. À ce propos, Bradby suggère
de rejeter la dichotomie simpliste entre le savoir traditionnel et le savoir moderne et de
10
L’anthropologue Jaqueline Michaux travaille auprès de communautés aymaras de Bolivie depuis près de
25 ans. Elle réside à La Paz avec sa famille.
11 L’ajayu est un concept aymara-quechua qui se rapproche de l’âme, c’est ce qui anime le corps.
14
plutôt aborder le savoir12 comme étant une toile fragmentée et discontinue qui est
continuellement transformée au fil des interactions entre les acteurs (2002). Cette
conception nous amène à penser que les modèles de la naissance en contact dans les Andes
s’influencent mutuellement; « … local conceptions have the capacity to absorb and rework
external models, just as the latter necessarily incorporate local ideas and representations »
(Long, 1992 : 269).
Il ne faut pas négliger cependant le fait que les interactions entre les acteurs membres de
différents groupes culturels impliquent aussi des aspects de contrôle, d’autorité et de
pouvoir qui sont inhérents aux relations sociales entre ces acteurs (Long, 1999 : 20). À cet
égard, on peut évidemment se demander comment se déroule la rencontre entre les acteurs
qui sont porteurs du modèle biomédical et du modèle andin de la naissance.
1.1.1.5 La rencontre entre les modèles de la naissance dans les Andes
On constate que les pratiques sont extrêmement différentes entre les deux modèles de la
naissance qui coexistent dans les Andes; chacun repose sur un ensemble de croyances et de
savoirs qui entre parfois en contradiction avec l’autre. On comprend de ce portrait polarisé
des modèles de la naissance que l’expérience d’accouchement dans les Andes implique
pour la femme de faire des choix qui transcendent le domaine des préférences personnelles.
Lestage souligne que dans les Andes, il s’agit véritablement de deux visions du monde qui
s’affrontent à travers la rencontre des modèle de la naissance; l’une met l’accent sur
l’aspect biologique et clinique tandis que l’autre s’efforce avant tout de placer la mère et
l’enfant à naître « à l’abri des puissances mauvaises et de protéger simultanément la société
dont ils font partie » (1999 : 119). Rozée, qui a fait une étude récente en Bolivie, explique
que si l’accouchement institutionnel est considéré par plusieurs comme plus sécuritaire,
l’accouchement à domicile est souvent présenté par les femmes autochtones comme plus
confortable, chaleureux et rassurant, étant donné que la femme est accompagnée et qu’elle
peut suivre à sa guise les rituels et les coutumes qui ont la fonction culturelle de la protéger
(2007). Dans la culture andine, l’accouchement est le moment de la vie où l’on accorde le
12
Ici, la notion de savoir fait référence aux connaissances qui sont transmises à l’intérieur d’un modèle de
la naissance et qui découlent de différentes pratiques. Le fait que ces savoirs soient objectivement
confirmés par la science ou non n’a aucune importance analytique pour cette recherche.
15
plus de pouvoir à la femme : lors de l’accouchement à domicile, la parturiente andine a le
contrôle absolu sur ses mouvements et toutes les personnes présentes sont à son service.
Coordonnatrice du réseau bolivien pour l’humanisation de la naissance et de
l’accouchement, Ineke Dibbits a souligné en entrevue que, dans un tel contexte, le choix
d’un accouchement médical correspond à une perte de pouvoir pour les femmes
autochtones andines qui, le cas échéant, doivent se soumettre à une prise en charge
complète par le personnel hospitalier (Friedman-Rosudovski, 2008).
Évidemment, le contexte de valorisation accrue du modèle biomédical à la fois par les
instances internationales et par les autorités sanitaires nationales a un impact sur les choix
que font les femmes boliviennes au moment de mettre au monde leurs enfants. À ce propos,
on ne peut ignorer qu’à une échelle globale, le modèle biomédical de la naissance est lié à
tout un ensemble de discours et de pratiques qui dictent aux populations du monde entier la
voie à suivre en matière de développement. Plusieurs anthropologues se sont attardés au
sens et à la portée des discours et pratiques du développement dans le but de mettre en
lumière les jeux de pouvoir qui y sont sous-jacents (Escobar, 1995; Ferguson 1994). À
l’intérieur de ce champ d’étude, on a entre autres souligné que l’apparente neutralité que
procurent les aspects scientifiques et techniques des actions de développement renforcent sa
domination; « this masking of the political under the cloak of neutrality is the key feature of
modern power» (Shore et Wright, 1997 : 9). On en retient que le modèle biomédical de la
naissance, de même que les discours et pratiques de développement qui le supportent,
incarnent une vision du monde particulière, un «sens commun planétarisé», qui participe au
maintien de rapports asymétriques entre les sociétés du monde et entre les groupes humains
au sein de ces sociétés.
À l’échelle locale, cette position hégémonique du modèle biomédical influence les
comportements des femmes. Toutefois, les faits démontrent que les femmes autochtones
andines maintiennent une capacité de faire des choix différents de ce qui leur est prescrit
par le «haut». On remarque par exemple certaines formes de pluralisme médical, lequel se
manifeste entre autres par le recours des femmes autochtones à des pratiques traditionnelles
avant, pendant ou après l’accouchement hospitalier (Bradby et Lawless, 2005). Bradby
insiste sur le fait que les femmes andines qui accouchent sont les actrices d’une recherche
16
active de solutions aux contradictions et aux incompatibilités entre les différents modèles
de la naissance auxquels elles ont accès. Suite à une étude menée en zone périurbaine de
Sucre entre 1994 et 1995 puis dans d’autres régions du pays par son équipe de recherche,
cette même auteure a constaté que c’est à travers l’entrecroisement de différents savoirs que
les femmes autochtones andines contemporaines comprennent la naissance, et c’est à partir
de ce bagage culturel diversifié qu’elles négocient la façon de mettre au monde leurs
enfants. En fait, il semble que la négociation entre les modèles de la naissance se produit de
manière systématique, peu importe que l’accouchement se déroule à la maison ou à
l’hôpital (Bradby : 1999).
Ce genre de phénomène peut être compris grâce au concept d’indigénisation de la
modernité apporté par Sahlins. Cet auteur explique : «Local societies everywhere have
attempted to organize the irresistible forces of the Western World System by something
even more inclusive : their own system of the world, their own culture» (Sahlins, 1999 :
47). Plusieurs anthropologues ont en effet démontré que lorsque des pratiques dominantes
sont implantées dans un milieu, elles sont l’objet d’une réappropriation sélective de la part
des acteurs locaux (Michelutti, 2007; Sahlins, 1999). Tout ce qui est étranger est filtré par
les logiques du familier de sorte que même ce qui est imposé prendra localement une
couleur particulière. Ainsi, dans le cadre de cette recherche, j’ai été appelée à me pencher
sur la réappropriation qui est faite localement du modèle biomédical de la naissance qui
tend à s’imposer en force depuis quelques années sur les expériences très personnelles de la
grossesse et de la naissance. De même, je me suis intéressée au rôle créatif des actrices
locales dans ce processus encore récent.
Soulignons enfin que des mesures sont parfois prises à partir du «haut», c’est-à-dire au
niveau des politiques de santé, en vue de faciliter l’intégration des pratiques biomédicales
chez les utilisatrices autochtones. L’anthropologue Brigitte Jordan, qui s’est penchée
spécifiquement sur l’efficacité des pratiques périnatales en présence d’un modèle
autochtone de la naissance, recommande une accommodation mutuelle entre le modèle
biomédical et le modèle local pour une amélioration significative et efficace des conditions
de santé maternelle. Elle explique :
17
The mutual accommodation of the two systems then requires not only training programs which upgrade traditional midwives in the direction of modern
medicine, but also training programs which upgrade medical personnel in the direction of traditional medicine (Jordan, 1980: iii).
En ce qui concerne la Bolivie, plusieurs anthropologues ont souligné la nécessité d’établir
un dialogue sur la base d’un respect mutuel entre les spécialistes de chacun des modèles de
la naissance (Arnold et Yapita, 1995; Bradby, 1999; Fernandez, 1999 :203). Selon Denys
Arnold et Juan de Dios Yapita, le personnel médical devrait recevoir une formation
anthropologique au sein même des facultés de médecine, apprendre l’aymara ou le quechua
et s’adapter aux préférences des femmes autochtones concernant la position
d’accouchement (accroupie, par exemple). Nous verrons au prochain chapitre que des
efforts ont été déployés en ce sens par les autorités sanitaires boliviennes, mais avec des
résultats mitigés.
Au terme de cette première section, on constate que l’accouchement ne peut être dissocié
du contexte social plus large dans lequel il se déroule; cette étape cruciale de la vie peut
manifestement être révélatrice des relations de pouvoir qui se jouent entre les acteurs
sociaux, ainsi que de la façon dont ces rapports sont reproduits ou contestés à travers les
activités quotidiennes qui impliquent des interractions entre eux. En Bolivie, la majorité des
professionnels de la santé sont originaires de la ville et ne s’identifient pas à un groupe
autochtone (Michaux, 2000). La rencontre qui a lieu dans la salle d’accouchement entre le
personnel médical et les femmes autochtones est donc inévitablement influencée par la
dynamique des rapports ethniques à l’échelle locale et nationale.
1.1.2 LES RAPPORTS ETHNIQUES
1.1.2.1 Approches théoriques de l’ethnicité et des rapports ethniques
De nos jours, on s’entend assez bien en sciences sociales pour dire que l’identité ethnique
n’est pas une donnée naturelle, mais plutôt un objet fluctuant, qui se transforme et s’adapte.
Pour étudier les rapports entre Autochtones et non Autochtones en Bolivie, il convient
effectivement de mettre de côté toute vision essentialiste de l’ethnicité car «il n’y a aucun
critère objectif qui permet de définir la condition de l’Indien, ou de séparer l’Indien du non-
Indien » (Lavaud, 2001: 51). En fait, il semble que ce soit précisément à cause des
ambiguïtés et contradictions qu’il contient que le concept d’ethnicité fonctionne si bien
18
dans la réalité pour communiquer et faire exister le sentiment d’une appartenance collective
à une même communauté (Gosselin, 2001). Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart
spécifient que ce qui différencie en dernier ressort l’identité ethnique des autres formes
d’identité collective, c’est qu’elle est orientée vers le passé.
Le fait que nombre de groupes qui se considèrent actuellement comme des
groupes ethniques n’avaient aucune conscience de leur identité commune il y a à peine un siècle atteste que la continuité avec le passé est toujours rétablie par
des processus créatifs […] Qu’une identité soit toujours d’une certaine manière créée ou inventée, ne signifie pas pour autant qu’elle soit inauthentique… (Poutignat et Streiff-Frenat, 1995 :180).
Les recherches contemporaines convergent vers une approche de l’ethnicité qui permet
entre autres de rendre compte de la fluidité des identités ethniques en Bolivie; «In Bolivia
one is, and is not, many things at the same time» (Goodale, 2006: 641). Il s’agit de
l’approche interactionniste, inspirée des écrits de Frederick Barth. Cette approche considère
que les groupes ethniques existent dans leurs rapports aux autres et que le contenu des
identités qu’ils portent est toujours susceptible d’être changé ou redéfini. Envisagée dans
cette perspective, l’ethnicité ne correspond plus à un ensemble de traits transmis de
génération en génération; l’ethnicité est plutôt relationnelle et dynamique.
L’approche interactionniste propose de rejeter toute tentative de définir l’ethnicité par son
essence, mais de s’intéresser plutôt aux « processus sociaux d’exclusion et d’incorporation
par lesquels des catégories discrètes se maintiennent » (Barth, 1995: 204). L’idée sur
laquelle se base l’approche interactionniste est que puisque c’est dans le rapport à l’altérité
que l’ethnicité prend son sens, c’est à partir de l’examen des frontières symboliques entre
les groupes ethniques qu’on peut arriver à saisir la réalité complexe dans laquelle elle existe
(Gosselin, 2001). L’objet d’étude est donc déplacé du contenu vers le contenant; au lieu
d’étudier quels sont les traits culturels distinctifs d’un groupe ethnique, on s’attarde sur la
mouvance de ses frontières au gré de ses contacts avec les autres groupes. D’ailleurs,
l’interpénétration et l’interdépendance qui existent entre les groupes ne doivent pas être
vues comme les signes d’un brouillage entre eux, mais comme les conditions mêmes du
maintien de la diversité ethnique (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995).
En somme, l’approche interactionniste permet de comprendre la situation des sociétés
pluriethniques de la manière suivante:
19
… le pouvoir des dominants a entre autres pour effet de restreindre l’éventualité des choix possibles d’identité offerts aux dominés. Mais les membres des
minorités peuvent également exploiter pour leur propre compte les ambiguïtés, les incertitudes et les malentendus communicatifs […] la connaissance des
usages ethniques et des possibilités de leur manipulation fait partie de la compétence de tous les membres de ces sociétés, chacun pouvant les exploiter avec plus ou moins de succès en fonction des contraintes objectives qui pèsent
sur lui et de son aptitude personnelle… (Poutignat et Streiff-Fenart1995 :147).
De plus, Poutignat et Streiff-Fenart rappellent l’importance de s’écarter de deux croyances
erronées par rapport à l’ethnicité : que les groupes ethniques forment des entités discrètes et
homogènes, et que les liens ethniques sont voués à disparaitre avec le processus de
modernisation et de mondialisation en cours. Au contraire, ces deux auteurs soutiennent
que « ce n’est pas le repliement sur soi et l’isolement, mais au contraire l’implication dans
les activités et les rôles de la société globale qui rendent saillante la conscience ethnique »
(1995 :77).
Enfin, l’ethnicité peut être politique si elle coïncide avec une fonction d’organisation
d’intérêts politiques. Malgré certaines lacunes13, ce genre d’approche de l’ethnicité, qui vise
surtout à en étudier l’utilisation stratégique, est pertinente pour rendre compte de la
mobilisation politique sur la base d’une identité ethnique partagée. Certains auteurs ont
d’ailleurs montré que l’ethnicité peut être une forme de mobilisation politique plus efficace
que la classe sociale étant donné qu’elle permet de combiner à la fois des intérêts communs
et des liens affectifs concrets (Poutignat et Steiff-Fenart, 1995 :107).
Jean Michaud a écrit : «L’identité des groupes ethniques se construit d’abord et avant tout
dans la relation politique, économique et symbolique à l’autre » (2008 :1). Dans le cas des
relations entre Autochtones et non Autochtones en Amérique latine, les identités ethniques
sont fortement marquées par l’histoire des rapports de force et des relations d’exploitation
entre Autochtones et non Autochtones, ce qui donne lieu à une dynamique ethnique
particulière qu’il importe de détailler.
13 Les théories instrumentalistes réduisent généralement l’ethnicité à un instrument politique. Or le seul fait qu’il existe des intérêts matériels communs ne semble pas être une condition suffisante pour le développement d’une solidarité de
groupe sur la base de critères ethniques.
20
1.1.2.2 Dimension historique des rapports entre Autochtones et non Autochtones
Même si dans plusieurs pays latino-américains le métissage biologique qui a lieu depuis des
siècles entre Autochtones et non Autochtones touche pratiquement toute la population, on
observe que ceux qui sont associés avec les peuples autochtones sont généralement
confinés aux classes sociales les plus basses et que l’élite économique et politique se
dissocie généralement de toute origine commune avec eux. Cette situation est le résultat de
cinq siècles d’exploitation, de domination et d’infériorisation des Autochtones par les non
Autochtones. Il est impossible de mesurer l’ampleur du traumatisme psychologique et
physique que les Premiers Peuples des Amériques ont hérité de l’histoire de leurs rapports
avec les non Autochtones. Plusieurs auteurs soutiennent que la population colonisée dont
l’identité a longtemps été stigmatisée en arrive bien souvent à intérioriser l’état d’infériorité
qui est associé à sa position de vaincue (Daes, 1995 ; Lavaud, 2001). Voici comment Erica
Daes articule cette position :
Life is like a journey [...] we gain wisdom and self-confidence from the choices that we make on this journey. For the oppressed however, a stranger is always
by their side, blocking their chosen destination, saying to them ‘not that way’. Eventually, the experience of oppression becomes internalized as an accumulation of implicit, subconscious limitations on freedom. External
oppression becomes self-oppression. The victim of oppression travels the road of life thinking at every crossroad ‘Not that way’, until the result is immobility,
inaction and self-isolation (Daes, 1995: 5).
Il ne faut donc pas négliger l’impact du contexte historique de colonisation, d’oppression et
de violence sur la qualité des rapports actuels entre Autochtones et non Autochtones. Or, il
est essentiel de prendre un certain recul par rapport à l’opposition simpliste qu’on peut être
tenté de faire entre, d’un côté, le Blanc14 dominateur et de l’autre, l’Indien15 subordonné. À
ce propos, Simard soutient que les rapports ethniques entre Autochtones et non
Autochtones se déroulent « selon une logique [...] que les acteurs appliquent le plus souvent
14
« Blanc » correspond ici à une catégorie ethnique populaire qui n’a rien à voir avec la couleur de la peau
et qui désigne principalement les Boliviens qui ne se reconnaissent pas comme Autochtones .
15 On ne peut nier que le terme indien a été utilisé historiquement de manière discriminatoire pour qualifier
les membres des différents peuples autochtones des Amériques. Toutefois, l’affirmation et la résistance des
dernières décennies ont permis aux Autochtones de se réapproprier l’identité indienne pour en faire un
symbole de fierté et un instrument puissant de mobilisation commune selon un principe d’unité dans la
diversité. Dans ce mémoire, l’emploi du terme indien n’est donc pas fait de manière péjorative, mais plutôt
en référence à toute la complexité du rapport de domination-résistance dans lequel il existe.
21
sans la connaître, inspirés par la culture, l’idéologie, l’imitation ou les simples réactions
adaptatives à des situations dont ils ne sont pas les auteurs » (Simard, 1983: 66).
Nous retenons de ce débat que les contraintes sociales qui ont été imposées aux
Autochtones au cours de l’histoire influencent leurs rapports actuels avec les populations
non autochtones qui habitent le même territoire. Or, en tant qu’acteurs sociaux16, les
Autochtones disposent d’un certain pouvoir d’action qui, même lorsqu’il est limité par un
contexte de domination, leur permet d’influencer la dynamique ethnique et de se
réapproprier les discours et les pratiques qui leur sont imposées. Cette précision étant
apportée, on peut maintenant s’attarder aux traces laissées par ce contexte historique de
violence et de domination sur les discours et les pratiques des acteurs au sein des sociétés
andines contemporaines.
1.1.2.3 Identités ethniques et idéologies racistes
« Si les races n’existent pas, le racisme constitue une fracture majeure au sein des sociétés
latino-américaines, en dépit (et souvent à la faveur) du déni qui prédomine » (Le Bot,
2009 :21). Tenant compte de cette remarque de Le Bot, faut-il réhabiliter le concept de
race?
En sciences sociales, on a souvent remis en question la pertinence du concept de race.
L’anthropologie culturelle a d’abord privilégié l’usage du concept de culture pour expliquer
l’existence de différences significatives entre les groupes humains, le tout dans le but de
distancier la discipline de l’idéologie raciste de l’époque. Ce n’est que plus tard que des
anthropologues rétablirent la pertinence du concept de race pour rendre compte de certaines
réalités sociales; cette fois, on s’attarda plutôt à la notion de race en tant que construction
sociale, culturelle, historique et idéologique.
I suggest that anthropologists must learn to see that race is a concept which
signifies and symbolizes social conflicts and interests by referring to different types of human bodies and to understand racial formations as the sociohistorical
process by which racial categories are created, inhabited, transformed, and destroyed (Visweswaran, 1998: 77).
16 Pour plus de détails sur les approches centrées sur les acteurs sociaux, voir Long, 1992 et Ortner, 2006.
22
Bien qu’on dispose des preuves scientifiques du caractère fictif des catégories raciales,
plusieurs auteurs sont d’avis que les rapports ethniques peuvent tout de même être teintés
par des discours et des pratiques proprement racistes. Par définition, le racisme correspond
à toute situation sociale où l’ethnicité devient la base de réactions quotidiennes de
préjudices (Weismantel et Eisenman,1998 : 122). Elbaz (2002) explique que le racisme
peut se présenter sous différentes formes; il se traduit par des rumeurs, des préjugées
individuels et collectifs et des généralisations abusives; toute idéologie raciste présuppose
d’un ordre naturel où un groupe est survalorisé au détriment d’un autre; poussé à l’extrême,
le racisme diabolise l’Autre et le dénude de ce qui le rend humain.
Dans cet optique, il a été démontré par différents auteurs que les discriminations ethniques
qu’on observe en Amérique latine reposent bel et bien sur la construction imaginaire de
« races17 » (De la Cadena, 2000; Weismantel 2001; Labrousse, 1985). Mary Weismantel
synthétise la situation comme suit :
Race, then, is a fiction […] But in the Andes, and throughout the Americas, it is a social fact of great salience nonetheless. Race naturalizes economic inequality
and establishes a social hierarchy that spans the continent (Weismantel, 2001: xxx).
Il est donc possible que l’on ait un racisme sans race. Sur le plan de la mobilité sociale, il
semble que la naturalisation de la différence ethnique soit un instrument de contrainte aussi
puissant que les caractéristiques phénotypiques en elles-mêmes (De La Cadena, 2000). À
cet égard, De La Cadena a proposé le terme de fondamentalisme culturel pour décrire
l’ensemble des croyances aliénantes qui visent à faire passer les caractéristiques d’un
groupe ethnique (pauvreté, accès limité à l’éducation, mode de vie plus axé sur la proximité
et l’interdépendance, etc.) pour des différences naturelles et inévitables; cette même auteure
explique que l’identité indienne demeure ainsi enfermée dans une image négative pour tous
ceux et celles qui y sont associés. Ainsi, la configuration profondément inégale des rapports
ethniques telle qu’on la retrouve dans la plupart des pays latino-américains repose en
17 Ces « races » n’ont évidemment aucun fondement biologique, ce qui n’empêche pas que leurs impacts sur la société
soient bien réels. C’est pourquoi j’ai fait le choix de recourir dans ce mémoire à l’adjectif « raciste » pour qualifier
certains discours, et ce, en dépit du fait que le caractère fictif et non scientifique des catégories raciales a été clairement
démontré depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Ce choix ne vise pas à donner une valeur quelconque au concept de race; il traduit simplement un souci de décrire les certains discours propres à la société andine le plus fidèlement
possible.
23
grande partie sur des discours racistes, lesquels prennent souvent un caractère idéologique
(De la Cadena, 2000; Weismantel et Eisenman,1998).
La reprise par Weismantel (2001) de quelques-uns des qualificatifs qui sont employés à
travers les Andes pour faire référence aux Autochtones et aux non Autochtones sont
éloquents à cet égard : l’Indien est dit sale, on le croit porteur de maladies, et souvent
stupide tandis que les membres de la société créole sont d’emblée considérés comme des
gens éduqués, cultivés et décents. Évidemment, la relation étroite qui perdure entre les
différences ethniques et les inégalités socio-économiques donne force et souplesse aux
différentes formes de discours racistes contemporains, ce qui leur permet de se maintenir
malgré leur absence de fondement (De La Cadena, 2000; Weismantel, 2001).
En ce qui concerne le monde andin, l’anthropologue Marisol De La Cadena a démontré que
la persistance d’idéologies racistes s’explique par le fait que les stéréotypes raciaux sont
maintenant camouflés sous le langage apparemment neutre et « politiquement correct » de
l’ethnicité et de la culture. Cette situation donne lieu à une nouvelle forme d’exclusion qui
correspond clairement à du racisme même si le terme « race » est absent du discours, ce à
quoi l’auteure fait référence par le terme silent racism ou racisme silencieux (De La
Cadena, 2000).
En Amérique latine on rejette officiellement les races biologiques, mais on continue
d’associer le fait d’être blanc à ce qui est la norme, puis on justifie la subordination des
Indiens par leur refus ou leur incapacité à entrer dans cette norme (Weismantel et
Eisenman, 1998 : 123). La reproduction de tels rapports ethniques hiérarchisés se fait de
différentes façons : par la violence; par le renforcement de préjugés; ou encore à travers
l'idéalisation d’une culture indienne millénaire, prestigieuse et soi-disant authentique, avec
laquelle les Autochtones réels ont peu de points communs ce qui a pour effet d’accroître le
mépris qu’on leur accorde (Beaucage et Brunel, 1987). Sur ce dernier point, Labrousse
précise au sujet de la condition indienne en Amérique andine:
Le débat sur le degré de pureté ou d’authenticité de la tradition indienne est donc vide de sens […] La marque de l’indianité ne réside pas dans l’usage d’un habit traditionnel, mais dans la démarche consistant à se donner un signe
extérieur d’une cohésion encore bien réelle (Labrousse, 1985 : 31).
24
1.1.2.4 Catégories ethniques et racisme dans la région andine
Dans la littérature anthropologique, on identifie souvent trois groupes ethniques18
principaux dans la société andine : les Indiens (qui appartiennent à divers peuples
autochtones andins), les Blancs (aussi appelés Euro-descendants ou Créoles) et les
Mestizos19 (ou tout autre terme utilisé pour désigner une position intermédiaire entre les
deux autres groupes). Évidemment, il existe une grande variabilité à l’intérieur de chacun
de ces trois groupes et les frontières qui les séparent sont perméables et souples. Avant de
présenter une description critique de ces trois catégories ethniques populaires, il faut
souligner que ces catégories populaires n’ont aucune réalité tangible, ce qui n’empêche pas
qu’elles soient très présentes et influentes au sein des sociétés andines. À cet égard, Le Bot
explique qu’en Amérique latine, les clivages ethniques correspondent à une frontière
arbitraire qui traverse toue la société, les groupes, les familles et jusqu’aux personnes elles-
mêmes.
Le fait qu’on ne puisse fixer les contours d’un groupe ethnique ni mesurer avec précision la proportion d’Indiens et de non-Indiens […] n’annule en rien
l’existence de groupes d’identification ethniques, ni celle de clivages ethnoraciaux et du racisme anti-indien (Le Bot, 2009 :21).
Évidemment, les identités indiennes correspondent en partie au produit d’un héritage
culturel précolonial diversifié qui s’exprime « par un territoire ancestral et des rites, mythes
et pratiques spirituelles millénaires » (Intisunqu Waman, 2005 : 26). Toutefois, puisque
c’est à travers l’histoire de leurs relations avec les nouveaux arrivants et leurs descendants
que les Autochtones des Amériques sont devenus Indiens (Beaucage 1987), on ne peut
définir l’identité indienne sans tenir compte de sa relation intrinsèque avec les Blancs.
Actuellement dans la région andine, il semble que la position sociale et la situation
économique des acteurs comptent autant sinon plus que leurs origines culturelles dans les
représentations qui tentent de définir leur identité (De La Cadena, 1995; Lavaud, 2001;
Simard, 1983). Dans le discours populaire, être Blanc équivaut généralement à jouir de
18 À elle seule, la région andine de Bolivie comporte plusieurs groupes ethniques qui ne sont pas détaillés par ces
catégories populaires, dont les Quechuas, les Aymaras, les Urus et les Afros-Boliviens. 19 J’ai choisi d’utiliser le terme en espagnol Mestizo tel qu’employé en Amérique latine pour ne pas induire de
confusion avec le terme Métis qui est employé ailleurs dans des contextes historiques fort différents (au Canada par
exemple). Si le terme Mestizo fait étymologiquement référence au métissage biologique entre un Blanc et un Indien, son usage populaire ne correspond en rien à ce genre de réalité, pas plus que les termes Blanc et Indien ne sont
synonymes d’une quelconque homogénéité génétique (Labrousse, 1985; Lavaud, 2001).
25
privilèges économiques et politiques passés de génération en génération (Harris, 1993),
tandis que le terme Indien sert généralement à qualifier une personne illettrée, pauvre,
monolingue (dans une langue amérindienne) et qui habite en zone rurale. Intermédiaire
entre l’Indien et le Blanc, le terme Mestizo prend différentes définitions selon les contextes.
Les identités ethniques servent donc à structurer et légitimer les relations de pouvoir au
sein des sociétés andines de telle sorte qu’être Indien dans les Andes équivaut généralement
à occuper une position instrumentale et symbolique de subordonné. Or, la position associée
à l’identité indienne n’est pas figée une fois pour toute. En effet, les recherches
anthropologiques dans les Andes montrent que l’ethnicité peut être contestée, négociée ou
transformée sur la base de l’ambiguïté des définitions de chacun des groupes. Marisol De
La Cadena, qui a conduit des recherches dans la région de Cuzco, explique que les
catégories Indien et Mestizo sont relationnelles : « It is in the intimacy of every day
relations in the street, marketplace, and village that implicit decisions are made about who
is and who is not Indian » (De la Cadena, 1995: 343). Pour sa part, Intisunqu Waman
soutient que c’est la situation économique qui détermine avant tout l’identité ethnique dans
le monde andin; il explique « le Mestizo disparaît dans le monde indien s’il est pauvre,
mais s’il est riche, il se confond avec les Blancs » (2005 : 90). Enfin, Julia Ströbele-Gregor
affirme qu’en Bolivie « Whether a Mestizo is counted as Indian or closer to Whites is a
sociopolitical decision, the result of sociopolitical practices » (1994: 107). En somme,
l’Indien et le Blanc sont les pôles d’un continuum identitaire sur lequel le Mestizo occupe
une position hiérarchique intermédiaire qui relie les deux mondes tout en marquant la
profondeur de la fissure qui les sépare.
Il est important de souligner que les inégalités ethniques peuvent cohabiter avec d’autres
types de discrimination. Par exemple, suite à ses observations faites au Pérou, De la Cadena
a démontré que le genre peut se juxtaposer à l’ethnicité pour structurer et légitimer les
inégalités sociales au profit des hommes et des Blancs. Elle a démontré qu’au cœur du
patriarcat latino-américain, la modernisation a renforcé l’indianisation des femmes, alors
26
qu’elle a ouvert les possibilités d’une plus grande mobilité sociale20 pour les hommes (De
la Cadena, 1995: 343). En somme, dans cette société où les inégalités prennent racine dans
l’histoire et sont maintenues dans le discours, la femme indienne des campagnes occupe le
bas de la pyramide sociale tandis que l’homme blanc de la ville occupe la position la plus
valorisée.
Mary Weismantel a étudié les processus d’échange à travers lesquels les rapports ethniques
hiérarchisés sont mis en scène et recréés au quotidien dans les marchés en Équateur (2001);
son analyse apporte, à mon avis, une compréhension nuancée et fort à propos de la
dynamique ethnique dans les Andes. Weismantel explique entre autres que les catégories
ethniques populaires amènent une polarisation de l'ensemble de la population andine entre
ceux qui sont « inférieurs » et ceux qui sont « supérieurs ». À son avis, cette situation dilue
la diversité ethnique au profit d’une vision binaire et réductrice des groupes sociaux; les
catégories populaires (Indien, Meztizo et Blanc) seraient en quelque sorte le résultat de
cette polarisation. Weismantel en conclut que la division sociale entre le monde indien et le
monde des Blancs correspond à une dialectique particulière où le Mestizo n’existe pas
vraiment : les Indiens s’en méfient tout autant qu’ils se méfient des Blancs, et les Blancs les
méprisent tout autant que les Indiens. Selon cette même auteure, la dynamique entre Indien
et Blanc correspond à « a racist system that, like capitalist modernity, is divided into two
halves that do not make a whole » (2001 :xxxiii).
Évidemment, on peut s’attendre à une résistance des acteurs autochtones face à une telle
stigmatisation des identités indiennes. L’anthropologue Pierre Beaucage explique que les
identités indiennes contemporaines se sont forgées aux cours de longs processus historiques
de sélection, d’acceptation et de refus, lesquels ont permis aux Autochtones de résister à
l’assimilation. D’après ce même auteur, ce sont ces processus internes de « filtration de
l’étranger » qui auraient permis le maintien d’identités autochtones distinctes de la société
créole (Beaucage 1987). Confimant ces propos pour les communautés autochtones des
Andes, Labrousse a écrit:
20 Pour De La Cadena, ce processus de dé-indianisation qui accompagne souvent l’ascention sociale participe à renforcer les idéologies racistes qui condamnent alors davantage l’identité indienne à la pauvreté et à la
marginalisation.
27
Toutes ont subi profondément l’impact de la colonisation, puis du mercantilisme et du capitalisme et leur structure et leur fonctionnement n’ont
sans doute peu à voir avec ce qu’ils étaient à l’origine. Mais les éléments apportés par l’extérieur ont été aussi assimilés dans un but d’autopréservation…
(Labrousse, 1985 : 30).
En outre, les identités indiennes contemporaines prouvent que les acteurs peuvent intégrer
les éléments qui leur sont imposés selon une logique culturelle qui leur est propre sans que
leur identité ethnique soit appelée à disparaître. Cette dimension m’a amenée à explorer la
dynamique ethnique entre Autochtones et non Autochtones sous l’angle de la résistance,
troisième champ conceptuel de ma recherche. Dans la section suivante, j’aborde donc les
dimensions théoriques de la résistance qui sont pertinentes pour cette recherche.
1.1.3 LA RÉSISTANCE
...one can only appreciate the ways in which resistance can be more than opposition, can be truly creative and transformative,
if one appreciates the multiplicity of projects in which human beings are always engaged, and the multiplicity of ways in which
those projects feed as well as collide with one another (Ortner, 1995 :191).
1.1.3.1 Approches théoriques de la résistance
Plusieurs auteurs insistent sur le fait que la résistance s’articule, tout comme le pouvoir,
autant dans la pratique que dans le discours (Bleiker, 2000; Foucault, 2005; Scott, 1990).
La résistance est alors conçue comme ayant un aspect symbolique et un aspect pratique. Sur
le plan du discours, la résistance correspond à la lutte contre les idéologies de la domination
tandis que dans la pratique, elle s’observe à travers les luttes concrètes, mais pas
nécessairement directes, qui sont menées pour minimiser la supériorité des dominants et
l’infériorité des subalternes (Scott, 1990).
Selon Foucault, il n’y a pas de centre rationnel du pouvoir, le pouvoir n’est donc pas
localisé dans les appareils de l’État; il est plutôt situé dans les réseaux de relations qui
existent entre les acteurs, dans les institutions et dans les discours. Ainsi, avec Foucault, on
conçoit le pouvoir comme une relation construite historiquement. Pour ce même auteur, là
où il y a du pouvoir, il y a aussi de la résistance; la résistance n’est pas extérieure au
pouvoir, elle en est l’opposé irréductible (2005). Cette position théorique peut être enrichie
par celle de Gramsci, penseur italien de la première moitié du XXe siècle. Selon ce dernier,
28
le processus de domination n’est jamais complété, car le consentement des subordonnés
cohabite toujours avec certaines formes de résistance qui minent le projet hégémonique de
la classe dominante (Mittleman et Chin, 2005). Enfin, à partir de son point de vue
particulier de politologue pratiquant l’ethnographie, James Scott argumente que le pouvoir
n’est pas comme une structure immuable, mais plutôt une relation dynamique au sein de
laquelle les acteurs subordonnés jouent eux aussi un rôle politique actif. Scott considère
que les groupes qui ont peu de pouvoir ont eux-aussi une vie politique et ce, même lorsque
les conditions répressives ne permettent pas de déceler des actes de résistance ouverte de
leur part au niveau macroscopique21.
Enfin, d’après Gramsci, c’est dans la vie quotidienne que se développe la conscience
contre-hégémonique, qui est essentielle à la révolution (Mittleman et Chin, 2005).
D’ailleurs, Bleiker souligne que la trop grande attention qui est portée aux révolutions
spectaculaires masque la lente transformation des valeurs qui la précèdent (Bleiker, 2000).
Le fait de reconnaitre un spectre aussi vaste de formes possible de la résistance permet
d’étendre l’étude de la résistance à des domaines de recherche beaucoup plus variés. James
Scott a consacré plusieurs travaux à l’étude des formes informelles, indirectes et souvent
invisibles que peut prendre la résistance des acteurs relativement dépourvus de pouvoir. Il
en a tiré certaines notions théoriques qui sont pertinentes pour cette recherche : la résistance
de tous les jours, l’infrapolitique et la transcription cachée.
La « résistance de tous les jours » (everyday resistance) correspond aux moyens
socialement constitués qui sont employés par les subordonnés pour contester, de façon
détournée, leur condition de domination (1985). Comme l’explique Scott, la résistance de
tous les jours vise les mêmes objectifs stratégiques que la résistance ouverte sauf que sa
discrétion et son anonymat en font une forme de résistance mieux adaptée aux situations où
les rapports de force rendent l’opposition ouverte trop risquée; elle existe parallèlement à
une soumission apparente, et elle évite toute confrontation directe avec l’autorité.
21 Il faut souligner que le fait de reconnaître que les individus qui ont peu de pouvoir disposent d’une certaine marge de manœuvre à partir de laquelle ils peuvent agir sur leur réalité (agency) ne signifie pas qu’on nie les lourdes contraintes
qui sont susceptibles de miner leur capacité d’action (Ortner, 2006: 130).
29
Pour Scott, la résistance de tous les jours se joue à un niveau du social qui échappe au radar
d’analyse des sciences politiques traditionnelles. Il suggère la notion « infrapolitique » pour
qualifier le niveau sur lequel le chercheur doit s’attarder pour détecter et comprendre ces
formes et ces expressions de la vie politique qui sont ni publiques ni formellement
organisées. La formulation dichotomique proposée par Scott entre la résistance au niveau
politique et la résistance au niveau infrapolitique présente de nombreux avantages
analytiques. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que l’infrapolitique et le politique se
situent à différentes échelles d’un même processus. Scott explique d’ailleurs que le discours
et les pratiques de résistance qui relèvent de l’infrapolitique soutiennent, accompagnent et
préparent la résistance ouverte (1990).
La résistance qui se produit au niveau infrapolitique peut être détectée à partir de la notion
de ce que Scott nomme la « transcription cachée » (hidden transcript). La transcription
cachée correspond au discours alternatif que tiennent les subordonnés en coulisse de la
sphère publique; c’est la dimension discursive de la résistance de tous les jours. Scott
précise que ce type de discours est camouflé « entre les lignes » du discours public sous
forme de rumeurs, de blagues, de récits mythiques, etc. (Scott, 1990 : 183).
Le fait d’accorder une attention particulière à la variabilité des formes et des expressions
locales de la résistance de tous les jours peut servir à comprendre plus en profondeur
comment les changements sociaux qui sont visibles et publics se construisent au quotidien,
dans l’ombre de la sphère publique, à travers des formes de résistance qui sont invisibles à
une échelle d’analyse globale. D’ailleurs, de nombreux chercheurs intéressés par les
mouvements sociaux ont vu la nécessité d’élargir leur objet d’étude vers des échelles plus
informelles et invisibles des luttes de pouvoirs dans le but de mieux saisir la complexité du
processus de résistance politique. Depuis les années 1990, l’étude de la résistance en
Amérique latine s’est inscrite dans cette tendance, offrant certains rapprochements avec les
différentes approches théoriques de la résistance qui furent présentées jusqu’ici.
1.1.3.2 La résistance politique en Amérique latine
Il faut d’abord mentionner que la culture politique en Amérique latine tend à favoriser
l’exclusion politique des masses; les relations politiques y sont traditionnellement perçues
comme une extension des relations privées de l’élite. Dans l’histoire, une distance a donc
30
été créée entre le politique et la société civile latino-américaine. Or, depuis environ 198022,
on assiste à une multiplication des formes organisées de résistance dans la région (Escobar,
1992). On observe que des groupes subordonnés et marginalisés sont de plus en plus
engagés dans des luttes ouvertes, organisées, concertées, institutionnalisées. Ainsi, depuis
30 ans, on voit émerger dans le paysage latino-américain de nouvelles formes de résistance
qui traversent les frontières et les cadres traditionnels de la résistance politique. Ces luttes
sont parfois supportées par des réseaux de communication et de collaboration translocaux
et même transnationaux.
Ces nouvelles formes de résistance sont largement analysées dans le cadre de l’étude des
mouvements sociaux. Au sein de ce champ d’études, de nombreux spécialistes de
l’Amérique latine estiment que la « théorie des nouveaux mouvements sociaux » (Cohen,
1985; Melucci, 1989) est particulièrement pertinente pour analyser les formes collectives
de résistance dans la région latino-américaine.
La théorie des nouveaux mouvements sociaux se fonde sur un argument principal : les
mouvements sociaux ne peuvent pas être définis seulement en termes de catégories
politiques et économiques, il faut aussi les replacer dans les domaines sociaux et culturels.
Cette approche constitue clairement une critique à l’endroit des théories traditionnelles qui
encourageaient surtout les chercheurs à concentrer leurs recherches vers les aspects visibles
et mesurables de l’action collective, et donc d’en négliger les aspects moins visibles,
comme ceux de la culture et de la vie quotidienne (Alvarez et Escobar, 1992). La théorie
des nouveaux mouvements sociaux ouvre donc la voie à une plus grande communication
entre, d’une part, l’analyse de la contestation politique ouverte et institutionnalisée, qui est
l’objet de l’étude plus traditionnelle de la résistance et, d’autre part, l’analyse de la
résistance plus discrète et quotidienne que Scott situe au niveau infrapolitique.
Selon cette approche théorique, il y a coexistence entre les fonctions instrumentales
(comme les stratégies employées pour favoriser l’inclusion politique et la mobilisation de
ressources) et les fonctions culturelles des mouvements sociaux (comme la prolifération de
réseaux informels visant la construction de nouvelles formes de solidarité identitaire).
22 Cette date correspond grossièrement à la fin des dictatures militaires dans la région. Le contexte spécifique du retour
à la démocratie en Bolivie sera explicité au prochain chapitre.
31
Ainsi, la théorie des nouveaux mouvements sociaux élargit la conceptualisation de l’action
politique en s’intéressant non seulement à l’étude des mouvements sociaux qui contestent
directement l’autorité, mais aussi à ceux qui la contestent indirectement. Ce genre
d’approche permet d’aller au-delà du politique pur et dur et donc de comprendre de façon
plus large la dynamique sociale (Snow, 2004).
Comme l’explique Nash (2005), la théorie des nouveaux mouvements sociaux a rendu
visibles de nouveaux acteurs sociaux. Ces derniers sont rassemblés en fonction de facteurs
de mobilisation autres que la classe sociale, comme l’appartenance ethnique, le genre, la
race, l’orientation sexuelle ou la religion. À l’époque de la mondialisation des marchés
économiques et des moyens de communication, Alvarez, Dagnino et Escobar (1998)
considèrent que ces nouvelles identités résistantes constituent la clé d’une lutte politique
plus large pouvant déboucher sur une transformation réelle des sociétés latino-américaines.
1.1.3.3 La résistance dans le contexte global
Alvarez, Dagnino et Escobar soulignent que le discours et les pratiques qui sous-tendent les
mouvements sociaux contemporains sont le résultat d’une réappropriation locale
d’éléments qui existent déjà dans le monde globalisé qui les entoure; le discours et les
pratiques des acteurs sociaux engagés dans une telle lutte politique sont « never pure,
always hybrid but nevertheless showing significant contrasts in relation to dominant
cultures » (1998 :8).
Dans un même ordre d’idée, Michelletti explique qu’à l’époque contemporaine, les idées
globales qui sont prônées par la communauté internationale comme les droits humains, la
démocratie ou même l'humanisation de la naissance23 peuvent être réappropriées
localement pour ensuite prendre littéralement racine dans la conscience populaire des
différentes sociétés du monde. De son côté, Sahlins utilise le concept d’« indigénisation de
la modernité » pour décrire les phénomènes de réappropriation des éléments modernes par
les groupes autochtones contemporains (1999). Enfin, nous considérerons que la
consolidation de mouvements sociaux par les groupes autochtones au cours des dernières
23 La RELACAHUPAN (Red latinoamericana y del caribe por la humanización del parto y del nacimiento) est un
exemple de réappropriation par les femmes latino-américaines des principes et valeurs issues des divers mouvements pour l’humanisation de la naissance dans le monde; le Réseau bolivien pour l’humanisation de l’accouchement et de la
naissance (REBOHUPAN) y est affilié.
32
décennies correspond à ce genre de phénomène de réappropriation du global à l’échelle
locale; ces mouvements ne sont pas isolés du reste du monde, au contraire ils s’inscrivent
pleinement dans le contexte global de mondialisation des marchés et d’accélération des
communications.
Enfin, selon Alvarez, Dagnino et Escobar, les contestations d’ordre culturel qui sont
déployées par les mouvements sociaux contemporains contribuent à redéfinir les
significations et les limites du système politique. Localement, les luttes sociales deviennent
donc de véritables « guerres d’interprétation » où les idées globales sont contestées et
négociées. Ainsi, peu importe qu’ils accèdent ou non au pouvoir, les mouvements sociaux
ont le potentiel de transformer la société puisqu’ils remettent en question la culture
politique dominante (c'est-à-dire la construction sociale particulière à une société qui établit
ce qui compte comme du politique) ainsi que les notions provenant de la communauté
internationale.
Social movements not only have sometimes succeeded in translating their agendas into public policies and in expanding the boundaries of institutional
politics but also, significantly, have struggled to resignify the very meanings of received notions of citizenship, political representation and participation, and, as a consequence, democracy itself (Alvarez, Dagnino et Escobar, 1998 :2).
1.1.3.4 La résistance autochtone
Pour Pierre Beaucage la résistance des Autochtones s’inscrit depuis des siècles au niveau
de leurs pratiques quotidiennes et de leurs croyances culturelles, par le biais de la
reproduction continue d’une barrière ethnique destinée à créer et préserver une identité
distincte de l’autre qui les opprime. Ce même auteur a proposé la notion de « cultures de
résistance » pour saisir comment le refus discret mais obstiné des groupes autochtones face
à la domination, au racisme et à l’acculturation a pu se cristalliser à travers le temps jusqu’à
devenir indissociable de leur identité (1987). La résistance serait donc en quelque sorte une
dimension des identités indiennes contemporaines, leurs octroyant un potentiel unique de
lutte pouvant être exprimé ou non selon le contexte. Au début des années 1980, le contexte
international sembait favorable à ce genre de résistance.
À partir des années 1970, alors qu’on prédisait leur extinction prochaine en tant que
groupes ethniques distincts, les Autochtones d’un peu partout ont commencé à se faire
33
entendre. D’abord cantonnés à l’échelle locale et régionale, ils se sont progressivement
projetés sur la scène internationale pour imposer leurs demandes par delà les frontières des
États Nations qui les étouffaient (Beaucages, 1987). Dans la littérature, on parle de « réveil
autochtone » étant donné le commencement brusque et la montée rapide des mouvements
autochtones24. Partout sur les continents américains, ce réveil s’est manifesté par
l’émergence d’une multiplicité de nouveaux mouvements sociaux de résistance composés
par des Autochtones et supportés par les courants d’idées mondiaux comme la démocratie
et la défense des droits humains. Il faut souligner qu’au moment où les Autochtones ont
choisi de se tourner vers l’extérieur pour organiser leur lutte, le transfert des questions
autochtones sur la scène internationale était devenu essentiel pour freiner les politiques de
développement assimilationnistes qui mettaient en péril leur existence même en tant que
groupes ethniques (Morin et Saladin d’Anglure, 2002).
Les mouvements sociaux qu’on associe au réveil autochtone se sont développés en rupture
par rapport aux anciennes insurrections indiennes contre l’ordre colonial ou néocolonial
(plus ponctuelles dans le temps et exclusivement fondées sur la violence); ils se distinguent
également des luttes armées révolutionnaires des années 1960 à 198025 qui visaient à
éliminer les différences culturelles (ou au mieux à les instrumentaliser). De manière
générale, les mouvements autochtones contemporains sont inscrits dans la durée, ils
affichent un caractère pacifique et ils prônent l’affirmation des différences culturelles dans
le cadre d’un nouveau pacte national (Le Bot, 2009). Malgré des orientations et des
contextes d’émergence similaires, les différents mouvements autochtones contemporains
ont suivi des trajectoires variées. À certains moments clés, ils se sont fait écho au-delà des
frontières nationales, mais ils n’ont jamais obéi à une organisation transnationale concrète.
Certains ont pris de l’ampleur jusqu’à se projeter sur la scène nationale comme ce fut le cas
en Bolivie. Partout, ces mouvements ont rendu possible la transformation historique des
24 Les différents mouvements sociaux autochtones présentent de nombreux points de convergence (même période
d’émergence, contextes de développement similaires, orientations communes), mais ils n’obéissent pas à une
organisation transnationale et les rares mobilisations conjointes n’ont pas suffit à faire naître un mouvement panindien. On parle donc d’un «mouvement de mouvements» dont les luttes sont dispersées sur le territoire américain et qui sont
éloignées par des différences culturelles et historiques de même que par des contextes nationaux distincts. (Le Bot,
2009 : 14). 25 « L’Amérique latine est souvent encore identifiée avec la figure de Che Guevara. Les mouvements indiens sont au
plus loin de ce modèle […] Ils ont surgi alors que les guérillas refluaient ou étaient écrasées. Ils ont parfois été pris dans l’engrenage des conflits armés, mais ne se sont développés en s’en écartant et en refusant la logique politico-
militaire » (Le Bot, 2009 :10).
34
Indiens en acteurs politiques en plus de déboucher sur un rayonnement international de la
cause autochtone (Brysk, 2000; Morin et Saladin D’Anglure, 2002; Ramos, 2002). «… ces
Indiens cherchent des voies pacifiques pour vivre ensemble, égaux et différents dans le
cadre des sociétés nationales et en s’ouvrant à un monde globalisé» (Le Bot, 2009 : 345).
Les mouvements autochtones correspondent à des phénomènes de mondialisation par le
bas26; ils se sont développés en réaction à l’effet marginalisant de la mondialisation et
grâce aux nouvelles opportunités qu’elle a permis de créer. À travers la mise en place de
mouvements de résistance par-delà les frontières de leur communauté et par le biais de leur
participation à des événements internationaux, les membres des premiers peuples se sont
appropriés de nouveaux outils de lutte disponibles dans le monde globalisé au profit de la
réalisation de leurs objectifs propres (Brysk, 2000; Sissons, 2005).
À cet égard, le sociologue Yvan Le Bot a remarqué que les acteurs des mouvements
autochtones contemporains « sont habituellement issus d’expériences de modernisation,
d’intégration et de développement» (2009: 13). Les questions et les défis auxquels ces
acteurs sont confrontés sont donc les mêmes que ceux que pose au reste du monde la
mondialisation des marchés sur le modèle néolibéral en vigueur : les migrations massives,
les identités mouvantes et éclatées, l’accentuation de la discrimination ethnique et
l’approfondissement des inégalités sociales. S’ils puisent dans leur histoire pour définir leur
mouvement, c’est dans un esprit d’ouverture vers l’avenir car « Nowhere in the indigenous
world are reappropriations regarded as returns to past; rather they are always reimagination
of the future. » (Sissons, 2005 : 11).
Enfin, les Autochtones comptent aujourd'hui parmi les rares acteurs politiques qui se
mobilisent à la fois pour des enjeux politiques, sociaux et culturels. Leurs différents
mouvements ont contribué de manière significative à étendre le champ de la démocratie
dans des sociétés latino-américaines à forte proportion autochtone, mais au-delà de leurs
gains sur la scène politique formelle, ils ont aussi et surtout ébranlé les idéologies racistes
dominantes, initiant du coup des changements sociaux profonds et irréversibles.
26 L’expression «mondialisation par le bas» fait référence à divers secteurs de la société civile mondiale qui
s’organisent pour défendre des valeurs opposées aux processus de mondialisation qui sont imposés par le haut (par les élites économiques et les multinationales) comme la défense des doits humains, la lutte contre la pauvreté, l’équité de
genre, le respect de la diversité culturelle et la paix.
35
Un renversement historique de la question indienne s’est opéré : de la soumission à l’émancipation; de la résistance passive à l’initiative; du repli sur
soi ou de l’insurrection sans lendemain à des actions collectives organisées qui s'inscrivent dans la durée; de la reproduction de la tradition à la production de
nouveaux liens sociaux et d’un nouvel imaginaire; de la honte de soi à l’estime de soi; du racisme intériorisé à l’affirmation de l’égalité dans la différence (Le Bot, 2009 : 42).
1.2 BASES MÉTHODOLOGIQUES DE LA RECHERCHE
La première partie de ce chapitre a fait ressortir les intersections des trois champs
conceptuels retenus pour ancrer cette recherche dans la littérature, le défi étant d’arriver à
déceler les lieux et les expressions concrètes de ces intersections. La méthodologie a été
conçue de façon à relever ce défi, particulièrement sur une échelle locale à partir d’une
analyse des rapports quotidiens entre Autochtones et non Autochtones autour de la
naissance.
Dans cla présente partie, j’exposerai tout d’abord la question centrale qui émerge de la
problématique de recherche qui vient d’être présentée. Puis, je décrirai les stratégies
auxquelles j’ai fait appel pour opérationnaliser les différents éléments théoriques de la
problématique qui se retrouvent dans la question. Je détaillerai ensuite les méthodes
d’enquête que j’ai privilégiées pour y répondre concrètement. Enfin, je ferai une brève
description du matériel amassé lors de la collecte de données en plus de discuter de
certaines considérations d’ordre éthique ayant influencé l’ensemble de ma démarche
méthodologique.
1.2.1 QUESTION DE RECHERCHE
L’ensemble des éléments théoriques soulevés dans la première partie m’amène à poser la
question suivante comme point de départ pour cette recherche : Dans le cadre des
transformations sociales qui sont en cours en Bolivie, dans quelle mesure les pratiques
et les discours qui entourent l’accouchement dans la zone rurale de migration du
Chapare sont-ils le reflet de la persistance des rapports ethniques hiérarchisés entre
Autochtones et non Autochtones au sein de la société et de la force de la résistance
autochtone au pays?
36
Cette question reprend les principaux éléments théoriques soulevés dans la section
précédente tout en les replaçant dans le contexte bolivien actuel27. Elle interroge la façon
dont les rapports ethniques et les relations de pouvoir sont négociés par les acteurs à
l’échelle locale, et ce, par le biais de l’étude des pratiques et des discours entourant
l’accouchement. Pour répondre adéquatement à cette question, il faut faire appel à une
stratégie efficace afin d’opérationnaliser28 les différents concepts théoriques qui sont
abordés.
1.2.2 STRATÉGIE DE RECHERCHE EN TROIS AXES
Localisée dans une région où la force de la résistance autochtone est frappante et où les
inégalités ethniques sont flagrantes, cette recherche envisage l’expérience d’accouchement
des femmes autochtones migrantes du Chapare comme un objet d’étude en soi, mais aussi
comme une opportunité d’aborder les questions de la résistance et des rapports ethniques
sous un angle autrement inaccessible.
Pour réaliser cette recherche, j’ai fait appel à une méthodologie de recherche qualitative de
type empirico inductif. Ce choix méthodologique signifie d’une part que les bases
théoriques de la problématique ont été éprouvées et réajustées à la lumière de la réalité du
terrain (Chevrier, 1992). Ainsi, le processus de recherche a donné lieu à un mouvement
d’aller-retour continu entre le matériel théorique et les données empiriques. D’autre part,
les résultats de cette recherche ont pu être nuancés ou approfondis au besoin par les bases
théoriques de la problématique, mais ils correspondent principalement à l’analyse des
données recueillies directement sur le terrain.
Pour assurer l’articulation entre les bases théoriques de cette recherche et la réalité concrète
du terrain, j’ai choisi d’organiser mon travail selon trois grands axes. Ces derniers font écho
aux trois champs conceptuels élaborés plus haut tout en étant étroitement liés au contexte
spécifique de l’étude; ils correspondent à trois lignes directrices qui furent suivies à travers
tout le processus de recherche. Les trois axes de cette recherche sont :
la coexistence de différents modèles de la naissance;
27 Le contexte de la recherche est détaillé au chapitre 2. 28 Le terme opérationnaliser fait référence à la démarche par laquelle les concepts théoriques abstraits peuvent être
travaillés de manière concrète, à partir du traitement de données empiriques.
37
les rapports ethniques hiérarchisés entre Autochtones et non Autochtones;
et l’affirmation et la résistance autochtone
Ces trois axes de recherche ont dirigé mon attention, mon regard et mes questions tout au
long de la collecte de données, le tout dans le but de faire ressortir de la réalité concrète les
informations utiles pour cette recherche. Voici dans le détail comment chacun de ces axes
permet de créer un pont entre la théorie et la pratique.
La coexistence de différents modèles de la naissance
Ce premier axe a dirigé cette recherche vers l’étude des choix que font les femmes au
moment de mettre au monde leurs enfants ainsi que vers les discours qui supportent les
différentes pratiques locales en périnatalité. Cet axe a donc permis de cibler les données
nécessaires pour décrire comment les différents modèles de la naissance sont vécus,
compris et négociés par les acteurs locaux à Villa Tunari29. En outre, cet axe permet de
rejoindre plusieurs éléments théoriques de la problématique traitée comme le pluralisme
médical (Benoist, 1996; Leslie, 1981), la ritualisation de la naissance (Davis-Floyd, 1997;
Jordan, 1980), l’hégémonie du modèle biomédical (Baer, 2003) et la négociation des
savoirs (Long, 1992). Enfin, on peut dire que ce premier axe propose plusieurs
entrecroisements avec les deux autres axes de recherches puisque la relation qui existe entre
les modèles de la naissance est forcément influencée par la dynamique sociale complexe
dans laquelle elle se développe. Les deux autres axes ont permis d’analyser les mêmes
phénomènes sociaux, mais cette fois dans l’optique d’une compréhension plus large des
rapports de forces qui se jouent localement.
Les relations ethniques hiérarchisées
Ce deuxième axe m’a surtout amené à soulever les discours racistes qui affectent les
rapports sociaux à Villa Tunari. Sur le plan théorique, cet axe met à profit différents
éléments théoriques associés au champ conceptuel des rapports ethniques comme la fluidité
des frontières ethniques (Barth, 1995), la naturalisation de la différence ethnique (Eisenman
et Weismantel, 1998), la stigmatisation de l’identité indienne (Lavaud, 2001), le racisme
29 Villa Tunari est une vaste section municipale située dans la province du Chapare, une des trois provinces de la zone tropicale du département de Cochabamba; elle compte environ 65 000 habitants, principalement des Autochtones
andins migrants de première, deuxième ou troisième générations.
38
silencieux (De la Cadena, 1998), la polarisation de la population (Weismantel, 2001) et
l’indianisation de la femme (De la Cadena, 1995). Bien entendu, j’ai pu observer, à travers
le parcours et le discours des différents informateurs, comment les identités ethniques sont
négociées localement et comment cette dynamique est vécue intimement par les femmes.
L’affirmation et de la résistance autochtone.
Le troisième axe a plutôt orienté ma recherche vers différents aspects macropolitiques liés à
la montée des mouvements sociaux autochtones ainsi que sur leur portée à une échelle
moindre, au niveau des luttes de pouvoir plus discrètes entre les acteurs dans leur vie
quotidienne. Cet axe rejoint différents éléments théoriques : la culture de résistance
(Beaucage, 1987), la résistance quotidienne ou infrapolitique et la transcription cachée
(Scott, 1990), la dimension culturelle des mouvements sociaux (Cohen, 1985; Melucci,
1989; Alvarez, Dagnino et Escobar, 1998), les nouveaux mouvements sociaux et les
mouvements autochtones contemporains (Brisk, 2000; Nash, 2005; Stewart-Harawira,
2005) et l’indigénisation de la modernité (Sahlins, 1995).
Sur le terrain, l’axe de l’affirmation autochtone a orienté la collecte de données, d’une part,
vers les pratiques et discours collectifs visant la revalorisation autochtone et, d’autre part,
vers les pratiques et les discours individuels qui défendent ou promeuvent les valeurs et les
croyances se rapportant à la culture autochtone d’origine. Ce dernier axe m’a donc permis
de poser un regard à la fois sur la résistance politique organisée des Autochtones migrants
de Villa Tunari, qui est plus visible, et sur la résistance informelle de ces mêmes acteurs
face aux rapports ethniques hiérarchisés.
Synthèse
En somme, cette stratégie de recherche en trois axes permet de rendre concrètement
observables sur le terrain les principaux éléments théoriques de la problématique. Ainsi, les
conclusions de cette recherche pourront faire directement référence aux concepts théoriques
qui sont au cœur de la problématique tout en étant solidement ancrés dans la réalité qu’elle
tente de saisir.
39
1.2.3 COLLECTE DES DONNÉES
1.2.3.1 Séjour sur le terrain
La collecte de l’ensemble des données pour cette recherche s’est déroulée dans le cadre
d’un séjour en Bolivie30 entre janvier et avril 2009. Au cours de ce voyage, j’ai d’abord
séjourné à La Paz, la capitale administrative du pays. J’y ai visité le département des
sciences sociales à l’Université Mayor de San Andrés, où j’ai pu parcourir la littérature
scientifique la plus récente au sujet de la santé reproductive des femmes en Bolivie. De
plus, j’y ai rencontré deux professeures, une anthropologue et une sociologue, toutes deux
spécialistes des questions de genre et de la santé reproductive des femmes31. Ces dernières
m’ont permis d’entrer en contact avec le réseau bolivien d’humanisation de la naissance et
de l’accouchement qui est également basé à La Paz (REBOHUPAN) et qui est la seule
organisation à militer officiellement pour l’amélioration des conditions d’accouchement au
pays. J’ai également fait de la recherche documentaire dans les archives de diverses
organisations32 à La Paz où j’ai eu accès aux politiques nationales en santé de même qu’à
quelques statistiques nationales pertinentes qui m’ont permis de me familiariser avec le
discours officiel et les politiques en vigueur en périnatalité à l’échelle nationale.
Je me suis ensuite rendue au Chapare, dans le département de Cochabamba, à 12 heures de
route de La Paz. C’est dans cette région située au pied de la cordillère des Andes et au
commencement du vaste bassin amazonien que s’est déroulée la collecte des données qui
ont servi à la présente étude. Plus précisément, je me suis rendue dans certains villages de
la municipalité de Villa Tunari, une sous-division administrative de la province du Chapare
dans la zone tropicale du département de Cochabamba33.
J’ai choisi de mener mon étude dans cette région34, car aucune étude anthropologique
n’avait encore été conduite sur les conditions locales d’accouchement. Pendant mon séjour
de 8 semaines dans la région, mon travail de recherche a principalement gravité autour du
village de Villa Tunari, car on y retrouve le plus important hôpital de la région, de même
30 Voir la situation géographique du terrain de l’étude à l’annexe 1. 31 Il s’agit de Susana Rance, sociologue, et de Jacqueline Michaux, anthropologue. 32 Dont l’Organisation panaméricaine de la santé et l’ONG Save the Children. 33 Voir les cartes de la division provinciale du département de Cochabamba puis de la division municip ale du Chapare à l’annexe 2. 34 J’ai également habité à Villa Tunari de mai 2005 à février 2006.
40
que le siège des organisations paysannes de toute la zone tropicale du département de
Cochabamba, organisations qui sont très influentes au sein des mouvements sociaux
autochtones à l’échelle nationale. J’ai aussi fait du travail de recherche à Chipiriri et à
Villa 14 de Septiembre, deux communautés rurales située à respectivement 30 et 45
minutes de transport routier du village de Villa Tunari et qui appartiennent aussi à la sous
section municipale du même nom35.
1.2.3.2 Techniques d’enquête
C’est principalement à partir de la voix des femmes autochtones migrantes du Chapare que
j’ai voulu répondre à ma question de recherche. J’ai donc eu recours à des techniques
d’enquête favorisant la création d’un rapport de confiance entre le chercheur et les
informateurs, en insistant davantage sur la richesse ethnographique des données recueillies
auprès de chacune des personne rencontrées que sur la taille de l’échantillon. La plupart des
techniques d’enquête utilisées pour cette recherche relèvent donc de la méthode de
recherche qualitative et s’inscrivent dans la tradition ethnographique en anthropologie.
J’ai surtout eu recours à trois techniques de recherche qualitative très utilisées
en anthropologie et qui sont mutuellement complémentaires : l’observation participante, les
entrevues semi-dirigées et les entrevues de type récit de vie. Pour compléter ce matériel,
j’ai également fait de la recherche documentaire sur place ainsi que des entrevues
informelles avec différentes chercheuses et professionnelles impliquées dans le domaine de
l’accouchement des femmes autochtones en Bolivie. Cette variété de techniques d’enquête
a permis de mener mon étude à la fois au niveau du discours officiel (par l’entremise des
archives), du discours informel (par le biais des entrevues) et des pratiques (grâce à
l’observation participante, aux récits de vie et aux statistiques des institutions locales de
santé publique).
L’observation participante
L’observation participante a été réalisée dans divers contextes quotidiens de même que
dans certains événements clés. Ma première expérience d’observation participante s’est
tenue lors de la rencontre mensuelle de la REBOHUPAN à La Paz en février 2009. Le
35 L’emplacement de chacune des institutions de santé visitées peut être identifié sur la carte du réseau municipal des
services de santé, disponible en ligne : http://tinkuvilla.com/documentos/47_Mapa_07.pdf (consulté le 30 avril 2011).
41
groupe était composé de Boliviennes citadines de différents horizons et classes sociales,
dont des étudiantes, des infirmières, deux sages-femmes traditionnelles aymaras et un
médecin. Cette rencontre a été très utile pour m’informer sur les conditions locales
d’accouchement en milieu hospitalier et pour comprendre l’ouverture qui existe, dans le
discours comme dans la pratique, pour des pratiques alternatives dans les hôpitaux du pays.
À Villa Tunari, j’ai eu l’occasion de faire de l’observation participante dans un bureau de
consultation médicale réservé aux suivis de grossesse. Ces séances d’observation se sont
échelonnées sur six semaines, toujours dans le même bureau et en compagnie de la même
médecin généraliste, une femme non autochtone sans enfant. J’ai eu la chance d’y observer
les interactions entre la médecin en poste et des dizaines de patientes autochtones migrantes
résidant dans différentes communautés de la région, dont certaines communautés très
éloignées et difficilement accessible. Ces observations ont été essentielles à ma
compréhension des discours et des pratiques qui façonnent localement les relations entre
Autochtones et non Autochtones. Les nombreux échanges informels avec la médecin m’ont
également permis de me familiariser avec la configuration locale du modèle biomédical de
la naissance, c’est-à-dire les pratiques qui sont préconisées et les croyances sur lesquelles
elles s’appuient. Ces séances d’observation participante ont grandement facilité mon
interprétation ultérieure de l’ensemble des données, notamment parce qu’elles m’ont
permis de mieux interpréter les témoignages des participantes quant à leur relations avec les
médecins. L’observation des interactions entre médecins a également été très instructive à
plusieurs égards. Enfin, l’analyse réflexive de l’impact de ma présence en tant que
chercheure étrangère dans ce milieu fut également utile pour consolider certaines pistes
d’interprétation.
De plus, ma présence continue au sein de l’hôpital de Villa Tunari m’a permis d’organiser,
à la fin de mon séjour sur le terrain, un groupe de discussion sur l’humanisation de la
naissance avec le personnel de santé de l’hôpital, dont plusieurs résidents en médecine. Mes
observations lors de ce groupe de discussion m’ont permis de constater l’écart qui existe
entre les pratiques en vigueur et les discours officiels en matière de soin périnatals. La
participation des résidents m’a aussi permis d’actualiser mes connaissances sur le contenu
de la formation médicale en Bolivie.
42
J’ai également fait de l’observation participante à une rencontre mensuelle de la Fédération
des femmes paysannes de la région36. Plus de 150 femmes provenant de toutes les
communautés de la zone tropicale de Cochabamba y étaient réunies. Cette journée fut
décisive quant à ma compréhension concrète du fonctionnement interne de l’organisation
paysanne ainsi que de la réalité des femmes paysannes provenant des communautés les plus
éloignées de la région. J’y ai également établi de nombreux contacts, notamment avec les
dirigeants et les membres de la mairie, qui m’ont ensuite permis de recruter plus facilement
des participantes issues de communautés éloignées en plus de faciliter mon accès aux
archives municipales.
Finalement, j’ai participé à de nombreuses reprises et de manière informelle à différents
contextes de vie quotidienne réunissant plusieurs femmes. Entre autres, j’ai fait de
l’observation participante dans la cuisine d’un restaurant où les employées sont toutes des
femmes, dont plusieurs mères. J’ai aussi passé de nombreuses heures avec des femmes
commerçantes établies soit au bord de la route de manière informelle, soit au marché de
Villa Tunari. Enfin, j’ai pu discuter avec les mères de famille dans les files d’attente des
différentes institutions de santé visitées. Ces séances d’observation de situations de la vie
quotidienne m’ont permis, d’une part, de tisser des liens de confiance avec certaines
femmes plus réticentes à une entrevue formelle, en plus de me permettre de consolider
plusieurs analyses préliminaires.
Les entrevues
L’entrevue correspond à la technique d’enquête principale de cette recherche. Cette
technique d’enquête a l’avantage de recueillir directement le discours des acteurs, et donc
d’avoir un accès privilégié au sens qu’ils donnent à leurs expériences ainsi qu’à leur point
de vue. Parmi les femmes recrutées pour participer aux entrevues, certaines sont membre
du personnel, les autres sont toutes des habitantes de la région qui ont eu l’expérience d’au
moins un accouchement, soit à domicile, soit dans une institution de santé. Puisqu’il s’agit
d’une zone de migration, la population locale est très hétérogène. À cet égard, j’ai voulu
que les participantes à cette recherche forment un échantillon tout aussi hétérogène afin
36 Il s’agit de la «Federación de Mujeres campesinas del Trópico de Cochambamba», qui regroupe 28 centrales
syndicales paysannes et représente près de 50 000 femmes selon mes estimations personnelles.
43
d’être représentatif de la réalité locale. Il est important de comprendre que malgré des
apparences d’homogénéité et de fermeture sur le monde extérieur, les parcours de vie des
habitants de Villa Tunari sont extrêmement diversifiés et souvent surprenants pour un
observateur extérieur. Je me suis donc efforcée d’orienter le recrutement de façon à
privilégier la diversité tant au niveau de l’âge des participantes, du lieu de leurs
accouchements, du niveau de scolarité que du parcours de migration. Une telle
hétérogénéité des points de vue était nécessaire afin de bien comprendre la réalité
socioculturelle des femmes autochtones migrantes de la région de même que pour
comprendre la complexité des processus de changement sociaux qui se déroulent dans ce
pays et dont la migration et la diversification des activités font immanquablement partie.
Dans un tel contexte, j’ai enfin dû m’assurer de former un échantillon suffisamment grand
pour arriver à une certaine saturation des données.
J’ai majoritairement effectué des entrevues de type semi-dirigé puisque cette technique
favorise la liberté d’expression des participants, tout en respectant les contraintes de cette
recherche quant à la disponibilité des participantes et à la durée de la collecte de données.
Les guides d’entrevue semi-dirigées ont été construits autour des trois axes retenus afin
d’orienter le discours des participantes vers les différents éléments de la problématique37.
De plus, j’ai veillé à ce que la formulation des questions soit flexible et non directive de
manière à influencer le moins possible le discours des informatrices (Poupart et al, 1997).
Le seul critère d’exclusion pour les entrevues a été le sexe puisque j’ai effectué des
entrevues formelles uniquement auprès de femmes. Pour le reste, le recrutement des
participantes s’est fait au gré des rencontres et des opportunités. Quant aux mères
interrogées, j’ai recruté une majorité de femmes quechuas originaires des hautes terres, dont
plusieurs vivant principalement de l’agriculture afin que l’échantillon soit comparable à la
population locale. Enfin, j’ai interrogé quelques professionnelles de la santé qui étaient
elles-mêmes mamans, pour comparer leurs expériences avec celles des autres mères
interrogées.
Cette technique m’a permis de recueillir le discours de 17 femmes autochtones migrantes
ayant vécu un ou plusieurs accouchements (à domicile ou en milieu hospitalier) ainsi que
37 Le schéma des entrevues semi-dirigées est disponible à l’annexe 3.
44
les propos de sept professionnelles de la santé (médecins, auxiliaires et infirmières) qui
travaillent en périnatalité localement, dont trois sont mamans. Les entrevues semi-dirigées
ont duré en moyenne 1 h 30 chacune et toutes se sont déroulées en espagnol.
J’ai également eu la chance d’approfondir mon enquête auprès de deux participantes qui
sont devenues des informatrices privilégiées pour cette recherche. Suite à une première
entrevue semi-dirigée, j’ai procédé avec elles à une entrevue ouverte de type récit de vie où
je les ai invitées à raconter en détail leur histoire familiale ainsi que leur cheminement
personnel à travers la maternité. La richesse de ces deux témoignages a été cruciale pour
interpréter l’ensemble des autres données recueillies. Il s’agit de deux femmes avec
lesquelles j’avais tissé des liens d’amitié avant de débuter cette recherche. Elles avaient
respectivement 27 et 40 ans au moment de la collecte de données. Toutes deux sont
Quechuas originaires des vallées andines et ont migré au Chapare au début de l’âge adulte,
soit à une vingtaine d’années d’écart. J’ai également eu la chance de connaître une partie de
leur famille respective : j’ai rencontré la mère le la première dans sa communauté d’origine
dans les vallées andines (à ToroToro, dans le département de Potosi), et j’ai interviewé la
fille de la seconde, qui a deux enfants et réside au Chapare avec sa mère.
Les entrevues de type récit de vie se sont échelonnées sur plusieurs rencontres et
correspondent, dans les deux cas, à plusieurs heures d’entretien. Ces entrevues ouvertes et
non dirigées ont permis, dans un premier temps, de consolider mon guide d’entrevue grâce
à une connaissance plus en profondeur du contexte spécifique de mon sujet d’étude, de
même que du vocabulaire local employé par les femmes pour aborder les questions de santé
reproductive. Dans un deuxième temps, le rapport privilégié avec ces deux participantes
m’a permis de recruter plusieurs participantes parmi leur réseau, en plus de me fournir un
espace de confiance pour consolider ou réviser mes interprétations tout au long de la
collecte.
1.2.4 PRÉSENTATION DES DONNÉES
1.2.4.1 Informateurs et participantes
L’accès aux données qui sont utilisées pour cette recherche a été possible grâce à la
collaboration et la participation de nombreuses personnes. Ceux et celles qui ont participé à
45
ma recherche de manière plus indirecte, par le biais de discussions informelles dans le
cadre de mes activités quotidiennes sur le terrain où encore lors des périodes consacrées à
de l’observation participante sont considérées ici comme des informateurs. C’est le cas des
bénévoles impliquées au sein de la REBOHUPAN, des chercheurs en sciences sociales
avec qui je me suis entretenue, de plusieurs mères rencontrées brièvement au cours des
différentes étapes de la collecte de données, de quelques médecins et résidents en médecine
en poste dans la région durant mon séjour et enfin de quelques dirigeants de l’organisation
syndicale paysanne de la région du Chapare avec lesquels j’ai eu la chance de discuter. De
ce groupe, je tiens à souligner la participation importante de Sandra, la médecin en poste au
bureau des consultations en périnatalité durant mon séjour avec qui j’ai pu échanger
longuement au fil des heures d’observation effectuée dans son bureau.
D’autres ont collaboré plus étroitement à cette étude par le biais d’un entretien formel sous
forme d’entrevue. Ce sont les participantes à cette recherche. Ce groupe est composé de 23
femmes que j’ai interviewées personnellement, dont six sont membres du personnel de
santé dans l’une des institutions de la région. Pour dresser un portrait général de cet
échantillon, j’ai résumé la situation générale de chacune des 23 participantes à l’intérieur de
deux tableaux; le premier dresse un portrait des mères résidentes de la région qui ont
participé à la recherche tandis que le second présente les participantes qui sont membres du
personnel de santé. Des informations générales y sont regroupées: l’âge, la première langue
apprise, le nombre d’enfants, la ou les occupation(s) principale(s), la région d’origine et la
scolarité.
46
Tableau 1 : Présentation des participantes
Nom Âge Langue Nombre d’enfants
Occupation Origine (milieu)*
Scol.
Résidentes du Chapare Antonia 40 Quechua 5 Agriculture Cochabamba (R) 5
Bartolina 23 Quechua 2 Marché/agriculture
Chapare (R) 11
Isabelia 20 Moxeño 2 Kiosque/agricultur
e Beni (R) 5
Severina 28 Quechua 1 Propriétaire resto Potosi (R) 13 Sonia
20 Quechua 1 Employée resto Chapare (R) 5 Ana 22 Quechua 2 Marché Cochabamba (R) 5
Elena 35 Quechua 3 Marché/agriculture
Cochabamba (R) 5
Fatima 19 Quechua 1 Employée resto Cochabamba (R) 3
Margarita 33 Aymara/Esp. 2 Propriétaire resto Cochabamba (U) 3
Catarina 30 Quechua 5 Agriculture Chapare (R) 1 Filomena 18 Quechua 1 Agriculture Potosi (R) 8 Alicia
49 Quechua 7 Marché/agriculture
Cochabamba (R) 1
Rita 30 Quechua 1 Marché Cochabamba (R) 11 Justina 27 Quechua 1 Agriculture/dirigea
nte synd. Chapare (R) 7
Valentina 24 Quechua 4 Agriculture Chapare (R) 11
Fernanda 25 Espagnol 1 Technique en agronomie
Cochabamba (U) 13
Juana 30 Quechua/Esp. 1 Avocate Chapare (R) 15
Personnel medical
Lucia 31 Espagnol 0 Infirmière lic38. Cochabamba (U) 15 Susana 25 Quechua/Esp. 0 Infirmière aux. Potosi (U) 13
38
En Bolivie, les infirmières qui ont une formation universitaire reçoivent le t itre de enfermera licenciada
(Lic.), titre auquel je fais référence dans ce mémoire par la traduction «infirmière licenciée».
47
Maria luz 25 Quechua/Esp. 1 Infirmière aux. Oruro (R) 13
Lidia 28 Quechua 0 Infirmière lic. Oruro (R) 15 Marta 36 Espagnol 1 Médecin Cochabamba (U) 17
Carolina 33 Quechua 2 Infirmière lic. Oruro (R) 15 *Entre parenthèse, milieu rural (R) ou urbain (U).
Pour ce qui est des 17 participantes qui ne sont pas des professionnelles de la santé, on note
que seule Juana a complété des études universitaires; elle travaille comme avocate à la
mairie de Villa Tunari. Severina et Fernanda ont également entamé des études
universitaires, mais n’ont pas pu les terminer, la première pour accompagner son mari au
Chapare et la seconde en raison d’une grossesse non planifiée. Rita, Bartolina et Valentina
ont toutes trois terminé leurs études secondaires; les autres ont une scolarité qui varie entre
une année du primaire et un secondaire non complété. Seulement cinq de ces femmes
habitent en dehors du village de Villa Tunari de façon permanente; les autres ont une
occupation rémunérée au village soit au marché ou dans un commerce de restauration, mais
la plupart comptent également sur l’agriculture pour la subsistance de leur famille.
Fernanda, Margarita et Isabelia sont les seules participantes de ce premier groupe à ne pas
avoir appris le quechua en bas âge, mais deux d’entre elles ont appris une langue
autochtone autre.
Comme on peut le constater, le personnel de santé interrogé pour cette recherche ne
constitue pas un groupe homogène, tant du point de vue professionnel qu’ethnique. Trois
sont des infirmières licenciées, deux sont des infirmières auxiliaires et deux sont médecins;
cinq d’entre elles travaillent à Villa Tunari et deux à Chipiriri. La plupart ont également
travaillé dans d’autres institutions de santé de la municipalité de Villa Tunari et certaines
ont également travaillé dans d’autres régions rurales du pays. Aucun membre du personnel
de santé ne réside de façon permanente dans la région, c'est-à-dire qu’elles retournent dans
leur famille durant leur congé qui représente dix jours par mois pour les médecins et six
jours par mois pour les autres. De ce groupe, on compte un total de trois mères.
Au niveau de la langue, seulement deux participantes de ce dernier groupe disent ne pas
avoir appris le quechua à la maison; or elles ont grandi en milieu urbain avec au moins un
parent quechuaphone. Si l’on tient compte de l’ensemble des informations regroupées à ce
48
sujet, il semble y avoir une corrélation entre le lieu de résidence (urbain ou rural) et la
transmission des langues autochtones des parents vers les enfants; ceux qui grandissent en
ville ont tendance à perdre le quechua comme principale langue d’usage au profit de
l’espagnol. Toutefois, une des participantes a grandi en ville et a tout de même appris le
quechua en bas âge, ce qu’elle explique par le fait qu’elle allait régulièrement visiter sa
famille à la campagne. Enfin, les trois professionnelles de la santé qui ne parlaient pas le
quechua avant de travailler à Villa Tunari disent avoir rapidement appris sur place, tout
comme Fernanda qui habite dans une communauté très éloignée où le quechua est la langue
d’usage.
1.2.4.2 Modalités de la cueillette et traitement des données
Toutes les entrevues ont été enregistrées en partie ou en totalité; ces enregistrements audio
constituent la plus importante partie des données utilisées pour cette recherche. Le reste des
données a été compilé dans des cahiers de notes pour ce qui est des entrevues informelles et
des informations recueillies au quotidien, puis sur des grilles d’observation en ce qui
concerne les rassemblements auxquels j’ai participé.
Lorsque nécessaire, les témoignages de participantes sont repris en partie directement dans
le texte afin de mettre en valeur la richesse et les subtilités du point de vue personnel des
participantes. De plus, l’abondance des citations ramène les participantes au cœur de cette
recherche, ce qui répond à une préoccupation importante dans le cadre d’une étude auprès
d’acteurs dont la parole est peu souvent entendue. Les citations sont présentées en français
dans le texte, avec la version originale en espagnol en bas de page afin que les lecteurs plus
sensibles au terrain puissent avoir un accès plus direct aux données recueillies. Enfin, les
citations qui ponctuent la présentation des résultats de cette recherche me paraissent
importantes, car elles permettent aux lecteurs de cerner de plus près l’interprétation
originale : « L’anthropologue n’est qu’un interprète de données qui, elles-mêmes, sont déjà
des interprétations, les citations permettent de comparer entre elles les interprétations du
chercheur et de ses interlocuteurs » (Michaux, 2000 : 24).
Je tiens à souligner que plusieurs des participantes ont une connaissance limitée de
l’espagnol, qui est leur deuxième ou troisième langue; elles font donc fréquemment des
erreurs grammaticales dans l’accord du genre et le temps des verbes. De plus, les habitants
49
de la région étudiée adaptent largement la langue espagnole aux figures de style
linguistiques du quechua. Ainsi, même un lecteur qui maîtrise bien l’espagnol pourrait
avoir de la difficulté à comprendre les phrases reprises en dehors du contexte. C’est
pourquoi l’ensemble de ces phrases a été vérifié auprès de différents locuteurs de
l’espagnol qui maitrisent les habitudes langagières locales afin de valider le sens qui en est
tiré. J’ai traduit librement les extraits en français en tenant compte de ces facteurs39 et en
essayant de respecter les nuances de la langue d’origine.
Finalement, la recherche documentaire a permis d’amasser de nombreux documents
officiels qui m’ont été utiles pour analyser les discours officiels sur les soins de santé. J’ai
entre autres consulté les recommandations de l’OMS en périnatalité, des politiques
nationales boliviennes concernant les soins de santé (dont le SUMI), le texte de la nouvelle
constitution bolivienne, et des résultats de recherches produits par le ministère de la Santé
au sujet de l’«emphase interculturel» dans le domaine de la santé reproductive des femmes.
Les statistiques municipales quant à l’utilisation des services périnatals m’ont également
été d’une grande utilité pour comprendre et analyser la spécificité de la situation locale, et
ses similitudes avec la situation décrite ailleurs au pays.
L’analyse de toutes ces données s’est faite de façon itérative pendant et après la période de
collecte. Des pistes d’interprétation ont été explorées et consolidées progressivement durant
le travail sur le terrain. Enfin, l’ensemble du matériel a été révisé au cours de l’année qui a
suivi dans le but de faire une description critique de l’expérience locale d’accouchement et
d’identifier des catégories qui ressortent de façon significative des données recueillies. Les
résultats de cette recherche ont donc émergé d’une analyse toujours plus fine des données,
jusqu’à la formulation de certains énoncés plus généraux en réponse à la question de
recherche.
1.2.5 CONSIDÉRATIONS ÉTHIQUES
En tant que chercheur, je n’ai pas le pouvoir d’éliminer les contraintes et les biais de ma
recherche, mais j’estime qu’il est nécessaire de les exposer clairement afin de m’assurer de
la transparence de ma démarche et de la rigueur de mon travail. Pour terminer cette partie
39 Les erreurs grammaticales ont été éliminées dans la traduction française afin de refléter l’idée des participantes sans
insister sur leur niveau de maitrise de l’espagnol comme seconde langue.
50
méthodologique, je tiens donc à souligner quelques préoccupations éthiques qui furent au
cœur de mes réflexions tout au long de mon enquête et de ma démarche d’analyse.
Tout d’abord, afin que mes travaux n’aient pas un impact négatif sur la vie des personnes
impliquées, j’ai pris des mesures concrètes visant à garantir en toute circonstance la
confidentialité du matériel, l’anonymat des participantes de même que l’intégrité, le bien-
être et le respect des personnes rencontrées dans le cadre de cette recherche. À cette fin,
tous les noms des informateurs et des pratricipantes qui sont mentionnés dans le texte sont
des pseudonymes et les détails concernant la vie personnelle des personnes interrogées ont
été épurés au besoin, de sorte que personne ne puisse être reconnu à la lecture de ce
mémoire. De plus, par souci de justice et d’équité, la participation à cette recherche s’est
faite sur une base entièrement volontaire et nul n’a reçu de compensation financière ou
autre. Toutes les personnes interviewées ont reçu des informations complètes sur les
objectifs et conditions de la recherche et elles ont consenti verbalement à y participer40.
En ce qui concerne les biais de ma recherche, le simple fait que je sois une femme nord-
américaine peut avoir influencé ou intimidé les participantes à cette recherche en raison de
la distance culturelle qui nous sépare. J’estime que cette contrainte a pu être atténuée par
une expérience préalable du terrain m’ayant permis d’acquérir une connaissance
approfondie des habitudes langagières locales et de développer sur place quelques relations
amicales sincères. À cet égard, je dois reconnaître que les femmes avec lesquelles je
m’étais liée d’amitié dans le passé ont littéralement catalysé le processus de recrutement
des participantes; sans leur aide, je n’aurais certainement pas pu procéder à autant
d’entrevues en si peu de temps. En contrepartie, je dois reconnaître que ma nationalité a été
un important facteur de prestige dans ma relation avec le personnel médical, dont le
directeur de l’hôpital de Villa Tunari, qui a spontanément autorisé ma présence dans son
institution et même dans une salle de consultation.
En général, j’estime que mes expériences extra-académiques en lien avec l’accouchement
ont été fort pertinentes; ce bagage m’a permis de discuter avec le personnel médical sur
certains sujets techniques et d’approfondir au besoin les récits d’accouchement des
40 Le formulaire de consentement verbal employé pour les entrevues est disponible aux annexes 5 et 6, en français et en
espagnol respectivement.
51
participantes mères. Je dois aussi mentionner que la présence de ma fille de deux ans à mes
côtés sur le terrain semble avoir atténué la méfiance de la population locale à mon égard, ce
qui a sans doute contribué à la création d’un espace de confiance pour aborder les questions
intimes liées à la maternité et à la santé sexuelle. Comme l’exprime bien l’anthropologue
Jacqueline Michaux en parlant de la naissance comme sujet de recherche, « voilà bien un
domaine où les savoirs sont égaux, où les compétences académiques ne peuvent plus créer
de distance entre « chercheuse » et « informatrices », où les rires et les exclamations de
surprise prennent le pas sur la gêne partagée dans d’autres situations d’enquête » (Michaux,
2000 (14) : 1). Toutefois, s’il est vrai que l’accouchement unit les femmes en ce qu’il
représente une expérience universelle du corps, il révèle aussi avec acuité la variation
socioculturelle par la façon dont il est imaginé, représenté et raconté. À cet égard, je dois
reconnaître que ma propre expérience de mère ainsi que mon travail comme
accompagnante à la naissance au Québec41 ont influencé mes valeurs personnelles ainsi que
ma vision de la naissance. Je défend les principes de l’humanisation de la naissance et je
suis extrêmement critique face à la fréquence des interventions médicales lors des
accouchements hosapitaliers ne présentant pas de complication. Ce biais a forcément teinté
mes questions et mes interventions auprès des participantes. J’en ai tenu compte dans mon
approche des informateurs sur le terrain de même que dans mon analyse.
Enfin, je tiens à mentionner que je sympathise avec les mouvements sociaux autochtones
en général ainsi qu’avec le courant politique de gauche qui occupent tous deux de plus en
plus de place sur la scène politique latino-américaine. Tous ces éléments apportent
inévitablement un biais à cette recherche. Ainsi, sans être ouvertement engagée, mon
enquête a pu être révélatrice de mes opinions sur plusieurs plans : choix du sujet de la
recherche, lieu de l’étude, type de questions posées, thèmes abordés, choix des participants,
etc.
Sur le terrain, je n’ai pas exposé d’emblée mes positions personnelles de sorte à ne pas
inhiber l’expression des opinions différentes de la mienne (particulièrement de la part du
personnel de santé), mais par souci de transparence, j’ai répondu honnêtement à toutes les
41 En tant qu’accompagnante à la naissance, j’ai été formée au sujet de la physiologie de l’accouchement et des différentes interventions médicales possibles durant l’accouchement. J’ai aussi assisté à une dizaine d’accouchements
en milieu hospitalier au Québec et participer à plusieurs activité de discussion sur le sujet de la naissance.
52
questions qui m’ont été posées par les informateurs. En tout temps, j’ai favorisé une
attitude de non-jugement et fait preuve de grande sensibilité à l’égard de toutes les
personnes rencontrées. À certaines occasions, j’ai fait preuve de plus de franchise quant à
mes positions personnelles afin de favoriser l’ouverture des femmes qui auraient eu
tendance à ne pas exprimer librement leur opinion en présence d’une étrangère
(particulièrement les femmes ayant vécu des accouchements à domicile).
Évidemment, je ne peux mesurer l’impact de ces biais sur les données que j’ai recueillies,
mais je peux affirmer qu’à aucun moment je n’ai senti que cette subjectivité ouvertement
exposée ait limité mon accès à certaines données. De manière générale, je crois plutôt que
mes opinions personnelles ont servi à mon enquête, notamment en favorisant mon insertion
dans certains milieux généralement très fermés aux étrangers comme l’organisation
paysanne et le regroupement des femmes commerçantes du marché de Villa Tunari. De
plus, j’ai remarqué que les valeurs qui se dégageaient de mes questions, comme le respect
des identités autochtones et la valorisation des pratiques traditionnelles en périnatalité, ont
souvent favorisé l’ouverture progressive des participantes plus réservées lors de l’entrevue.
Pour terminer, en ce qui a trait au traitement des données, j’estime que la rigueur
scientifique de même qu’une démarche d’analyse fondée sur la réflexivité ont permis de
minimiser l’impact de mes biais personnels sur les résultats de cette recherche. D’ailleurs,
l’examen des données empiriques m’a amenée à formuler des réponses souvent plus
nuancées que ce que j’avais prévu initialement.
53
CHAPITRE 2 : MISE EN CONTEXTE DE LA RECHERCHE
Ce chapitre présente l’ensemble des éléments qui sont utiles pour situer cette étude à
l’intérieur de son cadre contextuel. Il a été construit de manière à illustrer comment les trois
champs conceptuels ciblés dans la problématique s’articulent concrètement dans la réalité
tout en mettant en valeur la relation dynamique qui peut exister entre le monde local et le
monde global. Le tout est présenté en trois sections. Dans la première section, on traite du
contexte général de la Bolivie ainsi que des éléments historiques ayant conduit aux
transformations sociales et politiques qu’on observe actuellement dans ce pays. La
deuxième section est consacrée au contexte local avec d’abord un survol de l’histoire
récente de la région étudiée et ensuite une description de la réalité au sein de la section
municipale de Villa Tunari. Enfin, la troisième section porte sur le contexte de
l’accouchement en Bolivie. Cette dernière section présente la situation des femmes
boliviennes, les forces et limites du programme national de soins de santé dans le domaine
périnatal et les enjeux spécifiques liés à l’accouchement des femmes autochtones andines
en milieu hospitalier. Ainsi, ce chapitre pose les bases nécessaires pour bien comprendre les
résultats de cette recherche, lesquels seront présentés dans les chapitres subséquents.
2.1 CONTEXTE À L’ÉCHELLE NATIONALE
Comme nous le savons, de nombreuses transformations sociales et politiques s’opèrent
actuellement en Bolivie. Les changements qui en découlent tendent à modifier la
dynamique des rapports entre Autochtones et non Autochtones au pays. Cependant, les
espoirs de construire une société plus égalitaire fleurissent sur un terrain sociopolitique
extrêmement tendu. Puisqu’il s’agit de la trame de fond sur laquelle se déroulent les
phénomènes sociaux qui sont étudiés ici, il importe de présenter brièvement les éléments
qui ont conditionné et préparé ce grand virage dans l’histoire de la Bolivie de même que les
bouleversements qu’il suscite au sein de la société.
54
2.1.1 PORTRAIT GÉNÉRAL DU PAYS
Enclavée au cœur du continent sud-américain, la Bolivie compte cinq frontières communes
avec d’autres pays et n’a aucun accès à la mer42. Au total, la superficie actuelle de la
Bolivie est de 1 098 581 km2, soit l’équivalent de l’Ontario au Canada. Ce vaste territoire
est partagé entre deux zones géographiques dont les caractéristiques sont radicalement
opposées. Du côté occidental, il y a les hautes terres andines au climat froid et sec ; on y
retrouve des vallées ainsi qu’un vaste plateau situé entre 3500 et 5000 mètres d’altitude
(l’altiplano). Dans l’est du pays, on retrouve plutôt les basses terres qui font partie du
bassin amazonien et où le climat est tropical humide43. Entre la végétation luxuriante de
l’Orient et l’aridité des zones montagneuses se défilent de hautes vallées tropicales creusées
par l’écoulement des eaux de pluie qui alimentent le bassin amazonien. C’est au cœur de ce
contraste saisissant que cette recherche a été conduite.
La Bolivie est une république parlementaire44. Sur le plan administratif, le pays est divisé
en neuf départements autonomes: La Paz, Potosí, Oruro et Cochabamba, tous situés dans la
partie andine, puis Chuquisaca, Tarija, Santa Cruz, Pando et Beni qui font partie de la
grande région orientale45. Chacun de ces départements est sous-divisé en provinces puis en
municipalités46.
En 2008, la population bolivienne fut estimée à 10 millions d’habitants (INE). De ce
nombre, 52 % réside en zone urbaine. Il s’agit d’une population très jeune : la moitié est
âgée de moins de 20 ans (Langlois, 2008 : 22).
42 Voir les cartes de la Bolivie à l’annexe 6. 43 Une partie des basses terres boliviennes appartiennent à la grande région du Chaco (savanes sèches) et aux terres
humides du Pantanal (dans le quart sud-est de la Bolivie qui jouxte le Brésil et le Paraguay). La zone des basses terres
est deux fois plus vaste, mais deux fois moins peuplée que celle des hautes terres (Blanchard, 2008). 44 Le président, élu tous les cinq ans, est à la fois le chef d'État et le chef du gouvernement. Le parlement, dénommé
Assemblée législative pluri-nationale, est formé par deux chambres : le Sénat, composé de 36 sièges, et la Chambre des
députés, composée de 130 sièges. 45 Voir la carte départementale de la Bolivie à l’annexe 6. 46Au niveau départemental, depuis avril 2010, date d’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution, l’autorité est assurée par les Gouverneurs qui sont tous nommés par suffrage universel et peuvent être révoqués par référendum. Les
membres du conseil municipal sont également élus par suffrage universel tous les cinq ans.
55
La Bolivie fait partie des cinq pays latino-américains où la population autochtone est la
plus importante47. Selon le dernier recensement national effectué en 2001, 31 % de la
population s’identifie comme Quechuas, 25 % comme Aymaras et 6 % comme appartenant
à un des 34 autres groupes autochtones du pays, dont les Guaranis, les Moxeños et les
Chiquitanos sont les plus importants en nombre48. Il n’y a donc que 38 % des Boliviens qui
considèrent ne pas appartenir à un groupe autochtone, ce qui fait de la Bolivie le pays avec
la plus grande proportion d’Autochtones en Amérique49.
Bien que le pays soit extrêmement riche en ressources naturelles, on estime que plus des
deux tiers de la population bolivienne sont pauvres et que, de ce nombre, plus de la moitié
vit avec moins de 1 $ américain par jour (Langlois, 2008 : 22)50. De plus, il existe en
Bolivie un écart dramatique entre le niveau de vie des plus défavorisés et celui des plus
riches. On rapporte qu’en 2007, 63 % du total des revenus s’est retrouvé aux mains de
seulement 20 % de la population tandis qu’à l’autre bout de l’échelle sociale, 40 % de la
population gagnait à peine 7 % du total des revenus nationaux.
Ces inégalités socio-économiques sont très révélatrices quant à la dynamique des rapports
ethniques entre Autochtones et non Autochtones51 ; en effet, les frontières de la pauvreté
témoignent d’un grave problème de discrimination raciale qui est inhérent à la société
bolivienne. Même après 25 ans de démocratie, la stigmatisation raciale persiste, et ce, en
dépit de tous les instruments juridiques qui ont été mis en place pour y mettre un terme52.
Cette réalité s’illustre de multiples façons. Par exemple, en 2002 les enfants autochtones
boliviens âgés de 9 à 11 ans travaillaient dans une proportion de 31 % contre 8 % parmi
47 Les quatre autres pays latino-américains avec la plus importante population autochtone sont le Mexique, le
Guatemala, l’Équateur et le Pérou. 48 Voir la distribution géographique des populations autochtones de Bolivie à l’annexe 7. 49 Cette affirmation repose sur des critères d’identification subjectifs qui peuvent faire varier les résultats d’un
recensement à l’autre. 50 Selon le calcul de l’indice de développement humain (IDH), qui a l’avantage de prendre en compte les facteurs
sociaux et culturels, la Bolivie se situe au 113e rang sur 182 pays dans le classement de 2009, ce qui la place toute en
bas de l’échelle du continent sud-américain, au-dessus de Haïti et dans une situation comparable au Honduras, au
Nicaragua et au Guatemala. 51 Il a été démontré par une étude conduite dans plusieurs pays latino-américains entre 1994 et 2004 que le fait d’être autochtone diminue encore de manière significative la probabilité d’un individu de sortir de la pauvreté, d’être éduqué
et d’avoir accès à des services de santé de base (Banque mondiale, janvier 2006, « Pueblos Indígenas, pobreza y
desarrollo humano en América Latina: 1994-2004 », www.worlbank.org, consulté le 8 novembre 2009). 52 La Bolivie a ratifié la Déclaration des droits humains en 1948 et la Convention no 169 de l’Organisation
internationale du Travail, relative aux droits des peuples indigènes et tribaux, en 1991. En 1994, le caractère pluriculturel et multiethnique de la nation bolivienne a été introduit dans la constitution. Enfin, un projet de loi contre
le racisme a été déposé en octobre 2010, mais il est encore tôt pour en noter les effets.
56
leurs compatriotes non autochtones (Langlois, 2008 : 41). De plus, c’est principalement au
sein des populations autochtones que l’on retrouve encore aujourd’hui des conditions de
travail comparables à la semi-servitude53. À toutes les atteintes aux droits humains s’ajoute
une liste impressionnante de non-respect des droits territoriaux et culturels des peuples
autochtones partout au pays.
En somme, les inégalités socio-économiques qui pénalisent la majorité autochtone de
Bolivie sont en parfaite continuité avec la veille tradition d’infériorisation ethnique des
populations autochtones sur ce territoire. D’où l’ampleur du défi que représente la
construction d’une société où tous ont les mêmes droits et les mêmes chances dans ce pays.
Depuis quelques années, des millions de Boliviens à l’indianité affirmée ont entreprit de
relever ce grand défi par une mise à l’épreuve historique du jeu démocratique. Même si leur
élan est souvent dispersé et confus, il a déjà suffit à ébranler la hiérarchie ethnique qui
semblait encore inébranlable il y a peine quelques années.
2.1.2. L’HISTOIRE D’UN CHANGEMENT DE CAP
2.1.2.1 Instabilité, violence, retour à la démocratie et virage économique
En Bolivie, le jeu politique a toujours été monopolisé par la fraction non autochtone de la
population. En dépit de leurs nombreux efforts pour résister à la domination blanche54, les
Autochtones de Bolivie sont demeurés entièrement exclus du pouvoir officiel jusqu’à la
moitié du XXe siècle. Ce n’est qu’avec à la révolution nationale de 1952 que l’on reconnut
le droit de vote aux Autochtones ainsi qu’aux femmes. Ce changement de cap politique
permit aussi une réforme agraire (abolition et expropriation des grandes propriétés et
redistribution aux paysans pauvres), l’abolition juridique du servage et la nationalisation
des mines.
À cette époque, le terme Indio (indien) fut officiellement banni au profit du terme
ethniquement neutre de campesino; cette démarche faisait partie d’une vaste politique
assimilationniste qui devait garantir la modernisation de la nation. L’objectif de telles
53 C’est le cas des quelques 135 000 travailleuses domestiques en milieu urbain, des milliers de familles guaranies
soumises au travail forcé par de grands propriétaires terriens ainsi que des dizaines de milliers de travailleurs agricoles saisonniers sur les grandes plantations des départements de Santa Cruz, Beni et Pando (Langlois, 2008 : 43, 59). 54 Quelques 2000 révoltes furent enregistrées en Bolivie entre 1861 et 1940.
57
politiques était l’élimination non pas des Indiens eux-mêmes, mais du caractère indien de la
société55. Il faut noter qu’en Bolivie, l’organisation sociale ainsi que le mode de vie des
peuples autochtones ont longtemps été perçus (et le sont encore dans certains secteurs)
comme étant incompatibles avec le développement économique du pays.
Indigenous and traditional peasant cultures were made partly responsible for the
country’s backwardness, and the state ideology set out to control its inherent elements of resistance through assimilation to the dominant (Stobele-Gregor, 1994: 108).
En 1964, le gouvernement révolutionnaire, divisé et corrompu, commençait à épuiser sa
popularité. Encore une fois, l’instabilité politique se solda par la voie des armes56. Des
gouvernements militaires se succédèrent alors à la tête du pays jusqu’au début des années
1980, avec la toute la brutalité et la corruption qui caractérisent les dictatures de l’époque
dans le Cône Sud.
En 1982, la Bolivie amorça un retour définitif à la démocratie. Le pays faisait alors face à
une situation économique désastreuse ce qui justifia, dès 1985, l’adoption de mesures
draconiennes pour stabiliser les indicateurs macroscopiques de l’économie. Le tout se fit
selon le Programme d’ajustement structurel de type néolibéral préconisé par le Fonds
Monétaire international (FMI) : compression des dépenses publiques, gel des salaires,
libéralisation des importations et déréglementation des prix.
Durant un certain temps, la Bolivie fut considérée comme l’élève modèle de la Banque
Mondiale et du FMI tellement sa performance était bonne en matière de stabilisation de
l’inflation et de croissance du PIB (Langlois, 2008). Le programme néolibéral permit
effectivement d’augmenter les exportations et l’accumulation de capital, mais il échoua
totalement à améliorer la qualité de vie des habitants du pays. En fait, les impacts de ce
périlleux virage économique furent dramatiques pour l’économie nationale (fermeture des
mines nationales, mises à pied massives, chute des salaires, destruction de l’économie
paysanne, déstructuration de l’industrie manufacturière nationale, détérioration des services
publics). Le programme néolibéral a contribué à la stagnation de tous les secteurs de
l’économie nationale à la seule exception des économies informelles, dont celle de la coca-
55 « …la eliminación ya no de los Indios, sino de lo indio » (Antequera, 2008 : 29).
56 Au total 189 coups d’État ont eu lieu depuis l’Indépendance de la République en 1825.
58
cocaïne, qui est vite devenue la plus importante industrie au pays57. Les élites économiques
et politiques boliviennes entretenaient déjà des liens étroits avec le narcotrafic58. Or,
l’application du programme néolibéral favorisa encore davantage l’expansion de l’industrie
de la coca-cocaïne : le blanchiment des narcodollars fut désormais possible à l’intérieur
même du système bancaire et la main-d'œuvre nécessaire à l’expansion du narcotrafic fut
assurée par les chômeurs des mines59 et les paysans appauvris des hautes terres.
Dans ce pays où les inégalités socio-économiques étaient déjà très prononcées, le fossé
entre les classes sociales se creusa encore davantage suite au virage néolibéral.
Évidemment, les Autochtones de Bolivie, déjà fortement marginalisés, ont été touchés de
manière particulièrement sévère par la mise en place des réformes néolibérales (Langlois,
2008 : 49). La précarité généralisée encouragea de plus en plus de familles à diversifier leur
mode de subsistance et à envisager la migration interne comme stratégie de survie, soit vers
les villes, soit vers les zones tropicales de colonisation pour la production de coca. On
constate a posteriori que l’importance grandissante du narcotrafic a permis d’absorber
quelques uns des plus grands chocs économiques du virage néolibérale sur la société60
(Leons et Sanabria, 1997). Or, en intégrant les plus bas échelons de cette industrie illicite
en tant que producteurs de coca, des dizaines de milliers d’Autochtones andins se
retrouvèrent presqu’instantanément projetés au cœur des enjeux et des conflits de la
mondialisation néolibérale.
Quelques années plus tard, ce secteurs de déplacés (dont plusieurs avaient été formés dans
le syndicalisme paysan ou dans l’action ouvrière) allait devenir l’un des plus importants
noyaux du renouveau de la résistance autochtone au pays. Comme nous le verrons, ce sont
57 Il s’agit sans doute de l’une des formes les plus pures d’une économie de marché échappant aux régulations étatiques
et aux barrières frontalière. 58 Durant la dictature de Garcia Meza (1980-1982), l’économie de la coca fut protégée au p lus haut niveau du
gouvernement. Il a en effet été maintes fois démontré que cette dictature avait été financée et inspirée par la mafia de la
cocaïne (Labrousse, 1985 : 59). C’est durant cette période sombre que la Bolivie a massivement incorporé les réseaux internationaux du narcotrafic. 59 La fermeture des mines nationales en 1987 provoqua la mise à pied de dizaines de milliers de mineurs. Selon
Sanabria (1999), le démantèlement des mines nationales avait comme objectif spécifique de détruire la force politique
des syndicats de mineurs, qui représentaient alors la force de résistance la mieux organisée et mobilisée du pays, afin
d’éliminer l’opposition principale à la nouvelle politique économique. 60 On rapporte qu’environ 10 % de la population nationale serait toujours employée dans le circuit économique de la
coca-cocaïne, dont quelque 120 000 petits paysans producteurs de coca (Le Bot, 2009 : 189).
59
paradoxalement les politiques néolibérales qui ont donné ce nouveau souffle à la résistance
des Autochtones de Bolivie.
2.1.2.2 Néolibéralisme et multiculturalisme (1994-2000)
Au cours des années 1990, le virage néolibéral se poursuivit. Toutefois, pour pallier le
mécontentement populaire, l’élite politique privilégia une approche d’ouverture face à la
diversité ethnique et culturelle au pays61. Par exemple, le gouvernement de Sánchez de
Lozada (1993-1997)62 autorisa la privatisation des entreprises d’État et l’exploitation des
ressources naturelles du pays par des compagnies étrangères; or, pour assurer l’acceptation
de ces réformes économiques très impopulaires, il les jumela à des réformes sociales
destinées à adoucir la résistance.
C’est ainsi que furent émises : la loi de la participation populaire (1994), qui prévoit entre
autres la décentralisation du système de santé vers les départements et les municipalités; la
loi du service national de réforme agraire (1996), qui vient étendre les droits territoriaux
des peuples autochtones; et la loi des municipalités (1999), qui favorise une
décentralisation du pouvoir tout en permettant une participation politique plus effective au
niveau local. Le tout fut encadré par une réforme constitutionnelle majeure. En 1994, la
Bolivie devint officiellement un pays multiethnique et pluriculturel. Sur le plan juridique, le
pays venait de faire un pas immense vers l’inclusion et la reconnaissance des peuples
autochtones sur son territoire.
Avec le recul, on doit reconnaître qu’en dépit de leurs limitations63, les réformes
néolibérales à la faveur du multiculturalisme qui ont été lancées au cours des années 1990
ont eu un impact majeur sur la société bolivienne. L’anthropologue Nancy Grey-Postero
soutient qu’en rendant possibles de nouvelles formes d’organisation politique, ces réformes
(qui étaient d’abord destinées à calmer les protestations) ont eu pour effet de catalyser la
61 Cette attitude d’ouverture fut symbolisée par la candidature d’un Aymara, Victor Hugo Cárdenas, à la vice
présidence au côté de Gonzalo Sánchez de Lozada comme président aux élections nationales de 1992. 62 Il s’agit du premier mandat de Sánchez de Lozada, dit «Goni», à la présidence du pays. Il fut réélu en 2002 mais son mandat fut écourté par son exil aux États-Unis en octobre 2003. Ce personnage fut l’un des principaux instigateurs du
virage néolibéral en 1985. 63 « …les réformes obéissaient essentiellement à une logique administrative et, lorsqu’elles ont été appliquées, elles ont
contribué à mettre sous tutelle les instances communautaires, à les incorporer dans l’appareil institutionnel plutôt qu’à
les dynamiser ou à assurer leur autonomie. Elles se sont traduites le plus souvent par une augmentation de la bureaucratie, de la corruption et de l’incompétence » (Le Bot, 2009 :180)
60
résistance autochtone (2007). Plusieurs groupes, dont les producteurs de coca du Chapare,
sont effectivement parvenus à utiliser ces nouvelles politiques à leur avantage, notamment
en se dotant pour la toute première fois de leurs propres partis politiques. La plupart du
temps, les mouvements autochtones qui prirent de l’expansion à cette époque
s’organisèrent en rupture par rapport aux partis politiques traditionnels et dans un esprit de
résistance face au néolibéralisme et à la discrimination raciale.
Si une telle mobilisation politique des Autochtones a été possible à ce moment de l’histoire,
c’est qu’un renversement idéologique de la question autochtone avait préalablement été
entamé en Bolivie. La section qui suit explique comment les mouvements autochtones ont
ouvert la voie à ce changement de cap.
2.1.3. LA RÉSISTANCE DES AUTOCHTONES DE BOLIVIE
…les cultures indiennes peuvent être toute autre chose que des mécanismes d'oppression; elles peuvent devenir la base de la résistance (Beaucage, 1987).
En Bolivie, les identités ethniques sont construites et contestées de façon dynamique, mais
en général les idéologies racistes qui favorisent la blancheur au détriment des identités
indiennes ont une influence déterminante sur la répartition des ressources et du pouvoir
entre les groupes. Or, depuis quelques décennies, la dynamique des rapports ethniques entre
Autochtones et non Autochtones a commencé à se transformer sous l’influence de
mouvements sociaux dirigés et composés par des Autochtones. Le tout s’inscrit dans le
processus global de réveil autochtone mentionné au chapitre 1. Toutefois, le contexte
bolivien est assez singulier puisque les Autochtones sont parvenus à s’imposer en tant
qu’acteurs de premier plan dans la vie politique nationale. La résistance autochtone a
définitivement participé à transformer la culture politique et à lancer de nouveaux débats au
pays : « …le pays a basculé en quelques décennies d’une idéologie assimilationniste
hégémonique à un débat passionné sur le caractère multiculturel de la nation » (Le Bot,
2009: 202). Dans cette région du monde où la résistance autochtone avait presque toujours
été écrasée dans le sang avant de plonger dans l’oubli, il s’agit bien entendu d’un
revirement exceptionnel qui mérite qu’on s’y attarde.
61
2.1.3.1 L’émergence des mouvements autochtones
La Bolivie a vu éclore quelques-uns des premiers mouvements autochtones contemporains
en Amérique. Certains mouvements ont commencé à s’organiser et à se faire entendre à
partir de la région andine du pays dès les années 1970 et 1980. Ce même élan s’est ensuite
généralisé à tous les groupes autochtones du pays au cours des années 1990 et 2000.
L’anthropologue Xavier Albó soulève quatre facteurs ayant favorisé le développement des
premiers mouvements sociaux autochtones en Bolivie :
la décomposition des régimes communistes d’Occident qui a coupé l’herbe sous le
pied de la gauche traditionnelle, ce qui a créé un vide sur les plans idéologique et
politique, vide dont ont pu profiter les peuples autochtones pour se tailler une place;
l’imposition du modèle économique néolibéral qui a intensifié la précarité
économique des plus pauvres dont la majorité est autochtone; l’effritement de la
classe ouvrière suite à la fermeture des mines nationales, ce qui a poussé divers
groupes politiques à se tourner vers la mobilisation de nouveaux acteurs sociaux,
dont les Autochtones;
et finalement l’apparition de nouveaux courants mondiaux financés par différentes
instances internationales comme la défense des droits humains, l’équité de genre ou
encore la protection de l’environnement qui ont tous éprouvé une synergie de
sympathie à l’égard des mouvements autochtones64 (Albo, 2005).
Ce «réveil» des Autochtones de Bolivie s’accompagnait d’une prise de conscience
importante : l’accès à la démocratie n’avait pas suffi à mettre fin à la discrimination sociale
et raciale en Bolivie; les barrières séparant les Autochtones de la société créole étaient
encore aussi rigides qu’avant la Révolution nationale.
Il faut rappeler que l’exode rural et les migrations internes provoqués par les différentes
crises économiques et politiques depuis la seconde moitié du XXe siècle ont fait surgir de
vastes zones périurbaines composées d’Autochtones migrants de même que de nouvelles
64 En Bolivie, les alliances avec l’extérieur (anthropologues, ONG, organisations religieuses) ont été particulièrement
influentes dans l’organisation et la mobilisation des nombreux peuples autochtones minoritaires de la région
amazonienne. Pour les peuples des hautes terres, qui sont majoritaires en nombre et qui possèdent une longue histoire d’articulation avec l’État, la participation dans les instances supranationales a joué un rôle plus secondaire; leur
mouvement de résistance a été surtout axé sur la question nationale (Albò, 2002).
62
communautés paysans en zone rurale de colonisation65. C’est souvent sous l’initiative de
ces Autochtones migrants, scolarisés et avantagés par leur expérience de la «modernité»,
que des groupes se sont organisés dans le but de revaloriser l’indianité et de défendre les
droits des peuples autochtones.
Servant de pont entre la ville et les campagnes, les premières organisations indiennes ont
apporté un nouveau souffle au sein du syndicalisme paysan, lequel se trouva bientôt
indissociable d’une identité indienne clairement affirmée. C’est ainsi que, dès le début des
années 1970, on assista à l’émergence du katarisme, une école de pensée privilégiant les
revendications socio-économiques et l’organisation paysanne, mais avec une forte
dimension communautaire et identitaire66. Le katarisme déboucha sur l’un des premiers
mouvements autochtones de l’Amérique latine, le mouvement Tupac Katari, lequel a
ensuite donné naissance à la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de
Bolivie (CSUTCB). Fondée en 1979 lors du premier congrès national paysan, la CSUTCB
permit de concrétiser une nouvelle alternative politique pour la Bolivie en alliant pour la
première fois des « revendications sociales à partir d’une position de classe », et des
« revendications culturelles sur une base ethnique » (Labrousse, 1985 : 141). La CSUTCB
est encore très influente sur la scène politique nationale.
L’anthropologue bolivien Xavier Albó définit le phénomène inespéré du despertar indio
(réveil autochtone) par une réappropriation de l’indianité par les Autochtones eux-mêmes.
La citation qui suit, tirée du second congrès de la CSUTCB en juin 1983, en est une
illustration frappante :
Nous, les paysans de Bolivie, sommes les héritiers légitimes des grandes sociétés préhispaniques, tant de celles qui construisirent la civilisation andine que celles des Plaines tropicales. Notre histoire n’est pas seulement l’histoire passée. Elle est aussi
l’histoire présente et celle de l’avenir. Celle-ci se résume par une lutte permanente pour réaffirmer notre propre identité historique, pour développer notre culture et, avec
notre propre personnalité, être sujets de l’histoire.67
65 La population du Chapare est principalement le résultat de telles migrations, à partir des communautés rurales
quechuas des hautes terres et des vallées andines ainsi que des anciens centres miniers. 66 Le katarisme a été nommé d’après le chef de la rébellion anticoloniale du 18e siècle Tupac Katari qui a lutté aux
côtés de son épouse Bartolina Sisa. 67 Citation tirée des thèses politiques de la CSUTCB qui furent approuvées à main levée lors du congrès tenu en juin
1983. Le texte est repris intégralement dans Labrousse, 1985 : 167-168.
63
Comme le montre la dernière citation, les mouvements autochtones de Bolivie prennent
racine dans une nouvelle vision actualisée et élargie de l’identité indienne. Cette solidarité
panindienne demeure néanmoins difficile à mettre en pratique dans ce pays en raison des
nombreuses différences historiques, culturelles et démographiques qui divisent les groupes
andins (quechuas et aymaras) des autres groupes autochtones. En fait, c’est la nécessité de
faire front commun contre une élite politique déterminée à maintenir les orientations
néolibérales qui a motivé les premières alliances entre les différents mouvements
autochtones du pays. Ces alliances se firent donc à la fois sur la base d’une indianité
partagée au-delà des différences et sur la base d’une même expérience d’exclusion et de
marginalisation.
2.1.3.2 Influence des mouvements autochtones sur la scène politique nationale
En 1990, les mouvements autochtones de Bolivie firent une entrée spectaculaire sur la
scène politique nationale avec la « Marche pour la dignité, la terre et le territoire »68 qui
regroupa sur la route vers la capitale quelques dizaines de milliers d’Autochtones de
différentes origines ethniques. L’événement fut l’occasion d’une toute première alliance
officielle entre les groupes autochtones des Basses-Terres et les mouvements autochtones
andins. Étant donné l’ampleur de cette mobilisation, le gouvernement bolivien fut forcé
d’écarter définitivement les politiques assimilationnistes face à l’évidence de la vitalité des
identités autochtones au pays69.
Encouragés par la force de cette première action concertée, les Autochtones du pays
multiplièrent les mobilisations massives au cours des années suivantes. Plusieurs enjeux ont
fait l’objet de protestations à l’échelle nationale: la réaction à la célébration des 500 ans de
la découverte, la défense de la feuille de coca, le droit à la terre, le libre accès à l’eau
(2000), la nationalisation du gaz naturel (2003), etc. En plus des nombreux gains remportés
en lien avec les différents enjeux de lutte70, les organisations autochtones du pays ont retiré
68 Plusieurs centaines de représentants de différents groupes ethniques autochtones de l’Orient ont effectué pendant plus d’un mois une marche depuis les plaines orientales jusqu’à La Paz. Une délégation de paysans andins de la
CSUCTB est venue à la rencontre des marcheurs jute avant leur arrivée dans la capitale, symbolisant l’unification de
deux secteurs qui jusque-là ne se percevaient qu’à travers préjugés et stigmatisations (Le Bot, 2009 :174). 69En réponse à cet événement, le gouvernement de Jaime Paz fut l’un des premiers en Amérique latine à ratifier la
convention 169 de l’OIT sur les droits des peuples indigènes et tribaux. 70 En décembre 1995, une marche des femmes cocaleras accompagnées de leurs enfants du Chapare jusqu’à La Paz fit
connaitre au grand public la brutalité de la répression dans cette région (voir image à l’annexe 11); en 2000, l’action
64
de ces nombreuses expériences de protestation massive une meilleure maîtrise des règles du
jeu démocratique, une compréhension élargie du fonctionnement du monde globalisé ainsi
qu’une visibilité encore inégalée sur la scène nationale.
Ces luttes firent émerger deux nouveaux noyaux de la résistance autochtone «tous deux
engendrés par le développement des économies de marché et la migration interne» (Le Bot,
2009: 189), en particulier au Chapare, avec le mouvement des producteurs de coca, et à El
Alto, une ville voisine de La Paz, avec les associations de quartier. Ces secteurs de déplacés
témoignent de la montée de nouvelles identités indiennes « moins définies par le
monolinguisme, le territoire et l’appartenance communautaire» (Le Bot, 2009: 201); les
mouvements autochtones qui montent en force dans les années 1990 et 2000 projettent une
image positive de ces nouvelles identités indiennes et en font le principe d’une action
politique rassembleuse.
Peu à peu, la résistance autochtone parvint à influencer la culture politique et à lancer de
nouveaux débats de telle sorte que « …le pays a basculé en quelques décennies d’une
idéologie assimilationniste hégémonique à un débat passionné sur le caractère multiculturel
de la nation » (Le Bot, 2009: 202). De plus, à mesure qu’elles gagnèrent en efficacité, les
luttes des Autochtones commencèrent à rallier d’autres mouvements populaires également
touchés par les conséquences sociales désastreuses du néolibéralisme économique. À
quelques moments-clés, la résistance autochtone devint même le noyau de l’ensemble de la
résistance civile face au pays. Dans ce contexte d’effervescence, de plus en plus de
militants autochtones sentirent que le temps était venu de passer « de la protestation à la
proposition »71.
2.1.3.3 Passage au politique
On sait que les Autochtones de Bolivie ont profité des nouvelles possibilités offertes par le
«visage multiculturel» des réformes néolibérales pour introduire l’appareil politique
officiel. Leur poids démographique se fit rapidement sentir aux urnes. Déjà en 1999, parmi
des mouvements sociaux à Cochabamba empêcha la privatisation des ressources d’eau par une multinationale
européenne; en 2003, les protestations à La Paz en opposition aux termes des contrats de vente des ressources de gaz naturel conduisirent à la démission du président Sánchez de Lozada puis à la promesse d’un référendum. 71 Slogan du MAS aux élections législatives de 2002.
65
les 1 700 conseillers municipaux élus aux élections municipales à travers tout le pays, 55 %
étaient des Autochtones (Michaux, 2000 : 9).
En 2002, le Mouvement au socialisme72 (MAS), parti créé par les syndicats de paysans
producteurs de coca, récolta plus de 20 % des votes aux élections législatives73. Deux ans
plus tard, soit peu de temps après les sombres événements d’octobre 200374, le MAS reçut
un appui massif en zone rurale aux élections municipales, dépassant largement les limites
du Chapare. Enfin en 2005, après des mois de résistance active des mouvements sociaux à
travers tout le pays, des élections anticipées furent convoquées pour mettre fin à la crise
généralisée. Surpassant les espoirs, le candidat du MAS, Evo Morales, remporta les
élections présidentielles avec une majorité historique de 53,74 % des votes au premier
tour75. Morales est le premier président autochtone de l'histoire de l’Amérique latine. En
fait, aucun mouvement autochtone ne s’était jusqu’alors hissé à une position de pouvoir
aussi importante. Le succès politique d’Evo Morales et son parti a permis d’amener les
mouvements autochtones au-delà de la reconnaissance identitaire et de la résistance.
En poste depuis janvier 2006, le gouvernement de Morales aspire à une véritable
«décolonisation» de l’État bolivien dans un cadre démocratique. Le programme de
changement76 qui est mis de l’avant par ce gouvernement a été soumis aux urnes à plusieurs
reprises et, jusqu’à présent, il continue de recevoir le support populaire77. La série de
victoires électorales remportée par le MAS est exceptionnelle, d’autant plus qu’elle marque
la pleine participation de la majorité autochtone à la politique nationale.
72Créé officiellement en 1999, le MAS est un parti politique représentatif de la diversité sociale et culturelle de la
nation. Son objectif est de faire le pont entre les mouvements sociaux et les institutions politiques officielles. 73 Le MAS obtint alors 27 sièges à la chambre des députés et 8 au sénat. Pour Evo Morales, il s’agit d’un second
mandat au parlement; il récolta d’ailleurs la seconde place aux élections présidentielles. 74 En septembre et octobre 2003, la nouvelle d’un accord d’exportation du gaz naturel bolivien provoqua le
soulèvement des mouvements sociaux qui exigèrent la nationalisation des ressources de gaz. Sous les ordres du
gouvernement, des dizaines de manifestants furent tués à El Alto et à La Paz. Suite aux pressions populaires, le président s’est enfui aux États-Unis et fut remplacé par le vice-président Mesa. La crise a été calmée par la promesse
de la tenue d’un référendum sur le gaz et d’une assemblée constituante. 75 Au cours de la campagne électorale de 2005, le MAS a reçu l’appui des mouvements autochtones, qui constituent sa
base principale, mais le parti a aussi bénéficié d’un appui urbain important, notamment auprès des pauvres et des
intellectuels de la classe moyenne (Lazarte, 2008). 76 On fait actuellement référence au projet politique du gouvernement du MAS par l’expression populaire El cambio,
« le changement ». 77 Lors d’un référendum révocatoire tenu à l’échelle nationale en août 2008, Evo Morales obtint une fois de plus un
niveau de support sans précédent avec 67 % des votes en faveur de la poursuite de son programme politique; un
nouveau projet constitutionnel a été accepté par la majorité des Boliviens lors du référendum de janvier 2009; enfin, le mandat d’Evo Morales à la présidence a été renouvelé en janvier 2010, avec encore une fois une majorité des votes et
plus des deux tiers des sièges au parlement.
66
Le nouveau pouvoir se présente comme l’acteur d’une «révolution démocratique et culturelle» et surtout, le sentiment prime au sein des secteurs
populaires, particulièrement chez les Indiens, que pour la première fois dans l’histoire du pays, ce pouvoir est le leur» (Le Bot, 2009 : 207).
La nouvelle constitution, adoptée par l’assemblée constituante en décembre 2007 puis
approuvée par la population en janvier 2009, est un pas décisif vers le dépassement définitif
des inégalités entre les groupes ethniques. Articulé autour de l’idée d’un état plurinational,
son objectif principal est de permettre le sumak kawsay ou « bien vivre pour tous ». Puisant
dans les traditions autochtones du pays, le nouveau texte constitutionnel propose la
refondation de l’État sur de nouvelles bases qu’on souhaite à la fois indépendantes des
paramètres ethnocentriques occidentaux et libres des impacts du colonialisme.
Or, en dépit des accomplissements notables de ce gouvernement jusqu’à ce jour78, on est
forcé de reconnaître « que la lutte contre la discrimination et pour l’inclusion de la majorité
est plus profonde et plus complexe que prévu » (Langlois, 2008 : 12). Il faut souligner que
le MAS, qui était à l’origine un outil de résistance, s’est retrouvé dans une position de
pouvoir sans y être vraiment préparé. Dans les faits il semble que le projet de «révolution
culturelle et démocratique» du gouvernement soit continuellement en processus
d’élaboration et d’ajustement ce qui donne parfois lieu à des contradictions qui fragilisent
sa popularité. De plus, la vocation première du MAS était de servir d’instrument politique
aux mouvements sociaux, mais il s’avère difficile de conjuguer les demandes de tous les
secteurs sociaux et de rester fidèle aux valeurs de base du mouvement tout en assumant les
contraintes de l’appareil politique.
Il (le MAS) s’est ainsi trouvé dans la situation, inédite et sans équivalent dans le
reste du continent, d’avoir à définir et à mettre en œuvre une politique de l’identité, une «révolution culturelle», depuis le sommet de l’État et sans y être
préparé. Au-delà du discours sur la nécessaire «décolonisation», le MAS en effet ne s’était jamais soucié de construire un programme de gouvernement…» (Le Bot, 2009 : 208).
78 Le gouvernement d’Evo Morales a décrété une diminution des salaires des hauts fonctionnaires, une augment ation
du salaire minimum et la nationalisation des hydrocarbures (mai 2006); il a aussi entre autres relancé la réforme
agraire (en 2006, une vaste politique de redistribution de terres fut mise en branle, l’objectif étant de redistribuer
20 millions d’hectares dans un délai de cinq ans) et organiser la tenue d’une assemblée constituante, suspendu les activités de la Drug Enforcement Administration sur tout le territoire national et mis sur pied un projet de loi contre le
racisme.
67
En plus des défis que représente l’ascension au pouvoir d’un parti avec peu d’expérience de
gouvernance dans un pays en crise, les projets initiés par les mouvements autochtones se
retrouvent freinés par une résistance féroce de la part de non Autochtones qui ont beaucoup
à perdre d’une redistribution plus égalitaire des ressources de gaz et des propriétés
foncières. En conséquence, on se retrouve maintenant face à deux tendances politiques
radicalement opposées : d'un côté, il y a le parti au pouvoir qui place la diversité ethnique
au cœur de la définition de la nation; de l’autre côté, il y a une opposition, minoritaire en
nombre, mais largement financée par les élites économiques créoles, qui boycotte le
processus de changement par des stratégies qui allient racisme et égoïsme économique (Le
Bot, 2009). Si les revendications autonomistes prônées par ce dernier secteur ne permettent
pas de « construire un véritable projet alternatif de société à l’échelle du pays » (Absi, 2008
: 316), son influence parvient néanmoins à enliser les décisions du gouvernement dans des
débats formels parfois coûteux.
Dans ce contexte de profonds changements et de grandes tensions, on peut se demander de
quelle manière les rapports ethniques qui se déroulent au quotidien se retrouvent à leur tour
transformés?
2.1.4 UNE RÉVOLUTION DES RAPPORTS ETHNIQUES?
2.1.4.1 Revalorisation des identités autochtones
Comme le souligne Weismantel, puisque le discours raciste a un pouvoir instrumental si
grand, il ne faut pas minimiser la capacité que peuvent avoir d’autres images et d’autres
récits de créer une réalité différente où les rapports ethniques seraient révisés (Weismantel,
2001). C’est précisément ce qui semble se produire à l’heure actuelle en Bolivie. Plusieurs
travaux anthropologiques récents suggèrent que les mouvements autochtones apportent
réellement un vent de changement au sein de la dynamique des rapports ethniques entre
Autocthones et non Autochtones en Bolivie (Grey-Postero, 2007; Albro, 2006; Goodale,
2006). Selon l’anthropologue Mark Goodale, la transformation des représentations
identitaires qui est en train de se dérouler en Bolivie va bien au-delà de la revalorisation de
l’identité indienne; on assiste selon lui à une véritable redéfinition des catégories ethniques
et de leur sens; les transformations en cours pourraient constituer une opportunité unique,
68
pour les Indiens boliviens, de se réclamer de la modernité qu’on leur a longtemps imposée
(Goodale, 2006).
Tel qu’énoncé plus haut, on observe depuis quelques années une réappropriation de
l’identité autochtone par des acteurs sociaux qui étaient autrefois considérés comme
assimilés à la culture blanche ou métisse79; c’est le cas par exemple de nombreux
Autochtones ayant migré vers les zones urbaines ou vers de nouvelles zones de colonisation
rurale de l’Orient bolivien. Ce phénomène d’élargissement des identités autochtones au-
delà des cadres traditionnels confirme que les Autochtones de Bolivie ont entrepris de
relever le défi d’entrer dans la modernité sans cesser d’être Indien (entrar en la modernidad
sin dejar de ser Indio).
Évidemment, ces processus d’affirmation identitaire et d’émancipation politiques
provoquent de vives réactions dans ce pays où les différences sociales, culturelles, et
politiques qui divisent la population forment souvent des murs de préjugés et de méfiance.
2.1.4.2 Revitalisation des idéologies racistes
Il semble que le processus de revalorisation des identités autochtones évolue parallèlement
à certaines formes de revitalisation des idéologies racistes, particulièrement dans la région
orientale où les Autochtones migrants andins sont de plus en plus nombreux80. On retrouve
très peu d’ouvrages anthropologiques qui traitent de la question des relations entre les
migrants andins (majoritairement des Autochtones aymaras et quechuas) et les autres
habitants dans la région orientale du pays. Pourtant, avec les migrations internes les
rapports ne cessent de se multiplier entre ces secteurs de la société qui se retrouvent
désormais en compétition pour les ressources et le territoire.
Il existe en Bolivie une terminologie populaire qui est utilisée dans le discours informel
pour distinguer les habitants du pays: il s’agit de la division entre Cambas et Kollas81.
Selon cette division arbitraire et fortement raciste, le terme kolla regroupe indistinctement
79 « No dejan de ser Aymaras ni Andinos los que ya han perdido su pedazo de tierra en el territorio originario por este
simple hecho»79(Albo, 2002: 95). 80 Dans plusieurs zones de colonisation rurales, les Autochtones migrants en provenance des Andes sont aujourd’hui
plus nombreux que les membres des communautés autochtones locales; c’est le cas à Villa Tunari. 81 À l’origine, le terme Kolla fait référence au mot Kollasuyu ( le territoire kolla ) qui était le nom d’une des quatre
parties de l’Empire inca à l’époque précoloniale.
69
tous les Boliviens autochtones des Hautes-Terres tandis que l’identité camba, fondée sur le
mythe d’un métissage « blanchissant », englobe tous les Boliviens originaires des Basses-
Terres qui ne se reconnaissent pas d’origine autochtone. Voici une description de la réalité
ethnique à Santa Cruz qui illustre bien cette réalité :
Cambas truly believe themselves to be superior to Kollas claiming, among
other things that they are more directly descended from the Spaniards and are not Indians as many of the Quechua or Aymara speaking Kollas are. Thus the
society of Santa Cruz is a very hierarchical one that places Cambas at the top and Kolla migrants on the bottom (Raymond, 1995).
Depuis quelques années, la polarisation politique du pays a intensifié les zones
conflictuelles entre les militants et opposants du MAS sur l’ensemble du territoire national.
Dans la partie orientale du pays, le discours raciste sur lequel la division Camba-Kolla
repose a été énormément alimenté par cette situation, provoquant parfois des affrontements
violents82. On sait par exemple que les revendications autonomistes83, qui regroupent
l’ensemble des demandes de l’opposition depuis quelques années, sont de plus en plus
fondées sur l’affirmation passionnée d’une identité camba. Or cette valorisation identitaire
encourage aussi un rejet violent des Autochtones andins installés dans les basses terres, ces
derniers étant considérés comme des facteurs de pauvreté et de désordre social dans la
région (Blanchard, 2005). C’est à cette situation complexe que Lavaud fait référence
lorsqu’il affirme que nous sommes actuellement face à une véritable « ethnicisation » de la
vie politique en Bolivie (2008).
2.1.4.3 La pertinence d’une étude à l'échelle locale
À ce jour, les succès de la résistance autochtone n’ont pas mis fin au racisme, à la
discrimination et à l’indigénisation de la pauvreté qui imprègnent le tissus- social en
Bolivie. Toutefois, les changements déjà apportés ont permis de lancer une réflexion
critique importante sur le type de développement qui est souhaitable pour le pays, en plus
d’ouvrir de manière irréversible de nouvelles possibilités pour les membres des groupes
82 L’illustration la plus tragique de cette violence est le massacre du Porvenir, survenu en septembre 2008: des hommes
de main soupçonnés d’être à la solde du gouvernement du département du Pando ont massacré des p aysans favorables
à Evo Morales, en majorité des Autochtones migrants d,origine andine. 83 On sait que ces revendications autonomistes ont pour but premier de permettre aux départements de l’Orient de protéger les immenses propriétés privées ainsi que de conserver les profits économiques tirés des exportations
d'hydrocarbures et de soja.
70
autochtones. Il sera intéressant de suivre la tournure des événements dans ce pays en pleine
mutation.
Ce projet de recherche propose de poser un regard sur cette réalité, mais en s’attardant à
l’impact des processus de changement macroscopiques à l’échelle locale et plus
précisément au niveau des relations sociales quotidiennes entre les individus. En coulisse
de ces grands bouleversements sociaux et en deçà des changements politiques, que se
passe-t-il? Comment ces transformations affectent les relations quotidiennes entre les gens?
Quel est l’écho de ces transformations dans les discours et les pratiques à l’échelle locale?
Ces questions sont centrales pour cette recherche; elles nécessitent la présentation du
contexte régional et local dans lequel elle s’est déroulée.
2.2 CONTEXTE À L’ÉCHELLE LOCALE : UN DES MOTEURS DU VIRAGE POLITIQUE
2.2.1 PORTRAIT GÉNÉRAL DE LA RÉGION ÉTUDIÉE
La province du Chapare est une importante zone de migration rurale depuis un peu plus
d’un demi-siècle ce qui en fait une zone de rencontres et d’échanges entre des individus aux
origines culturelle et géographique variées. Les habitants sont surtout originaires des
vallées de Cochabamba, d’Oruro et de Sucre, mais aussi, dans une plus faible proportion,
des anciens centres miniers de Potosí. La majorité de la population locale est donc quechua.
On y retrouve aussi quelques migrants aymaras, des non Autochtones originaires de la ville
de Cochabamba, de Santa Cruz et du Beni ainsi que les membres de groupes autochtones
de la région, principalement les Yukis, les Yuracarés et les Trinitarios84.
Au Chapare, l’économie est basée presque exclusivement sur l’agriculture85. On y produit
la banane, l’orange, la mandarine, le cœur de palmier, l’ananas, la papaye, le riz, la yucca
et, bien entendu, la feuille de coca. En général, les parcelles cultivées sont petites et le
rendement de la terre est faible étant donné l’épuisement rapide des sols après la coupe des
arbres, la prolifération rapide de la végétation et les dénivellations nombreuses du terrain.
84 Les Trinitarios représentent un sous-groupe du peuple amazonien des Moxeños dont le territoire ancestral est situé
entre les départements du Beni et de Cochabamba. 85 Il existe aussi une petite industrie touristique qui est gérée surtout par des non Autochtones originaires de la ville.
Les services touristiques se concentrent au village de Villa Tunari.
71
C’est dans cette région rurale particulièrement touchée par la pauvreté que la résistance
autochtone de Bolivie a trouvé un nouveau souffle depuis 1990. Ce renouveau politique a
vu le jour dans un contexte difficile qu’il importe de détailler.
2.2.2 COLONISATION DU CHAPARE
L’histoire de la colonisation des Basses-Terres de la région tropicale de Cochabamba a
toujours été étroitement liée à la culture de la feuille de coca. L’exploitation agricole de ce
territoire a débuté à l’époque préhispanique, puis elle s’est étendue durant les périodes
coloniale et républicaine à travers le système d’haciendas fondé sur le travail d’une main
d’œuvre autochtone gratuite. La région du Chapare, qui est située sur le territoire ancestral
du peuple autochtone des Yuracarés, a toujours été une importante zone de colonisation des
terres tropicales en raison de sa proximité géographique avec la ville de Cochabamba86.
Toutefois, malgré les nombreux efforts de développement déployés au cours de l’histoire,
l’exploitation agricole de la région est demeurée extrêmement limitée jusqu’à tout
récemment, essentiellement en raison de l’inaccessibilité des terres, mais aussi en raison de
conditions sanitaires locales particulièrement difficiles (fièvre jaune, malaria, animaux
sauvages, insectes, serpents venimeux, humidité, etc.).
Comme nous l’avons vu, au terme des dictatures militaires (1964-1982), la Bolivie se
retrouva face à une profonde crise économique ; les réformes néolibérales mises en place
pour rectifier la situation provoquèrent une augmentation drastique de la pauvreté au pays
(Léons et Sanabria, 1997). Parallèlement, le boom de l’industrie de la coca-cocaïne, qui
débuta en 1980, créa une demande grandissante de main-d’œuvre agricole peu spécialisée
dans les zones tropicales encore inexploitées. Cette combinaison de facteurs entraina une
vague de migration massive de paysans de l’altiplano et des hautes vallées vers le Chapare
au cours des années 1980; ces derniers s’aventuraient dans ces espaces tropicaux peu
accueillants dans l’espoir d’y trouver les moyens de subvenir aux besoins de leur famille.
Avec la fermeture des mines nationales en 1985 et 1986, on enregistra une autre vague de
migration importante au Chapare; les milliers d’ouvriers chômeurs, ainsi que leur famille,
furent encouragés à s’établir dans les nouvelles zones de colonisation des basses terres.
86 Les premiers colons andins du Chapare étaient des paysans qui fuyaient les conditions d’esclavage imposées par les
propriétaires terriens dans les haciendas.
72
C’est ainsi que le syndicalisme déjà très combatif des migrants paysans reçut le renfort de
militants formés dans l’action ouvrière87. D’ailleurs, les syndicats paysans de la zone du
Chapare ont toujours milité activement sur la scène politique nationale (Salazar, 2008)88 et
leur influence n’a fait que prendre de l’ampleur avec l’arrivée continue de nouveaux colons.
En une seule décennie, ce sont donc des dizaines de milliers de Boliviens qui allèrent
s’établir au Chapare dans le but de démarrer une culture de coca89. La population locale
constitue donc un véritable melting-pot de divers groupes qui se reconnaissent, pour la
grande majorité, un même fond culturel andin (Le Bot, 2009: 199).
2.2.3 COCA ET NARCOTRAFIC
On sait que la consommation de coca fait partie d’un univers culturel très ancien qui est
profondément ancré dans la tradition andine; la feuille de coca est un puissant vecteur de
valeurs identitaires, culturelles, cosmologiques et économiques (Allen, 2002; Spedding,
2004). Une partie de la production nationale de coca répond donc à la demande pour la
consommation traditionnelle, c’est-à-dire la mastication, l’infusion, ou l’utilisation à des
fins rituelles.
Or, la culture de la coca répond aussi à une forte demande internationale pour son dérivé
illicite, la cocaïne. Et c’est ce à quoi la production du Chapare est presque entièrement
dédiée étant donné le goût plus amer des feuilles qu’on y cultive en comparaison avec les
feuilles de coca cultivées en plus haute altitude dans la région des Yungas de La Paz.
L’histoire de la colonisation récente du Chapare est donc étroitement liée à l’implantation
et le développement rapide du narcotrafic en Bolivie. À l’échelle nationale, certains
facteurs ont participé à créer un contexte favorable à la production intensive de coca au
Chapare. Entre autres, il a été maintes fois démontré que le coup d’État du général Luis
García Meza, en juillet 1980, avait été directement financé par la mafia de la cocaïne
87 Toutes les communautés autochtones rurales ont un système d'autorité propre. Au Chapare, l’organisation paysanne
a été influencée à la fois par l’organisation syndicale qui fut imposée à la paysannerie avec la Réforme agraire et par les fondements du syndicalisme ouvrier. 88 Les syndicats paysans du Trópico de Cochabamba ont entre autres participé à la rupture de l’alliance entre paysans et
militaires (1970) qui rendit difficile le maintien au pouvoir des dictatures militaires et conduisit progressivement au
retour à la démocratie en Bolivie (Salazar, 2008). 89 Le mouvement migratoire vers le Chapare se poursuit encore aujourd’hui mais avec beaucoup moins d’ampleur depuis que la culture de la coca y est limitée et que de nouvelles possibilités de migration transnationale existent,
notamment vers l’argentine, le Brésil et l’Espagne.
73
(Labrousse, 1985 : 59). C’est réellement cette dictature, la dernière en place avant le retour
définitif à la démocratie, qui a propulsé le pays dans les réseaux du commerce mondial des
drogues. En effet, en 1979, on estimait la production totale de coca en Bolivie à 7 000
tonnes de feuilles tandis que déjà en 1981 cette même production dépassait les 50 000
tonnes (Labrousse, 1985 : 56).
Il faut souligner que les conditions locales (absence de routes et de services, très mauvaise
qualité des terres) ainsi que les contraintes personnelles des migrants (manque de capital
financier et manque de connaissances du milieu) font en sorte qu’aucun autre produit
agricole ne vaut la peine d’être cultivé comme source principale de revenus, sur les
parcelles acquises par les colons du Chapare. En 1985 par exemple, on estimait que la
production d’un kilogramme de feuille de coca rapportait de 10 à 15 fois plus de profit
qu’un kilogramme de café (Labrousse, 1985, 57). Face à l’échec plus que lamentable des
tentatives de développement alternatif dans la région au cours des deux dernières
décennies, on peut dire qu’il n’existe pas à ce jour de solution alternative à la coca qui soit
réellement rentable et applicable pour les paysans sans crédit, sans capital et sans formation
du Chapare (Cantin 204 ; Léons, 1997 ; Painter, 1994).
En un court laps de temps, les Autochtones andins qui ont migré vers le Chapare ont subi
un changement drastique d’environnement en plus d’être confrontés à une inclusion rapide
aux marchés économiques mondiaux par le biais du narcotrafic. Dans ce contexte
particulièrement déstabilisant, qu’advient-il des identités autochtones andines dans la
région?
2.2.4 ADAPTATION LOCALE DU MONDE ANDIN
L’anthropologue britannique Allison Spedding, qui a étudié de près le mode de vie des
producteurs de coca, argumente que la production de coca en Bolivie opère selon une
logique qui se rapproche davantage du modèle paysan andin que de l’agriculture de type
capitaliste (2004). Spedding explique que le fait d’incorporer à leurs pratiques et à leurs
activités des éléments de la modernité (monétarisation, réseaux de transports, production
visant des marchés internationaux, démocratie) ne signifie pas nécessairement que les
Cocaleros se sont distanciés de la culture andine, mais plutôt qu’ils ont actualisé leurs
traditions face à des conditions nouvelles. D’ailleurs, Spedding soutient qu’il serait
74
virtuellement impossible de produire de la coca à l’intérieur d’un contexte purement
capitaliste puisque la rentabilité de cette activité exige de pouvoir disposer, au moins en
partie, d’une main-d'oeuvre non rémunérée (la famille) dont le travail n’est pas considéré
lors du calcul des bénéfices. Elle souligne que même durant l’apogée des prix de la coca,
entre 1980 et 1986, il fut impossible de recenser des producteurs qui avaient adopté des
relations de productions exclusivement capitalistes (2004 : 7).
Ces arguments supportent l’idée que le modèle de la paysannerie andine ne doit pas être
perçu comme étant figé dans le passé, mais plutôt comme un mode de vie dynamique qui
est transformé et adapté par les êtres humains qui le vivent. De plus, l’exemple des
Autochtones migrants du Chapare, qui ont quitté leurs terres ancestrales pour incorporer
une économie mondiale, démontre que l’opposition qui est souvent faite entre tradition et
modernité est sans fondement.
Cependant, dans le cas particulier du Chapare, il faut garder à l’esprit que même s’ils
partagent majoritairement une appartenance commune au monde andin, les habitants du
Chapare proviennent de communautés différentes ce qui rend le tissu social hétérogène et
fragmenté. C’est le partage d’une expérience commune d’injustice et de violence qui a
forgé une cohésion réelle entre les Autochtones migrants de la région autour d’une vision
élargie de l’identité et de la culture indienne.
2.2.5 HISTOIRE RÉCENTE DE LA RÉGION
La guerre aux drogues
En réponse à la croissance inquiétante des problèmes liés à la toxicomanie aux États-Unis,
le gouvernement américain a lancé, dès le début des années 1980, des politiques
internationales de lutte contre la drogue. Pour combattre plus spécifiquement le problème
grandissant de dépendance à la cocaïne à l’intérieur de ses frontières90, le gouvernement
américain opta pour une stratégie de lutte passant essentiellement par l’éradication des
plants de coca dans les pays producteurs du Sud. Au Chapare, les familles de producteurs
de coca se retrouvèrent face à une véritable situation de guerre suite à l’implantation de ces
90 On peut s’interroger sur la pertinence et l’efficacité d’une telle stratégie sachant que l’extraction de la cocaïne à partir de la coca exige entre autres l’utilisation de quelque 41 produits chimiques fabriqués dans les pays du Nord et
sans lesquels la fabrication de la cocaïne serait impossible (Painter, 1994).
75
politiques; les mesures punitives et la répression militaire violente forment le cœur des
actions qui y furent déployées.
Déjà en 1983, 225 millions de dollars avaient été investis par les États-Unis pour lutter
contre la production de cocaïne en Bolivie. Et ce budget n’a fait qu’augmenter avec les
années (Labrousse, 1985). Très tôt, les syndicats paysans et ouvriers se sont mobilisés pour
dénoncer l’intervention militaire au Chapare et dans les Yungas91. Par exemple, en 1982 la
confédération syndicale Tupac Katari déclarait :
Les paysans condamnent l’intervention américaine et l’utilisation de l’herbicide 2-
4D92 pour détruire les cultures traditionnelles et légales de la coca dans le Chapare et les Yungas. Nous n’accepterons pas de misérables indemnisations et nous ferons face à la tentative d’ethnocide dont est menacé notre peuple93 (Labrousse, 1985 :62).
Sous les pressions de Washington, le gouvernement bolivien adopta, en 1987, la loi 1008.
Avec cette loi, les deux principales régions de production de coca (le Chapare et les
Yungas) furent militarisées afin de contrôler l’entrée de précurseurs chimiques et la sortie
de produits dérivés de la coca de ces régions. Grâce à un important financement américain,
une section spéciale de l’armée fut même créée (UMOPAR), pour lutter localement contre
le narcotrafic.
La loi 1008 est devenue célèbre pour la corruption qu’elle a entrainée (Farthing, 1997). Le
pouvoir des policiers et des officiels responsables de l’éradication s’en trouva gonflé, de
telle sorte que ces derniers se sont livrés à une répression excessivement violente contre les
individus confinés aux plus bas échelons de l’économie de la coca/cocaïne. Dix ans après
l’instauration de la loi 1008, on constata que l’une des conséquences les plus importantes
des lois antidrogue et anticoca fut de renforcer et d’exacerber les inégalités sociales,
économiques et culturelles déjà très prononcées au sein de la société bolivienne (Farthing,
1997, 254). Si d’une part l’industrie illégale de la cocaïne a été très peu touchée par ces
mesures répressives, d’autre part la corruption, la violation de droits humains et les abus
91 Autre région de production de coca située dans le département de La Paz en Bolivie. 92 Défoliant utilisé entre autres pendant la guerre au Vietnam et considéré dangereux pour les humains par l’OMS. 93 Déclaration de Jenaro Flores prononcée lors de l’assemblée générale de juillet 1982. Traduit et cité par Alain
Labrousse (1985 : 62).
76
ont fait partie prenante de la réalité des petits paysans producteurs de coca durant plusieurs
années.
Cette réalité n’est pas très surprenante dans un contexte social où les rapports ethniques
sont aussi fortement hiérarchisés qu’en Bolivie. D’ailleurs, Léons et Sanabria estiment que
les structures du commerce de la drogue sont un prolongement des conventions
traditionnelles racistes de la société bolivienne : le dur travail est accompli par les
Autochtones et les profits les plus importants sont encaissés par l’élite traditionnelle issue
de la société créole blanche.
In Bolivia, the preeminent social dividing is one of social race. [...] Nevertheless, the distinction is no less real for its lack of totally biological basis as it creates a cultural
ceiling that one classified as indigenous is not permitted to rise above, in the narcotics as in anything else in the society (1997: 12).
La lutte des Cocaleros
Au Chapare, les organisations syndicales paysannes se sont fortement mobilisées en
réaction à la répression violente et continue de la part de l’armée. Au cours des années, la
résistance des Cocaleros s’est exprimée sur plusieurs fronts : grèves de la faim, marches
pacifiques, sabotages des équipements de l’armée, barrages routiers et même affrontements
armés. Tous ces actes ont été posés par des hommes, des femmes et même des enfants
malgré une forte répression militaire et sous la menace constante de voir leur mode de
subsistance disparaître (Sanabria 1997).
Dans son étude de la résistance des producteurs de coca du Chapare, Sanabria conclut que
dans les faits, les paysans du Chapare ont résisté avec succès aux politiques anticoca
(1997). En effet, les petits producteurs de coca ont systématiquement maintenu leurs
activités de subsistance en dépit des efforts d’éradication94 et des menaces pressantes de la
part de l’armée durant les années de violence. C’est actuellement par le biais d’une étroite
collaboration avec l’organisation syndicale des producteurs de coca que le gouvernement
d’Evo Morales propose depuis 2006 de lutter contre le narcotrafic « sans morts ni blessés ».
Pour ce faire, Evo Morales et son gouvernement appellent les syndicats Cocaleros à la
rationalisation volontaire des superficies cultivées; le nouveau ministère du Développement
94 Les plants de coca étaient souvent éliminés de manière volontaire, pour être immédiatement replantés ailleurs dans la
clandestinité.
77
intégral et de la coca assure aux producteurs que les paysans ne seront pas pénalisés s’ils
s’en tiennent à la culture d’un cato95 de coca par famille. Le contrôle militaire de la région
du Chapare se poursuit, mais les activités de subsistance des habitants ne sont plus
menacées et la gestion du problème des drogues se fait en collaboration avec la population
et sans l’influence de pays étrangers.
Grâce à leur lutte, les Cocaleros en sont même arrivés à faire connaître leur cause à travers
le mouvement transnational autochtone, les médias alternatifs ainsi que certaines ONG
étrangères comme Human Rights Watch. La résistance ouverte et médiatisée des Cocaleros
a permis de mettre en lumière des injustices profondes sur le plan économique, politique,
social, idéologique et même culturel. Grâce à cette visibilité, la lutte obstinée des habitants
du Chapare a participé à éveiller la conscience citoyenne en Bolivie et à stimuler le
militantisme à l’échelle nationale contre les conséquences du néolibéralisme.
«… le mouvement des cocaleros est parvenu à faire de la coca bien plus qu’une
source de revenu irremplacable pour les planteurs. La coca est devenue une cause nationale, le symbole d’une identité qui plonge ses racines dans le passé andin et de la résistance contre l’impérialisme» (Le Bot, 2009 : 189).
Peu à peu, les producteurs de coca du Chapare se sont également imposés en tant que
nouvelle force du syndicalisme paysan sur la scène politique nationale, notamment grâce à
leur participation massive à des protestations portant sur des questions d’ordre national96. À
cet égard, on dit que le mouvement des producteurs de coca a facilité le rapprochement et la
cohésion entre les groupes autochtones et les secteurs populaires (Healy, 1997 : 227); cette
réalité est sans doute le résultat de la proximité dont jouissent les paysans du Chapare à la
fois avec le monde andin et avec certains éléments de vie modernes. Les analystes
qualifient d’ailleurs le mouvement autochtone des Cocaleros d’indianisme inclusif97 (Le
Bot, 2009).
Le mouvement de résistance des Cocaleros a donné naissance à une organisation politique
officielle qui est maintenant à la tête du gouvernement national. C’est dire la portée que
95 Mesure traditionnelle qui équivaut à 1600 m2. 96 C’est d’abord en tant que leader syndical des Cocaleros à la centrale syndicale de Villa 14 de Septimebre qu’Evo
Morales a réussi à se tailler une place sur la scène politique locale. C’est grâce à son leadership en avril 2000 durant la
« guerre de l’eau » à Cochabamba qu’il a acquis une renommée nationale. 97 Le terme est proposé en opposition au mouvement autochtone Pachakuti (MIP) qui n’a pas su rallier la faveur
populaire en raison de son caractère exclusif, voire même raciste à l’égard des non Autochtones.
78
peut avoir un mouvement de résistance initié par un groupe opprimé et avec peu de
ressources. À ce jour, les résultats de la résistance des producteurs de coca ne sont pas tous
cohérents entre eux et entièrement consolidés, mais la situation actuelle est tout de même
révélatrice quant à l’impact que peuvent avoir des actions déployées à une échelle locale
sur la réalité à une échelle plus globale. Cette recherche s’attarde sur le retour de ce
balancier. Maintenant que le mouvement autochtone local est parvenu à influencer le cours
des choses à un niveau plus général, comment les discours et les actions qui sont générés au
niveau de la politique nationale viennent-ils à leur tour influencer le cours des échanges
quotidiens entre les acteurs sociaux au Chapare ? Parmi cette population particulièrement
mobilisée depuis deux décennies, quels sont les rythmes et les impasses de la révolution des
rapports ethniques dont on fait mention dans la littérature? Pour répondre à ces questions, il
faut avoir une connaissance plus approfondie du contexte de la localité étudiée.
2.2.6 SITUATION ACTUELLE À VILLA TUNARI
Portrait général de la section municipale
Située à moins de 300 mètres d’altitude, Villa Tunari fait partie de la grande région
tropicale de Cochabamba (Trópico de Cochabamba)98. Il s’agit de la plus vaste section
municipale de la province du Chapare avec une superficie de 21 700 km2. À l’heure
actuelle, 92 % des habitants de cette vaste municipalité vivent en milieu rural. D’ailleurs,
seulement trois communautés y comptent plus de 1000 habitants, dont le village de Villa
Tunari qui est le plus important centre urbain ainsi que le siège de la mairie (Cantin, 2004).
La population de Villa Tunari est donc extrêmement dispersée à travers le territoire et
l’accès aux nombreuses communautés est souvent difficile. Selon les données du
recensement de 2001, parmi les 53 996 habitants de la municipalité de Villa Tunari, 87,2 %
vivent dans des conditions de pauvreté « avec des besoins de base insatisfaits ». En 2004,
malgré une amélioration des services de base, seulement 22 % des habitants avaient accès à
des services d’eau courante (non potable dans tous les cas) et 20 % à l’électricité (Cantin,
2004).
98 La zone du Trópico de Cochabamba correspond aux provinces Chapare, Carrasco et Tiraque. Voir la carte de la
division provinciale du département de Cochabamba à l’annexe 8.
79
L’organisation syndicale paysanne
Les paysans du Chapare sont beaucoup plus politisés que les habitants d'autres zones
rurales du pays. Dans cette région où les communautés sont particulièrement dispersées sur
le territoire, l’organisation syndicale est très efficace en matière de transmission de
l’information, de participation des membres et de mobilisation populaire. Il s’agit
manifestement du noyau de la société civile au niveau local.
La région tropicale de Cochabamba se distingue d'autres régions majoritairement
autochtones du pays sur le plan de l’organisation paysanne. Il faut dire que le Chapare fait
partie des zones rurales du pays les plus fortement intégrées aux marchés mondiaux99.
Cependant, l’absence formelle d’un système d’autorité autochtone à Villa Tunari ne signifie
pas que les valeurs traditionnelles andines soient totalement exclues des mécanismes de
prise de décision. Par exemple, l’implication en tant que dirigeante ou dirigeant se fait sur
une base bénévole et généralement on observe une rotation aux postes d’autorité. De plus,
les réunions sont généralement tenues en quechua et les décisions se prennent à
l’unanimité. Certains de ces principes sont hérités de la tradition andine.
Dans la section municipale de Villa Tunari, chaque paysan producteur de coca est affilié à
l’un des quelque 420 syndicats de la municipalité, qui sont à leur tour regroupés en 35
centrales syndicales (Cantin, 2004). Toutes ces centrales font partie de la fédération des
producteurs de coca de la grande région du Trópico de Cochabamba dont les rencontres ont
lieu sur une base mensuelle avec des délégués de chaque syndicat100. La présence aux
réunions mensuelles est obligatoire pour tous. Les absents peuvent avoir une amende et
éventuellement se voir obligés de quitter leur terre et la participation de chacun des paysans
affiliés aux activités politiques peut aussi être contrainte par une amende.
Les femmes sont également représentées dans l’organisation syndicale au niveau régional;
depuis les années 1990, elles possèdent une organisation indépendante de celle des
hommes. La fédération des femmes du Trópico de Cochabamba (Federación de Mujeres del
99 En plus du gaz naturel et du pétrole, le Chapare exporte: du bois précieux, des fruits tropicaux, du coeur de palmier,
et bien sûr, de la coca ainsi que des produits dérivés de coca de manière illicite. 100 La fédération régionale du Trópico de Cochabamba entretient des liens au niveau départemental avec la Federación Única de Campesinos de Cochabamba (FUCC) et au niveau national avec la Confederación Sindical Única de
Trabajadores Campesinos de Bolivia (CSUTCB).
80
Trópico de Cochabamba)101 tient des réunions chaque mois au village de Villa Tunari; des
femmes déléguées de chacun des syndicats viennent y assister pour ensuite rapporter dans
leur communauté les informations à partager.
La politique municipale
Depuis la mise en application de la loi sur la participation populaire de 1994, les
infrastructures liées à l’éducation, à la santé, aux sports, aux services de base, à l’irrigation
et au transport routier sont toutes du ressort des municipalités. En théorie, les
gouvernements municipaux disposent d’un budget pour administrer le tout. À Villa Tunari,
le gouvernement chargé de ces fonctions est composé d’un maire, de sept conseillers
municipaux élus ainsi que d’une équipe de professionnels responsables de l’administration.
Les élus municipaux de Villa Tunari comptent quelques femmes, dont la présidente actuelle
de la Fédération des femmes de la région tropicale de Cochabamba. La grande majorité des
employés municipaux sont des citadins car la population locale compte peu de techniciens
ou de professionnels, mais on privilégie l’embauche de personnel originaire de la région102.
Le pouvoir politique municipal est largement influencé par les organisations syndicales
même s’il fonctionne de manière indépendante. Actuellement, les conseillers municipaux
sont tous rattachés au MAS et revendiquent tous leur appartenance au mouvement social
autochtone ainsi que leur expérience au sein des organisations syndicales. Cette situation de
monopole politique permet à la municipalité de jouir d’une grande stabilité politique.
Le système local de santé
Au niveau des services de santé, on compte sur l’ensemble du territoire municipal, un
hôpital de second niveau (c’est-à-dire équipé pour des chirurgies) situé au village de Villa
Tunari, un hôpital de premier niveau (non spécialisé, mais comptant quelques médecins) à
Chipiriri, huit centres de santé de premier niveau (c’est-à-dire avec un médecin et un
auxiliaire), et 17 postes sanitaires surtout destinés aux premiers soins d’urgence (qui
101 La fédération des femmes du Trópico de Cochabamba a été créée en 1995 et est liée au niveau national à la
Federación de Mujeres Campesinas Indígenas Originarias de Bolivia « Bartolina Sisa » (FMCIOB’ BS ’). 102 L’avocate en poste pour les services à la population est originaire de Chipiriri et elle est fortement liée à la vie
rurale locale par sa famille même si elle a étudié en ville et qu’elle ne pratique pas l’agriculture.
81
comptent seulement un auxiliaire)103. Dans les municipalités avoisinantes qui font partie de
la même région géographique (Trópico de Cochabamba), on ne compte que des institutions
de premier niveau. Les habitants des alentours (des provinces de Tiraque et Carrasco
notamment) se déplacent régulièrement vers Villa Tunari pour recevoir des soins, ce qui
augmente l’achalandage.
Les professionnels de la santé qui travaillent à Villa Tunari proviennent surtout des centres
urbains. Certains sont originaires d’autres régions rurales du pays, mais comme ils ont
migré en ville pour leurs études, ils se sentent souvent plus près du mode de vie urbain.
Sauf dans de rares exceptions, les médecins et les infirmières qui travaillent à Villa Tunari
ne s’établissent pas définitivement dans la région ; ils y travaillent dans l’attente d’obtenir
un poste plus près de leur domicile. Il y a un important roulement du personnel dans les
institutions de santé de même qu’un grave problème d’absentéisme. Les professionnels de
la santé voyagent régulièrement en ville où ils ont laissé leur famille et où ils ont parfois
une pratique privée104. Cette situation a un impact considérable sur la qualité des soins et
sur la confiance des utilisateurs locaux.
Depuis l’entrée au pouvoir du gouvernement du MAS, la région du Chapare a bénéficié de
plusieurs améliorations sanitaires puisqu’elle représente le siège des bases sociales de ce
parti. Dans le domaine de la santé, des équipes de médecins cubains sont venues s’établir à
Villa Tunari, apportant avec eux des équipements médicaux jusqu’alors non disponibles
ainsi qu’une disponibilité de spécialistes et de médecins encore inégalée. Ainsi, l’hôpital
San Francisco de Asís de Villa Tunari possède depuis 2006 l’équipement et le personnel
qualifié qui sont nécessaires pour procéder à des échographies, des radiographies et des
chirurgies simples. Associées à la gratuité des soins périnatals depuis 2003, toutes ces
nouveautés sont venues transformer les paramètres de l’accouchement à la faveur d’une
médicalisation accrue dans la région.
Comme la population locale est majoritairement composée d’Autochtones migrants, les
expériences d’accouchement des femmes du Chapare sont aussi grandement influencées par
103 Toutes les données pour 2004 sont tirées de Cantin, Françoise, Villa Tunari Regards, mai 2004, disponible en ligne :
http://www.cooperation.net/francoise.cantin/v.t.-regards-no-1-mai-2004-f/villa-tunari-regards-no-1-f-final-moyen.pdf
(consulté le 2 novembre 2009). 104 Les infirmières et auxiliaires ont 6 jours de congé par mois tandis que les médecins généralistes ont 8 jours de congé
par mois.
82
le rapport qu’entretiennent les Autochtones de Bolivie avec le modèle biomédical de la
naissance de même que par la dynamique locale des relations entre les femmes autochtones
et le personnel médical. Cette dynamique particulière est présentée dans la prochaine
section portant sur le contexte dans lequel les femmes boliviennes évoluent et, plus
spécifiquement, les conditions dans lesquelles elles mettent au monde leurs enfants.
2.3 DONNER NAISSANCE EN BOLIVIE
2.3.1 CONDITION DES FEMMES BOLIVIENNES
Comme c’est le cas dans la plupart des pays latino-américains, on observe des inégalités de
genre marquées en Bolivie. Un sondage mené en 2003 a révélé que 64 % des Boliviennes
ont déjà été victimes de violence conjugale. De plus, les femmes boliviennes mettent au
monde 7,39 enfants en moyenne au cours de leur vie105et l’avortement n’a toujours pas été
dépénalisé. Enfin, selon le recensement de 2001, 19,35 % des femmes sont analphabètes,
contre 6,94 % des hommes.
Bien entendu, ces inégalités se répercutent sur la scène politique. Selon un amendement
apporté à la loi bolivienne en 2004, la représentation obligatoire des femmes parmi les
candidats de chaque parti est de 50 %. Toutefois, il semble que le harcèlement et la
violence politique à l’endroit des femmes soient très courants; en 2004 plus d’une centaine
de femmes élues conseillères municipales ont admis avoir subi des pressions et menaces de
la part de leurs collègues de parti pour les forcer à démissionner (Langlois, 2008 : 153). Les
données statistiques montrent que la même année, seulement 19 % des sièges du parlement
étaient occupés par des femmes.
Comme ailleurs dans le monde où la majorité de la population vit dans des conditions
économiques difficiles, les inégalités de genre accentuent la précarité des situations des
femmes parmi les classes sociales plus basses.
…women work long days, often longer than men do. Increasingly, women
work more double days as they intensify their inputs into market work as well as into home food production. In addition, fertility rates are often high, and
105 Données de l’Instituto Nacional de Estadísticas, disponibles en ligne : www.ine.gouv.bo (consulté le 2 décembre
2009).
83
women spend much of their adult life pregnant, lactating, and caring for small children. Biological reproduction can be physically stressful, especially in
contexts of high fertility and marginal living conditions (Larme et Leatherman, 2003:193).
En Bolivie, les conséquences de cette situation sont parfois dramatiques, particulièrement
en milieu rural où la précarité économique est souvent criante. Certains chiffres illustrent
bien cette dimension de la réalité bolivienne. Par exemple le taux d’analphabétisme
augmente à 37,91 % pour les femmes en milieu rural; ces dernières ont en moyenne à peine
trois années de scolarité (INE). Le recensement de 2001 révèle aussi qu’en milieu rural, les
hommes ont des revenus moyens 13 fois plus élevés que les femmes.
Puisque les populations rurales en Bolivie sont majoritairement autochtones, ces données
permettent de supposer que les femmes autochtones sont davantage marginalisées
socialement et économiquement que leurs semblables masculins. C’est à cette situation de
double stigmatisation, à la fois de genre et de race, que l’anthropologue De la Cadena fait
référence lorsqu’elle stipule « women are more Indian » (1995).
Davis Floyd a suggéré que la médicalisation de la naissance renforce la supériorisation de
l’homme par rapport à la femme106. Dans le contexte bolivien, on peut se demander si
l’accouchement selon le modèle biomédical renforce aussi certaines formes de
discrimination des Indiens, ou plus spécifiquement des Indiennes. Le portrait qui suit des
conditions périnatales en Bolivie contribue à documenter cette question.
2.3.2 MATERNITÉ ET ACCOUCHEMENT EN BOLIVIE
2.3.2.1 Le système de santé
En Bolivie, l’instabilité politique a rendu la continuité dans les politiques de santé et
l’expansion des services de santé en milieu rural dificiles107. Antonio Braun résume la
situation de la santé publique en Bolivie de la façon suivante :
L’organisation du secteur public du pays était, et est toujours, caractérisé par une atomisation, la duplication ou la multiplication des actions de santé, la
106 L’anthropologue américaine Davis Floyd argumente que la prise en charge de la naissance par la médecine
biomédicale contribue à reproduire, renforcer ou même exporter certaines des valeurs et croyances qui sont au cœur de
la société occidentale moderne, dont la suprématie de la technologie sur le corps et la supériorité de l’homme par
rapport à la femme (1994 : 414). 107 Les causes de cette réalité sont nombreuses : projets de réformes jamais conclus, réorganisation des institutions de
santé, modifications des priorités à chaque changement de gouvernement etc.
84
mauvaise utilisation des ressources existantes, qui sont importantes, et un esprit accentué de concurrence et de rivalités institutionnelles (Braun, 1989 :98).
Le système de santé dépend, depuis 1999, de trois instances : la municipalité (elle-même
étroitement liée avec les communautés), la préfecture (au niveau départemental) et le
ministère de la santé. En théorie, les populations locales ont désormais leur mot à dire dans
l’élaboration des priorités municipales en santé, mais « dans la pratique, les communautés
ne se sentent pas suffisamment représentées et écoutées au sein des gouvernements
municipaux » (Michaux, 2000, chapitre 24 :6). Souvent, la mise en place d’une politique de
santé locale se heurte à des problèmes de coordination et de cohérence internes qui minent
la mise en place de politiques durables et réellement adaptées aux besoins réels de la
population.
Il ne faut pas oublier que le contexte historique a provoqué la marginalisation de la majorité
indienne par rapport au processus de construction du système de santé publique. Les
communautés autochtones du pays ont donc maintenu leurs propres conceptions et
pratiques liées au corps, à la santé et aux grands passages de la naissance et de la mort et ce,
en parallèle des services publics de santé. De ce fait, le personnel de santé en milieu rural se
retrouve confronté à une série de contradictions culturelles lors de la mise en application de
pratiques biomédicales auprès de patients plus près d’autres médecines. Cette distance
culturelle entre soignants et soignées est de plus renforcée par l’asymétrie des rapports
ethniques entre Autochtones et non Autochtones ainsi que par la différence de classe qui
l’accompagne souvent.
2.3.2.2 Santé et pluralité
Considérée tantôt comme un «fléau» ou une «barrière» à l’implantation d’un système de santé de type occidental, tantôt comme un atout dont les ressources permettraient d’enrichir des alternatives de santé de la population, la culture fait partie de ces
variables que tout décideur de la santé se doit, de nos jours, d’intégrer dans ses programmes (Michaux 2000, ch. 1 :1).
La Bolivie est l’un des rares pays au monde à avoir légalisé les médecines traditionnelles
dès 1986. Depuis déjà quelques décennies, les notions telles «la reconnaissance des
85
médecines traditionnelles» et «l’interculturalité»108 des soins de santé ponctuent le discours
officiel des autorités sanitaires boliviennes, souvent dans un souci de cohérence avec les
recommandations générales des instances internationales, à des fins de financement109.
Avec la création en 2006 d’un vice-ministère de médecine traditionnelle et de
l’interculturalité, un nouveau modèle de soins de santé publique a été mis sur pied en
Bolivie (Modelo de Salud Familiar, comunitario e Intercultural). L’interculturalité, qui est
un principe idéologique central de ce nouveau modèle, a pour la première fois été définie
clairement. Il s’agit d’une « approche sociale communautaire dans laquelle s’inscrivent le
dialogue, le respect, la reconnaissance, la valorisation et l’interaction des différents
systèmes médicaux et acteurs sociaux de la santé, tout en promouvant un processus
d’articulation et de complémentarité pour améliorer la qualité des soins en santé »110.
Ainsi, il est clairement établi depuis déjà plusieurs années, mais avec plus d’emphase
depuis 2006, que les soins de santé doivent s’adapter aux coutumes et croyances des
peuples autochtones. En théorie, le personnel de santé se doit d’autoriser le recours aux
médecines traditionnelles selon le libre choix des patients, de faciliter l’utilisation des
herbes médicinales d’usage fréquent et d’adapter ses soins aux traditions autochtones sur la
base d’un principe d’interculturalité. Sur le terrain, on observe que les pratiques
hospitalières ne se sont toujours pas ajustées à ces normes (Bradby, 1992; Michaux, 2000).
À l’échelle du pays, on oscille entre des réformes en profondeur dans le discours et une très
grande inertie dans la pratique. Évidemment, le domaine périnatal n’échappe pas à cette
tendance.
2.3.2.3 Portrait de la situation nationale en santé maternelle
En l’an 2000, on rapportait en Bolivie 420 décès de la mère pour 100 000 naissances d’un
bébé vivant, soit le taux de mortalité maternelle le plus élevé en Amérique latine111. Avec la
108 Ici, le terme interculturalité ne suggère aucun positionnement théorique de ma part. Il s’agit uniquement de la
reprise du terme tel qu’il est actuellement employé dans les politiques sanitaires en Bolivie. J’ai d’ailleurs fait le choix de ne pas traiter le concept d’interculturalité au chapitre 1 en raison de son instrumentalisation et de sa teneur
idéologique dans le contexte étudié. 109 La réunion d’Alma Ata (URSS, 1978), la convention No 169 de l’organisation internationale du travail (1989),
l’initiative pour la santé des Peuples autochtones des Amériques (OMS, 1993). 110 La définition est sur la page web du ministère de la santé et des sports : www.sns.gob.bo\index.php?ID=Principios (consulté le 29 décembre 2010). 111 Donnée tirée du rapport de l’Organisation panaméricaine de la santé de 2007.
86
signature des « Objectifs du millénaire pour le développement » en 2000, la Bolivie s’est
retrouvée face à un important défi en matière de santé reproductive. Les objectifs
spécifiquement liés à la santé reproductive des femmes visaient à réduire la mortalité
maternelle de trois quarts entre 1990 et 2015 en plus de rendre les soins périnatals
accessibles à toutes les femmes. Depuis, la santé reproductive des femmes est devenue une
priorité de santé publique au pays.
En janvier 2003, un programme public d’assurance santé universelle pour les mères et les
enfants (Seguro Universal Materno Infantil- SUMI) fut implanté à l’échelle nationale112.
Depuis, les soins médicaux sont entièrement gratuits pour les femmes à partir du début de
la grossesse et jusqu’à 6 mois après l’accouchement ainsi que pour les enfants jusqu’à l’âge
de 5 ans. De plus, le programme du SUMI fait prévaloir des rapports respectueux envers les
patientes de toutes origines, une collaboration avec les sages-femmes traditionnelles et une
adaptation des pratiques dans les institutions de santé (hôpitaux, centres de santé et postes
sanitaires) en fonction de la culture locale (Ministerio de la Salud, 2005).
Deux ans après l’implantation du SUMI, le taux de mortalité maternelle avait déjà baissé à
230 pour 100 000 naissances. Toutefois, les statistiques montrent que l’amélioration des
indicateurs qui a suivi la mise en place du SUMI ne s’est pas généralisée à l’ensemble de la
population. Selon l’Institut national de statistiques, en 2006 plus de 600 femmes perdaient
toujours la vie pour chaque tranche de 100 000 naissances enregistrées en milieu rural
(Friedman-Rudovski, 2008)113. De plus, d’après le rapport de l’organisation panaméricaine
de la santé (2007), on évalue à 60 % le niveau d’accouchements institutionnalisés en milieu
urbain, contre seulement 35 % en milieu rural. Ce pourcentage descend à moins de 10 %
dans les communautés où les femmes sont majoritairement autochtones et monolingues
dans une langue autre que l’espagnol. Parmi l’ensemble des femmes boliviennes ayant vécu
un accouchement institutionnalisé en 2005, seulement 19,8 % des femmes issues de la
partie la plus pauvre de la population ont été assistées par un médecin pour leur
accouchement, contre un taux de 97,9 % pour les femmes faisant partie de la partie la plus
112 Plusieurs autres programmes ont été implantés auparavant, mais avec une accessibilité moindre. 113 http://www.womensenews.org/search/node/birth%20la%20paz (consulté le 10 octobre 2009).
87
riche. En présence d’un système de soins périnatals supposément accessibles et adaptés aux
besoins de tous, ces statistiques soulèvent des questionnements importants.
2.3.2.4 Les femmes autochtones et l’accouchement institutionnalisé
Sur le territoire bolivien, l’accès aux services de santé est souvent problématique compte
tenu de l’absence de centres médicaux dans de nombreuses communautés rurales et de leur
sous-équipement en ressources matérielles et humaines lorsqu’ils existent. Les facteurs
géographiques et économiques ont donc forcément un impact sur l’utilisation des soins de
santé périnatals dans plusieurs régions où l’accès est contraint par la dépense et le délai
associés au transport vers l’institution la plus proche. Toutefois, de plus en plus de
recherches qualitatives et quantitatives montrent que d’autres facteurs doivent aussi être
considérés pour expliquer le faible taux d’accouchements institutionnalisés au pays
(Michaux, 2000; Rozée, 2007). On sait par exemple que les médecins proviennent en
majorité d’un milieu urbain et non autochtone. L’expérience de l’accouchement des
femmes autochtones en milieu hospitalier ouvre donc un espace de rencontre entre des
acteurs sociaux qui sont éloignés à la fois par leur niveau économique, par leur milieu de
vie et par leur identité ethnique.
En outre, la situation urbaine montre que l’existence d’un service médical gratuit à
proximité du domicile n’est pas une condition suffisante pour que les femmes aient recours
à l’ensemble des soins qui sont compris par le SUMI. En fait, parmi toute la gamme des
services compris par le SUMI, c’est l’assistance médicale lors de l’accouchement qui
s’avère être le moins utilisé à travers tout le pays (Pooley, 2009). Depuis la gratuité des
services, on observe en effet que de plus en plus de femmes se rendent aux contrôles
prénataux et aux rencontres postnatales, sans pour autant faire le choix d’un accouchement
institutionnalisé114.
Cette attitude de rejet face à l’accouchement institutionnalisé est particulièrement
observable en milieu autochtone. Par exemple, à El Alto, où la population est d’origine
aymara dans une proportion de 95 %, on rapporte que plus de la moitié des femmes
114 Conversation personnelle avec Bertha Pooley, La Paz, 14 février 2009.
88
choisissent de donner naissance à domicile en dépit de la gratuité des services de santé115.
Dans une autre étude menée en 2005 à Yapacani, zone rurale de migration où la
composition démographique est similaire à celle de Villa Tunari (une population
majoritairement autochtone quechua), on rapporte également que la majorité des femmes
choisissent de ne pas donner naissance à l’intérieur des institutions publiques de santé;
souvent le facteur géographique n’est pas le principal en cause (Otis et Brett, 2008).
En somme, les différents programmes de couverture des soins périnatals qui ont été mis sur
pied depuis 1995116 n’ont pas donné les résultats escomptés en termes de taux d’utilisation
des services par la population, mettant en évidence l’influence de facteurs autres
qu’économiques. Pour répondre à cette situation problématique, on encourage plus
intensivement la mise en place de politiques dites « interculturelles » dans le domaine de la
santé maternelle. En 2004 et 2005, le ministère de la santé, en coordination avec des
organismes internationaux, élabora une stratégie d’adaptation culturelle de l’accouchement
(Estrategia de Adecuación Cultural del Parto). Quelques rencontres furent organisées à
l’échelle nationale. Puis un guide fut élaboré afin de développer une approche
interculturelle en santé maternelle, la Guía para el Desarollo de un Enfoque Intercultural
en la Atención de la Salud Materna. Publié en 2005 et diffusé à travers toutes les
institutions de santé du pays, ce guide sert de référence officielle pour les soins de santé
maternelle. Il tient compte des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé
concernant les soins liés à un accouchement normal (OMS, 1997) ainsi que du contenu de
la résolution ministérielle 0496 prise en 2001 pour favoriser le principe de l’interculturalité.
Le guide suggère :
de questionner les patientes en prénatal concernant leur préférence pour la position
et le lieu d’accouchement;
d’offrir des infusions chaudes aux patientes durant le travail;
de permettre la présence d’une personne pour accompagner la mère tout au long de l’accouchement;
de réduire le plus possible les examens vaginaux;
de limiter les interventions comme l’épisiotomie, l’induction artificielle du travail et
la césarienne;
115 Donnée tirée de l’article de Jean Friedman Rudovski, 2008. 116 De 1995 à 1998, le Seguro de maternidad y niñez; de 1998 à 2002, le Seguro Básico de Salud; et depuis 2003, le
SUMI.
89
d’offrir d’emblée aux patientes de conserver leur placenta;
et de s’assurer que les femmes sont nourries en moins de 3 heures suite à leur accouchement.
Entre 2005 et 2007, une alliance avec l’Union Européenne permit de réaliser des ateliers de
sensibilisation sur l’interculturalité en périnatalité de même que des formations pratiques
sur ce thème. Ce projet fut mis en place dans plus de 14 institutions de santé réparties à
travers sept départements du pays. En tout, 496 personnes participèrent à ces ateliers, dont
une majorité de professionnels de la santé et une minorité de spécialistes des
accouchements à domicile. Grâce aux nouvelles orientations du ministère de la santé depuis
2006, des fonds furent également attribués pour l’achat de matériel favorisant l’application
de l’approche interculturelle des soins en santé maternelle comme des matelas pour le sol et
des barreaux d’appuis.
2.3.2.5 L’«interculturalisation» des soins en santé maternelle
Pour l’anthropologue Jacqueline Michaux, spécialiste de la santé reproductive dans les
Hauts-Plateaux andins, la faible couverture institutionnelle des accouchements en Bolivie
reflète une attitude générale de refus de la population face à la biomédecine. Pour expliquer
cette attitude, Michaux insiste d’abord sur le facteur humain :
Tout patient à droit à des explications dans une langue qu’il comprend, à être considéré comme une personne digne de respect ou à être écouté lorsqu’il a des doutes ou des craintes au sujet du traitement proposé par le personnel de santé.
Ces droits, qui sont loin d’être respectés dans les Hauts Plateaux aymaras, sont nécessaires pour une meilleure acceptation des services de santé de la part des
populations locales. (Michaux, 2000 (1): 12)
Un autre facteur important est, selon Michaux, le rapport asymétrique qui existe entre les
médecines traditionnelles et la biomédecine. Elle soutient que la compétence des
spécialistes traditionnels est analysée à partir de catégories médicales qui ne sont pas aptes
à rendre compte de la nature de l’efficacité des cures rituelles, ce qui entraîne la négation de
toute pratique traditionnelle par le corps médical dans le secteur formel. D’ailleurs,
Michaux conclut de ses observations dans quelques centres de santé que l’ensemble des
relations interculturelles qui sont vécues reposent sur une incomprehension mutuelle qui
mine la possibilité d’un dialogue veritable entre le personnel et les utilisateurs de soins.
90
Tel que mentionné au chapitre 1, plusieurs anthropologues ayant travaillé dans les Andes
(Lestage, 1999, Bradby et Murphy-Lawless, 2005) ont soulevé les contradictions qui
existent entre les pratiques biomédicales et les systèmes de savoirs et de valeurs
traditionnels dans le domaine périnatal (Lestage, 1999; Bradby, 1999). En fait, certaines
pratiques médicales en matière de naissance sont perçues par les Autochtones andines
comme dangereuses, abusives, irrespectueuses ou tout simplement effrayantes (Bradby,
1999). Parmi les pratiques hospitalières qui sont souvent dénoncées par les femmes
autochtones boliviennes en matière d’accouchement, on signale le manque d’intimité des
salles d’accouchement, le recours abusif aux interventions chirurgicales comme
l’épisiotomie et la césarienne, les examens vaginaux répétitifs et le non-respect du pouvoir
de décision des femmes quant à la position d’accouchement.
En ce qui a trait plus spécifiquement au respect des valeurs culturelles, on critique
notamment l’absence de considération pour les besoins de réconfort et d’accompagnement
des femmes, le non-respect des pratiques relatives au traitement du placenta117, la
désapprobation du personnel quant à la consommation d’infusions, la contrainte
d’accoucher dans une position jugées dangereuse et inconfortable et l’alimentation
inappropriée en postnatal (Terrazas et Dibbits, 1994).
Parmi ces pratiques, soulignons que l’épisiotomie et la destruction du placenta sont souvent
effectuées de manière systématique en dépit de prescriptions contraires par le ministère de
la santé et des sports. De plus, dans une étude publiée en 2007, Rozée rapporte que, dans
un hôpital qu’elle a visité à La Paz, la présence d’un proche est formellement interdite
auprès de la femme qui accouche, ce qui va à l’encontre de la loi. La présence d’un proche
est tolérée seulement dans une des trois institutions que j’ai visitées pour cette recherche,
pour palier au manque de personnel. Dans les deux autres, on m’a affirmé que la présence
d’un proche était interdite pour des raisons d’hygiène.
Ineke Dibbits rapporte que de nombreux médecins boliviens tendent à condamner les
pratiques dites traditionnelles sans comprendre la logique culturelle sous-jacente et en toute
117 «La placenta es el doble del bebe y por ello no puede desecharse en la basura, como sucede en los hospitales»
(Antonia).
91
ignorance de leur pertinence sur le plan physiologique.118 À son avis, une grande partie du
problème de fermeture des médecins boliviens face aux pratiques traditionnelles semble
provenir de l’ignorance de ces derniers dans le domaine des ethnomédecines et de la
physiologie de l’accouchement, ce qui représente à son avis une grande faiblesse de leur
formation (2003). J’ai pu constater que la possibilité même d’un accouchement
physiologique (sans intervention) était méconnue par le personnel lorsque je leur ai
présenté des vidéos filmées en Europe ainsi que dans des cliniques privées en Équateur et
au Brésil. Leur plus grande surprise a été de constater que le périnée peut s’étirer pour
laisser passer la tête, et donc qu’il n’est pas nécessaire de couper le périnée pour que
l’enfant naisse. Ils ont également manifesté leur étonnement de voir que la salle n’était pas
entièrement stérilisée, que le père était présent sans masque et sans gants. Et surtout, les
étudiants en médecine et les infirmières présents pour ce visionnement ont tous été
extrêmement surpris de voir que dans des pays dits développés, on pouvait faire le choix
d’accoucher accroupie, à la maison, et sans intervention médicale.
Dans le milieu médical en Bolivie, on parle encore par exemple de « position plus
sécuritaire » pour accoucher en parlant de la position gynécologique119; le personnel
médical croit souvent que les positions verticales de poussée peuvent provoquer des lésions
crâniennes au nouveau-né, ce qui a pourtant été démenti par la science. De plus, le
personnel de santé évalue les pratiques traditionnelles exclusivement en fonction de critères
médicaux qui se veulent objectifs (asepsie, risque d’infection, etc.) alors que les pratiques
andines répondent souvent à des critères subjectifs comme le bien être affectif et spirituel
de l’enfant et le maintien des normes communautaires.120 Ce problème de fermeture de la
part des individus formés à l’intérieur du modèle biomédical par rapport au modèle médical
andin expliquerait en grande partie la réticence des femmes autochtones à accoucher sous
leurs soins.
Finalement, en ce qui concerne plus spécifiquement les populations autochtones migrantes,
Bradby souligne que les femmes qui se retrouvent isolées par rapport à leur famille en
118 Communication personnelle avec Ineke Dibbits, La Paz, le 11 février 2009. 119 Discussion informelle avec l’équipe de résidents en medicine, Hôpital de Villa Tunari, le 6 avril 2009. 120 Il faut comprendre que le modèle andin vise à soigner et à protéger avant tout de l’être spirituel qui vient de naître.
C’est pourquoi on attribue des soins dont l’efficacité biomédicale est contestable (Michaux, 2000, chapitre 14 :22).
92
contexte de migration se tournent davantage vers les services institutionnels,
particulièrement si elles n’ont pas expérimenté l’accouchement à domicile avant de migrer.
Le contexte de migration augmente donc la dépendance des femmes autochtones face au
système de santé public et donc le taux d’accouchements institutionnalisés dans les zones
de migration. Cette même anthropologue soutient que si la diminution des risques liés à des
complications est la raison la plus utilisée pour expliquer le choix d’un accouchement à
l’hôpital, l’association symbolique avec la modernité est également un important facteur de
motivation; pour les migrantes urbaines par exemple, c’est un symbole notoire de leur
« arrivée en ville » (1999).
2.3.3 LA POSSIBILITÉ D’UN DIALOGUE ENTRE LES MODÈLES DE LA NAISSANCE EN BOLIVIE
La sociologue Barbara Bradby, qui a travaillé spécifiquement sur l’accouchement parmi les
populations andines, soutient qu’une diminution notable des risques liés à l’accouchement
en Bolivie doit inévitablement passer par une communication entre les pratiques
traditionnelles locales et les pratiques occidentales modernes, le tout dans un climat de
collaboration et dans un respect mutuel pour les différences culturelles. Carmen Bernand
soutient même qu’une intégration entre les deux modèles médicaux est une nécessité pour
lutter efficacement contre le boycott des populations autochtones aux services de santé
publics.
Comme il fut mentionné précédemment, il y a depuis plusieurs années une volonté
politique claire en faveur d’une transformation des rapports ethniques et d’une remise en
question de la supériorité absolue de la biomédecine occidentale, volonté politique qui est
désormais solidement appuyée par le texte constitutionnel. Il est clair qu’une politique de
santé monoculturelle n’est plus viable en Bolivie (Michaux, 2004 :109) et ce, non
seulement en raison du manque de confiance de la part de la population autochtone, mais
surtout parce que les relations de pouvoir ont été redistribuées en Bolivie et que la politique
de santé doit en être le reflet. Or, pour construire un système médical pluraliste il faut
affronter les problèmes de racisme, de discrimination ethnique et d’exclusion culturelle qui
caractérisent encore les rapports interculturels en Bolivie (Michaux, 2000 (1) : 2).
En outre, l’absence de reconnaissance actuelle de la valeur des pratiques et des croyances
traditionnelles dans le domaine de l’accouchement et de la naissance en Bolivie est un des
93
reflets de la stratification de la société bolivienne et des idéologies qui s’y affrontent. Dans
le domaine de la naissance, nous avons vu que de nombreux efforts ont été déployés pour
adapter les services de santé aux besoins culturels et physiologiques des Boliviennes.
Cependant, l’impact de ces initiatives ponctuelles demeure limité. Plusieurs auteurs
soutiennent que cette situation est en grande partie imputable à l’état actuel de
l’enseignement et de la formation du personnel de santé qu’on juge inadéquats et souvent
dépassés (Arnold et Yapita, 1995; Dibbits 2003; Michaux, 2000).
Dans un élan désespéré pour encourager les femmes autochtones à utiliser les services
périnatals, une nouvelle politique périnatale a été annoncée lors de mon séjour en Bolivie
en 2009, le Bono Juana Azurduy De Padilla.. Il s’agit d’un bonus remis en argent aux
femmes enceintes au moment des rencontres prénatales et lors de leur accouchement dans
une institution, le tout dans le but d’encourager les femmes à utiliser les services de santé
publics. Il a été démontré par le passé que de tels incitatifs ne représentent pas des solutions
viables à long terme pour améliorer la santé des populations autochtones réticentes à la
biomédecine. Michaux souligne que « La population devrait choisir la médecine
occidentale non pour les avantages matériels ou symboliques qu’elle pourrait proposer,
mais pour sa compétence réelle » (2000 (20) : 12).
Et justement, la compétence du modèle biomédical tel qu’il existe actuellement commence
à être remise en question ; il existe depuis déjà quelques années un mouvement qui milite
en faveur de l’humanisation de la naissance et de l’accouchement en Bolivie121. Si ses
membres sont surtout non autochtones et d’origine urbaine, elles incluent tout de même
dans leurs revendications la valorisation du savoir et des pratiques locales dites
traditionnelles en périnatalité. Il s’agit donc d’un mouvement qui s’inspire du discours
global en faveur de l’humanisation de la naissance, mais avec un penchant pour la cause
autochtone qui lui donne sa couleur propre. Bien que ce mouvement soit encore naissant et
concentré en milieu urbain, il constitue une voie de communication nouvelle entre les
Autochtones et les non Autochtones dans le domaine spécifique de l’accouchement et de la
121
Le réseau bolivien pour l’humanisation de l’accouchement et de la naissance (REBOHUPAN) qui siège à La Paz fut créé en 2001 suite à une rencontre internationale sur l’humanisation de la naissance tenue au Brésil en 2000. Il
s’agit d’une initiative nationale et l’organisme est indépendant du gouvernement.
94
naissance. Le REBOHUPAN a de particulier le fait qu’il milite pour faire reconnaitre le
droit de toutes les femmes boliviennes de bénéficier d’une attention médicale adaptée à leur
corps et à leur culture. Dans le contexte national, le fait que des femmes non autochtones ou
des Autochtones métissées et occidentalisées revendiquent leur droit à accoucher dans une
position autre que la gynécologique et questionnent la pertinence de certaines pratiques
biomédicale constitue une nouveauté.
Synthèse
Ce chapitre montre la pertinence d’une étude qualitative sur le phénomène de
l’accouchement au Chapare, laquelle pourra être révélatrice des rapports ethniques qui
prévalent localement entre Autochtones et non Autochtones, de même que de la vitalité
politique de la population autochtone migrante de la région et de la participation réelle des
femmes au sein des organisations politiques locales. Enfin, l’analyse des discours et des
pratiques locales en lien avec l’accouchement sera utile car elle permettra de fournir l’un
des rares comptes-rendus de la situation de l’accouchement en Bolivie depuis l’instauration
du SUMI.
95
CHAPITRE 3: DONNER NAISSANCE À VILLA TUNARI, UNE ANALYSE DESCRIPTIVE
Ce chapitre présente le matériel ethnographique recueilli, lequel a été organisé de manière à
offrir une analyse descriptive des expériences d’accouchement des habitantes de Villa
Tunari. Les différentes pratiques locales relatives à chacun des modèles présents sont
décrites de même que les discours qui les supportent. Certaines données d’archive ont été
utilisées pour documenter cette description, mais ce sont surtout les données qualitatives de
première main qui ont servi à l’écriture de ce chapitre. À cet égard, une place prédominante
est accordée à la parole des participantes ce qui rapproche le texte de la réalité décrite, en
plus de mettre en valeur la manière particulière qu’ont ces femmes de raconter leurs
expériences. En somme, ce chapitre constitue un premier niveau d’analyse des données; les
questionnements qui y sont soulevés seront abordés plus en profondeur au prochain
chapitre en fonction des trois axes de recherche. Une brève définition de chacun des
modèles locaux de la naissance ouvre le chapitre afin d’assurer une compréhension
homogène des termes utilisés.
Le modèle biomédical local de la naissance
Lemodèle biomédical auquel je fais référence dans la partie analytique de ce mémoire
correspond uniquement aux pratiques et aux croyances en vigueur en milieu hospitalier en
Bolivie, et plus spécifiquement dans la section municipale de Villa Tunari, au Chapare. Ce
modèle ne correspond pas nécessairement au modèle biomédical tel qu’il est appliqué dans
d’autres régions du monde. Je considère d’ailleurs que le modèle biomédical de la
naissance fait l’objet d’une appropriation locale partout où il est implanté. La configuration
locale du modèle biomédical de la naissance pourra être révélatrice de la dynamique entre
les acteurs sociaux concernés (le personnel médical et les femmes paysannes d’origine
autochtone) de même que des valeurs et des discours qui sont renforcés et reproduits à
travers l’exercice de la médecine obstétricale en Bolivie.
Rappelons également que tout modèle de la naissance est soutenu par une vision de la
naissance et du processus de l’accouchement qui est une construction sociale subjective
ayant sa propre histoire. Ainsi, la neutralité scientifique qui appuie et justifie les pratiques
périnatales en milieu hospitalier est considérée dans cette recherche comme une croyance et
96
non pas comme un fait objectif122. À cet égard, nous avons vu que plusieurs pratiques sont
en vigueur dans certaines institutions de santé alors qu’elles sont en fait réfutées par les
études scientifiques les plus récentes, dont la pratique systématique de l’épisiotomie, la
restriction à la position gynécologique pour l’accouchement, l’interdiction de la présence
d’un accompagnant, etc. Ainsi, la neutralité scientifique qui sert à justifier les pratiques
biomédicales ne garantit en rien leur bien-fondé. Toutefois, ce regard critique face au
modèle biomédical de la naissance ne vise pas à discréditer l’ensemble des pratiques qui en
découlent, lesquelles sont particulièrement efficaces dans certaines situations.
Le modèle traditionnel local de la naissance
Les données recueillies dans la section municipale de Villa Tunari ont confirmé la présence
de pratiques et de croyances relatives à l’accouchement et à la naissance qui
n’appartiennent pas au modèle biomédical. Ici, je désigne l’ensemble des pratiques locales
qui constituent des alternatives au modèle biomédical de la naissance, de même que les
discours qui les façonnent, par le terme général de «modèle traditionnel de la naissance»123.
Le qualificatif «traditionnel» a été privilégiée parce qu’il permet de mettre en valeur le fait
que localement, les modèles autochtones de la naissance ont une plus grande profondeur
temporelle que le modèle biomédical puisque l’option de l’accouchement à l’hôpital n’est
concrètement envisageable que depuis peu124.
Le choix de l’adjectif « traditionnel » traduit également un désir de ne pas restreindre cette
étude à un modèle autochtone en particulier. En effet, même si la majorité des habitants de
la section municipale de Villa Tunari sont des Autochtones d’origine andine (quechua et
aymara), la population de la région étudiée demeure très diversifiée125. À ce propos, les
entrevues ont confirmé que la rencontre et l’influence mutuelle qui a lieu sur place entre
122 C’est ce que j’ai tenté de montrer au chapitre 1, section 1.1.1.3. 123Malgré de nombreux liens et points de rencontres, le modèle traditionnel de la naissance tel que j’y fais référence
n’appartient à aucune médecine traditionnelle précise. Toutefois, comme la grande majorité de la population
autochtone locale est d’origine quechua, le modèle traditionnel décrit ici est très étroitement lié au modèle andin de la naissance tel que décrit au premier chapitre. 124 Les soins périnataux ne sont gratuits que depuis l’instauration du SUMI en 2003, et ce n’est que depuis 2007 que
l’on retrouve localement l’équipement et les spécialistes nécessaires pour détecter et traiter les complications possibles
lors d’un accouchement. 125 Tel que mentionné au chapitre 2, il y a en Bolivie 36 groupes autochtones reconnus officiellement. Au Chapare, on retrouve trois principaux groupes autochtones originaires de la région (les Yuracarés, les Yukis et les Moxenos
Trinitaires), mais la grande majorité de la population de Villa Tunari est quechua.
97
des individus de différentes origines apportent un dynamisme au sein des pratiques en lien
avec l’accouchement à domicile. Par exemple, Isabelia (Autochtone trinitaire originaire du
Beni) a consommé la fleur d’oranger en infusion durant son accouchement à domicile.
Cette même fleur a été utilisée par les participantes d’origine andine qui ont accouché à
domicile en zone tropicale (Elena, Catarina, Margarita). Plusieurs informatrices ont
également souligné l’usage local de cette plante lors des accouchements. Or la fleur
d’oranger n’est pas disponible dans la région andine, soit dans les communautés d’origine
des femmes quechuas. J’en déduis qu’il se produit sur place un partage de savoirs entre les
femmes autochtones de la région amazonienne et les femmes autochtones migrantes venues
des hautes terres. D’ailleurs, aucune des participantes à cette recherche n’a soulevé de
distinction formelle entre les modèles de la naissance propre à chaque groupe autochtone ;
toutes ont fait référence aux pratiques et aux croyances entourant l’accouchement à
domicile de manière générale, en opposition au modèle biomédical de la naissance qui s’est
imposé en force depuis la gratuité des services publics en santé reproductive.
De plus, les données montrent que les pratiques qui sont observées lors des naissances à
domicile peuvent varier d’une famille à l’autre, et même d’une génération à l’autre au sein
d’une même famille selon le parcours de migration des individus, leur origine, leur âge,
leur réseau social, etc. Ainsi, à Villa Tunari le modèle traditionnel de la naissance
correspond à un ensemble hétérogène de pratiques et de croyances. Bien sûr, il n’est pas
question de faire ici une description exhaustive de chacune des variantes locales du modèle
traditionnel de la naissance126. Je m’attarderai plutôt à décrire les savoirs et pratiques en
lien avec la naissance à domicile qui sont communs à toute la région étudiée. C’est donc à
ce partage d’éléments communs et catégoriquement distincts de la médecine moderne
occidentale que je fais référence par l’emploi du terme « modèle traditionnel de la
naissance ».
126 Ce choix ne remet aucunement en question la pertinence d’étudier chacun des modèles autochtones de la naissance isolément; cette distinction n’est tout simplement pas pertinente dans le cadre de cette recherche qui porte sur une
population autochtone majoritairement migrante.
98
3.1 L’ACCOUCHEMENT À VILLA TUNARI
À partir des archives de l’hôpital de Villa Tunari et de la municipalité, on sait que 1378
accouchements institutionnalisés ont eu lieu à l’intérieur de la division municipale de Villa
Tunari en 2008. De ce nombre, 797 accouchements ont eu lieu à l’Hôpital de Villa Tunari,
ce qui correspond environ à 60% des accouchements institutionnalisés. Pourtant moins de
5% du total de la population municipale réside en permanence au village de Villa Tunari127.
Cet hôpital constitue la seule institution de la région à être dotée de l’équipement et des
spécialistes nécessaires pour procéder à des interventions chirurgicales. On en déduit que
plusieurs femmes de la région sont disposées à parcourir de longues distances pour aller
accoucher dans un milieu hospitalier équipé pour détecter et traiter les complications qui
pourraient survenir au cours de leur accouchement.
Parallèlement, les statistiques municipales montrent que de tous les types d’institution de
santé existant sur le territoire municipal (postes sanitaires, centre de santé, hôpital de
premier niveau et hôpital de second niveau), ce sont les postes sanitaires qui sont les moins
fréquentés pour les accouchements. Cela n’a rien de surprenant étant donné qu’il s’agit
d’avantage de postes de premiers secours et qu’il n’y a pas de médecin sur place. Par
ailleurs, l’utilisation des services dans les institutions de premier niveau (hôpital de
Chipiriri et centres de santé) varie énormément entre les différentes institutions de la
section municipale. Dans cette dernière catégorie d’institutions, c’est l’hôpital de Chipiriri
qui enregistre la plus grande quantité d’accouchements.
Les archives municipales ne font aucune mention des accouchements domiciliaires sur le
territoire128. Pourtant, les données qualitatives recueillies suggèrent que les accouchements
à domicile sont toujours fréquents à Villa Tunari. Quelques données quantitatives
recueillies ailleurs au pays permettent d’estimer la proportion locale des accouchements
domiciliaires. D’abord, les statistiques nationales démontrent toutes un faible taux de
d’accouchements institutionnalisés parmi les populations rurales composées
127 Le voyage des différentes communautés jusqu’au village de Villa Tunari varie entre quelques dizaines de minutes
en voiture et quelques dizaines d’heures de transport divers (marche, barque, camion, voiture, bus). 128 En fait, les statistiques produites au niveau municipal ne tiennent pas compte de la provenance des pat ientes.
Comme plusieurs se déplacent à partir des municipalités voisines pour accoucher à Villa Tunari ou à Chipiriri (les deux institutions les plus reconnues dans la région) les chiffres laissent virtuellement croire à l’absence d’accouchements à
domicile sur le territoire municipal de Villa Tunari.
99
majoritairement d’Autochtones comme c’est le cas pour la région étudiée. De plus, des
données qualitatives recueillies à Yapacani révèlent que les femmes optent pour
l’accouchement dans une institution de santé dans 37% des cas (Otis et Brett, 2008)129. Le
taux d’accouchements institutionnalisés est sans doute similaire à Villa Tunari où la
population est également composée majoritairement de paysans d’origine quechua130. Dans
tous les cas, le taux d’accouchements institutionnalisés à Villa Tunari ne dépasse
certainement pas le 50% enregistré dans la ville majoritairement autochtone d’El Alto
(Rudowski, 2008), où les installations de tous les niveaux sont disponibles et où
l’accessibilité ne pose pas problème. On peut supposer que le taux d’accouchements
domiciliaires à Villa Tunari se situe entre celui d’El Alto et celui de Yapacani, soit de 50%
à 60%.
Ces données quantitatives donnent une idée générale et superficielle de la situation locale.
Or les témoignages des participantes ainsi que de nombreux informateurs permettent de
comprendre à quoi peuvent réellement ressembler les expériences d’accouchements dans
cette région, autant à la maison qu’en institution. Voyons donc maintenant comment les
données recueillies permettent de décrire comment chacun des modèles de la naissance est
vécu et raconté localement.
En tout, 20 des 24 participantes à cette étude avaient vécu au moins un accouchement au
moment de la collecte de données. Ensemble, elles ont cumulé l’expérience personnelle de
44 accouchements, dont 19 ont eu lieu à domicile contre 25 en milieu hospitalier. Toutes
les expériences d’accouchements des participantes (membres ou non du personnel de
santé)131 ont été comptabilisées dans le tableau qui suit.
129 Yapacani est une communauté du département de Santa Cruz qui est située dans la même vaste région de
production de coca que Villa Tunari; la population y est très similaire, avec une forte majorité de colons quechuas. 130 On doit tout de même s’attendre à un taux d’accouchement institutionnalisé légèrement supérieur à Villa Tunari puisque les accouchements présentant des complications médicales peuvent être traités localement. 131 Pour avoir des informations générales sur chacune des mères interviewées, il faut se référer au tableau 1 (p.45).
100
Tableau 2 : Accouchements des participantes
Nom Âge Accouchements de leur mère
Nombre d’accouchements Interventions médicales
À domilcile En institution
Antonia 40 Domicile 5 0 Aucune
Bartolina 23 Domicile 0 2 Épisiotomie,
péridurale
Isabelia 20 Domicile 1 1 Épisiotomie
Severina 28 Domicile 0 2 2 césariennes
Sonia 20 Domicile 0 1 Épisiotomie,
Ana 22 Domicile 0 2 poussée externes
Elena 35 Domicile 2 1 Épisiotomie
Fatima 19 Domicile 1 0 Aucune
Margarita 33 Domicile 1 1 Épisiotomie,poussées
A refusé le transfert
pour césarienne (siège)
Catarina 30 Domicile 4 1 Non mentionné
Filomena 18 Domicile 0 1 A refusé la césarienne (pertes colorées)
Alicia 49 Domicile 5 1 Césarienne avec ligature
Rita 30 Domicile 0 1 Épisiotomie
A refusé la césarienne
(naissance prématurée)
Justina 27 Domicile 0 1 Épisiotomie
Valentina 24 Domicile 0 4 Épisiotomie
Fernanda 25 Domicile
Sauf 1 césarienne
0 1 Césarienne
Juana 30 Domicile 0 1 Épisiotomie
Maria luz 25 1er à domicile
Autres à
0 1 Épisiotomie,
poussées
101
l’hôpital*
Marta 36 Hôpital* 0 1 Césarienne planifiée
Lucia 33 Domicile 0 2 Épisiotomie *Assurance familiale
Ces données mettent en valeur plusieurs éléments pertinents pour une compréhension
générale du phénomène étudié. On note d’abord que toutes les femmes interrogées sont
elles-mêmes nées à domicile, à l’exception de Marta et Maria Luz, dont la famille jouissait
d’une assurance santé, et Fernanda, la seule d’une famille de 12 enfants à être née à
l’hôpital en raison d’une urgence médicale. Pour leur part, Margarita et Catarina, aînées
d’une famille nombreuse, ont dit avoir été témoins des naissances de leurs frères cadets à
domicile.
Contrairement à leur propre mère, plusieurs des femmes interrogées ont choisi d’accoucher
à l’hôpital. Cette réalité confirme que nous sommes présentement face à un important
virage vers le milieu hospitalier en périnatalité dans la section municipale de Villa Tunari.
Néanmoins, le modèle traditionnel de la naissance est encore présent, bien que moins
important que le modèle biomédical.
D’autres observations générales méritent d’être soulignées. Premièrement, celles qui ont
accouché à domicile ont généralement été accompagnées par un membre de la famille
proche et aucune n’a rapporté avoir accouché de son premier enfant seule. On remarque
ensuite que celles qui ont opté pour l’accouchement institutionnalisé ont presque toutes
choisi d’accoucher dans une institution pouvant garantir la présence d’un médecin132.
Enfin, on note que les interventions médicales sont fréquentes lors des accouchements
institutionnalisés, dont l’épisiotomie et les poussées externes sur le fond utérin qui ne sont
pas recommandées par l’OMS (1997). Le recours à la césarienne est relativement fréquent
également. Trois des participantes ont avoué avoir refusé l’intervention chirurgicale lors de
leur accouchement hospitalier; il s’agit de Margarita, de Filomena et de Rita.
3.2 LE MODÈLE TRADITIONNEL LOCAL DE LA NAISSANCE
132
À Villa Tunari, on peut compter sur la présence d’un médecin dans les centres de santé et à l’hôpital.
Les postes sanitaires ne comptent que la présence d’un auxiliaire.
102
3.2.1 PROFIL DES PARTICIPANTES AYANT VÉCU L’ACCOUCHEMENT À DOMICILE
Parmi les mères interrogées, sept ont donné naissance au moins une fois à domicile. Ces
dernières sont toutes originaires d’une région rurale et toutes ont appris une langue
autochtone au cours de leur enfance (le quechua pour la plupart). De plus, on remarque
qu’aucune n’a complété plus de cinq années de scolarité. Ce dernier élément évoque la
possibilité d’une corrélation entre le niveau d’étude et le choix du lieu de l’accouchement,
comme si au-delà d’un certain niveau de scolarité, l’accouchement domiciliaire devenait
difficile à envisager.
Celles qui ont eu l’expérience de l’accouchement à domicile appartiennent à différents
groupes d’âges. Les plus âgées de ce groupe ont accouché de leurs premiers enfants alors
que les services médicaux étaient encore payants (Antonia, 40 ans; Alicia, 49 ans; et Elena,
35 ans). Dans leur cas, la question du choix du lieu d’accouchement ne s’est pas posée
concrètement, puisqu’elles ne pouvaient se permettre les frais des soins biomédicaux. Il y a
moins de dix ans, cette situation était généralisée parmi la population paysanne;
l’accouchement à domicile semblait aller de soi.
À la campagne, comme il manquait d’argent ou je ne sais pas, à cause de la foi
par dessus tout. [On se disait] Je vais accoucher et je vais le faire ici et c’est tout! Alors nous nous sommes presque toutes débrouillées comme ça, sans plus. Toutes les femmes, au naturel133 (Antonia).
Les autres (Catalina, 30 ans; Isabelia, 20ans; Margarita, 33 ans; et Fatima, 19 ans) ont vécu
un accouchement à domicile après 2003, soit en dépit de la gratuité des soins médicaux.
Dans leur cas, il s’agit d’avantage d’un choix car l’accouchement hospitalier était aussi une
option. D’ailleurs, ces quatre participantes ont également expérimenté l’accouchement
institutionnalisé à un moment de leur vie. J’examinerai plus loin ce qui a pu les motiver et
influencer leur choix. Mais d’abord, voyons comment les témoignages des participantes
permettent de décrire l’accouchement à domicile au Chapare.
3.2.2 LES PRATIQUES TRADITIONNELLES RACONTÉES PAR LES PARTICIPANTES
133« En el campo, como falta dinero, o no sé, por el fe más que todo. ¡Voy a tener, y voy a tener aquí no más! Porque todas están teniendo así no más. Entonces todas también casi nos hemos acomodado así no más. Todas las mujeres,
natural».
103
C’est surtout à partir de la mise en commun des expériences directes de ces sept
participantes que les pratiques traditionnelles locales sont décrites dans la section suivante.
Les expériences d’accouchements domiciliaires des participantes sont très variées, mais
elles présentent de nombreuses similitudes qu’il importe de relever. Soulignons d’abord
que dans tous les cas, le premier accouchement à domicile a eu lieu en compagnie d’une
personne de confiance appartenant à la communauté d’origine et ayant eu l’expérience
préalable de plusieurs accouchements (la mère, la belle-mère ou le beau-père). Elena, qui a
migré durant l’enfance au Chapare, a accouché de ses deux premiers enfants à domicile
accompagnée de sa mère. Isabelia et Margarita ont également accouché à domicile auprès
de leur mère, mais avant de venir s’établir au Chapare; l’une a accouché dans la région du
Béni, et l’autre dans les Yungas du département de La Paz. Catalina, qui a vécu toute sa vie
au Chapare, a aussi été accompagnée de sa mère pour son premier accouchement, puis de
son mari pour les trois autres accouchements à domicile. On m’a également raconté certains
accouchements où la femme n’était pas du tout accompagnée, comme ce fut le cas pour
Antonia lors de son dernier accouchement. Il semble que cette dernière situation soit plus
rare, bien qu’on ne s’en surprenne pas outre mesure.
Il faut dire que traditionnellement dans les Andes, c’est la mère ou la belle-mère qui assiste
le conjoint lors de la naissance des premiers enfants, suite à quoi le conjoint peut prendre
seul le relai auprès de sa femme lors de la naissance des enfants (Bradby et Murphy-
Lawless, 1999). La migration fait évidemment obstacle à cette pratique lorsque les jeunes
femmes se retrouvent loin des femmes aînées de leur communauté d’origine. Dans ces
conditions, plusieurs femmes choisissent d’accoucher à l’hôpital, mais il existe aussi la
possibilité de voyager en fin de grossesse vers la communauté d’origine. Par exemple
Antonia est retournée accoucher de ses premiers enfants dans le village de son mari, auprès
de ses beaux-parents. Pour leur part, Alicia et Fatima sont retournées accoucher de leur
premier enfant auprès de leur mère dans leur village natal. Fatima a fait ce choix en 2007,
donc en dépit de la gratuité des soins.
104
Les données montrent que le modèle andin de la naissance134 tel que décrit par les
anthropologues comme Denys Arnold (1995) ou Françoise Lestage (1999) ne se retrouve
pas tel quel au Chapare. Les particularités du climat ainsi que la détérioration du tissu
social qui découle de la migration expliquent assurément une partie de cet écart. On a vu
qu’en venant s’établir au Chapare, les Autochtones migrants d’origine andine ont dû
modifier le mode de vie andin en fonction de leur nouvel environnement (Spedding, 2004).
L’accouchement à domicile au Chapare s’inscrit en continuité avec cette réalité; étant
donné que de nombreuses pratiques andines ne peuvent tout simplement pas s’appliquer au
Chapare135, le modèle traditionnel local correspond à une adaptation et à une
réappropriation du modèle andin.
Les entrevues ont révélé qu’au moment de l’accouchement à domicile, les femmes
consomment des infusions chaudes, mais aussi d’autres aliments comme le miel, le
chocolat et l’huile. La plupart des plantes médicinales utilisées dans les hautes-terres
andines ne poussent pas en zone tropicale. Ainsi, les femmes quechuas qui accouchent à
domicile au Chapare continuent à consommer l’origan et le romarin en infusion qui se
vendent dans les marchés locaux sous forme séchée, mais elles consomment aussi des
tisanes de fleurs d’oranger pour faciliter la dilatation du col de l’utérus comme le font les
femmes autochtones amazoniennes. La plupart des participantes ont exprimé avoir une
grande confiance en l’efficacité des infusions ainsi que des autres aliments consommés au
cours de l’accouchement. Cet extrait de l’entrevue avec Margarita illustre bien comment les
femmes associent le bon déroulement de l’accouchement avec ces éléments.
Elle [ma mère] mettait de côté pour moi des fleurs d’oranger et elle mettait aussi de côté du miel. Et c’est ça qu’elle m’a fait prendre ce jour-là, quand j’avais mes douleurs. Elle m’a fait prendre ça, et c’est grâce à ça que j’ai
accouché rapidement136 (Margarita).
134 Il ne faut pas négliger le fait que même dans les communautés andines traditionnelles, le modèle andin de la
naissance est souvent adapté ou transformé en fonction de la réalité des femmes qui l’appliquent, des contraintes
familiales et du contexte particulier de chaque naissance. Ainsi, le modèle andin de la naissance est déjà un modèle
flexible qui comporte différentes variantes locales. 135 Par exemple le fait de chauffer la maison, de couvrir la femme en couches ou d’éviter le contact avec l’eau pour la période post-partum sont des prescriptions impossibles à suivre en zone tropicale. 136«… las mamás de antes saben con que hacer, como nacen las wawas todo no? Saben ellas. Nosotros no sabemos en
realidad. Ella me lo guardaba. Flor de naranja me lo guardaba, flor de naranja y miel. Y eso me ha hecho tomar este
día, cuando ya estaba con mi dolor. Me ha hecho tomar eso. Y con eso rápido he tenido».
105
Il ressort également des témoignages que la position de la femme est laissée libre pour
l’accouchement à domicile; certaines des participantes ont donné naissance assises ou semi-
assises, d’autres accroupies. La seule pratique qui m’a été décrite avec précision pour
l’accouchement domiciliaire au Chapare est le traitement du placenta. Il semble que le
placenta est toujours lavé avec soin, puis il est enterré près de la maison ou défait dans la
rivière.
Isabelia a mentionné que les femmes qui l’ont accompagnée lui ont fait des massages
pendant le travail, ce qui à son avis a facilité l’expulsion du bébé. Antonia a pour sa part
fait référence à la technique du manteo qui consiste à balancer avec force la parturiente
dans une couverture (aguayo) afin de bien orienter le bébé à naître. Ces deux pratiques
traditionnelles (les massages et le manteo) ont été appliquées dans les communautés
d’origine des participantes (au Beni et dans les vallées de Cochabamba, respectivement).
Celles qui ont accouché au Chapare n’ont pas fait mention de telles pratiques.
Il semble que la migration ait été un obstacle dans la transmission des techniques
traditionnelles qui exigent un apprentissage plus spécifique comme les massages et le
manteo, mais aussi les versions manuelles et le suivi de la progression du travail par la prise
du pouls. Comme les femmes plus âgées ayant accumulé les compétences informelles de
sages-femmes ne se déplacent pas souvent vers les zones de migration, les pratiques
andines qui demandent un enseignement particulier sont moins susceptibles d’être
poursuivies en zone de migration. C’est ce qui explique sans doute qu’aucune pratique de
ce genre ne m’ait été rapportée concernant les accouchements à domicile qui se sont
déroulés au Chapare. D’ailleurs, aucune des informatrices rencontrées n’a fait mention de la
présence de sage-femme traditionnelle reconnue dans la région du Chapare.
Pour terminer cette description du modèle traditionnel local, il est intéressant de souligner
que toutes les participantes concernées ont gardé un souvenir positif de leur(s)
accouchement(s) à la maison. De plus, elles ont toutes affirmé sans hésitation qu’elles ne
craignaient pas les complications possibles lors de leur accouchement à domicile. Pourtant,
ces femmes sont intimement conscientes des risques encourus : Catalina et Alicia ont
personnellement perdu un enfant à la naissance tandis que Margarita et Antonia ont toutes
deux été témoin du décès de frères et sœurs plus jeunes. À ce propos, Antonia a commenté
106
en entrevue : « Il est clair que souvent, le bébé meurt. (…) Chacun va à son destin. Celui
qui veut mourir meurt. C’est comme ça, non? C’est naturel.»137. On comprend que
contrairement au modèle biomédical où c’est la notion du risque qui oriente toutes les
pratiques, à l’intérieur du modèle traditionnel, c’est avant tout le processus naturel de
l’accouchement qu’on veille à préserver (Michaux, 2000). D’ailleurs, les participantes ont
été plutôt évasives lorsque venait le temps de me décrire les différentes pratiques
traditionnelles, comme s’il s’agissait d’une évidence ou d’informations sans grande
importance.
Voici comment les partcicipantes m’ont raconté différentes étapes de leur accouchement :
«Et bien on me frictionnait! Tu vois? Et après mon bébé est né138» (Isabelia); «On me
secouait dans l’aguayo, seulement ça, rien d’autre139» (Antonia); «Eh bien j’ai accouché
avec ça, les infusions, les herbes. Avec ça et rien de plus» (Catarina); «Le placenta? Il faut
l’enterrer et c’est tout140» (Catarina).
Cette particularité du discours suggère que l’efficacité des pratiques traditionnelles repose
davantage sur leur force symbolique que sur la précision des techniques. Les pratiques
traditionnelles relatives à la naissance ont surtout le pouvoir de mettre la femme qui
accouche en confiance, de la rassurer et de la mettre en contact étroit avec son corps.
D’ailleurs, suite au récit des accouchements de sa fille aînée à l’hôpital, Antonia s’est
montrée sensible au fait que la médicalisation de la naissance est en train de transformer le
rapport que les femmes entretiennent avec la nature et la vie:
Avant, nous avions plus confiance que l’enfant allait être bien. Nous avions confiance. (…) Maintenant ce n’est plus comme ça. Tout repose sur le médecin
et rien d’autre. Avant c’était tout naturel. Maintenant il n’y a plus cette confiance, cette foi en la vie. Alors il y a plus de peur (Antonia)141.
3.2.3 REGARDS DES PARTICIPANTES SUR LE MODÈLE TRADITIONNEL DE LA NAISSANCE
137 «Claro, el bebé siempre casi mayormente se moría. (…) Cada uno a su destino. El que quiere morirse se muere. Así
¿no? Natural». 138 «Me friccionaban pues ¿no ves? Después ya, ha nacido mi bebé.» 139 «Me botaba en aguayo. Solamente esto. Nada más. » 140«Con este pues, mate, hierba. Con eso no más pues»; «La placenta, hay que enterrar no más.» 141 «antes, teníamos más confianza que el niño va a ser bien. Teníamos confianza. (…) Ahora no es así. Todo es al
médico no más ya. Antes todo natural. Ya no hay esa confianza, esa fe en la vida. Entonces, más miedo».
107
Cinq participantes ont expérimenté à la fois l’accouchement domiciliaire et l’accouchement
institutionnalisé; elles ont toutes préféré donner naissance à domicile. D’ailleurs, elles
affirment unanimement qu’elles referaient ce choix si elles devaient mettre au monde un
autre enfant, à condition bien sûr de compter sur une personne de confiance pour les y
accompagner. Elena explique pourquoi :
Je préférerais à la maison. Parce qu’il y a plus de tout. Ce que tu veux, on te le donne (…) À l’hôpital non. Tu dois attendre de voir ce qu’on va t’apporter. Il
faut attendre pour se faire aider. Tu vois? Comme de dire « ah maman, donne-moi ceci! » ou «maman passe-moi cela! » À l’hôpital tu ne dis pas ça. Tu as
peur142 (Elena).
C’est d’ailleurs faute de pouvoir être accompagné à la maison par une personne de
confiance que la plupart se sont résignées à l’accouchement institutionnalisé à un moment
de leur vie reproductive. Isabelia m’a confié avoir fait le long voyage jusque chez ses
parents au Beni dans l’espoir de mettre au monde son deuxième enfant à la maison
accompagnée de sa mère comme ce fut le cas pour la naissance de son fils aîné. Toutefois,
en voyant que la date prévue d’accouchement était dépassée de plusieurs jours, son mari l’a
obligée à rentrer à la maison, ce qu’elle a fait. Elle a accouché de sa fille cadette à l’hôpital
de Villa Tunari le lendemain. Pour sa part, Elena a avoué s’être résignée à accoucher de son
dernier enfant à l’hôpital car sa mère, qui avait été présente pour la naissance de ses deux
premiers enfants, était désormais trop vieille pour l’accompagner. Enfin, Catalina a avoué
s’être rendue au poste sanitaire le plus près de chez elle pour accoucher de son dernier
enfant parce qu’elle était seule à la maison avec son autre bébé. Elle a précisé que si son fils
aîné avait été présent pour s’occuper de ses frères et sœurs, elle aurait pu accoucher à la
maison, mais il était à l’école. Son expérience d’accouchement institutionnalisé l’a
convaincue de ne pas y retourner pour un accouchement ultérieur. Malgré le fait qu’elle ait
déjà perdu l’un de ses enfant à la naissance lors d’un accouchement à domicile, elle affirme
se sentir plus confortable et plus en sécurité à la maison pour accoucher.
142 « En la casa más me gustaría. Porque hay mas, mas de todo. Lo que quieres te dan. ( …) En el hospital no. Tienes
que esperar lo que te traigan. Tienes que esperar lo que te ayudan no ves. Es decir Ah Mami esto, o esto pásame. En el
hospital no dices eso. Tienes miedo».
108
Pour leur part, les femmes interrogées qui n’ont pas vécu un accouchement à domicile
n’ont généralement pas de connaissances très approfondies des pratiques et des croyances
qui y sont associées, et ce malgré le fait qu’elles soient toutes nées à la maison. J’ai
demandé à Bartolina si sa mère l’avait préparée en vue de son premier accouchement, ce à
quoi elle a répondu : «Non. J’avais peur parce que j’étais jeune. J’étais là-bas, toute seule (à
Tarija). Je ne savais pas pourquoi j’avais mal. Je ne savais même pas que c’était parce que
j’allais avoir un enfant que j’avais mal143».
L’opinion de ces participantes par rapport à l’accouchement à domicile varie, mais elles y
font souvent référence comme à un phénomène qui appartient au passé, ce qui illustre bien
la coupure intergénérationnelle qui se produit entre les jeunes femmes qui choisissent
l’accouchement institutionnalisé et leurs aînées qui ont accouché à la maison. Cet extrait de
l’entrevue avec Sonia le montre bien : « Avant, les femmes en savaient beaucoup. C’était
comme ça non? Mais maintenant, et bien on ne sait plus. (…)La mère de ma mère, on dit
qu’elle savait bien comment faire naître144». Même Margarita, qui a beaucoup apprécié son
expérience d’accouchement à domicile, avoue ne pas posséder le savoir traditionnel de ses
aînées par rapport à la naissance : « ... les mamans d’autrefois, elles savent comment faire,
avec quoi, elles savent comment naissent les bébés et tout ça. Elles savent. Nous, nous ne
savons pas en réalité145». Cette réalité confirme qu’à l’intérieur du modèle traditionnel, la
transmission du savoir se fait au moment même de l’accouchement. J’ai pu consolider ce
point lors de la double entrevue avec Antonia et sa fille Bartolina; Bartolina entendait alors
le récit des accouchements de sa mère pour la toute première fois.
Parmi les 13 participantes qui ont choisi de ne pas accoucher à la maison, 11 ont affirmé
d’emblée ne pas avoir considéré l’accouchement à domicile comme une option et ce,
principalement par peur des complications possible. Par exemple, au sujet de l’éventualité
d’un accouchement à domicile, Bartolina a affirmé: « J’aurais peur que quelque chose se
143 «Tenía miedo porque yo era joven. Allá sola no más estaba. No sabía porque me dolía. Ni sabía yo que me estaba
doliendo por tener hijo». 144 « Antes las señoras sabían arto pues ¿no? Así. Ahora no mas, ya no. (…) De mi mama, su mama sabia dice, bien
sabia hacer nacer». 145 «…ellas las mamas de antes saben con que hacer, como nacen las wawas todo no? Saben ellas. Nosotras no
sabemos en realidad».
109
déroule mal146». Toutes les participantes qui ont poursuivi des études postsecondaires ont
partagé une opinion similaire par rapport à l’accouchement à domicile, incluant bien sûr les
membres du personnel de santé.
Parmi ces 13 participantes qui ont accouché exclusivement à l’hôpital, seulement deux ont
dit avoir considéré la possibilité d’un accouchement à domicile; il s’agit de Sonia, 20 ans et
de Filomena, 18 ans. Toutes deux se sont résignées à un accouchement institutionnalisé
faute de pouvoir être accompagnées à la maison par une personne de confiance.
(À la maison) Je n’allais pas pouvoir voyons! Parce que j’étais toute seule avec
ma sœur (cadette). Ma sœur est un peu timide, elle aurait pu avoir peur. Allons-y sinon je vais avoir peur, qu’elle m’a dit147 (Sonia).
Sonia et Filomena ont vécu presque toute leur vie en zone rurale148 et elles n’ont pas
terminé leurs études primaires. Encore une fois, les données suggèrent que l’accouchement
à domicile ne peut être envisagé que par les femmes qui ont un faible niveau de scolarité.
Pour certaines, un premier accouchement institutionnalisé semble avoir renforcé la peur de
l’accouchement; elles ont le sentiment qu’elles ne pourraient pas accoucher naturellement,
sans interventions de l’extérieur. C’est le cas de Valentina qui semble convaincue qu’elle
ne pourrait pas accoucher sans l’épisiotomie : «J’avais peur d’accoucher à la maison, parce
que moi j’ai toujours accouché avec une coupure149». Pour leur part, Sonia et Filomena ont
déclaré qu’elles ne voulaient tout simplement pas avoir d’autres enfants car elles
craignaient un autre accouchement.
Enfin, quelques participantes croient que les pratiques et savoirs traditionnels en lien avec
la naissance demeurent pertinents dans la région, surtout dans les zones éloignées où
l’accès aux soins de santé publics est difficile. Celles qui habitaient à l’intérieur des terres
au moment de notre entrevue (Antonia, Catarina, Valentina, Fernanda, Justina) ont toutes
confirmé que le modèle traditionnel demeurait vivant et répandu loin des centres. Selon
Alicia, il est dommage de ne plus compter de spécialistes traditionnels dans la région car
146 «Me daría miedo, que algo saliera mal». 147 «No iba a poder pues. Porque solita estaba con mi hermana. Mi hermana es un poco tímida, se puede asustar.
Vámonos me voy a asustar me ha dicho». 148 Filoména est originaire des vallées de Potosí, elle a migré au Chapare en début de grossesse pour y rejoindre son mari. Sonia a grandi dans la province de Tiraque (près du Chapare) où ses parents ont migrés au début de l’âge adulte. 149 «Tenía miedo tener en la casa, porque yo siempre he tenido con sutura».
110
dans certains cas, les spécialistes traditionnels pourraient intervenir efficacement pour
permettre une naissance par voies vaginales alors que les médecins sont limités à
l’intervention chirurgicale.
En entrevue, Justina a clairement exprimé son regret de voir le modèle traditionnel de la
naissance aussi peu valorisé ou reconnu, tout comme l’ensemble des savoirs traditionnels.
Dirigeante syndicale haut placée dans l’organisation des femmes, elle adopte un discours
passionné au sujet de la revalorisation des savoirs traditionnels ainsi que de leur pertinence
au sein de la société actuelle :
Moi je crois que nous ne devons pas oublier ce que nous avions avant. Parce que je crois que, tout ce qu’ont appris autrefois nos parents et nos grands-
parents, c’était très naturel, c’était très différent, et c’était très vrai. Et tout ça (ce savoir traditionnel), je crois qu’il faut continuer de le valoriser, ça doit continuer d’exister. Et en tant que médecins, en tant que gens d’aujourd’hui,
nous ne devons pas l’oublier. Je crois que les deux choses (le modèle traditionnel et le modèle biomédical) devraient tout simplement marcher
ensemble vers l’avant150 (Justina).
3.3 LE MODÈLE BIOMÉDICAL LOCAL DE LA NAISSANCE
3.3.1 PROFIL DES PARTICIPANTES AYANT VÉCU UN ACCOUCHEMENT INSTITUTIONNALISÉ
Parmi les 20 mères interrogées, 18 ont eu au moins une expérience d’accouchement
institutionnalisé. Toutes ces participantes ont bénéficié de la gratuité des soins, à
l’exception de Justina qui a accouché en 2002; cette dernière a choisi de payer pour un
accouchement dans une clinique privée informelle, de meilleure réputation parmi la
population locale que les institutions publiques. Enfin, des 25 accouchements dont on m’a
fait le récit en entrevue, sept ont eu lieu dans une institution de premier niveau contre 18
dans un hôpital équipé pour faire des chirurgies.
Seulement cinq participantes ont accouché dans une institution de santé non-équipée pour
les chirurgies (Justina, Catarina, Karina, Valentina et Margarita). Ces cinq femmes ont
généralement fait leur choix en fonction de la proximité par rapport à leur lieu de résidence.
150 «Yo creo que no debemos olvidarlo, de lo que antes teníamos. Porque yo, creo que lo que antes han aprendido
nuestros papas, nuestros abuelos era muy natural, era muy diferente, era muy verdadero. Y todo eso yo creo que se debe seguir valorando, se debe seguir existiendo, y eso debemos valorarlo como médicos, como… como… como gente
de hoy ¿no es cierto? No debemos olvidarlo. Y creo que las dos cosas deberían marchar no más adelante».
111
Dans tous les cas, il aurait été possible pour ces femmes de se rendre dans un hôpital
spécialisé si elles l’avaient souhaité. Margarita a même délibérément choisi d’accoucher
dans un centre de santé en dépit des recommandations de son médecin qui, deux semaines
avant son accouchement, avait fortement suggéré qu’elle se rende à l’hôpital pour une
césarienne en raison de la position du bébé en siège. Pour sa part, Sonia a spécifié qu’elle
avait préféré accoucher à Chipiriri plutôt qu’à Villa Tunari car quelques unes des
infirmières qui y travaillent sont originaires de la région et elle se sentait plus à l’aise en
leur compagnie.
Parmi les 13 participantes qui ont accouché dans une institution comptant le matériel et les
spécialistes pour les chirurgies, certaines ont également fait ce choix simplement en raison
de la proximité par rapport à leur résidence (dont Filomena et Isabelia), mais la plupart ont
délibérément choisi d’accoucher en présence de toutes les installations et de la technologie
nécessaires pour gérer les complications possibles durant l’accouchement. Soulignons que
toutes les participantes qui ont fait des études postsecondaires font partie de ce groupe.
Encore une fois, il semble y avoir un lien entre le niveau d’éducation et la perception d’un
niveau de risque élevé lors de l’accouchement.
3.3.2 LES PRATIQUES BIOMÉDICALES DANS TROIS INSTITUTIONS DE SANTÉ
Comme il fut mentionné, au cours de la collecte de données je me suis rendue dans trois
institutions de santé de la municipalité de Villa Tunari :
l’hôpital de second niveau de Villa Tunari (équipé pour les césariennes);
l’hôpital de premier niveau de Chipiriri et;
le centre de santé de Villa 14 de Septiembre, qui est également une institution de
premier niveau.
Tout le personnel de santé interrogé travaillait dans une de ces trois institutions lors de
notre entretien. De plus, des 18 participantes ayant vécu un accouchement institutionnalisé,
huit ont accouché dans une des ces trois institutions. La description des pratiques en
vigueur dans chacune de ces institutions est basée sur le récit de l’expérience directe de ces
112
huit femmes; sur le témoignage de la médecin, des trois infirmières licenciées151 et des
deux infirmières auxiliaires interviewées; ainsi que sur les informations recueillies lors de
ma visite dans chacune des institutions, notamment auprès des résidents en médecine et des
médecins en poste à Villa Tunari et à Villa 14 de Septiembre.
J’ai expliqué au chapitre précédent que depuis 2007, des soins de second niveau sont
disponibles à l’hôpital de Villa Tunari. C’est le seul endroit où l’on pratique des
césariennes dans toute la région. Comme les deux autres institutions visitées ne comptent
pas de médecins spécialistes ni d’équipement pour les chirurgies, elles sont regroupées dans
une même catégorie (institutions de premier niveau) car on y offre à peu près les mêmes
services en périnatalité152. Cependant, il faut souligner que l’institution de Chipiriri est plus
appréciée par la population locale que les centres de santé, notamment parce qu’elle compte
plusieurs médecins en poste et possède quelques appareils spécialisés dont une machine à
échographie. Dans les autres institutions de premier niveau de la région, les médecins en
postes sont reconnus pour s’absenter fréquemment153 et l’équipement est plus rudimentaire.
3.3.2.1 Le centre de santé de Villa 14 de Septiembre154
Au centre de santé de Villa 14 de Septiembre, on retrouve un espace d’attente extérieur
couvert qui est rattaché à quelques salles fermées: un bureau, une salle de consultation pour
les urgences, une toilette (hors service lors de ma visite), une salle de soins dentaires et une
salle réservée aux accouchements. Il y a aussi un évier extérieur avec de l’eau non potable
où les gens peuvent se rafraichir ou se laver et quelques bâtiments à l’arrière réservés au
personnel qui est logé sur place.
La salle d’accouchement est utilisée en moyenne quatre fois par mois. Il s’agit d’une salle
extrêmement exigüe, sans ventilation et sans eau courante. On y retrouve une table
151 Le titre «infirmière licenciée» (enfermera licenciada) fait ici référence aux infirmières qui ont suivi une
formation au niveau universitaire en Bolivie.
152 En Bolivie, on distingue un hôpital de premier niveau d’un centre de santé : le premier compte sur un personnel plus
nombreux dont quelques médecins tandis que le second ne comprend qu’une équipe de deux ou trois personnes :, un
médecin, un infirmier auxiliaire, parfois un dentiste à temps partagé et un résident en médecine par moment. Ni le
centre de santé ni l’hôpital de premier niveau ne sont équipés pour pratiquer des chirurgies.
153 Personnellement, j’ai effectué trois visites au centre de santé de Villa 14 de Septiembre et le médecin
était sur place à une seule occasion.
154 Des images du centre de santé de Villa 14 de Septiembre sont disponibles en annexe 10.
113
gynécologique exclusivement verticale et particulièrement étroite qui est munie d’étriers et
de marches pour y monter. L’équipement est très rudimentaire. Il n’y a pas d’espace sur le
sol pour circuler et aucun équipement n’est disponible pour accoucher dans une position
alternative à la position gynécologique155. La table gynécologique est recouverte d’une
surface lavable amovible en plastique.
Le médecin que j’ai rencontré dans ce centre de santé a confirmé lors de notre rencontre
qu’il ne laissait pas aux femmes le choix de la position pour accoucher. Il a d’ailleurs fait
référence aux patientes plus réticentes à monter sur la table gynécologique pour accoucher
en disant «certaines ne savent pas, il faut leur montrer156». De plus, ce même médecin ainsi
que le résident en poste lors de mes visites ont confirmé qu’on y pratique l’épisiotomie
systématique pour les premiers et seconds accouchements. En général, on tolère la présence
d’une personne pour accompagner la femme qui accouche dans la salle d’accouchement.
En cas de complication, les patientes peuvent être transférées à l’hôpital de Villa Tunari en
taxi à leur frais; la nuit, il faut aller réveiller le propriétaire d’un véhicule le cas échéant.
Lorsqu’elles sont suivies au cours de la période prénatale, les femmes sont référées à
l’hôpital de Villa Tunari pour au moins un examen complet avec échographie, lequel est
couvert par le SUMI. Si un problème est détecté ou suspecté en prénatal, on peut suggérer à
la femme de se présenter directement à Villa Tunari le jour de son accouchement.
3.3.2.2 L’hôpital de Chipiriri157
À Chipiriri, l’hôpital compte quelques chambres d’hospitalisation, quelques salles de
consultation, une salle d’accouchement ainsi qu’un espace d’attente à l’intérieur, lequel est
généralement rempli. Il n’est pas rare de retrouver également des patients ou des membres
de leur famille installés à l’extérieur de l’hôpital158. L’hôpital de Chipiriri est située entre
l’église catholique et l’école secondaire; avec la radio communautaire, ce sont les
155 « Les femmes enceintes ne devraient pas être couchées sur le dos pendant le travail ou l'accouchement. Il faudrait les encourager à déambuler pendant le travail et leur permettre de choisir librement la position qu'elles adopteront pour
la délivrance» (OMS, 1985). 156 «Algunas no saben, hay que enseñarles» 157 Voir les images de l’hôpital de Chipiriri en annexe 11. 158 Ces espaces sont utilisés non seulement par les patients en attente de soins, mais aussi p ar les familles des patients internés qui habitent loin; l’institution doit régulièrement tolérer que des adultes et des enfants séjournent sur place
dans des campements improvisés.
114
principaux édifices du village. Un bâtiment a été aménagé sur le terrain de l’hôpital pour
loger des bénévoles étrangers.
L’institution est gérée et financée en partie par un groupe de religieuses étrangères, ce qui
explique qu’on y retrouve un niveau de soin et d’équipement légèrement supérieur aux
autres institutions de premier niveau de la région. De plus, l’hôpital de Chipiriri reçoit
parfois des stagiaires de l’étranger, surtout de l’Espagne, ce qui permet un échange
d’expériences et de connaissances. Enfin, le personnel de l’hôpital est
presqu’exclusivement féminin, ce qui correspond simplement à une préférence des
religieuses en charge. À Chipiriri, les femmes ont donc la possibilité d’être examinées et
d’accoucher en compagnie d’une femme médecin si elles le désirent.
On a enregistré une moyenne de dix naissances par mois à Chipiriri en 2008. La salle
d’accouchement est équipée d’une table gynécologique, d’un incubateur pour bébé, d’une
lampe médicale, d’un support à infusion, d’un lit de bébé et d’autres instruments et appareil
médicaux. La table gynécologique est exclusivement verticale, mais la hauteur est
ajustable. Elle est recouverte d’un drap pour les accouchements. Les femmes en travail sont
placées dans une salle pendant la dilatation du col de l’utérus; quand la dilatation est
complète, on les transfère à la salle d’accouchement159 où elles ne peuvent être
accompagnées par un proche.
Le personnel m’a confirmé qu’à la demande des patientes, un matelas peut être posé
directement sur le sol pour permettre un accouchement en position accroupie. Marta et
Lucia, qui travaillent à Chipiriri, m’ont toutes deux confirmé qu’il est très rare que les
patientes fassent une telle demande. En entrevue, la médecin a pourtant insisté sur
l’importance de laisser aux femmes le choix de la position dans laquelle elles veulent
accoucher. Elle a même déclaré qu’elle proposait d’emblée le sol lorsqu’elle voyait une
femme hésiter à monter sur la table gynécologique :
Il faut dire que, d’un point de vue plus sociologique, parfois tu regardes et tu te dis, non, celle-là ne veut pas monter [sur la table gynécologique]. Alors, je leur
demande : Que préfères-tu, sur la table ou sur le plancher? (…) Non c’est correct comme ça, qu’elles me disent, et elles montent. Maintenant, la majorité
est habituée à accoucher sur la table. Mais, tout de même, je crois qu’il faut
159 Cette pratique est proscrite par l’OMS selon son rapport de 1995 sur l’accouchement normal.
115
toujours que ce soit possible n’est-ce pas?… (…) Les femmes ont toujours le choix160 (Marta).
En 2008, l’hôpital a fait l’achat d’un lit d’accouchement qui s’adapte à différentes positions
de poussée161. Les infirmières l’appelle le lit interculturel (la cama intercultural). Ce lit n’a
jamais été utilisé pour un accouchement; il est utilisé uniquement dans sa position verticale,
comme un lit ordinaire. En fait, il semble que personne dans l’hôpital ne sache
concrètement comment utilisé cet appareil. D’ailleurs, les infirmières qui
m’accompagnaient lors de ma visite ont été légèrement embarrassées, mais surtout
curieuses lorsque je leur ai montré des illustrations des différentes positions qu’il est
possible d’adopter pendant le travail et au moment de la poussée sur ce genre de lit.
À Chipiriri, l’option d’un accouchement dans une position verticale est donc une
possibilité. Or cette option ne semble être offerte aux femmes qu’en toute dernière instance,
en cas de refus catégorique de la patiente de prendre la position gynécologique. Voici
comment Marta m’a décrit une situation survenue la veille de notre entretien :
Il y a cette femme par exemple. Impossible, elle n’a pas voulu monter sur la table. Elle disait je veux aller à la toilette, en quechua. C’était une
quechuaphone fermée. Alors elle disait je veux accoucher dans les toilettes. Je vais accoucher, vite, emmenez-moi aux toilettes! (…) Alors je lui ai dit, bon,
dans ce cas tu vas accoucher ici. On a amené le matelas, on l’a déposé sur le sol et puis j’ai dû me pencher, je n’avais pas d’autre choix, puis je l’ai attrapé [le bébé]162 (Marta).
Les entrevues ont révélé que la liberté de position n’est envisagée que pour une certaine
catégorie de patiente. Lucia a décrit comme suit les femmes à qui on offre cette option :
« Quelques unes sont super quechuas. Elles ne comprennent pas d’autre langue. Elles sont
très fermées. Alors on leur demande comment elles veulent accoucher163 (Lucia) ». Lucia a
également expliqué que même lorsqu’on leur propose, les femmes choisissent rarement
160 «Como que ya uno, sicológicamente también, las mira y dice no, esa no quiere subir. Entonces, ¿O prefieres tenerlo
en la camilla, o prefieres en el suelitos? les digo yo. (…)No está bien no mas dicen y se suben. La mayoría, ya está
acostumbrada a tener en la camilla. Pero después, yo creo que si, debe haber siempre eso ¿no? (…) Hay siempre esa
elección de la mujer». 161 Cet achat a très certainement été fait dans le but de remplir les objectifs d’interculturalité fixés par le ministère de la santé et pour lequel des fonds ont été octroyés. 162 Esa mujer por ejemplo no imposible, no se quiso subir a la camilla. Ella decía yo me quiero ir al baño. En quechua.
Era quechuista cerrada. Entonces decía lo voy a tener al baño, que lo voy a tener,! llévenme al baño!. (…)Yo le dije ya,
ni modo, entonces lo tienes aquí. Trajimos el colchón, lo pusimos en el suelo y ni modo, yo me tuve que aguachar,
sentar, y lo agarré. 163 «Algunas son súper quechuas. No entienden otro idioma. Son muy cerradas. Entonces se les pregunta cómo quieren
su parto».
116
d’accoucher dans une position alternative. À son avis, plusieurs femmes montent sur la
table gynécologique alors que ça leur déplait. Pourquoi? Lucia hésite à répondre. « Peut-
être par peur, ou par respect pour les médecins », a-t-elle suggéré. «Parce que la position
gynécologique est confortable pour le médecin, pas pour la maman164» (Lucia).
Les interventions médicales qui semblent être le plus couramment pratiquées pendant
l’accouchement à l’hôpital de Chipiriri sont l’induction du travail par le biais de l’injection
d’hormones synthétiques, les pressions manuelles sur le fond utérin et l’épisiotomie. Nous
les verrons successivement. On m’a confirmé que le transfert en plein travail donne souvent
lieu à un arrêt ou un ralentissement des contractions. Dans de telles circonstances, Marta
m’a expliqué qu’un soluté d’ocytocine synthétique est administré, généralement par
intraveineuse. Cela n’a rien de surprenant puisque l’adrénaline sécrétée dans le corps en
situation de stress peut inhiber l’ocytocine, l’hormone qui est responsable des contractions.
L’extrait suivant montre qu’au début de notre entretien, la médecin ignorait la cause
biochimique de ces arrêts fréquents du travail.
Il y a ce genre de difficulté, par exemple disons que nous avons un
accouchement avec une bonne dynamique de travail dans le lit de dilatation. Et bien quand elles entrent dans la salle d’accouchement, elles se couchent dans la
position gynécologique, et les douleurs disparaissent. Non! Mais c’est qu’on avait une bonne dynamique de travail. De toute manière, il faut terminer le travail. C’est là qu’on utilise l’intraveineuse avec l’ocytocine. À partir de là ça
va, ça progresse bien165.
Lucia, infirmière licenciée, m’a également confié que les pressions manuelles externes sur
le fond utérin étaient relativement courantes comme intervention pendant l’accouchement.
Lucia m’a expliqué que les pressions manuelles étaient parfois nécessaires, lorsque la mère
est très fatiguée, après plusieurs heures de travail, ou encore lorsque la mère refuse de
«collaborer» avec le personnel. Cette idée a été maintes fois reprise par le personnel
interrogée : la nécessité pour la femme qui accouche de « collaborer » avec le personnel
médical. Sonia a accouché à Chipiriri en 2008. Selon ses dires, plusieurs personnes ont
164 «Tal vez por miedo o por respeto a los médicos, no se. Porque la posición ginecológica es cómoda para el médico,
no para la mama».
165 Hay esa dificultad. porque por decirle tenemos un trabajo de parto y esta con buena dinámica en la cama de
dilatantes, y cuando entran a la sala de parto se echan en la posición ginecológica. Y desaparece el dolor ¡Por Favor! Es que estaba con buena dinámica. Y ni modo, tenemos que conducir. Ahí, tenemos el suerito con el oxitocina y ya va
avanzando bien.
117
poussé sur son ventre au moment de la naissance de sa fille. Dans son cas, la poussée n’a
pourtant duré que quelques minutes. Lucia m’a confirmé en entrevue qu’elle connaissait les
dangers associés à cette pratique166: « Ça leur cause des douleurs après l’accouchement. On
les blesse en faisant cela, c’est vrai, mais on ne peut pas faire autrement 167». Barbara
Bradby a également relevé le recours fréquent à ce genre d’intervention lors de son étude à
Sucre, souvent au détriment de l’utilisation des forceps ou de la ventouse. Elle a interprété
cette préférence pour les pressions externes par une négociation entre le modèle biomédical
et le modèle traditionnel andin. Les femmes autochtones andines seraient, selon cette
auteure, plus réceptrices aux pressions externes qu’aux forceps car selon le modèle
traditionnel andin, l’intrusion d’un instrument à l’intérieur du corps de la femme est perçue
comme une agression tandis que les pressions externes rappellent les massages pratiqués
lors des accouchements à domicile.
La médecin interrogée à Chipiriri m’a affirmé ne pas être en faveur des épisiotomies
systématiques. À son avis, les déchirures du périnée son plus faciles à guérir et plus
naturelles que les coupures, ce qui concorde avec les plus récentes recherches sur le
sujet168. Toutefois, les deux participantes qui ont accouché à Chipiriri ont affirmé avoir subi
une épisiotomie et l’infirmière interrogée sur place a confirmé que cette pratique était
courante, ce qui laisse croire que la position personnelle de cette femme médecin
n’influence pas de façon significative les pratiques en vigueur à Chipiriri. Marta m’a dit
être consciente que sa position personnelle face à l’épisiotomie n’est pas très courante
parmi ses collègues médecins. D’ailleurs, les résidents en médecine que j’ai rencontrés sur
le terrain avaient tous reçu une formation qui encourage les épisiotomies systématiques
pour les premiers accouchements.
En cas de complication, les patients peuvent être transférés rapidement vers Villa Tunari
(à environ 30 km) car l’hôpital possède une ambulance. À titre d’exemple, voici comment
166 « Dans de nombreux pays, la pratique de la pression sur le fond utérin pendant le deuxième stade du travail est
courante (expulsion). Elle vise à accélérer l’accouchement. Outre la question de l’inconfort maternel accru, on soupçonne que cette pratique est nocive pour l’utérus, le périnée et le fœtus. (…) Il semble toutefois que cette méthode
soit utilisée trop souvent, sans qu’on ait fait la preuve de son utilité» (OMS, 1995 : 29).
167 «Les causa dolor después del parto. Le lastimemos sí, pero no podemos hacer otro.»
168 «Rien ne prouve de manière fiable que l’utilisation généralisée ou systématique de l’épisiotomie ait des effets
bénéfiques, mais il est évident qu’elle peut être nuisible» (OMS, 1995 : 33).
118
Marta a décrit dans quelles circonstances elle faisait transférer les femmes vers l’hôpital de
Villa Tunari pour une césarienne :
Quand les mères n’aident pas, ne collaborent pas, ne poussent pas, je les
envoie… Ce sont surtout les adolescentes. Le pelvis est étroit. Alors dans ce cas, non, ça ne naîtra pas ici. Parfois c’est en raison du fait qu’elles sont très sensibles à la douleur, parce qu’elles commencent à peine à dilater et elles
crient déjà. Alors je préfère les envoyer, au cas où il y aurait une complication169 (Marta).
3.3.2.3 L’hôpital San Francisco de Asís de Villa Tunari170
L’hôpital San Francisco de Asís de Villa Tunari est le plus grand hôpital de toute la région
et le seul hôpital de second niveau existant entre Cochabamba et Santa Cruz sur ce
versant171. L’hôpital compte des spécialistes en gynécologie, en pédiatrie et en anesthésie.
On y accueille plusieurs femmes en travail d’accouchement chaque jour; selon les données
qui m’ont été fournies aux archives de l’hôpital et de la municipalité, pour l’année 2008,
entre 58% et 61% des accouchements institutionnels enregistrés à l’intérieur de la division
municipale de Villa Tunari ont pris place à l’hôpital San Francisco de Asís de Villa Tunari,
pour un total de 797 naissances (Archives municipales, 2008).
Plusieurs femmes viennent des provinces voisines de Carrasco et de Tiraque de même que
des communautés les plus éloignées du Chapare pour y faire leur suivi de grossesse.
Généralement, les femmes qui se présentent pour un accouchement sont invitées à passer
d’abord un examen et une échographie à la salle réservée aux consultations périnatales où
j’ai fait des observations. Lorsque le travail est bel et bien entamé, on les invite à circuler à
l’extérieur ou à retourner chez elles si elles sont toujours en phase de latence (de 0 à 3 cm
de dilatation) et on procède à leur hospitalisation lorsque leur col est dilaté de plus de trois
centimètres. Après un lavement de routine172, on dirige la femme en travail vers une salle
169« Cuando las madres no ayudan, no colaboran, no pujan… Más que todo son las adolescentes. La pelvis es estrecha.
Entonces eso no, no va a nacer aquí. A veces es por el mismo hecho de que son muy sensibles al dolor. Porque apenas
están dilatando y están gritando. Entonces yo prefiero mandarles, por si haya alguna complicación».
170 Voir une photographie de l’hôpital en annexe 12.
171 Il y a deux routes qui relient Cochabamba et Santa Cruz, mais les deux ne communiquent pas entre elles. La route
qui passe par Villa Tunari est la principale voie utilisée. L’autre route passe par Valle Grande où il y a aussi un hôpital
de second niveau. 172 « … lavement et rasage du pubis sont considérés depuis longtemps comme superflus et ne devraient être effectués
qu’à la demande de la femme » (OMS, 1995 :17)
119
de dilatation (une chambre étroite avec un lit) où elle demeure seule durant parfois
plusieurs heures173. Lorsque la dilatation est complète à 10 centimètres et que tout se
déroule normalement, la femme est enfin dirigée vers la salle d’accouchement où elle ne
peut accoucher que dans la position gynécologique.
L’arrêt ou le ralentissement des contractions est fréquent; plusieurs infirmières ont
confirmé qu’on administre régulièrement de l’ocytocine synthétique pour stimuler les
contractions utérines devenues trop faibles174. Le personnel interrogé a aussi confirmé que
l’épisiotomie était pratiquée de façon presque systématique pour les premiers et les seconds
accouchements175. Isabelia, Elena, Valentina et Filomena disent avoir subi cette
intervention lors de leur accouchement à Villa Tunari; pour Isabelia il s’agissait d’un
deuxième accouchement et d’un troisième pour Elena. À ce propos, une infirmière licenciée
a affirmé : « Cela dépend du médecin qui assiste, de son expérience. (…) C’est que parfois,
il y en a qui s’impatientent et c’est pour ça qu’ils font l’épisiotomie176» (Lidia).
Le nouveau-né est amené à la pouponnière dès la naissance pour y recevoir les soins de
routine qui durent environ 30 minutes177. Lidia, qui a fait partie d’un projet pilote
d’«interculturalisation» des soins de santé maternelle dans un centre de santé près de
Potosí, est consciente que cette pratique n’est pas supportée par les recherches les plus
récentes. Elle a affirmé en entrevue : « La littérature dit qu’une fois que la mère met son
enfant au monde, nous devrions tout de suite le mettre sur la mère, car c’est un contact qui
va aider l’attachement de la mère au bébé178». Lidia remet donc en doute les pratiques en
vigueur, mais en tant qu’infirmière, elle doit tout de même les appliquer. De manière
similaire, une autre infirmière en poste à Villa Tunari a commenté : «Ici, généralement, le
173 « Les rapports et les essais contrôlés randomisés sur le soutien apporté pendant le travail par une seule personne ont
montré qu’un soutien empathique et physique continu pendant l’accouchement s’assortissait de nombreux avantages, y
compris un travail plus court, une diminution sensible de la médication et de l’analgésie épidurale, un nombre réduit de scores APGAR inférieurs à 7 et moins d’accouchements nécessitant une extraction instrumentale » (OMS 1995: 21). 174 « Les gestes de routines, bien que non familiers, la présence de personnes inconnues et le fait d’être laissée seule
pendant le travail et/ou l’accouchement ont été cause de stress et le stress peut entraver le cours de l’accouchement en
le prolongeant et en déclenchant ce qui a été décrit comme une « cascade d’interventions ». (OMS 1995 :19) 175 «En conclusion, rien ne prouve de façon fiable que l’utilisation généralisée ou systématique de l’épisiotomie ait des effets bénéfiques, mais il est évident qu’il peut être nuisible» (OMS, 1995 : 33). 176 «Eso depende de la persona que atiende, de la experiencia que tiene. (…) Es que, a veces, por lo que se desesperan
también, hacen la episio». 177 «Le nouveau-né doit toujours rester avec sa mère si l'état de santé de l'un et de l'autre le permet. Aucun examen ne
justifie que l'on sépare un nouveau-né en bonne santé de sa mère» (OMS, 1985). 178 «La literatura dice que una vez que la madre da la luz, tendríamos que este mismo rato inmediatamente ponerlo
junto a la madre. Porque es un afecto que le va a ayudar el afecto de madre y al niño».
120
bébé nait et on l’amène immédiatement à la salle des nouveau-nés. (…) Mais on ne devrait
pas faire ça n’est-ce pas?179» (Maria Luz).
Enfin, il existe à Villa Tunari une salle d’accouchement dite interculturelle (sala de parto
intercultural). Il s’agit d’une petite pièce sans fenêtre munie d’un matelas sur le sol et de
quelques barreaux fixés au mur pour se soutenir180. Lidia, une infirmière licenciée en poste
depuis 10 mois, m’a fait le récit d’un accouchement dans cette salle que lui ont raconté des
collègues.
Il y a une femme qui a accouché là. C’est accroupie qu’elle a accouché. Moi je
ne l’ai pas vu, ce sont les internes qui m’ont raconté. Ils ont dit qu’il n’y a pas eu de déchirure, aucune complication. Ils étaient vraiment étonnés et ils disaient « C’est incroyable! ». C’est que c’était son deuxième bébé, et elle ne voulait
pas accoucher dans la position gynécologique. (…) Depuis que je suis arrivée ici, c’est la seule fois que j’ai entendu parler d’une femme qui a accouché de
cette façon181(Lidia).
Cinq des participantes à cette étude sont membres du personnel de l’hôpital San Francisco
de Asís, dont Maria Luz, qui y travaille depuis quatre ans, et Carolina, depuis deux ans.
Aucune n’a été personnellement témoin d’un accouchement dans la salle interculturelle tout
comme une médecin avec qui j’ai discuté, et qui travaille en obstétrique depuis 2 ans. Il
apparait évident que la salle interculturelle ne sert que très rarement. La travailleuse sociale
en poste à l’hôpital m’a pourtant témoigné avoir participé à un atelier de sensibilisation sur
l’interculturalité en périnatalité à Oruro l’an dernier, certainement dans le cadre des
activités d’adaptation interculturelle de l’accouchement qui sont organisées à l’échelle
nationale depuis 2005.
Les témoignages des participantes laissent croire que le manque de connaissances à la fois
théoriques et empiriques du personnel sur la possibilité d’accoucher dans une position autre
que la position gynécologique renforce leurs préjugés et leur méfiance à cet égard. En
entrevue, Maria Luz a clairement exprimé son ignorance à ce sujet : «Pour te dire
franchement, je n’en ai même pas vu un, même pas une seule fois. Comment un bébé peut
179 «Aquí, generalmente nace el bebe y se lo lleva a la sala de los recién nacidos. (…) Pero se debería de hacerlo ¿no?». 180 La salle servait temporairement de salle d’entreposage lorsque je l’ai visitée. On trouve à l’annexe 12 une photo de
la salle interculturelle qui a été prise par une bénévole étrangère. 181 «Ha tenido una señora allí, de cuclillas que tuvo. Y yo no he visto, pero los internos estaban comentando de que ha
tenido. Pero no había ningún desgarro, ninguna complicación. Y estaban bien asombrados y decían ¡Increíble de esta señora! Porque era su segundo bebe, y no quería ella tener en la posición ginecológica. (…) Desde que he llegado, ha
sido la primera vez que he escuchado que ha tenido así.»
121
naître comme ça par en bas, accroupie, je ne l’ai jamais vu. J’en ai entendu parler, mais le
voir, non je ne l’ai pas vu182». Comme le personnel ne voit que des accouchements en
position gynécologique, il est difficile pour eux d’imaginer qu’il puisse être possible
d’accoucher autrement.
3.3.3 LES ACCOUCHEMENTS PAR CÉSARIENNE
À l’hôpital de Villa Tunari, la patiente peut en tout temps être transférée à la salle de
chirurgie pour une césarienne, ce qui se produit dans environ deux cas sur cinq. En effet,
des 797 accouchements qui ont eu lieu à l’hôpital San Francisco de Asís en 2008, 285 se
sont soldés par une intervention chirurgicale. Évidemment, la possibilité, depuis 2006, de
faire des chirurgies à l’hôpital de Villa Tunari a fait grimper les taux de naissances par
césarienne dans la région. Autrefois, un cas de complication en cours d’accouchement
comportait des risques beaucoup plus élevés pour la vie de la mère et de l’enfant en raison
du transport nécessaire vers la ville de Cochabamba pour pratiquer une césarienne (à 3
heures de route par beau temps, et à 3500 mètres de plus au-dessus du niveau de la mer).
Toutefois, les données recueillies pour cette recherche suggèrent que le recours à la
césarienne est excessif à Villa Tunari183. À l’hôpital même de Villa Tunari, ce sont plus de
36% des accouchements enregistrés qui ont eu lieu par chirurgie en 2008. Des taux de
césarienne aussi élevés ne peuvent pas être entièrement justifiés par des urgences
médicales184. De plus, cette situation représente des risques accrus pour la santé des mères
et des nouveau-nés185.
En fait, les taux actuels de césarienne à Villa Tunari semblent préoccupants sur plusieurs
plans. Premièrement, il semblerait qu’à Villa Tunari, on procède systématiquement à des
182« Ni uno he visto para decir, ni uno he visto de cómo nace por abajo de cuclillas no he visto ni uno. He escuchado, pero ver no ». 183 Le taux de césarienne à Villa Tunari est excessif par rapport aux recommandations générales de l’OMS, bien qu’il
soit comparable et même parfois inférieur aux taux enregistrées ailleurs au pays et sur le continent. 184 Selon les lignes directrices de l’UNICEF et de l’OMS, des pourcentages supérieurs à 15% correspondent à une
utilisation inappropriée de cette intervention chirurgicale (OMS, 2001). 185 Bien que la césarienne soit la seule intervention à pouvoir sauver la vie de la femme et de l’enfant dans certaines
circonstances et que sa pertinence ne soit pas remise en doute, les inconvénients d’un recours excessif à la césarienne
ne doivent pas être négligés. Même si la technique opératoire est relativement simple, la césarienne reste une
intervention chirurgicale majeure. De manière générale, il a été démontré que l'augmentation des taux de césariennes
est associée à un risque plus élevé d'antibiothérapie après l'accouchement et de morbidité et mortalité maternelles sévères. L'augmentation du taux de césariennes est aussi associée à une augmentation du taux de mortalité fœtale et du
nombre de nouveau-nés admis en unités de soins intensifs pendant sept jours (OMS, 2001).
122
césariennes pour toutes les grossesses suivant une première césarienne. Une telle procédure
limite le nombre d’enfants qu’une femme peut avoir car on ne recommande pas de
pratiquer plus de trois césariennes pour une même femme. De plus, le fait d’avoir eu une
césarienne augmente les risques de complication pour une grossesse subséquente,
augmentant ainsi la dépendance des femmes face à certaines technologies et techniques
propres au modèle biomédical. Mes observations m’ont permis de constater qu’après une
première césarienne d’urgence, de nombreuses femmes de la région se retrouvent
entièrement vulnérables face à un modèle de la naissance étranger à tout ce qu’elles
connaissent et contre lequel leurs propres connaissances se révèlent inutiles.
Les entrevues avec le personnel médical ont confirmé que les médecins et infirmières sont
tous conscients que l’accouchement vaginal est préférable pour la mère et pour l’enfant. Ils
ont d’abord parlé des complications possibles sur le plan physique : davantage de sécrétions
chez le nouveau-né, allaitement plus difficile et risques d’infection pour la mère. Or,
certaines intervenantes rencontrées m’ont également parlé d’un autre inconvénient, cette
fois sur le plan affectif.
…du côté maternel, ou plutôt de l’affection, je crois qu’il y a plus de problèmes avec la césarienne. Il n’y a pas autant d’attachement. C’est-à-dire que les
mamans n’ont pas… Et bien on peut voir qu’elles n’ont pas autant d’affection qu’avec un accouchement vaginal, où elles sont plus près de leurs bébés186
(Carolina). Pour donner une référence, les doyens de l’université et même la littérature
scientifique disent que l’accouchement normal est le meilleur moyen pour l’enfant. (…) Et en plus de ça, le fait même que le bébé sorte par là et qu’il
sente la chaleur de la maman (…) Je ne sais pas. Moi je crois que quand il sort… Et bien je suppose que c’est comme ça. Quand il sort par le canal vaginal, l’enfant sent… Il sent comme une caresse de la mère. Alors il se sent
plus en sécurité aussi187 (Marta).
C’est que je l’ai vu, dans mon bureau, les cas avec lesquels je travaille. (…). Une fois qu’elles ont leur enfant elles l’abandonnent, elles le laissent à quelqu’un d’autre. Il n’y a pas d’amour, il n’y a pas d’affection envers l’enfant.
186 «…de la parte maternal, o sea de cariño, creo que se tiene más problemas con la cesaría. No hay tanto apego. O sea,
las mamas no, no…. Se nota que no los tiene tanto afecto como en el parto son mas apegadas hacia ellos». 187 «Por referencias de docentes y la misma ciencia dicen que, el parto normal es el mejor medio para el niño (…) Y
aparte de eso, es el mismo hecho de que el bebe sale por ahí y siente digamos el calor también de la mama (…) No sé. Yo creo que…cuando sale… yo supongo que es así. Cuando sale por el canal vaginal, el niño siente… siente como un
abrazo de la madre. Entonces se siente seguro también».
123
(…) Quand une maman accouche normalement, la douleur qu’elle a sentie vient lui piquer la conscience et dire oui, c’est mon enfant. Et c’est quelque chose qui
les unit, non?188 (Juana).
Le dernier extrait est particulièrement préoccupant quant aux possibles répercussions d’un
recours abusif à la césarienne dans une région où les conditions de vie sont aussi précaires
qu’au Chapare. Il serait pertinent d’approfondir cet aspect avec de plus amples recherches.
Pour leur part, toutes les mères interrogées croyaient instinctivement que l’accouchement
vaginal était préférable à une césarienne et la majorité était réticente à la possibilité de voir
pratiquée une telle intervention. Lorsque je les ai interrogées au sujet des inconvénients de
la césarienne, les participantes mères ont surtout parlé de la période de récupération qui les
rend inaptes au travail physique, des inconforts liés à la cicatrice, et du fait d’être privées de
vivre un vrai accouchement.
C’est mieux normal! La césarienne c’est affreux! Parce qu’à tout moment ça peut se déchirer par là. (…) Moi je n’ai pas pu travailler pendant presque six
mois, sans rien faire189 (Alicia).
Et quand tu accouches normal, ça finit par passer. Tu n’as pas de cicatrice. C’est qu’après une césarienne tu ne peux plus lever des choses lourdes, tu dois te soigner beaucoup plus longtemps. C’est ça (l’inconvénient de la
césarienne)190 (Severina).
Moi je dis que c’est mieux d’être bénie naturellement, non? Parce que c’est là que la mère sent vraiment, ce que c’est que d’avoir un bébé191 (Juana).
3.3.4 REGARDS DES PARTICIPANTES FACE AU MODÈLE BIOMÉDICAL DE LA NAISSANCE
3.3.4.1 Réticence par rapport à l’accouchement institutionnalisé
En entrevue, les femmes ont souvent exprimé leur réticence face à l’accouchement
hospitalier en se référant à l’émotion précise de la peur. Plusieurs l’ont exprimé
188 «Es que he visto ¿no? en la oficina, los casos que atiendo. (…) Y abandonan, regalan una vez que tienen a sus hijos.
(…) No hay cariño, no hay amor hacia ellos. En cambio cuando una mama tiene normal, el dolor por lo menos le remuerde la conciencia en decir, ‘si es mi hijo’. Es algo que los une ¿no?». 189 «Es mejor normal pues. Cesaría es pues feo. Porque rato puede romper p or allí. (…) yo casi seis meses no he podido
trabajar nada». 190« Y Cuando tienes normal, te pasa. No tienes una herida. Que después no puede alzar ¿qué se yo? pesados, cuidarte
mucho más tiempo. Y eso». 191 «Yo digo, es mejor ser bendiga naturalmente (…) Porque allí es donde realmente la madre siente, lo que es tener un
bebe».
124
spontanément comme Alicia qui m’a confié: «Oh, c’est grave comme j’ai peur! C’est pour
ça que je n’y vais pas192». La peur était d’ailleurs l’un des principaux facteurs de réticence
face à l’accouchement institutionnalisé identifiés par Otis et Barier lors de leur recherche
conduite à Yapacani en 2006. À ce propos, les données m’ont permis de comprendre que le
terme de la peur193 est utilisé par les quechuaphone de manière particulière; il s’agit non
seulement d’une émotion, mais aussi d’un état général d’affaiblissement ou de vulnérabilité
qui provoque le stress et l’inconfort.
Le personnel de santé a rapporté que l’arrêt du travail en cours d’accouchement ou au
moment de l’expulsion était fréquent dans les institutions de santé. Sachant que l’adrénaline
sécrété dans le corps en situation de stress peut interrompre les contractions, on peut en
déduire que les femmes se sentent souvent stressées ou insécurisées au cours de leur
accouchement dans une institution de santé.
J’ai constaté que la réticence des femmes interrogées face à l’accouchement
institutionnalisé est parfois liée aux pratiques biomédicales en tant que telles, et parfois à
des facteurs d’ordre relationnel. À ce sujet, je présenterai ici quelques exemples de facteurs
pouvant susciter la peur, l’inconfort ou l’inquiétude face à l’accouchement institutionnalisé
chez les femmes que j’ai rencontrées à Villa Tunari.
Parmi les pratiques biomédicales locales qui suscitent la peur ou l’inconfort, la position
gynécologique est souvent mentionnée par les femmes, particulièrement par celles qui ont
connu d’autres positions d’accouchement. Par exemple, après qu’elle m’ait expliqué avoir
accouché sur le dos avec les pieds dans les étriers lors de son troisième accouchement, j’ai
demandé à Elena si elle avait aimé accoucher dans cette position, ce à quoi elle a répondu :
«Pas tellement. J’ai eu peur194!». La contrainte de la position d’accouchement a suscité le
même genre de crainte chez Catarina qui a accouché de son cinquième enfant au poste
sanitaire de sa communauté après quatre accouchements domiciliaires. Lorsque je lui ai
demandé où elle préférerait accoucher la prochaine fois, elle a répondu : « À ma maison!
192 « ¡Oh, grave es miedo pues! Por eso no voy». 193 En médecine andine, la peur est la source de nombreuses maladies que seuls les chamanes peuvent traiter, dont le susto (littéralement le sursaut, la peur), un mal qui affecte souvent les enfants. 194« No tanto. ¡Yo me he asustado! ».
125
J’ai peur. (…) Je ne peux pas accoucher comme ça voyons! (D’un mouvement rapide de la
main, elle trace une ligne horizontale dans les airs à plusieurs reprises)195».
Catarina a dit être préoccupée également par le traitement qui a été fait de son placenta lors
de son dernier accouchement en institution. Elle évoque la croyance traditionnelle
concernant les représailles possibles du placenta sur la santé de la mère s’il n’est pas enterré
convenablement lorsqu’elle me confie :
-Au poste de santé, ils ne l’ont pas enterré. Ils l’ont jeté, c’est ce qu’on dit, n’est-ce pas? -Et cela vous plait, ou non?
-Non, C’est par là que… je peux attraper ça… euh… C’est déjà arrivé qu’un cancer entre par là, n’est-ce pas? C’est ça [qui me fait peur]196 (Catarina).
La possibilité d’une intervention chirurgicale est également très inquiétante pour certaines,
dont Isabelia qui a déclaré : « En arrivant j’avais très très peur. (…) J’avais peur de me
rendre à l’hôpital parce qu’ils allaient peut-être m’opérer et puis je ne voulais pas197».
Plusieurs participantes ont aussi affirmé qu’elles n’aimeraient pas subir une césarienne, soit
par peur d’être opérée, soit par crainte des conséquences sur leur état physique, ou tout
simplement parce que l’idée d’une telle intervention les répulse. Les extraits suivants
illustrent bien cette situation :
La peur, la peur… la peur de se faire ouvrir, non? C’est une opération en soi. Moi je dis que c’est mieux d’être bénie naturellement198 (Juana);
Non [je n’aimerais pas avoir une césarienne]. Parce que moi je lève des choses très lourdes. On dit que quand tu as une césarienne, tu ne peux plus lever des poids lourds, c’est pour ça199 (Elena).
Enfin, certaines participantes ont également parlé de la peur ou du malaise qu’elles ont
ressenti en raison du manque d’intimité lors de leur accouchement à l’hôpital. À l’intérieur
195«- ¿Si usted tiene otro bebe, donde lo va a tener?
-En mi casa. Tengo miedo.
-¿Que le da miedo?
- ¡No puedo tener así pues!» 196 «-En posta no han enterrado. Han botado dicen, ¿no ves? -¿Y eso le gusta o no?
-No. Por allí… me va a agarrar este… mm… A veces un cáncer ha entrado ¿no ves? Eso». 197 «Allícito, teniendo miedo bien feo, feo, feo. Tenía miedo de venir al hospital. Porque quizás me iban a operar pues,
y no quería». 198 « Miedo, miedo… Miedo a que todo te abren ¿no? Es una operación en sí. Mientras pero, yo digo, es mejor ser bendiga naturalmente ¿no? ». 199 «No. Porque yo alzo pesados. Porque dicen que cuando tienes cesaría, no puedes alzar. Por eso».
126
du modèle biomédical, la femme qui accouche est perçue avant tout comme une patiente et
il est fréquent que l’intimité de cette dernière ne soit pas considérée de manière prioritaire.
Alicia a affirmé à ce sujet: « Oh, la peur est très grande! À l’hôpital il y a tellement de
docteurs qui entrent n’est-ce pas. Ça me fait peur ça. 200». C’est principalement pour cette
raison que Maria Luz et Lucia, qui connaissent bien le modèle biomédical puisqu’elles y
travaillent, ont attendu à la toute dernière minute pour se rendre à l’hôpital pour accoucher.
Margarita m’a également fait part de son inconfort par rapport au manque d’intimité dans la
salle d’accouchement, soulignant que dans une petite communauté, la situation entraîne
aussi des problèmes de confidentialité: «Par exemple, quand j’ai eu mon premier fils, (…)
Tout le monde est entré, comme s’ils étaient en train de me dépecer. Pour moi ce fut une
véritable honte201».
Margarita associe aussi sa réticence par rapport au modèle biomédical local de la naissance
à la présence d’hommes dans la salle d’accouchement:
Ce que je n’aime pas, je vais te le dire. Ce sont toujours des hommes qui nous soignent. Il fallait que j’aille toute rouge de honte pour me faire examiner. Moi
je lui disais même mon mari ne me voit pas comme ça, comment un docteur va me voir comme ça?202 (Margarita).
Dans la région, certaines femmes choisissent d’accoucher à Chipiriri lorsqu’elles ont le
même genre de malaise, particulièrement les jeunes femmes monoparentales comme Sonia.
D’autres refusent carrément d’aller à l’hôpital si elles doivent se faire examiner par un
homme; c’est le cas de Fatima qui a simplement affirmé: «Si c’est un homme, non!203».
Cette dernière est allée accoucher à domicile dans sa communauté d’origine car elle ne
voulait pas prendre ce risque.
Toutes les participantes à cette étude ont été questionnées au sujet des améliorations qu’il
serait souhaitable d’apporter dans les institutions de santé locales pour mieux servir les
femmes qui accouchent. Il est intéressant de souligner qu’aucune n’a fait référence à
l’accessibilité ou aux frais de transport. Les participantes non membres du personnel de
200 «Uh, grave es miedo pues. Por eso no. Hospital, tantos doctores entran ¿no ves? Me da miedo eso». 201 «Por ejemplo cuando he tenido mi primer hijito yo (…) Toditos se han entrado como me estuvieran carneando a mí.
Ya ha sido para mí una vergüenza». 202 «Lo que no me gusta, te voy a decir. Siempre nos atienden hombres. (…)Yo tenía que ir todo coloreada, haciéndome ver. Yo le decía ni mi marido me ve así, ¿Como que un doctor me va a ver así?». 203 «Si es hombre !no!».
127
santé ont plutôt insisté sur la mauvaise qualité des soins et l’attitude parfois désagréable du
personnel. Par exemple, Elena a spontanément répondu:
Ce qui manque, c’est la présence du personnel. Parce qu’on reste là, couchée. Il
passe deux, trois heures et personne ne vient. Voilà ce qui manque ici à l’hôpital. Moi c’est pour ça que je n’y vais pas. C’est seulement pour cette fois que j’y suis allée204 (Elena).
Plusieurs autres femmes ont répondu dans le même sens. Par exemple, Catarina, qui a été
très déçue de son expérience au poste de santé de sa communauté, a simplement répondu:
«Ils ne s’occupent pas des patients! Je suis mieux à ma maison tout simplement205». Le
manque de présence et d’accompagnement est une critique récurrente formulée par les
femmes qui ont vécu l’accouchement à domicile. La plupart des participantes qui n’ont pas
accouché à domicile ont simplement mentionné qu’elles auraient préféré être
accompagnées de leur conjoint ou d’un proche, mais aucune n’en a formellement fait une
critique.
Plusieurs participantes ont aussi critiqué la mauvaise qualité de la présence du personnel
hospitalier. Par exemple, à propos des infirmières rencontrées lors de son accouchement par
césarienne, Alicia a affirmé: « Celles-là, elles étaient méchantes!206». Filomena m’a
également confié avoir été intimidée par le personnel hospitalier lors de sa première
rencontre prénatale, alors qu’on lui a reproché d’avoir une mauvaise hygiène car ses
vêtements sentaient mauvais207. Le jour de son accouchement, elle a pris le temps de laver
ses vêtements et de les sécher au milieu des contractions avant de se rendre à l’hôpital par
crainte des représailles. Pour sa part, Isabelia a affirmé : «C’est que parfois ils ne nous
traitent pas bien. Parfois ils te blessent quand ils te mettent le doigt208». Enfin, Severina a
déclaré avec une pointe d’humour que ce qui manquait surtout au personnel de l’hôpital de
Villa Tunari, c’était de l’amabilité et de la bonne humeur!
204 «Lo que falta es más la atención. Porque uno está allí echada. Pasa dos tres horas y no vienen. Eso es, hace falta
aquí. En aquí en el hospital yo por eso no voy. Por esa vez no más siempre he llegado». 205 «!No atienden! Mejor en mi casa no más». 206« ¡Malas eran ellas!». 207 Le climat du Chapare est extrêmement chaud et humide. Lorsqu’il pleut plusieurs jours consécutifs, il est
impossible de sécher complètement les vêtements qui restent alors avec une forte odeur de moisissure malgré qu’ils
soient propres. Il faut posséder des vêtements de rechange en bonne quantité pour éviter ce genre de situation, surtout en période de pluies. 208 «Es que a veces no atienden bien. A veces te lastiman pues cuando meten el dedo».
128
Juana a expliqué que la mauvaise qualité des soins pouvait décourager les femmes de
revenir à l’hôpital:
Dans les centres de santé, peut-être parfois en raison de la quantité de gens qui
arrivent en même temps, le peu de personnel ne suffit pas alors on n’offre pas un accueil de qualité. Alors la femme qui vient pour la première fois ne reste pas avec une bonne impression, c’est pour ça qu’elle se dit non, moi je préfère à
la maison!209 (Juana).
Jacqueline Michaux explique dans sa thèse que les médecins doivent obligatoirement faire
quelques années de pratique en zone rurale. Selon Michaux, ils vivent souvent leur année
au sein de la population rurale comme un exil forcé, en particulier lorsqu’ils n’ont pas pu
accéder à un poste en ville plus convoité et se trouvent donc fort isolés de leurs amis et
parents. Michaux a remarqué sur le terrain que ce sont eux qui manifestent plus facilement
une attitude négative face aux patients autochtones. Par exemple, le résident en stage à
Villa 14 de Septiembre lors de ma visite était souvent seul sur place car le médecin profitait
de sa présence pour s’absenter plus souvent. Or il ne parlait aucunement le quechua et avait
une connaissance très minimale du milieu rural, ce qui rendait son travail difficile dans
cette zone. La situation est similaire dans le cas des résidents en stage à Villa Tunari de
même que pour les spécialistes en poste pour quelques jours par semaine seulement et qui
alternent entre ce travail et celui dans leur clinique privée en ville.
3.3.4.2 À propos des césariennes
Parmi la totalité des participantes, quatre ont vécu un accouchement chirurgical, pour un
total de cinq enfants nés par césarienne, soit un enfant sur cinq pour le total des enfants des
participantes à cette recherche. La première, médecin, a demandé qu’on lui pratique une
césarienne planifiée avant terme pour éviter les douleurs des contractions210. Une autre, peu
familière avec le modèle biomédical, a demandé qu’on lui fasse une césarienne après avoir
vécu six accouchements à domicile afin de pouvoir obtenir une ligature des trompes à
l’insu de son mari.
209 «En los centros de salud, a veces tal vez por la cantidad de gente que va llegando, y poco personal médico, no
abastece y no es atendida con calidez, calidad ¿no? a la persona como debería de ser. Entonces no le deja una buena
impresión a la mama que tiene por primera vez y dice no, yo prefiero en mi casa». 210 L’OMS (2009) reconnait que les césariennes pratiquées sans indication médicale sont associées à un risque plus élevé de décès et de complications maternelles que les accouchements normaux par voie basse; on recommande donc
d’éviter les césariennes inutiles ou de convenance.
129
Mon mari ne comprend rien. Moi je ne voulais plus de bébé, mais mon mari lui en voulait encore. J’ai été parler avec le médecin. Ma soeur aînée est venue
aussi. Il m’a dit que ce serai mieux de faire une césarienne… et c’est comme ça que j’ai eu une ligature des trompes211 (Alicia)
Fernanda a subi une chirurgie d’urgence en cours de travail; elle a failli perdre la vie au
cours de l’intervention et un spécialiste lui a confié a posteriori que d’après son dossier, la
césarienne n’était pas nécessaire. Elle conserve une amère déception par rapport à son
expérience d’accouchement et sa confiance en la compétence des médecins est maintenant
très faible :
Si les gens d’autrefois pouvaient accoucher normalement, pourquoi on nous opère maintenant? Aussitôt que quelque chose se passe et qu’ils ne peuvent pas, ils disent que le bébé est coincé et directement ils nous prescrivent une
opération. (…) Et nous sommes obligées d’accepter212 (Fernanda).
Enfin la dernière de ce groupe a vécu deux césariennes à moins de 18 mois d’écart. Elle dit
avoir cédé à la pression des médecins au moment de donner naissance à son premier
enfant : «Ils m’ont dit, ce serait mieux une césarienne, comme ça ton enfant ne va pas
souffrir et toi non plus. J’étais vraiment confuse. J’ai pensé que mon enfant allait peut-
être… C’est surtout pour le bébé que j’ai accepté 213 »(Severina). J’ai remarqué que parmi
le personnel médical, cette croyance en la souffrance de l’enfant durant la naissance était
passablement répandue. Nous y reviendrons au prochain chapitre.
En entrevue, Severina a exprimé un certain scepticisme face aux motivations des médecins
qui lui ont suggéré une césarienne : «Les docteurs, la majorité te disent… et bien ils ne te
parlent pas beaucoup du fait que tu peux accoucher normalement. Moi je crois que c’est
parce qu’ils gagnent plus en faisant une césarienne qu’en assistant un accouchement
normal»214 (Severina). Marta, qui fait partie du milieu médical, partage les mêmes
impressions que Severina :
211 «Mi marido no entiende nada. Yo no quería wawas, mi marido si quería wawas. Allá, yo hablaba con doctor. Mi
hermana mayor también hablaba. Ya mejor cesaría tiene que ser (…) ligadura he tenido». 212 «Si la gente antigua podía tener normal, ¿Porque ahora nos operan? Algo pasa, y no pueden, o dicen que esta
trancado el bebe y directamente nos pronostican operación. (…) Obligados tenemos que decir ya». 213
« Mejor cesaría sería me han dicho. Así tu hijo no va a sufrir, y tu tampoco. Porque los niños cuando nacen, a
veces tienen trauma. Entonces, yo me sentía confundida… he pensado por allí mi hijo nace…más que todo por la
wawa he decidido». 214« Los doctores mayormente te dicen… no te aconsejan mucho que puedes hacerlo normal. Yo pienso que porque
ganan mas ellos haciendo una cesaría que atendiendo un parto normal».
130
Tu sais quoi, je pense que c’est comme ça. En réalité, pour un médecin, un gynécologue, c’est plus facile d’entrer et de pratiquer une césarienne.
Pourquoi? Parce que comme ça, il ne va pas avoir à rester debout toute la nuit. Tandis qu’avec le travail d’accouchement, on doit souvent rester debout. On n’a
pas le choix. (…) Au contraire avec la césarienne… Parfois, pour ne pas se compliquer plus longtemps, césarienne! Moi je dis que c’est pour le confort, le confort du médecin. Et pour se libérer, disons-le, du travail d’accouchement qui
prend plus de temps215 (Marta).
Severina a le sentiment d’avoir subi une injustice. Elle se dit peinée à l’idée de ne jamais
pouvoir vivre un accouchement naturel, ce qui est impensable maintenant qu’elle a eu deux
césariennes. Fernanda partage ce sentiment d’injustice, lequel est jumelé à un sentiment
d’impuissance face à l’autorité médicale. Plusieurs femmes m’ont fait part de réactions
similaires lors de ma participation à la rencontre de l’organisation des femmes paysannes.
Souvent, elles ont l’impression de ne pas être traitées comme il se doit dans les institutions
de santé, mais elles ne disposent pas des informations nécessaires pour appuyer cette
position. Leur niveau de confiance envers le modèle biomédical de la naissance en est
grandement affecté.
Synthèse
Ce chapitre a permis de mettre en valeur la richesse du matériel ethnographique recueilli
sur le terrain tout en accordant une place importante à la parole des participantes à cette
recherche. Dans le cadre d’une étude orientée vers l’expérience intime de femmes qui ont
peu souvent l’occasion de faire entendre leur point de vue, j’estime qu’une description
aussi détaillée constitue une étape essentielle pour en arriver à une analyse plus en
profondeur. Les témoignages de toutes ces femmes confirment que les pratiques locales en
matière de naissance sont inexorablement insérées à l’intérieur de la dynamique ethnique
locale et immanquablement influencée par les jeux de pouvoir qui s’y rattachent. C’est ce
qui est analysé à travers chacun des trois axes de recherche au chapitre qui suit.
215« Sabes que, yo pienso que es esto. En realidad, para un medico, ginecólogo, es más fácil entrar y realizar la cesaría.
Porque? Porque ya no se va a trasnochar. Mientras con el trabajo de parto, uno se trasnocha, s i o si. Mientras con la cesaría, (…) A veces para no complicarse ya de una vez ¡Cesaría! Yo digo comodidad, comodidad por el médico. Y
librarse, digamos, del trabajo de parto que lleva más tiempo».
131
CHAPITRE 4: L’ACCOUCHEMENT , UN MIROIR DE LA SOCIÉTÉ ÉTUDIÉE
Dans ce chapitre, l’analyse des données sera approfondie en fonction des trois axes de
recherche qui ont orienté l’ensemble de la recherche: la coexistence de différents modèles
de la naissance; les rapports ethniques hiérarchisés entre Autochtones et non Autochtones;
et la résistance. Tout d’abord, la relation asymétrique entre le modèle biomédical et le
modèle traditionnel de la naissance à Villa Tunari sera examinée. Ensuite nous verrons
comment les données recueillies peuvent conduire à une meilleure compréhension des
rapports ethniques entre Autochtones et non Autochtones localement. Puis, seront
explorées quelques-unes des formes possibles de la résistance des femmes autochtones qui
habitent ou travaillent à Villa Tunari face à la position subordonnée de leur identité
ethnique. En somme, en tenant compte de l’ensemble des trois chapitres précédents, ce
quatrième chapitre vient monter d’un cran l’analyse déjà entamée afin d’exposer les
résultats de cette recherche.
4.1 ANALYSE DE LA RENCONTRE ENTRE LES MODÈLES LOCAUX DE LA NAISSANCE
4.1.1 DES EXPÉRIENCES D’ACCOUCHEMENT PLURIELLES
Cette étude sur l’expérience d’accouchement des femmes dans la section municipale de
Villa Tunari a permis de constaté qu’il existe un vaste éventail de choix individuels
possibles par rapport à l’accouchement allant de la consommation de boissons
traditionnelles avant l’accouchement hospitalier jusqu’à l’examen médical quelques heures
avant l’accouchement domiciliaire. En outre, l’ensemble des données receuillies pour cette
recherche illustrent bien la complexité d’une situation plurielle dans le domaine périnatal.
Tout d’abord, en dépit de la préférence exprimée par chacune des participantes pour l’un ou
l’autre des modèles de la naissance, elles ont toutes démontré qu’elles ne sont pas
totalement étrangères ni à l’un ni à l’autre des modèles de la naissance en contact, ne serait-
ce qu’en raison des liens intergénérationnels qu’elles entretiennent avec d’autres femmes de
leur famille. Ainsi, la distance géographique, temporelle et imaginaire qui sépare le modèle
biomédical du modèle traditionnel local de la naissance n’est jamais très grande, même
lorsque les apparences annoncent le contraire. De plus, il est ressorti des entrevues que les
actrices locales ne perçoivent généralement pas la diversité des pratiques en lien avec la
132
naissance en fonction d’une division stricte entre deux modèles de la naissance. En fait, la
plupart des participantes ont une vision de la naissance qui correspond, dans une certaine
mesure, à un mélange entre les modèles biomédical et traditionnel de la naissance.
Par exemple, l’une des infirmières avec qui je me suis entretenue à Chiririri m’a confié
qu’après ses deux accouchements en milieu hospitalier, sa famille a déployé plusieurs
pratiques traditionnelles pour faciliter sa récupération: on lui a servi durant plusieurs jours
le bouillon d’un agneau tué spécialement pour l’occasion et on a veillé au respect de
diverses prescriptions culturelles. Elle m’a elle-même expliqué au sujet de la période
postpartum: «La maman devrait prendre soin d’elle durant un mois (après son
accouchement), ne pas toucher d’eau froide, ne pas lever des choses lourdes216» (Lucia). De
toute évidence, sa formation universitaire en soins infirmiers ne l’empêche pas de valoriser
certains aspects du modèle traditionnel de la naissance, au point de les incorporer à ses
propres expériences d’accouchement.
Quelques participantes ont également avoué avoir consommé des infusions préparées par
leurs aînées avant de se rendre à l’hôpital pour accoucher. Ce fut le cas de Juana qui m’a
expliqué que son accouchement hospitalier s’est bien déroulé «…grâce à ma belle-mère
qui m’a donné, qui m’a préparé un verre de… de fleur d’oranger. C’est cette tisane, avec en
plus une ou deux cuillérées d’huile et un peu de sucre; c’est pour ça que j’ai accouché
rapidement217» (Juana). De plus, le personnel de Chipiriri a rapporté différentes situations
où la femme qui accouche à l’hôpital insiste pour accoucher accroupie et pour conserver
son placenta. Tous ces cas rappellent les exemples de pluralisme médical appliqué au
domaine périnatal qui ont déjà été relevés dans d’autres régions de la Bolivie lors d’études
passées (Bradby et Murphy-Lawless ; 2005). Tout comme Bradby l’a observé en zone
périurbaine de Sucre, il y a utilisation de pratiques traditionnelles avant, pendant ou après
l’accouchement hospitalier à Villa Tunari.
Toutefois, contrairement à ce qui semblait se produire dans les localités étudiées par
l’équipe de Barbara Bradby en 1994 et 1995, les données recueillies montrent qu’à Villa
216 « Durante un mes tendría que cuidarse una mama, no tocar agua fría, no levantar pesos». 217 «…gracias a mi suegra que me dio, me preparo un vaso de… agua, la flor de… naranja. Ese matecito mas una o
dos cucharillas de aceite, mesclado con un poco de azúcar. Eso. Me ha hecho que rápidamente tenga.»
133
Tunari il est plutôt rare qu’on ait recours à des praiques traditionnelles pendant
l’accouchement institutionnalisé. Le simple fait que la salle d’accouchement
«interculturellle» de Villa Tunari ne soit pratiquement jamais utilisée le démontre bien. Les
participantes membres du personnel de santé ont d’ailleurs confirmé qu’à Villa Tunari, il
est rare que les femmes négocient l’incorporation de pratiques traditionnelles au cours de
leur accouchement hospitalier.
En fait, les données suggèrent qu’à Villa Tunari, le pluralisme des modèles de la naissance
correspond d’avantage à la situation inverse, soit à l’utilisation de pratiques biomédicales
avant ou après l’accouchement à domicile. Il est effectivement exceptionnel qu’une femme
mette au monde un enfant à domicile sans avoir rencontré un médecin à au moins une
occasion en cours de grossesse; sauf pour parler de rares cas isolés dans les communautés
les plus éloignées, aucun cas de ce genre ne m’a été rapporté par les informateurs
rencontrés. Cette réalité contraste de manière radicale avec la situation locale d’il y a dix
ans, alors que seules quelques familles mieux nanties pouvaient se payer les services d’un
médecin. En effet, les participantes qui ont accouché avant 2003 n’ont pas consulté de
médecin ni en cours de grossesse, ni au moment d’accoucher. Au contraire, les
participantes qui ont accouché à la maison après l’instauration de l’assurance universelle
(SUMI) ont toutes eu recours à au moins un examen prénatal à l’hôpital avant d’accoucher.
De plus, mes observations à l’hôpital de Villa Tunari m’ont permis de constater que la
plupart des mères vont consulter le médecin au cours de la période postpartum et ce, au
plus tard au moment de faire vacciner leur enfant vers l’âge de deux mois.
En somme, chacun des modèles de la naissance prend une couleur locale bien particulière
au contact de l’autre qui l’influence et le confronte. Dans le cas de la localité étudiée, il est
clair que les termes «modèle traditionnel» et «modèle biomédical» de la naissance ne sont
utiles que pour situer les pôles d’un seul et même continuum quant aux valeurs, aux
croyances et aux pratiques des acteurs locaux en matière de soins périnatals. Là où on
pourrait croire qu’il existe deux façons bien distinctes de gérer la naissance, il y a en fait
tout un espace de rencontre, de partage, de négociation et de compromis entre les croyances
et les pratiques propres à chacun des modèles et des modifications sont apportées de part et
d’autre par les femmes.
134
4.1.2 SÉLECTION «À LA CARTE» DES PRATIQUES BIOMÉDICALES
On sait qu’un contexte médical pluriel entraîne souvent un dynamisme à l’intérieur de
chacun des modèles en contact (Leslie, 1981). Bradby (2002) et Lestage (1999) ont
d’ailleurs expliqué que le modèle traditionnel andin de la naissance correspond à un
métissage entre différents savoirs locaux et étrangers. Au Chapare, la consommation de la
fleur d’oranger en infusion par les femmes quechuas est un exemple qui confirme que le
modèle traditionnel de la naissance est dynamique et que les acteurs le révisent selon les
contraintes rencontrées (absence de plantes médicinales andines en zone de migration) et
les alternatives disponibles dans le nouvel environnement (utilisation locale de d’autres
plantes à des fins médicinales). De même, on peut supposer que l’implantation du SUMI a
provoqué une diversification des pratiques traditionnelles locales en lien avec la naissance.
À cet égard, les donneés démontrent que la gratuité des services de santé a transformé
l’expérience de la grossesse et de l’accouchement à Villa Tunari et ce, même pour les
femmes qui accouchent à la maison. S’il est vrai que de plus en plus de femmes accouchent
à l’hôpital, les pratiques traditionnelles n’ont pas pour autant été écartées du paysage local.
Au contraire, pour bien des femmes, il semble que le modèle traditionnel de la naissance
continue d’agir à titre de référence au moment d’évaluer, de sélectionner ou de rejeter les
pratiques biomédicales. Dans cette optique, je suggère que la gratuité des services publics
depuis 2003 est venue élargir l’éventail des pratiques disponibles localement, donc parmi
lesquelles les Autochtones migrants peuvent choisir pour compléter et diversifier leurs
pratiques en lien avec la naissance, sans pour autant les remplacer les pratiques
traditionnelles.
Sur ce plan, les entrevues ont confirmé que les services gratuits disponibles dans les
institutions de santé du Chapare ne font pas tous l’objet d’un même engouement. Certaines
pratiques sont très prisées par la population locale, tandis que d’autres provoquent la peur,
le dédain ou l’indifférence. La médecin avec laquelle je me suis entretenue à Chipiriri a
affirmé que son institution a vu le nombre de consultation prénatales se multiplier depuis
135
qu’elle s’est dotée d’un appareil à échographie218. Ce genre de technologie est
vraisemblablement très apprécié par la population locale219. Cependant, même si les
femmes du Chapare sont très enthousiastes par rapport à l’échographie, elles sont
nombreuses à se sentir inconfortables d’accoucher sur une table gynécologique et à craindre
les césariennes.
Par exemple, au cours de mes séances d’observation dans la salle de consultation à l’hôpital
de Villa Tunari, Alejandra, une jeune femme enceinte de 16 ans, s’est présentée un jour
accompagnée de son conjoint. Elle a demandé de passer une échographie et un examen.
Cette jeune femme était visiblement de famille autochtone migrante (échanges en quechua
avec son conjoint) mais s’exprimait bien en espagnol et portait des vêtements de style
occidental. Elle démontrait une bonne capacité à gérer ses contractions, lesquelles
semblaient régulières et fréquentes dès son arrivée. À l’hôpital, on lui a confirmé que le
travail d’accouchement était bel et bien entamé et on lui a annoncé que d’après l’écographie
le bébé était bien positionné. On pouvait donc procéder à son hospitalisation. La jeune
femme a alors discrètement annoncé au médecin qu’elle souhaitait quitter l’hôpital et
retourner dans sa communauté, Isinuta220, où ses parents et beaux-parents les attendaient
pour la naissance de l’enfant. La médecin a sévèrement désapprouvé cette decision. Elle a
mis le jeune couple en garde contre les dangers encourus et elle leur a fait signer une
décharge de responsabilité avant leur départ. Alejandra était alors dilatée de plus de quatre
cm avec des contractions aux cinq minutes environ d’après mes observations durant les 30
minutes qu’ont duré la consultation. Je l’ai vu quitter Villa Tunari en moto avec son
conjoint.
Pour ce jeune couple, la visite médicale avait visiblement pour but de s’assurer qu’aucune
complication biologique ou physiologique n’était détectable et, par conséquent, qu’il
s’agissait d’un contexte relativement sécuritaire pour accoucher à domicile. Il a été
impossible d’interviewer Alejandra à sa sortie de l’hôpital pour des raisons évidentes.
218 L’échographie est disponible à l’hôpital de Villa Tunari depuis 2006, et à Chipiriri depuis 2008. 219 Considérant que la plupart des pratiques traditionnelles qui permettent d’assurer le bon positionnement du bébé à
naître ne sont pas maitrisées par les Autochtones andins du Chapare (étant donné l’absence de sages-femmes
traditionnelles), il n’est pas étonnant que les femmes utilisent la technologie qui est désormais accessible pour se
rassurer sur ce plan. 220 Isinuta est l’une des rares communautés de la région à compter une ambulance et un médecin de garde. Cette
communauté est située à 3 heures de route de Villa Tunari lorsque les conditions sont bonnes.
136
L’issu de l’accouchement demeure donc inconnu, mais peu importe qu’elle ait accouché à
domicile ou à la clinique d’Isinuta, on peut dire qu’Alejandra a su faire preuve d’une
détermination discrète mais affirmée pour faire respecter son choix malgré la
désapprobation de la médecin. Par le fait même, elle s’est appropriée chacun des modèles
de la naissance d’une façon tout à fait personnelle. Ce genre de situation n’est pas
fréquente221, mais très éloquente quant aux différentes combinaisons qui sont actuellement
possibles entre les pratiques biomédicales et les pratiques traditionnelles pour encadrer
l’accouchement au Chapare.
Bien entendu, du point de vue du personnel de santé, les pratiques biomédicales sont
beaucoup plus sécuritaires que les pratiques traditionnelles pour encadrer l’accouchement.
Lorsqu’elles se présentent aux rencontres prénatales, les femmes sont fortement
découragées d’accoucher à domicile. Par exemple, une infirmière a expliqué : « Si l’enfant
ne naît pas à l’hôpital, il pourrait y avoir des infections. La maman pourrait saigner
beaucoup. Elle pourrait même mourir222» (Carolina). Ainsi, comme ce fut le cas pour la
jeune Alejandra, pour Katarina et pour Fatima, les choix que font les femmes du Chapare
au sujet de leur accouchement ne correspondent pas toujours aux prescriptions des
médecins.
Tout comme l’a relevé Bradby dans son étude en zone périurbaine de Sucre, c’est souvent à
partir d’un bagage diversifié que les femmes autochtones migrantes sélectionnent les soins
biomédicaux (1999). Par exemple, Catarina se sent davantage préoccupée par les risques
qu’elle connait de représailles du placenta qui n’est pas retourné à la terre que par les
risques d’un accouchement à domicile sans supervision médicale; c’est donc sur la base de
l’entrecroisement de ces différents savoirs qu’elle prend sa décision d’accoucher à
domicile. Dans son cas, comme les examens pendant les périodes prénatale et postnatal
n’interfèrent pas avec ses croyances et ses valeurs, elle les incorpore volontiers à ses
pratiques. En ce qui concerne Alejandra, il est possible que le recours à la technologie
biomédicale juste avant d’accoucher a permis de la rassurer, renforcant ensuite sa confiance
221 Le cas d’Alejandra est assez exceptionnel du fait qu’elle est allée consulter en cours de travail pour ensuite rent rer
chez-elle. Habituellement, les femmes n’affichent pas ouvertement leur préférence pour l’accouchement domiciliaire vis-à-vis du personnel de santé. 222 «Si no nace en el hospital, podría haber complicaciones. La mama podría sangrar mucho. Podría llegar a morirse».
137
envers les pratiques traditionnelles. Les modèles locaux de la naissance peuvent donc être
utilisés de manière complémentaire par les femmes de la région.
Ces expériences démontrent que certaines femmes autochtones évaluent les pratiques
biomédicales à partir de valeurs et de croyances différentes de celles des médecins. En fait,
parmi les services biomédicaux disponibles à Villa Tunari, les Autochtones migrantes en
sélectionnent certains qu’elles estiment pertinents et en laissent tomber d’autres qu’elles
jugent inutiles ou inappropriées.
Jacqueline Michaux a observé le même genre de phénomènes par rapport au soins de santé
en général dans la région de l’altiplano bolivien. Elle en a conclu que les femmes
autochtones négocient la relation avec la médecine biomédicale en faisant une sélection «à
la carte» des soins proposés dans les services de santé (2000).
Les femmes aymara tentent de déjouer les services de santé qui leur semblent peu pertinents à partir de leurs propres connaissances et acceptent les soins qui leur paraissent culturellement acceptables (…) C’est cela, à mon avis, le
pluralisme médical. Il ne s’agit pas de mélanger les genres sous prétexte de tenir compte de la dimension culturelle de la santé, mais de tracer les limites de
chacune des compétences médicales (Michaux 2000).
De toute évidence, pour les Autochtones migrantes de Villa Tunari qui préfèrent accoucher
selon le modèle traditionnel, le fait d’avoir recours à des pratiques biomédicales avant ou
après l’accouchement domiciliaire ne soulève aucune contradiction. Du point de vue de ces
femmes, il ne semble pas y avoir de confusion des genres et des compétences entre chacun
des modèles. À mon avis, ce genre dynamisme peut être interprété comme une forme
d’indigénisation de la modernité (Sahlins, 1995), comme l’expression d’une
réappropriation locale et culturellement ancrée des pratiques biomédicales à l’intérieur du
modèle traditionnel de la naissance.
Cependant, ce genre de dynamisme ne se produit pas aussi facilement dans les deux sens.
En effet, les données suggèrent que celles qui choisissent d’accoucher selon le modèle
biomédical ont moins souvent tendance à faire appel aux pratiques traditionnelles avant ou
après l’accouchement hospitalier que le contraire. Tout porte à croire que le choix du
modèle biomédical s’accompagne implicitement du rejet du modèle traditionnel. Serait-ce
une illustration du rapport de force inégal entre les modèles locaux de la naissance?
138
4.1.3 RAPPORT DE FORCE ENTRE LES MODÈLES LOCAUX DE LA NAISSANCE
On a vu au chapitre 2 que l’«interculturalisation» des soins périnatals est largement
préconisé par le gouvernement bolivien depuis 2003. Or, il est clair que les procédures qui
encadrent l’accouchement dans les institutions de santé de Villa Tunari n’ont pratiquement
pas été modifiées en fonction des recommandations publiées en 2005 par le ministère de la
santé et du sport223. Pourtant, les entrevues ont clairement montré que les membres du
personnel de santé de Villa Tunari savent qu’ils ont désormais l’obligation d’adapter les
soins périnatals en fonction de la culture de leurs patientes. Par exemple, à Chipiriri, Marta
a insisté en entrevue sur l’ouverture de l’institution face aux pratiques et aux croyances
locales en lien avec le placenta :
Lorsque le placenta sort, on demande à la patiente «on le jette ou vous le
gardez?». La majorité répond maintenant «jetez-le c’est tout». Mais oui, il y a des patientes qui le gardent. (…) Ce sont leurs coutumes, non? Et si elles doivent le rendre [à la terre], moi je n’y vois aucun problème. Au bout du
compte, chacun a ses trucs non? Et il faut savoir respecter224 (Marta).
Lucia, qui travaille aussi à Chipiriri, a spécifié que ce genre de situation survient rarement
et que la plupart des médecins n’offrent même pas le choix aux patientes. À l’hôpital de
Villa Tunari, le personnel m’a carrément expliqué que les croyances traditionnelles
relatives au placenta n’existent plus dans la région; c’est pour cette raison, m’a-t-on dit,
qu’on n’offre pas aux patientes l’option de conserver leur placenta après l’accouchement.
Par ailleurs, la non-utilisation de la sala de parto intercultural à Villa Tunari et la mauvaise
utilisation de la cama intercultural à Chipiriri nous indiquent que l’adaptation culturelle
des services n’est pas vraiment encouragée par le personnel de santé. À ce propos, les
entrevues ont révélé qu’en général, le personnel de santé estime que seule une très faible
proportion des patientes nécessitent qu’on leur propose de telles mesures. Marta a par
exemple commenté : «la majorité des femmes sont habituées maintenant de monter sur la
table225» (Marta). Du côté des mères, j’ai remarqué que l’existence même des
223 Voir le chapitre 2, section 2.3.2.3 224 «Sale la placenta y preguntamos a la paciente ¿lo botamos o se lo lleva? (…) La mayoría dice ahora bótelo no más.
Pero hay pacientes que si se lo llevan(..) Son sus costumbres ¿no? Y, Si ellas se le tienen que devolver, yo no me hago ningún problema. Al final, cada uno tiene sus cosas ¿no? Y hay que saber respetar». 225 La mayoría, ya está acostumbrada a tener en la camilla.
139
infrastructures visant l’«interculturalisation» étaient largement méconnue; plusieurs ont
même été surprises de m’entendre leur annoncer.
Tel que mentionné précédemment, l’accouchement domiciliaire est entièrement invisible
dans les statistiques municipales. De plus, j’ai constaté lors de mes entretiens que les
médecins tendent à minimiser le nombre d’accouchements qui ont lieu en dehors des
institutions de santé dans la région. À mon avis, ce déni généralisé des autorités locales
quant à la fréquence des accouchements domiciliaires et à l’importance du modèle
traditionnel de la naissance dans la région de Villa Tunari pourrait en partie expliquer le
statisme des pratiques hospitalières en périnatalité. En laissant croire que les pratiques
biomédicales qui entourent l’accouchement sont adoptées et acceptées par l’ensemble de la
population locale, il devient inutile de les réviser ou de les adapter.
Ainsi, à Villa Tunari, les directives gouvernementales visant à rééquilibrer le rapport de
force entre les patientes autochtones et le personnel non autochtones existent en théorie,
mais elles n’ont pas été intégrées dans la pratique. De toute évidence, peu d’efforts sont
déployés de la part des autorités sanitaires pour appliquer les recommandations du
ministère de la santé en matière d’interculturalisation des soins périnataux. Toutefois, il ne
faut pas négliger le fait que la population locale, qui est très militante, ne fait aucune
revendication en ce sens. Juana a par exemple spécifié au sujet de la presence du père dans
la salle d’accouchement :
La loi ne l’interdit pas. Ici, tu peux voir ton bébé et le père peut être présent
n’est-ce pas? C’est permis, si tu le souhaites, que le père entre. Mais en général, comme personne n’exige que ce droit soit respecté (…) et bien les papas n’ont
pas beaucoup l’habitude. C’est peut-être par peur226 (Juana).
Les données ont clairement montré que même lorsqu’elles sont en désaccord avec les
pratiques biomédicales, les femmes qui accouchent à l’hôpital n’exigent pas que ces
pratiques soient adaptées dans le sens de leur préférences ou encore qu’elles se rapprochent
des pratiques traditionnelles qu’elles connaissent. Généralement, une fois qu’elles font le
226 La ley tampoco te prohíbe. Aquí puedes ver a tu bebe y al padre ¿no? Esta permitido si tu gustas que entre el
papa. Pero en la mayoría, como nadie exige este derecho que tiene (…) entonces, no practican mucho los papas.
Tal vez por el temor.
140
choix d’un accouchement institutionnalisé, les femmes se soumettent docilement à la prise
en charge médicale.
À ce propos, le témoignage de certaines participantes montre que le silence des femmes
autochtones lors de l’accouchement hospitalier ne traduit pas forcément leur acceptation
des pratiques en cours. Par exemple, Elena a affirmé que la position gynécologique lui
paraissait effrayante, mais elle s’y est soumise sans rien dire. Pour sa part, Juana aurait
aimé pouvoir être accompagnée par son conjoint en salle d’accouchement, mais elle s’est
pliée au refus de son médecin. Enfin, Isabelia a été incommodée par les examens vaginaux
et la présence intimidante des médecins lors de la naissance de sa fille cadette à l’hôpital.
Comme elle avait préalablement expérimenté des pratiques différentes lors de son premier
accouchement domiciliaire, je lui ai demandé si elle s’était opposée aux pratiques
médicales qui la dérangeaient, ce à quoi elle a répondu : «Non, je ne disais rien, je voulais
seulement que mon bébé sorte» (Isabelia).
Comment expliquer une telle contradiction entre les valeurs que ces femmes affirment en
privé et l’attitude qu’elles affichent lorsqu’elles sont à l’hôpital? Les données receuillies ont
permis de constater qu’au Chapare, la rencontre entre le personnel de santé et les femmes
enceintes dépasse largement le domaine des connaissances et des pratiques relatives à la
naissance. Plus que les pratiques traditionnelles en tant que telles, il semble que ce soit
l’association avec un statut social inférieur qui soit rejetté par cette catégorie de femmes.
L’analyse des données sera donc maintenant orientée vers la dimension ethnique de la
relation entre les femmes autochtones qui accouchent et le personnel médical.
4.2 LA DYNAMIQUE LOCALE DES RAPPORTS ETHNIQUES
Considérant que le rapport entre les modèles est souvent façonné par la répartition globale
du pouvoir entre les acteurs (Benoist, 1996; Baer, 2003), il s’agit ici de mieux comprendre
comment la position hégémonique du modèle biomédical de la naissance s’articule avec la
dynamique des rapports ethniques à Villa Tunari.
4.2.1 L’IDENTITÉ QU’ON AFFIRCHE, L’IDENTITÉ QU’ON AFFIRME
141
Je tiens d’abord à mentionner que les participantes à cette recherche forment un échantillon
assez représentatif de la diversité ethnique parmi les femmes de la localité étudiée. Cette
diversité s’observe notamment sur le plan vestimentaire. En effet, au Chapare, certains
éléments de l’habillement traditionnel quechua227 sont très présents parmi la population
féminine et même dominants dans plusieurs communautés. Toutefois, plusieurs femmes
optent pour des vêtements de style nord-américain ou encore pour un habillement que je
qualifie ici d’intermédiaire; il s’agit d’une jupe droite, d’un chemisier brodé et d’une seule
tresse pour retenir les cheveux en arrière.
Cette diversité vestimentaire illustre avec éloquence la complexité de la dynamique
ethnique au sein de la population en Bolivie et au Chapare telle que décrite au chapitre 2.
Or, les données de cette recherche ont clairement montré que la correspondance entre
l’identité ethnique et les habitudes vestimentaires doit être extrêmement nuancée. On a vu
au chapitre 1 que l’ethnicité dans les Andes peut être contestée ou revendiquée par les
individus selon leurs aptitudes personnelles à exploiter les ambigüités propres à la
définition des identités ethniques, mais que dans le cas des individus qui ont peu de
pouvoir, l’éventail des possibilités peut être considérablement restreint par les idéologies
dominantes. Ces éléments théoriques peuvent être appliqués au cas étudié de plusieurs
façons.
Tout d’abord, on remarque que pour la plupart des femmes d’origine quechua, le port de la
pollera et de la coiffure en tresses correspond surtout à un choix passif, elles ne font que se
vêtir comme elles l’ont toujours fait, et comme leurs mères avant elles faisaient228. À cet
égard, pour les femmes d’origine quechua, l’abandon de la pollera et des tresses correspond
davantage à l’affirmation publique d’une position personnelle que le contraire, bien que ce
soit relativement commun. Il n’en reste pas moins que la femme qui choisit de ne pas
poursuivre la tradition vestimentaire des femmes de sa famille affiche continuellement sa
différence face à la génération qui la précède; son apparence devient le symbole d’une
227 Ces éléments sont la pollera (jupe ample) aux genoux, la coiffure en tresses de chaque côté, le chapeau de paille et
l’aguayo (châle) pour le transport des enfants et de la marchandise. 228 Toutes les participantes ont affirmé que leur propre mère portait la pollera, à l’exception d’Isabelia, dont la mère est
Trinitaire.
142
rupture avec le passé, d’un désir de changement. En ce sens, les femmes portent le
changement social de manière beaucoup plus visible que les hommes229.
Mes entretiens avec plusieurs femmes de Villa Tunari sur ce sujet m’ont amenée à
comprendre que c’est surtout le parcours de vie qui conduit certaines femmes à l’abandon
des habitudes vestimentaires de leur famille. Ce choix se fait généralement au début de
l’adolescence et sera ensuite maintenu tout au long de la vie, à moins que la femme change
d’environnement230. En effet, plusieurs informatrices m’ont signalé que lorsqu’une femme
abandonne la pollera, il est pratiquement impossible pour elle d’y revenir plus tard dans sa
vie. C’est ce qui pourrait expliquer que plusieurs femmes se sentent Quechuas alors
qu’elles n’en portent pas le costume. Par exemple Severina et Juana ont toutes deux opté
pour les vêtements occidentaux à la fin du primaire, au moment d’aller poursuivre leurs
études en ville. Aujourd’hui, leur habillement ne les empêche pas d’affirmer leur identité
quechua avec beaucoup de fierté. Elles m’ont toutes deux expliqué que leurs sœurs qui
n’ont pas étudié en ville portent aujourd’hui la pollera.
Afin de mieux comprendre la diversité ethnique locale, j’ai comparé les différents
marqueurs identitaires andins que j’ai observés chez les participantes avec la réponse
qu’elles ont donné lorsque questionnées au sujet leur identité ethnique231. Ces deux facteurs
se retrouvent dans le tableau suivant.
229Présentement, l’arrivée de vêtements usagés bon marché en provenance de l’Amérique du Nord encourage les
parents à vêtir leurs filles avec des vêtements non traditionnels dès l’enfance ce qui rend plus difficile pour les jeunes
filles d’opter pour la pollera au moment de l’adolescence. Préoccupés par cette situation, certains dirigeants du
Chapare encouragent maintenant les femmes et les jeunes filles de leur communauté au retour à la pollera. Dans ce
contexte nouveau, le choix de la pollera pourra devenir un geste politique pour les jeunes femmes (entrevue avec Antonia). 230 Lorsqu’elles saisissent une opportunité de travail à l’extérieur du pays, en Espagne ou en Argentine, les femmes
boliviennes abandonnent généralement les habits qui marquent l’identité andine. 231 J’ai demandé au participante comment elles s’identifiaient, ce à quoi la plupart on d’abord répondu par leur
département ou leur province d’origine (Cochabambina, Potosina, Beniana, Chaparena, etc.). Ensuite, je leur ai demandé si elles s’identifiaient à un groupe ou un peuple autochtone. C’est ce qui explique que certaines ont deux
identités affirmées.
143
Tableau 3 : Indicateurs de l’identité ethnique chez les participantes
Nom Marqueurs identitaires andins232 Identité principale affirmée
Au moins un accouchement à domicile
Antonia Pollera Quechua
Alicia Pollera Quechua
Isabelia Aucun Beniana
Catarina Pollera Quechua
Fatima Pollera Cochabambina
Elena Habillement intermédiaire Cochabambina
Margarita Habillement intermédiaire Boliviana
Accouchement à l’hôpital seulement
Sonia Pollera Chapareña
Ana Aucun Cochabambina
Severina Aucun Quechua
Filomena Pollera Potosina
Bartolina Aucun Boliviana et Quechua
Rita Pollera Cochabambina et Cholita*
Justina Pollera Quechua
Valentina Aucun Chapareña et Quechua
Fernanda Aucun Cochabambina
Juana Aucun Chapareña et Quechua * Terme populaire employé pour désigner celles qui portent la pollera et les tresses de chaque côté.
On comprend de ce portrait diversifié que les vêtements traditionnels ne sont pas forcément
utilisés comme des marqueurs identitaires par les femmes qui les portent. De l’extérieur, les
232 En Bolivie, les femmes quechuas portent une pollera aux genoux et parfois un chapeau de paille tandis que les
femmes aymaras portent une pollera qui va aux chevilles ainsi qu’un chapeau melon.
144
femmes qui portent ce que j’appelle ici des «marqueurs identitaires andins», dont la pollera
et la coiffure en tresses, sont généralement associées à une identité autochtone andine. Il est
donc étonnant de constater que les participantes qui affichent ces marqueurs identitaires
autochtones avec le plus d’éloquence ne sont pas nécessairement celles qui affirment
d’emblée leur origine autochtone. Par exemple, Filomena, Rita et Sonia portent les habits
traditionnels et parlent plus couramment le quechua que l’espagnol. Pourtant, elles ne
s’identifient pas comme Autochtones mais plutôt par leur région d’origine (Chapareña,
Cochabambina et Potosina). De plus, ces femmes ont affirmé qu’elles ne souhaitaient pas
que leurs filles portent la pollera et qu’elles ne voyaient pas du tout l’intérêt de leur
enseigner le quechua. À mon avis, cette situation témoigne de la vitalité des attitudes
discriminatoires à l’égard des femmes qui portent la pollera, attitudes que ces jeunes mères
veulent visiblement éviter à leurs filles. Enfin, l’entretien avec Filomena et Sonia a montré
qu’elles ignoraient la signification des termes «autochtones» et «premiers peuples»
(Indígena et pueblos originarios), termes pourtant très présents dans le discours du
mouvement autochtone local. Cet extrait de l’entrevue avec Sonia l’illustre bien :
- En plus d’être Chapareña, est-ce que tu t’identifies à une culture autochtone ou à un des premiers peuples de Bolivie?
- Non. - Même si tu portes la pollera et que tu parles surtout le quechua?
- Quechua… quel est le rapport? Les Autochtones parlent quechua? (…) Autochtone, moi je ne connais pas ça233 (Sonia).
D’autres participantes qui portent la pollera ont pour leur part spontanément affirmé leur
identité autochtone quechua; c’est le cas de Justina, Catarina, Alicia et Antonia. Ces
dernières sont toutes impliquées dans l’organisation syndicale des producteurs de coca.
D’ailleurs, c’est surtout à partir des revenus de la coca que ces femmes parviennent à faire
vivre leur famille. Enfin, d’autres participantes ne portent pas la pollera et la coiffure
traditionnelle, mais s’identifient tout de même comme Quechuas et en éprouvent même de
la fierté. C’est le cas de Bartolina, Severina, Valentina et Juana. Il s’agit également de
femmes qui ont été impliquées dans l’organisation syndicale locale à une période de leur
233 - Además de ser Chapareña, ¿Te identificas con alguna cultura indígena, con uno de los pueblos originarios de
Bolivia?
- No. - ¿Igual si estas de pollera? ¿Igual si hablas más quechua?
- Quechua… ¿cuál es? Indígenas hablan quechua? (…) Indígena, no conozco yo.
145
vie soit par l’entremise de leurs parents ou de leur mari, mais qui ne dépendent pas
exclusivement de la coca234. On en retient que le discours de revalorisation des identités
autochtones qui est véhiculé au sein des mouvements autochtones contemporains comme
celui des producteurs de coca influence concrètement la façon qu’ont les acteurs locaux de
percevoir leur propre identité. En ce sens, il semble que la participation au sein du
mouvement social des producteurs de coca par le biais de l’organisation syndicale renforce
le sentiment d’appartenance au groupe autochtone andin chez les paysans de la région du
Chapare qui sont originaire des Andes.
En ce qui concerne les participantes membres du personnel de santé, je dois d’abord
souligner qu’aucune ne porte la pollera. D’ailleurs, les femmes en pollera sont très rares
dans les universités du pays; on en parle comme des cas d’exception. De plus, aucune n’a
affirmé son identité autochtone d’entrée de jeu. La plupart d’entre elles ont été
embarrassées en début de rencontre lorsque je leur ai demandé la première langue qu’elles
ont apprise et le lieu de leur propre naissance. Généralement ce malaise s’est dissipé en
cours d’entrevue; elles m’ont progressivement révélé leurs origines de même que leur
rapport personnel avec le modèle traditionnel de la naissance. Lucia, Lidia et Susana ont
affirmé leur appartenance au groupe quechua tandis que Marta, Maria-Luz et Carolina ont
dit ne pas se sentir Quechua, mais ont tout de même reconnu l’identité quechua de leurs
parents et grands-parents. À ce propos, Marta a par exemple affirmé:
Mes parents sont de la campagne, mais moi eh bien j’ai été élevée dans un autre
environnement. En fait, moi je me sens comme si j’étais au milieu. Moi je n’appartiens ni ici, ni ici. (…) Je suis très reconnaissante envers mes parents, à
mon père et à ma mère, parce que grâce à eux, je suis une professionnelle. (…) Mais ça ne veut pas dire que je discrimine les gens de la campagne… moi aussi mes parents sont comme ça alors. Mais c’est vrai qu’il y en a qui … qui
détestent les gens comme ça235 (Marta).
234 Juana est avocate, Severina a travaillé comme enseignante et elle gère présentement un petit commerce de
restauration, Valentina a travaillé en Argentine comme ouvrière et Bartolina a travaillé comme domestique en Espagne
et elle tient présentement un petit kiosque de vêtements au marché. 235 Mis papas son del campo, pero yo ya me he sido criado en otro ambiente. O sea, Yo me siento como si estuviera al
medio. Yo no pertenezco ni aquí, ni aquí. (…)Yo agradezco mucho a mi p apa, porque gracias a mis papas, a mi padre y mi madre, soy profesional. (…) Pero eso no quiere decir que discrimino a la gente del campo (…) yo también mis
papas de mí son así entonces. Pero si hay personas que… odian a la gente así.
146
À partir de ses recherches au Bangladesh et au Cameroun, Bernard Hours explique qu’une
institution de santé est un espace où se côtoient, se confrontent et convergent des croyances
et des pratiques diverses et ce, en partie en raison de l’hétérogénéité (sociale, culturelle,
ethnique, professionnelle, sexuelle, etc.) du personnel de santé (Hours, 1990). Parmi le
personnel médical, j’ai remarqué que celles qui avaient des origines rurales avaient souvent
plus de facilité à comprendre et respecter les besoins de la population locale car elles
connaissent intimement la réalité de la vie rurale de même que les contraintes matérielles
qu’on y rencontre. Par exemple, Lucia et Lidia ont avoué que dans leur famille, la
confiance envers la médecine moderne est limitée : « Encore aujourd’hui ma mère n’aime
pas aller à l’hôpital236» (Lidia); «Nous, à la maison, on prend presque toujours des
infusions de plante pour se soigner (…) c’est comme ça qu’on m’a enseigné chez moi237»
(Lucia). À ce niveau, les entrevues avec le personnel de santé ont permis d’atténuer la
barrière ethnique imaginaire qui semble exister entre le personnel de santé et le reste de la
population locale.
Ces données montrent que dans le contexte local, on est clairement face à une dynamique
ethnique très complexe où les acteurs se retrouvent à négocier leur identité. Cette
négociation peut se faire à la faveur ou en dépit des frontières qui sont socialement
construites entre les groupes ethniques. Voyons maintenant comment cette dynamique
s’articule avec les expériences d’accouchement, au niveau des rapports entre le personnel
de santé et les femmes autochtones.
4.2.2 L’ACCOUCHEMENT, UNE FENÊTRE SUR LES RAPPORTS ETHNIQUES
4.2.2.1 Identité ethnique et choix en matière d’accouchement
Parmi les participantes à cette recherche qui portent la pollera, certaines ont accouché à
domicile (Catarina, Antonia, Alicia, Fatima) et d’autres en institution (Karina, Filomena,
Justina, Rita). On retrouve aussi les deux cas parmi celles qui ne portent pas de pollera;
même chose pour celles qui s’identifient comme Quechuas. Aucune généralisation ne peut
donc être formulée quant à la relation entre les marqueurs identitaires visibles, l’affirmation
ou non d’une identité autochtone et les choix des participantes en matière d’accouchement.
236 «No le gusta ir a mi mama hasta ahorita al hospital». 237 «En la casa nosotros, casi siempre tomamos mates (…) así me han enseñado en mi casa».
147
Toutefois, en dépit de l’absence de corrélation directe entre les marqueurs identitaires et le
choix du lieu d’accouchement, certaines relations méritent d’être soulignées. Tout d’abord,
On remarque que celles qui ne portent pas la pollera accouchent plus souvent à l’hôpital;
parmi les participantes qui ne portent pas la pollera, dix ont accouché exclusivement à
l’hôpital contre seulement deux à domicile. Cette première relation suggère que les femmes
qui ne portent pas la pollera sont plus enclines à considérer l’accouchement hospitalier et
qu’elles ont moins tendance à considérer l’accouchement domiciliaire comme une
possibilité réelle, en comparaison avec celles qui portent la pollera.
Parmi les sept participantes qui ont accouché à domicile, quatre portent les vêtements
traditionnels andins; ces quatre femmes ont clairement affirmé leur identité quechua en
entrevue. Au contraire, des quatre femmes qui portent les vêtements traditionnels et qui ont
accouché à l’hôpital, une seule a clairement affirmé son identité quechua, il s’agit de
Justina, qui est dirigeante syndicale. Enfin, les quatre participantes qui ont clairement
affirmé leur identité quechua mais qui ne portent pas la pollera (Juana, Severina, Bartolina
et Valentina) ont toutes accouché à l’hôpital. Ces relations sont pertinentes à mon avis. En
effet, les données suggèrent que ce sont les femmes qui portent la pollera et qui de plus
affichent une certaine fierté par rapport à leur identité quechua qui ont plus tendance à
accoucher à domicile dans la région.
Considérant ce qui a été souligné ici, on peut se demander, d’une part, pourquoi l’hôpital
est moins attrayant comme lieu d’accouchement pour les femmes en pollera que pour les
autres et , d’autre part, en quoi la fierté autochtone peut-elle contribuer au choix d’un
accouchement à domicile. C’est au niveau de la dynamique ethnique entre le personnel de
santé et les mères de Villa Tunari que j’ai trouvé l’ébauche d’une réponse à ces questions.
4.2.2.2 Influence de la position dominante du modèle biomédical sur les rapports
ethniques
Tel que mentionné au chapitre 1, les pratiques qui encadrent l’accouchement dans une
société servent généralement à maintenir le statu quo (Jordan, 1980). Cela est possible
notamment en favorisant l’alignement du système de croyances des individus avec celui de
la société dominante (Davis-Floyd, 1997). De manière plus particulière, on a vu qu’en lui
laissant croire que son corps est défectueux et qu’elle a besoin de la technologie et du
148
médecin pour mettre au monde ses enfants, les pratiques biomédicales fragilisent la
confiance de la femme en sa capacité d’accoucher. Or, lorsque la capacité de la femme à
mettre au monde ses enfants par elle-même est questionnée, c’est par le statut de
subordonnée de la femme qui se retrouve renforcé (Davis-Floyd, 1997).
Dans le cas étudié, on a vu que les interventions invasives comme le rasage du pubis, le
lavement intestinal, l’épisiotomie systématique et les poussées externes sur le fond utérin
sont fréquentes lors des accouchements institutionnalisés et ce, malgré les prescriptions
contraires par les instances internationales en santé (OMS, 1997). Les données recueillies
sur le terrain suggèrent que par le maintien de ces pratiques désuettes, le modèle biomédical
local renforce l’infériorisation du modèle traditionnel de la naissance ainsi que des femmes
autochtones qui le mettent en pratique. À cet égard, j’estime que le discours véhiculé à
travers le modèle biomédical de la naissance à Villa Tunari est révélateur à différents
niveaux de la persistance d’idéologies racistes dans la société étudiée. Plusieurs données
appuient cet argument.
Tout d’abord, j’ai constaté que la possibilité d’un accouchement physiologique (sans
intervention) était totalement méconnu des infirmières et même des résidents en médecine
en stage à l’hôpital de Villa Tunari238. De même, j’ai constaté que les processus
biochimiques qui sont à l’œuvre durant l’accouchement et qui peuvent faciliter ou
compliquer le travail selon le cas leur sont inconnus. Comme ils ne voient presque jamais
d’accouchement physiologiques et qu’ils ignorent l’impact négatif que peuvent avoir
certaines pratiques biomédicales sur le processus même de l’accouchement, on peut
imaginer que les membres du personnel hospitalier en viennent à croire que la naissance est
toujours une source de grande souffrance et que le processus a souvent, voire même
toujours besoin d’intervention. Cette vision de la naissance influence forcément leur façon
de traiter et d’accompagner les femmes qui accouchent sous leurs soins. L’exemple de
Marta (médecin de Chipiriri) qui a choisi de donner naissance à son fils en planifiant à
l’avance une césarienne par peur de vivre un accouchement illustre avec éloquence à quel
238 Entretiens personnels avec le personnel de l’hôpital, avril 2009.
149
point le modèle biomédical local influence négativement la vision qu’ont les membres du
personnel de santé de la naissance.
En fait, dans les institutions de santé de Villa Tunari, on fait la promotion d’une vision de la
naissance qui est en opposition radicale avec la vision de la naissance proposée à l’intérieur
du modèle traditionnel local où, comme on l’a vu, les discours et pratiques visent à assurer
qu’on interfère au minimum avec le processus naturel de la naissance. lors d’un
accouchement à domicile, toutes les actions visent à donner à la femme davantage
confiance en sa capacité d’accoucher par elle-même.
D’autres croyances qui sont véhiculées parmi le personnel de santé au sujet de la naissance
viennent renforcer l’idée qu’il est préférable d’intervenir lors de l’accouchement. Par
exemple plusieurs médecins ont suggéré que l’enfant qui naît par voie vaginale souffre : «
C’est sûr que durant l’accouchement, c’est le bébé qui souffre le plus, avec toute la douleur.
Tandis qu’avec la césarienne, ils ne souffrent pas, les bébés239 » (Marta). Plusieurs croient
également que certaines femmes boliviennes ne devraient pas donner naissance
naturellement en raison d’une malformation nommée «pelvis étroit» ou «pelvis androgyne»
(pelvis estrecha, pelvis androgena)240. Un médecin en poste à Villa Tunari m’a expliqué
que cette situation pourrait expliquer les cas de mortalité infantile parmi les enfants nés à
domicile. Ce médecin semblait convaincu de l’objectivité de son point de vue sur cette
question. Or, il n’existe aucune référence dans la littérature scientifique à ce sujet241. Ce
genre de croyances accentue la perception du risque qui est associé à l’accouchement à
domicile.
On peut dire que le discours relatif au modèle biomédical local encourage les membres du
personnel médical à déprécier et à craindre l’accouchement domiciliaire. Or, dans le
contexte local, c’est par le fait même le modèle traditionnel de la naissance qu’on rejette et
les femmes autochtones qui le pratiquent qu’on condamne. On a vu qu’au Chapare, de
239 «Claro que en el parto el bebe es el que se va sufriendo, con todo el dolor todo. Y en la cesaría ellos, no sufren ¿no?
Los bebes» 240 Entretien personnel avec une médecin à l’hôpital de Villa Tunari (avril 2009). 241 Un bref coup d’œil aux conditions de vie des habitants de la région permet de soupçonner bien d’autres facteurs en cause pour expliquer la mortalité infantile dont l’absence d’eau potable, la précarité des demeures, la mauvaise qualité
de l’alimentation, les piqûres d’insectes, etc.
150
nombreuses femmes autochtones préfèrent accoucher à domicile. Cette situation provoque
de vives désapprobations de la part du personnel de santé.
Ça me dérange. Ce qui me dérange c’est le fait de les avoir contrôlées, qu’elles
aient eu disons toute la feuille de suivi prénatal complète, et ensuite qu’elles ne soient pas venues accoucher ici. (…) aux femmes à qui j’ai demandé où avaient-elles mis au monde leur bébé, elles me disent, avec un peu de peur, à
la maison (…) Elles savent pourtant que ça me fâche242 (Marta).
En fait, les données montrent que le modèle traditionnel de la naissance n’est aucunement
valorisé par les professionnels de la santé. Par exemple, une médecin interrogée a
simplement commenté au sujet des accouchements à domicile : « Ça doit être horrible je
vous dis!243». Un autre médecin rencontré à Villa 14 de Septiembre a déclaré lors de notre
entretien que si femmes qui ne sont pas à l’aise avec la position gynécologique ne savent
pas vraiment comment il faut faire pour mettre au monde leurs enfants, niant ainsi
complètement la valeur des expériences et des savoirs relatifs à l’accouchement
domiciliaire244.
D’ailleurs, il semble que les valeurs de respect de la diversité culturelle et de
reconnaissance des pratiques traditionnelles telles qu’elles sont véhiculées et promues par
le Ministère de la santé se retrouvent déformées par le rapport de forces asymétriques entre
les modèles locaux de la naissance. À titre d’illustration, Marta a affirmé au sujet des
femmes qui préfèrent accoucher verticalement et conserver leur placenta :
Nous devrions tous nous adapter, et je m’inclus aussi, mais ça ne sera pas comme ça tout le temps, ce n’est pas pour toute la vie. Moi je crois que ça (le
maintien des pratiques traditionnelles) durera encore longtemps, car l’éducation est encore, elle est très basse. Alors ils vont continuer avec ça, n’est-ce pas? Et
tout ce qu’il nous reste à faire c’est de les comprendre, et de les respecter245(Marta).
242 Me molesta. Me molesta el hecho de que les haya controlado tanto. Que hayan tenido digamos toda la hoja de la
historia, toda completa, y que no haya venido a tener a su hijo aquí (…) a las mujeres que yo les pregunté donde habían
tenido su bebe, entonces me dicen, con un poco de miedo también ¿no?, en mi casa. (…) Ellas también saben que me
he enojado. 243 « Debe ser horrible eso digo yo».
244 «Por ejemplo hay señoras que, que no saben lo que es, digamos, atención en parto. Ellas no saben traer al mundo».
245 «Deberíamos de adaptarnos, me incluyo también. Pero no va a ser eso todo el tiempo, no va a ser toda la vida. Yo creo que va a dar para largo todavía…porque la educación es todavía, es muy baja. Entonces van a seguir con esto no?
Y lo único que queda es entenderles no más, y respetar».
151
Le modèle traditionnel est donc perçu non seulement comme un modèle inférieur mais
aussi comme une étape de développement moindre. C’est pourquoi on juge que les mesures
visant une adaptation culturelle des soins périnatals ne sont pertinentes que de façon
transitoire, en attendant que les femmes soient prêtes à accoucher dans le cadre du modèle
biomédical, qui est supérieur et donc préférable. Indirectement, il semble que le message
qui est véhiculé à travers un tel discours est que l’identité indienne correspond à un manque
de développement et d’éducation et donc qu’elle est inférieure.
L’efficacité de l’association symbolique qui est ainsi créée entre l’infériorité des pratiques
traditionnelles et l’infériorité de celles qui les mettent en pratique peut être démontrée par
différentes données. Par exemple, lorsque je leur ai demandé pourquoi à leur avis certaines
femmes choisissent d’accoucher à domicile, les participantes membres du personnel de
santé ont répondu :
Certaines femmes sont bien fermées, elles vont accoucher à la maison peu
importe ce qui arrive (…) elles ont pas mal de croyances et parfois on ne peut pas briser cette culture qu’elles ont246 (Lidia);
C’est la culture. Ce sont leurs coutumes, à ces femmes. (…) Elles sont plus comme ça, plus introverties247 (Carolina);
Moi je crois que c’est surtout à cause de leur culture, non? Comme ce sont aussi des gens qui ont peu d’éducation…248 (Marta).
Ainsi, on peut dire que la position dominante du modèle biomédical de la naissance
accentue les préjugés racistes à l’égard des Autochtones. Cette situation a forcément un
impact sur la relation entre le personnel de santé et les patientes autochtones. À cet effet,
quelques participantes ont suggéré en entrevue que les femmes qui portent les marqueurs
visibles de l’identité andine reçoivent un traitement différent de la part du personnel de
santé lorsqu’elles se présentent pour une consultation ou pour accoucher. En parlant des
femmes qui portent la pollera, Severina a dit : «Ils les traitent mal249, avec un air ennuyé,
246 « Hay algunas que son bien cerradas y si o si, van a tener en sus casas. (…)Tienen bastantes creencias y a veces no
se las puede romper esta cultura que tienen» 247 «Es cultura. Son costumbres de ellas. (…) Son más este, mas introvertidas». 248 «Yo creo que es este más, su misma cultura ¿no? Como es gente también con poca educación…». 249 «Se les atienden de mala manera, aburridos, como si hubieran estudiado solo para ganar plata y no porque les gusta
realmente».
152
comme s’ils étaient là seulement pour l’argent et non pas parce que ça leur plait vraiment».
Margarita, qui jouit tout comme Severina d’une situation économique légèrement
supérieure à la moyenne locale, a pour sa part déclaré:
Ils (le personnel de l’hôpital) te regardent le visage. Par exemple, à ceux qui travaillent dans les champs (elle frotte sa joue pour montrer la coloration plus
foncée), ils les traitent mal, je l’ai vu. Moi, par exemple, comme je vis ici au village, et bien ils voient que je peux me faire respecter, n’est-ce pas? Je ne les laisserai pas me piétiner ou m’écraser. Mais les gens de la campagne, ils les
traitent mal. Ils sont méchants250 (Margarita).
Mes observations en salle de consultation m’ont permis de constater par moi-même que les
droits des patientes sont souvent bafoués (droit à la confidentialité, droit à des explications
claires dans une langue qu’elles comprennent, droit au respect de leurs préférences
culturelles, etc.). Pourtant, toutes les infirmières et médecins que j’ai interviewées ont fait
preuve d’intentions sincères d’aider la population locale. De plus, la plupart d’entre elles
ont un rapport personnel très étroit avec le monde autochtone ce qui facilite leur empathie
face aux patientes autochtones. Une infirmière à l’hôpital de Villa Tunari se rappelle par
exemple des commentaires de sa propre mère sur ses expériences d’accouchement
hospitalier: «Ma mère dit que quand elle est allée à l’hôpital, elle ne criait pas du tout car
elle avait peur des infirmières251» (Maria Luz). D’autres membres du personnel de santé
interrogées ont aussi confirmé qu’elles sont sensibles à l’inconfort des patientes
autochtones face aux procédures médicales.
Quand on y pense un tout petit peu… moi je me mets à leur place et je me dis
qu’elles doivent penser comme ça, que ça doit leur faire peur. Pour moi par exemple qui travaille ici et qui connait tout cela, ça me parait normal, mais pour
une femme qui arrive de la campagne…252 (Marta).
Cependant, les participantes membres du personnel de santé ont avoué se sentir
impuissantes ou limitées à aider les patientes autochtones pour différentes raisons. Tout
d’abord, il semble que la charge de travail est tellement lourde qu’il est difficile de prendre
250Te miran tu cara, ¿no? Por ejemplo a los de los chacos, los tratan mal, yo he visto. A mí p or ejemplo que aquí vivo,
ya me ven que yo me puedo hacer respetar ¿no? No me puedo dejar que me este pisoteándome, haciéndome debajo. Pero a la gente de los chacos los tratan mal. Malos son. 251 «Mi mama dice que cuando ha ido al hospital, no gritaba nada por temor a las enfermeras».
252 «Uno se pone a pensar un poquito…yo, me pongo un poco en el lugar de ellas ¿no? y digo si deben pensar eso de
que, les debe dar miedo. Yo por ejemplo que estoy aquí que conozco todo esto a mi me parece algo normal. Pero, una
que venga del campo…».
153
le temps d’informer et de rassurer les patientes de manière adéquate. Les infirmières m’ont
également expliqué qu’elles se contentent de suivre les ordres même lorsqu’elles ne sont
pas d’accord car elles ne sont pas en position d’autorité253. Enfin, plusieurs ont confirmé ne
pas être suffisamment outillées au niveau des connaissances et des techniques pour
encadrer un accouchement non conventionnel de manière entièrement sécuritaire, c’est
pourquoi on s’y astreint que lorsque la patiente l’exige. À ce propos, Marta a critiqué la
formation des médecins:
Ce que les professeurs à l’université nous enseignent c’est surtout ça
[l’accouchement en position gynécologique avec interventions]. Ce sont des professeurs qui sont toujours en ville. Ils ne voient pas les nécessités qu’on rencontre en zone rurale. Alors parfois, ils vont jusqu’à faire croire ça aux
étudiants, ils laissent croire que ce sont des Indiens, des paysans, des cochons qui puent etc.254 (Marta).
La dernière citation montre avec une éloquence déconcertante à quel point la définition du
modèle biomédical de la naissance en Bolivie est étroitement lié au maintien des idéologies
racistes à l’égard de la population autochtone. D’ailleurs, c’est peut-être parce que les
politiques d’interculturalisation des soins périnatals sous-entendent une révision du rapport
de domination des médecins blancs des villes par rapport aux Indiens des campagnes que la
formation universitaire tarde autant à s’adapter en fonction des directives nationales.
Comme l’ont signalé plusieurs auteurs, il semble en effet que la formation des médecins
boliviens soit un obstacle à la mise en place des politiques d’«interculturalisation» des soins
de santé en périnatalité (Arnold, 1995; Rance, 1999).
À cet égard, je suggère que les termes à connotation négative qui ont été soulevés dans le
discours du personnel de santé à propos des femmes qui accouchent à domicile font partie
de l’ensemble des croyances aliénantes qui font passer les caractéristiques du groupe
ethnique quechua (pauvreté, accès limité à l’éducation, mode de vie plus axé sur la
proximité et l’interdépendance, etc.) pour des différences naturelles et inévitables. Un tel
discours contribue à enfermer l’identité indienne dans une image négative par un jeu
253 À ce propos, l’étude de l’équipe de Ineke Dibbits dans l’altiplano suggère que la verticalité du rapport entre les
enseignants et les étudiants conduit à une soumission presque aveugle du personnel de santé aux directives de leurs
supérieurs une fois sur le marché du travail (2002). 254 «Es que más lo que ensenan por decir los docentes en la universidad, es eso ¿no? Son docentes que están siempre en la ciudad. No ven las necesidades que hay en el área rural. Entonces, a veces, al los mismos alumnos, les creen eso
¿no? Eso de que Ai eso es un indio, un campesino, cochino, hediondo y tal.».
154
d’association et de fausses perceptions. Ainsi, à travers le traitement de la naissance à Villa
Tunari, on continue à associer le fait d’être Blanc à ce qui est la norme, puis on justifie la
subordination des Indiens par leur refus ou leur incapacité à entrer dans cette norme. Cette
situation donne lieu à une forme d’exclusion qui correspond clairement à du racisme même
si le terme « race » est absent du discours, ce que De la Cadena nomme le racisme
silencieux (2000).
En somme, les données montrent que le discours qui supporte le modèle biomédical local
de la naissance est bel et bien teinté des idéologies racistes qui perdurent dans la société
bolivienne, bien que celles-ci soient camouflées par le langage apparemment neutre et
« politiquement correct » de la science, de l’éducation et de la culture. La position
dominante du modèle biomédical de la naissance à Villa Tunari participe donc à reproduire
les idéologies racistes à l’échelle locale, et donc à accentuer l’image négative de l’identité
indienne. Ces disocurs racistes ont forcément un impact sur les relations concrètes entre le
personnel de santé et les patientes autochtones au moment de leur accouchement.
4.2.2.3 La dynamique ethnique dans la salle d’accouchement
On a vu que les femmes de Villa Tunari ne font pas pression pour que des pratiques
traditionnelles soient incorporées en milieu hospitalier et ce, même lorsqu’elles sont
insatisfaites des soins qu’elles reçoivent. À ce propos, les données suggèrent que pour les
femmes autochtones peu familières avec le milieu médical, la peur peut être un élément très
déterminant quant à leur docilité et à leur silence au moment d’accoucher dans une
institution de santé. À ce sujet, une infirmière de Villa Tunari a commenté :
Certaines femmes sont tranquilles, elles ne crient pas du tout. D’après mes
conversations avec les femmes, c’est surtout à cause de la peur qu’elles ne crient pas. Elles disent des choses du genre «elles vont se fâcher» ou «J’ai peur que les docteures me chicanent» (Lidia).
Certaines femmes ont avoué en entrevue être en faveur d’une harmonisation des pratiques
biomédicales avec le modèle traditionnel local. Toutefois, ce n’est pas la majorité des
participantes qui se sont prononcées en ce sens, et celles qui l’ont fait n’ont pas critiqué
ouvertement les pratiques biomédicales lors de leur propre accouchement. Cet extrait de
l’entrevue avec Fernanda illustre bien la position de ces femmes.
155
Moi j’aimerais que le personnel s’assure du confort de chaque femme. Si nous nous sentons confortables sur le plancher, que ce soit sur le plancher! Mais ce
serait très impossible.. parce que les docteurs ne voudront jamais nous assister sur le plancher (rires)255(Fernanda).
De même, certaines des infirmières interviewées ont manifesté leur curiosité au sujet des
avantages d’un accouchement alternatif. Par exemple, Lidia et Maria Luz se sont montrées
intéressées à obtenir des informations et de la formation au sujet des pratiques
traditionnelles et de l’accouchement physiologique. Toutefois, lorsque je leur ai demandé si
elles aimeraient essayer la salle interculturelle lors de leurs propres accouchements, un rire
nerveux est venu exprimer leur embarras. Il leur a semblé impossible d’imaginer ce genre
de scénario; elles respectent ce choix de la part des femmes en pollera, mais elles refusent
d’y réfléchir pour elles-mêmes. Pour sa part, Lucia a avoué qu’elle aurait aimé tenter
d’accoucher autrement que dans la position gynécologique, mais elle n’a pas osé le
demander pour deux raisons: « d’abord par peur du personnel, et aussi parce que… s’il
avait fallu que le bébé tombe…256 » (Lucia).
Pour sa part, Juana m’a expliqué qu’elle avait caché au médecin le fait qu’elle a consommé
une infusion traditionnelle avant son accouchement. Pourquoi? «Parce que le médecin peut
te faire des reproches. Il peut dire comment est-il possible que tu prennes quelque chose
que je ne t’ai pas donné?» (Juana). On a vu qu’au Chapare, les organisations syndicales
font la promotion d’un discours de revalorisation de l’identité autochtone. Or, la persistance
des idéologies racistes encourage un discours contradictoire à propos des identités
autochtones. Cette dualité est vécue au niveau des relation entre les acteurs sociaux, par le
biais d’attitudes discriminatoires, mais aussi de manière interne, par le biais de sentiment
contradictoires des individus par rapport à leur identité autochtone. En témoignant de son
experience d’accouchement, Juana, qui est très fière de ses origins quechuas, a
soudainement pris conscience de sa propre ambiguité au sujet de son identité autochtone.
Elle a alors ajouté : «Mais nous ne devrions pas avoir honte de lui dire (au médecin), n’est-
ce pas?» (Juana).
255 « A mi me gustaría que vean la comodidad de cada mujer. Si nos sentimos cómodas en el piso, en el piso… Pero
sería muy imposible porque los doctores no nos quisieran atender en el piso (rire)».
256 « …uno por miedo también al personal y otro también porque … por allí se me cae la wawa…»
156
Si cette femme qui est avocate et militante au sein des organisations autochtones locales n’a
pas osé prendre ouvertement position en faveur de pratiques traditionnelles qu’elle juge
adéquates, on peut en déduire que la majorité des femmes qui accouchent à l’hôpital se
soumettent aux pratiques biomédicales sans intervenir, même lorsqu’elles aimeraient le
faire. La supériorité du modèle biomédical de la naissance sur le modèle traditionnel fait
donc écho à une dimension très intime, très personnelle de la vie des femmes autochtones
migrantes: le statut inférieur de l’identité autochtone. Lors de leurs accouchements,
plusieurs femmes préfèrent nier cette dimension de leur identité plutôt que d’avoir à
endosser les impact de la discriminations raciale qui survient dans les institutions de santé.
On a vu au chapitre 2 que dans le contexte local, la résistance autochtone prend une place
importante dans la vie politique. On peut donc s’attendre à une résistance des femmes
autochtones du Chapare face au statut inférieur qu’on leur attribut lors de leurs visites dans
les institutions de santé. En l’absence d’une résistance organisée, le prochain chapitre se
concentre sur les formes et expressions subtiles que peut prendre la résitance des femmes
autochtones migrantes du Chapare face à la place de subordonnée qui leur réservée à ce
moment crucial et profondément intime qu’est celui de mettre au monde leurs enfants.
4.3 RÉSISTANCE DES FEMMES AUTOCHTONES MIGRANTES DE VILLA TUNARI
On a pu constater que le rapport de force inégale entre les modèles de la naissance qui sont
en contact au Chapare renforce la hiérarchisation des rapports ethniques entre les femmes
autochtones migrantes qui accouchent et le personnel de santé non autochtone qui prend en
charge leurs accouchements en milieu hospitalier. Jusqu’à ce jour, cette situation n’a pas
suscité une résistance formellement organisée de la part de la population locale. Si, comme
l’a suggéré Gramsci, le consentement des subordonnés cohabite toujours avec certaines
formes de résistance qui minent le projet hégémonique du groupe dominant (Mittleman et
Chin, 2005), et bien c’est certainement au niveau infrapolitique qu’il faut s’attarder ici afin
de déceler la résistance des femmes de Villa Tunari face au modèle biomédical local de la
naissance. À cet égard, j’estime que la naissance telle qu’elle est vécue, comprise et
interprétée par les femmes autochtones que j’ai rencontrées au Chapare est un univers riche
157
de sens qui permet de faire de nombreux parallèles avec les différentes approches
théoriques du concept de résistance qui ont été soulevées au chapitre 1257.
Dans le cas étudié, nous verrons comment cette dynamique se dessine à la fois au niveau
des pratiques, soit à travers les actions concrètes qui sont posées pour minimiser la
supériorité des non Autochtones au moment de la naissance, et au niveau des discours, par
le biais d’une lutte symbolique aux idéologies racistes.
4.3.1 L’ACCOUCHEMENT À DOMICILE, UN ACTE DE RÉSISTANCE?
Puisque que le modèle biomédical de la naissance tel qu’il existe à Villa Tunari participe à
renforcer la position de subalternes des femmes autochtones, j’estime que les actes
d’opposition ou de rejet des pratiques biomédicales par ces femmes peuvent être traduites
comme étant des actes de résistance face à cette dynamique dont elles sont victimes. En
effet, je soutien que dans le cas étudié, le choix d’un accouchement domiciliaire peut être
interprété comme une forme de résistance de tous les jours (Scott, 1990), comme une façon
de contester, de manière contournée, le pouvoir des non Autochtones ainsi que la
domination du modèle biomédicale de la naissance.
On a vu que les femmes autochtones ont exprimé leur réticence face à l’accouchement
hospitalier en évoquant le sentiment de la peur; elles ont peur d’être mal traitées, peur de se
faire réprimander ou encore peur qu’on leur impose certaines interventions. Le sentiment
de peur illustre à quel point les femmes autochtones se sentent vulnérables et impuissantes
face au personnel de santé qui se trouve en position de pouvoir par rapport à elles. Dans
pareil contexte de domination, l’accouchement domiciliaire peut à mon avis être compris
comme une stratégie de résistance face à aux pratiques médicales qui sont jugés
inadéquates. Pour les femmes concernées, cette forme de résistance informelle et anonyme
apparait sans doute mieux adaptée à leur situation que la résistance directe; ne s’exposant
tout simplement pas à un rapport direct avec le médecin non autochtone qu’elles craignent,
elles s’extraient à une situation de discrimination et de préjudice qu’elles n’ont pas la force
de contester ouvertement, surtout au moment de leur accouchement.
257 Voir la section 1.1.3.1. pour le détails des approches théoriques de la résistance dont il est ici question.
158
Bine entendu, cette forme de résistance silencieuse et individuelle des femmes autochtones
de Bolivie n’a rien de spectaculaire; elles se contentent de rester chez elles au moment de
donner naissance à leurs enfants. Or, comme on l’a vu au chapitre 2, lorsqu’on comptabilise
tous ces actes individuels, les résultats commence à peser lourd sur les objectifs nationaux
en terme de couverture des services périnataux. En fait, cette forme de résistance de tous les
jours s’avère très significative dans les statistiques nationales étant donnée le nombre
impressionnant de femmes autochtones qui la déploient. D’ailleurs, la situation a déjà alerté
les autorités gouvernementales, mais les efforts qu’ils ont déployés pour y remédier ont
jusqu’à maintenant été vains.
Du côté des femmes autochtones qui accouchent en milieu hospitalier, les données
permettent aussi de faire ressortir certains actes de résistance de leur part. Les exemples
évoqués par le personnel concernant quelques patientes qui ont catégoriquement refusé de
monter sur la table gynécologique pour accoucher en font partie de même que les cas des
trois participantes qui ont refusé qu’on leur pratique une césarienne d’urgence. Ces actions
de refus sont certes moins discrètes, mais tout de même informelles et individuelles. Elles
peuvent donc être associées à des formes de résistance qui agissent au niveau infrapolitique.
Dans tous ces cas, on peut déduire que les femmes ont considéré le fait de se soumettre aux
pratiques en question encore plus dangereux que le fait de contester ouvertement les
recommandations du médecin.
Cette tendance des femmes autochtones à rejeter le modèle biomédical de la naissance ou
certains aspects de ce modèle révèle peut-être une volonté généralisée de ne pas se
soumettre à la domination culturelle des Blancs. Le phénomène pourrait donc être associé
au concept de culture de résistance (Beaucage, 1987); en effet, en reproduisant le modèle
traditionnel de la naissance, les femmes qui accouchent à domicile maintiennent une
certaine indépendance par rapport aux non Autochtones, en plus de limiter «the penetration
of western capitalist ideology in social relations » (Miles et Leatherman, 2003 : 10).
4.3.2 LE DISCOURS CACHÉ ENTRE LES LIGNES D’UNE SOUMISSION APPARENTE
À partir des propos tenus en entrevues pas les participantes membres du personnel de santé,
on a vu qu’il suffisait de creuser un peu pour découvrir, sous le discours public du respect
de la diversité culturelle, des idéologies racistes encore solidement ancrées. Un peu de la
159
même façon, les données permettent de déceler les indices de l’existence d’une
«transcription cachée» (Scott, 1990) qui encourage une attitude de résistance des femmes
autochtones face aux pratiques biomédicales qui encadrent la naissance, le tout étant
camouflé entre les lignes du discours d’acceptation et de satisfaction des participantes
mères par rapport à ce modèle.
Par exemple, j’ai pu constater à de nombreuses reprises que les mauvaises expériences
d’accouchement en milieu hospitalier prennent rapidement la forme de rumeurs parmi la
population féminine à Villa Tunari. Les conséquences négatives de certaines interventions
comme la césarienne ou le traitement du placenta sont également gonflées jusqu’à prendre
la forme de rumeurs alarmantes ou d’explications mythiques. L’exemple de Catarina qui
craint d’avoir un cancer depuis que le médecin s’est débarrassé de son placenta illustre bien
cet argument. D’ailleurs, le témoignage de Catarina m’a permis d’accéder à certains
fragments du discours que tiennent les femmes autochtones de la région dans la sphère
privée, donc en coulisse de ce qu’elles affirment normalement en présence de non
Autochtones (comme moi). Suite à une première expérience d’accouchement
institutionnalisé lors la naissance de son cinquième enfant, Catarina a spontané déclaré que
la prochaine fois, elle accoucherait à la maison, car elle avait peur (Tengo miedo). Lorsque
je lui ai demandé des explications à ce sujet, elle a spontanément répondu: «C’est que je ne
peux pas accoucher comme ça (mouvement rapide des mains à l’horizontal)». Elle s’est
ensuite empressée d’ajouter: «Et puis… ah c’est trop loin! (…) Là où je vis, il n’y a pas de
taxi. Il faut venir de loin. C’est trop loin. Je ne peux pas me rendre, voyons258» (Catarina).
La distance est effectivement très grande entre la communauté de Catarina et le poste de
santé le plus proche. Pourtant, lors de son dernier accouchement, alors qu’elle craignait
d’accoucher seule sans l’aide ni de son mari ni de son fils ainé, elle a franchi cette distance
en plein travail d’accouchement et, de surcroit, avec son autre bébé sur le dos. À mon avis,
cet exemple montre que, la plupart du temps, la difficulté d’accès n’est pas un motif
suffisant pour empêcher les femmes du Chapare de se rendre dans une institution de santé
pour accoucher si elles le souhaitent vraiment. D’ailleurs, certaines femmes prennent la
258 «No puedo tener así pues… Aaaaii… !Lejos es!(…) Adonde estoy no hay pues taxi. Lejos tengo que venir. Lejos,
no puede venir pues, ya no».
160
route pour aller accoucher à domicile en campagne alors qu’elles habitent tout près de
l’hôpital. À ce propos, rappelons qu’Isabelia et Fatima ont fait le voyage jusqu’à leur
communauté d’origine (dans les deux cas à plus de 6 heures de route) pour aller accoucher
à domicile auprès de leur mère alors qu’elles habitaient au village même de Villa Tunari
tout au long de leur grossesse.
À mon avis, ces données prouvent que le choix d’un accouchement domiciliaire se fait
certes dans des conditions difficiles (et difficilement imaginables pour bien des non
Autochtones), mais qu’il s’agit tout de même d’un choix et non pas d’une situation à
laquelle le contexte les oblige. Pourtant, face aux non Autochtones, les femmes laissent
croire qu’elles iraient volontiers accoucher à l’hôpital si les contraintes monétaire et
géographique ne les en empêchaient pas. À ce niveau, je crois que le discours de ces
dernières montre qu’elles choisissent simplement de ne pas contester publiquement la
supériorité du modèle biomédical de la naissance, et par extension du savoir des non
Autochtones sur le savoir des Autochtones. Or, sans contester les pratiques biomédicales de
manière directe et officielle, plusieurs femmes font le choix de s’en extraire en accouchant
chez elles. Entre elles, elles justifient sans doute ce genre de décision par un discours qui
vise à contrecarrer les idéologies racistes auxquelles elles refusent d’adhérer au plus
profond d’elles-mêmes.
Synthèse
À la lumière de ces données, je suggère que les femmes autochtones de Villa Tunari
entretiennent, dans la sphère privée, un discours de résistance face au modèle biomédical et
face à la discrimination raciale qu’elles subissent dans les institutions de santé. Ce discours
vient certainement justifier certains actes de résistance de leur part au niveau infrapolitique,
dont le choix d’un accouchement domiciliaire. Or, dans la sphère publique, ces mêmes
femmes se contentent de se taire ou de dire ce qu’elles croient que leurs interlocuteurs
souhaitent entendre; elles n’affirment pas publiquement leur position résistante. Cette
situation illustre à quel point l’indianité peut être lourde à assumer dans la sphère publique,
surtout dans un moment de grande vulnérabilité comme l’accouchement. De plus, il semble
que le discours local de revalorisation de l’identité autochtone ne permet pas le passage
vers une résistance plus organisée dans ce domaine, du moins pas pour le moment.
161
En terminant, il ne faut pas négliger le fait que de nombreuses femmes ne contestent pas le
modèles biomédicale de la naissance à Villa Tunari, ni de manière formelle, ni de manière
contournée; elles vont accoucher à l’hôpital en toute confiance qu’il s’agit de la meilleure
option pour elles. À cet égard, je ne souhaite aucunement transmettre une image
romantique de la résistance des femmes autochtones du Chapare. Elles sont des femmes
travaillantes qui sont avant tout aux prises avec la préoccupation quotidienne de nourrir et
d’éduquer leurs enfants dans des conditions précaires, ce qui ne leur offre pas tellement de
latitude pour prendre du recul par rapport à leurs actions. Je me permets tout de même de
mentionner qu’à mon avis l’acceptation docile du modèle biomédical de certaines femmes
peut indiquer deux choses : soit une incapacité paralysante d’affirmation de ses valeurs et
de ses opinions face au médecin blanc auquel on reconnait un statut supérieur; soit un rejet
actif de sa culture d’origine au profit d’un rapprochement vers la culture dominante qui est
plus prestigieuse et encore plus valorisée socialement. C’est du moins le portrait qui semble
émerger des entrevues auprès des participantes concernées par ce genre de situation.
Évidemment, la situation locale en périnatalité change rapidement, d’où l’impossibilité de
tirer des conclusions définitives pour le moment.
162
CONCLUSION
Je me permets maintenant de revenir à la question de départ qui a été centrale à cette
recherche sur les expériences d’accouchement des femmes autochtones dans la région du
Chapare, en Bolivie. La question posée était la suivante : Dans le cadre des transformations
sociales en cours en Bolivie, dans quelle mesure les pratiques et les discours qui entourent
l’accouchement dans la zone rurale de migration du Chapare sont-ils le reflet de la
persistance des rapports ethniques hiérarchisés entre Autochtones et non Autochtones au
sein de la société et de la force de la résistance autochtone au pays?
Au premier chapitre de ce mémoire, il a été démontré que les phénomènes sociaux liés à la
naissance permettent d’appréhender la réalité sociale plus large dans laquelle ils se
déroulent. On a vu également que les approches de différents auteurs sur les champs
conceptuels de la naissance, des rapports ethniques et de la résistance peuvent servir de
manière complémentaire pour analyser les expériences d’accouchement des femmes
autochtones de Bolivie sous un angle particulièrement intéressant et fort à propos pour une
recherche en anthropologie. Les bases méthodologiques qui supportent la présente
recherche ont également été décrites, attestant de la validité et de la rigueur des processus
de collecte et de traitement des données.
Au chapitre 2, les particularités du contexte national puis local de cette recherche ont été
présentées. Cette mise en contexte a permis de constater qu’une étude anthropologique sur
la situation de l’accouchement dans la région rurale du Chapare peut ouvrir une fenêtre
privilégiée sur la portée des changements macroscopiques qui s’opèrent depuis quelques
années dans ce pays, notamment sur le processus de résistance politique des Autochtones et
sur la révision des rapports ethniques qui est mise de l’avant.
Mettant en valeur la richesse du matériel ethnographique recueilli, le chapitre 3 a offert une
analyse descriptive de l’accouchement dans trois institutions de santé de Villa Tunari ainsi
qu’à domicile. On y a vu que les deux modèles locaux de la naissance sont supportés par
des croyances contradictoires: d’un côté, on estime que la naissance est quelque chose de
naturel et une expérience difficile, mais relativement positive tandis que de l’autre on
considère que c’est avant tout un risque qu’il faut contrecarrer par des pratiques préventives
et que l’accouchement est immanquablement désagréable et souffrant. La diversité locale
163
des pratiques et croyances relatives à l’accouchement a également été détaillée, suite à quoi
le regard des participantes sur chacun des modèles locaux de la naissance a été présenté. On
a pu constater que l’accouchement en contexte médical pluriel implique forcément une
prise de position de la femme autochtone qui accouche et ce, soit dans le sens de
l’acceptation du modèle imposé par les non Autochtones, ou de la résistance à ce modèle
étranger par le recours à des pratiques traditionnelles autochtones. Le tout s’insère dans une
dynamique ethnique particulière et souvent fortement hiérarchisée entre ces femmes et le
personnel médical non autochtone dans les institutions publiques.
Enfin, au chapitre 4 les données qualitatives ont été analysées plus en profondeur. Pour ce
faire, les différents éléments théoriques, méthodologiques et contextuels qui furent soulevés
au long des deux premiers chapitres ont été mis à profit pour apporter une compréhension
plus fine de la situation décrite au chapitre 3. Ainsi, à partir de la mise en commun des trois
chapitres précédents, ce quatrième chapitre a permis de vérifier les différentes pistes
d’analyse déjà soulevées tout en présentant les résultats de cette recherches. Je me permets
de les résumer en trois points.
Cette recherche montre d’abord que l’accouchement à domicile fait partie de la
réalité locale en périnatalité. De plus, les données suggèrent que le modèle
traditionnel de la naissance tel qu’il existe à Villa Tunari incorpore certaines
pratiques biomédicales relatives à la naissance, le tout en fonction des valeurs
culturelles qui sont propres aux Autochtones qui habitent la région. En outre, le
recours à certaines pratiques biomédicales avant, pendant ou après l’accouchement
à domicile peut être interprété comme une forme d’indigénisation des intrants de la
modernité par les femmes autochtones du Chapare. L’utilisation «à la carte» des
soins biomédicaux montre la volonté des femmes autochtones de vivre leurs
accouchements dans un contexte sécuritaire, mais pas forcément selon les mêmes
critères de sécurité qui sont fixés par l’État et le personnel de santé.
Cette recherche a également démontré que le discours en vigueur au sujet de la
naissance dans le milieu médical à Villa Tunari encourage fortement les
interventions dans le processus naturel de la naissance. D’ailleurs, les données
164
recueillies laissent supposer que les interventions médicales sont pratiquées de
manière parfois abusive et que certaines pratiques biomédicales locales vont à
l’encontre des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé, ce qui
devrait évidemment faire l’objet d’un suivi. De manière générale, il a été remarqué
que les pratiques biomédicales locales renforcent le statut de subordonnée des
femmes qui accouchent en accentuant leur vulnérabilité physique et émotionnelle et
en les dépossédant du pouvoir de mettre au monde leurs enfants en toute dignité.
Or, dans le cas étudié, le discours qui supporte le modèle biomédical met de plus
une emphase particulière sur la position inférieure du modèle traditionnel de la
naissance, ce qui a pour effet de renforcer le statut inférieur de la femme indienne
de même que les idéologies racistes. En outre, le rejet des installations dites
interculturelles à Villa Tunari montre que le rapport asymétrique entre les modèles
locaux de la naissance se superpose aux rapports ethniques hiérarchisés qui
semblent toujours prédominer entre Autochtones et non Autochtones. Ainsi, la
subordination des femmes autochtones se retrouve renforcée de manière subtile
mais efficace dans les institutions de santé, d’où l’inconfort de plusieurs d’entre
elles maintes fois exprimées par la notion très symbolique de la peur.
Enfin, l’analyse des données a suggéré que la vivacité de pratiques traditionnelles
pour encadrer la naissance au Chapare de même que la fréquence des
accouchements domiciliaires dans cette région peuvent être interprétés comme des
formes discrètes et informelles de résistance de la part des femmes autochtones.
Ainsi, celles qui choisissent d’emblée l’accouchement à domicile, peuvent être
considérées comme les actrices de la résistance quotidienne des femmes
autochtones face à la dévalorisation de leur mode de vie et à la désappropriation de
leurs savoirs et de leurs compétences dans le domaine de la maternité. La lutte de
pouvoir qu’elles mènent en optant pour l’accouchement traditionnel est certes
discrète, mais elle démontre leur volonté ferme de conserver une fierté par rapport à
leur origine et de maintenir le pouvoir que le modèle traditionnel de la naissance
leur permet d’exercer sur leur propre corps. Leur résistance en tant que femmes à la
165
désappropriation de leur maternité vient donc se conjuguer avec leur résistance en
tant qu’Autochtones face aux discours et aux pratiques racistes qui les dévalorisent.
En guise de clôture, soulignons quelques questionnements nouveaux que cette recherche a
fait naître. On a vu que les femmes du Chapare ne cherchent pas à exprimer leurs
déceptions et frustrations par rapport au modèle biomédical de la naissance par une action
concertée de résistance. Plus encore, cette question n’est même pas soulevée au sein de
l’organisation paysanne dont elles font partie. Au premier coup d’œil, l’expérience
d’accouchement des femmes autochtones du Chapare ne semble pas tout à fait refléter le
caractère très militant du processus de lutte politique des Autochtones boliviens. Peut-être
reflète-t-il plutôt la place qu’occupent réellement les femmes dans cette lutte? La place
qu’on leur donne? La place qu’elles osent prendre?
En fait, le discours de revalorisation identitaire qui est véhiculé à travers l’organisation
syndicale des paysans autochtones du Chapare n’a encore jamais abordé le domaine
exclusivement féminin de la naissance de même que plusieurs autres questions qui touchent
plus particulièrement les femmes. Cette réalité suggère que la place que prend la question
de la condition des femmes demeure limitée au sein du mouvement autochtone des
producteurs de coca, et sans doute aussi au sein des mouvements autochtones en général.
Cette question mériterait qu’on s’y attarde dans le cadre d’une autre recherche.
Il a également été soulevé qu’au-delà d’un certain niveau d’étude (généralement la fin du
secondaire), les femmes autochtones arrivent difficilement à envisager l’accouchement
domiciliaire comme une véritable option, et ce peu importe leur identité ethnique et leur
degré de mobilisation politique. À ce sujet, il serait intéressant de vérifier si le programme
éducatif traite du thème de la naissance et de quelle façon. Il ne serait pas étonnant de
relever dans le système d’éducation autant de marques des idéologies racistes qu’il fut
possible d’en identifier dans le domaine des soins de santé.
Sur le terrain, j’ai rencontré une seule femme autochtones ayant fait des études
universitaires qui a affirmé qu’elle souhaitait accoucher de son prochain enfant à la maison,
en compagnie d’une sage-femme traditionnelle. Il s’agit de l’une des bénévoles du réseau
bolivien d’humanisation de la naissance (REBOHUPAN), une jeune femme d’origine
Aymara habitant à La Paz. Elle est arrivée à prendre une telle position à la suite d’un
166
accouchement hospitalier traumatisant, une expérience semblable à celle de plusieurs
femmes que j’ai interrogées au Chapare. Cet exemple permet d’imaginer que, tout comme
le discours environnemental mondial est venu soutenir et renforcer les demande des
Autochtones en Bolivie par rapport à différents enjeux liés à la terre, le mouvement
mondial d’humanisation de la naissance pourrait peut-être donner de la force à la résistance
encore individuelle et informelle des femmes autochtones de Bolivie qui souhaitent donner
naissance dans des conditions sécuritaires, sans pour autant être forcées de nier leur identité
et de rejeter les valeurs qui leur sont chères. Ce genre de possibilité implique une certaine
forme de collaboration entre les femmes boliviennes de différentes origines, rurale et
urbaine, autochtone et non autochtone.
Finalement, je tiens à mentionner que dans certains cas, la participation à cette recherche a
semblé catalyser la prise de conscience des participantes par rapport à certains enjeux liés à
la naissance auxquels elles n’avaient visiblement pas été sensibilisées auparavant. Par
exemple, Justina disait en début d’entrevue être satisfaite de son accouchement médicalisé.
Or elle a terminé son témoignage par une critique passionnée des soins périnataux
actuellement en vigueur dans la région259. Les femmes que j’ai rencontrées lors de la
rencontre mensuelle de la Fédération des femmes de la région ont également réagi avec
force suite à la présentation de mon projet d’étude par l’une de leurs dirigeantes. En fait, le
peu d’informations que je leur ai transmises a provoqué chez plusieurs un déferlement de
questions et surtout une soif de réponses. Enfin, un peu dans la même lancée, Juana a
déclaré à la toute fin de son entrevue :
Moi je souhaite pour ma fille qu’elle soit meilleure que moi, qu’elle réussisse mieux. Et qu’elle ait encore ses parents en vie à ses côtés. À moi, ça m’a manqué dans les moments les plus importants, comme celui de l’accouchement.
C’est ce que je voudrais, voir ma petite-fille ou mon petit-fils naitre. (…) Et cette fois tu peux être certaine que je vais entrer dans la salle d’accouchement
(rires)!260 (Juana).
259 «Par dessus tout, je recommanderais à tous les hôpitaux, a tout le personnel de santé de l’hôpital, qu’ils se mettent
au travail tel que le dit la nouvelle constitution où il est clairement expliqué qu’à partir de maintenant, les pratiques et
les coutumes de chacun doivent être respectées, de tous les Boliviens, et en particuliers ceux qui font partie des peuples marginalisés259»(Justina). 260 Yo deseo para mi hija que sea mejor que yo, de lo que he salido ¿no? Y que tenga todavía en vida a sus padres a su
lado, ¿no? A mí me ha hecho falta en momentos más importantes, como el parto es. Eso es lo que yo quisiera. Ver a mi
nieta o mi nieto nacer. ! Seguro, yo me entro esta vez !
167
Il semble qu’une remise en question face au modèle biomédical de la naissance tel qu’il
existe localement était prête à germer, mais qu’elle n’avait simplement jamais été amenée
comme un thème de discussion. J’aurais définitivement aimé entendre les femmes partager
entre elle leurs expériences d’accouchement et réfléchir ensemble à des solutions
envisageables pour pouvoir collectivement se réapproprier leur maternité dans un contexte
sécuritaire. Le temps m’a manqué cette fois. Ce sera peut-être partie remise.
L’histoire a montré qu’au Chapare où tout pousse et fleurit avec une luxuriance
désorganisée, ce qui semble inaccessible survient parfois plus vite qu’on ne l’aurait cru et
dans des proportions qu’on aurait difficilement pu imaginer. Je termine donc ce mémoire
avec l’espoir de voir germer la pleine participation des femmes dans la vie sociale et
politique de cette région, notamment au moment de mettre au monde leurs enfants.
Pour changer le monde, il faut commencer par changer la façon de venir au monde.
(Michel Odent).
168
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ANNEXE 1- SITUATION GÉOGRAPHIQUE DU TERRAIN D’ÉTUDE
ANNEXE 2- DIVISION PROVINCIALE DE COCHABAMBA ET DIVISION MUNICIPALE DU CHAPARE
ANNEXE 3- SCHÉMA D’ENTREVUE SEMI-DIRIGÉE
Étape précédent l’entrevue
– Présentation de la recherche
– Lecture du formulaire de consentement et enregistrement du consentement verbal
Fiche d’identification du participant261
– Nom, âge, occupations
Nombre, edad, fuentes de ingresos y roles en la comunidad
– Langues parlées et chronologie de leur acquisition
Idiomas habladas y orden de adquisición
– Niveau de scolarité
Nivel escolar
– Lieu d’origine, lieu d’origine des parents
Lugar de origen, lugar de origen de ambos padres
– Lieu de naissance, nombre de frères et sœurs et lieu de naissance de chacun
Lugar de nacimiento, cantidad de hermanos y lugar de nacimiento de los hermanos
– Nombre d’enfants, âges des enfants, lieu de naissance des enfants
Cantidad de hijos, edad de los hijos, lugar de nacimiento de los hijos
Questions ouvertes
Les questions précédées d’un * sont destinées aux femmes autochtones uniquement
AXE 1 - valeurs et pratiques entourant la naissance
Avant d’avoir des enfants, que saviez-vous et que pensiez-vous d’accoucher?
Antes de tener hijos, que sabia y que pensaba del parto usted?
Décrivez-moi ce dont vous vous souvenez de chacun de vos accouchements en parlant des différentes étapes :
début du travail, travail actif, poussée, sortie du placenta, s oins postnataux).
De lo que se acuerde, describe sus partos (con detalles sobre cada etapa importante: el initio del trabajo, las
contracciones más fuerte, la expulsión del bebe, la expulsión del placenta, los cuidados del recién nacido y de
la madre después).
Comment vous a-t-on traitée tout au long de ces accouchements?
Como fue usted tratada durante todo el rato que duraron sus partos?
Selon vous, quelle est la meilleure manière de donner naissance? (lieu, interventions, personnes présentes,…)
Según usted, cual es la mejor manera de dar luz? (lugar, intervenciones, personas presente, …)
Que pensez-vous de la césarienne ? De l’accouchement naturel ?
Que opina usted de la cesárea ? Del parto normal ? Uno es mejor que otro ?
Pensez vous que la manière dont naît un enfant a une importance, peut avoir un impact ?
Es importante para un niño de que manera nace ?
Quelles sont selon vous les avantages et les inconvénients de donner naissance à l’hôpital? À la maison avec
une sage-femme? À la maison sans sage-femme?
Según usted, cuales son las ventajas y los inconvenientes de dar luz al hospital? A la casa con una partera? A
261Le texte est entièrement écrit au genre masculin pour ne pas l’alourdir. Toutefois la plupart de ces questions seront
posées à des femmes, et donc converties au genre féminin.
la casa sin partera?
Si vous étiez en charge de l’hôpital de Villa Tunari ou de Chipiriri, apporteriez-vous des changements dans
les soins et les services aux femmes qui accouchent ?
Si usted fuera encargada del hospital de Villa Tunari o de Chipiriri, haría algún cambio para mejorar el
tratamiento y la atención de las mujeres durante el partos?
Quels changements pourraient selon vous être faits pour adapter les soins aux besoins spécifiques des femmes
de la campagne ? À leur culture?
Que cambios podrían hacerse para adaptar mejor los servicios a las necesidades de las mujeres del campo ?
A sus costumbres?
Si vous avez un autre enfant, où aimeriez-vous lui donner naissance? Pourquoi?
Si usted tenia que dar a luz a otro hijo, donde lo haría ? Porque ?
AXE 2 – description de la réalité ethnique
Quels sont les groupes ethniques que vous pouvez identifier dans votre communauté?
Cuáles son las etnias que usted puede identificar en su comunidad?
À quel de ces groupes appartenez-vous? Comment vous identifiez-vous?
¿A qué grupo se identifica usted?
Vous êtes-vous identifié à ce même groupe toute votre vie?
Y usted siempre se identificó con este mismo grupo étnico?
Comment croyez-vous que les autres vous identifient?
Como cree usted que los otros le identifica?
Peut-on dire que vous faites partie d’une groupe autochtone de Bolivie, que vous êtes Autochtone?
Se puede decir que usted hace parte de algún pueblo originario, que pertenece a una cultura indígena ?
Comment vous-sentez vous envers les membres des autres groupes ethniques?
Como se siente usted hacia los otros grupos étnicos?
*À quel groupe ethnique appartenait chacune des personnes prés entes lors de vos accouchements et quels
étaient leurs compétences spécifiques?
Durante sus partos, a cual etnia pertenecía cada persona presente? Y cuáles eran las competencias de cada
una?
*Pourquoi avez-vous choisi d’accoucher en présence de ces personnes?
Porque eligió usted de dar luz con estas personas?
*Si vous deviez revivre un autre accouchement, choisiriez-vous de vous entourer des mêmes personnes?
Pourquoi?
Si usted tenía que dar luz a otro hijo, elijaría a las mismas personas para ayudarla? Y porqué?
En général, vous sentez-vous respectée par vos employeurs? Par les professseurs de vos enfants? Par les
médecins et les infirmières?
Usted siempre se siente respetada por los empleadores ? Por los profesores ? Por los médicos y las
enfermeras ?
Croyez-vous qu’il y a du racisme en Bolivie? Au Chapare? Dans votre communauté?
Según usted, hay racismo en Bolivia ? Y en el Chapare ? Y en su pueblo ?
AXE 3 – Support au mouvement autochtone
Avez-vous participé aux derniers grands événements de contes tation publique dans votre localité?
Usted participó a los últimos eventos de contestación publica en su localidad?
Êtes-vous d’accord avec le processus de changement initié par le gouvernement d’Evo Morales?
Usted esta de acuerdo con el proceso de cambio iniciado por el gobierno actual ?
Êtes-vous affectée par ces changements? Comment?
Le afectan a usted estos cambios ? De que manera ?
Usted ve que están cambiando también las actitudes, los comportamientos de la gente hacia los que vienen
del campo? Los que hablan puro quechua ? las que tienen su bebe en la casa ?
Que pensez-vous de l’importance qu’accorde le gouvernement actuel aux cultures autochtones?
Qué opina sobre la importancia que le da el gobierno actual a las culturas indígenas?
Abordez-vous souvent cette question avec votre famille? Vos collègues? Vos proches?
Usted habla mucho de este tema con su familia? Sus colegas? Sus amigos?
Si vous étiez président de la Bolivie, quels changements apporteriez-vous pour ameliorer la vie des femmes
du Chapare par exemple? De leur enfants ?Pour ameliorer la façon de mettre au monde les enfants?
Si usted fuera presidente de Bolivia, propondría algunos cambios en este sentido? Por ejemplo, haría
cambios para favorecer las mujeres indígenas? Para mejorar la manera de dar luz?
Pour terminer, que souhaitez-vous pour l’avenir de vos enfants? Voulez-vous qu’ils parlent quechua? Qu’ils
conaissent la vie de la campagne? Que vos filles portent la pollera?
Y para terminar, que desea usted para el futuro de sus hijos ? Quiere que siguen hablando quechua ? Que se
visten de pollera ? Que conozcan la vida del campo ? Que sean orgullosos de donde vienen ?
ANNEXE 4- FORMULAIRE DE CONSENTEMENT VERBAL
PROJET DE RECHERCHE :
« Les pratiques associées à la naissance en milieu autochtone en Bolivie : Ethnicité et relations de pouvoir
dans une société en pleine transformation » (titre provisoire), par Audrey Pinsonneault, étudiante à la maîtrise
en anthropologie à l’Université Laval, QUÉBEC, Canada.
Direction :
Marie France Labrecque, professeure au département d’anthropologie de l’Université Laval, QUÉBEC.
Avant d’accepter de participer à ce projet de recherche, ce document vous est lu afin que vous compreniez
bien en quoi consiste le projet, quels sont ses objectifs, comment se déroulera votre participation et quels sont
les avantages, les inconvénients et les risques qui en découlent. Vous êtes invité à poser des questions à tout
moment durant la lecture du document.
Nature de l’étude
Cette recherche a pour but de mieux comprendre comment se déroule la naissance en milieu autochtone et
comment se vivent les rapports entre les femmes autochtones et les personnes non Autochtones qui sont
présentes lors des accouchements de ces dernières.
Les résultats obtenus serviront à l’élaboration d’un mémoire de maîtrise. Vous pourrez recevoir un résumé en
espagnol des résultats de cette recherche si vous laissez vos coordonnées à la chercheure.
Déroulement de la participation
Votre participation à cette recherche consiste à participer à une entrevue, d’une durée de moins de 2 heures.
L’entrevue peut être enregistrée. L’entrevue portera sur vos expériences d’accouchement ou vos expériences
de travail aupès de femmes en situation de grossesse, d’accouchement ou de post partum. Il est possible que
des participants soient recontactés pour une deuxième courte rencontre afin de recueillir un complément
d’information.
Avantages, risques ou inconvénients possibles liés votre participation
Le fait de participer à cette recherche vous offre une occasion de réfléchir individuellement, et en toute
confidentialité, sur la façon dont on traite les femmes autochtones qui accouchent.
Il est possible que le fait de raconter vos expériences sucitent des réflexions ou des souvenirs émouvants ou
désagréables. Si cela se produit, vous pouvez en parler à la chercheure, celle-ci pourra au besoin vous
mentionner des ressources en mesure de vous aider.
La recherche ne représente absolument aucun risques.
Participation volontaire et droit de retrait
Votre participation se fait sur une base volontaire.
Vous pouvez refuser de répondre à certaines questions ou mettre fin à votre participation à n’importe quel
moment sans avoir à le justifier. Votre retrait n’entrainera aucune conséquence négative et aucun p réjudice.
Tous les renseignements personnels vous concernant seront alors détruits.
Confidentialité et gestion des données
Les mesures suivantes seront appliquées pour assurer la confidentialité des renseignements fournis par les
participants :
Les noms des participants n’apparaîtront dans aucun rapport et ne seront founis sous aucun prétexte.
Toutes les données de cette recherche seront gardées dans un lieu sûr et connu uniquement de la chercheure.
Les données de cette recherche, incluant les notes et les enregistrements, seront entièrement détruites deux ans
après le dépôt du mémoire de maîtrise de la chercheure.
Renseignements supplémentaires
Toute question concernant le projet de recherche pourra être adressée à la chercheure ou à la directrice de
recherche :
Audrey Pinsonneault Marie France Labrecque
01 418 522 1831 01 418 656 2131 ext. 7422
Audrey.pinsonnault.1@ulaval.ca marie-france.labrecque@ulaval.ca
Toute plainte ou critique peu être adressée en toute confidentialité en tant que participant à ce projet de
recherche :
Au bureau de l’ombusman de l’Université Laval :
Pavillon Alphons- Desjardins, Bureau 3320
Québec, QC, Canada
Téléphone : 01 418 656 3081
Courriel : info@ombudsman.ulaval.ca
Ou encore à Guillermo Vilela Diez de Medina :
Président de l ’ A s a mb le a p e r ma n e n t e d e lo s d e r e c h o s h u ma n o s d e Bo l iv ia ( A P DHB)
Téléphone : 00 519 244 0611
Courriel : derechoshumanosbolivia@apdhb.org
Avec votre accord, les questions suivantes seront enregistrées sur magnétophone :
Avez-vous compris les objectifs du projet de recherche et les implications de votre participation?
Concentez-vous à participer de plein gré à cette recherche en ce jour du____________ 2009?
Remerciements
Votre participation est très précieuse pour me permettre de réaliser cette étude et je vous remercie
chaleureusement d’y participer.
Audrey Pinsonneault
*Approuvé le 1er
décembre 2008 par le Comité d’éthique en recherche de l’Université Laval (CERUL)
numéro d’approbation : 2008-300
ANNEXE 5- FORMULARIO DE CONSENTIMIENTO ORAL
PROYECTO DE INVESTIGACIÓN: « El nacimiento en Bolivia: Etnicidad y relaciones de poder en una
sociedad en cambio »
INVESTIGADORA : Audrey Pinsonneault, estudiante a la maestria en antropología en la Université Laval, QUÉBEC, Canadá
DIRECCION: Marie France Labrecque, profesora de antropología a la Université
Laval, QUÉBEC, Canadá
Antes de aceptar en participar a este proyecto de investigación, el presente documento le será leído para que
entiende bien qué tipo de investigación es, cuáles son sus objetivos, como pasara su participación, y cuáles
son las ventajas, los inconvenientes y los riesgos involucrados. Usted puede hacer preguntas en cualquier
momento durante la lectura del documento.
El estudio
Esta investigación sirve para entender cómo funcionan las relaciones entre las mujeres indígenas y los que no
son indígenas y que están presentes durante sus partos.
Los resultados van a ser utilizados para elaborar una tesis de maestría. Los participantes van a poder recibir un
resumen de estos resultados en español si dejan sus informaciones personales a la investigadora.
La participación
Su participación a este proyecto consiste en participar a une entrevista de menos de dos horas. La entrevista
va a ser registrada. En la entrevista, hablaremos sobre todo sus experiencias de parto o de sus experiencias de
trabajo con mujeres embarazada, en situación de parto o en post partum. Puede ser que algunos sean
contactados para un segundo encuentro corto, cual servirá a colectar un suplemento de informaciones.
Ventajas, inconvenientes y riesgos potenciales:
El hecho de participar en esta investigación le ofrecer una oportunidad única de refeccionar de manera
individual y en todo confidencialidad, sobre el tratamiento que se hace en la sociedad boliviana de la mujer
indígena en parto.
Puede ser que relatar sus experiencias haga subir ideas o recuerdos muy emotivos o desagradables. Si ocure
eso, la investigadora puede indicarle recursos.
Esta investigación no presenta ningún riesgo.
Participación voluntaria y derecho de retracto.
Su participación es totalmente voluntaria. Usted puede elegir de no responder a algunas preguntas o de
acabar con su participación en cualquier momento sin tener que justificarlo. Retirarse no ocasionara
consecuencias negativas o prejuicios. Así, todas las informaciones personales serán destruidas a la demanda
de los participantes.
Confidencialidad y gestión de los datos
Las medidas siguientes serán tomadas para asegurar la confidencialidad de las informaciones dadas por los
participantes:
Los nombres de los participantes serán inscritos sobre ningún reporte y tampoco serán comunicados bajó
ningún pretexto.
Todos los datos de investigación serán guardados en un lugar seguro conocido solamente por la
investigadora.
Los datos, incluyendo las notas escritas y las grabaciones, van a ser destruidos dos años después del
depósito de la tesis de maestría de la investigadora.
Informaciones adicionales
Toda pregunta relativa al proyecto de investigación podra ser comunicada directamente a la investigadora o a
la directora del proyecto:
Audrey Pinsonneault Marie France Labrecque
01 418 522 1831 01 418 656 2131 ext. 7422
Audrey.pinsonnault.1@ulaval.ca marie-france.labrecque@ulaval.ca
Se puede dirigir las quejas, denuncias o criticas de manera confidencial:
A la oficina de l’ombusman de l’Université Laval:
Pavillon Alphons- Desjardins, Bureau 3320
Québec, QC, Canada
Teléfono : 01 418 656 3081
Email : info@ombudsman.ulaval.ca
O a Guillermo Vilela Diez de Medina:
Presidente de l’Asamblea permanente de los derechos humanos de Bolivia (APDHB)
Teléfono : 00 519 244 0611
Email : derechoshumanosbolivia@apdhb.org
Con su acuerdo, las preguntas siguientes van a ser grabadas con magnetófono:
Usted entendió bien los objetivos de esta investigación y todas las implicaciones de su participación?
Usted da su consentimiento para participar de su plena voluntad a este proyecto de investigación en el día de
________________ de 2009?
Agradecimiento
Su participación está preciosa para mi trabajo y le agradezco muchísimo
Audrey Pinsonneault
*Aprobado por el Comité ético de investigaciones de la Universidad Laval (CERUL) Numero de aprobación: 2008-300.
ANNEXE 6- CARTES GÉOGRAPHIQUES DE LA BOLIVIE
ANNEXE 7- DISTRIBUTION DES PRINCIPAUX GROUPES AUTOCHTONES DE BOLIVIE
*Source : Ministère des affaires paysannes et autochtones de Bolivie (MACPIO), 2002
ANNEXE 8: CENTRE DE SANTÉ DE VILLA 14 DE SEPTIEMBRE
*L’aire d’attente
*La salle d’accouchement
ANNEXE 9 : HÔPITAL DE PREMIER NIVEAU DE CHIPIRIRI
*La salle d’accouchement
*La «cama intercultural»
ANNEXE 10 : HÔPITAL SAN FRANCISCO DE ASSIS DE VILLA TUNARI
*La salle d’accouchement
*La «sala de parto intercultural»
ANNEXE 11: IMAGES DE LA MARCHE DES COCALERAS DE 1995 ET DU BLOCAGE ROUTIER DE 2005 À VILLA TUNARI
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