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7/25/2019 Francoise Heritier
1/21
Communications
Regard et anthropologieMme Franoise Hritier
Rsum
Anthropologiquement parlant, le regard est l'objet d'un apprentissage pour une matrise complte de son usage au cur
des relations sociales : il est un lieu de rapports de pouvoir. De ce fait, si le regard des hommes peut se poser sur tout,femmes comprises, celui des femmes n'a pas cette libert. D'un point de vue mtaphorique, on parle du regard sur la
socit laquelle on appartient, c'est--dire d'une lecture intgre du modle qui la gouverne. Mais ce regard est aussi
sous la coupe du modle, et donc porteur de points d'aveuglement.
Abstract
Anthropologically speaking, looking must be learned in order to completely master its use in social relations : it is the sight
of power relations. In this way, although men's gaze can be directed upon anything, including women, women do not have
this same liberty. From a metaphorical point of view, we talk about looking at the society we belong to, in other words,
carrying out an integral reading of the model which governs it. But this view is also influenced by the model, and so carries
blind spots.
Citer ce document Cite this document :
Hritier Franoise. Regard et anthropologie. In: Communications, 75, 2004. Le sens du regard. pp. 91-110.
doi : 10.3406/comm.2004.2145
http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2004_num_75_1_2145
Document gnr le 15/10/2015
http://www.persee.fr/collection/commhttp://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2004_num_75_1_2145http://www.persee.fr/author/auteur_comm_1046http://dx.doi.org/10.3406/comm.2004.2145http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2004_num_75_1_2145http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2004_num_75_1_2145http://dx.doi.org/10.3406/comm.2004.2145http://www.persee.fr/author/auteur_comm_1046http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_2004_num_75_1_2145http://www.persee.fr/collection/commhttp://www.persee.fr/7/25/2019 Francoise Heritier
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Franoise Hritier
egard et anthropologie
(entretien
avec
Claudine Haroche)
Claudine
Haroche
:
Y a-t-il des anthropologues qui
ont
pris
le regard
en
tant
que
tel
comme
objet
d tude
?
Franoise
Hritier :
A
priori je
n en connais
pas.
Je
ne crois pas qu il
y
ait
d ethnologue, sur une socit particulire, ou
d anthropologue,
pratiquant la comparaison sur
un certain
nombre
de
socits, qui
aient travaill
en prenant le regard comme
objet
central
d intrt.
Honntement, je
ne
vois
pas. J ai
bien en
tte quelques
articles...
Je connais un texte
d un
nomm Barnes John ou Robert), qui
a
publi quelque chose sur
la
pupille
dans
une
socit mlansienne.
Je rassemble mes souvenirs... Il doit y
avoir une analogie semblable
celle
qu on
trouve Rome, o
la
pupille est
la
jeune
fille.
Il
travaille sur
cette
rencontre,
entre
la
Rome
antique
o
la pupilla
est
la
jeune fille
et
l lve
et
cette socit mlansienne
o
le
mme sens
est donn
au mot
pupille.
Si je me
souviens
bien, il donne une
explication fonde
sur
le miroir, le
reflet
: dans la pupille se reflte une
image,
et
cette image
dont
on ne dit
pas pourquoi elle
est
essentiellement
fminine serait qualifie
de
jeune
fille.
Donc, pour rpondre
cette premire question, je ne connais pas d auteur
qui
ait consacr
son
existence
ce
thme.
Il existe toutefois
des
travaux qui se rapportent
la discipline
du
regard,
et cela
touche
toutes
les
socits
qui
pratiquent
une
ducation
o
on
apprend
aux
enfants soit
ne pas regarder en face,
soit
au
contraire
regarder en face. On
trouve
donc dans
des
tudes
qui ont
le respect
et
l apprentissage
de
la vie sociale pour thmes quelque chose qui concerne
l vitement du regard, ou au contraire
l obligation de
poser
son
regard
franchement
et
en face
sur quelqu un,
mais dans ce
cas
on se situe
dans
le
registre de
l ducation, on ne
prend pas le
regard pour
objet
en
soi.
Claudine Haroche
:
Y
a-t-il des codes, des usages, des coutumes, des cultures
qui, l instar des gestes, des postures, des
contenances, gouvernent le
regard ?
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Franoise Hritier
Franoise Hritier
:
On en
trouve
partout. Avec tout
un
code
de
la
sduction. Entre sexes,
l illade
assassine
existe,
y compris
dans les
socits
o les
femmes
sont voiles. On va
jusqu
prtendre que le regard derrire
le voile
qu on
tire
juste
devant le nez
et
la
bouche
prend
alors
une valeur
trs
particulire
-
c est
mme
un
des
lments
qui
sont
mis
en avant
par
les tenants
de ce
type
de voile
pour les
femmes :
il donnerait
un
regard
beaucoup plus
sducteur
et
aguicheur
que ce ne serait le cas si on croisait
le visage nu de cette
femme dans la rue.
On
constate
partout un apprentissage complet de
la matrise du
regard,
comme en tmoignent
nos
expressions en franais : regard en
coin
,
regard
en
coulisse , regarder par
en dessous
, regarder
effrontment
,
regarder
dans
les
yeux . On
peut
mettre en place une typologie
des
diffrents
types de
regard
: quelqu un
qui esquive
le regard,
qui
cherche le
regard...
Claudine
Haroche : Le regard
sournois.
. . le regard
fuyant.
. .
Franoise Hritier
:
Cette typologie
du
regard est une typologie presque
morale, qui
vise caractriser l individu par
sa posture,
par
sa faon
de
poser
son regard. C est
vrai dans toutes les socits. Il y a
donc partout
une
ducation
de
la
bonne
manire
de
regarder,
de
se tenir, d tre,
et
d tre sa
place. Cette bonne manire
n est
pas
universelle,
c est une manire
relative
: ainsi,
l enfant
d esclave, dans les socits
qui
connaissent l esclavage,
ne
regarde
pas,
n a
pas
le
droit
de regarder de
la
mme manire
que
le
fils
de
chef. Et il convient
de
ne pas se tromper, parce que l erreur est
punissable. La manire de se comporter est enregistre, commente par autrui
et
peut
tre
sanctionne. C est donc
en premier lieu une
affaire
d ducation.
Cependant, se conformer
l ducation que
l on
reoit
est
cens
dire
quelque
chose de
la
nature profonde de l homme.
Cette affirmation
peut
paratre contradictoire avec les
prmisses,
parce qu une ducation n a rien
voir
avec la
nature profonde de l homme,
et
pourtant le comportement est
cens
dire
quelque chose
de
la nature profonde
de
l homme. Ou tout au
moins,
ce
qui
est
cens
dire
quelque
chose,
ce
sont
tous
les
manquements,
mme mineurs, mme rapides,
la
norme
apprise. La
manire
de
se
comporter dit aussi ncessairement quelque chose
des
rapports sociaux.
Je
regardais tout rcemment
un
volume sur
l cole
navale, o je viens
de
faire
une
confrence ; ce
livre est illustr par
un dessinateur
humoristique
la manire d Uderzo. On y voit
un
dfil
de
l cole navale
o
tous
les lves
officiers marchent au pas devant l amiral
et les
officiers ; il y en
a un
qui
est curieux, c est la premire
fois
qu il voit
l amiral,
et donc, au
lieu
de
regarder droit devant lui, il a le regard en coulisse au moment o il
passe, parce
qu il
veut
profiter
de l occasion pour
voir
celui qu il
ne
verra
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Regard
et
anthropologie
pas souvent. C est drle parce
que
c est prsent avec humour,
mais c est
une
faute
selon le
code
de
la discipline
:
il ne
devrait absolument
pas
profiter de
la situation en
l occurrence, dfiler devant
l amiral pour
se
rincer l il
, comme
on
dit. Tout
comme les
gardes devant
Buckingham
Palace
:
c est
un
des
plaisirs
des
touristes
que
d essayer
de
faire
vaciller
leur
regard, alors
qu ils
doivent
regarder droit
devant eux. Ce
plaisir
touristique
occupe
consciemment le
terrain de
la provocation pour faire
vaciller l ducation
de l autre.
Il est bien vident
que
si quelqu un est au
garde--vous, avec interdiction
de
regarder sur le ct,
faire
clater
un
ptard pour l obliger
tourner
la tte, tourner le
regard,
c est
de
la
provocation pour vrifier
sa
force d me. C est
dans
ce sens
que la
tenue du
regard dit quelque chose
de
l individu.
Claudine Haroche
:
Cest
donc
un
lieu
de
rapports
de pouvoir,
de
rapports
deforce, et
de
rapports
de domination.
Il y a une autre
question
que je souhaite
vous
poser en fonction
de
vos
travaux :
en quoi
le
regard serait-il
li
au masculin et au fminin ? une
attitude
active ou passive ?
Franoise Hritier: Je dirais
d abord qu il est
li
la
notion de
personne et, en ce sens, il est relatif au masculin
et
au fminin. Une personne
est quelqu un qui
gre son
propre
corps. Mais
les
femmes
ne sont pas des
personnes au mme titre
que
les hommes
quand
elles
n ont
pas la matrise
de
leur
corps
ainsi,
dans
la
plupart
des
socits
o
elles
n ont
pas
accs
i
la contraception. Le droit la contraception est mes yeux le grandi
rvlateur
de
la notion
de personne ;
c est
lui qui
donne la femme le
droit
d tre reconnue comme tant
une
personne.
La personne
est quelqu un qui
a
la matrise
complte de son corps,
l intrieur du
code
de bonne
conduite. Poser
son regard
dans les limites de
la
bonne conduite, c est ne pas
chercher systmatiquement
offenser,
forcer,
regarder ce qu il ne faut
absolument
pas
voir.
Mme un chef
ne
peut regarder, un certain nombre d objets sacrs. condition
de s en
tenir
la
rgle,
l homme
est
celui
dont
le
regard peut
se poser
sur
tout,
y
compris sur les
femmes.
Alors que les
femmes sont celles dont le regard ne
peut se poser
que sur
fort
peu
de choses,
et en tout cas jamais
librement
sur
les hommes. Le seul regard libre
qu elles
peuvent porter
sur
les
hommes,
c est celui que la mre porte sur ses fils, la sur
sur
ses
frres
et
encore,
pas
toujours;
ce n est
certainement
pas le regard
libre sur tout
homme.
Ds
qu il y
a
un
regard libre, on
se trouve dans un rapport
d galit,
or,
ce
rapport
d galit
tant refus aux femmes, le regard
libre d une
femme
sur
un homme est
peru
par
lui comme
un
regard
d obscnit, de convoitise,
d aguichement,
comme
un
regard
marqu sexuellement.
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Franoise Hritier
C est
l
peut-tre
qu on
retrouve
la
notion de pupille, savoir
que
le
regard
est
l apanage du
sexuel.
Claudine Haroche
: C est
trs
intressant
parce
que cela
touche
fondamentalement
la
question
de
la
libert
et
de
l galit.
Je
pensais,
en vous
coutant, aux travaux
sur
la culture mditerranenne, enparticulier ceux
de
Pitt-Rivers sur l honneur, l orgueil, la fiert.
S agirait-il
finalement toujours
d idaux
de
matrise ?
Franoise
Hritier: Oui,
des
idaux
de
matrise et
de
sauvegarde
de
cette matrise. L honneur n est pas
seulement
une ide temporaire, c est
quelque
chose qui
prexiste
l individu, qu il doit garder
et
qu il doit
transmettre. C est
une
valeur intemporelle.
La
matrise,
c est
celle de
l individu
sur
une valeur intemporelle,
qu il
tient
de
ses
anctres
et
qu il
doit
transmettre.
Claudine Haroche
:
Dans votre
propre recherche,
avez-vous rencontr, et
sous
quelle forme,
la
question du regard ?
Je pense ici
vos travaux
sur la
violence, l inceste.
Franoise Hritier : J utilise la
notion de
regard
de
faon mtaphorique.
Je me rends compte
que
je l utilise assez frquemment,
d une
manire
qui
serait srement critiquable par
des puristes, parce que j en
parle comme
d une
faon
d tre
collective,
culturelle
en
fait.
Chacun dispose
d une
manire culturelle d apprhender
les donnes objectives du
milieu
dans
lequel il se
trouve,
nous avons
tous un
regard sur notre propre socit.
On peut postuler
que
chacun
de
ces regards est
diffrent
: c est l optique
diffrentialiste ; mais il y a aussi une optique universaliste, qui est plutt
la
mienne.
Non pas
que
l individu
ne
puisse
avoir
un
regard
personnel,
mais je prtends
que
si
nous
avions le recul suffisant, une capacit
d intel-
lection suffisante,
nous
serions
mme
de dceler, sous
la
bigarrure de
chacune des
visions particulires, un
ensemble qui est extrmement
compact,
presque
ferm.
C est
vrai
pour
une
mme culture.
C est
vrai
aussi,
plus largement,
pour
ce qui est
du
modle
archaque
de
la
domination
masculine, dont je peux montrer qu il est le mme dans toutes les socits
du
monde, ou presque.
Claudine Haroche
:
Y aurait-il ainsi
un
certain nombre
de
traits
permanents
?
Franoise Hritier :
Oui, et
mme
chez
ceux qui
pensent
ne plus
les
avoir,
en tre exempts. Cela peut tre trs subtil.
Je
prendrai
un exemple
dont la
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6/21
Regard et anthropologie
subtilit est langagire : le Tribunal pnal international de Rome, il y a
quelques annes, a dcrt
que
la
grossesse force
en temps
de guerre
tait un
crime contre l humanit. On pourrait penser lgitimement
que
c est un
changement
de regard : le viol
reconnu
comme un crime contre
les
femmes,
et
la
grossesse
force
comme
un crime
contre
l humanit.
Mais
la
faon
dont
l argument
est exprim
montre
qu en
fait la
cour
croit la mme
chose
que les assaillants qui font
subir
une
grossesse force des femmes
d un
autre camp. Cet acte barbare correspond en
effet
la conviction que c est
l homme, par le sperme, qui dfinit
la nature complte
de l'enfant, y compris
sa nature la plus idologique,
puisque
c est mme sa religion qui est
transmise. Ainsi,
les
musulmans veulent faire porter des petits musulmans des
femmes chrtiennes,
et les
chrtiens
veulent faire porter
des petits chrtiens
des femmes musulmanes, comme pendant
la
guerre
d Espagne les
franquistes
voulaient
faire porter
des
petits
franquistes
-
dans
ce
cas,
l enjeu
n tait pas
la
religion mais l opinion politique
des femmes rpublicaines.
On
trouve
l ide,
partage
par la
femme
elle-mme,
sa
famille,
et
non
pas seulement par
l assaillant, que
l enfant qui
va
natre n est pas un
enfant, tout simplement.
Non, tous le voient d emble
comme cet ennemi
qui a t mis chez eux par le sperme
du pre.
Or le Tribunal
pnal
international
dclare explicitement que c est
un
crime
contre l humanit
de
vouloir transformer
la
nature ethnique d une population en faisant faire
des
femmes
des
enfants
d une autre
couleur ethnique
et religieuse que la
sienne.
Il vhicule
donc
le mme message
et
la mme croyance.
Claudine Haroche
:
Cela
a
quelque chose
de profondment
choquant et
subtil.
Franoise
Hritier
:
Changer
le regard,
c est quelque
chose
qui est
extrmement difficile. Cela suppose
de
changer la comprhension
globale
du
monde
que tout
un chacun vhicule,
et
qui
lui
vient de
sa
toute
petite
enfance
et
de
toutes les
influences
qu il
a subies,
ce qui
revient
dire que
le regard
qu on
porte
sur les
choses, mme si on le croit nu
et
brut, ne l est
jamais
:
il
est
toujours charg.
Le
gosse
de
douze
ans,
en
banlieue,
qui
viole
une fille en groupe, mme s il
croit
qu il
est
lui-mme son
propre
acteur, en fait il rinvente, il se rapproprie, avec l aide des autres, dans
ces
moments d euphorie
collective, un
message qui vient
de
loin.
Claudine Haroche
: // s agit donc toujours de modles de comportement,
depuis
la
toute petite enfance.
Franoise
Hritier : Modles
de
connaissance et modles de
comportement. Il serait
intressant de
savoir quoi
ragissent ces
individus dont on
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Franoise Hritier
dit
qu ils
sont en permanence
amnsiques.
Ils
ont
perdu
la
mmoire
de qui
ils sont, de qui sont
les
gens
qui les
entourent,
des itinraires,
des
lieux,
peut-tre
de
l usage d un certain nombre de choses,
mais
je
n ai jamais
entendu dire qu il leur
ait
fallu rapprendre manger, se servir
d un
couteau, d une
fourchette,
d une
cuillre;
que
les
gestes ordinaires,
se
laver, s habiller, ils
les
aient perdus
aussi. Il existe
donc
des empreintes,
des
dressages,
qui
restent. Et ce
que je me
demande
c est
si,
au-del des
empreintes du dressage
physique,
il
y a
des empreintes de dressage
intellectuel
et
moral qu on
subit ds l enfance,
et
si elles restent,
indpendamment
de
l amnsie qui,
elle,
porte
sur
le temps
qui
passe,
les
compagnons
et
l entourage physique
du
sujet.
Claudine Haroche
:
Ne pensez-vous pas
que cela
pose
la
question du
rapport
entre
le
regard
et
le
geste
?
Je
ne
sais
pas
si
vous
avez
suivi
aux
tats-
Unis les questions de harclement, de harassment, mais il y a quelques
annes les Amricains
ont
commenc lgifrer je crois d ailleurs qu ils
ont continu
sur
la
question
du regard, sur le
visual
harassment, le
harclement visuel : cela constituait une intrusion injustifiable dans
la
sphre
prive, le
fait
de
ne pas tre
libre de son
regard. Mais, dans
le
mme
temps,
comment
supporter
des formes de regard
mprisantes au point
de rendre
l autre transparent, de le
nier en dfinitive ?
Franoise
Hritier
:
L,
en
l occurrence,
c est
un
problme
d ducation.
C est vrai
qu on garde l ide que
le harclement
visuel
s exerce
dans
le
domaine
sexuel, mais
il existe de
fait
dans d autres
domaines.
Le regard
de mpris, ou le regard
de
superbe ignorance que
l on
peut poser sur les
autres, comment va-t-on l appeler,
celui-l
?
Claudine Haroche
: Ne
pensez-vous
pas que
c est
du
harclement
moral
?
Quand on a commenc
parler
du harclement, on a eu tendance ne
parler que du
harclement
sexuel.
Or
j ai toujours
pens
que la
question
du
harclement
tait une
question cruciale,
en ce
qu elle
tait
lie
la
question
des
droits moraux.
Rousseau
avait
voqu la question de
l
ingalit
morale ,
qui
est reste peu travaille.
Franoise
Hritier
: C est
tout
fait
juste.
Je
parlais tout
l heure de la
notion de personne en
disant
que
les femmes
n ont
pas t considres
comme des personnes part entire, jusqu
nos
jours. Elles commencent
l tre, dans nos socits occidentales,
grce
la
contraception
et
une
srie
de
mesures
qui ont
t
prises ;
il y a eu une
volution, et
une volont
juridique de
changement. Le refus de reconnatre
une
personne
dans
96
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8/21
Regard
et
anthropologie
l autre peut toucher aussi les gens
de
couleur, les pauvres, les jeunes, les
vieux,
hommes et
femmes
confondus. Cela se
traduit
toujours par
le
dni
de
regard. Il y a un roman
amricain,
absolument fantastique,
de
James
Ellroy
je crois, qui raconte
l exprience d un
journaliste qui veut savoir
ce
que
c est
qu tre
dans
la
peau
d un
Noir.
Il va
se
fabriquer
une
identit
noire. Et
du
jour au lendemain il dcouvre qu il n existe plus : il est
devenu
invisible.
Il passe
sur
le
trottoir,
et aucun
regard
ne se
pose sur lui.
Toutes ses
certitudes
s effondrent.
Il est invisible
et
son regard
n a
plus
d importance. Cet
homme
finit par se
terrer
dans des caves,
parce qu il
n arrive
plus
vivre. Il ne
trouve
pas
de
travail
et,
comme il veut jouer le
jeu
jusqu au bout,
il
en arrive
pratiquement
la
mort,
du
fait de son
invisibilit.
C est
ce que
disent
souvent les immigrs
:
en dehors
de
leur
collectivit,
trs
souvent ils
ont
le sentiment
que
personne ne les voit vraiment,
en
tant
que
personnes
physiques relles.
Claudine Haroche
:
Cela
renverrait-il fondamentalement
la
question
de
l existence, du
sentiment
d existence ?
Franoise Hritier
:
Le sentiment d existence
nous
est donn, ou plutt
il 1 1
est valid, par le regard
d autrui. Vivre
avec quelqu un qui ne
vous regarde \
V
plus, qui ne
vous regarde
pas, qui fuit votre
regard,
c est presque pire que
de
vivre avec quelqu un qui ne
vous parle plus.
Claudine
Haroche :
Vous
disiez
que
vous aviez tendance prendre
la
question du regard dans
un
sens mtaphorique.
Pourrait-on la prendre
aussi
par le biais de l observation
du corps,
des signes, des expressions ?
Franoise Hritier : Dans la faon
mtaphorique de
parler du
regard,
il
s agit
d une manire, incarne
dans
chacun, de
ce
qu on
appelle un
systme
de
reprsentations . Mais il ne s agit pas du systme
de
reprsentations
d une
socit
en
son
entier.
Le
regard,
c est
un
peu
une focale. Mme
si
je ne
m'y connais pas
en photographie, je suppose
qu il y a
une
manire
d ajuster, de rapprocher, d loigner, de
centrer,
de viser
diffrents
points,
qui correspond ce
qu on appellerait
le regard individuel l intrieur
d un systme
de reprsentations plus
global. Le
regard
suppose
un Ego,
quelqu un qui regarde,
et
ce quelqu un, ce peut tre une personne, un
groupe,
un
collectif, une
socit
tout
entire,
mais
cela
suppose toujours
une
focale
particulire. De ce point
de vue,
le
regard
est doublement un
objet
ethnologique : c est la
fois notre
propre regard d ethnologue,
centr, focalis,
et que
nous pouvons centrer sur le
regard
des autres,
et la
manire
dont eux-mmes focalisent
et
centrent
sur
l objet-monde
qui les
entoure.
97
7/25/2019 Francoise Heritier
9/21
Franoise Hritier
Claudine Haroche
:
Est-ce
que vous
ne
pensez pas que
a
pose la question
aussi des continuits, de
l individuel au
collectif
et
du
littral au
mtaphorique ?
Franoise
Hritier
:
Bien
videmment.
La
chose
achoppe
sur
le
plan
du
passage
de l individuel
au collectif.
Quand. on dit par
exemple
qu une
socit a
choisi
c est
un
trs mauvais
terme,
j utilise
plutt
l expression laiss venir existence un mode particulier d tre
dans
un
domaine particulier filiation, systme de normes, systme d appellations,
etc.),
il
ne
peut s agir rellement d un choix dans la
mesure
o
choisir
implique la conscience claire des
diffrentes
possibilits offertes : on a un
ventail
de deux, trois,
quatre, cinq, six possibles
et
on en prend un en
toute
connaissance
de
cause. Or il n'y a
jamais
eu de socit o
un
individu
responsable
se
serait
dit
:
Nous avons
le
choix
entre
six
systmes
de
filiation,
on va
prendre
celui-l, car c est
le plus commode.
Comment
le
systme de filiation est venu
existence,
personne ne
peut le dire. Et
pourtant
il
y a
quelque part
un sujet collectif,
qui
transmet le discours,
qui
transmet les convictions. Parce que, s il n'y avait pas ce sujet collectif, on
n observerait pas l existence
de
ces
modles
(dont le
modle
archaque de
domination
masculine) qui
fonctionnent admirablement
et que chacun
intriorise. Comment faire pour
passer
de l individuel au collectif? On est
toujours pris -
c est
l un
des problmes cruciaux de
la sociologie,
de
l'ethnologie,
et
de
la philosophie aussi, je suppose entre l ide de
libert
individuelle
et
celle
de contrainte
sociologique
collective.
Toute
vie
procde
de
la liaison
entre
les
deux.
Mais, mme
si
on
est
libre
en
esprit (la
libert
en
esprit,
nul ne peut la nier), il n est pas
vident
que
cette libert
ne soit
pas elle
aussi contrainte
par un
certain nombre
de
cadres qui font que
l imagination nous
fait dfaut
pour concevoir
des
choses
possibles
et
effectivement
pensables
mais qui n ont pas encore t penses par
qui que
ce
soit.
Claudine Haroche
: // y aurait toujours,
autrement
dit, une gnalogie
des
formes
de
pense.
On
le
voit
dans
la
peinture
: Picasso,
qui
a
t
un
grand innovateur, a
t
trs influencpar
Puvis de
Chavanne.
.
Franoise Hritier : Les peintres sont soumis
d une
certaine manire
l objectivit
du regard - ensuite
ils
peuvent
en faire ce
qu ils
veulent.
Il
peut donc y
avoir
des
contraintes
naturelles. Je
pense
un exemple prcis
dont je me sers souvent pour
discuter
de
l observation
d un
fait, de
sa
restitution physique
et
de sa restitution
intellectuelle
: Galile a rendu
comprhensible
mathmatiquement la courbe parabolique
des
jets d eau ou des
lancers
de
boulets
par
un
canon.
Avant
lui, pour
la
mathmatique,
la
force
98
7/25/2019 Francoise Heritier
10/21
Regard
et
anthropologie
de propulsion tait
rectiligne et oblique,
elle partait vers le
haut
puis
s affaiblissait,
et
quand
la course du boulet
ou de l eau
n avait plus
de
force
propulsive,
selon une ligne continue, plate
et
non
courbe, elle se
brisait net
et
le boulet ou l eau tombait
la verticale. Le
critique
d art Fran-
castel
montre
que,
bien
avant
Galile,
les
matres
de
la
Renaissance
plaaient
des jets
d eau dans
leurs tableaux,
et que
leurs jets
d eau
reprsentaient trs exactement
la ralit,
c est--dire
une courbe parabolique.
Il y
avait
donc
discordance
entre la ralit
de
la vision par
les
peintres,
qui
reproduisaient ce
qu ils
voyaient,
et
le travail intellectuel mathmatique,
qui s en cartait
radicalement.
Il
a fallu
attendre Galile pour que le
modle mathmatique corresponde
la
ralit
que
les yeux objectivement
voyaient, et que les peintres restituaient. Cela
implique
que la vision
proprement dite
et
la restitution
qui
peut en tre faite peuvent n avoir rien
voir
avec
le
regard
intellectuel.
On
n est
plus dans
le
regard moral,
mais
dans le regard intellectuel.
Claudine Haroche
: Avez-vous une
ide
de
la
raison pour
laquelle
le
regard,
qui
est
finalement reconstruction,
peut tre
radicalement
diffrent ?
Franoise Hritier : C est une
question absolument fascinante, mais
je
n ai
pas
de
rponse. Francastel ne se demande pas pourquoi il y
avait
cette
discordance autrement qu en la
plaant sous le
sceau,
si
je
puis dire, du
mpris : on changeait
de
catgorie, et il n'y avait pas
de
rapport
intellectuel entre
la
catgorie peinture
et
la
catgorie mathmatique.
Claudine Haroche
: Ce
sont des
questions
qui renverraient
deux ordres
de
perception
du
monde.
Franoise Hritier : On en
revient
l invisibilit
qui
nie
l autre.
Si on
avait
dit
un mathmaticien :
Vous devriez regarder ce que font les
peintres , il
aurait rejet cette
suggestion avec
ddain
en
disant
que
c taient
des
barbouilleurs
et que
leur exprience n avait pas de rapport
avec la
vrit
en
esprit
.
Claudine Haroche
: Est-ce que
c'est
le rapport
l invisible, ou l ide
mme
d invisible ?
Est-ce
qu il
y aurait
uneforme
d intangibilit
ncessaire,
invitable
?
Franoise Hritier :
C est,
je
crois,
l ide
de
la ralit des objets
invisibles
mathmatiques,
qui sont des
objets purs,
et d une
ralit pure. la
limite, je
dirais
que dans l esprit
des
mathmaticiens le
rel
est
impur,
que
seule la
ralit mathmatique
est
pure
et
que
c est le
rel
qui,
pour
des
99
7/25/2019 Francoise Heritier
11/21
Franoise Hritier
raisons
diverses, ne se conforme pas toujours
la pure ralit
mathmatique.
Claudine Haroche
:
Est-ce
galement
li aux
objets de la
perception
dont
l'tre
humain
dispose,
c est--dire
le regard,
la
vue,
les
sens ?
Les
sens ne
nous
leurrent-ils
pas
d une certainefaon
?
Franoise Hritier : D une
certaine
faon,
oui, les
sens nous trompent.
Les
illusions
d optique sont
bien
connues.
Le modle
archaque
dominant
sur
lequel
nous
vivons a t forg au moment o
l humanit
a commenc
sortir de l animalit.
Cela
a pris
des
millnaires,
des
centaines de
milliers
d annes
: entre
les premires apparitions d un type Homo
jusqu
YHomo
sapiens sapiens, il s est pass entre
500 000 et 900 000
ans. Ce sont donc
des
modles
qui
nous
viennent
de
trs
loin,
et
qui
ont
t
concocts
l aide
des cinq sens,
parce qu il n y avait pas d autres moyens
d'apprhender le rel
que
ceux-l. Or
les
sens peuvent tre trompeurs. a ne veut
pas
dire pour
autant
que nous
n avons pas affaire de l exprimentation
rationnelle, ni surtout de
la
rflexion de type
rationnel.
Cette
rflexion
archaque
n est pas ncessairement magique, ni
fonde sur de
fausses
observations :
elles sont tout aussi
rationnelles
que celles que nous faisons,
simplement
toutes
les donnes ne sont pas
prises
en compte en mme
temps,
avec
leur
juste
poids,
et certaines sont purement et
simplement
ignores.
Dans la
gense
du
modle dominant,
la
question
centrale.
est
le
fait
que les femmes, pour leur
plus
grand malheur, font les fils, c est--dire les
semblables
des
hommes que les
hommes ne peuvent pas faire eux-mmes.
Pour
nos
anctres,
qu elles fassent
des filles
n avait
rien
d extraordinaire :
elles
se
reproduisaient l identique.
Pour
que les hommes
se
reproduisent
l identique -
ce qui tait
leur
plus
grand dsir
mais ce qu ils
ne
pouvaient
faire
tout seuls il leur a
donc
fallu s approprier les corps des
femmes. Tous
les
malheurs des femmes
viennent
de
l. Mais cette
appropriation indispensable
se doublait de
l ide que, si les
femmes
ont la
capacit
de
produire
des
corps
diffrents
d elles-mmes, elles
ne
peuvent
le
faire par
elles-mmes,
car comment
de
l identique
pourrait-il
faire du
diffrent ?
Nos anctres ont conclu
de ces observations
et rflexions que c est
le sperme qui met les
enfants
dans les femmes. De prfrence,
des
fils,
toutefois il arrive
que
la
force
masculine soit prise en dfaut,
et
la force
fminine
fait que
cet enfant
sera
transmu
en
fille dans le
ventre
maternel.
Mais, normalement, c est
un
fils que
l homme
implante dans
un
corps
de
femme.
Claudine
Haroche
:
Une
fille serait
un
garon
rat.
. .
100
7/25/2019 Francoise Heritier
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Regard
et
anthropologie
Franoise
Hritier
:
C est
le
cas en effet
dans
les systmes de
reprsentations jusqu au-boutistes
de type
aristotlicien.
Mais
on peut dire qu il y
a
eu l origine
une
interprtation
errone
de
la ralit,
mais
d une
ralit
telle que nos
anctres
ne pouvaient pas l apprhender avec
leurs
moyens
de
connaissance,
puisqu ils
n avaient pour
cela que
les
sens. Comment
auraient-ils pu connatre le systme gntique, savoir que des gnes sont
ports par les
chromosomes,
qu il y a une rencontre
de
gamtes, un
mlange
de X
et
de Y,
que
chaque
enfant
est unique
et
qu il y a
une
part
qui
vient
de
chacun
? Nous savons tout
cela
depuis trs
peu
de temps. Nos
anctres tiraient un certain nombre de conclusions
de
ce
qu ils
voyaient.
Les hommes
de
toutes les socits ont tir les mmes conclusions parce
qu il y avait une
ncessit
absolue ce
que
cela fonctionne ainsi
;
il n'y
avait
pas
tellement de
choix
,
comme je
le disais
tout
l heure, et pas
d autre
solution de
rechange
pensable que
de
se
dire
:
II
nous
faut
absolument des femmes
pour
avoir des
fils.
Tout montre
la
ralit
de
cette
rflexion
sur
l usage que font les hommes du corps
des
femmes, y compris
la
rpartition de ces diffrents types
d usage
dans diverses
socits, qui
sparent trs troitement l usage reproductif
de
l usage sexuel, et mme
parfois
de
l usage purement domestique,
de
confort. Chez
les
Grecs,
par
exemple, un
citoyen
avait recours
trois
femmes :
son
pouse
lgitime, qui
tait l pour faire des fils, avec qui il tait hors
de
question
de
chercher
prendre du plaisir il tait
surtout
hors
de question
qu elle en prenne,
elle. Ensuite la concubine,
qui
s occupait du linge,
de
la nourriture. Puis,
pour
le
vrai
plaisir,
plaisir
sexuel, plaisir
de l esprit,
l htare.
Ces
trois
usages sont
gnralement
confondus dans la mme
femme.
Mais il
peut y
avoir
dans certaines socits ce
dcouplage
entre les fonctions fminines,
ce
qui
rend bien
compte d une
rflexion sur
la
question.
Toutes les
socits n optent pas pour une seule et unique solution,
mais
elles
ont
toutes une rflexion
sur
les
usages
du
corps des femmes,
qui lgitime
la
domination
masculine.
Claudine Haroche
: Est-ce que vous pensez
que ce
modle
archaque
dominant,
que
vous
avez
voqu
plusieurs
reprises,
pourrait
tre
mis
mal
par des lments
d une
rvolution anthropologique silencieuse ?
Franoise Hritier: Cette rvolution anthropologique n est pas
silencieuse.
Elle accompagne une rvolution
d ordre
politique extrmement
importante,
qui
s est produite
dans
le XXe sicle :
la
lgalisation
de la
contraception.
La contraception est ce qui
donne
aux femmes le statut de
personne
parce
qu elle leur
donne
le droit
de
disposer
de
leur propre corps.
Les hommes ont ce
droit en naissant,
les
femmes
non. Avec le
droit
la
contraception,
elles accdent
la
dignit de
personne,
parce
que, avec la
101
7/25/2019 Francoise Heritier
13/21
Franoise
Hritier
capacit
de
choisir
et
de
dire non, viennent bien d autres acquis : consentir
l union,
choisir son
poux... Toute une srie
de droits
va avec la
contraception. C est la raison pour laquelle la
contraception
est la bte noire
d un
certain nombre d tats, qui ne veulent pas tellement
que les
femmes
accdent
l autonomie du
statut
de
personne.
Claudine Haroche
:
Est-ce la
question de la
matrise
des corps
?
Franoise Hritier: La matrise
des
corps, mais aussi
des
esprits.
Lorsque la contraception
a t
accorde lgalement aux
femmes
dans notre
pays,
c a
t le rsultat d une erreur d apprciation d un pouvoir
essentiellement
masculin
il y avait
peu
de femmes
la
Chambre
des
dputs. Il
tait
ncessaire
de rguler
les naissances pour beaucoup de
raisons,
qu elles
fussent
de sant
ou
de rentabilit
conomique
;
or
la
contraception
permettait
de diminuer
le
nombre des
avortements,
qui
mettaient en pril
la
vie
et la
sant des femmes. Rien n empchait cependant
de la
mettre
entre
les mains
des hommes. Mais,
s il
y a
peu
de recherches
sur
la
contraception
masculine, c est
justement
cause de la
vivacit
du modle
archaque : la
contraception
masculine est vue comme une atteinte la
virilit. De plus,
on
a l habitude
de
penser
que tout
ce
qui
concerne
les
enfants est du
ressort
du
fminin.
Il
tait donc
normal
de
leur confier
cette
charge-l,
puisque
cela concernait
les
enfants.
Les
femmes
ont su
se servir
autrement de
ce
droit.
Mais ce
n tait pas prvu par
le texte
de la
loi.
Le
regard
a
manqu
nos
dputs.
Ils
n ont
pas prvu les consquences
potentielles parce qu ils se trouvaient
dans
le point d aveuglement
normal
de
notre
socit, o femme implique maternit.
Les
femmes ont t domines,
contraintes
rsidence
dans le domestique, loignes
du
savoir, du pouvoir
et,
de
plus, dconsidres :
si elles
ne
savaient
rien, ce n est pas
parce
qu on ne leur apprenait rien,
c est parce
qu elles taient naturellement
btes.
Cela
procde
du
fait qu il a fallu aux hommes s approprier
les corps
des femmes, en leur interdisant toute
possibilit de
rbellion, pour
qu elles leur
fassent des
fils. La longueur du processus implique la
ncessit
de
l appropriation
physique,
une
appropriation
qui se
rgle
entre
hommes
qui
s changent
les femmes. Le
frre
qui a
donn
sa
sur
un
homme
et
a
obtenu
en change
la
sur
de
cet homme pour en faire
son
pouse
et la
mre de ses enfants est garant,
pour cet homme,
de son
mariage : si l une des deux
pouses quitte
son
conjoint, ce sont les
deux
mariages
qui
s'effondrent. C est la
base
du fonctionnement matrimonial
des socits traditionnelles.
Claudine
Haroche : C est une espce de circulation trs perverse.
102
7/25/2019 Francoise Heritier
14/21
Regard et anthropologie
Franoise
Hritier : Oui,
on peut dire cela de
la
circulation
des
femmes
entre
les
hommes. Si cette organisation procde
du
fait
que
les femmes
font
les fils des
hommes,
il
est bien
vident que
leur libration ne peut se
faire
qu
l endroit mme qui
justifiait
leur
asservissement.
Cela ne
veut
pas
dire
que
les
femmes
vont
cesser
de
faire
les
fils
des
hommes,
cela
veut
dire qu elles n'y sont plus contraintes,
et
aussi qu a disparu
la
croyance
que ce sont les hommes
qui
mettent leurs fils dans le corps
des
femmes.
On sait dsormais
que ce
n est pas vrai. Cela implique
de
repenser le
rapport
la
maternit, mais
c est une
autre histoire.
Claudine Haroche
: Ne
pensez-vous
pas,
propos
de
ce
modle
archaque
dominant,
que
d une certaine faon
l invasion
des
socits
par les
images,
par la tlvision, peut produire des effets
imprvisibles ? Elle est source
d alination
de
par
le
type
de modle
vhicul,
mais
en
mme
temps
source
d mancipation
de
par des modles pouvant conduire la rflexion.
Franoise
Hritier
:
mancipation
ou
alination,
cela peut
tre les
deux.
C est peut-tre
l
mon point d aveuglement. L ouverture de
la
tlvision, de
plus
en
plus,
une forme
de divertissement qui
ne
demande
rien
l'intelligence utilise le dsir
des gens de
se faire
connatre.
Pour l essentiel,
maintenant, tous
les
dbats
sont des
dbats de socit o
tout
le
monde
a
la
parole.
On explique
cette invasion
par le dsir
des
individus
de
devenir quelqu un,
ne serait-ce que, comme disait Andy
Warhol, un
quart
d heure.
Passer
la
tlvision, mme
si
c est pour raconter
sa
vie
la
plus
intime,
ne
choque
plus
personne. Cela a un effet peut-tre librateur. Je
n en
suis pas sre : je
crains
des effets ultrieurs dvastateurs pour
les individus.
Mais ce dont
je
suis absolument
persuade,
c est
que
ce
type d mission
(Guignols, Ardisson...)
change radicalement la donne du jeu politique. Si
on analysait cette
aune ce qui
s est pass lors
de
l lection prsidentielle
de
2002, on se rendrait peut-tre compte que la rvolution politique qui
s est produite n est pas une
rvolution momentane,
dont ceux
qui
sont au
pouvoir peuvent se rjouir
parce qu ils en
sont
les
bnficiaires ;
peut-tre
en seront-ils
les
victimes.
Ces
missions
tuent
une
forme
de
respect
qui
est
indispensable au
juste exercice
de
la
politique.
Il ne
peut pas y avoir de
politique sans
un
minimum de respect rciproque du politique pour
ceux
qu il prend
en
charge
et
de
la population pour
ceux
qui
la gouvernent.
Claudine Haroche
:
Ne s agit-il pas davantage
d une
espce d exhibition,
de
triomphe des sensations
et
des
pulsions
contre le sens ?
Franoise Hritier : C est
trs
exactement
cela,
avec l ide que chacun
est un petit dieu pour lui-mme, envers
et
contre tous.
103
7/25/2019 Francoise Heritier
15/21
Franoise
Hritier
Claudine Haroche :
// y
aurait
l un
paradoxe qui tiendrait une forme
de ressentiment lie l absence de rflexion,
et
en mme
temps
une
rflexivit
gnralise
et
constante
des
socits sur
elles-mmes. Dans
ces
missions
de
tlvision, on voit des gens qui exhibent l intime, n ayant ni regard
sur
eux-
mmes ni
pudeur,
exposent
et
partagent une
fausse
chaleur.
Par
rapport
au
regard,
il
y
a prsent quelque chose
de
trs profond,
me
semble-t-il, comme
si l acte de regarder tait rflchissant mais nonplus
rflchi.
Franoise Hritier : On arrive l ide que chaque cas individuel (le cas
de celui qui s expose en disant
que
l on ne s est pas
occup
de lui) ramne
le
monde
lui.
Et mme quand il
reconnat
que
cela
peut
tre
diffrent
pour
les
autres, il tablit une
chelle
de valeurs : C est peut-tre
diffrent
pour les
autres,
mais je
parle
du
haut
de
ce
que je connais, et comme je
suis
un
dieu,
c est
mon
point
de
vue
qui
compte.
C est
cette
ide-l qui
est
forte maintenant
en
France,
et qui
est
derrire les
diffrents
mouvements
revendicatifs qui
tonnent
dsormais
:
Voil que les
gendarmes s y
mettent,
les
mdecins aussi, etc. Mais non, c est
que
chacun est
devenu
la
norme.
Et
si
chacun
devient la
norme,
il
n y a plus de
norme.
Claudine
Haroche
: C est
producteur
d anomie, si
l on
reprend le
terme
de
Durkheim,
et,
fondamentalement, c est
quand
mme quelque chose qui
intresse
l anthropologie, c est--dire
la
question du
rapport
la
loi, et
l interdit.
Franoise Hritier
:
Oui, c est pour
cela
qu actuellement j ai plutt
tendance
considrer
que
la tlvision
se
comporte non pas comme un
instrument
de
libration
mais comme
un instrument
de
totale
alination.
Claudine Haroche : Pensez-vous en dfinitive que
la
question
du regard,
d une
certaine faon, nous amne la
question
du soi, d un soi
sans
frontires, qui
prsenterait
deux aspects compltement
contradictoires
: Vgocen-
trisme et
la
fusion ?
Franoise Hritier: Oui, mais pas
la
fusion avec le monde. La fusion
avec
fort
peu
de
gens,
la
fusion
avec
un
autre
idalis, et qui
peut
tre
jet
si
la
fusion
ne
marche pas ou plus. Ce
type de
fusion n est pas
contradictoire avec l gocentrisme
:
il en est
un
des
modes majeurs d expression,
dans des socits
comme
la ntre, o
le droit de l individu
prime sur
celui
de
la socit.
Ce n est
pas que je considre que les
modes
collectifs
d'existence
de
type lignager soient des modes dmocratiques : il y a une rgle, il
faut s y plier, il y a des dominants
et des
domins, il y a ceux
qui ont
le
pouvoir,
et
les
jeunes
doivent
se
taire
dans les socits
lignagres.
La
vie
104
7/25/2019 Francoise Heritier
16/21
Regard
et
anthropologie
se
fait
selon une sorte
de
cycle,
un mouvement,
toujours le mme, o
chacun
trouve
sa
place, ce
qui
d une certaine faon peut tre rassurant. Je
ne pense certes
pas
que les socits
devraient vivre
toutes sur ce modle,
mais
celui
que nous
connaissons, o
l on
considre
que
ds
la
petite enfance
l individu
a
tous
les
droits,
qu il n a
pas
besoin
d apprendre
et
d intrioriser
la
rgle
et
le
fonctionnement du
social,
et qu il peut exercer
ces
droits, sans
contrepartie,
ce
modle-l,
d un
soi
sans frontires selon
votre
expression, on ne voit pas
quelle
socit
viable il peut
construire.
De temps
en temps,
le langage est l, comme rvlateur.
Je
pense au cas
d une
femme
qui
s tait
cass
le poignet
chez
son employeur. Elle
avait
une
trentaine de
sances
de kinsithrapie,
pour
lesquelles elle prenait un
taxi, pay par la Scurit sociale,
qui l attendait et
la raccompagnait. Je
l ai rencontre
dans
un supermarch, o elle tait venue
en
vlomoteur,
ce
qui
m a
tonne.
Elle
m a
expliqu
qu elle
pouvait
le
faire
depuis
longtemps
et
qu elle devait se dpcher
de
rentrer parce
que
le
taxi
allait venir
la chercher (supermarch et
kinsithrapeute
sont voisins).
Je
lui ai
demand
pourquoi
elle
ne
faisait pas tout en vlomoteur. Elle m a
regarde,
totalement offusque,
et
m a
dit,
au
sujet du
taxi : J'y
ai
droit
Claudine Haroche
: N est-ce pas,
fondamentalement, la
question
des
droits et
la
question
des devoirs
?
Franoise Hritier
:
C est surtout l absence du sens
de
la responsabilit.
Les
devoirs ont t
carts.
Se
faire
conduire en
taxi,
peut-tre
que
cela
lui
donnait
un sentiment
d exister,
un sentiment de revanche sur le
sort. L ide
de
profiter
de
ses
courses quotidiennes faites
en
vlomoteur pour faire
faire
une
conomie
la
Scurit sociale
ne lui
est
jamais
venue,
et
mme
je crois qu elle
a
t offense par ma
remarque.
Cette
histoire
n est pas
exactement
adapte
notre
propos, mais elle
dit
quelque chose
de
juste
:
une
personne
d une
soixantaine
d annes, qui
a
travaill
jeune,
a
pu intrioriser
facilement, par rapport
toute une
ducat ion
ncessairement
diffrente
(car dans son
enfance
il
tait
peu
question
de
droits),
le discours
dominant.
O
Pa-t-elle
pris
?
Dans
les journaux
?
Non, les discours politiques ne l intressent pas.
C est
simplement l image
qu on voit travers la tlvision; elle a trs vite intrioris
un
certain
nombre
de
choses, dont celle-l
:
J'y ai droit. Avoir droit
quelque
chose ne veut pas dire : J ai
un
droit abstrait qui peut devenir l occasion
concret ; mais : Je dois
tout
faire pour
en
profiter.
Claudine Haroche : C est
la
diffrence entre le droit qui,
fondamentalement entend protger
le
faibleface au fort et
le
droit qui
traduit la
recherche
de
profit
et d avantage.
105
7/25/2019 Francoise Heritier
17/21
Franoise Hritier
Franoise
Hritier
: Exactement. Dans
l esprit du droit,
le
droit c est la
protection
des
individus
;
il reconnat ce
qui
est
vtre. S il devient
non pas
cette
capacit abstraite
de
reconnaissance,
mais
une source
de
profit, il
devient
la
limite
une source d exaction.
Claudine Haroche
: N aperoit-on
pas
l
une influence
de
certaines
formes extrmes
de
libralisme et
de la
jurisprudence et du
droit
dans les
relations
aux Etats-Unis
?
Je pense l expression I m going to
sue
you ,
Je
vais
vousfaire unprocs,
je vais
vous poursuivre ,
utilise tout
propos,
pour
tout et n'importe quoi...
Est-ce que
ce n'est
pas
a?
C est--dire
quelque chose
de l ordre
du
profit
et
de la revanche, d inspiration prof nd-
ment ingalitaire.
Franoise
Hritier:
Profondment
ingalitaire, certes,
parce
que,
partir
du
moment
o chacun estime
avoir
le droit pour
soi,
il est
bien
vident
que la
confrontation l autre devient
une
confrontation non plus
feutre mais
brutale
: votre droit n est
peut-tre
pas conu comme
lgitime
par
les
autres.
On en
revient donc
la ncessit
de
la norme
sociale.
Claudine Haroche
:
Et aux distances, auxformes
de la mdiation
?
Franoise Hritier : Aux formes
de
la mdiation,
oui.
Mais est-ce
suffisant ?
Tout
ce
dont
on vient
de
parler s explique par le regard port
sur les
choses. Le regard individuel
que
les gens portent,
et qui
est une
faon
particulire, par rapport
soi,
de
traduire le regard global
que
la socit porte
sur
elle-mme, est un
regard
excessif. Le
regard
globaLque
la socit
porte
sur elle-mme
exprime
de
faon
franchement galitaire :
Tous les
individus ont
les
mmes droits; mais cette dclaration se traduit pour
chacun : J ai tous
les droits, et les autres ne
peuvent
avoir que les reliquats
de
mon propre
droit.
Claudine Haroche
:
N y a-t-il pas en dfinitive, dans les socits
dmocratiques
galitaires,
des
formes
d ingalit,
de brutalit,
de
rapports
de
force, un durcissement
du regard?
partir
du
moment
o on
cultive le
look , l apparence,
la
prsentation
de soi,
ne
se retrouve-t-onpas
dans
des
rapports de
face--face
sans formes ni protections
?
C est--dire
o
la
plastique
et
l apparence
ont
tendance effacer toute intriorit ?
Franoise
Hritier
:
Certes, on affiche tout
sur soi-mme,
on affiche son
identit sur
soi
: l ostentation est
vidente.
Je n utiliserais peut-tre pas le
mot durcissement , ce serait
plutt
une acuit qui s affiche. Il faut poser
sa
diffrence
tout
en
tant
semblable
en
apparence,
en
respectant
les
codes
106
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Regard et anthropologie
partags par
des ensembles
sociaux
qu on
peut cerner. Le regard
des
socits
traditionnelles,
et
particulirement
de
ces socits lignagres
que
je
connais un
peu,
n est pas ncessairement un
regard
irnique de
douceur.
Mais il pose des
limites,
il dit
o
se situent les droits, met en
vidence
des
formes
et
des
hirarchies,
qui
doivent
tre
respectes
par
tous,
quelles
que soient les
appartenances.
Claudine
Haroche
: C est donc
un
regard qui fait l objet
de
codifications,
qui
reflte
des
classifications
et des
appartenances
?
Franoise Hritier:
II
fait l objet de codifications. Tout fait.
Cependant,
ces appartenances ne
tiennent
pas ncessairement des
catgories
sociales
;
elles
tiennent davantage des associations de
consentement et
de
reconnaissance
mutuels,
qui
sont
fondes, comme vous
le disiez,
sur
le
langage
et
l apparence. On peut y
ajouter
d autres
raisons
: le fait
de
s tre trouv
dans une mme classe,
de
vivre dans
un
mme quartier sont des causes
objectives du sentiment d appartenance chez les adolescents.
Claudine Haroche
: Je pense une espce de
recul
de la citoyennet
devant les revendications
identitaires
: les individus
ont
beaucoup
plus
dcliner une
identit qu une citoyennet (citoyennet qui
n tait
qu un cadre
gnral
etfaisait
moins
appel au
regard).
Franoise
Hritier
:
La
citoyennet
implique
une vritable
intelligence,
au sens
d intellection, de
comprhension, du fait qu elle dpasse les
divisions individuelles. Mais
il
faut
bien savoir
que
le
culte
de
l individualisme pouss, et du
libralisme,
tel
qu il
existe
l heure actuelle, ne
va
pas
ncessairement
dans le sens
de
la dmocratie. De
fait,
l apprhension
intellectuelle
de
la citoyennet ne
dpend pas
du regard
port par
les
individus sur les choses et sur les
autres,
au sein d un systme
de
reprsentations
global. C est une construction.
Claudine
Haroche
:
II y
a
eu
des
travaux
sur
le
corps
en
anthropologie,
comme l article fondateur
de
Mauss
sur
les techniques du corps . Avez-
vous
une
hypothse sur la raison
pour laquelle le regard
finalement
a
t
peu
travaill? Le corps l a t,
mais comment
se fait-il
que le regard
il
y
a
certes eu
la
tradition
des
physiognomonies qui
est le lieu de l intriorit,
de
l exprience intime, au cur du rapport
domins/dominants,
faibles/forts,
ait t si
peu
tudi en
tant
que tel ?. .
Franoise Hritier
:
A cause
de son
vidence mme.
Quand
les choses
sont trs videntes, qu elles
vont
de soi pour
la
plupart des
gens, elles
ne
107
7/25/2019 Francoise Heritier
19/21
Franoise Hritier
sont pas questionnes. Je
me
suis souvent demand pourquoi Claude Lvi-
Strauss
ne s est jamais pos la question de la valence diffrentielle des
sexes. Il dit qu l origine
de
la
socit
on
trouve
la prohibition
de
l inceste,
et
il a
raison.
Il a fallu
que
des
hommes
s interdisent d avoir
accs
leurs
filles
et
leurs
surs,
pour
les
changer
avec
d autres
hommes,
dont
ils
recevaient
les
filles
et les surs pour en
faire
leurs pouses, et
sur
cet
change
se
sont
construits des liens
solides
entre
hommes.
Mais,
pour
pouvoir
le faire, il
fallait
qu il
y
et aussi cette valence diffrentielle
des
sexes
qui
faisait
que
c taient les frres qui
avaient
le droit d changer leurs
surs
et
non pas l inverse ou un systme global marchant dans
les
deux
sens. Pas du tout, a fonctionne
toujours
dans
le
mme. Cela
implique
que
la
valence diffrentielle des sexes tait
l
de
faon
concomitante
la
prohibition de
l inceste.
Lvi-Strauss
ne s est
pas
pos la question
parce
que
pour lui
cela
allait de
soi
:
la
domination
masculine
tait
un
donn
non
questionnable,
sur
lequel
le
regard
sociologique ne se portait
pas.
Claudine Haroche
:
Est-ce que ce serait
la
question
de la problmatisa-
tion des vidences
?
Franoise Hritier
:
Oui, dont
la ncessit
s explique par l aveuglement
slectif des
socits qui
fait
que les choses qui sont vraiment
fondamentales
pour leur
quilibre
et
leur maintien vont
de
soi,
et
qu on n a pas
se
poser
de
questions
sur
ces choix , considrs comme
naturels.
Claudine Haroche : Vous
avez
laiss entendre qu on tait dans des
socits de
transgression. De transgression, d ignorance de
Vautre,
de mconnaissance. .
Franoise Hritier
:
Je
ne
dirais pas
a. Il faut voir
quel point le mot
respect intervient dans
les
paroles des jeunes... Quand
un
enfant
rpond
II
m a
trait
un professeur ou un
ducateur
qui demande
la
raison
d une bagarre, on
peut
en rire
sur le mode grammatical.
Mais
ce
n est pas la question,
de
savoir
de
quoi il
a
t
trait.
II m a trait ,
cela
veut
dire
il
ne
m a pas
considr
avec
respect
,
a
veut
dire
il
m a
trait
de
haut
,
comme on
disait autrefois.
Traiter
de haut ,
traiter avec
arrogance,
avec drision ,
ne
ncessite pas
de complment d objet.
Cela
peut
simplement vouloir
dire
avoir
t
omis
:
on ne
vous
regarde
plus, vous
tes
transparent,
vos
interventions
sont
nulles
et non avenues. On
n est
donc pas dans la transgression, on est au contraire dans la mise en vidence
des
deux modes
d usage
de ce type de regard, dont l un est
l absence
de
regard,
et
l autre au contraire le regard insultant. On
touche
par l
l'intgrit de l tre.
108
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Regard
et anthropologie
Claudine Haroche
:
Pourquoi
veut-on tre
regard ?
Pensez-vous que les
hommes et
lesfemmes
veulent tre
regards,
ont besoin
d'tre regards de la
mme
faon
? Un certain nombre d tudes
ont
t
faites
sur
le comportement
des
couples dans
un lieu
public:
l homme parcourt l espace du regard,
tandis
que
la
femme
souhaite
tre
objet
de
regard.
Est-ce
la
reproduction
du
modle
:
tre regardpour
avoir
ce sentiment d existence ?
Franoise Hritier :
L, nous
sommes en plein dans ce
que j appelle
le
modle
archaque
dominant. Nous disions
tout
l heure qu une
femme
n a
le
sentiment
d exister que dans la capacit d existence qui lui est reconnue
dans
ce modle non questionn,
jamais
questionn
du
fait qu il est cens
aller de
soi. Une femme n a
de valeur
dans ce
modle
que jeune, parce
qu elle peut procrer
et
parce
qu elle
est attirante sexuellement. Elle
n existe
pas
alors
par
elle-mme,
par son
intelligence,
son travail,
sa
russite, ses
capacits,
alors
que
les hommes existent par tout cela. On
peut
dmentir ce fait.
Mais
il n en est pas moins rel,
et
chaque femme le
ressent
profondment.
A ce moment-l,
mme
le regard de
son
partenaire
qui
observe les autres filles ou le monde...
Claudine Haroche
:
... peut tre ressenti
comme
une menace ?
Franoise
Hritier
:
... est une menace immdiate. Cela ne veut pas
dire
que
les femmes sont naturellement jalouses, anxieuses, etc. Elles
ont
simplement intrioris
le
modle de domination. Si
on
levait nos filles
et
nos
garons de telle faon
que les garons et les filles
aient
confiance
en eux
de
la mme manire,
cela
n empcherait certes pas
que
des
hommes
soient
saisis
du dmon
de
midi, mais
peut-tre
qu il ne serait
pas
aussi rdhi-
bitoire
que
cela
l est
qu une
femme ordinaire soit
saisie du mme dmon.
Claudine Haroche
: Donc,
fondamentalement, a
met
en cause
des
mcanismes
de
dfense, des
questions de
menace, aussi
bien pour les
hommes que pour lesfemmes.
Franoise
Hritier:
Qui
conduisent
d ailleurs
un
certain nombre de
jeux. Ces jeux
de
la
sduction, dont
on dit
ce
qui n est
pas
vrai que les
petites filles en sont armes naturellement
ds
la naissance.
Claudine Haroche
:
Pourriez-vous
dvelopper un peu la question de
l'enfant, du regard
sur l enfant
?
Franoise
Hritier:
Le regard
sur
l'enfant, dj dans
son
berceau, le
constitue
en
garon
ou en
fille
:
Quelle
jolie
petite
fille
,
Quel
petit
109
7/25/2019 Francoise Heritier
21/21
Franoise Hritier
gars costaud . Qu il y ait un
jeu hormonal qui fait que les garons sont
plus bruyants, plus
batailleurs que les
filles,
est
un fait avr. Mais
c est la
valorisation qui est accorde aux choses
qui
fait toute la diffrence. On va
valoriser chez
la
petite fille
la joliesse, la douceur et
chez
les
garons, le
ct batailleur,
qui
ne
s en
laisse pas
compter. Si un garon prend
quelque
chose
et que
l autre ne peut pas le reprendre, c est valoris ;
alors
qu une
fille
qui dfend
son jouet est
une
chipie. Trs vite,
les
rles
sont
marqus
et intrioriss par les
individus
dans le cadre du
modle
dominant du
regard port
sur
le masculin
et
le fminin.
Claudine Haroche :
Tout
fait
: valorisation de
l nergie,
de la
brutalit
et
de
la
force,
et
au contraire. .
Franoise
Hritier
:
...
dvalorisation
chez
la
fille.
On
construit
extrmement
vite des manires d tre. L enfant est trs
sensible,
c est une
terre
vierge, et on fabrique
aisment
la raction qu on attend
de lui.
RSUM
Anthropologiquement parlant,
le
regard est l'objet
d'un
apprentissage pour une
matrise
complte de
son
usage au
cur
des
relations
sociales
:
il
est
un
lieu
de
rapports
de
pouvoir.
De
ce
fait si
le
regard
des hommes peut se poser
sur tout
femmes comprises, celui des femmes n'a
pas
cette
libert. D'un
point
de
vue mtaphorique, on parle
du
regard sur
la socit laquelle
on appartient, c'est--dire d'une lecture intgre
du modle
qui la
gouverne. Mais
ce regard est
aussi sous la coupe
du
modle, et donc porteur de
points
d'aveuglement.
SUMMARY
Anthropologically speaking,
looking
must be learned
in
order
to completely
master
its use in
social relations
:
it is the sight
of
power relations.
In this
way although men's gaze
can
be
directed upon anything, including
women
women
do
not
have this same
liberty.
From
a
metaphorical
point ofview we talk about looking at the
society
we belong to in
other
words
carrying
out an
integral
reading
of the model which governs it.
But
this view is also influenced
by
the model, and
so
carries
blind
spots.
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