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7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107
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aractres gnraux
7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107
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2.
Concepts fondamentaux
COMME
I..:EMBRYON
dans la matrice,
le
fm s est dvelopp partir
d lments nettement distincts. Sa naissance rsulta de la combinaison
de la photographie instantane, telle que pratique par Muybridge et
Marey avec des appareils plus anciens tels que la lanterne magique et
le
phnakistiscope
Vmrent s y ajouter par la suite
des
apports tran
gers la photographie, tels que le montage et
le
son. Ce n en est pas
moins la photographie, et particulirement l instantan, que revient
lgitimement la premire place parmi ces constituants du
fm,
car elle
est et reste indniablement
le
facteur dterminant
du
contenu
fil-
mique. a natre de la photographie survit dans celle du fm.
l origine,
le
fm est apparu comme l ultime aboutissement de
l volution de la photographie, puisqu il allait assouvir enfin le dsir
immmorial de reprsenter des choses en mouvement. Ce dsir rend,
du reste, compte de certaines innovations importantes survenues
l intrieur mme du mdium photographique. En 1839, dj, lorsque
apparurent les premiers daguerrotypes et talbotypes, l admiration
se
mlait de dception devant ces rues dsertes et ces paysages brouills
2
Et dans
les
annes 1850, longtemps avant l introduction de l appareil
portable, on s attacha non sans succs photographier des motifs en
mouvement
3
.
C est ainsi que
les
recherches qui permirent de passer
de la photo pose l instantan firent rver aux moyens de pousser la
photographie plus loin encore dans la mme direction, c est--dire
jusqu au film.
Vers
1860, Cook et Bonelli, qui avaient mis au point
un appareil appel photobioscope, prdisaient une rvolution com
plte dans l art photographique)) : Nous verrons [ ] des paysages,
61
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C R C T ~ R E S G ~ N ~ R U X
annonaient-ils, dans lesquels les arbres se plient au gr du vent, les
feuilles qui tremblent et brillent aux rayons du soleil
4
ct du leitmotiv favori
des
feuilles,
ces
prophties des origines
faisaient une place de choix aux motifs apparents de la houle, des
nuages qui passent et des expressions changeantes du visage. Toutes
traduisent l attente impatiente de l instrument qui saurait saisir les
vnements
les
plus tnus du monde qui nous
entoure-
et particuli
rement
ceux
qui affectent les foules, dont
les
mouvements incalcu
lables ressemblent,
certains gards,
ceux
des
vagues ou
des
feuillages. Sir John Herschel, non content de prvoir les caractris
tiques essentielles de la camra, lui assigna une tche qu elle n a jamais
renie depuis : La reproduction vivante et vraie et sa transmission
la postrit la plus recule de tout change survenant dans la vie relle:
bataille, dbat, crmonie publique, pugilat
5
Entre autres prcur
seurs, Ducos du
Hauron rvait de ce que nous appelons maintenant
des
actualits et
des
documentaires, autrement dit
des
films qui
s attachent rendre compte des vnements de la vie relle
6
Mais
autant que sa capacit d enregistrement, on attendait de l image ani
me qu elle nous renseigne sur des mouvements imperceptibles nos
sens ou impossibles reproduire par d autres moyens: des transforma
tions soudaines de la matire, la lente croissance des plantes, etc. De
tous ces points de vue,
il
allait de soi que le Hlm poursuivrait dans la
voie ouverte par la photographie a.
En rsum,
les
considrations prcdentes qui valaient pour
la
pho
tographie restent vraies s agissant du mdium Hlmique, mais elles ne
s appliquent pas mcaniquement ni ne vont
assez
loin pour rendre
compte de toutes ses potentialits.
Il
nous faut
les
rlaborer et
les
prolonger. Ce sera l objet des trois premiers chapitres, qui s efforceront
de passer en revue
les
caractristiques gnrales du mdium. Ce cha
pitre-ci a pour objet
les
concepts de base
partir desquels se dvelop
peront les analyses ultrieures. e suivant examinera en dtail
les
fonctions d enregistrement et de rvlation du film.
Quant
au troi
sime,
il
traitera
des
affinits spcifiques de celui-ci.
l intrieur de
a. Dans L nvmtion du cinma op.
cit.
p 298 (rd. :
p
355), Georges Sadoul
fait judicieusement remarquer que
les
noms attribus aux camras primitives mani
festent les aspirations auxquelles celles-ci cherchaient alors rpondre. Des appella
tions telles que vitascope vitagraph bioscope et biograph voulaient videmment
traduire une affinit de la camra pour la
vie
, tandis que des termes comme
kintoscope kinetograph
et
cinmatographe
attestaient de l intrt port au mouvement.
62
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CONCEPTS
FONDAMENTAUX
ce cadre thorique
se
dveloppera ultrieurement une exploration de
divers domaines et constituants spcifiques
du
film ainsi que des pro
blmes que pose la composition cinmatographique.
PROPRITS DU MDIUM
Celles-ci
se
rpartissent en proprits fondamentales et proprits
techniques.
Les
premires sont identiques
celles de la photographie. Autrement
dit, le film est particulirement bien dot
pour
enregistrer et rvler la
ralit matrielle, qui se trouve tre ainsi son ple d attraction.
Mais le monde visible n est pas un. Une reprsentation thtrale et
un
tableau sont, eux aussi, rels et susceptibles d tre perus. Mais la
seule ralit qui nous proccupe ici, c est la ralit matrielle du monde
changeant dans lequel nous vivons. Nous emploierons galement
les expressions de ralit physique
>>
ou d >
ou de
rel
>>
ou, plus vaguement, de nature
>>
Une autre expression qui
pourrait convenir serait celle de
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CARAcrt RES
G ~ N ~ R U X
De toutes
les
proprits techniques
du
film, la plus gnrale et la
plus irremplaable est le montage. Il permet d tablir entre
les
prises
de vue une continuit significative et il est donc inconcevable en pho
tographie.
e
photomontage relve en effet davantage
de
l art gra
phique que
d un
genre spcifiquement photographique. Parmi
les
techniques cinmatographiques plus particulires, il en est cependant
qui ont t empruntes la photographie, telles que
le
gros plan, le
flou, l utilisation de ngatifs, la surimpression simple ou multiple, etc.
D autres, comme le fondu enchan, le ralenti ou l acclr, l inversion
du temps, certains effets spciaux , etc., appartiennent bien videm
ment en propre au cinma.
Ces indications sommaires suffiront. Il est inutile d entrer dans des
considrations plus pousses sur des questions techniques dont la plu
part
des
crits thoriques sur le cinma ont dj trait
8
Invariable
ment, ceux-ci s tendent longuement sur
les
tables de montage, les
faons d clairer,
les
divers effets obtenus par
le
gros plan, etc., alors
que le prsent ouvrage ne s intresse aux techniques cinmatogra
phiques que dans la mesure o elles influent sur la nature du film
telle que la dfinissent ses proprits fondamentales et leurs diverses
implications. Son propos ne porte pas sur le montage comme tel,
indpendamment des buts qu il sert, mais sur le montage en tant que
moyen pour mettre en uvre - ou pour mettre l preuve,
ce
qui
revient au mme - prcisment
ces
potentialits
du
mdium qui sont
en accord avec ses caractristiques intrinsques. En d autres termes, il
ne s agit pas ici de
p s s e ~
en revue pour elles-mmes toutes
les
mthodes imaginables de montage, mais bien plutt d valuer les pos
sibles contributions du montage aux ralisations cinmatographique
ment significatives. On ne laissera pas de ct les problmes de
technique ; mais on ne les examinera que s ils soulvent des questions .
qui dpassent
les
considrations techniques.
Cette remarque sur la mthode suivie dcoule d un fait assez
vi-
dent, savoir que
les
proprits fondamentales et les proprits tech
niques relvent
de
catgories nettement distinctes. En rgle gnrale,
les
premires ont la prsance sur
les
secondes, en
ce
sens que
ce
sont elles qui dterminent la qualit cinmatographique
d un
film.
Imaginons un film qui, attentif aux proprits fondamentales, enregis
trerait d intressants aspects de la ralit matrielle, mais qui compor
terait des dficiences techniques, un clairage maladroit, un montage
plat, par exemple. Il n empche que
ce
Hlm relverait davantage de la
spcificit du mdium que celui qui utiliserait
avec
brio tous
les
engins
6
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CONCEPTS FONDAMENTAUX
et toutes
les
astuces dont dispose le cinma au service d un propos qui
ignorerait la camra-ralit. Que cela ne nous induise pas, cependant,
sous-estimer l influence des proprits techniques. Nous verrons que
dans certains
cas
l usage savant de toute une gamme de techniques
peut confrer un cachet proprement cinmatographique
des
films
qui, sans cela resteraient non ralistes
a
LES
DEUX GRANDES TENDANCES
S il est vrai que
le
film est issu de
la
photographie,
les
deux ten
dances, raliste et formatrice, vont s y retrouver aux prises. Est-ce donc
un pur hasard
si ces
deux courants se sont manifests simultanment
ds l apparition du nouveau mdium? Comme pour prendre ds le
dpart la mesure
du
champ tout entier de la cration cinmatogra
phique, chacun d eux explora jusqu l puisement
ses
propres possibi
lits. Leurs premiers protagonistes furent Lumire, le strict raliste, et
Mlis, qui laissa libre cours son imagination artistique. Leurs films
matrialisent, pour ainsi dire, la thse et l antithse au sens hglien
9
umire et Mlis
Les
ftlms de Lumire comportaient une authentique innovation,
par rapport au rpertoire du zootrope de Horner ou aux peep
boxes
(botes images) d Edison
10
: ils reprsentaient la vie quotidienne
la manire des photographies Certaines de
ses
premires ralisa
tions, telles que
Le Djeuner de
bb ou
La Partie
d cart, tmoignent
du plaisir que procurent au photographe amateur
les
idylles familiales
et
les
scnes de genre
12
Et
il
y eut L Arroseur arros qui jouit d une
immense popularit,
car
de la vie banale mme, on voyait surgir une
histoire, avec une conclusion comique par-dessus le march : un jardi
nier tout occup arroser des fleu.rs ne remarque pas le jeune garne
ment qui met
le
pied sur
le
tuyau pour le retirer au moment prcis
o
sa
victime intrigue examine l embout soudain tari : le jet frappe
le jardinier en plein visage.
Le
dnouement est de la mme veine : le
jardinier donne la chasse au gamin et lui administre une fesse. Ce
film qui est comme la cellule germinative et l archtype de tous
les
a. Voir p. 110, 145.
65
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C R C f ~ R E S
G ~ N ~ R U X
films comiques venir, reprsentait de la part de Lumire une tentative
audacieuse
pour
prolonger la photographie en un moyen de raconter
une histoire
13
Dans ce cas-ci,
l
s agissait seulement d un incident de
la vie courante. Mais c est prcisment cause de
sa
vrit photogra
phique que Maxime Gorki en ressentit comme un choc. Vous avez
l impression, crivit-il propos de L Arroseur arros, que
les
gouttes
vont rejaillir sur vous, vous vous canez involontairement
14
Au total, cependant, Lumire semble avoir compris que raconter
une histoire n tait pas son affaire ; cela posait des problmes qui,
apparemment, ne l intressaient gure.
Les
films narratifs que lui
mme ou son entreprise ralisrent- quelques autres comdies dans
la veine de la premire, de brves scnes historiques, etc. - ne sont pas
caractristiques de sa production
5
a plupart de
ses
filins sont des
enregistrements du monde qui nous entoure pour nulle autre fin que
de nous le montrer. C est du moins ce que Mesguich, l un des
as>>
de la camra chez Lumire, considrait comme leur message.
une
poque o
le
parlant tait dj en plein essor,
l
rsumait ainsi l uvre
du matre : mon sens, les frres Lumire avaient justement fix le
domaine vritable
du
cinma. Le roman, le thtre suffisent l tude
du cur humain.
Le
cinma, c est
le
dynamisme de la vie, la nature
et
ses
manifestations, la foule et
ses
remous. Tout ce qui s affirme par
le mouvement relve de lui. Son objectif est ouvert sur le monde
16
En
ce sens-l, il est bien vrai que l objectif de Lumire s est ouvert
sur le monde.
Que
l on pense
ses
inoubliables premires bobines :
a
Sortie
des
usines
Lumire,
L Arrive
d un train
en
gare
de
a
Ciotat,
a
Place des Cordeliers Lyon
17
: ils ont pour thmes des lieux publics,
avec des flots de gens dans toutes
les
directions.
Les
rues bondes
saisies par
les
objectifs strographiques de la fin des annes 1850
ressurgissent ainsi sur l cran primitif. On avait l la vie dans
ses
moments les moins matrisables et les plus inconscients, un fouillis de
formes fugitives et jamais enfuies, que seule la camra pouvait saisir.
Le plan souvent imit de la gare, qui met
si
bien en vidence la confu
sion des arrives et des dparts, illustrait loquemment l indtermina
tion de ces formes, de mme que les nuages de fume s levant
paresseusement suggraient leur caractre fragmentaire. Il est significa
tif
que Lumire ait utilis en plusieurs occasions ce motif de la fume.
Et
il tait apparemment soucieux de prserver le donn de toute inter
frence personnelle. Enregistrs de manire dtache,
ses
plans font
penser cette photo imaginaire de sa grand-mre que Proust compare
avec l image d elle qu il conserve dans sa mmoire.
66
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CONCEPTS
FONDAMENTAUX
Les contemporains apprciaient dans ces films les qualits mmes
que les prophtes et les prcurseurs avaient discernes dans leur vision
anticipe du mdium. Il tait invitable que
les
commentaires sur
Lumire voquent avec enthousiasme le frmissement des feuilles
sous l'action
du vent.
Le
journaliste parisien Henri de Parville, par-
lant notamment des feuilles qui tremblent, rsumait le thme gnral
de Lumire par
la
formule : la nature prise sur le fait
18
.
D'autres
insistaient sur le profit que la science pourrait tirer de l'invention de
Lumire
19
. En Amrique, sa camra raliste mit en droute le kinto-
scope d'Edison et
ses
sujets mis en scne
20
Le rgne de Lumire sur les masses fut phmre. Ds 1897, peine
deux ans aprs qu'il eut commenc produire des films, sa popularit
s'effondra. La sensation tait retombe.
es
beaux jours taient passs.
Le dsintrt amena Lumire rduire sa production
21
Georges Mlis prit le relais, renouvelant et intensifiant la sduction
mousse du mdium. Cela ne signifie pas qu'il n'ait, l'occasion, mis
ses pas dans ceux de son prdcesseur. ses dbuts, il proposa lui
aussi son public des visites touristiques ou, la mode du temps, des
dramatisations ralistes de l'actualit
22
Mais sa contribution majeure
au cinma consista substituer la ralit sans mise en scne l'illusion
fabfique, et aux menus faits de la vie courante, l'intrigue invente
23
Les deux pionniers taient parfaitement conscients de la diffrence
radicale de leurs approches. Lumire confia Mlis qu'il considrait
le fm comme gure plus qu'une curiosit scientifique
24
laissant
par l entendre que son cinma ne saurait prtendre quelque finalit
artistique. En 1897, Mlis, pour sa part, publia un prospectus qui
engageait la controverse avec Lumire : MM Mlis et Reulos
se
sont surtout fait une spcialit de scnes fantastiques ou artistiques,
reproductions de scnes de thtre, etc., de faon crer un genre
spcial, entirement distinct des vues ordinaires du cinmatographe,
consistant en des scnes de rue ou des scnes de la vie ordinaire
25
Le
succs acassant de Mlis semblerait indiquer qu'il rpondait
des attentes que le ralisme photographique de Lumire laissait insatis-
faites. Lumire flattait le sens de l'observation, la curiosit pour '' la
nature prise sur le fait Mlis tournait le dos aux beauts de la nature
pour cultiver le plaisir de la pure fantaisie. Dans L Arrive d un train en
gare
de La Ciotat, on voit un vrai train, tandis que Le WJyage travers
timpossible, de Mlis, montre
un
jouet
tout
aussi irrel que le paysage
67
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CARAcTI:RES
GI N:RAUX
' ,
:
' ~ ~ . . . '
.
~ ~
J : _ ~
'
6.
L Arrive
d un
train en
gare
e La
Ciotat
(Louis
Lumire, France, 1896)
travers lequel il se dplace (Illust. 6, 7).
Au
lieu
de
reprsenter les mouve
ments alatoires des phnomnes, Mlis enchane librement des vne
ments imaginaires selon les besoins de l'intrigue de ses dlicieux contes
de
fes. Mais d'autres mdiums proches du film n'offraient-ils pas
de
tels
divertissements? Lartiste-photographe, dj, prfrait les compositions
pour lui esthtiquement sduisantes l'exploration de la nature. Et, pr
cdant immdiatement l'apparition
de
la camra, les spectacles
de
lan
terne
magique se complaisaient dans les thmes religieux, les romans de
Walter Scott et les drames
de
Shakespeare
26
Mais
mme
si Mlis ne tirait pas profit
de
la capacit
de
la camra
enregistrer et rvler le monde rel,
il
utilisa de plus en plus les
ressources techniques propres au film
pour
crer
son
monde
d'illu
sions.
C est
parfois accidentellement qu'il les dcouvrit. Un jour qu'il
filmait la place de l Opra Paris, il
dut
interrompre la prise de vue
parce que la pellicule ne s'enroulait pas correctement. e rsultat sur
prenant
fut, sur le film, la mtamorphose subite d un autobus
en
un
corbillard
27
Certes, Lumire lui-mme ne rpugnait pas faire se
drouler l'envers
une
suite d'vnements, mais Mlis fut le premier
68
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CONCEPTS FONDAMENTAUX
7.
Le Voyage
travers
l impossible
Georges
Mlis,
France,
1904)
exploiter systmatiquement
les
ressources du trucage cinmatogra
phique. Puisant
la fois dans la photographie et dans
les
ans de la
scne, il inventa bien des techniques destines jouer
un
rle norme
dans
l avenir-
notamment l utilisation de caches,
les
poses multiples,
la surimpression permettant de faire apparatre des fantmes, le fondu
enchan, etc.
28
Et l ingniosit qu il dployait dans l emploi de ces
procds ajoutait une touche proprement cinmatographique ses his
toires fantaisistes et ses trucs de magie. La trappe n tait plus indis
pensable et
le
tour de passe-passe s effaait devant
les
incroyables
mtamorphoses que seul le film pouvait accomplir. I..:illusion produite
dans
ce
contexte dpendait d un autre savoir-faire que celui
du
presti
digitateur. I..:illusion cinmatographique allait beaucoup plus loin que
l illusionnisme sur scne.
e Manoir
du diable
de Mlis n est conce
vable qu au cinma et grce au cinma, note Henri Langlois, l un
des meilleurs connaisseurs de ces temps hroques
29
Malgr son sens
du
cinma, Mlis est rest le metteur en scne de
thtre qu il tait initialement. Il
se
servait de la photographie dans un
esprit prphotographique - pour reproduire un univers de carton-pte
inspir des traditions thtrales. Dans
l un
de ses plus grands filins, Le
Voyage
dans
la
Lune, la Lune est habite par
un
bonhomme grimaant
et
les
toiles sont des cibles piquetes de gracieux visages de girls. Dans
9
1
l'
l
; ,
l
li
1
1
1.
i'
'
1
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11/51
C R C T ~ R E S
GJ NI RAUX
le mme esprit, ses acteurs saluent le public comme s ils jouaient sur
scne. Si diffrents qu ils fussent
du
thtre sur le plan technique,
ces
ilms
ne surent pas s manciper du monde thtral en investissant des
sujets authentiquement cinmatographiques. Cela explique aussi pour
quoi Mlis, malgr son inventivit, n eut jamais l ide de faire bouger sa
camra 3 : la camra immobile perptuait la relation du spectateur
avec
la scne. Son public idal restait celui des traditionnels amateurs de
thtre, enfants ou adultes. Il a sans doute quelque vrit dans cette
ide qu avec l ge on se replie instinctivement sur les positions que l on a
quittes pour se lancer dans la lutte et les conqutes. Sur la fin de sa vie,
Mlis dlaissa de plus en plus le film thtral pour le thtre film et des
feries qui rappelaient les grandes revues du thtre du Chtelet Paris
31
a
tendance raliste
Les
films qui s inscrivent dans cette tendance vont au-del de la
photographie d un
double point de vue. Tout d abord,
ils
reprsentent
le
mouvement lui-mme, et non telle ou telle de ses phases seulement.
Mais quelles sortes de mouvements
? Dans
les
premiers temps, quand
la camra tait fixe au sol,
les
cinastes s intressaient tout naturelle
ment aux phnomnes matriels mouvants ; la vie l cran n tait vie
que pour autant qu elle se manifestait par le mouvement extrieur,
objectif)). Avec le dveloppement des techniques cinmatogra
phiques,
les
fms jourent de plus en plus sur la mobilit de la camra
et les procds
du
montage pour s exprimer. Bien que leur force conti
nut, assurment, reposer sur le rendu de mouvements inaccessibles
d autres mdiums,
ces
mouvements n taient plus ncessairement
objectifs. Dans un film parvenu la maturit technique, les mouve
ments
- c est--dire ceux que le spectateur est invit
excuter - sont constamment en concurrence avec
les
mouvements
objectifs.
e
spectateur devra, par exemple, s identifier la camra
effectuant un panoramique, un panoramique vertical ou un travelling,
dont le
but
est d attirer son attention sur des objets qui peuvent aussi
bien tre fixes qu anims
32
.
Ou
bien tel ingnieux agencement de
plans prcipitera le public travers des tendues de temps ou d espace
afin de le faire assister presque simultanment des vnements surve
nant en des poques et des lieux diffrents.
Il n en reste
pas
moins qu aujourd hui comme jadis l accent est mis sur
le mouvement objectif;
le
mdium est apparemment partial cet gard.
70
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CONCEPTS FONDAMENTAUX
Comme le dit Ren Clair: cc S'il est une esthtique du cinma, [ ..]elle
se
rsume en
un
mot
: mouvement . Mouvement extrieur des objets per
us
par l'il, auquel nous ajouterons aujourd'hui
le
mouvement intrieur
de l'action
33
''Le
fait que Ren Clair assigne un rle dominant au mou
vement externe reflte, au plan thorique,
un
trait caractristique de ses
premiers films :
les
volutions chorgraphiques de
ses
personnages.
En second lieu, pour saisir la ralit matrielle dans
ses
mouvements
multiples et divers, le film dispose d un procd intermdiaire qui semble
moins indispensable la photographie : la mise en scne. Pour raconter
une histoire,
le
ralisateur est souvent amen
mettre en scne non seule
ment l'action mais aussi son environnement.
Ce
recours
la mise en
scne, cependant, est d'autant plus lgitime que le monde qu'elle cre vise
reproduire plus fidlement le monde rel.
rimportant,
c'est que
le
dcor construit en studio donne l'impression de la ralit, en sorte que
le
spectateur ait l'impression que
les
vnements auxquels
il
assiste auraient
pu
se
drouler dans
la vie
et
tre saisis par l'objectif sur le
vi f
34
mile Vuillermoz
se
fourvoie dans une voie fallacieuse mais intressante
lorsqu'il prconise, au nom du
cc
ralisme
>>
des agencements qui repr
sentent la ralit telle que la voit le regard exerc du peintre. Dans son
esprit, ceux-ci sont plus rels que l'enregistrement de la ralit telle quelle
en
ce
qu'ils transmettent l'essence de
ce
qui est reprsent. Or,
du
point
de vue cinmatographique,
ces
agencements prtendument ralistes n'en
sentent pas moins l'artifice que, disons, une composition cubiste ou abs
traite. Au lieu de travailler par l'image le matriau
brut
lui-mme,
ils
nous
en livrent, pour ainsi dire,
le
fin mot. En d'autres termes,
ils
refoulent cette
camra-ralit
laquelle
le
film, prcisment, cherche
donner corps.
C'est pourquoi l'amateur de cinma exigeant ne s'y retrouvera plus
35
(Nous examinerons plus loin
le
problme que posent
les
films fantastiques
qui, par dfinition, ne
se
proccupent que peu de la ralit matrielle.)
Curieusement, il est tout fait possible que la mise en scne recons
tituant
un
vnement rel suscite
un
effet de ralit plus fort que ne
l'et fait ce mme vnement saisi directement
par
la camra. Erno
Metzner, auteur des dcors pour le tournage en studio de la cata
strophe minire figurant dans
Kameradschaft
La
Tragdie
de
la mine
de
Pabst-
pisode marqu
du
sceau de l'authenticit la plus
crue-,
affirmait que des plans pris sur
le
vif d'une vraie catastrophe minire
auraient difficilement pu produire
un
effet aussi convaincant
36
On peut cependant
se
demander s'il est possible de reconstituer la
ralit avec une prcision telle que l'objectif-il ne puisse dtecter
aucune diffrence entre l'original et la copie. Blaise Cendrars imagine
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CARActtRES Gl NWUX
8.
The
Red Shoes
Michael
Powell et Emeric Pressburger, Grande-Bretagne, 1948)
une exprience qui pose bien la question. Il suppose deux scnes
fil-
mes compltement identiques, sauf que l une a t tourne sur le
mont Blanc et l autre reconstitue en studio. Il prtend que la premire
a une qualit qu on ne retrouve pas dans la seconde. Il
y
a dans la
montagne, dit-il, des effluves lumineuses
ou
autres qui
ont agi
sur
le film et lui
ont
donn une me
37
On peut supposer que de vastes
portions de notre environnement, qu il soit l uvre de la nature
ou
de l homme, ne se laissent pas copier.
a
tendance
formatrice
e film offre aux facults formatrices du ralisateur des possibilits
bien plus tendues que la photographie. C est que le film se dploie dans
des dimensions qui restent fermes la photographie. Celles-ci diffrent
par le champ qu elles couvrent et par le type de composition. Pour ce qui
est du champ couvert, les ralisateurs de films ne se sont jamais limits
l exploration de la ralit matrielle que la camra trouve devant el le;
72
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14/51
CONCEPTS FONDAMENTAUX
ds les dbuts,
ils ont
cherch avec insistance pntrer les domaines de
l'histoire et de l'imaginaire : que l'on pense Mlis. Mme le raliste
Lumire a cd au gotlt de son public pour les scnes historiques. Quant
aux types de composition, ils se rpartissent en films narratifs et films
non narratifs. Ces derniers peuvent tre exprimentaux
ou
factuels et
ceux-ci, leur tour, en partie ou en totalit, se subdivisent en films sur
l'art, actualits et documentaires proprement dits.
On voit d'emble que parmi ces dimensions ouvertes au film, cer
taines inciteront davantage que d'autres le ralisateur exprimer ses
aspirations formatrices aux dpens de la tendance raliste. Dans le
domaine de l'imaginaire, par exemple, les ralisateurs de toutes les
poques
ont
voqu des rves
ou
des visions grce des mises en scne
tout sauf ralistes. C'est ainsi que dans The Red Shoes
Les
Chaussons
rouges),
Moira Shearer danse, en proie une sorte de transe somnam
bulique, sur un fond d'images fantastiques explicitement destines
figurer
ses
reprsentations inconscientes : agglomrats de paysages
flous, de formes quasi abstraites et de savoureux assemblages de cou
leurs qui ont tout de l'imagerie thtrale (Illust. 8). a crativit dbride
perd ainsi de vue les centres d'intrt fondamentaux
du
mdium. Parmi
les genres cultivs par le fm plusieurs favorisent galement de tels pen
chants. a plupart des ftlms exprimentaux ne sont mme pas conus
pour prendre
en
compte la ralit matrielle existante; et pratiquement
tous
les
films
construits sur
le
modle de la narration thtrale abou
tissent des rcits
dont la signification occulte celle du matriau naturel
qui a servi leur mise en uvre. Mais les aspirations formatrices du rali
sateur peuvent l'emporter sur sa fidlit au ralisme mme dans des gen
res qui, parce qu'ils se vouent la reprsentation de la ralit, ne
devraient normalement pas permettre de tels empitements : dans com
bien de documentaires des plans de la vie relle ne servent qu' illustrer
un commentaire oral qui se suffit lui-mme
Conflits entre
les
deux tendances
Trs souvent, les films combinent deux registres ou mme davan
tage ; il est frquent, par exemple, que la relation d un vnement de
la vie de tous les jours voisine avec une squence de rve ou un passage
documentaire. Parfois de tels rapprochements se traduisent par un
conflit ouvert entre tendances raliste et formatrice. C'est ce qui se
fontasy.
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15/51
CARACftRES
GI NI RAUX
produit chaque fois qu un cinaste enclin crer un univers imaginaire
l'aide d un dcor fait d'artifices se croit
en
mme temps
tenu
de
puiser dans la camra-ralit.
Dans
son Ham/et Laurence Olivier fait
se dplacer ses comdiens dans un Helseneur construit en studio selon
une esthtique ostensiblement thtrale,
dont
l'architecture labyrin
thique parat conue
pour
reflter
la
personnalit insondable
d Hamlet.
Retranche
du
monde
rel, cette construction semblerait
devoir donner sa tonalit bizarre la totalit du film si une scne
brve
et
par ailleurs insignifiante ne faisait apparatre, hors de cette
sphre du rve, l'ocan rel. Lorsque surgit cette image de l'ocan, le
spectateur prouve aussitt comme un choc. Il ne peut s'empcher de
ressentir cette courte scne
comme
une vritable intrusion, car elle
introduit abruptement
un lment incompatible avec la nature
mme
de
toutes les autres images. Sa raction
dpend
alors de sa sensibilit.
S'il est indiffrent aux spcificits
du
mdium et accepte sans rticence
cet Elseneur de thtre, il prouvera sans
doute une
dception devant
cette
irruption
inattendue d une nature l'tat brut, alors que s'il est
sensible
ce qui appartient en propre au
filin,
la splendeur mytholo
gique du chteau lui apparatra soudain comme de l'illusionnisme.
On
peut
faire la
mme
remarque propos du Romo
t juli tt
de Renato
Castellani. Cette tentative pour jouer Shakespeare dans un cadre naturel
repose l'vidence sur le pari qu'il est possible de fondre l'une dans
l'autre la camra-ralit et la ralit potique des vers de Shakespeare.
Mais le dialogue ainsi que l'intrigue instaurent un univers si loign du
monde
alatoire des rues
et
des remparts de la Vrone relle que toutes
les scnes dans lesquelles les deux mondes se mlangent
donnent
l'impression d une alliance contre-nature entre des forces ennemies.
En fait, de tels heurtS ne
sont
nullement la rgle.
De
trs
nombreux
exemples dmontrent que les deux tendances dominant le mdium
peuvent interagir de bien d'autres faons. Certaines de ces associations
entre efforts ralistes
et
formateurs paraissent esthtiquement plus
pro-
metteuses que d'autres : il nous faut donc
prsent tenter de les dfinir.
I.:APPROCHE CINMATOGRAPHIQUE
De ce que nous avons dit au prcdent chapitre, il dcoule
qu un
film ne peut prtendre
la validit esthtique que s'il se construit
cinematic approach.
74
7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107
16/51
CONCEPTS FONDAMENTAUX
partir
des
proprits fondamentales du mdium, c est--dire, comme
la
photographie, s il enregistre et
rvle
la
ralit matrielle. J ai dj
rpondu l objection selon laquelle
les
attributs
des
mdiums sont en
gnral trop insaisissables pour servir
de
critre
a.
Pour
des
raisons
videntes,
elle
ne vaut
pas
non plus pour
le
mdium cinmatogra
phique. Mais une autre objection
se
prsente.
On
peut soutenir en
effet qu insister de faon trop
exclusive
sur la relation premire qui
lie ce
mdium
la
ralit matrielle, on tend l enfermer dans une
camisole de force. Cet argument s appuie sur
les
nombreux
films exis-
tants qui ne
se
proccupent nullement de reprsenter la nature. C est
le cas
des
films exprimentaux abstraits. C est aussi
le
cas
des
innom
brables
photopkzys ,
ou pices filmes, qui ne cherchent
pas
repr
senter la
vie
relle pour elle-mme
mais
qui s en servent pour donner
corps une action conue comme au thtre. C est enfin
le
cas des
nombreux films fantastiques dont
les
rveries ou
les
visions fabriques
ne
se
soucient nullement du monde extrieur. Les vieux films expres
sionnistes allemands ont pouss fort loin dans cette direction.
run
des
champions
de
cette cole,
le
critique d art allemand Herman
G. Scheffauer, a t jusq louer
le
cinma expressionniste
de
s tre
affranchi de la vie telle que
la
saisit l objectif
38
Pourquoi considrer
ces types de films
comme moins cinmato
graphiques)) que ceux qui s intressent essentiellement la ralit
matrielle existante?
a
rponse est videmment que seuls ces derniers
nous apportent une connaissance et un plaisir qu on ne saurait
se
procurer autrement. C est vrai qu au regard
de
tous ces genres qui
se
dtournent
de
la ralit extrieure, et qui, pourtant, existent et per
sistent, cette rponse peut paratre quelque peu dogmatique.
On
la
trouvera peut-tre plus justifie
la
lumire
des
considrations
sui-
vantes.
Tout d abord, que tel ou
tel
genre cinmatographique reoive un
accueil favorable ne dpend
pas de
son adquation au mdium qu il
utilise. En fait,
si
de nombreux
fms
relevant
de
genres spcifiques
sduisent
le
public, c est qu ils rpondent
des
aspirations sociales et
culturelles fort rpandues. Leur popularit toujours confirme tient
des
raisons qui n ont rien voir
avec
la lgitimit esthtique. C est
ainsi que
le photopkzy
a
russi
s
perptuer en dpit du fait que la
plupart
des
critiques responsables s accordent
le
juger contraire la
a. Voir p 40-41.
75
1
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17/51
CARACT RES
G N ~ R U X
nature
du
film. Ce qui plat au public sduit par l'adaptation cinma
tographique de
Death
o
Salesman (Mort d un
commis voyageur),
ce
sont
les
mmes qualits qui ont valu cette pice d'Arthur Miller
un
triomphe Broadway, et il ne se soucie pas le moins du monde de
savoir si elle a ou
non
quelque mrite cinmatographique.
En second lieu, admettons un instant pour les besoins de l' argu
mentation que
ma
dfinition de la validit esthtique soit rellement
unilatrale; qu'elle traduise
un
parti pris en faveur
d un
type de pro
duction cinmatographique, important certes, mais particulier, et
qu'elle n'a donc gure de chance de pouvoir prendre en compte,
disons, la possibilit de genres hybrides ou l'influence des composantes
non photographiques du mdium. Mais cela ne signifie pas ncessaire
ment que cette dfinition soit impropre. Stratgiquement, on a sou
vent intrt, partant d un point de vue troit mais solidement fond,
l'largir plutt que de
se
donner une hypothse de dpart trop englo
bante laquelle
on
devra ensuite donner
un
contenu prcis. Cette
dernire attitude court le risque d'estomper
les
diffrences entre
mdiums, car il est rare qu'elle prenne suffisamment de distance par
rapport aux gnralits postules au dpart ; elle risque, autrement dit,
d'aboutir une confusion entre les arts. Lorsque
le
thoricien
Eisenstein
se
mit insister sur les similitudes entre les arts traditionnels
et le cinma
pour
faire de celui-ci leur aboutissement ultime, l'artiste
Eisenstein
se
permit de plus en plus d'ignorer les frontires sparant
le
cinma
d un
spectacle scnique raffin.
Qu on
pense son Aleksandr
Nevskij
(Alexandre
Nevskt)
ou
aux effets d'opra de son
Ivan Groznyj
(Ivan le Tenible)
9
Par une stricte analogie avec l'expression approche photogra
phique 11, l'approche
d un
ralisateur sera qualifie de cinmatogra
phique
lorsqu'elle s'inspire du principe esthtique fondamental. Il est
clair qu'une telle approche>> se retrouve au principe de tous les films
de la tendance raliste. Ce qui implique que mme des films dpour
vus de toute ambition cratrice, tels que les bandes d'actualits,
les
films scientifiques
ou
ducatifs, les documentaires non artistiques, etc.,
reprsentent des propositions esthtiquement tenables -
et
qu'ils le
sont, par hypothse, davantage que des films qui, si artistiques soient
ils, ne s'intressent gure la ralit brute du monde. Mais, comme
dans le cas du reportage photographique,
les
bandes d'actualits et
autres ne satisfont ce principe fondamental que de faon minimale.
Dans
un
film
non
moins que dans une photographie,
ce
qui est
essentiel c'est l'intervention des potentialits formelles
du
ralisateur
7
7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107
18/51
CONCEPTS FONDAMENTAUX
dans tous les domaines que ce mdium a fini par investir. Il pourra
transcrire sa perception de tel ou tel aspect de
la
ralit existante sur
le mode documentaire, transposer l cran des hallucinations et des
images mentales, s attacher rendre certains motifs rythmiques, racon
ter une histoire sentimentale, etc. Toutes
ces
manifestations de crati
vit resteront cohrentes avec l attitude cinmatographique tant
qu elles enrichissent, sur un mode ou un autre, la qute du monde
visible intrinsque au mdium. Comme dans
le
cas de la photographie,
tout dpend du juste quilibre entre tendances raliste et forma
trice; et cet quilibre est juste lorsque cette dernire, loin de chercher
prendre
le
dessus sur
la
premire, se range, en dernier ressort, sous
sa direction.
LA
QUESTION
DE
I :ART
Lorsqu on qualifie le cinma de mdium artistique, on pense gn
ralement aux films qui ressemblent aux uvres d'an traditionnelles en
ce
qu ils constituent de libres crations plutt que
des
explorations
de la nature.
Le
matriau brut dont
ils
se servent,
ils
l organisent en
compositions qui valent pour elles-mmes au lieu de lui reconnatre
un intrt en tant que tel. Autrement dit,
les
aspirations formatrices
qui
les
sous-tendent sont
assez
fones pour prendre
le
pas sur l attitude
cinmatographique centre sur
la
camra-ralit. Parmi
les
films habi
tuellement considrs comme de
l'an
figurent notamment
les
produc
tions dj cites de l expressionnisme allemand des lendemains de la
Premire Guerre mondiale. Conues comme
des
uvres picturales,
elles
semblent matrialiser la formule de Hermann Warm, l un
des
crateurs des dcors de Das Kabinett
des
Doktor Caligari Le
Cabinet
du
f cteur Caligan),
qui proclamait que
les
films doivent tre
des
dessins dous de vie
40
cette mme catgorie appartiennent gale
ment bien des films exprimentaux ; au total, les films de ce type
sont non seulement conus comme des totalits autonomes mais, bien
souvent aussi,
ils
tendent
se
dtourner de la ralit matrielle ou
l utiliser
des fins
contraires la vracit photographique a. De la
mme faon, on est souvent port ranger parmi les uvres d art des
longs mtrages qui associent une composition rsolument artistique
la
dvotion envers
les
sujets importants er les valeurs consacres. C est
a. Sur
les
films exprimentaux, voir le chapitre 10.
7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107
19/51
C R C T ~ R E S G ~ N ~ R U X
le
cas
de bon nombre d'adaptations du grand rpertoire thtral et
d'autres uvres littraires.
Mais user du mot art dans son sens traditionnel est fallacieux.
Cela conforte l'ide que l'on doit rserver
la
qualit artistique prcis
ment aux films qui, pour rivaliser
avec les
chefs-d' uvre
des
beaux
arts, du thtre ou de la littrature, mconnaissent cette astreinte qui
pse sur
le
mdium de reproduire
la
ralit.
On
rejette ainsi dans
l'ombre la valeur esthtique de films qui, eux, sont rellement fidles
au mdium.
Si
on rserve
le
mot art
des
productions telles que
Ham/et ou Mort d un
commis
voyageur, on aura du mal rendre justice
au dploiement de crativit inhrent tant de documentaires qui
s'intressent aux phnomnes matriels pour eux-mmes. Prenons, par
exemple, des documentaires saturs d'intentions formatrices, tels que
Regen La Pluie) d'Ivens ou Nanook
o
he North (Nanouk l Esquimau)
de Flaherty : comme tout photographe exigeant, leurs auteurs se com
portent la faon
du
lecteur imaginatif et de l'explorateur curieux, et
leur lecture ou leurs dcouvertes rsultent la fois d'une absorption
sans rserve dans
le
donn brut et
des
choix signifiants qu'ils font.
quoi
il
faut ajouter que la ralisation d un fm met en uvre certaines
techniques-
notamment
le
montage- auxquelles
le
photographe n'a
pas
accs
et qui
elles
aussi font appel aux capacits cratrices
du
cinaste.
Nous sommes ainsi confronts un dilemme terminologique. Dans
son acception tablie,
le
concept d'art ne s'applique ni ne pourrait
s'appliquer aux films vritablement cinmatographiques)), c'est-
dire ceux qui captent
des
aspects de la ralit matrielle pour nous
les
faire vivre. Et pourtant, ce sont bien ceux-l et non les films rappe
lant
les
uvres d'art traditionnelles qui sont esthtiquement valables.
Si on peut considrer le cinma comme un art, ce n'est srement pas
pour
le
confondre
avec les
arts reconnus a. Ce n'est certes pas sans
raison, mme
si
ce n'est pas trs rigoureux, qu'on peut tendre ce
agile concept des films tels que
Nanouk, Pasa
ou Le Cuirass Potem-
kine,
qui sont profondment imprgns de
la
vie telle que saisie par
la camra. Mais
si on les
dfinit comme de l'art,
on
doit garder prsent
a. Arnold Hauser est l'un
des
rares avoir vu cela. Dans The Philosophy o rt
Hinory,
New York, Knopf, 1958, p. 363, l crit :
e
film est le seul art qui s'empare
d'imponants pans de ralit sans les altrer ;
l
les interprte, bien str, mais cette
interprtation reste celle de la photographie. En dpit de
sa
pntration, Hauser ne
semble
pas
avoir pris conscience des implications de ce fait fondamental.
78
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CONCEPTS FONDAMENTAUX
l esprit que le ralisateur le plus cratif sera toujours plus dpendant
de
la nature
l tat brut que
le
peintre ou
le
pote; car s crativit
se manifeste prcisment en ce qu il s ouvre l nature pour
l
scruter
en profondeur.
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3
tablir l existant matriel
t La
tche que
je
me
suis
donne, c est avant tout
de
vous amener voir.
(D.
W
Griffith, au cours d une interview en 1913)
POUR
CE QUI
EST
de rendre compte de la matrialit
de
l existant,
le film diffre
de
la photographie deux gards : l reprsente la ralit
telle qu elle volue dans le temps
et
ille fait l aide
de
techniques et
de procds qui lui sont propres.
Aussi les
tkhes
d enregistrement
et
de rvlation qu accomplissent
ces deux mdiums apparents ne concident-elles que partiellement.
Qu impliquent-elles pour le film en particulier
?
Le terrain de chasse
de la camra est en principe sans limites : c est le
monde
extrieur tel
qu il se dploie dans toutes les directions. Il existe cependant dans ce
monde certains sujets qon peut qualifier de cinmatographiques
en ce qu ils semblent exercer un attrait particulier sur le mdium :
comme
si celui-ci tait prdestin les
montrer et impatient de
le
faire.
Nous
allons
maintenant
examiner de prs ces sujets cinmatogra
phiques. Certains se trouvent, pour ainsi dire, en surface ; nous en
traiterons sous la rubrique
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~ T B L I R
I:EXISTANT M T ~ R I E L
LES FONCTIONS D'ENREGISTREMENT
Le mouv m nt
Il existe au moins deux groupes de phnomnes naturels des plus
courants qui semblent faits pour l'cran. Le premier est constitu, bien
videmment, de tous
les
types de mouvements, ceux-ci tenant leur
caractre cinmatographique du fait que seule la camra peut les saisir
Parmi eux, il en est trois qu'on peut qualifier de sujets cinmatogra
phiques par excellence.
LA POURSUITE
a poursuite, dclare Hitchcock, me parat l'expression ultime du
mdium fmique
2
11 Cette combinaison de mouvements interconnec
ts, c'est
le
comble du mouvement, on pourrait presque dire
le
mouve
ment comme tel, et, bien entendu, elle se prte merveilleusement la
cration d'une action continue pleine de suspense. D o la fascination
qu'a exerce la poursuite depuis
le
dbut du sicle
3
En France, les
premires comdies en faisaient l'axe de leurs aventures dvoreuses
d'espace. Des gendarmes pourchassent un chien jusqu' ce que celui-ci
renverse les rles
La
Course
des
sergents de
ville,
1907) ; des potirons
qui s'envolent d'une charrette sont pris en chasse par le marchand,
son ne et des passants jusque dans
les
gouts et par-dessus les toits
La
Course
des
potirons,
1908). Pour une comdie Keystone,
se
priver
de poursuite aurait t un crime impardonnable. C'tait le couronne
ment de tout, le fmale paroxystique, un dchanement : trains lancs
toute vitesse tlescopant
des
voitures, fuites
in extremis
au bout d'une
corde plongeant dans
le
repaire d'un lion.
Mais rien peut-tre ne rvle plus profondment la signification
cinmatographique de ce plaisir pris la vitesse que
le
choix systma
tique fait par D. W Griffith, la fin de tous ses grands films, de
transfrer l'action du plan idologique au plan d'une pure et simple
poursuite, son
fameux
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C A R A C T R E S G ~ N t R A U X
sans une poursuite ou une course cheval. Comme l a
it
Flaherty,
le
succs du western tient au fait que
le
public ne se fatigue jamais de
voir un cheval traverser la campagne au galop
4
. Et ce galop parat
encore acclr par le contraste avec l immense tranquillit qui rgne
jusqu au fin fond de l horizon.
L
DANSE
Un autre mouvement spcifiquement cinmatographique est celui
de la danse. Il ne s agit
pas
ici, bien sr, du ballet sur scne qui volue
dans un espace-temps situ hors du monde rel.
Il
est intressant
de
relever que tous
les
efforts pour
le
mettre en bote de faon satisfai
sante ont jusqu ici chou. Port l cran, un spectacle de ballet soit
s tire en un fastidieux plan gnral, soit se fractionne en une succes
sion de dtails sduisants qui engendre la confusion en
ce
qu elle
dmembre l original au lieu de
le
prserver.
La
danse ne trouve
ses
lettres de noblesse cinmatographiques que lorsqu elle devient partie
intgrante de la ralit matrielle. On
a,
juste titre, qualifi de ballets
les
premiers
film
sonores de Ren Clair.
t ce
sont
des
ballets, en
effet, mais les danseurs sont des Parisiens bien rels, qui ne peuvent
tout simplement pas s empcher d accompagner de mouvements de
danse leurs dambulations amoureuses et leurs aimables querelles.
Avec une infinie subtilit, Ren Clair les guide le long de la ligne de
crte entre rel et irrel. Parfois, on prendrait ces garons livreurs,
chauffeurs de taxi, midinettes, employs, boutiquiers ou quidam ind
termin pour des marionnettes qui se groupent et s parpillent selon
des motifs qui ont
la
dlicatesse de
la
dentelle, et puis voici qu nou
veau ils apparaissent et se comportent comme
des
gens ordinaires qui
peuplent les rues et les bistrots de Paris. Et c est cette dernire impres
sion qui prvaut. Car s il est vrai qu ils sont projets dans un univers
imaginaire, cet univers lui-mme n est en totalit qu un reflet stylis
de notre monde rel. La danse ne se produit, dirait-on, que sous
l impulsion du moment. Ce sont
les
vicissitudes de la vie qui engen
drent ici
le
ballet.
Fred Astaire, lui aussi, prfre les numros impromptus aux chor
graphies scniques, et
il
est bien conscient que c est
ce
type de numros
qui est appropri au mdium. Chaque danse, dclare-t-il, devrait
natre spontanment d une situation ou d un personnage, sinon ce
n est que du music-hall
5
Ce qui ne veut pas dire qu il se prive de
numros scniques. Mais peine commence-t-il danser comme au
82
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24/51
TABLIR I:EXISTANT MAT:RIEL
music-hall, qu il brise le carcan de la chorgraphie thtrale prdfinie
et, avec
un
vrai gnie de l improvisation, il rentre dans le monde de
tous les jours et se met danser sur
les
tables ou sur
le
gravier d une
alle Un
parcours sens unique le mne invariablement
des
feux de
la rampe jusqu au cur de la camra-ralit. Son art consomm de
danseur, Fred Astaire lui trouve
sa
place parmi les vnements de la
vie
avec
lesquels jouent
ses
comdies musicales ; et il fait en sorte que
la danse merge du flux de ces vnements et y disparaisse par des
transitions imperceptibles.
Mais qu est-ce qui pourrait bien tre plus insparable de ce flux que
la danse
naturelle ? Les cinastes n ont cess de braquer leur camra
sur
les
couples de danseurs et sur
les
scnes de bal, comme irrsistible
ment attirs par la qualit cinmatographique
des
mouvements qui
surgissent de la
vie
mme. Qu on pense aux belles scnes de bal de
Pygmalion et de
]ezebel
(L1nsoumise) ou au raffinement de la squence
de cancan dans
oulin
Rouge.
Ou
encore
jazz
Dance,
le
documen
taire de Roger Tilton, habile montage d instantans qui nous plonge
dans l extase collective
des
passionns de jazz. N importe quel amateur
de cinma pourrait citer d innombrables exemples. Filmer des dan
seurs quivaut parfois une intrusion au plus secret de leur intimit.
l:oubli de soi dans
le
ravissement peut
se
traduire par
des
gestes
bizarres et des grimaces qui ne sont pas faites pour tre regardes,
sinon par ceux qui ne peuvent pas regarder parce qu ils sont eux
mmes trop pris par
la
danse. Surprendre de telles manifestations
secrtes revient de l espionnage; on a honte de s immiscer dans un
domaine interdit o ce qui
se
passe est l pour tre vcu et non
observ. Et pourtant la vertu suprme de la camra consiste prcis
ment jouer le voyeur.
LE MOUVEMENT
I :TAT NAISSANT
e troisime type de mouvement qui prsente un intrt cinmato
graphique spcifique
n
st pas, comme
les
deux prcdents, un encha
nement de mouvements mais
le
mouvement contrastant
avec
l immobilit. En menant en relief ce contraste, le cinma dmontre
que le mouvement
objectif
c est--dire ici, tout mouvement - est
l un de
ses
motifs de prdilection. Alexandre Dovjenko, dans Arsenal
comme dans Zemija (La Te e), arrte de temps autre l action pour
moviegon:
83
.
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25/51
CARAcrt REs G ~ ~ R U X
9.
Zemlja Alexandre Dovjenko, URSS, 1930)
la reprendre aprs un bref suspens. La premire phase de
ce
processus
- les personnages, ou certains d entre eux, cessant brusquement de
bouger - produit un effet de choc, comme si on se trouvait subitement
dans le vide. Il en rsulte sur le coup une prise de conscience aigu
du fait que
le
mouvement constitue une partie intgrante du monde
extrieur aussi bien que
u
film.
Mais
ce
n est pas tout. Alors mme que sur l cran les images en
mouvement se figent, l lan qui les impulse est trop puissant pour
s arrter en mme temps. Aussi, lorsque dans Arsenal ou
dans a
Terre
les personnages s immobilisent comme
des
photos, le mouvement sus
pendu ne s en poursuit pas moins, non plus extrieurement mais
comme un mouvement intrieur (Illust. 9). Dovjenko a su mettre
cette mtamorphose au service d un approfondissement de la ralit.
Les amants immobiles de a
Terre
deviennent transparents;
le
bon
heur qui
les
meut profondment s extriorise. Et, de son ct, le
spectateur se trouve atteint par leur agitation intrieure
u
fait que la
suspension du mouvement visible le met plus mme de communier
plus intensment avec eux
6
Mais, malgr ce que cette exprience a eu
de gratifiant, il ne peut s empcher d prouver un certain soulagement
lorsque finalement
les
personnages se remettent vivre - seconde et
dernire phase du processus. Il fait alors retour au monde u filin,
84
7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107
26/51
~ T B L I R
J :EXISTANT M T ~ R I E L
dont le mouvement est constitutif,
ce
mouvement qui seul permet de
s aventurer dans
les
vertiges de l immobile.
Au
lieu de transformer en immobilit vivante, comme le fait
Dovjenko,
la
vie en mouvement,
le
cinaste peut galement faire surgir
un contraste entre le mouvement et l une des innombrables phases qui
le composent. Dans l pisode de la plage de
Menschen am Sonntag Les
Hommes l dimanche),
remarquable semi-documentaire allemand muet
de 1929, sont insrs
plusieurs reprises des instantans de baigneurs
pris sur place par un photographe ; et
ces
photos arrachent au flux du
mouvement prcisment les postures corporelles les plus bizarres et,
en un sens, les moins naturelles
7
Le contraste ne pourrait tre plus
violent entre les corps qui s affairent et les postures dans lesquelles les
surprennent les inserts. Devant
ces
poses rigides et risibles,
le
specta
teur ne peut manquer d identifier l immobilit l absence de vie et,
par consquent, la vie au mouvement. Et, toujours sous
le
coup de
ce
trouble, il y a fort parier que
la
brusque transformation du temps
dure* porteur de sens en temps espace* purement mcanique
le
fera
clater de rjre. la diffrence
des
arrts sur image de Dovjenko, dont
le pouvoir d attraction le capte toujours plus intimement, les instanta
ns de la plage, qui figent la vie en une pose absurde,
le
font rire. Il
n est pas inutile d ajouter qu ils avaient galement la fonction sociolo
gique de mettre en vidence la vacuit idologique de la petite
bourgeoisie de l poque
8
Les objets
in nims
Comme tant de tableaux ont pris pour motif le monde inanim,
on pourrait se demander s il est lgitime de le caractriser comme
un thme proprement cinmatographique. C est pourtant un peintre
Fernand
Lger
qui a judicieusement soulign
le
fait que seul
le
film
dispose, avec le gros plan, du moyen technique de nous sensibiliser aux
potentialits qui sommeillent dans un chapeau, une chaise, une main
ou un pied
9
De mme, Cohen-Sat : Et moi ? dit la feuille qui
tombe. Et nous ? disent la pelure d orange, le coup de vent ... Le film,
qu on le fasse exprs ou non, est leur porte-voix
10
Il ne faudrait pas
oublier non plus que la possibilit qu a la camra de serrer sur la pelure
d orange ou la main marque une diffrence dcisive entre l cran et la
scne, si proches qu ils soient l un de l autre certains gards. I.:image
scnique ne peut faire autrement que de mettre l acteur au centre,
8
7/24/2019 Kracauer - Thorie du film, p. 60-107
27/51
CARAcTIRES
GENERAUX
alors que
le
film a
la
libert de s arrter sur un dtail de son apparence
et de passer en revue les objets qui l entourent. Quand il use de cette
libert de mettre l inanim au premier plan et d en faire un support
de l action, le film obit tout bonnement cette exigence qui lui est
spcifique d explorer la totalit de l existant matriel, humain
ou
non
10. ouisiana Story
Robert
Flaherty, 11tats-Unis, 1948)
humain. Il est intressant
cet gard qu au dbut
des
annes 1920,
alors que le cinma franais tait
s u ~ m r g
d adaptations de pices et
de drames conues dans l esprit du thtre, Louis Delluc s efforait
de ramener le mdium dans la voie qui lui est propre en soulignant
l importance primordiale des objets.
Si
on leur confie le rle auquel
ils ont droit, soutenait-il, alors l acteur n est plus lui aussi qu un
dtail, qu un fragment de la matire du monde a
a. Voir p. 158-159.
86
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~ T B U R I:EXISTANT M T ~ R I E L
En
fait, le dsir de promouvoir chapeaux et chaises au rang d acteurs de
plein droit n est jamais compltement retomb. Depuis les escaliers rou
lants farceurs, les lits escamotables indisciplins et les voitures folles des
comdies muettes jusqu au cuirass Potemkine, aux derricks de Louisiana
Story ou
la cuisine misrable de Umberto D., une longue procession
d objets inoubliables a dfil sur l cran,
des
objets qui assument
le
rle de
protagonistes et font presque plir le reste
de
la distribution {Illust. 10).
On n a pas oubli non plus la prsence
si
prgnante de l environnement
d ns The Grapes of rath Les Raisins de la colre), le rle jou par un
Coney Island nocturne dans
Little
Fugitive Le Petit Fugiti/J, l interaction
entre l campagne marcageuse et les partisans dans le dernier pisode de
Pasa. videmment, la contre-preuve aussi est probante:
les
films dans
lesquels le monde inanim ne sert que d arrire-plan des dialogues qui
se
suffisent eux-mmes et au cercle clos des relations entre humains
s avrent essentiellement
non
cinmatographiques.
LES
FONCTIONS DE RVLATION
Mon
aspiration comme spectateur de cinma, c est que le film me
dcouvre quelque chose
12
, dclare Luis Bufiuel, lui-mme impavide
explorateur de l cran. Et quelles dcouvertes peut-on attendre d un
film
?Au
vu du matriel dont nous disposons, la rponse cette ques
tion amne
distinguer trois types de fonctions de rvlation. Celle qui
nous permet de voir des choses normalement invisibles ; celle qui nous
met en prsence de phnomnes qui submergent notre conscience; et
celle qui nous rvle certains aspects du monde extrieur qu on peut
qualifier de modalits spciales de la ralit >>
Choses
normalement
invisibles
On
peut rpartir en trois groupes les nombreux phnomnes matriels
qui chappent
l observation dans
les
circonstances normales.
Le
premier
comprend les objets trop petits pour tre remarqus
ou
mme perus
l il nu,
ou si
gros qu on ne peut jamais les apprhender en entier.
LE MINUSCULE ET I:NORME
Le minuscule. - On y accde
grke
aux gros plans. D.
W.
Griffith a
t l un des premiers comprendre qu ils
sont
indispensables la
87
\
1
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29/51
CARACT .RES G ~ N ~ R U X
narration cinmatographique. Il s en servit pour la premire fois, on
le
sait maintenant, dans
After Many Years
(1908), adaptation de
Enoch
Arden de Tennyson. Son premier
gros
plan y apparat dans un contexte
que Lewis Jacobs dcrit comme suit : Poussant plus loin qu il ne
s tait risqu auparavant, dans une scne qui nous montre Annie
Lee
attendre en broyant
du
noir le retour de son mari, Griffith a l audace
de faire un ample gros plan de son
visage
[ ] Il nous rservait une
autre surprise, plus radicale encore. Immdiatement aprs
ce
gros plan
d Annie,
il
insre l image de l objet de
ses
penses : son mari, naufrag
sur une le dserte
13
Superficiellement, cette succession de plans semble destine tout
bonnement attirer
le
spectateur dans l intimit
des
proccupations
d Annie.
Il
commence par la regarder de loin puis il s en approche de
si prs qu il ne voit plus que son visage ; s il poursuit dans
la
mme
voie, comme
le
film l y invite, il doit logiquement traverser l apparence
d Annie et
se
retrouver l intrieur de son esprit.
Si
on admet cette
interprtation,
le
gros plan du visage n est pas une fin en soi ; de mme
que les plans qui suivent, il vise suggrer ce qui se passe derrire son
visage :
le
dsir d tre runie son mari. Un dtail savamment choisi
de son apparence physique contribue ainsi faire participer la totalit
de son tre la tension dramatique.
a mme constatation s applique un autre clbre gros plan de
Griffith : les mains jointes de Mae Marsh dans la scne du tribunal
d lntokrance (Intolrance).
On
pourrait presque penser que
ce
plan
de mains normes,
avec
le
mouvement convulsif
des
doigts, n a t
mont que pour illustrer loquemment son angoisse au moment
crucial du procs; comme si, plus gnralement,
la
fonction d un
quelconque dtail de
ce
genre se rsumait intensifier notre partici
pation
la
situation d ensemble
14
C est ainsi qu Eisenstein conce
vait le gros plan. Sa principale fonction, dit-il, est non seulement
de montrer et de prsenter, mais avant tout de
signifier,
d expliquer,
d exprimer>>.
Exprimer quoi ? videmment quelque chose d impor
tant pour la narration. Et avec son sens du montage, il ajoute
immdiatement que la signification
du
gros
plan pour l action tient
moins son contenu propre qu la faon dont il est juxtapos aux
plans qui l entourent
15
Pour lui, le
gros
plan est essentiellement un
lment du montage.
Mais est -ce vraiment sa seule fonction
?
Reprenons la combinaison de
plans qui comporte
le
gros plan sur le visage d Annie: la place assigne
ce dernier dans
la
squence suggre que Griffith souhaitait aussi que
88
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~ T B L I R
I EXISTANT M T ~ R I E L
11. Intolerance (David
W
Griffith,
:tats-Unis,
1916)
ous apprhendions ce visage
pour
lui-mme plutt que de nous
:>ntenter de passer dessus pour aller au-del. Le visage apparat avant
ue les dsirs et les motions qu il exprime aient t compltement dfi
is, nous exposant ainsi la tentation de nous perdre dans son nigma
que indtermination. Le visage d Annie est aussi une fin en soi. Et il en
a de mme
pour
les mains de Mae Marsh (Illust. 11). Il est clair que ce
ros plan vise
nous faire participer
son tat intrieur, mais de cela
otre familiarit avec les personnages nous
en
aurait instruits de toute
Lon ; au-del de cette fonction,
l
appone un lment prcieux et spci
que : l nous rvle la faon
dont
ces mains se component sous
emprise d un profond dsespoir
a.
a.
B. Bahizs
dfinit le gros plan de
la
mme faon dans Der sichtbart Mmsch
Wien-Leipzig, Deutsch-Osterreichischer Verlag, 1924, p. 73). Rendant compte du
lm de George Stevens, Place in
the
Sun Une place au
soleil),
Bosley Crowther
:rit ceci, propos de l emploi qui y est fait du
gros
plan : Il est conu pour saisir
. palpitation mue du sang dans de jeunes veines, la chaleur d une chair sur laquelle
. pression
se
reliche, un clair de peur ou de dsespoir
dans
des yeux bouleverss
Seen in dose-up
The New York 7imes, 23 septembre 1951).
89
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C R C T ~ R E S GI NI RAUX
Eisenstein reproche aux gros plans de Griffith prcisment leur rela
tive indpendance l gard de leur contexte. Il les qualifie d units
isoles
qui sont
l
pour montrer ou
prsenter>>
et affirme que de ce
fait,
ils
ne sont plus
mme de porter
les
significations qu aurait fait
surgir l enchanement opr par
le
montage
16
Si Eisenstein avait t
moins fascin par les pouvoirs magiques du montage, il aurait certaine
ment reconnu
la
supriorit cinmatographique
du
gros plan selon
Griffith. Pour celui-ci, ces images normes de menus phnomnes
matriels ne fonctionnent pas seulement en tant qu lments narratifs
de plein droit mais aussi en tant que dvoilements d aspects indits de
la
ralit matrielle.
voir
la
faon dont
il
en
use,
on a
le
sentiment
qu il est guid par la conviction que le cinma ne s accomplit pleine
ment comme cinma que s il nous met en prsence
des
origines,
des
ramifications et des connotations matrielles de tous
les
vnements
motionnels et intellectuels qui constituent l intrigue; qu il ne peut
rendre exactement compte de
ces
faits intimes qu en nous entranant
au cur de la jungle de
la vie
matrielle dont
ils
sont
issus
et dans
lequel
ils
restent insrs.
Plaons-nous maintenant en imagination devant l un de ces trs
gros plans, par exemple celui
des
mains de Mae Marsh. Sous notre
regard, un phnomne trange
va
se produire : nous allons oublier
qu il ne s agit que de simples mains. Isoles du reste du
corps et trs
grossies, ces mains que nous connaissons vont se transformer en des
organes inconnus palpitant de leur vie propre. e grossissement mta
morphose l objet film. Chez Proust,
le
narrateur anticipe une telle
mtamorphose lorsqu il nous dcrit un geste qui, pour n tre pas exac
tement celui d un amant, ne s en rvle pas moins comme un baiser
ce
baiser qu il finit par poser sur la joue d Albertine : D abord, au
fur et mesure que ma bouche commena
s approcher
des
joues que
mes
regards lui avaient propos d embrasser, ceux-ci se dplaant
virent
des
joues nouvelles ;
le
cou, aperu de plus prs et comme la
loupe, montra, dans
ses
gros grains, une robustesse qui modifia
le
caractre de
la
figure
17
Tout gros plan rvle
des
formations mat
rielles nouvelles et insouponnes; telle texture de
la
peau voque
des photos ariennes,
des
yeux se transforment en lacs ou en cratres
volcaniques. Ces
images font exploser notre environnement en un
double sens :
elles
l agrandissent littralement et, du mme coup,
elles
font sauter
la
prison de la ralit convenue et y dploient des espaces
que nous n avons encore explors, au mieux, qu en
rve
18
90
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32/51
tTABLIR rEXISTANT MAT.RIEL
il
n y a pas que le gros plan qui transforme les spectacles familiers
en des configurations insolites. Divers trucages et techniques cinma
tographiques, partant de clichs de la ralit matrielle, produisent des
images ou des combinaisons d images qui s cartent de la reprsenta
tion convenue de cette ralit. Intressante cet gard est la gogra
phie crative de Koulechov, procd qui bouleverse
le
donn des
relations spatiales
19
Des images de phnomnes matriels prises en
divers lieux sont juxtaposes de telle sorte que leur combinaison suscite
l illusion d une continuit spatiale qui, bien entendu, n existe nulle
part dans la nature.
I :espace
artificiel ainsi cr est essentiellement
conu comme une excursion au royaume de l imaginaire - ce qui ne
signifie pas qu il ne puisse aussi tre agenc de faon mettre au jour
des potentialits inhrentes la ralit matrielle. Dans
Entracte,
par
exemple, Ren Clair fait basculer sa camra du corps de la ballerine
sur une tte d homme barbu, jouant ainsi voquer une impossible
chimre faite de ces deux lments incompatibles. Et dans Study in
horegraphy
for amera de Maya Deren, un danseur
lve la
jambe
dans un bois et la repose sur le plancher d une chambre, s inscrivant
ainsi dans un dcor dont les invraisemblables transformations rap
pellent les insaisissables transitions des images oniriques
20
Et que dire
de l insenion de ngatifs ou de l inversion
du
temps : voil encore des
dfis radicaux nos habitudes de vision. Nous reviendrons plus loin
sur d autres procds de production d imagerie insolite. On pourrait
tous
les
regrouper sous la rubrique
ralit d une autre dimension
,
ou encore ralit fabrique
Mais
ces
images hors normes posent un problme passionnant :
quelle relation entretiennent-elles prcisment avec l existant matriel
proprement
dit? Les
dfenseurs
d un
alignement
du
cinma sur
les
arts traditionnels invoquent les exemples d une telle autre dimension
de la ralit l appui de leur opinion selon laquelle le film n a pas, ou
n a
pas
ncessairement au premier chef, pour vocation de reprsenter
le
monde extrieur tel quel ; et que, par consquent, le cinaste est libre
de prfrer cette reprsentation celle des visions ou fantasmes qu il
lui prend envie d exprimer.
Mais c est l une approche sommaire de la question. En ralit,
les
images de ralit fabrique, telles que
le
gros plan des mains de Mae
Marsh, sont ambigus. Elles peuvent
ou
non avoir un rapport avec la
ralit telle que communment perue.
Si elles
s inscrivent dans un
film par ailleurs raliste,
elles
nous apparatront vraisemblablement
comme un produit de ce mme ralisme qui imprgne le reste
du
91
l
l
1
:
J
l
l:
t
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33/51
C R C f ~ G ~ N ~ R U X
12. j zz Dance
Roger
Tton,
~ t a t s - U n i s 1954)
fm ; autrement dit, comme
le
dvoilement d aspects cachs du
monde qui nous entoure. C est ainsi que les mains de Mae Marsh
approfondissent notre aperception de
ce
qui est corporel dans cette
totalit que constitue son tre. De mme, certains plans de
j zz
Dance
dans lesquels, retirs de leur contexte, on aurait du mal
reconnatre
quelque objet rel connu, nous initient aux secrets d un univers mat
riel qu embrase la frnsie des danseurs (Illust. 12). Si, en revanche,
des
images relevant de la ralit d une autre dimension ne servent que
d lments constitutifs des compositions qui se dtournent de la
ralit matrielle, elles perdent leur caractre de ralit et risquent
d apparatre comme des formes librement inventes. Bien des films
exprimentaux jouent sur l ambigut
de ces
images dtournes en
transformant sous nos yeux
ce
qui en
elles est
reflet de la ralit en
des configurations qui n ont plus rien
voir avec
elle.
Dans a
Marche
des
machines
par exemple,
des
vues trs
grossies
de certaines pices
mcaniques, d abord reconnaissables, se muent en formes animes
d un mouvement rythmique, sans plus de rapports avec leur origine.
e fait, cependant, que
ces
gros plans de pices mcaniques
se
prtent d eux-mmes une telle mtamorphose en abstractions sans
rfrent ne doit pas nous faire oublier qu ils drivent par essence de la
camra-ralit. Et, bien entendu, cela vaut aussi pour toutes les sortes
92
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34/51
~ T B L I R
I :EXISTANT
M T ~ R I E L
d images relevant de
la
ralit d un autre type. En consquence, ces
images dtournes seront d autant plus parlantes qu elles resteront plus
proches du matriau de la vie relle duquel elles procdent ; c est la
condition pour qu elles remplissent cette fonction rvlatrice qui est
propre au mdium.
Dans son intrt pour le minuscule, le cinma se comporte un peu
comme la science. Comme elle, il dcompose
les
phnomnes naturels
en particules infimes et nous sensibilise,
ce
faisant, aux normes ner
gies accumules dans les configurations microscopiques de
la
matire.
Une telle similitude de comportement n est certainement pas trangre
la nature mme du film. Car
il
est fort possible que la construction
de l image cinmatographique partir de clichs successifs de brves
phases d un mouvement favorise une tendance inverse dcomposer
ce
qui nous est donn comme des touts. Faut-il s tonner qu un
mdium qui doit tant la passion scientifique du XIX sicle conserve
des traits qui relvent de l approche scientifique? Incidemment,
ces
mmes ides et proccupations qui
ont
port l essor u cinma
ont
galement laiss leur empreinte sur l uvre de Proust. Cela explique
rait les parallles entre celle-ci et
le
film - en particulier le recours
frquent de Proust au gros plan. Sur un mode authentiquement cin
matographique, il ne cesse de grossir les plus infimes composantes ou
cellules de la ralit, comme mu par le dsir de reprer en
elles
le lieu
et
la
source
des
forces explosives qui constituent
la vie
L nonne. - Parmi les objets de grandes dimensions, tels que vastes
plaines ou panoramas de toute sorte,
il
en est un qui mrite une
attention particulire : les masses Certes, les foules jouaient dj un
rle dans la Rome impriale. Mais les masses au sens moderne n ont
fait leur entre sur la scne historique qu avec la rvolution industri
elle
Elles
devinrent alors une force sociale de premire grandeur.
Les
nations en guerre mobilisrent des armes d une dimension jusque-l
inconnue et les identits de groupes se perdirent dans la multitude
anonyme qui noyait
les
grandes villes sous des foules informes.
Walter Benjamin note qu l poque marque par l essor de
la
photographie,
le
spectacle quotidien de foules en mouvement requ
rait encore chez l observateur une accommodation de l il et des
nerfs. Le tmoignage de contemporains la sensibilit aiguise
semble corroborer cette pntrante observation : les foules pari
siennes omniprsentes dans les pomes de Baudelaire fonctionnent
comme des stimuli suscitant d irritantes sensations kalidoscopiques ;
93
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35/51
C R C T ~ R E S G ~ N ~ R U X
les
passants qui, dans L Homme
des
foules de
Poe
se poussent et se
bousculent sous
les
becs de gaz des
rues de
Londres, provoquent
une srie de chocs lectriques
21
Au
moment de son apparition, la masse cet animal gigantesque,
tait une nouveaut choquante. Comme on pouvait s y attendre,
les arts traditionnels se rvlrent incapables d en donner une repr
sentation
sa
mesure. o
ils
chourent,
la
photographie russit
sans peine; elle disposait des moyens techniques
de
figurer
ces
agrgats alatoires que sont les foules. Mais c est seulement
le
film,
ultime accomplissement de
la
photographie en un sens, qui s avra
la hauteur de la tche consistant les saisir dans leur mouvement.
Ici
l instrument
de
la mise en images est apparu presque en mme
temps que l un
de ses motifs les plus significatifs.
D o
l attrait
que les masses exercrent
ds le
dpart tant sur l objectif photogra
phique que sur la camra
22
Ce n est srement pas une simple
concidence
si
les
tout premiers
films
Lumire montraient
des
foules
d ouvriers ou
la
confusion
des
arrives et
des
dparts dans une gare.
Le cinma italien ses dbuts travailla galement le sujet
23
et
D. W. Griffith, sous son influence, montra comment on pouvait
reprsenter
les
masses de faon cinmatographique. Les Russes
assi-
milrent sa leon et l appliqurent leur faon.
Le
fait que l norme, tout comme
le
minuscule, n aient pas
accs
la scne a suffi en faire des motifs cinmatographiques. N importe
quel objet de
ce
type-
un vaste
paysage
par
exemple-
peut tre
saisi
par un plan loign;
mais
malgr le rle qu ils jouent dans
les
films
de Griffith, de tels plans suffisent rarement donner
la
pleine mesure
d un phnomne de grande dimension
24
. Celui-ci recle quelque
chose que ne saurait rvler la vue d ensemble. rnorme diffre en ceci
du minuscule que seule une combinaison d images prises diffrentes
distances peut
en
rendre pleinement compte. Lorsqu il se propose
de saisir la substance d un paysage de grande ampleur, le film doit
procder comme le touriste qui, en le parcourant pied, promne ses
regards
ici
et
l
si
bien que l image globale qu il
en
retirera amalga
mera les vues de dtail et les perspectives
25
Prenons le cas d une
manifestation de rue. S il veut se
faire
une ide claire et prcise de
la manifestation, l observateur doit accomplir certaines actions, crit
Poudovkine.
Il
doit commencer par grimper sur
le
toit d une maison
pour avoir une vue plongeante sur la totalit du cortge et prendre la
mesure de ses dimensions; ensuite,
il
descendra et observera par une
94
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I TABUR L'EXISTANT MATI RJEL
fentre du premier tage
les
inscriptions portes par
les
manifestants ;
il devra enfin se mler
la
foule pour s informer de prs sur l appa
rence extrieure des participants
26
Un unique
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