La Dégringolade, Tome 2 · 2014. 9. 12. · Emile Gaboriau La Dégringolade, Tome 2. Un texte du...

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Emile Gaboriau

La Dégringolade,Tome 2

Un texte du domaine public.

Une édition libre.

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TROISIEME PARTIE - RAYMOND

q

C

I

e fut, pourMme Delorge et pour

Mme Cornevin, un beaujour et un jour glorieux,que celui où, appuyéesl’une sur l’autre, et

contemplant leurs fils, elles purent se

dire :

– Notre tâche est remplie et nouspouvons attendre en paix l’heure dela justice. A nos fils désormais lalutte et la peine. Nous pouvonsmourir, l’œuvre sacrée que nousavions entreprise sera poursuiviesans relâche par des bras plusrobustes que les nôtres…

Et certes, leur orgueil et leurconfiance étaient légitimes : ellesavaient fait des hommes…

Onze années s’étaient écouléesdepuis la sanglante catastrophe del’Elysée. On était à la fin de 1863.

Raymond Delorge et Léon Cornevin,

admis à l’Ecole polytechniqueensemble, venaient d’en sortir.

Et leur situation, ils ne la devaientbien qu’à eux-mêmes. Jamais lesdémarches d’un protecteur ne leuravaient aplani un obstacle.

Il y a plus : à deux ou trois reprisesils avaient trouvé des difficultés làoù leurs camarades n’en trouvaientpas.

Mais aussi, ils s’étaient tenusparole ; ils avaient travaillé aveccette persévérance obstinée qu’on neconnaît guère à seize ans, et leursétudes n’avaient été qu’une longuesuite de succès.

C’est qu’aussi ces deux noms deDelorge et de Cornevin, qu’onretrouvait chaque année associés auxtriomphes du grand concours,avaient fini par frapper les raresParisiens qui connaissent leurhistoire contemporaine et qui ont dela mémoire.

Si le nom de Cornevin leur étaitinconnu, celui de Delorge faisaittressaillir en eux de sinistressouvenirs.

– Delorge !… disaient-ils, nous avonscertainement entendu prononcer cenom… Attendez donc… N’est-ce pasainsi que s’appelait le général dontla mort mystérieuse passa inaperçue

au milieu des terribles émotions ducoup d’Etat, et qui avait été tué enduel, à ce qu’on prétendit, parM. de Combelaine ?

Ni Léon, ni Raymond d’ailleurs, endépit des prudentes

recommandations de Mme Delorge,n’avaient été parfaitement discrets.

Ils avaient eu de ces amitiés commeon n’en a qu’au collège, amitiéssincères et confiantes, qu’on croiraittrahir si on gardait un secret.

Ils n’avaient pu s’empêcher de direleur passé, d’affirmer leur haineprésente, de parler de leur soif devengeance, de laisser entrevoir leurs

espérances pour l’avenir.

Et les amis à qui ils s’étaient confiésavaient rapporté à leurs parents ladramatique histoire de leurscamarades…

Si bien qu’en 1859, à la distributiondes prix du grand concours, le prixd’honneur, remporté par Raymond,avait été le prétexte d’unemanifestation bruyante qui avaitfailli tourner à l’émeute.

Les élèves s’étaient levés en tumulte,battant des mains, agitant leursképis et criant à pleine gorge :

Vive Delorge !… Vive le fils dugénéral Delorge !…

Et cela avec une telle insistance, queS. E. M. le ministre de l’instructionpublique qui présidait la solennité,était devenu aussi blanc que sacravate.

« Cette manifestation est à la foisaffligeante et grotesque, écrivait lelendemain un des augures officieuxdu Constitutionnel, et si nous avionsl’honneur de gouverner le lycéeauquel appartient le jeune Delorge,nous prierions ce précoceperturbateur et ses amis d’allercontinuer leurs études ailleurs. »

Mais le lendemain aussi, le rédacteuren chef d’un journal de l’opposition

se présenta chez Mme Delorge, lapriant de vouloir bien lui dire tout cequ’elle savait des circonstances de lamort de son mari.

Il se proposait de faire de la mort dugénéral le prétexte d’une agitationqui serait, disait-il, très utile à lacause de la liberté, et dont le résultatserait, en tout cas, de provoquer uneenquête…

M. Ducoudray, qui assistait à cetteentrevue, avait toutes les peines dumonde à dissimuler sa satisfaction.

– Fameuse affaire !… souffla-t-il à

l’oreille de Mme Delorge.

Tel ne fut pas l’avis de la noble etcourageuse femme.

Il lui parut que ce serait uneprofanation que de livrer la puremémoire de son mari à desdiscussions enragées et à despolémiques sans fin. Elle frémit àcette idée de voir la tombe del’homme qu’elle avait tant aimédevenir la tribune de toutes lesambitions, le théâtre de scènesscandaleuses, le champ de batailledes partis.

Elle conjura donc le journaliste derenoncer à son idée.

– Laissons, monsieur, lui dit-elle,

laissons les morts dormir en paixleur éternel sommeil.

Raymond n’avait point goûté cettefaçon de voir. A un âge où on est sifacile aux illusions, exalté parl’éducation qu’il avait reçue, peut-être n’était-il pas loin de se croire unpersonnage…

Ce fut Léon, son ami, le confident deses plus secrètes pensées, qui leramena à la raison, qui lui fitcomprendre qu’ils n’étaient que deuxenfants encore.

Ils reprirent donc leurs études, etavec tant d’assiduité et de bonheur,qu’ils sortirent de l’Ecole

polytechnique, Léon avec le numéro3, Raymond avec le numéro 9.

Ils avaient alors vingt ans, mais lemalheur les avait vieillis avant l’âge,et ils avaient déjà le caractère qu’ilsdevaient garder.

Grand, large d’épaules, d’une forceherculéenne comme son père, trèsblond avec des yeux d’un bleu pâle,Léon Cornevin avait la raideur et leflegme d’un Anglais.

Très capable d’une folie, il était deceux qui règlent jusqu’à leurs actesde démence et qui les accomplissentjusqu’au bout avec un calmeimperturbable, froidement et

méthodiquement.

Tout autre était Raymond.

Remarquablement bien de sapersonne, grand, élancé, très brunavec un teint d’une pâleur mate, ilavait toutes les séductions del’homme du Midi, des flammes pleinses grands yeux noirs, et cette parolevibrante qui remue les foules.

Il était l’enthousiasme même,capable de prodigieux élans, maisprompt à se décourager. Sonintelligence vive et nette concevaitles plus audacieux projets, les réglaitsagement, les lançait bien…Seulement, au premier échec, il

perdait la tête. Devant un obstacleque l’obstiné Léon eût usé avec sesongles, il s’asseyait désespéré.

Jean Cornevin l’avait bien défini.

– Raymond, disait-il, a le couraged’un héros, les nerfs d’une femme, etla sensibilité d’un enfant.

Il avait autre chose encore, unetimidité incroyable, ridicule,absurde, qui souvent, lorsqu’ilprenait sur lui de la surmonter, lepoussait aux actes les plus contrairesà son caractère et à sa volonté.

Près de ces deux jeunes hommes,remarquables à titre divers, Jean, le

second fils de Mme Cornevin, faisait

contraste.

Il n’avait pas fait de brillantesétudes, lui… A dix-sept ans, fatiguédu joug du lycée, il avait déclaréqu’il en avait assez, et depuis, eneffet, il peignait et il dessinait…

Petit, fluet, très brun, assez laid,mais l’œil pétillant d’esprit, JeanCornevin dissimulait sous uneinsouciance affectée et sous ledébraillé de ses façons uneintelligence très vive, des aptitudesremarquables, une finesse extrême etune grande ambition.

Prompt à saisir les ridicules, et ayantle mot impitoyable, il avait coutume

de dire qu’il arriverait par sesennemis…

Mais cette diversité si granded’humeur, de tempérament et d’idéesn’empêchait pas ces jeunes hommesde s’aimer comme rarement s’aimentdes frères.

Un lien les unissait, plus puissant etplus indissoluble que ceux de lafamille et du sang : la communautédu malheur et de la haine.

Ils pouvaient se trouver endésaccord, quand ils discutaient lesmoyens d’atteindre leur but, maisleur but était le même, et immuable :obtenir justice des misérables qui

avaient frappé leurs pères, le généralDelorge et le pauvre palefrenierCornevin.

Seulement, que tenter ?

Tandis que le chevaleresqueRaymond Delorge s’écriait : – C’estau grand jour, et en plein soleil queje combats mes ennemis !…

Pendant que le froid et méthodiqueLéon répétait : – Sachons attendre,sachons guetter cette occasionpropice qui ne fait jamais défaut auxhommes patients !…

Jean, incapable de modération ettout brûlant de colère, disait :

– Que me parles-tu de lutter au grandsoleil, Raymond ! N’est-ce pas dansl’ombre, lâchement, que nos pèresont été frappés ?… Avec de telsennemis, il n’est pas de nuit tropobscure ni d’armes déloyales. Jem’associerais à des forçats, s’il lefallait, pour les atteindre sûrement.Et toi, Léon, que me parles-tu depatienter ? Attendre, c’est laisser cesmisérables jouir en paix de leurcrime !…

C’était si bien son opinion que dèsl’âge de dix-huit ans il s’était trouvécompromis dans ce fameux complotdu bois de Boulogne, dont ladécouverte envoya trente-sept

accusés sur les bancs de la Courd’assises et une douzaine decondamnés à Lambessa.

Ce qui rendait la situation de JeanCornevin très mauvaise, c’est qu’uneperquisition, opérée à son domicile,avait livré à la police toute une sériede charges intitulées : le Panthéon dusecond Empire, « dont la méchanceté,disait le commissaire de police dansson rapport, m’a fait frémird’indignation ».

Cependant, d’actives démarches de

Me Roberjot tirèrent de ce guêpier leprécoce conspirateur.

– Vois-tu où mène la précipitation ?

lui disait son frère, lorsqu’il sortitun peu penaud de la Conciergerie, oùil avait été détenu trois semaines. Tevoilà signalé et nous aussi, par lamême occasion, au zèle investigateurde la police ; toutes nos démarchesvont être épiées…

Puis avec quels gens conspirais-tu !insistait Raymond. Avec desmouchards et avec des drôles ou desimbéciles, dont la politique est àcoup sûr la moindre préoccupation.

– Ce qui est d’autant plus niais,continuait Léon, que l’Empire, ayantatteint son apogée, ne peut plus quedescendre.

Dire cela était hardi, sinonprématuré à cette époque.

Ils étaient encore bien rares, lesesprits perspicaces qui, sousl’apparence des prospérités inouïesdu règne de Napoléon III,discernaient des symptômes dedissolution.

L’excès même de la prospéritématérielle devait être une cause deruine.

Car ce n’est pas en vain qu’onsurexcite toutes les passionsgrossières, les convoitises brutales,les appétits sensuels et la soif del’or.

Léon, observateur attentif, avait puvoir le gouvernement trahirl’embarras que lui causait la cupiditéde certains zélés de Décembre, dontil ne savait comment se débarrasser.

Il avait vu le ministre de l’intérieur,M. Billaud, écrire au préfet de policecette lettre fameuse où il lui signalait« certains individus qui, en sevantant d’une influence qu’ils n’ontpas, ont réussi à en faire un véritablecommerce et prélèvent une dîme surtous les soumissionnaires desgrandes entreprises ».

Dame ! elle avait fait causer, cettelettre.

– Connaissez-vous ces « certainsindividus » ? se demandait-on enricanant.

N’avait-on pas vu aussi le ministrede la guerre lancer une circulaire « àla seule fin d’empêcher les officiersde l’armée de s’adresser trop souventà l’empereur pour lui demander del’argent ?… »

– Est-ce possible !… s’était-on ditdans le public. Où trouver ledésintéressement, s’il désertel’armée !…

L’empereur n’était pas sansapercevoir le danger.

Ponsard ayant fait représenter sa

comédie : la Bourse, au Théâtre-Français, l’empereur lui écrivit pourle féliciter de réagir de toute la forcede son talent contre la funestepassion du jeu.

M. Oscar de Vallée, au lendemain dela publication de son livre : lesManieurs d’argent, reçut les mêmesfélicitations.

Mais que pouvaient une comédie, unlivre et deux lettres impériales,contre la fureur, contre le besoinpresque de spéculation ?

Beaucoup spéculaient, qui n’avaientque ce moyen de soutenir le train deleur maison.

Le prix de tout allait croissant.

Les immenses abatis de maisons, oùM. Verdale et ses amis gagnaient dessommes énormes, occasionnaient surles loyers une hausse prodigieuse.

Le Moniteur ne cessait de répéter quele nombre des maisons construitesdépassait de beaucoup le nombre desmaisons démolies…

Et c’était fort possible.

Seulement, comme les propriétairesne bâtissaient plus que des palais,divisés en appartements immenses,les gens à petite fortune ne savaientplus où se caser, et se voyaientréduits à dépenser à leur loyer non

plus le dixième, mais le sixième etmême le quart de leur revenu.

Il est vrai que Paris devenait unesorte de caravansérail oùaccouraient de tous les points duglobe les altérés de jouissancesgrossières, ceux qui avaientbeaucoup d’argent à dépenser, ceuxqui voulaient en gagner parn’importe quels moyens.

Il est positif que les théâtres, lesbals, les restaurants où l’on soupe lanuit et les cafés ne désemplissaientpas.

Il est sûr que des légions dedemoiselles à chignons jaunes et à

toilettes impudentes envahissaientles boulevards et les rendaientimpraticables aux honnêtes femmes.

Il est certain que le retour decertaines courses, de celles deVincennes, par exemple, où sesuivaient au triple galop des voiturespleines de jeunes gens et de femmesexaltées par le champagne, était unsuperbe défi à la population desfaubourgs.

Tout le monde sait que le lordHolland écrivait dans le Times :

– Paris est la ville de l’univers où ons’amuse le mieux.

Les clairvoyants disaient :

– C’est très beau, c’est assurémenttrès honorable pour nous, mais c’estpar là que nous périrons.

D’un autre côté, par Me Roberjot quis’exprimait librement devant eux,Raymond Delorge et Léon Cornevinsavaient bien que les vaincus ducoup d’Etat s’étaient remis depuislongtemps de leur première stupeuret guettaient avidement l’occasiond’une revanche.

Et cette revanche eût été proche,peut-être, sans les instincts pervers,les malsaines ambitions et lesthéories absurdes que révélaientcertains procès, celui de la Marianne,

par exemple, ou celui de la Communerévolutionnaire.

Par la peur, l’Empire tenait encorequantité de gens, qui tout enl’exécrant ne pouvaient s’empêcherde dire :

– Mieux vaut encore le grand sabrede Napoléon III que le poignard deces ennemis de la propriété et de lafamille.

Il est vrai que la jeune génération,celle de Raymond et des filsCornevin, s’irritait de cette prudence.

La jeunesse sifflait les cours deSainte-Beuve au retour del’enterrement de Lamennais.

Cent mille personnes suivaient leconvoi de Béranger, tout en sachantbien qu’il avait été le barde dupremier Empire au temps oùlibéralisme et bonapartismerimaient, tout en sachant bien qu’ilavait plus fait pour la popularité de

Napoléon Ier que tous lespanégyristes ensemble, avec un seulrefrain : « Parlez-nous de lui,grand’mère… Grand’mère, parlez-nous de lui !… »

Pas un cri, cependant, ne troubla lafunèbre cérémonie…

Dix ou douze écervelés essayèrentbien de forcer les portes du cimetière

que la police avait cru devoir tenirfermées, ils furent aussitôt arrêtés…

Jean Cornevin, que le tumulte attiraitcomme la lumière les papillons, enétait, et son frère et Raymond durentaller, le soir, le réclamer au poste, oùil avait été consigné.

Mais on ne leur rendit pas leprisonnier. Et cette fois toutes les

démarches de Me Roberjot nel’empêchèrent pas de passer enpolice correctionnelle, et d’y attraperun mois de prison…

La mort de Cavaignac, arrivée peutde temps après, passa presqueinaperçue.

C’est dans sa propriété d’Ourne, aufond de la Sarthe, que s’éteignit cegrand citoyen qui avait poussé aussiloin que pas un la fierté et ledésintéressement…

Il fut enterré au cimetièreMontmartre, dans le même caveauque son frère Godefroi. Il n’y eut pasde discours prononcé. Legouvernement confisqua son oraisonfunèbre, comme il avait confisquécelle de Lamennais, de Marrast et deBéranger.

Bien avant cette époque, cependant,Raymond Delorge avait mis àexécution un projet longtempscaressé dans le secret de ses pensées.

Le lendemain du jour où il avait euvingt et un ans, il était allé trouverses amis, Léon et Jean Cornevin, et,d’un ton solennel qui ne lui était pashabituel :

– Je viens, leur avait-il dit, réclamerde votre amitié un grand service, et,quoi qu’il advienne, je vous demandele secret. J’ai résolu de me battre enduel avec M. de Combelaine, et jevous prie d’être mes témoins…

Léon Cornevin avait bondi à cettedéclaration.

Raymond s’attendait à quelqueréponse de ce genre.

– Raisonnable ou insensé, mon parti

est pris.

– Et si nous refusions ?…

Tristement, Raymond hocha la tête,et d’un accent d’inébranlabledétermination :

– Je le regretterais, mais jechercherais et je trouverais des amismoins dévoués, mais aussi moins…raisonnables que vous.

Etant donné le caractère de RaymondDelorge, il était manifeste que rien nele ferait renoncer à son dessein.

Si quelque chose eût pu l’ébranler,c’eût été, bien plus que les objectionsdu froid et méthodique Léon, le

silence significatif de Jean, l’espritaventureux par excellence, etl’homme des résolutions extrêmes.

Tout en comprenant fort bien cela,Léon ne se tenait pas pour battu.

– Admettons, reprit-il, que nousnous chargions de la mission que tuveux nous confier, mon cherRaymond, que dirons-nous àM. de Combelaine ?

– Qu’il faut que nous nousbattions…

Jean lui-même haussa les épaules.

– A quel propos ? demanda-t-il.Pourquoi ? Sous quel prétexte ?…

Un flot de sang monta aux joues deRaymond, et les poings crispés par lacolère :

– Quoi !… s’écria-t-il, ce misérablen’a-t-il plus assassiné mon père ?…

Léon l’interrompit.

– C’est très vrai, prononça-t-ilfroidement. Seulement ce misérablenie. N’existe-t-il pas une ordonnancede non-lieu, qui déclare queM. de Combelaine est innocent et quele général Delorge a succombé dansun combat loyal ?…

– Qu’est-ce que cela prouve ?

– Que M. de Combelaine refusera ton

cartel.

– Non, parce qu’il est brave ou plutôtparce qu’il se fie à son adresse et àson sang-froid de spadassin… Non,parce que, si je le hais, il doit être lasde me craindre, et qu’il ne sera pasfâché, ayant tué le père, de trouverune occasion de se débarrasserhonnêtement du fils…

– Et s’il refuse, cependant ?

– Vous lui direz qu’il est des moyensd’obliger les lâches à se battre…

– Et s’il s’obstine à refuser ?

– Alors, soyez tranquilles, j’aurairecours à ces moyens.

Léon Cornevin allait sans douterépliquer. Jean lui coupa la parole.

L’entêtement de Raymondl’impatientait.

– Et tu prétends que je suis unécervelé compromettant, s’écria-t-il ;qu’es-tu donc, toi ?… Pourt’imaginer que M. de Combelaine tesuivra sur le terrain, il faut que tuaies perdu la tête. Autrefois, c’estvrai, quand il n’avait ni sou ni maille,pour un oui ou pour un non, il vousmettait l’épée à la main. Maintenantqu’il a de l’argent, beaucoup, tantqu’il en veut, ce doit être une autrepaire de manches. Comment ! voilàun gredin qui mène la plus heureuse

existence du monde, et tu te figuresqu’il va risquer, comme cela, de fairetrouer sa précieuse peau par lepremier venu ?… Pas si bête !…

C’est de l’air résigné d’un hommequi subit une averse que Raymondécoutait les remontrances de Jean.

Et lorsqu’il eut achevé :

– Je suis venu, prononça-t-il, vousdemander un service et non desconseils. Voulez-vous être mestémoins ? Si oui, convenons de nosfaits. Si non, adieu. Dans une heure,j’en aurai trouvé d’autres…

A la dérobée, les deux frères seconsultaient du regard.

Eux refusant, Raymond, ainsi qu’illes en menaçait, ne s’adresserait-ilpas à des étrangers, et ne valait-ilpas mieux qu’il les eût pour secondsque des inconnus, qui parindifférence, par sottise ou parméchanceté se prêteraient aux piresextravagances !…

– C’est convenu, dit Jean Cornevin,nous serons tes témoins.

Les traits contractés de Raymond sedétendirent.

– Ah ! merci !… s’écria-t-il, merci ! Jesavais bien que je pouvais comptersur vous.

Mais la chaleur des protestations ne

fondit pas la réserve glacée de sesamis.

– Oh ! ne nous remercie pas,interrompit brusquement Léon, carc’est bien à contre cœur que nousnous embarquons dans cette affaire.Donne-nous tes instructions, nousnous y conformerons.

Raymond en était arrivé à ses fins, ilsouriait.

– Mes instructions sont bien simples,dit-il. Je veux me battre avecM. de Combelaine. Qu’il choisisse lesarmes, le mode de combat, le lieu etl’heure, peu m’importe. Que je l’aieen face de moi, voilà tout ce que je

demande. Du reste, rassurez-vous.S’il est de première force à toutes lesarmes, je ne suis pas manchot, vousle savez, et je lui réserve unedésagréable surprise…

Les deux frères ne firent aucuneobjection. N’ayant pu éviter l’affaire,les détails leur importaient peu.

– C’est bien, répondirent-ils, demainmatin nous irons chez ton homme.Viens nous attendre ici…

Et le lendemain, en effet, sur les neufheures, ils se mettaient en route.

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C

II

’est rue du Cirque quedemeuraitM. de Combelaine, dansun petit hôtel tout neuf,qu’il devait à lamunificence impériale, en

échange, disait la chroniquescandaleuse, de quelques-uns de cesservices dont on ne se vante pas.

Rien de vulgaire dans cette

habitation, chef-d’œuvre deM. Verdale.

L’hôtel s’élevait au milieu d’une coursablée, et on y arrivait par un largeperron protégé par une marquise etorné de chaque côté de grands vasesde faïence remplis de plantesexotiques.

A droite et à gauche, étaient lescommuns ; les écuries, où huitchevaux de prix mangeaient leuravoine dans des mangeoires demarbre, et les remises, où onapercevait par la porte entrouverteplusieurs voitures de formesdifférentes, sous leurs housses detoile verte.

– Peste !… grommela Jean Cornevin,l’empereur loge bien ses amis !

Devant la grille, un gros homme àfigure joviale, le concierge, fumaitson cigare… un pur londrès.

– M. le comte reçoit, dit-il aux deuxjeunes gens, vous pouvez entrer…

Dans le vestibule, pavé de marbre ettout doré, un valet de pied en livréeéclatante reçut Jean et Léon, prit leurcarte en disant qu’il allait la remettreà M. le comte, et les fit entrer dansune antichambre en les priantd’attendre.

Trois messieurs s’y trouvaient déjàlorsque Jean et Léon entrèrent.

Debout dans l’embrasure de lafenêtre, ils causaient, et leurconversation les absorbait si fortqu’ils ne parurent pas remarquerqu’ils n’étaient plus seuls.

– Ainsi, continuait l’un, vous luilivrez encore cette voiture…

Puis-je faire autrement ? soupiraitl’autre. Ne suis-je pas trop engagépour reculer ? Savez-vous qu’il medoit plus de cinquante mille francs ?…

– Comment, diable ! aussi,interrompit le troisième, êtes-vousassez fou pour faire un pareil crédit !…

– Pardon !… il vous doit bien vingtmille francs, à vous.

– C’est vrai, mais je viens luisignifier qu’il me faut un fortacompte…

– Et s’il ne vous le donne pas ?…

– Je suspends les fournitures, et… enavant le papier timbré !…

– Et après ?…

– Après !… j’obtiens un jugement, etje fais saisir.

– Quoi ?

– Tout, parbleu !… l’hôtel, lemobilier, les chevaux, vos voitures,mon cher, et tous les traitements…

Les deux autres éclatèrent de rire,mais d’un rire si franc que l’hommeau papier timbré en demeura toutdéconfit.

– C’est donc bien drôle, ce que jedis ! fit-il d’un ton vexé.

– Ma foi, oui, répondit le carrossier.

– Et pourquoi, s’il vous plaît ?

– Parce que, mon cher, vous ne vousêtes pas levé assez matin pourM. de Combelaine et que, si vous luienvoyez du papier timbré, vous enserez pour vos frais. Ne vousdérangez pas. Ses traitements sont àl’abri de vos huissiers, son mobilier

est au tapissier, et ses chevaux sontau nom de son valet de chambre…

– Reste l’hôtel…

– Oui, mais vermoulud’hypothèques… L’empereur ne le luiavait pas encore donné queM. de Combelaine avait déjàemprunté dessus…

Immobiles sur leurs banquettes, Jeanet Léon retenaient leur souffle, tantils craignaient de trahir leur présenceet d’interrompre cette instructiveconversation.

L’homme au papier timbré semblaitconsterné.

– Ah çà, fit-il, M. de Combelaine estdonc très gêné ?

– Ruiné ! mon bon, à plat, commetoujours.

– Cependant il se fait une centaine demille francs par an, avec sestraitements.

– Dites cent cinquante mille.

– Il est de deux ou trois entreprises…

– Pardon, de sept ou huit.

– Qui lui rapportent au moinsautant.

– Mettons le double, et n’en parlonsplus…

– Et il est ruiné !…

– A ce point que ses domestiquesn’ont pas d’autres gages que l’argentqu’ils lui volent. Il est vrai qu’ils n’yvont pas de main morte. Vous, quiêtes bijoutier, faites cadeau d’unebague à M. Léonard, son valet dechambre, et il vous en apprendra debelles !…

A tout autre moment, Jean et Léonn’eussent pu s’empêcher de rire del’ahurissement du bijoutier.

– Cet homme-là est donc un gouffre !… s’écria-t-il.

– Vous avez dit le mot.

– Que fait-il de son argent ?

– Il le dépense, parbleu !…

– A quoi !… puisqu’il ne paye rien ?…

– Et le jeu, mon cher, et les femmes,et les soupers, et les paris auxcourses, et les fêtes, et les chasses, etles voyages, croyez-vous que toutcela ne coûte rien ?

Mais ils s’interrompirentbrusquement. Un valet de chambre,M. Léonard lui-même, venaitd’apparaître à la porte qui conduisaità l’intérieur des appartements. Ils’avança jusqu’aux témoins deRaymond, et, s’inclinant :

– M. le comte de Combelaine, dit-il,attend ces messieurs dans soncabinet…

M. de Combelaine était peut-êtreaussi bas percé que le disaient sesfournisseurs ; en tout cas il n’yparaissait guère à ses appartements,où éclatait le luxe brutal du secondEmpire, luxe de parvenu pressé dejouir et préoccupé d’éblouir.

Voilà ce qu’auraient pu remarquerJean et Léon Cornevin en traversant,à la suite du valet de chambre, unesalle à manger ridiculement décoréeet un vaste salon doré sur toutes lesmoulures.

Mais, pour ne rien voir, ils étaienttrop émus de cette idée qu’ilsallaient se trouver en face dumeurtrier de leur père.

Et le cœur leur battit lorsque ledomestique, ouvrant une porte,annonça :

– Messieurs Cornevin.

Ils étaient dans le cabinet de travail,c’est-à-dire dans le fumoir du comte,dans cette pièce intime de chaquemaison où se trahissent les goûts etles habitudes du maître.

On n’y voyait guère de livres ni depapiers, mais quantité d’armes detous les temps et de tous les pays,

des fusils et des sabres, des armures,des épées de combat et des fleuretsmouchetés.

Sur la table qui servait de bureau sevoyaient cinq ou six revolvers dedifférents systèmes, attendant que lemaître eût le temps de les essayer etse prononçât sur leur valeurrespective.

Près de cette table,M. de Combelaine, vêtu d’un élégantcostume du matin, était assis ouplutôt couché dans un immensefauteuil.

Il s’était appliqué et avait réussi à sefaire un masque nouveau, approprié

aux circonstances et à sa nouvellesituation.

Et les spectateurs qui le sifflaient àBruxelles, lorsqu’il y jouait lacomédie, ne l’eussent pas reconnu,avec ses cheveux ramenés auxtempes, ses moustachesoutrageusement cirées, son œilmorne et sa physionomie impassible.

C’était une fureur, alors. C’était àqui copierait le maître. C’était à quiéteindrait son regard, empèserait sabarbe, pétrifierait son visage etlaisserait tomber de ses lèvres desparoles rares et sans expression.

Si bien que, dans les ministères et

dans les salons officiels, on nerencontrait plus que des décalquesplus ou moins réussis de celui que leplus rusé des Italiens avaitsurnommé Taciturne III…

A la vue des deux jeunes gens,cependant, M. de Combelaine s’étaitlevé, et, leur montrant des sièges :

– Veuillez vous asseoir, messieurs,dit-il.

Mais ils ne bougèrent pas, et,presque en même temps :

– Nous resterons debout, s’il vousplaît, monsieur, prononcèrent-ils…

Leur conviction était que le comte

allait feindre de ne pas connaître leurnom, et que cela éviterait uneexplication difficile. Erreur !…

– Messieurs, reprit-il, lors desévénements de Décembre, un hommea disparu qui s’appelait LaurentCornevin ; seriez-vous ses parents ?…

– Nous sommes ses fils, réponditLéon.

– Excusez ma question, messieurs.Laurent Cornevin remplissait àl’Elysée un emploi assez humble.

– Il était palefrenier…

– Tandis que vous, messieurs…

– Nous, interrompit Jean d’une voixrauque, nous devions crever demisère, et ceux qui avaient…supprimé le père devaient croire quela faim les débarrasserait des fils.Dieu en a décidé autrement. Nousavons trouvé des amis qui nous ontfait ce que nous sommes…

C’est sans la plus légère apparenced’émotion que M. de Combelaines’inclina.

– Je conçois votre irritation,monsieur, dit-il, lorsque vous parlezde votre père. Sa disparition a été unde ces accidents affreux comme il nes’en voit que trop dans les temps dediscordes civiles…

– Oh ! un accident !… fit Jean.

Le comte ne sembla pas l’entendre.

– Certes, poursuivit-il, la famille decet infortuné a été cruellementfrappée… Mais moi, j’ai été atteintdu même coup. Cette mystérieusedisparition a permis de faire planersur moi des soupçons odieux que n’apas dissipés complètement un arrêtsolennel de la justice… Mes ennemisont osé insinuer que LaurentCornevin avait été témoin d’uncrime…

Le sang commençait à affluer aucerveau de Jean.

– Nous ne venons pas vous

demander compte de la mort de notrepère ! interrompit-il brutalement.

M. de Combelaine ne sourcilla pas.

– C’est que ce serait fort naturel,prononça-t-il, après les proposdétestables qui ont circulé. Maisalors je vous répondrais que tout ceque j’ai d’influence et de crédit, jel’ai mis en branle pour retrouvervotre père. Oui, tout ce qu’il esthumainement possible de faire, je l’aifait… inutilement, hélas ! et il meserait aisé d’en administrer lapreuve…

Léon essayait de répliquer ; ill’arrêta d’un geste, et, plus

vivement :

– Permettez : on m’attaque, je medéfends… Combien était désastreusela situation de la femme Cornevin, jele savais. J’étais exactementrenseigné par une personne qui est lasœur de votre mère, votre tante, parconséquent, et à qui j’ai voué une

amitié toute particulière, Mme FloraMisri. Mais pouvais-je venir en aideouvertement à une infortune si digned’intérêt ? Non. C’eût été faire lapart trop belle à mes ennemis. Jechargeai donc Flora de secourir sa

sœur. Mme Cornevin repoussafièrement toutes les avances. Est-cema faute ? Et si vous doutiez de mon

bon vouloir à l’égard de votrefamille, je vous rappellerais que c’estgrâce à mon influence que M. et

Mme Cochard, votre grand-père etvotre grand’mère, ont obtenu l’unune place, l’autre un bureau de tabac,qui les met à l’abri du besoin… Jevous rappellerais que j’ai fait obtenirà un des frères de votre mère unesinécure fort lucrative…

Mais Jean Cornevin n’en putsupporter davantage.

Des soufflets l’eussent moinstransporté de fureur que cetteénumération d’une parenté dont ilavait horreur.

– Oh ! assez, interrompit-il d’un tonmenaçant. Je vous l’ai dit, ce n’estpas pour nous que nous sommesici… Nous vous sommes envoyés parnotre meilleur ami, par notre frère,Raymond, le fils du général Delorge.

Si cuirassé d’impudence que fûtM. de Combelaine, il tressaillitvisiblement.

– Et… que veut-il de moi ?interrogea-t-il.

– Raymond Delorge veut venger sonpère, monsieur, s’écria Jean. Il veutse battre avec vous !…

M. de Combelaine était beaucouptrop intelligent pour ne pas s’être

attendu et préparé à quelque chosede pareil.

Cependant, si son visage demeuraitimpénétrable, il était fort pâle et seslèvres tremblaient. Il s’était imposéun rôle, et, comme tous les hommestrès violents, il se défiait de lui.

Après un moment de silence :

– Je ne saurais, dit-il, blâmer ladémarche de M. Raymond Delorge ; àsa place j’agirais comme lui. Maismoi, je ne puis accepter la rencontrequ’il me propose…

– Cependant, monsieur…

– Je déclare qu’un duel entre nous

est impossible, interrompitimpérieusement le comte. Oui, c’estvrai, j’ai tué le général Delorge, maisà mon corps défendant, car jel’aimais, et seulement après avoirété, à plusieurs reprises, provoqué,menacé, outragé par lui… Et vousvoudriez qu’après avoir eu cetimmense malheur de tuer le père, jem’expose à tuer le fils !… Non ! àaucun prix. Au lendemain du dueldéplorable du jardin de l’Elysée, j’aifait le serment de ne plus me battrejamais… Je le tiendrai, quoi qu’ilarrive.

– C’est prudent, quand on abeaucoup à perdre, gronda Jean

Cornevin.

Ah ! il fallait que M. de Combelainese fût fait aussi le serment de restercalme, car il ne broncha pas.

– Je vous ai dit mon dernier mot,messieurs, fit-il.

Mais Léon n’était pas intervenuencore :

– Je n’insisterai pas davantage,monsieur, prononça-t-il d’un tonglacé ; seulement, il est de mondevoir de vous avertir des suites devotre refus…

– Ah !…

– Raymond est décidé à tout pour

obtenir une satisfaction à laquelle ilcroit avoir droit…

– Monsieur…

– Il ne reculera devant aucuneextrémité pour vous contraindre à lalui accorder, et, s’il faut recourir à laviolence…

– Ah !… pas un mot de plus,monsieur, s’écria M. de Combelained’une voix étranglée, pas un mot deplus !…

Il s’était dressé d’un bond,frémissant de colère, la faceempourprée, l’œil flamboyant, et samain serrait d’une étreinteconvulsive un des revolvers placés

sur la table…

L’ancien Combelaine, celui destripots de Londres, celui qui, jadis,moyennant finance, prenait les duelsà son compte, reparaissait.

– Vous ne savez donc pas quelhomme je suis ? continua-t-il. Vousne savez donc pas qu’un homme qui,jadis, m’eût parlé comme vous venezde le faire, ne serait pas sorti vivantde chez moi !…

– Devions-nous donc vous laisserignorer les intentions de notreclient ? demanda tranquillementLéon Cornevin.

M. de Combelaine eut un geste

terrible.

– Eh bien ! moi, s’écria-t-il, aupremier soupçon de violence deRaymond Delorge, je vous déclare…

Il s’arrêta court.

– Quoi ?… insista Léon.

Mais une réflexion, plus rapide quel’éclair, venait de traverser l’espritdu comte.

– Rien ! répondit-il, rien !

Grâce à un effort véritablementsurhumain, il parvenait à semaîtriser.

Il lâcha le revolver qu’il tenait, il serassit, et, d’un ton presque calme,

bien que sa voix tremblât encore :

– Cette affaire est trop grave,prononça-t-il, pour que je prenne unerésolution définitive sansconsulter… M. Delorge m’accorderabien vingt-quatre heures.

– Assurément.

– Alors, messieurs, veuillez melaisser votre adresse… Après-demain, avant midi, un de mes amisse présentera chez vous pour vousapprendre ce que nous auronsdécidé…

C’est mécontents d’eux-mêmes, lecœur serré et l’esprit tourmenté devagues appréhensions, que les deux

frères quittèrent cet hôtel de la ruedu Cirque, dont les splendeurscachaient tant de misères honteuses.

Combien ils avaient eu tortd’accepter la mission dont leschargeait Raymond, ils ne l’avaientque trop compris aux premiers motsprononcés par M. de Combelaine. Cethomme, qui avait assassiné le pèrede leur ami, n’avait-il pas assassinéégalement leur père à eux ?

Aussi qu’était-il arrivé ?

Que M. de Combelaine, prompt àreconnaître la fausseté de leursituation, en avait usé avec la plushabile perfidie.

N’avait-il pas affecté de lesconfondre avec la famille de leurmère, avec cette famille si odieuse,hélas ! dont les fils grandissaientpour Mazas et les filles pour Saint-Lazare !…

Ne leur avait-il pas reproché ce qu’ilavait fait pour les vieux Cochard ?…

Ne s’était-il pas en quelque sortevanté d’avoir pour maîtresse la sœurde leur mère, leur tante, Flora Misri !Quelle honte !

Et cependant, ils avaient été forcésd’endurer toutes ces révoltantesironies, débitées d’un ton detranquille impudence.

– Ah ! le misérable !… s’écria Jean,lorsqu’ils eurent dépassé la grille, jelui en voudrais moins s’il eût fait feusur nous tandis qu’il tenait sonrevolver !…

Léon Cornevin hochait tristement latête.

– Nous sommes des enfants, dit-il, etnous venons de faire une folieinsigne. Quand on attaque une bêtefauve, on doit être assez bien armépour la tuer. Nous avons attaquéCombelaine et nous sommes sansarmes. Cet homme nous avaitoubliés, peut-être, nous venons delui rappeler que nous existons et quenous pouvons devenir redoutables. Il

ne se battra pas… mais notreimprudence nous coûtera plus cherqu’un coup d’épée.

Les deux jeunes gens savaient bienque Raymond devait être chez eux àcette heure, et que sans nul doute ilattendait avec une anxiété poignantele résultat de leur démarche.

Mais les circonstances devenaienttrop critiques, et ils se voyaientchargés d’une responsabilité troplourde pour s’en remettre à leursseules lumières.

Et après une courte délibération, etmalgré le secret promis à Raymond,ils résolurent de prendre conseil de

Me Roberjot.

L’avocat venait de se mettre à tablequand on lui annonça les deux frères.

– Venez-vous me demander àdéjeuner, leur cria-t-il gaiement, oumaître Jean s’est-il encore fourrédans quelque guêpier ?…

Léon était trop embarrassé pour nepas raconter fort exactement toutel’affaire, les instances de Raymond,sa station avec Jean dans le salond’attente, la conversation desfournisseurs, la réception deM. de Combelaine, son refus, sacolère et enfin sa demande d’un délaide quarante-huit heures.

Et lorsqu’il eut terminé :

– Que le diable vous emporte !

s’écria Me Roberjot, si violemmentque Léon Cornevin en demeura toutinterloqué.

– Cependant, commença-t-il…

Mais l’avocat ne voulut pasl’écouter, et très vivement :

– Que votre frère, poursuivit-il, queJean, qui est un écervelé, c’estconvenu, se fût laissé pousser à cetteescapade, je le comprendrais ; maisvous, Léon, un garçon sensé, unméthodiste, un philosophe, un sage…

– Eh ! monsieur, interrompit Jean,

Raymond, à notre défaut, se seraitadressé au premier venu…

– Il fallait me faire prévenir,messieurs, je serais accouru… Et moiqui comprends l’amitié autrementque vous, j’aurais essayé deraisonner Raymond, et s’il n’avaitpas voulu m’écouter, je l’auraisempoigné au collet, et je lui auraisdit : « Avant de te battre avec cetautre, il faudra d’abord te battre avecmoi !… »

Il se montait tellement qu’il enoubliait de manger, et que, safourchette d’une main et son couteaude l’autre, il gesticulait comme s’ileût été à la tribune…

– Quoi ! poursuivait-il, vous avez unennemi mortel, vous le voyez au bordd’un abîme qui l’attire, où il vacouler fatalement, et vous lui criez :Casse-cou !…

Lorsque Jean Cornevin, qui était unétourdi, avait fait quelque sottise, ille reconnaissait volontiers, et de lameilleure grâce du monde se laissaitlaver la tête.

Léon, qui était un homme froid etgrave, n’avait pas cette bonhomie.

Il n’aimait pas à avoir tort. Ilsuffisait presque qu’on luidémontrât qu’il faisait une folie pourqu’il s’y obstinât.

– Je ne vois pas, dit-il d’un ton unpeu piqué, en quoi notre démarche apu modifier la situation deM. de Combelaine.

Me Roberjot haussa les épaules.

– Puisque vous ne savez pas voir,dit-il, écoutez. Voici dix ans, n’est-cepas ? que M. de Combelaine exploitela situation inespérée que lui a faitele coup d’Etat. Voici dix ans qu’ilcumule des traitements énormes,qu’il met à l’encan son influence etcelle de ses amis, qu’il bat monnaie àla Bourse des secrets qu’on lui confieou qu’il surprend, qu’il ne cesse detirer à vue sur la cassette impériale…

En est-il plus avancé ? Non. De tousles millions qui ont glissé entre sesmains, rien ne lui reste que le regretde ne les avoir plus, le désir enragéd’en avoir d’autres. Sa situation estce qu’elle était la veille du 2décembre. Je me trompe : elle estplus mauvaise, car il a dix années deplus, moins d’audace et deshabitudes de dépense et de bien-êtrequ’il n’avait pas. Ses créanciers letracassaient jadis pour quelquescentaines de francs, ils le harcèlentaujourd’hui pour un demi-million…

– Oh ! quand on a ses ressources !murmura Léon Cornevin…

– Mais il n’en a plus, répondit

l’avocat, non, plus aucune. Touts’épuise. Il ne trouverait plusaujourd’hui mille écus de soninfluence qui jadis lui valait despots-de-vin de cent et de deux centmille francs, tant il en a usé et abuséde toutes les façons, pour lui, pourses maîtresses, pour le premierescroc venu qui avait la poche biengarnie. Pas un de ses amis ne luiprêterait cent louis, et il netrouverait pas cent sous sur sasignature. Vous savez commentl’empereur répond à ses cris dedétresse ? Par une aumône de dixmille francs tous les trois mois.Comment vivra-t-il, avec ses seuls

traitements, lui qui ne pouvait pasjoindre les deux bouts quand il avaitle quintuple ! Il ne vivra pas, et il lesent si bien, qu’il parle de semarier…

– Lui ?…

– Pourquoi non ?… Vous ne luidonneriez pas votre fille si vous enaviez une, ni moi non plus, mais toutle monde n’est pas si dégoûté quenous…

– Un tel homme !…

– Ce tel homme, mon cher, donnera àsa femme le titre de comtesse, plusque contestable, c’est certain, maispour le moment incontesté, et lui

ouvrira les portes des Tuileries. Cetel homme, si son beau-père n’estpas absolument taré, le fera décorer ;le fera nommer député ou peut-êtresénateur, s’il n’est pas tropnotoirement idiot.

Jean Cornevin ne pouvait s’empêcherde sourire.

– Ce diable d’avocat se croit à latribune, pensait-il.

Mais Léon ne riait pas, lui.

– Cela étant, fit-il, commentM. de Combelaine, qu’une grosse dotremettrait à flot, ne se marie-t-ilpas ?

– Ah !… c’est ce que je me suisdemandé longtemps, répondit

Me Roberjot, avant de trouver uneréponse satisfaisante. Mais je l’aitrouvée : il n’ose pas…

– Oh !…

– Il n’ose pas parce qu’il est unepersonne qui a des vues sur lui, quise le réserve… Or, cette personne apénétré si avant dans son existenceet connaît tant et tant de ses secrets,qu’il ne peut pas s’en faire uneennemie sans risquer de se perdre…Il ne peut pas l’épouser, elle ; enépouser une autre, non…

– Et cette personne…

– Oh !… vous la connaissez, réponditl’avocat.

Et après une légère hésitation :

– C’est Mme Flora Misri, répondit-il,

Mme Flora qui, pendant queM. de Combelaine jetait l’argent parles fenêtres, le ramassait etthésaurisait. C’est une personne trèsprévoyante, malgré ses airsévaporés, et qui sait compter. Detelle sorte que, si le comte est ruinéau point de ne savoir plus dansquelles eaux troubles pêcher vingt-

cinq louis, Mme Flora est riche ettrouverait un million et demi chezson notaire.

C’est avec une impatience manifeste,l’impatience de l’homme qui ne veutpas reconnaître ses torts, que Léonécoutait.

– En tout ceci, fit-il, je ne vois pasquelle influence peut avoir notredémarche sur les déterminations deM. de Combelaine.

L’avocat sourit.

– Oh ! l’entêté !… s’écria-t-il.

Puis très vite :

– Résumons-nous, poursuivit-il.M. de Combelaine est au bout de sonrouleau ; une dot le sauverait, mais ilne faut pas se marier à son gré et il

ne veut pas épouser Mme Flora Misri.Que va-t-il faire ? A quel expédientva-t-il recourir ? Le temps presse, ilne peut plus attendre, il va peut-êtrese lancer dans quelque aventurepérilleuse… Et c’est alors que vousvous chargez de lui rappeler ledanger. C’est alors que vous lui criezen quelque sorte : « Prends garde, tesennemis veillent… Que la main quit’a protégé contre leur juste colère seretire, et tu es perdu ! »

Léon était obstiné, mais noncependant au point de nierl’évidence.

– Excusez-moi, monsieur, dit-il à

Me Roberjot, je n’avais pas vu siloin… Nous avons été plus fousencore que je ne le supposais… Maismaintenant, que faire ? Car c’est là ceque nous venions vous demander…

Ayant fini de déjeuner, Me Roberjotse leva.

– Si j’étais libre, dit-il, je vousaccompagnerais, mais je suisattendu, je dois prendre la paroleaujourd’hui… Seulement, après-demain, j’irai chez vous pourrecevoir l’envoyé deM. de Combelaine. Tâchez, d’ici-là,de faire entendre raison àRaymond…

C’était plus aisé à conseiller qu’àexécuter. En apprenant les réponsesde M. de Combelaine, en apprenantsurtout que ses amis étaient allés

consulter Me Roberjot, RaymondDelorge entra dans une colèrefurieuse, disant que c’étaitépouvantable, que c’était à n’oserplus se confier à personne, puisqu’onétait trahi par ses meilleurs amis.

Le surlendemain, cependant, lorsquel’avocat arriva, Raymond paraissaitfort calme, soit qu’il eût réfléchi,pendant les quarante-huit heures quivenaient de s’écouler, soit quel’avocat lui imposât beaucoup plusqu’il ne voulait l’avouer.

– Eh bien ! je suis exact, j’espère ! dit

gaiement Me Roberjot. Est-on venu ?…

– Pas encore, répondit Léon.

Et sans laisser à l’avocat le temps derépliquer, il l’entraîna jusqu’à unefenêtre ouverte, et bas et vivement :

– Raymond m’inquiète, lui dit-il. Jele connais, s’il est si tranquille, c’estqu’il médite quelque folie, pour lecas où M. de Combelaine persisteraitdans son refus…

– Il y persistera, répondit

Me Roberjot, ce n’est pas douteux.Néanmoins, rassurez-vous, mes

mesures sont prises… Mais voici, jecrois, notre ambassadeur.

Devant la maison, en effet, un coupéattelé de deux magnifiques chevauxvenait de s’arrêter. Un gros hommeen descendit, qui traversa le trottoiret disparut sous la porte cochère…

L’instant d’après, il entrait chezMM. Cornevin. C’était un hommed’environ quarante-cinq ans, portantde gros favoris noirs, trop bien miset dont les mains épaisses faisaientcraquer les gants gris perle.

– Je suis l’ami de M. le comte deCombelaine, messieurs, dit-il dès leseuil, et je viens, je viens…

Le reste de sa phrase expira dans songosier, et une pâleur soudaineenvahit son visage prospère…

Il venait d’apercevoir Me Roberjotdebout, dans l’embrasure de lafenêtre.

– Toi ici, balbutia-t-il, toi !…

– Moi-même, cher monsieur Verdale,répondit l’avocat avec une ironiquecourtoisie… Je suis l’ami, – l’amiintime, vous m’entendez, – deM. Raymond Delorge, et je suis venusavoir ce qu’ont décidé lesconseillers de M. de Combelaine.

Raymond, Jean et Léon étaientconfondus.

Quelles étaient les relations de cesdeux hommes ? Ils l’ignoraient. Maisils ne pouvaient pas ne pas voir qu’ily avait entre eux un secret, qui faisaitde l’un l’esclave soumis et tremblantde l’autre…

A l’air suffisant de M. Verdale,succédait la plus humble attitude.

– Nous avons décidé, répondit-il,non sans hésitation, queM. de Combelaine ne doit pasaccepter la rencontre qui lui a étéproposée… Nous espérons queM. Raymond Delorge reconnaîtra,comme nous, que ce duel estimpossible. Si cependant il mettait àexécution certaines menaces, notre

client, sur notre conseil, déposeraitune plainte…

– C’est bien ! fit sèchement

Me Roberjot… Nous aviserons…

Mais M. Verdale s’était à peineretiré, ou plutôt enfui, que la colèrede Raymond éclata.

– Ah ! M. de Combelaine veutdéposer une plainte ! s’écria-t-il. Ehbien ! ce soir même, à l’Opéra, je luien fournirai l’occasion…

Jean et Léon croyaient que

Me Roberjot allait répondre etvertement. Point.

Il alla tranquillement ouvrir une

porte et Mme Delorge parut.

– Ma mère !… balbutia Raymonddécontenancé.

Mme Delorge s’avança.

– Oui, votre mère, dit-elle, à qui unami est venu apprendre votre folie.Malheureux !… Vous ne comprenezdonc pas que vous battre avecM. de Combelaine ce seraitproclamer son innocence !… Se bat-on avec un lâche assassin ?… Croiserle fer avec lui, c’eût été renoncer audroit d’en obtenir justice… Et il fautpourtant que justice nous soitrendue, Raymond, il faut que votrepère soit vengé.

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E

III

n se ménageantd’avance, et sans prévenirpersonne, l’intervention

de Mme Delorge,

Me Roberjot venait deprouver qu’il connaissait

bien le caractère de Raymond.

Seul, il n’en eût rien obtenu. Lapassion est aveugle et sourde.

Il eût perdu son temps, sonéloquence et ses peines à essayer dedétourner Raymond d’un desseinlonguement médité, qu’il ne jugeaitpeut-être pas excellent, mais qu’ilestimait le seul praticable.

Les prières de Mme Delorge luiarrachèrent le serment d’y renoncer.

– Seulement, vous m’avez rendu untriste service, disait-il quelques jours

après à Me Roberjot. Avantd’intervenir, il fallait vous informerde ce qu’est mon existence. Savez-vous que depuis la mort de mon père,jamais un jour ne s’est écoulé sansque ma mère ne m’ait dit en me

montrant son épée scellée au-dessusde son portrait : « Souvenez-vous,mon fils, que vous avez votre père àvenger ! » Savez-vous quemaintenant encore, après dix anspassés, le couvert de mon père esttoujours mis à notre table de famille,et que jamais une fois je ne me suisassis pour prendre mon repas, sansque l’œil de ma mère ne se soitarrêté sur cette place vide, sansqu’elle m’ait répété de sa voixglacée : « Ce couvert restera mis tantque justice ne nous aura pas étérendue !… » Savez-vous qu’il n’estpas jusqu’à ma sœur, Pauline,jusqu’à notre domestique, le vieux

Krauss, qui ne cessent de me dire quec’est à moi de punir l’assassin, etqu’il devrait déjà être puni.

Des larmes de colère brillaient dansles yeux du malheureux jeunehomme, et c’est d’une voix étoufféequ’il poursuivait :

– Comment, avec de pareillesexcitations, incessantes, obstinées,mon imagination ne s’exalterait-ellepas !… Est-ce vivre que d’être hantésans relâche par le spectre de monpère assassiné !… J’avais trouvé cemoyen, un duel ; vous me l’enlevez,ma mère me l’enlève. Mais alors, aunom du ciel ! dites-moi ce qu’il fautque je fasse, car je dois faire quelque

chose, je veux me venger, et il faut enfinir… Voyons, parlez, donnez-moiun conseil… Ah ! je ne le vois quetrop, vous allez me dire comme mamère : « Attendons ! » Quoi ?… Unmiracle ? Eh ! je n’ai pas la foi, il nese fait plus de miracles, et nousattendrons tant queM. de Combelaine mourra dans sonlit, de sa belle mort…

Ce qui ajoutait encore au désespoirde Raymond, c’était la pensée queM. de Combelaine et ses amis letenaient peut-être pour un de cesfanfarons terribles en paroles, plusque modérés en actions.

– Comme ces gens-là doivent rire de

nous !… disait-il à Léon Cornevin.

M. de Combelaine n’en riait pas tantque cela, ainsi que ne le tardèrentpas à le prouver les événements.

En sortant de l’Ecole polytechnique,Raymond Delorge était entré àl’Ecole des ponts et chaussées, et ilvenait d’être nommé ingénieur.

Quant à Léon, les emplois dugouvernement lui répugnant, ils’était fait attacher à une compagniede chemins de fer ; et, comme sonintelligence était supérieure et sonsavoir très grand, comme il était enoutre un travailleur infatigable, onlui avait fait espérer d’abord, puis

plus tard formellement promis unesituation en rapport avec son mériteet les services qu’il avait déjà rendusà la compagnie.

Cette situation, il se croyait à laveille de l’obtenir, lorsqu’un matin ledirecteur le fit appeler, et de l’air leplus embarrassé lui annonça que leconseil, malgré son avis et sesobservations, avait disposé de cetteplace en faveur d’un autre candidat.

Le directeur ajoutait qu’il en étaitd’autant plus désolé que l’élu, unhomme peu capable, n’avait pas sessympathies…

– C’est un malheur, répondit

froidement Léon Cornevin, maiscroyez bien, monsieur, que je ne vousen veux aucunement…

En réalité, et malgré toute saphilosophie, Léon était atterré.

La décision du conseil était d’autantplus extraordinaire que son heureuxconcurrent ne sortait pas, comme lui,de l’Ecole polytechnique, et que lescompagnies ont un faible bien connupour les anciens élèves de l’école.

De plus, tous les « chers camarades »formant une sorte de franc-maçonnerie, on avait dû le défendrechaudement.

Il s’étonnait aussi qu’on ne lui eût

pas, à tout le moins, prodigué cetteeau bénite de cour dont on bassined’ordinaire les plaies d’amour-propre des gens désappointés…

Son directeur ne lui avait laisséentrevoir aucune compensation dansl’avenir.

– C’est tout à fait incompréhensible,disait-il à sa mère, encore plusaffligée que lui de cette cruelledéception.

Il ne tarda pas à avoir le mot del’énigme.

De telles difficultés lui furentsuscitées dans le service dont il étaitchargé, qu’après avoir essayé d’en

douter, il dut, à la fin, reconnaîtrequ’on brûlait de se débarrasser delui.

On ne voulait pas, on n’osait peut-être pas le congédier, mais il étaitclair qu’on espérait, à force detracasseries, l’exaspérer et l’amenerà donner sa démission.

Mais pourquoi ? pourquoi ?…

– Mon cher Cornevin, lui ditl’ingénieur en chef, qui était commede raison un « cher camarade », vousavez dans le conseil des ennemisacharnés…

– Moi !… fit Léon abasourdi.

– Positivement. Et sans notredirecteur, qui est un brave homme etqui vous soutient envers et contretous, sans moi, qui vous défendsunguibus et rostro, il y a longtempsqu’on vous eût fait une avanie…

Le sens de cette dernière phrase étaitrop clair pour que Léon Cornevins’y méprît. Et cependant il voulut

avoir l’avis de Me Roberjot.

– Croyez-moi, lui répondit l’avocat,ne luttez pas, vous seriez brisé…Votre ennemi est M. de Maumussy…

– Je le croyais, vous me l’aviez dit, àcouteau tiré avec M. de Combelaine…

– Oui, mais la démarche de Raymond

les a réunis contre l’ennemicommun… Or, comme votrecompagnie sollicite une concessionet a besoin de M. de Maumussy,n’hésitez pas, donnez votredémission…

Raymond pleura des larmes de rage,en apprenant cette indignité.

– Ah ! que ne m’avez-vous laissé tuercette bête venimeuse de Combelaine !s’écria-t-il.

Pourtant ce n’était rien encore.

Trois mois ne s’étaient pas encoreécoulés depuis la démission de Léon,lorsque Paris fut épouvanté parl’attentat de la rue Le Peletier.

Un Italien, Felice Orsini, suivi dedeux complices, était allé se posterdevant l’Opéra, et avait essayé detuer l’empereur en lançant sous savoiture des bombes explosibles.L’empereur avait été préservé, maisquarante-sept personnes avaient ététuées ou blessées plus ou moinsgrièvement.

Ce qui paraissait étrange, c’est que lapolice n’eût pas su prévenir cetattentat du 14 janvier.

Elle était prévenue, cependant.

Avis lui avait été donné de lafabrication à Londres d’un certainnombre de bombes explosibles d’un

système nouveau et excessivementmeurtrières.

Avis lui avait été donné du départpour la France d’Orsini et de Pieri.

Et pourtant Orsini, Pieri et leurscomplices ne furent aucunementrecherchés et séjournèrent à Parisprès d’un mois, sans presque prendrela peine de se cacher…

Et pourtant, quelques heuresseulement avant l’attentat, un descomplices, Pieri, avait été arrêté rueLe Peletier, et trouvé nanti d’unebombe, d’un poignard et d’unrevolver.

– A quoi donc pensait la police ! se

disaient les Parisiens.

Et ils n’avaient pas tort de s’étonner.

Un ancien chef de la sûreté, Canler,ayant publié ses Mémoires, l’annéesuivante, y accusait très nettement lapolice d’incapacité, de négligence etpeut-être de quelque chose de pis.

C’est donc sans la moindre surprisequ’on apprit que le préfet de policedonnait sa démission.

– C’est bien le moins qu’il puissefaire, pensait-on.

Mais on commença à s’inquiétersérieusement, lorsqu’on vit arriverau ministère de l’intérieur, en

remplacement de M. Billault, unmilitaire dont la réputation de duretéet de brutalité était proverbiale, legénéral Espinasse, l’homme qui, au 2Décembre, avait occupé le palais del’Assemblée nationale.

« Ce ministre de l’intérieur avec unsabre au côté ne me dit rien quivaille », écrivit un journal qui pourcette simple appréciation futsupprimé net.

Et cependant il avait raison, cejournal, car à peu de jours de là étaitvotée la loi de sûreté générale, quiarmait le gouvernement de pouvoirsdiscrétionnaires.

Certaines gens, plus impérialistesque l’empereur, ne se gênaient paspour afficher leur satisfaction devoir « se resserrer la courroie qui,prétendaient-ils, commençait à serelâcher ».

L’un d’eux prononça ce motcynique :

– Décidément l’attentat Orsini a dubon, il va nous permettre de nousdébarrasser des gens gênants.

On s’en débarrassait, en effet.

Sur le premier moment, la police, quiavait une revanche à prendre de sonineptie, s’était mise à arrêter à tort età travers, sans discernement ni

mesure, une foule de pauvres diablesqui n’en pouvaient mais.

On supposa que son zèle allait serefroidir, lorsqu’il fut clairementétabli que l’attentant d’Orsini ne serattachait à aucune conspiration,qu’il était une œuvre individuellepréparée hors de France et exécutéeexclusivement par des étrangers.

Mais on se trompait.

Loin de diminuer, après le procès etl’exécution d’Orsini, le nombre desarrestations augmenta, non plus àParis seulement, mais par toute laFrance.

On y mit plus de méthode, on tria

plus habilement, et voilà tout.

Et de nouveau, comme aux beauxjours de 1852, des vaisseaux firentvoile vers Cayenne et vers Lambessa,dont l’entrepont était encombré desuspects.

De même que tout le monde,Raymond Delorge et Léon Cornevinétaient sous l’impression pénible detant de violences inutiles, quand unmatin, comme ils venaient de selever, ils virent arriver chez eux le

valet de chambre de Me Roberjot.

Il apportait un billet très pressé deson maître, et n’ayant pu trouver devoiture, il avait couru, disait-il, tout

le long du chemin.

Me Roberjot écrivait à Léon :

« Envoyez votre frère Jean faire untour en Belgique ou en Angleterre.Qu’il parte aujourd’hui plutôt quedemain, ce matin plutôt que ce soir. »

– Jean serait-il donc menacé ?…s’écria Raymond effrayé. Il m’acependant juré qu’il ne s’occupe plusde politique.

Mais Léon hocha la tête.

– Mon frère, dit-il, par suite de sacondamnation à un mois de prisonpour société secrète, se trouve sousle coup de la loi de sûreté générale,

et de plus…

Il s’arrêta.

Il avait pour Raymond une tropsincère affection pour oser lui dire :– Et de plus M. de Combelaine doitavoir songé à ce moyen de sedébarrasser de l’un de nous… »

– Hâtons-nous de prévenir ce pauvreJean, reprit Raymond. Partons…

Depuis trois ans environ, JeanCornevin ne demeurait plus avec samère rue de la Chaussée-d’Antin.

Peintre, travaillant beaucoup, chargédéjà de travaux importants, il luiavait fallu un atelier, et

M. Ducoudray lui en avait dénichéun, au boulevard de Clichy, dans unemaison neuve.

La concierge de cette maison, quiétait en même temps la femme deménage de Jean, était debout sur saporte, quand arrivèrent, hâtant lepas, Léon et Raymond.

Dès qu’elle les aperçut :

– Ah ! messieurs, s’écria-t-elle,messieurs, quelle affaire !…

Un même pressentiment serra lecœur des deux jeunes gens.Arriveraient-ils donc trop tard,hélas !

– Ce pauvre M. Jean vient d’êtrearrêté, poursuivit la portière, ens’essuyant les yeux du coin de sontablier. On vient de l’emmener dansun fiacre…

Raymond était devenu plus blanc quesa chemise et, se sentant chancelersous ce coup, il s’appuyait au mur.

Plus fort, Léon se raidit contre sadouleur, écartant les appréhensionssinistres dont son esprit étaitassailli.

– Comment cela s’est-il passé ?demanda-t-il.

Mais déjà plusieurs boutiquiers duvoisinage, qui avaient été témoins de

l’arrestation, s’avançaient, la minecurieuse, prêtant l’oreille.

– Entrons dans ma loge, dit laportière, ici on nous entendrait.

Et les jeunes gens l’ayant suivie :

– Voilà donc la chose, commença-t-elle. Ce matin, dès qu’il a fait jour,cinq individus se sont présentés,demandant M. Jean Cornevin, artistepeintre. Justement j’allais lui monterson café au lait. Cependant, cesparticuliers avaient une si drôle demine que, foi d’honnête femme,j’allais leur répondre que M. JeanCornevin était à la campagne, quandl’un d’eux, ouvrant son paletot, mon

montra son écharpe en me disant : –Vous voyez, je suis commissaire depolice. Ainsi, pas de farces. A quelétage demeure M. Cornevin ?

« Ah ! messieurs, tout mon sang nefit qu’un tour, et de saisissement jefaillis renverser mon café au lait. – Ildemeure au cinquième, la porte àdroite, répondis-je. – Bon !… fit lecommissaire. Et le voilà dansl’escalier avec ses hommes.

« Mais il ne m’avait pas défendu dele suivre.

« Vite, je mets la tasse et la cafetièresur un plateau, et dare-dare je grimpeaprès lui, pour voir…

« Ah ! si j’avais pu prévenir M. Jean !… Il ne se doutait de rien. Il étaitdéjà dans son atelier, en train depeindre, le dos tourné à la porte,qu’il avait laissée ouverte à cause dupoêle qui fume quand on l’allume. Etil était tellement à la besogne, qu’enentendant marcher dans l’atelier,sans se retourner, il dit : – Qui valà ?…

« – Au nom de la loi, je vous arrête !répondit le commissaire.

« Messieurs je n’ai jamais vu unétonnement comme celui de cepauvre M. Jean.

« – Vous m’arrêtez, moi, fit-il, et

pourquoi ? Le commissaire haussales épaules : – On vous le dira,répondit-il. Habillez-vous et suivez-nous…

« Vous devez savoir, messieurs, queM. Jean a la tête près du bonnet. Ens’entendant parler si brutalement, ildevint plus rouge que braise, et jecrus qu’il allait jeter sa palette à latête du commissaire… Mais ilréfléchit heureusement, et c’est leplus tranquillement du monde qu’ilse mit à s’habiller pendant que lecommissaire et ses hommesfuretaient dans tous les coins etfouillaient tous les tiroirs… Il disaitseulement en riant : – Si vous

trouvez quelque chose, vous me leferez savoir, n’est-ce pas ?…

« Etant prêt, il demanda lapermission d’écrire à sa mère, maison lui dit que cela ne se pouvaitpas… et on l’emmena.

« Devant la porte était une voiture.On l’y fit monter, deux agentsmontèrent après lui, et lecommissaire ayant crié : – En route !le cocher fouetta ses chevaux.

Aux derniers mots de la digneportière, les deux jeunes gensrespirèrent plus librement.

Ils se rappelaient que Jean Cornevin,lors de sa première arrestation avait

été surtout compromis par lespapiers et les dessins découvertschez lui.

Cette fois, du moins, on n’avait rientrouvé.

– L’important, à cette heure, repritLéon, serait de savoir où mon pauvrefrère a été conduit…

La concierge s’était remise à pleurer.

– Hélas ! mes bons messieurs,répondit-elle, c’est ce que je ne puisvous apprendre… Et cependant, Dieusait que j’étais tout oreilles. Mais lecocher devait avoir reçu des ordresd’avance, car le commissaire ne lui arien crié que ce que je vous ai

rapporté : – En route !…

– Et à vous, ma bonne dame, il n’arien dit, ce commissaire ?

– Rien.

– Il ne vous a fait aucunerecommandation ?…

– Aucune… C’est-à-dire, excusez :avant de se retirer, il m’a remis laclef de M. Jean, en me disant de lafaire parvenir à ses parents, et enajoutant qu’il me rendaitresponsable de tout ce qui se trouvedans l’appartement…

Léon frissonna.

Cette précaution du commissaire de

police n’annonçait-elle pas unedétermination arrêtée et laconviction que Jean ne renterait paschez lui de si tôt !…

– Oh ! Jean ! murmurait Raymond, enproie à une de ces rages froides quipoussent un homme de cœur auxplus fatales extrémités, cher etmalheureux ami !…

Mais Léon, lui, gardait tout sonsang-froid.

– Donnez-moi donc cette clef, dit-il àla concierge, nous allons monterjusque chez mon frère…

A la seule vue de cet humble logisd’artiste, un observateur devait

reconnaître la parfaite exactitude durécit de la portière.

Que Jean travaillât, quand la policeavait fait irruption chez lui, c’est cedont on ne pouvait douter : lesdernières touches n’étaient passèches encore du tableau qu’il avaiten train, et qui représentait uneHalte de bohémiens dans les ruinesdu cirque de Fréjus.

Sa stupeur avait été grande, car sontabouret était renversé, et on voyaitépars à terre ses pinceaux, sa palettefaite du matin et quantité de tubes decouleur.

Même, les agents insoucieux du logis

où ils pénétraient avaient écrasésous leurs lourdes bottes plusieursde ces tubes…

A la façon dont les vêtements detravail du pauvre artiste étaient jetésçà et là, on devinait sonempressement à se vêtir.

Enfin, tout portait l’empreinte de lamain brutale de la police, en quête depièces de conviction et de papierscompromettants.

– Nous n’avons pas une minute àperdre, déclara Léon ; si nous neparvenons pas à savoir aujourd’huimême ce qu’on a fait de mon frère,nous ne pourrons plus rien pour lui.

C’est rue Blanche, chez Mme Delorge,qu’ils se rendirent tout d’abord.

Et en apprenant ce nouveaumalheur :

– Ne vous y trompez pas, s’écria lanoble femme, je reconnais l’œuvre deM. de Combelaine. Et, moinsgénéreuse que ne l’avait été Léon :

– Voilà, dit-elle à son fils, voilà lerésultat de votre provocationinsensée !…

Plus exaspéré que tous, l’excellentM. Ducoudray donnait presqueraison à Raymond.

– Car enfin, disait-il, je ne vois pas

pourquoi M. de Combelaine ne nousferait pas tous arrêter et déporter…

Cependant, avant de discuter lesdémarches à tenter, il fut convenuque, jusqu’à nouvel ordre, on

laisserait ignorer à Mme Cornevinl’arrestation de son fils.

Si on parvenait à obtenir la mise enliberté de Jean, ce serait uneimmense douleur et de nouvellesinquiétudes qu’on aurait épargnées àla pauvre femme.

Dans le cas contraire, il seraittoujours temps de la préparer à cettecruelle épreuve. Précaution inutile,hélas !

Le mari de la concierge de Jean, étantaccouru prévenir Léon et ne l’ayantpas rencontré, avait demandé àparler à sa mère, et lui avait tout dit.

Et Mme Delorge et M. Ducoudray,Léon et Raymond en étaient encore àdélibérer sur ce qu’ils avaient à faire,

lorsque Mme Cornevin entrabrusquement, plus pâle qu’unemorte, les yeux brillants de l’éclat dudélire.

Quoi que lui eût dit le portier, elledoutait, elle s’obstinait à douterencore.

– Est-ce vrai ?… demanda-t-elle, dèsle seuil. Et personne ne lui

répondant :

– Ainsi, c’est bien la vérité !prononça-t-elle, les misérables ne selassent pas… Après mon mari, monfils… Et moi, en venant ici, j’ai failliêtre écrasée par une voiture où j’aireconnus, souriant et heureux,M. de Combelaine et Flora Misri… ODieu puissant ! comment nedouterait-on pas de ta justice !…

Et, écrasée de douleur, elle s’affaissasur un fauteuil en éclatant ensanglots…

Pourtant Jean Cornevin n’était pasabandonné.

Tandis que ses amis s’épuisaient à

chercher un moyen d’arriver jusqu’àlui, le valet de chambre de

Me Roberjot se présenta avec unenouvelle lettre de son maître.

« En même temps qu’à vous, cematin, écrivait-il à Léon, j’envoyaisun mot à ce pauvre Jean… Hélas ! j’aiété prévenu trop tard. Lorsque moncommissionnaire s’est présenté chezlui, il venait d’être arrêté. Faites toutau monde pour savoir où on l’aconduit ; de mon côté, je me mets encampagne… »

Mais c’est en vain que, durant quatrejours, les amis du pauvre Jean ledemandèrent à toutes les geôles de

Paris.

Les seules nouvelles qu’ils enobtinrent furent données à Léon parun chef de bureau de la préfecture depolice, plus froid qu’une corde àpuits, et plus discret qu’une porte deprison.

– Monsieur, lui répondit-il, votrefrère est en bonne santé, voilà toutce que je puis vous direaujourd’hui… Repassez dans unequinzaine…

– C’est ce qu’on me répondait quandj’allais m’informer de mon mari,

gémissait Mme Cornevin. Je nereverrai plus mon fils.

Son désespoir l’abusait.

Un matin, le cinquième depuisl’enlèvement de Jean, un de sescamarades d’atelier apporta unelettre qu’il venait de recevoir, et queJean lui adressait, à lui, dans lacrainte que le nom de Cornevin ne fûtsignalé au cabinet noir…

Jean écrivait à sa mère :

« Je ne cesse de demander lapermission de t’écrire, on ne se lassepas de me la refuser. Un forçat avecqui je viens de causer me jure qu’ilme fera jeter une lettre à la poste si jelui donne dix francs ; je lui endonnerais mille, si j’étais sûr que ce

mot vous parvînt.

« Je suis à Marseille depuis hier, etjamais je ne me suis si bien porté.Ayant flairé, quand on est venu meprendre, le voyage d’agrément qu’onme réserve, je me suis muni de linge,d’effets et d’argent – car, vois monbonheur, j’avais de l’argent chez moice jour-là.

« Tout me porte à croire que, ce soirou demain, je serai embarqué pour laGuyane. O mère adorée, si je n’étaispas sûr que tu pleures en ce moment,je me sentirais tout heureux du beauvoyage que je vais faire… Songe doncaux magnifiques sujets d’études queje vais trouver… Je te reviendrai

ayant du talent… Ne pleure pas, mèrechérie. Léon t’embrassera pour deuxpendant mon absence… Moi, je vousembrasse de toute mon âme… »

Cette lettre attendrie, où éclatait endépit de tout l’insouciance railleusede Jean, calma pour un moment la

douleur de Mme Cornevin, mais nedissipa point ses mortellesangoisses.

Elle se représentait son fils bien-aimé, confondu parmi les plus vilscriminels sur le préau d’une prison,et réduit pour lui faire parvenirquelques lignes à payer l’assistanceet l’astuce d’un forçat.

Elle se le représentait traîné de nuitau port, entre une double haie desoldats, et embarqué furtivement.

Elle le suivait, par la pensée, tout lelong de cette douloureuse etinterminable traversée où l’avaientprécédé, à cinquante ans de distance,Barbé-Marbois, le général Ramel etPichegru.

– Je ne reverrai plus mon fils !répétait-elle.

Cependant, au reçu de la lettre deJean, Raymond et Léon étaient partispour Marseille, espérant parvenirjusqu’au malheureux et lui serre lamain, espérant à tout le moins le

voir, en être vus, et lui prouver parleur présence qu’il n’était pasoublié…

Ils arrivèrent trop tard.

Le vaisseau où avait été embarquéJean était parti depuis deux heures…

Cela leur fut dit par une pauvre jeunefemme qu’ils rencontrèrent sur lajetée.

Elle tenait un enfant entre ses braset, appuyée contre le parapet, elleregardait obstinément l’horizon.

Loin, bien loin, un léger nuageflottait dans l’azur du ciel. Elle lemontra aux deux jeunes gens, et

d’une voix expirante :

– C’est de la fumée, leur dit-elle, dela fumée du navire…

Hélas ! il emportait son mari, le pèrede son enfant.

Par cette pauvre femme, Raymond etLéon surent que ce vaisseaun’emportait pas de forçats et qu’ilétait commandé par un homme decœur incapable d’aggraver le sortdéjà si triste des transportéspolitiques.

– Mais moi, gémissait l’infortunée,que vais-je devenir ? que va devenirmon enfant ?…

Combien de plaintes pareillesmontaient alors vers le Dieu dejustice, de tous les points de laFrance !

On l’ignorait. Personne n’osaitélever la voix. Les journaux, dontl’existence était fort compromise, setaisaient.

Ce qu’on savait, par exemple, c’estque le général Espinasse, le nouveauministre de la guerre, n’y allait pasde main morte, et que ses préfetsprocédaient militairement…

Et cependant, l’empire, si fort enapparence, si bien armé contre sesennemis, ne se sentait ni plus

tranquille, ni plus assuré dulendemain.

Il se voyait, en quelque sorte, acculéà la nécessité de faire quelque chosepour sortir la France de ce calmemystérieux, pour secouer ce silenceeffrayant à force d’être profond.

Ce quelque chose, ce ne pouvait êtreque la guerre.

Un instant, le gouvernement impérialhésita entre deux terrains qui luiparaissaient également favorables :l’Italie et la Pologne.

Ce fut l’Italie, servie par le génie deCavour, qui l’emporta.

Et le 3 mai 1859, l’empereur annonçaà la France qu’il tirait l’épée pourl’indépendance du peuple italien, etqu’il ne la remettrait au fourreauqu’après avoir fait l’Italie librejusqu’à l’Adriatique.

On s’attendait, depuis le 1er janvier,à une guerre avec l’Autriche, etcependant l’émotion fut grande.

Emotion joyeuse, toutefois, car cetteguerre si impolitique provoquaitdans toutes les classes le plus vifenthousiasme.

On applaudissait les régiments qui,tambours battants et enseignesdéployées, traversaient Paris.

Et quand, le 10 du mois de mai,l’empereur sortit des Tuileries pourse rendre à la gare de Lyon, il futaccueilli par des acclamations tellesque jamais il ne devait plus enentendre.

Ce jour fut le jour de popularité deson règne…

– Vois plutôt, disait RaymondDelorge à Léon Cornevin, vois…

Mais ce n’était pas de ce coup quel’Italie devait être libre jusqu’àl’Adriatique.

Après la victoire de Magenta unmoment indécise, qui valut augénéral Mac-Mahon le bâton de

maréchal et le titre de duc, et où legénéral Espinasse fut tué ;

Après la glorieuse et sanglantevictoire de Solférino ;

Voici que tout à coup on apprit quel’empereur des Français etl’empereur d’Autriche, Napoléon IIIet François-Joseph, avaient eu uneentrevue à Villafranca et s’y étaientmis d’accord et que la paix allait êtresignée.

Les promesses de la proclamationimpériale étaient-elles doncremplies ? Non. Alors pourquoi cettepaix qui irritait les Italiens ?Pourquoi s’arrêter en si beau

chemin ?

Les uns disaient que l’empereur avaiteu peur de la révolution, dont ilvoyait se ranimer toutes lesespérances.

Les autres, qu’il avait cédé auxreprésentations de toutes lespuissances de l’Europe, pour ne pasallumer une guerre générale.

Quoi qu’il en soit, la déception futcruelle, et grande l’irritation.

Le retour ne ressemblait guère audépart.

– A quoi nous a servi cette guerre ?se demandait-on.

Aussi est-ce avec une certaineaigreur qu’on commençait à discutercette campagne si heureuse au débutet si brusquement interrompue.

Si courte qu’elle eût été, elle avaitfait ressortir tous les côtés faibles denotre organisation militaire.

La concentration des troupes nes’était pas faite, il s’en faut, avec larapidité qu’on s’était promise.

Nombre de services avaient étéreconnus notoirement insuffisants. Ilétait arrivé souvent que nos soldatsavaient manqué de vivres. Ils avaientune ou deux fois manqué demunitions.

On avait vu aussi que l’accord n’étaitpas précisément parfait entre leschefs de l’armée, et que lepatriotisme n’éteignait pas dans leurcœur le souci des rivalitésd’ambition.

La paix était à peine signée qu’unepolémique s’engageait entre lemaréchal Niel et le maréchalCanrobert, si acerbe et si violenteque, sans l’intervention personnellede l’empereur, elle se fûtcertainement terminée sur leterrain…

Décidément, au lieu des immensesavantages qu’il s’en était promis, legouvernement impérial ne retirait

que déboires de cette guerre d’Italie.

Il avait conquis le droit, c’est vrai,d’ajouter à la liste héroïque desvictoires françaises deux nomsglorieux, Solférino et Magenta.

Mais il venait de se faire unimplacable ennemi de ce peuple qu’ilétait allé secourir, dont il avaitexalté outre mesure, puis tout à couptrompé les espérances.

Mais il venait de compliquer sesembarras de la question romaine quiallait être son incurable plaie.

Et cependant, tout en accusant lesItaliens d’ingratitude, il ne pouvaitpas avouer sa déconvenue.

Avec ses extraordinaires prétentionsd’arbitre de l’Europe, de restaurateurde la liberté des peuples et de soldatde l’Idée et du Droit, l’empereurNapoléon III ne pouvait pasperpétuer le système de répression àoutrance qui avait suivi l’attentatd’Orsini.

La loi de sûreté générale ne fut pointabrogée – c’était une trop bonnearme pour qu’on y renonçât.

Mais, le 15 août 1859, un décretparut au Moniteur, où il était dit :

« Amnistie pleine et entière estaccordée à tous les individus qui ontété l’objet de mesures de sûreté

générale. »

– Grand Dieu !… s’écria

Mme Cornevin, lorsque RaymondDelorge lui apporta le journal, je vaisdonc revoir mon fils !…

C’est que les sinistres appréhensionsde la pauvre mère ne s’étaient pasréalisées.

Jean vivait. Sa santé ne s’était pasressentie du climat de la Guyane. Ilavait, depuis un an, donnéfréquemment de ses nouvelles.

Après une interminable traversée,pénible, malgré les efforts ducommandant pour lui en épargner lesplus rudes souffrances, Jean avait

été interné à l’île du Diable.

C’est la plus petite île des îles duSalut ; – elle n’a pas trois kilomètresde tour, et sa plus grande largeurn’excède pas quatre cents mètres.

C’est aussi la plus triste, tous lesgrands arbres en ayant été abattusaprès qu’on eût reconnu qu’ilsfournissaient aux transportés desmatériaux pour se construire descanots et tenter des évasionsimpossibles.

« Pour la première fois, écrivait Jeanà son frère, je me sentis pris d’unaffreux découragement lorsquej’aperçus presque au ras de l’eau ce

triste banc de sable, incessammentbattu par tous les vents de la mer,sans autre végétation que desarbustes rabougris, où la civilisationne se révèle que par lesétablissements pénitenciers, moitiécasernes et moitié prisons. »

Mais Jean, par bonheur, n’était pasd’un caractère à se laisser siaisément abattre.

« Ce serait faire trop beau jeu à ceuxqui m’ont envoyé ici, disait-il dansune de ses lettres ; et puisque c’est leseul moyen qui soit en mon pouvoirde leur être désagréable, je vais leurjouer le mauvais tour de me portercomme un charme et de rester gai

comme un pinson. »

Il réussit à se tenir parole,surmontant sans sourciller tous lesdégoûts de la vie commune avec desêtres grossiers et dégradés, sesoumettant sans un murmure àtoutes les exigences de la plus rudedes disciplines.

Il lui parut d’ailleurs, et il ne cessaitde le répéter sous toutes les formes,qu’on avait exagéré l’insalubrité duclimat.

« J’ai beau me tâter le pouls soir etmatin, écrivait-il encore, me tirer lalangue dans mon miroir à barbe,interroger anxieusement les

moindres tressaillements de monestomac, je ne me découvre aucunsymptôme du plus léger mal. Il m’afallu un peu de temps pour me faireau régime alimentaire, mais j’y suisfait maintenant. Le gouverneur del’île, qui est un sous-lieutenantd’infanterie de marine, merencontrant hier, m’a dit d’un ton destupeur profonde : – Dieu mepardonne, je crois que vousengraissez !… – Est-ce défendu ? luiai-je demandé. Ce n’est pas défendu,de sorte que – c’est entendu, – jevous reviendrai plus gras que je nesuis parti. »

– Quel homme que ce Jean ?… disait

M. Ducoudray, émerveillé de cetteintarissable bonne humeur ; surl’échafaud il plaisanterait encore…

Ce qu’il faut dire, c’est que lasituation de Jean à l’île du Diablen’avait pas tardé à s’améliorersensiblement.

Sur des ordres venus de Cayenne, ilavait été exempté de toute corvée,dispensé des appels et autorisé àhabiter une case.

Ainsi, il était prisonnier, mais l’îleentière était sa prison. Ils’appartenait. Il échappait auxodieuses et désolantes exigences dudortoir commun, à cette promiscuité

de toutes les heures. Il avait uneretraite à lui, où il pouvait, sans êtreimportuné, évoquer ses souvenirs etexhaler ses espérances.

Il lui était enfin permis de satisfaireles aspirations de travail qui letourmentaient depuis plusieurs mois.

Comme preuve de cet heureuxchangement, il adressait à sa mèreune « vue exacte » de son habitation.

« Comme vous voyez, disait-il, cen’est pas un palais. J’ai pour parquetla terre battue, et, pour contrevent unvieux couvercle de caisse. Mais jepossède un lit de fer, une chaise, luxeinouï ! et une moustiquaire qui fait

l’admiration et l’envie du gouverneurde l’île du Diable. »

Et cependant, à la longue, il sentaitmollir l’énergie qui l’avait soutenu.Les ressorts de son âme sedétrempaient…

L’isolement l’écrasait, la fièvre de lanostalgie minait lentement sonorganisation lorsqu’un bonheurinespéré le sauva.

Il venait de se lever, plus accablé quede coutume, lorsque le gouverneur del’île entra dans sa case, et d’un airjoyeux lui annonça qu’il venait derecevoir l’ordre de le diriger surCayenne.

Jean savait que bon nombre dedétenus avaient obtenu cette faveurd’habiter la capitale de la Guyanefrançaise. Mais ceux-là avaienttrouvé moyen de se faire réclamer oucautionner, ceux-là avaient eu l’artde se faire recommander, tandis quelui ne connaissait personne et n’étaitpas d’un caractère à solliciter uneprotection.

C’est donc avec une sorte de défiancequ’il accueillit cette grave nouvelle.

– Mon sort va-t-il vraiment êtreamélioré ? demanda-t-il.

– Quoi !… lui répondit le gouverneur,vous quittez ce milieu de prisonniers

et de forçats où vous vivez depuisdeux mois, vous allez jouir d’unedemi-liberté au milieu de la demi-civilisation d’une colonie française etvous m’adressez une telle question !

– C’est que les changements ne meportent pas bonheur, murmuraJean…

Mais il ne devait pas tarder à bénircelui-ci…

A plusieurs reprises, le cantinier del’île du Diable avait vendu ou faitvendre à Cayenne des dessins deJean. Un de ces dessins était tombésous les yeux d’un des principauxnégociants de la ville, lequel, frappé

à ce qu’il déclara du talent qu’ilrévélait, s’était constitué l’avocat etle répondant du jeune peintre. Cedigne homme attendait Jean sur leport.

– Ma maison sera la vôtre, lui dit-il.

C’était plus que jamais n’eût osérêver Jean, et dans cette maisonhospitalière, entouré d’amis, il eutbientôt recouvré sa bonne humeur etsa confiance en l’avenir.

Déjà il faisait des projets pour lesannées suivantes lorsque le 28septembre 1859, parvint à Cayenne ledécret d’amnistie qui avait failli faire

évanouir Mme Cornevin…

– La France !… Je vais donc revoir laFrance, s’écriait Jean à demi fou dejoie…

Deux mois plus tard, en effet,presque jour pour jour, il arrivait àla Chaussée-d’Antin, et sautait aucou de sa mère…

Je te revois, tous nos malheurs sontoubliés, murmurait la pauvre femme.

Ce n’est pas, il s’en faut debeaucoup, ce que pensait JeanCornevin.

Le soir même de son arrivée, ayantpris à part son frère et Raymond…

O mes amis ! leur dit-il, c’est peut-

être un grand bonheur que j’aie étéenvoyé à Cayenne… J’en rapporte lapresque certitude que notre père,Laurent Cornevin, n’est pas mort…

q

E

IV

videmment, Jean s’attendait à uncri d’espérance et de joie. Ils’abusait.

C’est d’un air de stupeur profonde

que Léon et Raymond Delorgeaccueillaient son étrangeaffirmation.

Ils doutaient.

– Comprends-tu bien, cher frère, fitdoucement Léon, la portée de ce quetu nous dis là ?…

De la tête, Jean répondit :

– Oui.

– Alors, continua Léon, comment as-tu attendu jusqu’à ce jour pour nousle dire ? Comment ne nous as-tu pasécrit ?…

– Parce qu’il est de ces secrets qu’onne confie pas à une lettre, quand on

est prisonnier et que toutes leslettres qu’on écrit doivent êtreremises ouvertes à un geôlier.

Et sans attendre les questions qu’illisait dans les yeux de son frère et deRaymond :

– Mais avant tout, reprit-il, je veuxvous dire comment j’ai appris ce queje sais. Aussitôt installé chez le dignenégociant qui m’avait arraché auxmisères de l’île du Diable, voulantme remettre à peindre, je cherchai unchevalet. Il ne s’en trouvait pas dansl’île de Cayenne et je dus m’informerd’un menuisier capable de m’enfabriquer un.

« On m’adressa à un nommé Nantel,dont la boutique fait le coin d’unedes petites rues qui aboutissent à laplace des Palmistes.

« Cet homme, déporté depuis 1851,avait été gracié depuis, mais au lieude retourner en France, il avaitépousé une jeune fille du pays, s’yétait fixé, et était en train d’amasserune petite fortune, grâce à unefabrique de bardeaux, sorte deplanchettes en bois très dur, qui, à laGuyane, remplacent les ardoises etles tuiles.

« Je trouvai un homme d’unequarantaine d’années, à physionomieouverte et intelligente, qui comprit

tout d’abord ce que je désirais.

« Lui ayant fait promettre de semettre immédiatement à la besogne,je lui donnai mon adresse et monnom pour qu’il m’apportât monchevalet aussitôt qu’il l’auraitterminé.

« Mais au lieu d’inscrire cesrenseignements sur le petit cahierqu’il avait sorti tout exprès d’untiroir, ce brave monsieur restaitplanté devant moi, me considérantd’un air d’ébahissementextraordinaire.

« – Ah çà ! qu’est-ce qui vous prend ?lui demandai-je.

« – Oh ! rien, me répondit-il, c’est cenom de Cornevin qui me rappelletoutes sortes de souvenirs…

« – Avez-vous donc connu quelqu’uns’appelant comme moi ?

« – Oui, un pauvre diable, enlevécomme moi en 1851.

« O mes amis, à cette réponse, jesentis tressaillir en moi les plusfolles espérances, et d’une voixaltérée par l’angoisse :

« – Savez-vous le prénom de cetinfortuné ? m’écriai-je.

« – Certainement, me réponditNantel, il s’appelait Laurent.

« Ainsi plus de doute !… Le hasard,non, la Providence venait de merapprocher d’un homme qui avaitconnu mon père, qui l’avait vudepuis le jour fatal où il nous avaitété arraché, qui allait peut-être enfinm’apprendre quelque chose de sadestinée et me mettre sur ses traces.

« – Monsieur Nantel, lui dis-je, jesuis le fils de Laurent Cornevin.Depuis dix ans qu’il a disparu, c’esten vain que nous avons fait tout aumonde pour obtenir de sesnouvelles… Nous avions fini parcroire qu’il avait été tué lors desaffaires de Décembre.

« – Pour cela, je vous affirme que

non, me répondit le brave menuisier,et la preuve, c’est que je me suistrouvé avec lui à Brest, que nousavons fait côte à côte la traversée deBrest à Cayenne et que nous avonsété détenus ensemble à l’île duDiable.

« Je me sentais devenir fou à cettepensée que mon père avait étédétenu dans cette île où je venais detant souffrir, à cette idée qu’il avaitfoulé ces sentiers, que je parcourais,qu’il s’était assis peut-être sur cesrochers où tant de fois j’étais allém’asseoir et rêver à la France… Maisqu’était-il devenu ?

« – Sans doute il est mort ?

demandai-je avec une affreuseanxiété. Sans doute, comme tant demalheureux, il a succombé auxatteintes du climat.

« – Non, me répondit Nantel, il atenté une évasion, et j’ai lieu desupposer qu’il a réussi. J’ai vudepuis un déporté qui m’a dit luiavoir parlé.

L’émotion de Jean gagnait sesauditeurs.

Pour la première fois, depuis dix ans,une lueur, bien faible et bien chétive,assurément, mais une lueur filtraitdans les ténèbres de leur passé etsemblait devoir éclairer le mystère

d’iniquité dont ils avaient étévictimes.

Mais déjà Jean continuait :

– Ainsi que vous le pensez,j’accablait maître Nantel de tant dequestions incohérentes qu’il en futtout étourdi, et qu’il me pria de lesuivre dans son arrière-magasin, medisait que c’était toute une histoirequ’il avait à me conter, qu’il luifaudrait un peu de temps et qu’ilavait besoin de mettre de l’ordredans ses souvenirs…

« Le récit qu’il me fit ce jour-là, je lelui ai fait recommencer vingt foispendant mon séjour à Cayenne.

« J’ai fait plus. Songeant de quelleimportance pouvait être, à unmoment donné, le témoignage de cebrave homme, je l’ai prié d’écrire cequ’il me disait et de le signer.

« Il a consenti et, avant mon départde la Guyane, j’ai eu soin de fairelégaliser sa signature…

« Cette relation de Nantel, je la gardeprécieusement et je vais vous lalire…

Ayant dit, Jean tira de sonportefeuille un cahier de papiergrossier, couvert d’une grandeécriture inexpérimentée, et il lut :

« Sur la prière de M. Jean Cornevin,

artiste peintre, détenu politique à laGuyane, moi, Antoine Nantel,menuisier, demeurant à Cayenne,j’écris ce qui est venu à maconnaissance de l’histoire de LaurentCornevin, faisant le serment sur monâme et conscience de dire la vérité etrien que la vérité.

« Le 3 décembre 1851, passant ruedu Petit-Carreau, où il y avait unebarricade et où on venait de sebattre, je fus arrêté par la troupe etconduit à la caserne la plus voisine.

« Le lendemain, on me fit monterdans une voiture cellulaire, quidevait me conduire à Brest.

« Le voyage fut si long et si pénibleque, la fatigue se joignant au chagrinet aux inquiétudes que j’éprouvais, jetombai malade, en arrivant à Brest,assez gravement pour qu’on fûtobligé de me porter à l’hôpital.

« Comme de raison, c’était à l’hôpitaldu bagne.

« J’y étais depuis une semaine,lorsqu’une nuit, sur les deux heures,je fus réveillé par un grand bruit.

« On apportait dans le lit le plusrapproché du mien un hommeinanimé et tout couvert de sang.

« Les infirmiers s’empressaientautour de lui, et j’en entendis un qui

disait :

« – S’il en revient, celui-là, j’irai ledire au pape.

« Toute la nuit, en effet, il resta sansconnaissance, râlant de plus en plusfaiblement, et je le croyais trépasséquand arriva l’heure de la visite.

« Il vivait encore cependant, et lechirurgien-major, après l’avoirexaminé et pansé, déclara qu’il lesauverait.

« J’appris alors qui était cemalheureux, qui avait le numéro 23tandis que moi j’avais le numéro 22.

« C’était comme moi un détenu

destiné à Cayenne. Arrivé la veille àBrest, il avait réussi à tromper lasurveillance des gardiens et à gagnerle toit de la prison. Il lui avait fallupour y parvenir, disait-on, desprodiges de force et d’agilité.Malheureusement, une fois là, le piedlui avait glissé, et il avait étéprécipité d’une hauteur de plus devingt-cinq mètres sur le pavé duchemin de ronde. Il avait une jambecassée, plusieurs côtes enfoncées, etd’effroyables blessures à la tête.

« En dépit de tout, les prévisions dudocteur se réalisant, il ne tarda pas àaller mieux et à entrer enconvalescence.

« Mais c’est en vain que j’essayais delier conversation avec lui. Il ne merépondait que par oui ou par non…quand il daignait me répondre.

« Tant que durait le jour, il restaitaccroupi sur son lit, immobile, lefront entre ses mains, les yeux fixescomme ceux d’un fou.

« La nuit, c’était bien autre chose : ilpleurait, et à travers ses sanglotsétouffés, je l’entendais répéter : –Ma pauvre femme !… mes pauvresenfants !…

« C’était à fendre l’âme, tellementque moi, qui n’avais déjà pas trop degaieté pour moi, je demandai au

surveillant de me changer de lit.

« Le surveillant, naturellement,m’envoya promener, mais en mêmetemps il dit au 23 que ce n’était pasune vie de geindre comme cela, qu’ilgênait ses voisins, et que s’ilcontinuait il le punirait.

« Ce malheureux ne répondit rien,mais son regard m’entra comme unelame de couteau dans le cœur, quandme fixant il me dit : – Je tâcherai dene plus pleurer puisque cela vousgêne…

« Je possédais à ce moment troislouis qui étaient toute ma fortune aumonde et que je conservais

précieusement. Eh bien ! je les auraisdonné de grand cœur pour n’avoirpas fait cette bête de demande dechangement. J’avais comme desremords. Je me disais :

« – Cela t’est bien facile, triste garsque tu es, de te moquer du tierscomme du quart. Tu es tout seul surla terre, personne ne te regrette, tun’as personne à regretter, c’est pourtoi seul que tu travaillais… Tandisque ce pauvre homme ! Qui sait cequ’il laisse derrière lui ! Les bêtesgémissent bien quand on leur prendleurs petits…

« Naturellement, je demandai pardonau 23 de ce que j’avais fait, lui disant

que c’était sans mauvaise intention,et qu’il pouvait pleurer tout soncontent…

« Mais il ne me répondit que par unhochement de tête, et depuis, je nel’entendis plus jamais.

« La nuit, de même que dans lajournée, il restait glacé dans sadouleur, sans plus bouger qu’unepierre, froid et immobile comme elle.

« Il me désolait, véritablement,quand une après-midi un desinspecteurs de police quiaccompagnait les convois detransportés vint à traverser notresalle.

« Apercevant le 23 qui se chauffaitcontre le poêle, il s’approcha, et luifrappant sur l’épaule :

« – Eh bien ! mon pauvre Boutin, luidit-il gaiement, car ce n’était pas unméchant homme, eh bien ! nousavons voulu faire de la gymnastiquede chat !

« Le 23 ne répondit pas.

« – Etes-vous sourd ? insistal’inspecteur.

« De même que la première fois, le 23garda le silence.

« Et alors l’inspecteurs’impatientant :

« – Sacrebleu ! s’écria-t-il, allez-vousme répondre à la fin des fins !…

« – Je répondrai quand vousm’appellerez par mon nom, déclarale 23.

« L’inspecteur haussa les épaules.

« – Encore cette mauvaise scie ! fit-il.

« – Mon nom n’est pas Boutin.

« – Connu ! vous m’avez chanté cettemême chanson tout le long duvoyage. Tenez, une fois pour toutes,croyez-moi, renoncez à nier votreidentité. A quoi sert de vousobstiner ? Quatre agents vous ontparfaitement reconnu, vous êtes

démasqué, votre dossier en fait foi.C’est sous votre nom de Boutin quevous m’avez été remis, que je vous aiamené à Brest et que je vous ai faitinscrire à l’arrivée. C’est sous le nomde Boutin que vous êtes enregistréici et que vous en sortirez, et quevous partirez pour la Guyane. Boutinvous êtes, Boutin vous resterez tantque vous vivrez…

« – Comme vous voudrez, fit le 23.

« Seulement, dès que l’inspecteur sefût éloigné :

« – Ah çà ! comment donc vousappelez-vous ? demandai-je à monvoisin.

« C’est à peine s’il daigna se tournerde mon côté, et du bout des lèvres :

« – Dame !… Boutin, à ce qu’il paraît,me répondit-il. N’avez-vous pasentendu ?

« Cette fois je fus vexé, et il y avaitde quoi. Il était clair qu’il se défiaitde moi.

« Je renonçai donc à lui adresser laparole, et vrai, c’était pour moi unerude privation. Dans cette grandesalle de l’hôpital du bagne, il n’yavait que nous deux de Parisiens, iln’y avait que nous d’honnêtes gens,surtout. Les autres malades étaienttous des forçats, et j’aurais laissé ma

langue sécher dans ma bouche, avantde me décider à tailler une bavetteavec eux.

« Cependant les jours ont beauparaître longs, comme ils n’ontjamais que vingt-quatre heures ilspassent tout de même.

« Ils passaient si bien, à l’hôpital,que déjà le 23 et moi, lui par suite desa chute, moi à cause de ma maladie,nous avions manqué trois vaisseauxqui étaient partis pour la Guyane endécembre et en janvier.

« Nous allions, du reste, bien mieuxl’un et l’autre. Moi, je ne sentais plusqu’un peu de faiblesse. Lui n’avait

plus que des cicatrices.

« Un beau matin de février, lechirurgien-major, sans nousconsulter, nous signa notre billet desortie.

« Et, après la visite, le gardien-chefnous cria :

« – Allons, le 22 et le 23, embarque !embarque !… Faites vos paquets, mesenfants, vous coucherez ce soir àbord du transport le Rhône…

« Nos paquets !… Quelleplaisanterie !…

« J’avais été arrêté en bras dechemise, et la vareuse que j’avais sur

le dos, et le bonnet de laine quej’avais sur la tête me venaient del’administration.

« Mais si l’annonce de notre brusquedépart me fit un certain effet, elleimpressionna terriblement le 23.

« En un moment, il changea du toutau tout, et lui si impassibled’ordinaire, je le vis tout à coupaffreusement troublé, pâle, agité,inquiet.

« Il hésitait à me parler, je le voyais ;mais bientôt se décidant :

« – Voulez-vous me rendre un grandservice ? me demanda-t-il.

« Je lui répondis que oui,naturellement.

« – Avant de nous laisser sortir d’ici,reprit-il, on va probablement nousfouiller et nous donner nos effets deroute.

« – C’est même certain, dis-je.

« – Eh bien ! continua-t-il, nous neserons pas traités de même. Vousserez fouillé, vous, sans la moindreattention, uniquement pour laforme… Moi, au contraire, je serail’objet des plus minutieusesinvestigations…

« – Pourquoi cette différence ?

« – Parce que, me répondit-il, on mesoupçonne d’avoir en ma possessionune chose que je possède en effet, etque jusqu’ici j’ai eu le bonheur desoustraire à toutes les recherches.Voulez-vous vous charger de cettechose ? Oui. Eh bien ! jurez-moi quevous emploierez à la cacher tout ceque vous avez d’adresse et de ruse, etque vous me la rendrez lorsque nousserons sur le vaisseau…

« Je fis le serment qu’il medemandait.

« Aussitôt il décousit la ceinture deson pantalon et en tira une lettreréduite à un très mince volume, qu’ilme remit.

« Après avoir pris son avis, je lacachait dans mon bonnet de lainequi, appartenant à l’administration,ne devait pas m’être retiré.

« La précaution était sage ; lesprévisions du 23 se réalisèrent depoint en point.

« C’est à peine si on me visita.

« Pour lui, voici quelles mesures onprit :

« On le fit déshabiller dans unechambre, et lorsqu’il fut nu comme lamain, on lui dit de passer dans lapièce voisine, qu’il y trouverait pours’habiller les effets neufs que luidonnait l’administration en échange

des siens.

« Seulement le 23 n’était plus cethomme que j’avais eu pendant deuxmois à mes côtés, insensible enapparence à tout ce qui n’était passon chagrin.

« La nécessité de tromper lesespérances de ses persécuteurs avaitréveillé toutes ses facultés.

« Au lieu d’obéir, il se mit à sedéfendre, criant que ses hardesétaient à lui, qu’on n’avait pas ledroit de les lui prendre, qu’il se feraithacher en morceaux plutôt que de lesabandonner, jouant en un mot ledésespoir de l’homme à qui on

arrache ce qu’il a de plus précieux, etle jouant si bien, que je m’y sentaispresque pris, moi qui pourtant avaitsa lettre dans la doublure de monbonnet.

« Cependant, comme bien vouspensez, il fut contraint de céder. Onle porta dans la pièce où étaient lesvêtements neufs et on l’habilla deforce, tandis qu’il poussait deshurlements de rage.

« Ce que je remarquai, car les portesétaient restées ouvertes, c’est qu’unmonsieur, qui m’avait tout l’aird’arriver de la rue de Jérusalem,surveillait l’opération et s’emparaitdes effets que venait de quitter mon

camarade…

« Le soir même, nous étions installésdans l’entrepont du transport leRhône, et je remettais au 23 saprécieuse lettre.

« C’est d’une main frémissante dejoie qu’il la prit, et, la serrant contresa poitrine :

« – Maintenant, prononça-t-il, nousserons en pleine mer avant que lesbrigands n’aient examiné fil à fil lesloques qu’ils m’ont prises, etreconnu qu’ils sont volés…

« Puis, me serrant les mains à lesbriser :

« – Et à vous, mon camarade, ajouta-t-il, merci !… C’est plus que ma vie,c’est plus que la vie des miens quevous sauvez… Pour moi, ce pauvrechiffon où un mourant a tracé aucrayon sa dernière pensée, c’estl’honneur !…

Brusquement, comme s’il eût été mûpar un ressort, Raymond Delorges’était dressé.

Dieu puissant ! s’écria-t-il, lespressentiments de ma mère ne setrompaient donc pas ! Il est donc vraique mon père, avant d’expirer, a eu letemps d’écrire le nom de sonassassin !…

Et prenant les mains de Léon et deJean, non moins émus que lui :

O mes amis, continua-t-il, d’une voixoù vibrait tout son cœur, ô mesfrères aimés, que je vous dois-jepas !… C’est pour ma mère, c’estpour moi que votre père s’estgénéreusement sacrifié ! C’est poursauver le dépôt sacré d’un mourantqu’il vous faisait orphelins ! C’estpour garder la parole jurée qu’il selaissait traîner de prison en prisonjusqu’aux déserts de la Guyane ! Omes amis, par quel dévouementreconnaître ce dévouement sublime ?Comment jamais m’acquitter enversvous ?

Ce fut Jean qui l’interrompit.

Tu ne nous dois rien, Raymond,prononça-t-il, que ton amitié…Avant de connaître la dette, ta mèrel’avait payée au centuple… N’est-cepas à elle seule que nous devons,Léon et moi, ce que nous sommes ?N’est-ce pas à elle que ma mère etmes sœurs doivent leur modesteaisance et leur paisible vie ?…

Non, tu ne nous dois rien, insistaLéon, notre père a fait son devoir…O mon père, tu n’étais qu’un pauvrehomme et de la plus humblecondition, mais je suis fier d’être tonfils…

Mais déjà Jean avait repris la lecturede la relation.

« … Il n’en fallait pas tant que m’endisait 23, continuait Nantel, pourenflammer ma curiosité.

« Pourtant, je n’osai pas l’interroger.

« Il me semblait que c’eût été, enquelque façon, lui réclamer le prix dutrès léger service que je venais de luirendre.

« J’affectai même de détourner latête pour ne rien voir, pendant qu’ilcherchait une cachette sûre pour saprécieuse lettre.

« Et quand je dis : lettre, c’est faute

de savoir comment m’exprimerautrement.

« Ce que j’ai eu entre les mains, moi,était une enveloppe carrée, de papiertrès mince, cachetée à la gomme etsans adresse. Le 23 devait y avoirmis le papier auquel il tenait tant,afin de pouvoir plus aisément lecacher et le préserver des taches etdes souillures.

« Mais, si je ne questionnais pas moncamarade, je ne pouvais pasempêcher ma cervelle de trotter.

« Un prisonnier se préoccupe d’unemouche qui vole, et ici ce n’est pasd’une mouche qu’il s’agissait, mais

de quelque secret d’une grandeimportance – à ce que je me figurais,du moins.

« Songeant aux mesuresexceptionnelles dont mon camaradeétait l’objet, à cette insistance qu’onmettait à lui donner un nom qu’ilprétendait n’être pas le sien, auxpropos des gardiens à qui j’avaisentendu dire que le 23 était signalécomme un homme dangereux, j’envins à m’imaginer qu’il était un deschefs du mouvement de 1851.

« Non pas un des farceurs quimettent les pauvres diables en avantet qui, au premier danger, filent plusrapides que des lièvres, mais un de

ces solides qui payent de leurpersonne tant qu’il y a à payer et quiboivent sans faire la grimace le vinqu’ils ont tiré.

« Plus je réfléchissais, plus il mesemblait que je devais avoir raison.

« Si bien que j’en vins à le traiter nonplus comme un égal, mais comme unhomme important, m’efforçant parmes soins et par mes services de luitémoigner le respect que m’inspiraitson dévouement à notre cause.

« Il mit du temps à s’en apercevoir,mais pourtant il s’en aperçut.

« Il m’interrogea.

« Et comme je lui disais franchementmes idées :

« – Hélas ! mon pauvre camarade, medit-il, vous vous trompezgrandement. De ma vie je ne me suisoccupé de politique, et il n’y a rien depolitique dans mon malheur.

« Ce n’était pas assez pour meconvaincre.

« – Et cependant, repris-je, vousvoici transporté politique ni plus nimoins que moi.

« – C’est vrai, me répondit-il, on atrouvé ce moyen de se débarrasser demoi.

« Et comme je le regardais d’un airde doute :

« – On a essayé, poursuivit-il, de mefaire tout doucement passer le goûtdu pain. C’eût été plus sûr. Lemalheur, c’est que le coup a manquélorsqu’il était facile. Plus tard, il eûtfallu mettre quelqu’un dans laconfidence, c’est-à-dire remplacer undanger qui est moi, par un autredanger, qui eût été mon assassin.Tout bien considéré, on a songé àCayenne, qui est loin…

« – Et c’est pour cela qu’on prétendvous donner un autre nom que levôtre ?

« – Précisément. Ne pouvant m’ôterla vie, on m’ôte mon état-civil… Je nem’appelle pas Boutin plus que vous.Mon nom est Laurent Cornevin, et,bien loin d’être un personnage, je nesuis qu’un pauvre garçon d’écurie.Mais c’est ainsi : les plus grands,quelquefois, tremblent devant lesplus petits…

« – Il passa la main sur son front,comme pour en chasser dessouvenirs pénibles, puis lentement :

« – Je vous ai confié cela à vous, monbon Nantel, me dit-il, parce que vousêtes un brave homme que j’estime, etque, grâce à ce papier que vous avezsauvé, le crime sera peut-être puni…

Mais, je vous prie, qu’il ne soitjamais question de cela entre nous ;ne parlons plus de ces choses, neparlons même plus.

« Il est de fait qu’il ne s’usait pas lalangue à babiller, le malheureux.

« La fièvre qui l’avait saisi lorsqu’ilavait vu son trésor menacé n’avaitpas duré plus que le danger.

« Une fois en sûreté dans le vaisseau,il était tombé dans un telanéantissement qu’il ne s’aperçutmême pas qu’on levait l’ancre etqu’on mettait à la voile. Dieu sait sion s’en apercevait, cependant !…

« Le temps était affreux, le Rhône

roulait et tanguait sur les lamescomme une barrique vide, et jecroyais que j’allais rendre l’âme, tantje souffrais du mal de mer. Ce n’estqu’au bout de huit jours que je revinstout à fait à moi.

« Nous n’étions pas à la noce sur cebateau, et cependant nous n’y étionspas si mal qu’on me l’avait annoncé.

« Notre nourriture était exactementcelle des matelots, moins l’eau-de-vie. Nous mangions assez souvent dela viande fraîche et on nousdistribuait tous les jours unboujarron de vin. La nuit nousavions un hamac.

« Ce qui faisait notre bonheur, c’étaitque nous étions très peu detransportés à bord, et que lecommandant était un bon homme. Lejour du départ, il nous avait dit :Tant que vous serez sages et soumis,je vous accorderai tout ce que permetle règlement. Mais au premier signed’insubordination, plus rien. Je nereviens jamais sur ce que j’ai dit. Sivous ne voulez pas que les bonspâtissent pour les mauvais, faites lapolice entre vous.

« C’était parler comme il faut, car iln’y eut pas une punition parmi lestransportés pendant toute latraversée…

« Et pourtant nous avions à souffrirde bien des choses. Du manque d’airet d’exercice, principalement.

« Comme on nous faisait monter surle pont par divisions, chacun de nousn’y restait guère que deux heures parjour.

« C’étaient mes meilleurs moments.

« Le 23, lui, Boutin, ou plutôtLaurent Cornevin, puisque tel étaitson vrai nom, était peut-être le seul àne pas s’en soucier plus que d’autrechose.

« Son tour de monter venu, il allaits’asseoir sur quelque paquet decordages, les coudes sur les genoux,

le menton dans la paume de sesmains, et par n’importe quel temps,sous le vent ou sous la pluie, sous unsoleil dont l’ardeur faisait fondre lescoutures du pont, il restait immobile,les yeux fixés vers le point del’horizon où il supposait que devaitse trouver la France.

« Une fois je le voyais plus triste quede coutume :

« – Voyons, mon camarade, lui dis-je,du courage, morbleu ! Il ne faut pascomme cela rester seul à se forgerdes idées noires !…

« Il branla la tête, et d’une voix àfaire mollir le cœur d’un bourreau :

« – Est-ce donc me forger des idéesnoires, me dit-il, que de pleurer surma pauvre jeune femme, et sur mescinq petits enfants !… Que sont-ilsdevenus ? Ils n’avaient que montravail pour vivre ! Quand j’ai étéenlevé, il y avait soixante-cinq francsà la maison…

« Une autre fois, comme il regardaitla mer avec une fixité effrayante,j’eus peur.

« – A quoi songez-vous ? luidemandai-je brusquement, voulantlui donner à entendre que jecraignais qu’il ne songeât à en finiravec la vie. Il me comprit :

« – Rassurez-vous, Nantel, me dit-il,je sais que ma vie ne m’appartientpas… Dieu m’a rendu témoin decertaines choses, c’est afin que jedevienne l’instrument de sa justice…J’ai une tâche à remplir, je laremplirai…

« Voilà les seules confidences que mefit mon pauvre camarade LaurentCornevin, pendant toute cette longuetraversée – les seules que je merappelle du moins.

« Et cependant il avait confiance enmoi, et je suis sûr qu’il m’aimait.

« Souvent il m’offrait sa ration devin en me disant :

« – Prenez, j’en ai moins besoin quevous. J’éprouve à vous voir boireplus de plaisir que je n’enressentirais en buvant moi-même.

« Du reste, Laurent disait vrai, il enavait moins besoin que moi.

« Chagrins, regrets, privations,douleurs du corps et douleurs del’âme, rien n’avait de prise sur sonorganisation de fer.

« Tous plus ou moins, nous étionsendoloris et indisposés, lui jamais.

« Les ardeurs dévorantes du soleilsur le pont ne l’incommodaient pasplus que l’air empesté de notrebatterie.

« Et un jour que je lui marquais monétonnement de cette santémiraculeuse :

« – Une pensée fixe comme celle quej’ai en moi, me dit-il, est un talismanqui préserve de tout. Il ne faut pasque je sois malade, je ne le seraipas…

« Moi qui n’avais pas de pensée fixe,et qui me sentais de moins en moinsbien, je ressentis une grande joie lejour où un matelot me dit en memontrant la mer :

« – Voyez-vous comme l’eau changede couleur, comme la vague devientbourbeuse, c’est signe que nous

approchons… Demain la terre sera envue.

« Il ne se trompait pas.

« Le lendemain, lorsque mon tourvint de monter respirer sur le pont, jepus distinguer tout au fond del’horizon, pareilles à une brumelégère, les terres de la Guyane.

« Bientôt, au-dessus des vaguesjaunâtres, deux rochers sedressèrent, arides et nus, qu’onappelle les Connétables. Puisapparurent les îles Remire, les îles duPère, de la Mère et des Deux-Filles.

« Tant loin que pouvait s’étendre lavue, on apercevait la côte, pareille à

un banc de vase, bordée depalétuviers.

« Enfin, nous arrivions aux îles duSalut.

« Il n’était pas un transporté qui nefût joyeux, pas un qui n’eût hâte defouler cette terre d’exil.

« Il n’y avait que Laurent Cornevinqui restait accroupi sur les cordages,morne comme d’ordinaire, et commeétranger à tout ce qui se passaitautour de lui.

« Je lui secouai le bras.

« – Vous n’entendez donc pas ? luidis-je. Vous ne voyez donc pas ?… La

terre ! voilà la terre, nous sommesarrivés…

« Il haussa les épaules, et d’un accentironique :

« – Alors, fit-il, vous trouvez quec’est un motif de se réjouir !…

« Hélas ! il avait raison, il me fallutbien le reconnaître, lorsqu’on nouseut débarqués à l’île du Diable, aunombre de cent cinquante ou deuxcents.

« Rien n’y était préparé pour nousrecevoir.

« Il ne s’y trouvait, en fait deconstruction, qu’un blockhaus où

logeait la compagnie d’infanterie demarine chargée de nous garder et unmagasin pour les ustensiles et lesprovisions.

« Nous autres nous dûmes coucherdans des cases de fer couvertes enzinc ou dans des cabanes debranchages tout aussi grossières quecelles des sauvages.

« Dans les cases de fer, qui avaientété tout d’abord surnommées lesmarmites, on étouffait. Dans lescabanes, on grelottait, dès ques’élevait le brouillard blanc de laGuyane, si malsain qu’on l’appelle lelinceul des Européens.

« Pour la nourriture, à peine étions-nous aussi bien qu’à bord du Rhône.

« Deux fois par semaine, un petitbateau à vapeur, l’Oyapock, nousapportait de Cayenne nos provisions,consistant surtout en viandes salées.

« Du reste, rien à faire en cespremiers temps, sinon quelquescorvées à tour de rôle.

« Quand on avait répondu aux deuxappels du matin et aux deux appelsdu soir, on pouvait à son gré errerdans l’île, qui était tout ombragéed’arbres magnifiques, tendre despièges aux oiseaux, pêcher ouchercher sur la côte des coquillages

ou des tortues.

« Moi, qui suis menuisier de monétat, je m’étais construit une baraqueplus confortable que les autres, etcomme de juste, je la partageais avecmon camarade Laurent.

« Depuis notre débarquement, jeremarquais en lui un certainchangement. Il était toujours aussitaciturne que par le passé, mais àson air de douleur résignée avaitsuccédé une expression de résolutionétrange.

« Quand il me parlait de sa famille,de ses enfants, ses yeux nes’emplissaient plus de larmes.

« – Maintenant, me disait-il, leur sortest décidé. Ou Dieu a eu pitié d’euxet ils sont sauvés, ou il les a oubliéset alors ils sont depuis longtempsmorts de misère.

« Ce changement de Laurentm’étonnait d’autant plus, qu’il avaitdû être l’objet de recommandationsparticulières, et qu’on le tracassait etqu’on le surveillait plus qu’aucun denous.

« D’abord on s’obstinait à luicontester son état civil.

« C’est au nom de Boutin qu’il devaitrépondre et qu’il répondait en effetaux quatre appels de chaque jour.

« Puis, jamais on ne l’employait auxcorvées qui eussent pu le mettre encontact avec les étrangers quivenaient quelquefois à l’île duDiable.

« Une fois cependant, il avait réussi àparler à un matelot de l’Oyapock, et àdécider cet homme à lui jeter unelettre à la poste de Cayenne.

« Cette lettre fut interceptée.

« D’après ce que m’a dit Laurent, elleétait adressée à une dame veuvehabitant Paris et ne contenait que cesseuls deux mots : « Je vis ! » et sasignature.

« C’était peu, et cependant cela lui

coûta cher.

« Conduit devant le gouverneur del’île, il fut condamné à quinze joursde cachot, à la demi-ration, pourtentatives de correspondances avecl’extérieur…

« Il les fit, ces quinze jours…

« Et lorsqu’il me revint, pâli etexténué :

« – Crois-tu, me dit-il, me tutoyantpour la première fois, crois-tu que jelui en veux à ce commandant. Non. Ilne me connaît que par ce qu’on lui adit de moi, et me croit un homme trèsdangereux… Il est soldat, il exécutesa consigne… Mais les autres, les

autres !…

« Que voulait-il dire et quels étaientces autres, je l’ignore…

« L’ayant questionné à ce sujet, il merépondit qu’il lui était interdit de merépondre…

Seulement, depuis cette affaire,toutes ses habitudes changèrent.

« Au lieu de rester dans notre case àfabriquer avec moi divers menusouvrages que nous faisions vendre àCayenne et dont le produitaméliorait notre ordinaire, Laurentse mit à passer ses journées dehors.

« Il décampait sitôt l’appel du matin,

avec un morceau de biscuit dans sapoche, et ne reparaissait plus qu’àl’appel de six heures.

« Jusqu’à ce qu’enfin, un soir :

« – Ma résolution est prise, Nantel,me dit-il, et tout est prêt… Demain,j’essaie de m’évader.

« Je frémis.

« Tenter de s’évader de l’île duDiable, c’était, nous le savions tous,courir à une mort certaine etaffreuse.

« Il n’était pas impossible deconstruire une embarcation capablede tenir la mer par un temps calme,

pas impossible de la lancer et des’éloigner de l’île. Mais après ?… Oùaller avec cette embarcation, sansvoile, sans boussole, sans armes,sans provisions…

« Quelques-uns avaient tenté cet actede désespoir… Les uns avaient périmisérablement, perdus dans lesforêts du continent… On avaittrouvé les autres morts de faim dansleur canot ballotté par les vagues…Pas un n’avait réussi.

« – Tu ne feras pas cela, Cornevin,m’écriai-je.

« Mais lui, froidement :

« – Je le ferai, prononça-t-il, et je

réussirai… Dieu, dont je sers lajustice, me protègera…

« Ce n’était pas la première fois queLaurent Cornevin m’exprimait cetteconviction, que le Providence l’avaitchoisi pour une mission spéciale.

« Seulement, j’avais toujours évitéou détourné ce sujet de causerie,parce que, dès qu’il l’abordait, jevoyais ses yeux briller d’un éclatplus sombre et sa physionomieprendre une expression inspirée quim’inquiétait.

« Je craignais que sa raison nerésistât pas aux souffrances qu’ilavait endurées.

« Mais ce soir-là, le voyant résolu àce qui me paraissait un suicide, jen’hésitai pas à lui découvrir toutema pensée.

« Je lui dis que très certainement ilprenait pour des réalités leschimères de son imagination, que laProvidence n’a pas d’élus, et que sivéritablement il se croyait une tâcheà remplir, ce devait lui être uneraison de ne pas se précipiter dansun péril certain.

« Et je lui rappelais en même tempsla légende sinistre des évasions del’île du Diable.

« Il m’écouta sans m’interrompre,

sans que son visage trahît rien de cequi se passait en lui. Et quand il vitque je m’arrêtais faute d’objections :

« – Camarade, me dit-il, je teremercie de tes efforts pour meretenir. Tu dis vrai : ce que je tenteserait insensé et je périrais si j’étaisabandonné à mes seules forces. Maisce n’est pas sur moi chétif, que jecompte. S’il faut un miracle pour metirer d’ici sain et sauf, soistranquille, ce miracle se fera. Je lis ledoute dans tes yeux. Tu ne douteraispas s’il m’était permis de te dire monsecret. Cesse donc de t’opposer àmon projet. Une voix au dedans demoi me parle, à laquelle je dois obéir.

« J’éprouvai en ce moment une desplus grandes douleurs que j’eusseressenties depuis mon arrestation.

« Je ne doutai pas que mon pauvrecamarade n’eût perdu l’esprit.

« Hélas ! ce n’était pas le premierdont je voyais la raison s’égarer… Ily en avait parmi nous dont lesquestions politiques et socialesavaient fini par exalter les facultésjusqu’au délire… Ceux-là aussiparlaient de leurs voix !…

« C’est à ce point que la tentation mevint de prévenir le commandant desintentions de Laurent Cornevin.

« Non, cependant.

« La trahison, de quelque prétextequ’on la colore, est toujours latrahison, c’est-à-dire le plus lâche, leplus vil et le plus exécrable descrimes.

« Je décidai que si, comme il n’étaitque trop probable, je ne parvenaispas à retenir Laurent, eh bien ! sadestinée s’accomplirait.

« Mais je le priai de me confier sonplan et de me dire ses moyensd’exécution.

« Il ne fit pas de difficultés.

« Pendant toutes ces longuesjournées passées hors de notre case,il s’était construit, me dit-il, un

canot. Il comptait s’y embarquer etramer vers la pleine mer jusqu’à cequ’il rencontrât un navire quiconsentît à le recueillir.

« C’était insensé, je lui dis. Il merépondit avec un calme désespérantqu’il le savait aussi bien que moi,mais que sa détermination étaitirrévocable.

« Tout ce que je pus obtenir de lui futqu’il remettrait son départ d’unesemaine, et que, pendant ces huitjours, nous économiserions sur nosrations quelques livres de biscuitqu’il emporterait.

« Il fut convenu aussi qu’il me

montrerait son embarcation, et queje l’aiderais à la perfectionner s’il yavait lieu.

« Il y avait lieu, en effet.

« Je demeurai stupide d’étonnement,le lendemain, lorsque Laurent,m’ayant conduit à un des points lesplus sauvages de la côte, me montraderrière un groupe de rochers cequ’il appelait son canot…

« Cela, un canot !… Ce n’en étaitmême pas l’apparence.

« Ignorant l’art de débiter et detravailler le bois, privé d’outils,Laurent n’était arrivé à produirequ’une machine informe et sans nom.

« C’était une sorte de radeau,composé de troncs d’arbresgrossièrement équarris et siimparfaitement assemblés que lapremière lame devait les disjoindreet les disperser au hasard. Au milieu,un mât était planté, destiné à porteren guise de voile une de noscouvertures.

« Deux fortes branches, taillées àplat à l’extrémité, formaient lesavirons.

« – Et c’est avec cela, m’écriai-je, quetu comptes affronter la haute mer !…

« Mais je l’avais tant tourmentédepuis la veille que l’impatience le

gagnait.

« – Oh ! assez, me dit-il. J’accepteton assistance, mais je ne veux plusde conseils ni de remontrances.

« Il était clair que rien ne changeraitplus cette volonté tenace et aveugle.

« Je me tus et je me mis à l’œuvre.

« En huit jours, si je ne construisispas un canot, je fabriquai du moinsune sorte de boîte assez solide pourtenir la mer par beau temps.

« Laurent, de son côté, se procuraquelques vivres.

« Le dimanche suivant, tout étaitprêt, et nous décidâmes, mon pauvre

camarade et moi, qu’il s’évaderaitdans la nuit du lundi au mardi.

« Quelle journée, que cette journéedu lundi !…

« J’étais comme une âme en peine, nesachant que faire pour cacher lespressentiments funèbres quim’obsédaient. Chaque fois que jeregardais Laurent, mes yeux seremplissaient de larmes. Il était pourmoi comme un condamné à mort.

« Lui, était plus que calme, il étaitgai.

« Il ne s’était vraiment préoccupéque d’une chose, de cette lettre dontj’avais été un moment le dépositaire,

à Brest. Il l’avait glissée dans une deces petites fioles où on nousdistribuait des médicaments etl’avait suspendue à son cou.

« Comme cela, m’avait-il dit, si jevenais à tomber dans l’eau, la lettrene serait pas mouillée…

« Enfin, le soir arriva.

« La retraite sonna, nous allâmesrépondre à l’appel et, comme àl’ordinaire, nous regagnâmes notrecase.

« Entre Laurent et moi, pas un motne fut échangé, jusqu’à ce qu’enfin,entendant relever les factionnaires :

« – Il est temps de partir, me dit-il ;en route !…

« Je me chargeai d’un sac quicontenait les provisions, et noussortîmes…

« Quelques précautions étaientindispensables.

« Le jour, nous étions libres dansl’île ; mais la nuit, il nous étaitdéfendu de sortir d’un enclos oùétaient construites nos cabanes, etdes factionnaires gardaient cetenclos depuis la retraite jusqu’à ladiane.

« Nous passâmes néanmoins, etbientôt nous fûmes au radeau.

« Il pouvait être onze heures.

« La nuit était sombre, mais la lunene devait pas tarder à se lever.

« Le temps était lourd. Pas un soufflede vent n’agitait les feuilles desarbres…

« La mer baissait… Près des rochers,comme toujours, elle paraissaitagitée, ses lourdes lames jaunes sebrisaient à grand bruit sur lescailloux, mais, au loin, elle étaitcomme le tapis d’un billard.

« – Laurent, lui dis-je, il est encoretemps de réfléchir…

« – Non, il n’est plus temps, s’écria-

t-il. Aide-moi à mettre le canot àl’eau…

« C’était une opération assezdifficile. Nous la réussîmes pourtant,et bientôt ma fragile machine flottale long d’un rocher.

« L’heure suprême sonnait. Laurentme serra entre ses bras, et d’une voixforte :

« – Adieu, mon bon Nantel, me dit-il,ou plutôt, au revoir. Tant que jevivrai, je me rappellerai que c’est àtoi que je dois d’avoir sauvé le dépôtqui m’était confié.

« L’émotion m’étouffait.

« – Pauvre malheureux, pensai-je,combien d’heures encore as-tu à te lerappeler !…

« Lui, s’était laissé tomber à genoux.

« – Mon Dieu, prononça-t-il, si,comme je le crois, je suis l’homme devotre justice, vous me sauverez !

« Puis, il se releva et, sautant sur leradeau, il le poussa loin du bord, etse mit à ramer vers la pleine mer,favorisé par la marée et le courant.

« Moi, pendant plus d’une heure, jerestai planté sur mes pieds à lamême place, hébété de douleur.Laurent était mon camarade, depuisplus d’un an nous ne nous étions pas

quittés un jour ; c’était plus qu’unfrère que je perdais…

« Pour l’apercevoir encore, je gravisun rocher…

« La lune s’était levée, la merresplendissait comme un miroird’argent, et sur cette surface blanche,à une demi-lieue au large, jedistinguais, comme une tache noire,le radeau de Laurent Cornevin…

« Ainsi, me disais-je, s’il ne survientpas quelque vague qui le submerge,ainsi il ramera toute la nuit, jusqu’àce qu’il soit à bout de forces, et qu’ilait dévoré sa dernière miette debiscuit… Et après ! quelle mort !…

« Oui, je me disais cela, quand tout àcoup, au fond de l’horizon, j’aperçuscomme un nuage, qui semblaits’avancer vers l’île, et qui de minuteen minute devenait plus distinct…

« Une espérance insensée tressailliten moi. Si c’était un navire !…

« Le temps que dura mon incertitudeme parut extraordinairement long.

« Tout ce que j’avais d’intelligence etd’attention se concentrait sur cepoint unique de l’espace oùgrossissait insensiblement maisincessamment le nuage que j’avaisaperçu.

« Enfin, le doute ne fut pas possible.

C’était bien un navire que je voyaiset qui s’avançait toutes voilesdehors.

« Cette assurance me donna commeun éblouissement.

« Moi qui m’étais si fièrement moquéde Laurent, moi qui traitais de foliesa foi profonde dans la protection dela Providence, j’étais forcé de croire.

« Il me semblait que j’assistais à unde ces miracles qui confondent laraison et écrasent l’orgueil del’homme.

« N’était-ce pas un miracle, en effet,que la présence à point nommé de cebâtiment dans les eaux funestes de la

Guyane ?

« Depuis plus d’un an que j’étais àl’île du Diable, jamais on n’en avaitsignalé un seul, à l’exception de ceuxque le gouvernement françaisemployait au service de la coloniepénitentiaire…

« Je frissonnai à cette réflexion.

« Si ce vaisseau, pensais-je, allaitêtre un vaisseau de l’Etat !…

« Laurent y serait recueilli, c’est vrai,mais on l’y mettrait aux fers, pourcommencer, et on le ramèneraitensuite à Cayenne, où il seraitcondamné, pour tentative d’évasion,à plusieurs mois de cachot.

« Et ce n’était pas ma seule angoisse.

« Ce bâtiment, que du haut du rocherque j’avais gravi je distinguais sinettement, mon pauvre camaradel’avait-il aperçu ? Ramait-il vers lui ?En était-il bien loin encore ?Parviendrait-il à le rejoindre ?

« Je cherchai de l’œil le radeau.

« Il était alors, autant que j’enpouvais juger, à un peu moins de lamoitié de la distance qui séparaitl’île du navire. Mais quelle pouvaitbien être cette distance ? Il eût fallul’expérience d’un marin pourl’apprécier avec quelque certitude.

« Ce qui était positif, c’est que

Laurent avait hissé sa voile – notrecouverture. De l’endroit où j’étais,elle me faisait l’effet de l’aile d’unoiseau de mer.

« Je ne sais ce que j’aurais donnépour pouvoir attendre l’issue de cettescène poignante. Mais le jour allaitvenir et j’étais à plus d’une demi-lieue du camp. Je m’éloignai àregret…

« Avec le même bonheur que lapremière fois, je franchis la ligne dessentinelles et je gagnai ma case.

« L’instant d’après, l’appel du matinbattit et j’allai me mettre à mon rang.

« – Boutin ! appela par trois fois le

gardien de service. Boutin ! Boutin !…

« Il n’avait garde de répondre,comme de juste ; il fut portémanquant.

« Comme de raison aussi, l’appelterminé, on m’interrogea.

« – Où est votre camarade ?

« Je répondis que je n’en savais rien,qu’il m’avait quitté la veille en medisant qu’il allait à la pêche, et que jene l’avais pas revu depuis.

« Comme on ne m’en demanda pasdavantage pour le moment, je metrouvai libre et, de toute la vitesse de

mes jambes, je courus au rocher d’oùj’avais suivi le départ de Laurent.

« Mais mon absence avait duré prèsde trois heures.

« J’eus beau me crever les yeux àinterroger l’immensité de la mer, jen’aperçus plus rien. L’horizon étaitvide. Le vaisseau et le radeau avaientdisparu.

« C’est le cœur bien gros et à paslents que je regagnai le camp.

« Et, certes, il m’eût bien surpriscelui qui m’eût dit que j’allais ytrouver un indice du sort de monpauvre camarade.

« C’est ce qui arriva, cependant.

« Le petit bateau à vapeur qui faisaitle service entre Cayenne et l’île duDiable venait d’arriver, et onm’appelait pour la corvée dudéchargement…

« Je me rendis au débarcadère, etj’aidais à hisser des sacs de biscuits,lorsque j’entendis un matelot dire àun de nos gardiens que le matin, aulever du jour, on avait signalé lepassage d’un navire au vent des îlesdu Salut.

« C’était, ajouta-t-il, un baleinieraméricain qui, le mois précédent,avait essuyé une tempête

épouvantable, qui avait failli périr, etqui était allé réparer ses avaries àDémérara, le port le plus importantde la Guyane anglaise.

« Si je ne m’étais pas retenu, j’auraissauté au cou de ce matelot.

« – Ainsi, me disais-je, si Laurent aréussi à atteindre ce navire, il estlibre à cette heure et maître d’utilisercette lettre qu’il a sauvée aux prix desa liberté et peut-être de l’existencede sa femme et de ses enfants…

« La joie que je ressentais était sigrande, que c’est à peine si je prisgarde aux menaces que me fit àl’appel du soir le gardien de service.

« Naturellement, pas plus le soir quele matin, personne n’avait réponduau nom de Boutin ; on s’en prenait àmoi de son absence, et on voulaitabsolument me faire dire où il secachait.

« Car nul encore ne soupçonnait uneévasion.

« Ce n’est que dans l’après-midi dulendemain que la vérité éclata.

« J’étais en train d’apprêter mondîner, quand un gardien entra dansma case comme une bombe, et d’unton furieux :

« Suivez-moi, me dit-il, lecommandant vous demande.

« Je le suivis, et comme le long de laroute je le questionnais, feignantl’étonnement :

« – C’est bon, c’est bon, me dit-il, onva vous régler votre compte.

« Il est de fait que le visage ducommandant n’avait rien derassurant, et je m’expliquais sacolère, sachant de quellesinstructions particulières Laurentavait toujours été l’objet.

« – Où est Boutin ? me cria-t-il, dèsqu’il me vit à portée de l’entendre.

« Et, comme je protestais que jel’ignorais.

« – Vous ne voulez pas parler,insista-t-il.

« – Je ne sais rien, mon commandant.

« – C’est ce que nous allons voir, dit-il, suivez-moi…

« Et faisant signe à deux soldats dese placer à mes côtés, il se mit àmarcher devant nous…

« C’est à plus d’un quart de lieue, surle bord de la mer, qu’il me conduisit.

« Là sur la grève était échoué leradeau de Laurent, qui avait étéramené par la marée montante et quedeux soldats en train de pêcheravaient découvert.

« A cette vue, je crus que le cœurallait me manquer… Mon pauvrecamarade avait-il donc péri !…

« La réflexion m’eut bientôt rassuré.

« Le radeau était en aussi bon étatqu’au départ, la voile seule et le sacde provisions manquaient, bien quece sac eût été très solidement attachéà une traverse… N’était-ce pas unepreuve que, si le radeau se trouvaitlà, c’est que Laurent avait étérecueilli par le baleinier américain ?…

« – Eh bien ! me demanda lecommandant en me montrant leradeau, nierez-vous encore l’évasion

de Boutin et la part que vous y avezprise ?

« Certainement, je niai.Malheureusement j’étais le seulmenuisier de l’île, mon travail metrahissait. Je fus mis au cachot.

« Je n’y restai pas longtemps… Monbonheur voulut qu’on eût besoin àCayenne d’ouvriers de mon état. J’yfus envoyé et employé. L’annéesuivante j’eus ma grâce et je memariai…

« J’étais sans nouvelles de LaurentCornevin et je m’en étonnais, mais jene doutais pas qu’il fût sauvé etlibre. Je me disais :

« – Celui qui lui a envoyé unvaisseau l’aura protégé…

« Oui, je me disais cela, et je lepensais, quand un soir que je metrouvais dans un café de Cayenne,j’entendis un matelot américainraconter qu’autrefois son navire,passant le long des îles du Salut,avait recueilli un transportéfrançais…

« Je pris ce matelot à part et, l’ayantquestionné, j’acquis la certitude dusuccès de l’évasion de LaurentCornevin.

« C’était bien de lui qu’avait vouluparler le matelot…

« Il était resté six mois à bord dubaleinier, payant de son travail sonpassage et sa nourriture, et s’étaitfait débarquer au Chili, àTalcahuana, le port de relâche desbaleiniers… »

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L

V

a voix de Jean Cornevinexpirait sur ces derniersmots.

Il déposa sur la table lemanuscrit de Nantel, etregardant alternativement

son frère et Raymond Delorge, il ditseulement :

– Eh bien ?…

Ils ne répondirent pas tout d’abord.

Un immense désappointement sepeignit sur leur physionomie.

Il était clair que cette fin si brusque,que ce dénouement qui n’en était pasun, après des détails si précis,trompait toutes leurs prévisions. Ilsavaient espéré mieux ou du moinsautre chose.

– Enfin, c’est tout ? interrogeaRaymond.

– Tout.

– Nantel n’a ajouté de vive voixaucun détail ?

– Quel ?

– Je ne sais. Il se pourrait que tonpère eût prononcé le nom du mien, lenom du général Delorge…

– Il ne l’a jamais prononcé devantNantel…

– Il aurait pu dire de quel crime il aété témoin…

– Il ne l’a pas dit…

– Le nom des misérables qui lepersécutaient si odieusement auraitpu lui échapper…

– Jamais…

– Il se pourrait qu’il eût laisséentrevoir ses projets d’avenir…

– Toutes ces questions, qui se

succédaient sans seulement luilaisser le temps de reprendre haleine,devaient irriter et irritèrent, en effet,Jean Cornevin.

– Notre père, prononça-t-il, n’a riendit jamais qui ne soit consigné dansla relation de Nantel…

Et, haussant les épaules, et non sansune certaine amertume :

– Croyez-vous donc, reprit-il, toi,Raymond, qui m’interroges, et toi,Léon, qui te tais, croyez-vous doncque cette relation si complète que jeviens de vous lire, a été écrite aucourant de la plume et comme auhasard ! Naïfs que vous êtes, si vous

n’y avez pas reconnu le fruitlentement mûri de patientesréflexions et de prodigieux efforts demémoire. Me prenez-vous donc pourbien plus enfant que vous ou pourbien moins ambitieux d’arriver à lavérité ?… Allez, tout ce que vouspouvez vous dire je me le suis dit.Deux mois durant, plus tenace qu’unjuge d’instruction, j’ai obsédé Nantelde questions, tremblant toujoursqu’il n’oubliât une circonstance, undétail, un mot, d’où eût jailli unelumière plus vive. Pendant deuxmois, ce brave et excellent hommes’est mis l’esprit à la torture pour sebien tout rappeler. Il ne sait rien de

plus que ce qu’il a écrit et signé…

Jean s’était levé, et froissant lemanuscrit de Nantel :

– Je ne vous en veux certes pas, dit-il, mais vous êtes des ingrats !…

– Oh !

– Oui, des ingrats, car au lieu devous réjouir de ces révélationsinespérées, vous voilà déplorantl’absence des informations qui vousmanquent encore. Oui, des ingrats,car vous ne daignez pas voir quelcoin du voile se trouve soulevé par ladéposition de Nantel.

Et sans attendre les objections qu’il

lisait dans les yeux de Raymond et deson frère :

– Tenez, poursuivit-il vivement,résumons-nous et voyons où nous ensommes.

« Nos soupçons d’hier sontaujourd’hui des certitudes.

« Nous étions convaincus que legénéral Delorge a été assassiné etque le crime a eu un témoin, LaurentCornevin, mais ce n’était qu’uneconviction… Maintenant c’est un faitcertain, nous en avons la preuve.

« Hier, Léon, tu pensais que notrepère avait été assassiné.

« Tu sais que non, aujourd’hui, etque si toutes nos recherches ontéchoué, c’est qu’on lui a imposé unétat civil qui n’était pas le sien ; c’estque, sur tous les registres de lapolice, il est inscrit sous le nom deBoutin.

« Nous sommes sûrs que notre pèren’est pas mort à Cayenne.

« Il nous est prouvé que, vers la finde 1853, il a été débarqué sain etsauf au Chili, à Talcahuana, pleind’ardeur et d’espoir et certainementen possession de la lettre du généralDelorge…

Pourtant le front de Léon restait

sombre.

– Il m’en coûte, frère, prononça-t-il,de t’arracher une illusion, mais je ledois. Ce qui te semble prouverl’existence de notre père est pourmoi la preuve de sa mort…

– Oh !…

– Permets que je m’explique, et tuseras forcé de reconnaître que j’airaison. C’est à la fin de 1853, n’est-ce pas, que notre père s’est trouvélibre à Talcahuana ?… Combien y a-t-il de cela ? Dix ans bientôt. Dix ans,Jean, entends-tu, et il ne nous a pasdonné signe de vie…

– C’est vrai, mais…

– Quoi ! si tu veux admettre quenotre père nous a oubliés, notremère et nous, qu’il a oublié sa haineet ses projets de vengeance, qu’il aoublié la France et qu’il s’est installéau Chili, je te dirai : Oui, il estpossible qu’il vive…

Mais Jean n’était pas convaincu.

– Soit, s’écria-t-il ; selon les règlesde la sagesse humaine, tu as raison,peut-être ! Mais je crois, moi, et detoute mon âme, que votre sagesse estfolie et votre clairvoyanceaveuglement. La foi de notre père quiavait converti Nantel, le sceptiqueouvrier parisien, cette ardente foi àla justice de Dieu, je l’ai !… Je crois

comme a cru Nantel, quand tout àcoup, des profondeurs de l’horizon,il a vu surgir le vaisseau baleinier quidevait recueillir le radeau de LaurentCornevin… Et je vous le dis, Celuiqui a épargné la vie de notre pèremenacé par M. de Combelaine, Celuiqui a permis qu’il dérobât la lettreaccusatrice aux plus ardentesrecherches, Celui qui l’a tiré de cetteîle du Diable dont jamais unprisonnier ne s’est évadé, Celui-là nel’aura pas abandonné et saura lefaire apparaître à l’heure de sajustice !…

Qui avait raison, du confiantenthousiasme de Jean Cornevin ou

du scepticisme désolé de Léon ?

C’est ce que Raymond Delorge, prispour arbitre par les deux frères,n’osait décider, encore que, par lapente naturellement romanesque deson esprit, il inclinât vers lesespérances de Jean.

– Le positif, c’est que cesrenseignements nouveaux nemodifiaient en rien, pour le moment,les conditions de la lutte.

Aussi, les trois jeunes gensconvinrent-ils d’attendre de plusamples informations avant de fairepart du manuscrit de Nantel à

Mme Delorge et à Mme Cornevin.

– Et bien vous avez fait, leur dit

Me Roberjot, lorsqu’ils le mirentdans le secret. A quoi bon ouvrir lecœur de ces malheureuses femmes àdes espérances qui sans doute ne seréaliseront jamais ?…

Car l’avocat, sans cependant seprononcer, partageait la façon devoir de Léon.

Mais s’ensuivait-il qu’on ne dût paschercher à tirer un parti quelconquede ce supplément d’informationsvéritablement providentiel ?

Non certes ! Et ce fut Me Roberjotqui voulut se charger des premièresdémarches.

Son influence, comme député del’opposition, avait trop grandi, pourque l’administration osât lui opposerles mêmes fins de non recevoirqu’autrefois. Et d’ailleurs il avaitdésormais un point de départcertain.

Ce n’est plus de Laurent Cornevinqu’il demandait des nouvelles, maisbien de Louis Boutin.

Et comme il était aisé de le prévoir,sous ce nom de Boutin qui, malgréses réclamations, lui avait étéimposé pour dépister les recherches,Cornevin avait un dossier.

Moins de huit jours après une

demande adressée à la préfecture de

police, Me Roberjot recevait la notesuivante :

« BOUTIN (Louis), trente-quatre ans,homme de peine, né à Paris.

« Pris les armes à la main derrièreune barricade, rue du Petit-Carreau,le 4 décembre 1851, et écroué à laConciergerie.

« Dirigé sur Brest le 21 décembresuivant, avec un convoi decondamnés, sous la conduite del’inspecteur de police Brichart.

« Arrivé à Brest le 22.

« Admis d’urgence le même jour à

l’hôpital du bagne (lit n° 22), blességrièvement à la suite d’une tentatived’évasion.

« Sorti guéri de l’hôpital le 18 février1852.

« Embarqué ledit jour à bord dutransport le Rhône, à destination dela Guyane.

« Interné à l’île du Diable.

« Mort le 29 janvier 1853. A péri enessayant de s’évader sur un radeauqu’il avait construit. Son corps n’apas été retrouvé. »

Cette note, c’était la preuve éclatantede l’exactitude de la relation de

Nantel.

Et si on eût pu acquérir pareillementla preuve que Boutin et Cornevinn’étaient qu’un seul et mêmeindividu, on eût eu les élémentsd’une demande d’enquête qui eût puconduire très loin M. le comte deCombelaine.

C’est à quoi, malheureusement, il nefallait pas penser.

Il était clair que cette audacieusesubstitution d’état civil avait étéopérée fort secrètement par quelquecréature de M. de Combelaine, et iln’était pas moins clair que lesemployés de la préfecture, à qui on

eût pu demander des renseignements,ignoraient que cette substitutionavait eu lieu…

Deux autres particularitésressortaient encore de cette note :

L’administration ne soupçonnaitmême pas le succès de l’évasion deLaurent Cornevin.

M. de Combelaine devait se croiredébarrassé du seul témoin de soncrime, c’est-à-dire assuré d’uneéternelle impunité.

Mais ces démarches sans issue, cesconjectures sans résultat immédiatne pouvaient contenter l’impatienteardeur de Jean.

Léon et Raymond lui proposaientd’écrire à Talcahuana, au consul deFrance :

– Ah ! gardez-vous en bien !répondait-il. Songez qu’une seuledémarche inconsidérée peut donnerl’éveil à nos ennemis et les mettresur la voie de la vérité, que noussavons, nous, et qu’ils ignorent.Songez que si notre père est vivant,comme je le crois, ce serait s’exposerà le perdre et à ruiner ses projets.

Une autre fois, après de longuesméditations :

– J’admets pour un moment,reprenait-il, oui, je consens à

admettre la mort de notre père. En cecas, qu’est devenue la lettre dugénéral Delorge ? Croyez-vous doncqu’avant de mourir il n’ait pas songéà la confier à quelqu’un pour nous lafaire parvenir !…

Quels projets il mûrissait dans lesecret de ses pensées, Jean Cornevinle laissait deviner par ces seulesparoles.

– Je parierais, disait Léon àRaymond Delorge, que mon frère esten train de combiner quelqueprodigieuse extravagance.

Ses opinions admises, il ne setrompait pas.

A moins de huit jours de là, un beausoir, Jean leur annonçait que sarésolution était prise, qu’il allaitpartit pour le Chili.

– Tu es fou !… fut le premier mot deLéon.

– Oh ! pas encore, répondit le jeunepeintre, seulement je le deviendraiscertainement si je restais ici, danscette horrible incertitude, m’épuisanten conjectures et en projetsimpossibles…

Avec Jean, discuter c’était perdre sontemps et son éloquence. Léon lesavait, mais il croyait avoir à luiopposer une objection irréfutable.

– Et de l’argent ? dit-il.

– J’ai bien un millier d’écus…

– Ce n’est pas avec cela qu’on va auChili et qu’on en revient.

– Je le sais. Aussi, ai-je l’intention devous demander, à Raymond et à toi,qui êtes plus riches que moi, tout cedont vous pouvez disposer…

– Et si nous te refusons…

Jean haussa les épaules.

– Alors, répondit-il, j’irai toutsimplement lire la relation de Nantel

à Mme Delorge et à notre mère… Etsoyez tranquilles, quand ellessauront pourquoi je veux partir, je ne

manquerai pas d’argent.

C’était si parfaitement exact, et ilétait si bien d’un caractère à faire cequ’il disait, que Léon et Raymond setinrent pour battus.

– C’est bien, dirent-ils à l’obstiné, tuauras ce qu’il faudra.

Et, comme leurs caisses réunies nefaisaient pas la somme nécessaire, ilseurent recours au digneM. Ducoudray, lequel mis dans laconfidence s’était écrié :

– Jean a raison et, si je n’étais pas sivieux, je l’accompagnerais !

Restait à obtenir de Mme Cornevin

son consentement à un long voyage,sans toutefois lui en révéler le but.

– Je m’en charge, promit

Me Roberjot, laissez-moi faire.

Et, en effet, ayant trouvé uneoccasion de rencontrer

Mme Cornevin :

– Ce serait un grand bonheur, lui dit-il négligemment, que Jean fût pris dela fantaisie de voyager. Les partis seremuent beaucoup en ce moment :s’il reste à Paris, imprudent et hardicomme il est, je le vois arrêté avantun mois !…

Le lendemain, c’était la pauvre mère

qui conjurait son fils, ce fils dontcependant elle venait d’être silongtemps séparée, de s’éloigner.

Et avant la fin de la semaine, tous sespréparatifs étaient terminés, et Léonet Raymond Delorge le conduisaientà Bordeaux, où il s’embarquait pourValparaiso.

En serrant une dernière fois la maindu voyageur :

Revenez-nous avec des preuves, ami

Jean, lui avait dit Me Roberjot, etsurtout revenez-nous vite. Il mesemble sentir déjà les premièresbouffées de la tempête qui emporteral’empire, et avec l’empire les

Maumussy et les Combelaine, lesprincesse d’Eljonsen, les Verdale, lesdocteur Buiron et les autres.

Beaucoup, s’ils eussent entendul’honorable député s’exprimer ainsi,se seraient écriés :

– Folie !…

Et non sans quelque semblant deraison.

L’empire, en apparence, n’était-il pastoujours aussi fort ? La machinepolitique montée au 2 Décembre necontinuait-elle pas à fonctionnersans heurts trop visibles ?

Paris, plus que jamais, était la

capitale du plaisir, la ville de la joieet des fêtes. L’or affluait. C’était àqui, du haut en bas de l’échellesociale, ferait les plus follesdépenses. Le luxe était prodigieux.

L’étranger qui, par une belle après-midi du printemps, se faisaitconduire au bois de Boulogne,revenait ébloui, et à l’exemple de ceSuédois naïf écrivait sur sestablettes de voyage :

– Paris, ville de millionnaires. Tousles habitants ont chevaux et voitures.

Pourtant, la guerre du Mexiquevenait d’être déclarée, et les moinsclairvoyants s’étaient dit :

– Ce sera la guerre d’Espagne dusecond empire.

C’est que personne, à moins d’y êtreintéressé, ne s’était pris à la glu desphrases pompeuses par lesquelles legouvernement avait essayé dejustifier, d’exalter même cetteétrange expédition.

C’est que les débats de la Chambre,quelque sourdine qu’on eût essayéd’y mettre, s’étaient entendus deloin.

C’est que les journaux avaientbeaucoup parlé.

Le public savait ou croyait savoir lesmotifs réels et véritablement

incroyables de cette campagneaventureuse.

On parlait de spéculationsimpudentes et de tripotages honteux.

On ne se gênait pas pour dire que lebut réel de la guerre du Mexique étaitd’assurer le paiement de créancesusuraires, achetés à vil prix par despersonnages influents dugouvernement.

De la sorte, l’armée française allaitfaire les fonctions d’huissier.

Et au profit de qui ?

Dame ! on citait le nom des acheteursdes créances et on disait le chiffre

probable de leurs honorablesbénéfices.

On affirmait que M. de Maumussyavait eu une part du gâteau, et aussi

M. de Combelaine, et aussi Mme laprincesse d’Eljonsen.

Si, du moins, elle eût brillammentréussi, cette expédition du Mexique !…

La France ne pardonne-t-elle pastout au succès ?…

Mais, follement entreprise par desgens qui ne connaissaient ni le paysqu’ils prétendaient soumettre ni leshommes qu’ils allaient combattre,cette guerre fatale ne pouvait amener

que des désastres.

Son début fut un échec.

Il fut aussitôt réparé, c’est vrai, etglorieusement vengé… Mais ensuite ?

Un archiduc d’Autriche, Maximilien,fut conduit par nous à Mexico etproclamé empereur du Mexiquemalgré les Mexicains… Mais après ?

Notre petite armée était commeperdue dans ces immenses provinces.

Et successivement la France appritavec stupeur :

La résolution du gouvernementimpérial d’évacuer le Mexique ;

L’arrivée à Paris de l’impératrice

Charlotte, qui venait solliciter dessecours d’hommes et d’argent, qui nefut pas reçue aux Tuileries et quidevint folle peu de temps après…

Et enfin, la retraite et lerembarquement de l’armée française,alors commandée par le maréchalBazaine.

Le dénouement du drame ne devaitpas se faire attendre.

Un matin, arriva à Paris la nouvelle,à laquelle personne ne voulait croire,de l’exécution de Maximilien.

La honte de n’avoir pas pu empêcherl’exécution de Maximilien, voilà ceque gagna l’empire à la guerre du

Mexique.

Quant à ce qu’elle coûtait à la Franced’hommes et de millions, on ne le sutque plus tard.

– Il y avait pourtant là une grandeidée, et la plus belle du règne,s’obstinaient à répéter les officieux.

Soit… Seulement, pendant qu’on lamettait à exécution, cette belle idée,la Prusse gagnait la bataille deSadowa et écrasait l’Autriche.

L’empire avait, dit-on, promesse deM. de Bismarck d’une compensation.

« – Cette puissance n’a rien qui doivenous inquiéter, au contraire, s’écriait

à la tribune un des orateurs dugouvernement.

« Au contraire… me semble bien

trouvé, écrivait Me Roberjot àRaymond Delorge. Mais moi qui nesuis pas si optimiste, je crois pouvoirprédire que voici le commencementde la fin… »

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C

VI

’est que, peu après ledépart de Jean pourValparaiso, RaymondDelorge et Léon Cornevinavaient été obligés dequitter Paris.

Et Me Roberjot leur avait dit :

Partez sans inquiétude, je meconstitue votre correspondant

bénévole et bien informé, et s’ilsurvenait quelque chose qui rendîtvotre présence nécessaire, je neferais qu’un saut jusqu’autélégraphe.

Et il tenait parole, ce qui n’était pasun mince mérite, trouvant toujours,malgré les travaux dont il étaitaccablé, un moment pour griffonnerquelques lignes et tenir ses exilés,comme il les appelait, au courant desévénements.

Exilés était bien le mot. Ce n’étaitpas volontiers que les deux jeunesgens s’étaient éloignés de Paris, dece théâtre où ils pressentaient que sedénouerait fatalement le drame dont

la mort du général avait ensanglantéle premier acte.

Mais la vie a d’inexorablesnécessités.

Et, quand on n’a pas dix mille livresde rentes, il faut bon gré mal gré sesoumettre aux exigences de laprofession qui fait vivre.

C’est pourquoi dès le lendemain dujour où il avait été contraint dedonner sa démission, Léon Cornevins’était mis en quête d’une autreposition.

Il n’était pas exigeant, le bravegarçon ; ses aptitudes étaientremarquables, les meilleures

recommandations appuyaient sesdémarches, et cependant, tel étaitl’encombrement de toutes lescarrières, qu’il n’avait rien trouvéd’acceptable à Paris ni même auxenvirons.

De guerre lasse, il s’était résigné àaccepter une situation d’ingénieurprès d’un chemin de fer espagnol, etil était parti pour Madrid.

Quant à Raymond, il avait étédétaché à Tours près de lacommission chargée, par le ministèredes travaux publics, d’étudier lesmoyens de prévenir les inondationspériodiques de la Loire.

Parti bien à contre cœur, Raymondn’avait pas tardé à se féliciterintérieurement de ce changementd’existence.

Arraché pour la première fois àl’idée fixe qui depuis l’âge de raisonemplissait sa vie, il lui semblait voirs’ouvrir devant lui des horizonsinconnus. Il découvrait, pour ainsidire, qu’il était jeune, qu’il n’avaitque vingt-sept ans et qu’il n’avaitpas eu de jeunesse.

Par une rare faveur de la destinée, ilse trouvait que l’inspecteur desponts et chaussées, avec lequel ilallait poursuivre les étudescommencées, était le meilleur des

hommes.

C’était le baron de Boursonne, ledernier survivant d’une des plusvieilles et des plus nombreusesfamilles du Poitou.

Il est vrai que rien ne lui était sidésagréable que de s’entendredonner son titre. Le seul énoncé desa particule lui faisait faire lagrimace.

– Je suis le père Boursonne, toutbêtement, disait-il d’un ton quin’avait rien de paternel.

Ancien élève de l’Ecolepolytechnique, M. de Boursonneavait donné jadis à plein collier dans

les théories saint-simoniennes etavait même dépensé à lesexpérimenter une fortune assezronde.

Mais, tandis que ses anciens frèresde Ménilmontant avaient eu l’art,l’un poussant l’autre, d’accaparer lesmeilleures, les plus honorées et lesplus lucratives situations,M. de Boursonne était restélongtemps en arrière, embourbé dansdes emplois subalternes fort au-dessous de sa remarquableintelligence.

Les qualités de son cœur n’enavaient pas été altérées, il était restébon jusqu’à la faiblesse.

Seulement, son caractère s’était aigriet était devenu irritable à l’excès.

On disait de lui dans sacirconscription :

– L’inspecteur… Ah ! quel bravehomme !… Mais quel original !

La vérité est qu’il se donnait unepeine infinie pour paraîtreprécisément le contraire de ce qu’ilétait réellement.

Aristocrate dans le bon sens du mot,lettré, d’un goût sûr et d’une exquisesensibilité, il posait pour ledémocrate farouche, affectait lelangage d’un paysan et des façons deroulier et affichait le plus cruel

cynisme.

Un de ses grands plaisirs était deporter des vêtements affreusementdélabrés, qu’on s’étonnait fort devoir sur le dos de ce grand vieillard àphysionomie si noble, quoi qu’il pûtfaire, si fine et si intelligente.

Le matin où Raymond, arrivé à Toursde la veille, se présenta dans soncabinet, vêtu comme on l’est quandon rend une visite, après qu’il l’eûttoisé un bon moment :

– Mâtin ! lui dit-il, vous avez unfameux tailleur, monsieur Delorge, etcela doit vous gênerconsidérablement d’être si bien mis !

Et comme Raymond, interdit de cettesurprenante réception, balbutiaitnéanmoins qu’il ne se sentaitaucunement gêné :

– En ce cas, reprit M. de Boursonne,venez, nous allons visiter noschantiers.

Et sans laisser à Raymond un quartd’heure pour aller changer decostume, il le traîna jusqu’au bord dela Loire et ne parut satisfait qu’aprèsl’avoir fait bien piétiner dans la boueet crotter jusqu’aux genoux.

Mais, en dépit de cette plaisanteriede mauvais goût et de quelques

autres du même style, il ne fallut pasune semaine à Raymond pourdécouvrir l’homme réel sous sesdehors affectés, et pour reconnaîtrecombien cet homme était digned’estime et d’affection.

De son côté, M. de Boursonne s’étaitpris pour le jeune ingénieur d’une sibelle amitié que ce fut lui qu’ilchoisit pour l’aider dans les étudesqu’il avait à terminer entre Tours etles Ponts-de-Cé.

Ces études, qui se rattachaient à unplan général, devaient prendrebeaucoup de temps, plus d’un anpeut-être.

Aussi, M. de Boursonne avait-ilrésolu d’abandonner Tours et deporter son quartier général au centredes opérations.

Le centre indiqué semblait êtreSaumur.

Et Saumur, avec ses coteaux boisés,son vieux château, ses îles, sesmaisons blanches et ses vertesprairies, Saumur le tentait.

Malheureusement, le jour où il se miten quête d’un logement, tandis qu’ils’en allait le long du quai, le nez enl’air, il faillit être écrasé par unescadron d’élèves de l’école decavalerie qui rentrait au grand trot

de la promenade.

– Il y a trop de soldats pour moi ici,dit-il à Raymond. Cherchonsailleurs…

Après quelques hésitations, c’est auxRosiers qu’ils s’arrêtèrent.

Non parce que ce village est le pluscoquet de tous ceux qui se mirentaux flots bleus de la Loire, non parceque les coteaux de Saint-Mathurinont des attraits irrésistibles.

Mais parce que l’auberge du Soleillevant est d’une irréprochablepropreté, et que maître Béru,l’aubergiste, mettait à la dispositionde M. de Boursonne une jolie

chambre pour lui, une bonnechambre pour Raymond et uneancienne salle de billard qui semblaitfaite pour recevoir les bureaux d’uningénieur…

Mais aussi parce que maître Béruétait, sans qu’il y parût, un cuisinierdistingué, sans rival pour lesmatelotes, qu’il arrosait d’un certainvin de Bourgueil capable de faireoublier le bourgogne.

Et enfin, parce qu’on était à la fin deseptembre, et qu’un piqueur, quiétait du pays, affirmait que lacommune des Rosiers est peuplée deperdrix, et que M. de Boursonne,malgré son âge et son incurable

myopie, était un chasseur enragé.

C’est un samedi que le digneingénieur arriva aux Rosiers ets’installa au Soleil levant avec toutson personnel de conducteurs, depiqueurs, dessinateurs.

Et le samedi suivant, Raymond et luipouvaient se flatter de connaître lesenvirons comme pas un homme dupays.

Tout ce qui était à visiter, ilsl’avaient vu, depuis le camp romainde Chenehutte, le donjon de Trèves etl’église de Cunnault, jusqu’auxmonuments celtiques de Gennes et àla fontaine d’Avort ; depuis le

château de Maillefert, dont lesjardins en terrasses descendentjusqu’à la Loire, jusqu’au manoir dela Ville-Haudry, si magnifique jadis,si abandonné depuis le mariage du

comte et de Mlle de Rupair.

Après quoi M. de Boursonne etRaymond s’étaient mis à la besogne.

Rude besogne, car il s’agissait detracer le plan de tout ce vastesystème de digues, de réservoirs etde canaux de dérivation qui doitfaire, des inondations actuellement sidésastreuses de la Loire, un véritablebienfait pour les riverains.

D’ordinaire, ils déjeunaient de bon

matin et ils partaient suivis d’unpiqueur portant dans un panier unecollation préparée la veille parmaître Béru, l’hôtelier du Soleillevant.

A la nuit tombante, ils étaient deretour.

Ils dînaient dans la petite salle dontles fenêtres donnent sur la granderoute.

Puis, M. de Boursonne allumait sapipe, Raymond fumait un cigare, etils restaient jusqu’à dix heures àcauser ou à jouer au jaquet.

Parfois, un vieux commandantd’artillerie, qui mangeait sa retraite

aux Rosiers, venait leur tenircompagnie. C’était aussi un ancienélève de l’Ecole polytechnique, et saqualité de « cher camarade » et sesopinions avancées l’avaient faitadmettre par M. de Boursonne.

Ainsi, leurs journées s’écoulaientpaisibles et monotones, lorsqu’unmatin, pendant qu’ils attendaient quemaître Béru leur servît leur déjeuner,un piétinement inaccoutumé dechevaux retentit sur la grande route.

M. de Boursonne, qui était lacuriosité même, s’approcha de lafenêtre, et presque aussitôt :

– Mâtin !… s’écria-t-il, venez donc

voir, Delorge !…

Raymond s’avança.

Sur la route, une douzaine dechevaux passaient, habillés desuperbes caparaçons de couleurséclatantes et conduits par desdomestiques en longs gilets àl’anglaise et en botte à revers.

– Qu’est-ce que cette cavalerie ?demanda M. de Boursonne à maîtreBéru, qui entrait, un plat danschaque main. Allons-nous donc avoirun cirque aux Rosiers ?

Mais cette supposition parut choquerl’aubergiste.

– Monsieur l’ingénieur veutplaisanter, dit-il. Monsieurl’ingénieur doit cependant bienvoir…

– Quoi ?

– Cette couronne qui est brodée àl’angle de la couverture des chevaux.

– Comment ! il y a une couronne…Mâtin ! c’est une autre affaire. Est-ceque vous la voyez, vous, Delorge, quiavez de bons yeux ?…

Et plantant son binocle sur son longnez :

– Elle y est, parbleu ! continua-t-il,maître Béru a raison. Mais qu’est-ce

que cela prouve ?

L’aubergiste s’inclina, et d’un tongrave :

– Cela prouve, répondit-il, que ces

chevaux sont ceux de Mme laduchesse…

Le vieil original tressaillit comme siune guêpe l’eût piqué, et d’un tond’inquiétude comique :

– Comment ! s’écria-t-il, nous avonsune duchesse aux environs et maîtreBéru ne nous prévient pas !… A quoisonge donc maître Béru ?

– Monsieur, répondit l’aubergiste,elle n’habite pas le pays,

ordinairement…

– Ah ! je respire.

– C’est à Paris qu’elle demeure. Ellene vient ici que dans cette saison,passer un mois, et encore pas tousles ans…

– Et comment l’appelez-vous, votreduchesse ?

Maître Béru se redressa.

– Maillefert : prononça-t-il, d’Aostalde Chalandry, duchesse deMaillefert…

Il en avait plein la bouche, commed’une trop copieuse cuillerée debouillie.

– Alors, interrogea Raymond, c’estelle la propriétaire de ce beauchâteau que j’ai vu sur la route deGennes à Trèves ?

– Précisément.

M. de Boursonne s’était mis à table,et tout ne mangeant :

– Vous nous parlez toujours de laduchesse, maître Béru… reprit-il, etle duc ?… Parlez-moi donc un peu dece duc de Mailleterre, Maillepierre,Maille…

– Maillefert, s’il vous plaît,monsieur.

– Soit !… Qu’est-ce que ce duc ?

– Monsieur, il est mort.

M. de Boursonne venait de se verserun verre de vin de Bourgueil :

– De profundis… prononça-t-il.

Et quand il eut vidé son verre :

– Vous entendez, Delorge, continua-t-il, elle est veuve, cette duchesse…Eh !… eh !… c’est un cœur àconquérir. Voyons, maître Béru,donnez-nous des renseignements.Est-elle jeune ?…

– Jeune !… ça dépend !…

– Par exemple !… Qu’entendez-vouspar là ?

– Dame, monsieur, je veux dire qu’à

la voir, quand elle passe, toujourssuperbement ajustée, on ne luidonnerait pas vingt ans…Seulement…

– Quoi ?

– Eh bien ! il faut qu’elle ait plus dudouble, puisqu’elle a des enfants quiont plus que cela.

Qui n’eût pas connuM. de Boursonne l’eût cru intéresséau plus haut point.

– Des enfants ! s’écria-t-il, etmajeurs ! Aïe !… Et beaucoup ?…

– Deux. Un fils, d’abord, M. Philippe,qu’on appelle M. le duc depuis la

mort de son père, un beau garçon sion veut, quoique un peu bien pâlot etchétif, mais montant crânement àcheval tout de même, et buvant sec ;

puis une fille, Mlle Simone…

– Simone !… répéta le vieil ingénieur,joli nom !…

– Hum !… ça dépend des goûts, et sij’avais une fille… Enfin, c’est unemanie qu’ils ont dans cette famille,de toujours donner ce nom à leursdemoiselles en mémoire d’un deleurs grands-pères qui était unfameux, à ce que je me suis laissédire… Du reste, il paraît le plus beaudu monde, ce nom, quand on connaît

celle qui le porte…

– Diable !… Entendez-vous, Delorge ?

L’interruption contraria visiblementmaître Béru.

– C’est comme cela ! déclara-t-il. Ellen’est peut-être pas plus belle que lesautres, mais elle est meilleure quetoutes… Et si monsieur l’ingénieurveut entrer dans une maison depauvres gens, la première venue, ilverra si je lui en impose…

– Peste !… Mlle Simone fait donc biendes aumônes pendant le mois qu’ellepasse ici chaque année !…

Mlle Simone ne quitte jamais le pays,

monsieur…

– Tiens ! tiens ?…

– Oui, c’est singulier, n’est-ce pas ?Mais on prétend comme cela que lamère et la fille ne s’entendent pas.

Aussi, tandis que Mme la duchesse etM. Philippe vivent à Paris,

Mlle Simone habite toujoursMaillefert, hiver comme été… Etmême, ce ne doit pas être gai, pourune fille de vingt ans, que de vivreseule dans ce grand château désert,sans autre société que sagouvernante, une Anglaise plussèche, plus longue et plus raidequ’une perche, jaune comme un

coing, avec des yeux qui pleurent etun nez plus rouge que le mien…

M. de Boursonne venait d’avaler ladernière bouchée de son déjeuner.

Il se leva, et, bourrant sa pipe :

– C’est égal, fit-il, j’aurais préféré uncirque… C’eût été une distraction.

Maître Béru sourit finement :

– Je crois, dit-il, que la venue de

Mme la duchesse donnera à cesmessieurs plus de distractions quen’importe quelle troupe desaltimbanques…

– Et pourquoi, s’il vous plaît ?…

– Parce que Mme la duchesse estcomme qui dirait une vive-la-joie.Jamais elle ne vient seule. Toujourselle amène une troupe de jeunesdames, toutes plus jolies et mieuxvêtues les unes que les autres, qu’onrencontre sans cesse à pied, à cheval,en voiture, en bateau, riant, chantant,badinant, escortées de jeunesmessieurs, amis de M. Philippe. Ettout ce monde chasse, pêche, dîne,soupe, se promène, danse et tire desfeux d’artifice, et enfin, fait de la vieune noce perpétuelle de nuit et dejour…

Mais M. de Boursonne venait de voirapparaître à la porte du petit salon

son piqueur chargé du panier de lacollation.

– A ce soir les détails, dit-ilbrusquement à maître Béru.

Et s’adressant à Raymond :

– Et nous qui avons à travailler, enroute !…

Sur quoi il sortit, laissantl’aubergiste du Soleil levant un peusurpris et fort mécontent d’uneinterruption qu’il jugeait peu polie.

Et tout en marchant en grandesenjambées le long de la levée quicôtoie la Loire :

– Singuliers citoyens que les

Français, grommelait le vieilingénieur. En voici un, ce Béru, quiest fou d’égalité, à ce qu’il prétend,et parce qu’une duchesse arrive dansson pays, aussitôt il se pâmed’admiration. C’est un démocrate,mais son auberge, ses casseroles, sonenseigne et tous les écus qu’il a decôté, il les donnerait pour s’appelerM. de Béru !…

Il parut attendre un motd’approbation de Raymond quimarchait à ses côtés ; mais Raymond,qui pensait à tout autre chose, gardale silence.

Alors, les souvenirs de son éducationpremière lui revenant en foule :

– Bonne maison, d’ailleurs, reprit-il,que cette maison de Maillefert. Unedes cinq ou six qui nous restent. Unedes cinq ou six qui nous restent enFrance pures de toute substitution.Excellente maison, alliée auxTréville, aux Breulh-Faverlay, auxCoucy, aux Sairmeuse, auxMontmorency, aux Champdoce, auxCommarin, aux Chalusse…

Il n’en finissait plus.

On eût dit, à l’entendre égrener cechapelet de noms, qu’il récitait latable de récapitulation de d’Hozier…

– Famille princière, positivement,poursuivait-il, qui porte de gueules à

une croix d’or, avec une devise dignedes premiers barons chrétiens :Aultre ne sert ! L’Armorial généralfait remonter les Maillefert à 800,mais je ne leur vois de filiation bienprouvée qu’à partir de 1100, ce quiest déjà joli… Qu’en pensez-vous,Delorge ?…

– Monsieur !…

– Ah çà ! vous ne m’écoutez doncpas, dit le vieil ingénieur. Vous avezl’air d’un homme qui tombe desnues. A quoi songez-vous ?

– Ma foi ! monsieur, si niais que celasoit à dire, j’avouerai que je nesongeais à rien…

– Hum !… Pas même à Mlle Simonede Maillefert ?

Raymond rougit comme unepensionnaire prise en faute.

– Eh ! monsieur, répondit-il, à quelpropos penserais-je à une jeune filleque je ne connais pas, que je n’aijamais vue, et que je ne verrai sansdoute jamais ?…

– Qui sait ! murmuraM. de Boursonne.

Et après un moment de réflexion :

– Ce que nous a dit cet imbécile deBéru, au sujet de cette jeunedemoiselle, eût suffi lorsque j’avais

votre âge pour me mettre la cervelle àl’envers. Singulière existence quecelle de cette pauvre enfantabandonnée à elle-même !…

– Bast !…

– Comment, bast !… Je voudrais,pardieu ! vous y voir, seul dans cevieux château, en tête-à-tête avec unegouvernante anglaise. Mais commentne se marie-t-elle pas ? Elle doitpourtant être un fier parti, cettepetite fille. Ces Maillefert, si je nem’abuse, sont riches comme desmines. Je leur connais, dans la Loire-Inférieure, une propriété qui est biengrande, à elle seule, comme larépublique de Saint-Marin et la

principauté de Monaco réunies. L’îlede Noirmoutiers tout entière leurappartenait autrefois. Comment cettepetite n’est-elle pas encore mariée !…

Il fit bien une douzaine de pas sansmot dire, puis tout d’un coup :

– Peut-être, reprit-il, est-elle affligéede quelque difformité… Il se peutqu’elle soit laide à faire peur, ouaffreusement bossue, ou boiteuse, ouborgne, ou chauve… Mais non, cetidiot de Béru nous l’aurait dit.

– D’ailleurs, objecta Raymond, unejeune fille si riche n’est jamaislaide…

Le vieil ingénieur éclata de rire.

– Parfaitement exact, dit-il. Ainsi,mon cher Delorge, voilà une occasionadmirable. La Loire, les coteaux deGennes, des ombrages merveilleux,un antique castel… quel cadre pourun roman d’amour !… M’entendez-vous, rêveur éternel ? Je vous dis queje vois une nouvelle princesse dubois dormant, qui attend le jeune etbeau prince qui la doit réveiller.

– Le malheur est que je ne suis pasprince, dit Raymond en riant.

– C’est vrai, mon cher, vous avez cetavantage immense et que je vousenvie, d’être vilain, très vilain…Vous êtes jeune, vous êtes élève del’Ecole polytechnique…

– Et sans le sou…

– Pour le présent, oui… mais votreavenir vaut un million. La famille quine vous accueillerait pas à brasouverts serait diantrement difficile.Il me paraît, d’ailleurs, que

Mme de Maillefert se soucie assez

peu de Mlle Simone.

Raymond hocha la tête :

– Il est de fait, dit-il, que pourl’abandonner ainsi…

– Oui, c’est inimaginable, n’est-cepas ? Ce doit être une singulièrepersonne que cette duchesse deMaillefert, et je ne serai pas fâché de

faire sa connaissance… Mais vous,Delorge, vous la connaissez peut-être…

– Moi, grand Dieu ! D’où ?Comment ?

– Dame ! vous êtes Parisien…

– Oh ! si peu.

– Assez pour avoir pu la rencontrerdans le monde…

Mais ils arrivaient à ce moment surle terrain de leurs opérations.

Avec sa brusquerie ordinaire,M. de Boursonne campa là Raymondpour interpeller les conducteurs quil’attendaient et leur donner des

ordres…

Véritablement, pour ne pasconnaître, au moins de réputation, laduchesse de Maillefert, il fallait queRaymond Delorge et le vieilingénieur fussent terriblementétrangers aux graves préoccupationsde la haute société du secondEmpire.

Il fallait qu’ils eussent vécu commedes loups, en dehors du mouvement,sans jamais ouvrir un journal de lahaute vie.

Intime amie de la vicomtesse deBois-d’Ardou et de la jeune duchessede Maumussy, rivale de la baronne

Trigault et de la célèbre SarahBrandon, comtesse de la Ville-Haudry, la duchesse de Maillefertétait une des sept ou huit femmes quiavaient l’enviable et précieuxprivilège de défrayer la chroniqueparisienne.

Il n’était pas de cocodès un peu poséqui ne la connût pour l’avoir aperçueau Bois, aux courses, dans l’enceintedu pesage, aux premièresreprésentations, dans une avant-scène, à Bade, aux bains de mer, auclub des patineurs, au tir auxpigeons, partout où il y a deslumières, de l’éclat, du bruit, où ons’étale, où on est vu, partout où la

foule désœuvrée et riche se porte,partout où il est convenu qu’ons’amuse.

Elle dépensait, dit-on, un million paran.

Van Klopen, l’illustre tailleur pourdames, cet impudent et grossierPrussien qui fut pendant dix ansl’arbitre des élégances féminines,Van Klopen qui appelait ses clientes :Ma chère, déclarait la duchesse deMaillefert la meilleure de sespratiques.

Les reporters eussent dû se cotiserpour lui constituer une pension, tantils avaient gagné d’argent à décrire

ses toilettes merveilleuses, seséquipages et ses livrées, et à citer sesmots. La chronique vivait de sesexcentricités, racontant comme quoielle soupait au Moulin-Rouge,comment elle traversait les Champs-Elysées en voiture, conduisant elle-même et une cigarette à la bouche ;ou comment encore, ayant unediscussion avec un cocher de fiacre,elle l’avait étourdi en l’injuriant dansle plus pur argot qui ait cours à labarrière…

De toute la journée, cependant,Raymond et M. de Boursonne, toutentiers à leurs travaux, ne parlèrentpas d’elle.

Ils l’avaient même oubliéeprobablement, lorsque le soir, enregagnant les Rosiers, ils furentdépassés par deux grandes calèches,conduites à la daumont, qui venaientde la route de Gennes et se dirigeaitvers la station du chemin de fer…

– Ah ! ah !… fit M. de Boursonne, ilparaît que la duchesse arrive cesoir… Voilà ses voitures qui vontl’attendre à la gare.

M. de Boursonne devinait juste, cequi du reste n’était pas difficile.

Lorsqu’il arriva au Soleil levant,appuyé au bras de Raymond, maîtreBéru, debout sur le seuil de son

auberge, semblait guetter leur retourpour être le premier à leur dire :

– Eh bien !… c’est ce soir, par

l’express de sept heures, que Mme laduchesse arrive avec sa société. Cesmessieurs ont dû rencontrer leséquipages…

Il jubilait.

Son visage rubicond était plusrayonnant que l’astre de sonenseigne.

– Nous avons vu des voitures, eneffet, répondit M. de Boursonne, etnous avons même été fort surpris de

n’y pas apercevoir Mlle Simone.

– C’est vrai, opina l’aubergiste, celadoit sembler assez drôle qu’une jeunedemoiselle n’aille pas au devant desa mère, quand il y a des mois qu’ellene l’a pas embrassée !…

Raymond, que M. de Boursonneobservait du coin de l’œil, autant quele lui permettait sa myopie, étaitdevenu attentif.

– Mais c’est ainsi, poursuivit

l’aubergiste. Mlle Simone, à ce que jeme suis laissé dire, aimerait autantque sa mère et son frère ne vinssentjamais à Maillefert. Dame ! cela secomprend. Accoutumée qu’elle est àvivre seule, aussi tristement qu’une

religieuse cloîtrée, de voir tout àcoup tant de monde et d’entendretant de bruit autour d’elle, celal’éblouit et l’effarouche, comme uneorfraie qu’on lâcherait subitement enplein soleil. Si bien qu’elle ne fait pastoujours bon visage aux invités de

Mme la duchesse. A ce point, medisait M. Casimir, le maître d’hôtel,qu’il y a deux ans elle n’a pas mis lespieds hors de ses appartements tantqu’il y a eu de la société au château.

– Et la duchesse souffre cescaprices ?

– Eh ! eh !… Ce qu’on ne peut pasempêcher… vous savez. Il paraît

qu’elle a une tête, Mlle Simone ; bienque ce soit une sainte. Puis, elle apeut-être raison, au fond. Le mois

que Mme la duchesse passe ici doitlui coûter gros.

– Bast ! fit Raymond, la famille deMaillefert est si riche !…

– C’est à savoir ! grommela maîtreBéru, c’est à savoir…

Et se rapprochant de Raymond et deM. de Boursonne, baissant la voix etd’un air de mystère :

– Avec ces grandes fortunes, reprit-il, on ne sait jamais à quoi s’en tenir.Ce qui est positif, et on en a jasé,

Dieu sait comme, c’est que Mme laduchesse vend…

– Diable !

– C’est comme j’ai l’honneur de vousle dire. Ainsi, quand vous suivez lalevée, pour aller à Saint-Mathurin,toutes ces belles fermes que vousvoyez, à droite dans la vallée,appartenaient aux Maillefert. Ehbien ! l’hiver dernier, l’intendant estvenu, qui les a découpées en petitslots et vendues… Tel que vous mevoyez, j’en ai acheté pour un couplede milliers d’écus…

Maître Béru s’arrêta court.

On entendait dans le lointain le

sifflet strident du chemin de fer.

– Mais voilà le train ! s’écrial’hôtelier du Soleil levant. Dans cinq

minutes Mme la duchesse sera engare.

M. de Boursonne riait de ce petit riresingulier qui faisait que les gens nesavaient jamais s’il parlaitsérieusement ou s’il se moquaitd’eux.

– Bien ! maître Béru, prononça-t-il,très bien ! Je vois avec plaisir que lafamille de Maillefert a en vous unserviteur fidèle et dévoué…

Serviteur !… Le mot déplut àl’aubergiste.

Il se redressa dans sa veste blanche,et de son grand air de dignité :

– Je ne suis, prononça-t-il, leserviteur de personne.

Raymond aussi riait.

– Excusez-moi, cher monsieur Béru,fit gravement le vieil ingénieur,j’avais cru, en voyant votre joie…

– La duchesse m’importe peu,monsieur, et si je me réjouis, c’estque son séjour dans le pays fait allerle commerce. Par exemple, c’est dansmon établissement que se réunissentle maître d’hôtel, le chef et le

sommelier de Mme de Maillefert, etaussi le valet de chambre de

M. Philippe…

– C’est bien de l’honneur pour nous,interrompit M. de Boursonne.

Et comme le plaisir qu’il prenait àétudier l’aubergiste du Soleil levantcommençait à s’épuiser :

– Mais ne dînons-nous pas ce soir,maître Béru ? demanda-t-il. Nousfaudra-t-il jeûner pour la plus grande

gloire de Mme de Maillefert ?

Rappelé brusquement à sesfonctions, l’hôtelier eut comme unregret d’avoir tant bavardé. Et ilrentra brusquement dans sonauberge, criant :

– Madame Béru !… Le dîner demessieurs les ingénieurs !…

La nuit était venue, lorsqueM. de Boursonne et Raymond semirent à table dans la salle à manger,largement éclairée par deux becs degaz.

Le vieil ingénieur semblait on nepeut plus satisfait, et tout ensavourant un excellent potage :

– Cet imbécile de Béru, disait-il, estpositivement un homme précieux…Outre qu’il est un remarquablecuisinier, il me fait l’effet d’être lepremier cancanier du pays, de sorteque…

Il fut interrompu par un grand fracasde roues, de chevaux et declaquements de fouet sur la granderoute.

– Décidément la duchesse estarrivée.

Presque aussitôt, les voituress’arrêtèrent devant l’auberge.

Puis une voix retentit dans levestibule, voix grêle et aiguë, fortimpérieuse pourtant, et affectant leplus désagréable grasseyement.

– Béru ! clamait une voix, holà ! oùdiable êtes-vous ? Béru ! ah ! vousvoilà ! Vite, donnez de la lumière àmes domestiques, ces drôles ont

oublié d’allumer les lanternes… Puis,vite aussi un verre et une carafed’eau fraîche pour ma mère !…

Sur quoi, la porte de la salle àmanger s’ouvrit violemment, et unjeune homme d’environ vingt-cinqans entra chapeau sur la tête, cigareaux dents et lorgnon à l’œil…

– M. le duc Philippe, sans doute ? fità demi-voix M. de Boursonne àRaymond.

Il était de taille moyenne, maigre ouplutôt amaigri, et avait la poitrinecreuse et les épaules bombées.

De longs favoris blonds encadraientson visage fatigué, ses pommettes

saillantes et colorées et ses lèvresminces et flétries.

– Ici, sacrebleu ! criait-il ; ici la

carafe de Mme la duchesse…

Mme Béru accourait, un plateau à lamain, et derrière elle entra, commeun tourbillon de soie et de velours,une femme assez grande, à l’air à lafois impertinent et familier.

Ses cheveux, d’un blond fauve,s’échappaient en masses opulentesd’un petit chapeau de paille ornéd’une aigrette blanche. Elle portaitun de ces costumes de voyage àcouleurs éclatantes, très court et trèstailladé, qui firent la fortune de Van

Klopen.

Elle se versa un verre d’eau, et aprèsl’avoir bu d’un trait :

– Ah ! je mourais de soif, dit-elle.

Puis, trempant dans l’eau le coin deson mouchoir armorié, elle entamponna ses yeux en disant :

– Il est inouï qu’on ne trouve pas unverre d’eau dans cette gare…

Au dehors on entendait causer etrire, et la lueur des lanternes qu’onvenait d’allumer éclairait toute lachaussée.

Curieux sans vergogne,M. de Boursonne se leva et alla

soulever le rideau de la croisée. Il luisemblait distinguer dans les voituressept ou huit personnes…

Mais il n’eut pas le temps de bienvoir.

Mme de Maillefert et le jeune ducrejoignirent leurs invités… Lesfouets des postillons claquèrent, leschevaux partirent au galop et leroulement des roues ne tarda pas àse perdre dans la nuit…

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L

VII

e lendemain de l’arrivée

aux Rosiers de Mme laduchesse de Maillefert, lematin, Raymond fumait uncigare sur la porte duSoleil levant, en attendant

M. de Boursonne, lorsque le facteurlui remit une lettre de Paris.

Reconnaissant sur l’adresse

l’écriture de Me Roberjot, il

s’empressa de rompre le cachet etlut :

« Mon cher Raymond,

« Lors du départ de notre ami Jean, ilfut convenu, vous devez vous lerappeler, qu’il m’adresserait toutescelles de ses lettres où il parlerait dubut réel de son voyage.

« Il n’y avait que ce moyen d’être sûrque le secret de ses espérances et desnôtres ne serait pas surpris par samère ou par la vôtre.

« Jean s’est souvenu de nosconventions.

« Je reçois à l’instant une lettre de

lui, et je m’empresse de vous enadresser une copie… »

Mais Me Roberjot n’avait pas vouluconfier au plus intime de sessecrétaires la lettre qui lui étaitadressée, et c’est de sa grosseécriture qu’était cette copie.

« Mon cher maître,

« Après la plus détestable traversée,prolongée bien au-delà de l’ordinairepar des coups de vent terribles et descalmes désolants, je suis enfin arrivéà Valparaiso, bien portant et pleind’espoir.

« Je me réjouissais et j’avais tort. Leplus aisé seulement était fait.

« Le diable, c’était d’aller deValparaiso à Talcahuana.

« On me disait bien que, si je voulaispatienter pendant un mois, jetrouverais quelque navire qui m’yporterait pour presque rien ; mais,outre que j’avais assez pour lemoment de la mer, un mois meparaissait une éternité.

« Je me mis donc en quête de quelqueautre moyen de transport, et grâceaux indications d’un compatriote, jene tardai pas à trouver un bravehomme qui, propriétaire de cinq ousix chevaux, s’engageait à meconduire avec mon bagagerapidement et à peu de frais.

« C’était une façon de parler.

« Voyager à cheval est charmant,dans un admirable pays tel que celui-ci, bien digne de son nom de paradisterrestre, mais c’est un genre delocomotion que je ne conseilleraispas aux gens pressés.

« Cependant, les étapes succédaientaux étapes ; un jour vint où monconducteur, étendant le bras, me dit :

« – Nous arrivons… C’est là.

« Il me montrait, au fond de lamerveilleuse baie de Concepcion, àmi-côte d’une colline de terrerougeâtre, une longue rangée decases à un seul étage, construites en

briques séchées au soleil.

« C’est la ville de Talcahuana, sisouvent détruite par detremblements de terre que ses quatremille habitants, lassés de bâtir surun sol mouvant, se contententmaintenant de cabanes.

« Ah ! mon cher maître, c’est le cœurbattant que j’y entrai, un samedisoir, aux dernières lueurs ducrépuscule.

« Tout en chevauchant le long desrues étroites et escarpées, je medisais que, peut-être, dansquelqu’une de ces cases devantlesquelles je passais vivait mon

père ; que, peut-être, avant quarante-huit heures, j’aurais le bonheur de leserrer entre mes bras, et que jerecevrais de lui la lettre du généralDelorge, cette arme qui doit assurerla vengeance que nous attendonsdepuis plus de quinze ans…

« Aussi, bien qu’il me fût donné, lanuit qui suivit mon arrivée, decoucher dans un véritable lit, mis àma disposition par un négociantfrançais, il me fut impossible defermer l’œil.

« Il me semblait que le jour neviendrait jamais me permettre decommencer mes recherches.

« Il vint, cependant ; mais mespremières investigations ne furentpas heureuses.

« Le climat du Chili est admirable, lepays est si beau, la vie y semble sifacile et si douce, les Chiliennes onttant de séductions, que de tous lesnavires – et ils sont nombreux – quirelâchent dans la baie deConcepcion, toujours quelquematelot déserte, qui s’installe àTalcahuana, ou qui va s’établir plusavant dans les terres.

« Cette circonstance hérissait monenquête de difficultés imprévues.

« Force me fut donc de me mettre à

exécuter ce que vous m’avez dit queje ferais.

« Je m’en allais de case en case,interrogeant tous les habitants,lesquels sont, par bonheur, lesmeilleurs et les plus obligeants dumonde.

« Je leur demandais s’ils n’avaientpas ouï parler d’un Français, nomméCornevin ou Boutin, qui avait dûarriver à Talcahuana dans lespremiers mois de l’année 1853 àbord d’un baleinier américain.

« J’ajoutais, pour aider leurssouvenirs, que ce Français était unancien prisonnier politique qui avait

eu le bonheur incroyable de s’évaderde l’île du Diable. Et enfin, autantqu’il était en moi et d’après lesindications de ce brave Nantel, jetraçais un portrait de mon père.

« Mais, hélas ! tant d’annéess’étaient écoulées depuis, tant debaleiniers américains avaient jetél’ancre à Talcahuana, que personnene pouvait donner la plus vagueindication.

« Le découragement me gagnait.

« Je commençais à me dire queRaymond et Léon avaient eu raisond’essayer de me retenir, lorsqu’enfinune lueur m’arriva.

« Talcahuana n’est pas une grandeville. Les distractions y sont troprares pour que chacun ne s’occupepas de ce que fait le voisin.

« On n’avait donc pas tardé à meconnaître, à savoir le but de monvoyage et à s’intéresser au jeunepeintre français qui était à larecherche de son père, anciendéporté politique.

« Je le savais. Aussi ne fus-je pointsurpris, lorsqu’une après-midi que lachaleur m’avait retenu à la maison,on m’annonça un cavalier quim’apportait des renseignements.

« C’était un vieux contrebandier, que

les hasards de sa profession venaientde retenir deux mois de l’autre côtédes Cordillères, et qui, depuis laveille seulement, était de retour àTalcahuana.

« Cet homme se rappelaitparfaitement un déporté françaisdont l’évasion, racontée devant lui,l’avait frappé comme un miracle.

« Il ne se rappelait pas le nom de ceFrançais, mais il était persuadé quej’aurais de ses nouvelles par unancien contrebandier nomméPincheira, chez lequel il avaittravaillé pendant plusieurs mois.

« Ce Pincheira habitait le port

d’Eichato, à une petite distance deTalcahuana.

« A l’instant même je montai àcheval, et moins de trois heures plustard, j’étais en présence de l’anciencontrebandier.

« Dès les premiers mots que jeprononçai, il m’interrompit pour medire qu’il se souvenait et, aux détailsqu’il me donna, je reconnus quej’étais enfin sur la trace…

« C’est sous le nom de Boutin quemon père s’était présenté àPincheira. Il était dénué de tout,affamé et à peine vêtu.

« Pincheira en eut pitié et n’eut point

à s’en repentir, car il n’avait jamaisvu, me dit-il, un travailleur siobstiné. Âpre au travail, mon pèren’était pas moins âpre au gain. Il seprivait de tout pour mettre de côtéles quelques francs qu’il gagnait,disant qu’il avait besoin de devenirtrès riche, et qu’il le deviendrait ouqu’il mourrait à la peine.

« Un an plus tard, environ, le filsaîné de Pincheira ayant pris ladétermination d’aller tenter lafortune en Australie, mon père partitavec lui.

« Les derniers mots de Pincheira,lorsque je le quittai furent ceux-ci :

« – Votre père doit être plusieursfois millionnaire ou mort…

« C’est donc pour Melbourne que jevais partir, muni d’une lettre derecommandation de Pincheira pourson fils.

« Dès demain, je regagne Valparaisooù je trouverai plus aisément qu’iciune occasion pour l’Australie…

« Maintenant, je tiens le bout du fil,je ne le lâcherai pas…

« Au revoir donc, mon cher maître, –je n’ose dire à bientôt. J’écris à mamère en même temps qu’à vous.Embrassez pour moi Raymond etLéon, et croyez-moi le plus

reconnaissant et le plus dévoué devos obligés… »

Me Roberjot poursuivait :

« Vous le voyez, mon cher Raymond,Jean a bien fait de partir. J’adressepar ce même courrier une copie de salettre à Léon.

« Votre mère et Mme Cornevin, bienque fort tristes d’être séparées deleurs fils, sont en bonne santé.

« Ici, rien de nouveau. Les embarrasdu gouvernement impérialdeviennent de plus en plus visibles.Aurons-nous la guerre avec laPrusse ? Aurons-nous un ministère

libéral ? L’un et l’autre peut-être, –peut-être ni l’un ni l’autre.

« Vous avez dû apprendre par lesjournaux le mariage deM. de Maumussy avec une jeuneprincesse italienne très riche. Il a été,à cette occasion, autorisé à prendrele titre de duc. On dit maintenantM. le duc de Maumussy gros commele bras.

« D’un autre côté, mon trèshonorable ami Verdale prétend queM. de Combelaine est décidé àprendre femme avec ou sans

l’autorisation de Mme Flora Misri.Ainsi, si vous connaissez une

héritière, voilà un fameux mari.

« Moi, je n’ai que dix mots à vousdire : Soyez prêt à tout événement,car les temps sont proches.

« Et croyez à ma sincère amitié.

« Roberjot. »

Appuyé contre la porte du Soleillevant, Raymond relut à plusieursreprises ces deux lettres palpitantesd’espoir.

Quel reproche pour lui !

Jean Cornevin agissait, du moins ;tandis que lui, Raymond, qui eût dûêtre le plus ardent à poursuivrel’œuvre de réparation, que faisait-il ?

Rien.

Ainsi il s’abîmait dans les plussombres méditations, lorsqu’il en futtiré par la bonne grosse voix deM. de Boursonne, qui, lui frappantamicalement sur l’épaule, lui disait :

– Ah çà ! qu’avez-vous ? devenez-vous aussi sourd que je suis myope ?Voilà trois fois que maître Béru nousappelle pour nous mettre à table.

Raymond n’avait rien dit jamais deson passé au vieil ingénieur, il nepouvait donc se confier à lui.

– Je n’ai rien, monsieur, lui répondit-il.

Et il le suivit dans la salle à manger.

Mais c’est en vain qu’il s’efforçait desecouer ses tristes préoccupations. Ilne trouvait pas un mot à répondre àM. de Boursonne, lequel, parbonheur, était plus causeur et plusgai encore que de coutume.

La marche, après le repas, le remit unpeu.

Le temps était admirable. C’était unede ces tièdes journées commel’automne, tous les ans, en donne àl’Anjou. Jamais cette belle vallée dela Loire n’avait été plus belle. L’airétait plein de parfums et debourdonnements d’insectes. Les

pluies de septembre avaient renduaux prairies leur vert d’émeraude. Lesoleil d’août avait nuancé les bois detons merveilleux. Les feuilles despeupliers qui tremblaient à la brisesemblaient d’or. Le long de toutes leshaies chargées de baies rouges desfils de la Vierge pendaient…

– Encore un mois de ce beau temps,mon cher Delorge, disait gaiementM. de Boursonne, et le gros de notrebesogne sera terminé de Tours auxRosiers.

Ils opéraient alors sur la rive gauchede la Loire, entre Gennes et lesTuffeaux, et ils suivaient pour gagnerleur terrain ce chemin charmant qui

côtoie la rivière, et qu’ombragent lesgrands arbres du coteau.

Et ils allaient, suivis du conducteurqui portait leur collationquotidienne, faisant craquer sousleurs pieds les branches sèches et lesfeuilles mortes, lorsque, tout à coup,ils distinguèrent dans la direction deMaillefert des aboiements de chiens,appuyés de fanfares…

– On chasse par ici ! s’écriaM. de Boursonne.

Et s’étant arrêté pour mieuxécouter :

– Je ne me trompe pas, ajouta-t-il. Cedoit être la duchesse de Maillefert

qui donne du bon temps à ses hôtes.

Après quoi, appelant sonconducteur, qui précisément setrouvait être du pays :

– Est-ce qu’il y a du chevreuil dansces bois que nous avons vus là-haut ? demanda-t-il.

Le conducteur s’était rapproché.

– Je ne le pense pas, monsieur,répondit-il. Je n’ai jamais entendudire qu’il y ait des chevreuils ailleursque dans le parc de la Ville-Haudry,mais ceux-là sont sacrés.

– Alors que chasse-t-on ?

– Monsieur, lorsque Mme la duchesse

est ici, elle fait venir des renardsdans des tonneaux… Les jours dechasse, on en lâche un, et c’est aprèslui que courent les chiens et quegalopent les chasseurs.

M. de Boursonne hocha la tête.

– Parfait ! dit-il. C’est un moyencomme un autre de se rompre le cou,et c’est très aristocratique, à coupsûr…

Cependant, ils étaient arrivés sur leterrain de leurs études.

Ils se mirent au travail sans plus sepréoccuper de la chasse qui, selon lescaprices de la course du renard,s’éloignait ou se rapprochait.

Vers trois heures, la pauvre bête dutêtre forcée, car fanfares etaboiements cessèrent complètement.

La journée touchait à sa fin, et déjàde légers brouillards s’élevaient desbas-fonds de la vallée, lorsqueRaymond eut terminé sa besogne. Ilalluma un cigare et, en attendantM. de Boursonne qui achevait dessondages, il vint s’asseoir sur letalus du chemin.

Il n’y était pas depuis cinq minutes,quand, au détour de la route, sous lavoûte formée par les grands arbres,parut une femme qui s’avançait d’unpas rapide.

Elle était fort simplement vêtue d’uncostume de soie brune et coiffée d’unlarge chapeau de paille. Son visageétait entièrement caché par uneombrelle qu’elle tenait en avant,lorsque tout à coup, à moins de dixpas de lui, elle s’arrêta court.

Elle parut écouter et se consulter…

Puis, soudain, prenant un parti, elleferma son ombrelle, franchitlestement le talus et gagna un petitbouquet d’arbres où elle se tintimmobile.

D’où elle était, elle ne devait pasapercevoir Raymond, surtout nesoupçonnant pas sa présence, mais

lui la voyait très bien.

C’était une jeune fille d’une vingtained’années, aux traits fins et doux,blonde avec de grands yeux bleus.

Ce qui frappait Raymond, c’étaitl’impression à la fois inquiète ettimide de sa physionomie, et danstoute sa personne quelque chose desauvage et d’effarouché…

– Evidemment elle se cache, pensait-il, mais de qui ? mais pourquoi ?…

La réponse ne se fit pas attendre.

Un bruit de roues lui ayant faittourner la tête, il aperçut, s’avançantau grand trot de deux magnifiques

chevaux, une calèche découvertemenée à la daumont.

C’était une des voitures qu’il avaitrencontrées la veille se rendant à lagare, il la reconnut très bien.

Dedans étaient nonchalammentétendues deux jeunes femmes assezjolies vêtues de costumesextraordinairement voyants.

Derrière la voiture, un groupe decavaliers galopait et, au milieu de cegroupe, montant un chevalévidemment difficile, se tenait laduchesse de Maillefert, superbe dehardiesse avec son amazone bleue àboutons ciselés et son chapeau

d’homme.

– C’est pourtant vrai qu’on ne luidonnerait pas vingt ans, à cettegaillarde-là, dit une voix railleusederrière Raymond.

Il se détourna.

C’était M. de Boursonne, qui avaitfini, lui aussi, et qui, les mains dansles poches et un sourire goguenardaux lèvres, regardait s’éloigner et seperdre dans la poussière voitures etcavaliers.

– Oui !… peut-être !… en effet !…répondit Raymond.

Il ne savait trop ce qu’il disait.

Tout en semblant écouter le vieilingénieur, il ne perdait pas de l’œil lebouquet d’arbres où la jeune filles’était réfugiée… Il la vit avancer latête avec précaution, écouter, puisjugeant le danger qu’elle voulaitéviter passé, gagner la route…

Mais alors, elle aperçut Raymond etM. de Boursonne…

Un léger cri lui échappa… Elle parutprête à fuir…

Mais, rassemblant son courage, ellepassa devant eux en leur rendant leursalut…

Jamais surprise ne se vit, pluscomique que celle du vieil ingénieur.

La jeune fille était déjà loin, qu’ilrestait planté sur ses pieds, sacasquette d’une main, son binocle del’autre…

– Ah çà ! d’où sortait cettedemoiselle ? demanda-t-il enfin.

Raymond ne répondit pas.

Encore qu’il eût été bien embarrasséde dire pourquoi, il lui répugnait deraconter la scène dont le hasardl’avait rendu témoin.

C’est que vraiment elle m’a parusurgir de terre ni plus ni moinsqu’une apparition, continuaM. de Boursonne, et je ne serais pasfâché de savoir au moins qui elle est.

A deux pas en arrière, se tenait leconducteur que M. de Boursonneavait désigné pour l’accompagnerparce qu’il connaissait le pays.

Il entendit la question et pensantqu’elle s’adressait à lui :

– Monsieur, répondit-ilrespectueusement, cette jeune

personne est Mlle Simone deMaillefert…

– Ah !

– Elle sortait de ce petit bosquet, là,à droite, où je l’ai vue se cacherlorsqu’elle a entendu rouler la

voiture de Mme la duchesse. C’est, du

reste, un vrai miracle que monsieurl’ingénieur n’ait pas encore

rencontré Mlle Simone, car elle esttoujours par voies et par chemins,tantôt avec sa gouvernante anglaise,à pied le plus souvent, maisquelquefois aussi à cheval. Et cen’est pas pour dire, mais je neconnais pas beaucoup de nosmessieurs des environs capables defaire franchir à leur cheval les fossésqu’elle fait sauter au sien…

D’un geste, M. de Boursonneremercia son employé desrenseignements.

Mais lorsqu’il fut seul avec

Raymond, sur la route des Rosiers :

– Ma parole d’honneur, reprit-il,cette jeune fille me trotte par la tête.N’est-il pas étrange qu’elle craigne sifort d’être vue de sa mère !…

– Ne vous rappelez-vous donc pas,monsieur, ce que nous a dit maîtreBéru ?

– Si, mais Béru n’est qu’un sot. Ilfaudrait faire jaser quelquebourgeois du pays. Je donnerais bienquelque chose pour que notre vieuxcamarade, l’artilleur en retraite, eûtl’idée de venir, ce soir, fumer unepipe avec nous.

Quelque bonne fée entendit sans

doute le souhait de M. de Boursonne.

A peine Raymond et lui finissaient-ils de dîner, que le maître du Soleillevant leur annonça le commandantd’artillerie.

Et il ne venait pas seul.

– Il se permettait, dit-il en entrant,d’amener un sien neveu, qui étaitvenu passer la journée avec lui :M. Savinien Bizet de Chenehutte.

C’était un fort gaillard d’unetrentaine d’années, large d’épaules,haut en couleur, au verbe tranchant,à l’air content de soi, mis avec unerecherche du plus mauvais goût.

Propriétaire, il faisait valoir et vivaitsur ses terres. Réellement, ils’appelait Bizet tout court. Ce nomde Chenehutte, qui était celui d’unede ses propriétés, lui avait été donnépour le distinguer d’un de ses frères,et comme il l’avait trouvé sonore, ill’avait gardé et le mettait sur sescartes de visite.

N’importe, il était fort heureux qu’ilfût venu.

Aux premières questions deM. de Boursonne relatives à

Mlle de Maillefert :

– Ma foi ! je ne sais rien de cettejeune fille, répondit l’ancien

artilleur, avec l’insouciance d’unhomme trop occupé de soi pours’inquiéter des autres.

M. Savinien Bizet de Chenehutte étaitmieux renseigné.

– Il est sûr, dit-il, que les goûts et lesfaçons de cette demoiselle doiventsurprendre. Lorsqu’elle est arrivée àMaillefert, il y a cinq ans, et qu’on avu que son aimable mèrel’abandonnait, on a eu pitié d’elle.Les dames les plus distinguées luiont fait quelques avances. Bast ! elleles a reçues du haut de sa grandeur etn’a pas même daigné rendre lesvisites qu’on lui faisait…

– Ce qui est l’indice d’une bienmauvaise éducation, opinagravement M. de Boursonne…

– Ils sont tous comme cela dans cettefamille, continua M. Bizet. C’est chezeux un parti pris de mépriser lesvoisins… Savez-vous où M. Philippeva chercher des compagnonslorsqu’il est ici ? A l’Ecole decavalerie de Saumur…

– Oh !…

– C’est comme cela. Et la duchesse deMaillefert… Vous croyez, n’est-cepas ? qu’elle invite à ses chasses lespropriétaires du pays et leursdames…

– Certes, je le crois…

– Eh bien ! vous vous trompez.Demandez à mon oncle, plutôt ! Noussommes de trop petites gens pourelle. C’est de Paris ou d’Angersqu’elle fait venir ses invités. Et dureste, elle fait aussi bien. S’il n’yavait que nous pour faire de lapoussière à son château, on n’auraitpas besoin de balayer souvent…

M. de Boursonne jubilait, il avaittrouvé son homme.

– Ecoutez donc ce que ditM. de Chenehutte, mon cher Delorge,dit-il, c’est on ne peut plusintéressant… Vous dites donc,

monsieur, que personne ne voudraitplus accepter les invitations de

Mme de Maillefert ?…

– Je le dis parce que cela est.

– Et pourquoi ?

M. Bizet rapprocha sa chaise, et d’unair à la fois pudique et mystérieux :

– Parce que, répondit-il, la duchesseest une femme absolumentcompromise…

– Pas possible !…

– Demandez à mon oncle ! Il vousdira qu’elle mène une telle vie, quetoute sa fortune, qui était énorme, ya passé. Il vous dira qu’on n’en est

plus à compter ses aventures et quetous les ans, ici, elle s’affiche sanspudeur avec quelque nouveau fat…Ah ! c’est du propre ! Quant à sesfêtes, on sait ce qu’elles sont ; unhomme peut y aller, mais unefemme !…

Si M. de Boursonne jouissait sansvergogne des ridicules de M. Bizet, iln’en était pas de même de Raymond.

Singulièrement agacé :

– Je ne vois pas, dit-il d’un ton rude,

en quoi tout cela atteint Mlle Simone.

M. Savinien Bizet de Chenehuttecligna de l’œil d’un air qui voulaitêtre excessivement malin.

– Oh ! elle, fit-il, c’est une autre pairede manches.

– Comment cela ? interrogeaM. de Boursonne.

– Elle est aussi dissimulée que samère l’est peu. Ainsi, à en croire lespaysans et les malheureux du pays,c’est la plus pure, la plus chaste, lameilleure, la plus charitable descréatures…

– Eh mais ! c’est une assez bonneréputation, ce me semble.

– Oui, mais ce n’est qu’uneréputation… Tenez, raisonnons.

Mlle Simone est-elle forcée de vivrecomme elle le fait ? Non. Elle n’est

pas plus laide qu’une autre et elle estimmensément riche…

– Vous disiez la duchesse ruinée…

– M. Bizet hocha la tête.

Et c’est vrai, répondit-il. Seulement

Mlle Simone a sa fortune à elle, que jene saurais évaluer à moins de deuxcent milles livres de rentes…Maillefert, qui vaut au bas mot unmillion, est à elle. Je lui connais, lelong d’Authion, je ne sais pluscombien de centaines d’hectares deprairies… Les meilleurs crus deBourgueil lui appartiennent…

L’ancien commandant d’artillerieriait à se tordre.

– Et vous pouvez croire mon neveu,fit-il, car il est bien renseigné…

M. Bizet rougit.

– Mais… comme tout le monde,balbutia-t-il.

– Oh !… cent fois mieux, mon neveu,car enfin, l’an dernier, quand tu

pensais que Mlle Simone serait unecharmante dame de Chenehutte, tu esallé aux informations…

De rouge qu’il était, M. Bizet devintcramoisi.

– Soit, dit-il. J’aurais peut-être faitune folie l’an dernier… Mais j’airéfléchi. J’ai compris que, si

Mlle de Maillefert s’isole ainsi, c’estqu’elle a une bonne raison. Or,cherchez la raison d’une jeune fille,et vous trouverez… un amant.

Depuis un moment, Raymonddissimulait mal son irritation.

Il bondit à ce dernier mot commesous un coup de fouet, et sedressant :

– Vous mentez ! dit-il à M. Bizet.

Du coup, les brillantes couleurs deM. de Chenehutte disparurent.

– Voilà un mot que vous allez retirer,monsieur, s’écria-t-il.

Raymond haussa les épaules.

– Très volontiers, fit-iltranquillement, si vous pouvez nousnommer l’amant de

Mlle de Maillefert…

Mais, au lieu de répondre :

– Non, cela ne se passera pas ainsi,clama M. Bizet, il faudra me rendreraison…

Et il sortit, tirant sur lui la porte à labriser.

– Allons, bon ! s’écria l’anciencommandant d’artillerie, voilà monétourneau parti ! Que le diableemporte les jeunes gens, n’est-il pasvrai, Boursonne !

Et, s’adressant à Raymond :

– Je ne prétends pas, continua-t-il,que mon neveu ait raison ; maisconvenez, monsieur, que vous n’êtesguère parlementaire.

– Monsieur…

– Il est de ces mots qu’on ne dit pas,sacrebleu ! surtout à un garçon qui abien dîné… car Savinien avaitparfaitement dîné, comme toujourslorsqu’il vient me rendre visite…

Tout en parlant, d’un ton demauvaise humeur, il avait débourrésa pipe, une superbe pipe d’écume demer, et il la serrait avec les plusdélicates attentions dans un étui de

maroquin doublé de velours.

– Sotte affaire, grommelait-il, sottesuperlativement, sotte en cinqlettres… Où prendre mon neveu,maintenant ! Si seulement il était alléau Café du commerce !…

Ses préparatifs de départ étaientachevés.

– Car il faut arranger cela,Boursonne, dit-il encore et, je comptesur vous pour chapitrer M. Delorgependant que je vais laver la tête demon neveu… Il n’y a pas là de quoifouetter un chat…

Il sortit sur ces mots.

Et dès que M. de Boursonne l’eutentendu refermer la porte quidonnait sur la grande route, il vint seplanter devant Raymond et, croisantles bras :

– Je suppose, dit-il, que vous aveztrop dîné aussi, vous, ou que votrecervelle déménage…

– Pourquoi cela, monsieur ?…

Le vieil ingénieur leva les bras auciel, et d’un accent de commisérationprofonde :

– Il le demande ! fit-il. Comment,malheureux, sur les propos d’un sot,d’un idiot, d’un fat, vous entrez enfureur et vous demandez ce que vous

avez fait d’insensé ! Je vous déclare,moi, que je le trouvais très amusant,ce sire de Chenehutte, que j’allaispasser une soirée très agréable, etque vous m’avez gâté mon plaisir.

Mais Raymond était encore sousl’impression de l’agacement que luiavait causé M. Savinien Bizet.

– Et moi, monsieur, prononça-t-il, jevous déclare qu’il est des propos queje n’entendrai jamais de sang-froid.

– Quels propos ?

– Quoi ! ce drôle se permet de dire

que Mlle Simone de Maillefert a unamant !…

– Qu’est-ce que cela vous fait ?

L’objection avait assez de valeurpour embarrasser Raymond. Aussi,au lieu de répondre directement :

– N’est-il pas manifeste, continua-t-il, que c’est là une calomnie ignobleinspirée à ce monsieur par le dépitqu’il éprouve d’être dédaigné par lafamille de Maillefert en général et

par Mlle Simone en particulier ?…

M. de Boursonne levait les épaulespar-dessus la tête.

– Et après !… interrompit-il. Est-ceque cela vous regarde ? est-ce quecela vous touche ? Etes-vous le

parent de Mlle de Maillefert, son ami,son allié ?… La connaissez-vous ?Lui avez-vous seulement parlé ?…

A grand renfort d’allumettes – peut-être aussi pour dissimuler une viverougeur, Raymond allumait uncigare :

– Il se peut que je sois ridicule,commença-t-il…

– Oh !… prodigieusement ridicule…

– … Mais jamais, devant moi, un fatn’insultera impunément une femme.Et si tous les hommes de cœurétaient de mon avis, la réputationd’une jeune fille ne serait pas à lamerci du premier polisson venu. J’ai

une sœur, moi, et si un drôle osaitparler d’elle comme ce Bizet parlait

de Mlle Simone, je m’estimeraisheureux qu’il se trouvât là un garçond’honneur pour prendre sa défense.

En tout autre moment,M. de Boursonne se serait sans douteamusé de l’animation de Raymond.

Mais ce n’était pas l’occasion dejeter de l’huile sur le feu, et d’un tonconciliant :

– Soit, dit-il, vous avez raison enprincipe, mais pour ce soir n’insistezpas… Notre digne commandantd’artillerie va nous ramener sonneveu, donnez-lui la main, et qu’il ne

soit plus question de rien…

La porte de la rue s’ouvrait en cemoment. Seulement ce ne fut pasl’ancien artilleur qui entra. Ce fut unjeune homme à mine grave, quidemandait à entretenir M. RaymondDelorge en particulier.

– Oh ! vous pouvez parler devantmonsieur, dit Raymond en montrantM. de Boursonne.

Le jeune homme alors s’assit, lesjambes écartées et les mains sur lesgenoux, toussa, et d’un ton solennelexpliqua qu’il était envoyé par sonami, M. Savinien de Chenehutte,lequel, ayant été gravement insulté

par M. Delorge, demandait uneréparation par les armes…

– Permettez, permettez !… commençale vieil ingénieur.

Raymond l’interrompit :

– Je suis aux ordres de M. Bizet deChenehutte, dit-il.

– Alors, monsieur, reprit le jeunehomme, veuillez m’indiquer vostémoins, pour que nous réglions lesconditions…

Et, ayant remis sa carte à Raymond,il salua gravement et se retira d’unpas de grand-prêtre.

M. de Boursonne paraissait

exaspéré.

– Eh bien, vous voilà content,monsieur Delorge, s’écria-t-il… Vousvoilà un duel sur les bras !…Seulement, où allez-vous pêcher destémoins ?

– Je comptais vous prier de m’enservir, monsieur.

– Moi !… Allons, décidément, la têten’y est plus. Moi, votre chef,j’autoriserais votre folie en maprésence… jamais. Ce serait doublerle scandale. Car ne vous y trompezpas, vous allez être la fable du pays…

Et Mlle Simone aussi, qui plus est.Joli service que vous lui rendez, à

cette pauvre fille ! La peste soit demon don Quichotte ! sans compterqu’avant huit jours vous serezdénoncé à qui de droit. Et je seraisvotre témoin !… Vous rêvez, moncher…

Peut-être Raymond s’attendait-il unpeu à cet accueil :

– Alors, fit-il, je vais prier maîtreBéru de m’indiquer dans le paysdeux anciens militaires ; ils ne merefuseront pas, eux…

Le vieil ingénieur ne sembla pasl’entendre.

Il arpentait la salle à manger,gesticulant, tirant de sa pipe des

nuages de fumée, jusqu’à ce que toutà coup :

– Eh bien !… non ! s’écria-t-il, vousêtes un brave garçon, Delorge, et jeserai aussi fort que vous… Il ne serapas dit, sacré tonnerre ! qu’un anciende l’école ira risquer sa peau sans uncamarade pour l’assister… Je seraidénoncé aussi, c’est clair, mais ilsdiront ce qu’ils voudront à Paris, jem’en bats l’œil… Donc, c’est dit, jeprends un de nos conducteurs et jevais trouver vos gens…

– Ah ! monsieur, commençaRaymond, ravi…

– C’est bon, c’est bon, vous me

remercierez demain. Pour l’instant,parlons raison. Quelle armepréférez-vous ?

– Ce n’est pas à moi de choisir…

– Qui sait !… en s’y prenant bien.Enfin, qu’aimez-vous mieux, lepistolet ou l’épée ?…

Oh ! peu m’importe !

– Diable ! vous tirez donc aussi mall’un que l’autre ?

A la profonde surprise deM. de Boursonne, toute l’animationde Raymond tomba tout à coup. Ilpâlit légèrement et d’une voixaltérée :

– Monsieur, répondit-il, au pistoletaussi bien qu’à l’épée, je suis d’uneforce tellement supérieure que, si jen’étais pas résolu à ménager ce jeunehomme, me battre avec lui seraitpresque déloyal…

Les yeux du vieil ingénieurs’agrandissaient d’ébahissementderrière ses lunettes…

– Plaisantez-vous ? fit-il.

Jamais, monsieur, je n’ai parlé plussérieusement. Pendant des années,j’ai vécu dans l’espoir de me battreen duel avec un homme que je haismortellement et qui passe pour leplus habile tireur de Paris… Pendant

des années, j’ai fait chaque jourquatre ou cinq heures de salled’armes et de tir. Mon ennemi arefusé le combat, mais masupériorité m’est restée.

M. de Boursonne ne fit pas unequestion, ce qui était bien beau de sapart. Il sortit, et quand il reparut,une heure plus tard :

– Tout est convenu, dit-il àRaymond, c’est à l’épée que vousvous battez, demain matin, à huitheures…

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C

VIII

’est à peine si, d’unevoix éteinte, Raymondbalbutia quelquesremerciements,s’excusant du tracas qu’ilcausait à

M. de Boursonne.

– Je suis bien aise, ajouta-t-il, quemon adversaire ait choisi l’épée,parce qu’à cette arme je reste maître

de l’issue du combat…

Et ce fut tout.

Pendant l’heure qu’il était resté seul,son attitude avait subi un telchangement, il s’était si visiblementaffaissé que le vieil ingénieur n’enrevenait pas.

Tout en regagnant sa chambre àcoucher :

– Qu’est-ce que cela signifie ?pensait-il. Ce que me dit mongaillard de sa supériorité ne serait-ilque pure forfanterie, ou malgré toutaurait-il peur !…

Peur ! Raymond Delorge !

Ah ! s’il était une âme au-dessus desterreurs de la souffrance et de lamort, c’était certes la sienne. Peur,lui !… Son existence était-elle doncassez heureuse pour qu’il eût lafaiblesse d’y tenir !…

Non. Mais lorsqu’il s’est trouvé seul,l’agacement nerveux, provoqué parM. Bizet de Chenehutte s’étantapaisé, il avait réfléchi, il s’était jugéet, du fond de sa conscience, une voixrude comme le remords s’était élevéepour lui reprocher sa conduite.

Avait-il le droit, lui, de se battre, derisquer sa vie !…

Quoi ! son père, le général Delorge

avait été lâchement assassiné ; lesassassins vivaient honorés et riches,et au lieu de songer uniquement à lavengeance, il s’en allait, donQuichotte ridicule, provoquer lepremier fat venu, pour la plus grandegloire d’une dame inconnue.

Avec de telles pensées, il lui futimpossible de fermer l’œil de la nuit ;et son visage, au matin, trahissait sibien une pénible insomnie, queM. de Boursonne ne put s’empêcherde lui dire :

– Vous avez l’air d’un déterré, moncher. Qu’avez-vous ? Etes-voussouffrant ?

Le ton de ces questions révélait de sisinguliers soupçons que Raymondtressaillit. Brusquement rappelé ausentiment de la situation et de sesexigences :

– Rassurez-vous, monsieur, fit-il, jene me suis jamais mieux porté.

Il fut interrompu par maître Béru.

L’hôtelier du Soleil levant, qui avaitflairé la vérité, et qui s’était assuréde l’excellence de son flair en collantson oreille à la serrure, ce digneaubergiste venait annoncer àmessieurs les ingénieurs que,sachant qu’ils auraient à sortir debonne heure, il leur avait préparé et

servi une tranche de pâté et unebouteille de vin des coteaux deSaumur.

L’attention charma le vieil ingénieur.

Il avait beau, hum ! se raidir, hum !hum ! affecter une superbeinsouciance, sacrebleu ! et chercher àplaisanter, mille tonnerres ! il sesentait très ému. Et à l’inquiétudequ’il éprouvait, il reconnaissait qu’ils’était attaché à Raymond beaucoupplus qu’il ne le supposait.

Aussi, le voyant se disposer àattaquer le pâté de maître Béru :

– Gardez-vous de manger, lui dit-ilvivement, un homme qui se bat en

duel doit rester l’estomac vide pourqu’on puisse le soigner en casd’accident…

– Je n’aurai pas besoin d’être soigné,croyez-moi…

– Je l’espère pardieu bien !Seulement, défiez-vous, on a vu desmazettes embrocher des maîtres…Allons, bon ! qu’est-ce que je vousdis là, moi !…

– Rien que je ne sache, fit Raymonden riant de bon cœur, cette fois.

M. de Boursonne ne répliqua pas.

Plus il observait Raymond, lui qui sepiquait d’observation, moins il

s’expliquait son attitude et lesbrusques variations de son humeur.

– Il faut, pensait-il, qu’il y ait dansl’existence de ce garçon quelquemystère que je ne connais pas…

Il n’en vidait pas moins lestement unverre de vin des coteaux, quand unevoix le fit retourner, qui disait :

– Il est l’heure, monsieur l’ingénieur,et me voici.

C’était le conducteur choisi parM. de Boursonne pour être le secondtémoin de Raymond qui arrivait,exact comme un chronomètre et toutde noir habillé.

– Partons donc, dit le vieil ingénieur.

Le rendez-vous avait été fixé del’autre côté de la Loire, au-dessus deGennes, à l’entrée d’un petit bois oùse trouvait une clairière qu’on eûtjuré préparée pour une rencontre.

Et, tout en cheminant, après avoirpassé le pont de fil de fer :

– Je parierais que nous nousdérangeons inutilement, grommelaitM. de Boursonne, et qu’une fois surle terrain, le sieur Bizet va nous fairedes excuses.

C’était la bonne envie qu’il en avaitqui le faisait s’exprimer ainsi. Sonerreur était grande.

Les Angevins, en général, n’ont pasgrand’peur d’un bout de fer pointu.A Saumur particulièrement et auxenvirons, presque tous les jeunesgens font des armes et sesouviennent assez volontiers desjolis coups d’épée que fournissaientleurs pères lors de la conspirationBerton.

M. Bizet de Chenehutte était un sot,mais n’était pas un lâche.

La veille, d’ailleurs, au Café ducommerce, il avait tant parlé, si hautet si terriblement, que reculer lui eûtété bien difficile.

Il était très connu dans le pays, et, à

ce qu’il croyait, très posé. Nepossédait-il pas deux chevaux, dontun certain alezan sur lequel il avaitcouru les haies, aux courses deSaumur, vêtu d’une casaque rose ?Ne nourrissait-il pas cinq chiens,dont trois bassets, qu’il appelait sameute ? N’avait-il pas eu dessuccès ?…

Bientôt M. de Boursonne et Raymondl’aperçurent, arrivant au rendez-vouspar un autre chemin qu’eux.

Il avait pour témoins son oncle, quisemblait d’une humeur massacrante,et le vieux commandant d’artillerie,au mépris des règles consacrées,s’approcha de M. de Boursonne et lui

dit :

– Voyons, sacrebleu ! mon vieuxcamarade, une dernière fois, allons-nous laisser ces étourneauxs’embrocher pour une vétille ?…

– Il est clair que c’est absurde,répondit le vieil ingénieur… QueM. Bizet de Chenehutte nomme donc

l’amant de Mlle de Maillefert, etM. Delorge retirera le mot que voussavez…

– Allons-y donc, puisque vous levoulez, grommela le vieil artilleur…

Et, tirant d’une gaine de serge deuxépées qu’il avait apportés, il en remitune à chacun des adversaires, et,

s’étant reculé, prononça le motsacramentel :

– Allez !

Pendant que les témoins discutaientles conditions dernières, et tandisqu’il se dépouillait de son paletot etde son gilet, Raymond avait cru voirdans le taillis qui entourait laclairière des yeux qui brillaient etdes têtes curieuses qui se dressaientau-dessus des buissons.

– Singulière hallucination ! s’était-ildit.

Ce n’était pas une hallucination.

La nouvelle du duel s’était répandue

dans les Rosiers, où les occasionsd’émotions fortes sont rares ; bonnombre de bourgeois s’étaient bienpromis de ne pas manquer un aussidramatique spectacle.

Une dame même était venue, ce quifut connu et fit une brèche à saréputation, car sa démarche futcharitablement attribuée à l’intérêtque lui inspirait M. Bizet deChenehutte.

Mais, si Raymond ignorait ce détail,M. Bizet de Chenehutte leconnaissait, lui, et l’idée decombattre sous les regards de sescompatriotes ne fut pas pour peudans l’impétuosité extraordinaire de

son attaque…

Il ne doutait d’ailleurs pas de lavictoire.

Ayant reçu du maître d’armes del’Ecole de cavalerie de Saumur uncertain nombre de leçons, il secroyait d’une jolie force…

Hélas ! il ne lui fallut pas vingtsecondes pour reconnaître combienfollement il s’était abusé.

Vainement il multipliait les attaques,tournant, bondissant, se baissant, sedressant, s’allongeant, il n’arrivaitqu’à se mettre hors d’haleine.

Froid, impassible, aussi à l’aise que

s’il eût été dans une salle d’armesfaisant assaut avec des fleuretsmouchetés, Raymond paraît commeen se jouant, jusqu’au moment où,liant l’épée de son adversaire, il lalui arracha violemment des mains etla fit voler à vingt pas.

– Assez ! s’écria l’anciencommandant d’artillerie en seprécipitant entre les deuxadversaires, l’honneur est satisfait ;assez…

C’était, au fond, l’avis de M. Bizet deChenehutte.

Mais il sentait dix paires d’yeuxbraqués sur lui, et, à la fureur de son

impuissance, s’ajoutait la rage de cequi lui semblait une affreusehumiliation.

– Non, ce n’est pas assez ! s’écria-t-ilen courant ramasser son épée, ce quim’arrive n’est qu’un accident.

Ainsi ne pensait pas le vieil artilleur.

Aussi, s’étant approché deM. de Boursonne :

– Il est clair, lui dit-il, que monnigaud de neveu est aux mains devotre jeune homme comme unesouris aux griffes d’un chat… Degrâce, mon vieux camarade, nelaissons pas recommencer le combat.

Sans répondre ni oui ni non,M. de Boursonne alla à Raymond, quidemeurait immobile, et bas et trèsvite :

– Pas de générosité déplacée, lui dit-il. Je vois que vous êtes de premièreforce, mais à force de ménager ce sot,vous finirez peut-être par vous faireembrocher. Allongez-lui, s’il vousplaît, un coup d’épée bénin, etterminons…

Raymond hésita.

Il en voulait beaucoup à M. Bizet del’avoir traîné sur le terrain, et résoluà l’en punir, il avait formé le projetde ne le point blesser, mais de le

désarmer jusqu’à ce qu’il s’avouâtvaincu.

Cependant, comme il sentit qu’iln’avait rien à refuser au vieilingénieur après la preuved’attachement qu’il lui donnait :

– Vous allez être obéi, monsieur, dit-il enfin.

M. de Boursonne lui serra la main,puis se retournant :

– Encore une reprise, dit-il, et quelqu’en soit le résultat nous arrêteronsle combat.

– Soit ! grommela l’anciencommandant d’artillerie, et que le

diable emporte mon neveu !

Il remit donc les adversaires en face,engagea de nouveau leurs fers, etcomme la première fois recula endisant :

– Allez !…

C’est avec la rage aveugle d’une bêtefauve que M. Bizet se lança surRaymond. Il était devenu plus blancque sa chemise, ses yeux s’injectaientde sang, il serrait les dents à lesbriser.

C’est que, si niais qu’il fût, il avaitdeviné les intentions premières deson adversaire. Et la pensée d’être siouvertement ménagé devant tant de

témoins l’affolait.

En ce moment, dans son accès defièvre vaniteuse, il eût mieux aimémourir que de sortir de ce duel sansune égratignure. Il attaquait moinsqu’il ne cherchait à se faire blesser.

Aussi Raymond, en dépit de saprodigieuse supériorité, avait-ilbesoin de tout son sang-froid et detoute son adresse pour l’empêcher des’enferrer lui-même. A deux reprisesil fut forcé de rompre, et malgré tout,ces attaques furibondes l’animaient,quand par bonheur, voyant un jour,il se fendit et planta dans le gras dubras de M. Bizet de Chenehutte leplus aimable des coups d’épée.

– Touché !… s’écria l’intéressantjeune homme en lâchant son arme eten se laissant tomber à la renverseentre les bras de ses témoins qui, à lavue du sang, s’étaient précipités verslui…

Trois ou quatre exclamationsétouffées retentirent dans le taillis…Cinq ou six têtes effarées apparurentau-dessus des buissons…

Mais l’anxiété ne dura pas.

Le vieil officier qui se connaissait enblessures, ayant relevé la manche dela chemise de son neveu, hocha latête et dit :

– Il n’en mourra pas pour cette fois.

M. Bizet rouvrit les yeux.

– Non, ce n’est rien, fit-il d’une voixaffaiblie, l’impression que m’acausée le froid du fer est déjà passée.

Le fait est qu’il était ravi de cettesolution, qui le sauvait d’un ridiculedont la perspective l’avait faitfrémir. La supériorité de sonadversaire était si manifeste, que sablessure devenait un titre de gloire.

Aussi, lorsqu’on l’eut remis sur pied,son premier mouvement fut de saisirla main de Raymond, en s’écriantd’un ton tragique :

– Maintenant, monsieur Delorge, jeconfesse mes torts, je vous prie

d’agréer mes excuses, et je voudraisque l’univers entier pût m’entendre…Désormais c’est entre nous à la vie età la mort.

Raymond l’eût battu de bon cœur.Jamais vainqueur ne fut si penaud desa victoire.

– Du coup, murmura à son oreille lavoix narquoise de M. de Boursonne,vous voilà le meilleur ami de ce cherM. Bizet.

C’est-à-dire couvert de ridicule,pensa Raymond, qui, depuis que lescurieux cachés dans le tailliss’étaient démasqués, savait, à n’enpouvoir douter, que le combat avait

eu un assez bon nombre despectateurs.

Et M. de Boursonne disait vrai.

Calmé, M. Bizet avait parfaitementcompris la générosité de sonadversaire, et fait extraordinaire ettout à sa louange, malgré la férocitéde son amour-propre, il ne lui envoulait pas.

Et lorsqu’on eut étanché le sang desa blessure, qu’on l’eut bandé avecun mouchoir et qu’il se fut mis lebras en écharpe dans sa cravate, ildéclara qu’il voulait absolument queRaymond et lui et leurs témoinsrevinssent ensemble par la même

route.

Pauvre Raymond !…

Entre M. de Boursonne qui sevengeait de son émotion du matin enl’accablant de félicitations ironiques,et M. Bizet de Chenehutte quil’écrasait de protestations d’amitié,il marchait, baissant la tête, du pasd’un homme qu’on traîne chez ledentiste.

Ils arrivaient au pont suspendu,lorsqu’une amazone, montée sur uncheval noir lancé au grand trot, lescroisa.

– Mlle Simone de Maillefert, fitM. Bizet en dessinant le plus

respectueux des saluts.

Et prenant encore la main deRaymond :

– Déjà, mon cher ami, lui dit-il, je mesuis excusé de la mauvaiseplaisanterie que le dépit m’avait

inspirée… Croyez que Mlle Simonem’est sacrée, maintenant que je saisvos sentiments pour elle !

Ainsi se réalisait la prédiction deM. de Boursonne, lequel, bienautrement expérimenté queRaymond, lui avait dit, la veille :

– Parbleu ! si vous croyez rendre

service à Mlle Simone en dégainant

pour elle, vous vous trompezgrossièrement.

C’est que telles sont nos mœursqu’une femme, fût-ce la plus pure etla plus chaste, se trouve compromisedès qu’on s’occupe d’elle.

Sur cet article, les petits pays sontparticulièrement impitoyables.

Tout le monde savait aux Rosiers que

Mlle de Maillefert avait été la causede cette rencontre où M. Bizet deChenehutte venait de recevoir uneégratignure.

Et c’est en vain que Raymond se fûtépuisé à répéter :

– Sur mon honneur, je ne connais, nid’Eve ni d’Adam, cette jeune fille, etde ma vie je ne lui ai parlé. Je ne suisici qu’en passant et je partiraiprobablement sans avoir eul’occasion de lui adresser la parole.Elle ne sait seulement pas si j’existe.J’ai pris sa défense comme j’auraispris celle de n’importe quelle femmegrossièrement attaquée par unmalotru.

– A d’autres ! lui eût-on répondu. Cen’est que dans les romans dechevalerie que les dames trouventdes défenseurs si désintéressés quecela. Quand on risque sa vie pourune femme, c’est qu’on a de bonnes

raisons…

Tout cela était en germe dans laphrase de M. Bizet.

Et son accent, et le clignement de sesyeux, signifiaient de plus :

– Si nous rencontrons si à propos,

sur notre chemin, Mlle Simone, c’estqu’elle avait eu connaissance du duelet qu’elle était inquiète…

Toutes ces considérations,heureusement, se présentèrent à lafois à l’esprit de Raymond, et il setut, comprenant que protester ceserait encore aggraver sa faute.

Mais c’est inutilement que tout le

long du chemin il essaya de serapprocher de M. de Boursonne et del’ancien commandant d’artillerie, oude rendre la conversation générale.M. Bizet s’attachait à luiobstinément comme la glu à l’aile del’oiseau pris au piège.

Et pour comble, ambitieux desbonnes grâces de Raymond, etpensant lui être excessivementagréable, il ne cessait de l’entretenir

de Mlle de Maillefert, déplorant sespropos inconsidérés de la veille, etles mettant sur le compte du vinblanc de son oncle.

– A vous, cher monsieur Delorge,

disait-il, je puis l’avouer, j’aurais étéau comble de la joie si elle eûtconsenti à m’accorder sa main. Nonque je la trouve jolie, mais parcequ’elle est bonne personne. Elle n’apas d’esprit, c’est vrai, et toutes cesdames des environs s’accordent àdire que sa conversation est à fairebâiller, mais elle est pleine de bonssens. Puis, quelle femme d’intérieur !Croiriez-vous que c’est elle, une fillede vingt ans à peine, qui administreson immense fortune !…

– Monsieur, gémissait Raymond,monsieur, de grâce !…

Bast !… l’intéressant jeune hommeétait lancé.

– C’est comme j’ai l’honneur de vousle dire, poursuivait-il. Sans vanité, jem’entends à conduire une vasteexploitation, j’ai fait mes preuves…

Eh bien ! Mlle Simone s’y entendpeut-être mieux que moi. Elle est enquelque sorte l’intendant de sa mèreet de son frère, qui sont des panierspercés. C’est elle qui divise sesfermes, qui dirige ses métayers, quidécide de la coupe des bois et desfoins, qui surveille les vendanges, quiperçoit ses revenus et paye sesouvriers. De là ses coursesperpétuelles tout le jour et parfoistrès avant dans la soirée, été commehiver, par tous les temps…

– Je vous en conjure, monsieur deChenehutte, interrompait Raymond,parlons d’autre chose, parlons detout ce que vous voudrez, excepté…

– Excepté de ce qui vous intéresse,n’est-ce pas ? continua l’enragé avecson plus malin sourire. Connu. Onsouffre un peu, quand on estmodeste, d’entendre énumérer lestrésors qu’on possède, ou qu’onpossèdera. Mais je tiens à réparer masottise d’hier soir. Il n’y a pas enAnjou deux femmes comme

Mlle Simone. Vous me direz qu’elleest haute comme la nue, et que, si elleaffecte d’être familière avec lespaysans, elle est avec nous autres

bourgeois d’une insupportablefierté !… Mais un mari adroit l’auraitvite corrigée. Et alors, que dequalités ! Quelle économie, malgréses deux cent mille livres de rentes !quelle simplicité de goûts !… Jamaisde luxe, jamais de flafla, toujours destoilettes si modestes que c’est àpeine si la femme de notre huissiers’en contenterait.

Il soupira… Et la main sur le cœur, etd’un accent pathétique :

– Ah ! quelle maison nous eussionsfaite, ajouta-t-il, si elle eût été mafemme. En dix ans, nous eussionstriplé nos capitaux. Oui, triplé. Carvous pensez bien que je me serais

arrangé de façon à la brouiller avecsa mère et avec son frère, et c’est ceque je vous engage à faire. Laduchesse mangerait le diable et sescornes, et il ne doit plus lui restergrand-chose à croquer. Quant aujeune duc Philippe, il y a longtempsqu’il a avalé son dernier arpent deterre, et il doit partout et à tous ; ildoit à Paris, à Angers, à Saumur, auxRosiers ; il doit aux notaires, auxusuriers, à ses fournisseurs…

Qui eût dit à M. Bizet que Raymondse tenait à quatre pour ne pas luisauter à la gorge et l’étrangler l’eût àcoup sûr bien surpris. C’était ainsipourtant.

Et même il était grand temps qu’onarrivât aux Rosiers.

M. Bizet voulait absolumentemmener déjeuner avec lui, chez sononcle, Raymond et ses deux témoins,prétendant qu’il n’est de bonnes etdurables réconciliations que celleque vient sceller une bouteille dederrière les fagots…

Mais Raymond était à bout depatience.

– Au plaisir, monsieur Bizet !…interrompit-il brusquement.

Et, saluant l’ancien commandantd’artillerie et l’autre témoin de sonadversaire, il s’éloigna à grands pas

dans la direction du Soleil levant.

Le diable, c’est qu’il ne pouvait passe débarrasser aussi cavalièrementde M. de Boursonne.

Tout danger passé, le vieil ingénieurpensait bien avoir gagné le droit delâcher la bride à son mauvaiscaractère et à son humeurgoguenarde. Et, tout en arpentant laroute aux côtés de Raymond :

– Bonne journée, grommelait-il, etbien commencée… Eh ! eh ! il n’estpas midi encore, et nous avons déjàfait de fameuse besogne…

– Pouvais-je reculer, monsieur ? Mefallait-il faire des excuses à cet

intolérable personnage !…

– Non, jamais d’excuses, je suis devotre avis… Mais c’est égal, avoir étédix ans un pilier de salle d’armes,avoir acquis une adresse hors ligne,pour venir piquer le bras deM. Savinien Bize de Chenehutte, c’estce qui s’appelle avoir glorieusementemployé sa jeunesse !

Le plus cruel ennemi de Raymond,connaissant son passé, n’eût pastrouvé à lui jeter à la face une plussanglante ironie.

Il pâlit, et, d’une voix rauque :

– Ah ! ne parlez pas ainsi, monsieur,s’écria-t-il, vous me feriez regretter

de n’avoir pas cloué à un arbre,comme un papillon, cet animalmalfaisant…

– Ce n’est, fichtre, pas moi qui vousen aurais empêché, grommela le vieilingénieur. Et, branlant la tête :

– Mlle de Maillefert n’en serait niplus ni moins compromise… On n’endirait pas moins, de Saumur àAngers, qu’elle a été, qu’elle est ousera votre maîtresse…

– Eh ! que m’importe cettedemoiselle ! s’écria Raymondexaspéré.

Il ne disait pas la vérité.

Quelque chose lui affirmait que cettejeune fille, qu’il ne connaissait quede nom, allait avoir sur sonexistence, sur son avenir uneinfluence décisive.

Comment, de quelle façon ?… c’est cequ’il ne pouvait prévoir.

Et cependant, il ne doutait presquepas, tant était impérieuse cette voixdu pressentiment.

– Singulier original, que ce Delorge !se disait, de son côté,M. de Boursonne. Ou plutôt non, jene me suis pas trompé hier soir, il y acertainement dans le passé de cebrave garçon quelque mystère dont

la connaissance me donnerait la clefde ses étranges contradictions.

De là à se demander quel pouvaitbien être ce mystère et à souhaiter lepénétrer, il n’y avait qu’un pasqu’eût vitre franchi l’esprit curieuxdu vieil ingénieur.

– Parbleu ! je le confesserai, pensait-il, en observant Raymond, comme s’ileût espéré saisir sur son visage lesecret de ses pensées…

Ainsi, ils allaient silencieux, suivantla levée de la Loire, qui est la granderue des Rosiers, quand uneexclamation joyeuse les arracha àleurs réflexions.

Ils arrivaient au Soleil levant et,campé sur le seuil de son auberge, enveste blanche et le couteau à laceinture du tablier, maître Bérusaluait le retour de « ses »ingénieurs.

– Je savais bien, disait-il, qu’iln’arriverait rien de fâcheux à cesmessieurs ; je le disais ce matin à mafemme, qui était si inquiète qu’ellevoulait absolument aller faire brûlerun cierge…

Le front de M. de Boursonne s’étaitsubitement rembruni.

– Décidément, fit-il, nous sommes lafable du pays !…

– Oh ! ce n’est pas moi qui ai rien dit,se hâta d’interrompre le digneaubergiste. Ce qui se passe chez moine regarde personne. C’est M. Bizetqui, en sortant d’ici, est allé crierl’affaire sur les toits. A onze heures,il était encore au Café du commerce,pérorant au milieu d’une vingtainede personnes…

– C’est fort gracieux, en vérité !…grommela le vieil ingénieur.

Il était entré, ainsi que Raymond,dans la petite salle où les attendaitleur déjeuner.

Maître Béru les avait suivis et,croyant sans doute leur être

agréable, il habillait de la belle façonce pauvre M. Savinien Bizet deChenehutte.

– Ce n’était, affirmait-il, qu’unvaniteux, avare et cependant dévorédu désir de briller. Chez lui, au fondde sa campagne, il vivait de painfrotté d’oignon et de pommes deterre, pour rattraper l’argent qu’ildépensait lorsqu’il venait auxRosiers ou qu’il allait à Saumur faireles beaux bras.

– Et certes, disait maître Béru, je nesuis pas surpris qu’il garde une dent

contre Mlle de Maillefert. Elle estcause, bien involontairement, comme

de juste, qu’on s’est tant moqué delui dans le pays qu’il n’osait plusmontrer le bout de son nez. C’estquand il la fit demander en mariage.Jamais on n’a su quel mauvaisplaisant lui avait fourré cette idéedans la tête. Ces messieurs voient-ils

d’ici Mlle Simone de Maillefert

devenant Mme Bizet ?…

Il regardait autour de lui, craignantqu’on ne l’écoutât, car il tenait àrester bien avec tout le monde.

Et baissant la voix :

– Du reste, continuait-il, tout lebourg était pour M. Delorge, etquand on va savoir que M. Bizet a

été blessé, il n’y aura qu’une voixpour crier que c’est joliment bienfait. Et il n’y a pas que dans le bourgqu’on sera content. Il y avait, hier, auCafé du commerce, deux ou troisdomestiques du château qui,certainement, n’auront pas su tenirleur langue. Je viens de voir tout àl’heure le vieux jardinier qui a la

confiance de Mlle Simone, et il allaitde maison en maison de l’air d’unhomme qui cherche des nouvelles.

Contre son habitude,M. de Boursonne laissa tomber laconversation.

Mais dès que maître Béru fut sorti :

– Eh bien !… fit-il, voici une aventurequi se présente bien…

Raymond dissimula mal unmouvement d’impatience.

– En vérité, monsieur, répondit-il, jene puis concevoir qu’un homme devotre intelligence et de votre valeurprête la moindre attention auxinsipides et ridicules bavardages decet aubergiste !

Loin de se formaliser de ce reproche,le vieil ingénieur souriait.

– Va, mon garçon, pensait-il, fâche-toi, je te pousserai tant et si bien quece sera le diable si ton secret net’échappe pas.

Puis tout haut :

– Que trouvez-vous de ridicule, moncher, au récit de ce bon Béru ?

Mlle Simone apprend qu’un jeuneingénieur a tiré l’épée pour sesbeaux yeux, elle envoie chercher desnouvelles de son chevalier. N’est-cepas tout naturel ?… Bon, ce n’est pasla peine de devenir cramoisi commecela.

Raymond rougissait, en effet, maisc’était de colère :

– En vérité, monsieur, prononça-t-il,c’est me faire payer cher le serviceque vous m’avez rendu !…

M. de Boursonne n’insista pas. Il

était allé aussi loin que possible ; ille comprenait, et de toute la journéeil ne se permit pas la moindre

allusion à Mlle de Maillefert.

Mais le soir, quand ils rentrèrent,après leur travail accoutumé, maîtreBéru leur remit à chacun une lettrequ’un domestique, en grande livrée,disait-il, avait apportée dans l’après-midi.

M. de Boursonne eut promptementouvert la sienne, et l’ayantparcourue :

– Cette fois, mon cher Delorge,s’écria-t-il, vous ne direz pas quel’aventure ne marche pas… Lisez

votre lettre, qui doit être, sauf lenom, en tout semblable à la mienne.Lisez, je vous prie.

Raymond obéit, et, à demi-voix etd’un air d’ébahissement profond, illut :

« Madame la duchesse de Maillefertprie M. Raymond Delorge de lui fairel’honneur de passer au château deMaillefert la soirée de samediprochain, 24 octobre. »

Le vieil ingénieur semblait ne pas setenir de joie.

– Eh bien ! que dites-vous de cela ?interrogea-t-il.

– Je dis que c’est prodigieux.

– Pourquoi donc !… C’est votre duel,mon cher, qui nous vaut cette faveurque M. Bizet payerait de son meilleurcheval… Voilà une invitationconquise à la pointe de l’épée…

– Oh !…

– Il n’y a pas de oh ! La duchesseavait à sa disposition le moyen devous témoigner sa gratitude, elles’est empressée de le saisir…

Cependant…

– Et vous allez être présenté à

Mlle Simone.

Raymond, les sourcils froncés,

réfléchissait.

– Il n’est pas dit que j’accepte cetteinvitation, fit-il.

D’un air de stupeur comique,M. de Boursonne leva les bras auciel.

– Vous refuseriez !… s’écria-t-il.

– J’hésite.

– Et pourquoi, s’il vous plaît ?…

Parce que, répondit Raymond, parceque…

Il s’arrêta. Il cherchait un prétexteplausible, car pour rien au monde iln’eût dit la vérité à M. de Boursonne.

– Parce que… répondit-il enfin,j’aurais l’air, ce me semble, d’aller enquelque sorte quêter desremerciements pour une action toutesimple.

– Allons, allons, ce n’est pas maltrouvé !… dit le bonhomme, quin’était point dupe.

Et agitant triomphalement soninvitation :

– Quant à moi, ajouta-t-il, je déclareque j’accepte. Oui, si sauvage que jesois, si rustre, si paysan du Danube,je veux voir une de ces fêtes quiscandalisent ce cher Bizet deChenehutte… Et la preuve, c’est que

mon habit noir étant resté à Toursavec le gros de mon bagage, je vaisécrire qu’on me l’envoie…

q

I

IX

l y a deux châteaux de Maillefert.

Le vieux, que l’Annuairehistorique et monumental del’Anjou mentionne sous le nom dechâteau de Chalandray, sedressait au sommet du coteau et

commandait le cours de la Loire enamont et en aval.

Démantelé par les ordres deRichelieu, il ne tarda pas à tomber en

ruines.

Il n’en reste plus aujourd’hui que desvestiges que se disputent les ronceset le lierre, et deux tours, encoreimposantes, qu’on aperçoit de lastation des Rosiers.

Le château neuf est bâti plus bas, àmi-côte.

C’est une massive construction àl’italienne, avec deux ailes en retouret trois perrons, qui n’a rien deremarquable, bien qu’en dise le guideJoanne, que ses vastes proportions.

Les grilles de la cour d’honneur,cependant, épargnées par laRévolution, sont assez curieuses, et

les boiseries de la chapelle ont unehaute valeur artistique.

Par exemple, les jardins de Maillefertn’ont pas de rivaux, malgré l’étatd’abandon où on les laisse depuisquelques années.

Dessinés dans le goût des jardins deMarly, ils se composent d’unesuccession d’immenses terrasses àbalustres élégants, reliées entre ellespar de larges escaliers de marbre,dont la dernière marche baigne dansla Loire.

Des charmilles admirables, desbosquets d’arbres verts et des talusgazonnés dissimulent les murs de

soutènement, et, tout au fond, sedressent les hautes futaies du parc.

Une avenue de près d’un kilomètrede long, ombragée d’un quadruplerang d’ormes séculaires, conduit dela grande route au château modernede Maillefert.

Et c’est cette avenue que, le samedi,24 octobre, sur les dix heures dusoir, suivaient Raymond Delorge etM. de Boursonne.

Car, après bien des perplexités,Raymond s’était décidé à acceptercette occasion inattendue et unique

de se rapprocher de Mlle Simone deMaillefert.

Il essayait, il est vrai, de se payer deces subterfuges dont les faiblescolorent les capitulations de leurconscience ou les défaillances de leurvolonté.

– C’est curiosité pure, se disait-il.Est-ce que je puis aimer une jeunefille que je ne connais pas !… Avanttrois mois d’ailleurs, j’aurais quittéles Rosiers pour n’y jamais revenir,et jamais plus je n’entendrai parlerd’elle.

N’importe ! Mécontent de lui-même,il était triste et préoccupé, et nerépondait que par monosyllabes auxcontinuelles observations deM. de Boursonne.

C’est que, d’un autre côté, jamais levieil ingénieur n’avait été si guilleret.

Il frétillait dans son habit noir,arrivé la veille de Tours et encoretout froissé du voyage, un de cesbons vieux habits à larges basques età manches étroites, où, après unquart de siècle de service, les bonnesmères de familles taillentl’habillement complet d’un gamin dedix ans.

– Que nous chantait donc cetimbécile de Béru ? grommelait-il, quela duchesse de Maillefert en étaitréduite à vendre ses terres ! Quandon est ruiné, on ne donne pas defêtes comme celles-ci. Avec ce que

coûte seulement l’illumination decette avenue, du parc et du jardin,nous vivrions, vous et moi, pendantun bon mois.

Il calculait juste.

Des milliers de verres de couleur,habilement disposés dans les arbres,versaient de tous côtés leurs clartéstremblantes, et, se reflétant dans laLoire, donnaient au château deMaillefert un aspect féerique.

– Positivement, continuait le vieilingénieur, c’est à rougir de venir surses jambes. Comme on voit bien quenous ne sommes, vous et moi, que depauvres employés du gouvernement !

… Vous qui êtes si lié avec M. Bizetde Chenehutte, vous auriez dû luiemprunter ce cabriolet dans lequel jel’ai aperçu l’autre jour.

Il est certain qu’ils étaient peut-êtreles seuls invités à venir à pied. Lesgens qu’ils apercevaient se glissant àtravers les arbres étaient de simplescurieux, venus de Gennes et desRosiers, pour voir et pour se moquerensuite.

A chaque moment, ils étaientdépassés par des voitures lancées augrand trot, où ils apercevaient, à lalueur des lanternes, des femmes encostume de bal.

Et, quand ils arrivèrent à la courd’honneur, ils la trouvèrent, si vastequ’elle soit, trop étroite pour tousles équipages.

De trois côtés et sur trois rangsstationnaient, roues à roues, tous lesvéhicules connus, depuis le splendidehuit-ressorts qui avait amené deSaumur ou d’Angers quelque bellemillionnaire, jusqu’à l’humble boc,attelé d’un bidet d’allure paisible, dugentilhomme fermier de Trèves ou deSaint-Mathurin.

Au milieu de la cour un léger hangaravait été dressé, et on y voyait unecentaine de domestiques en livréesmulticolores se chauffant autour

d’un grand feu, et vidant desbouteilles dont on voyait une arméesur des tables immenses.

– Heureuse intention ! remarquaM. de Boursonne, et qui, au retour,conduira plus d’une voiture dans lefossé… Voilà qui me console d’êtrevenu à pied.

Il se hâtait, tout en disant cela, car ilétait clair que depuis assezlongtemps déjà la fête avaitcommencé.

Toutes les fenêtres de la façadeflamboyaient. On entendait lebrouhaha de la foule et, par-dessus,les ritournelles de l’orchestre.

Dans le vestibule, immense et dalléde marbre, des valets à la livrée deMaillefert recevaient les invités et lesconduisaient au premier étage, oùquantité de pièces avaient étédisposées en vestiaire.

Seulement, M. de Boursonne etRaymond arrivaient si tard, quepresque toutes les chambres étaientencombrées de vêtements, de cache-nez, de pardessus, de manteaux.

Si bien que le domestique qui lesconduisait, voyant cela, leur ouvritune sorte de petit salon éclairé parune seule lampe où il les laissa seuls.

En un tour de main Raymond fut

prêt.

Mais le vieil ingénieur n’était pas sileste.

Il en avait pour un moment avantd’avoir essuyé ses lunettes, dépouilléson pardessus, cherché sonmouchoir de poche et mis ses gants.

– C’est égal, disait-il, c’est fort bienvu, cela, quand on donne une fête àla campagne, de mettre à ladisposition des invités une manièrede cabinet de toilette…

Tout à coup il s’interrompit…

Dans la pièce voisine, dont la porte,cachée par une portière, était

ouverte, évidemment une discussionéclatait :

– Chut ! fit M. de Boursonne àRaymond.

Et, sans vergogne, il se rapprocha dela portière.

– Il est inouï, disait une voix defemme, très aigre et très impérieuse,il est incroyable, Simone, que vousn’ayez même pas commencé votretoilette… Etes-vous folle !… A quoidonc avez-vous employé votresoirée ?

– Vous le savez bien, ma mère,répondit doucement une voixadmirable de pureté, je surveillais les

derniers apprêts de votre fête…

– Eh bien ! justement, c’est ce dont jeme plains… C’est le rôle de monmaître d’hôtel et non pas le vôtre…

– C’est vrai, ma mère ; seulement masurveillance vous aura certainementéconomisé quinze cents ou deuxmille francs.

– Assez !… je vous ai déjà dit quecette rage d’économie m’est odieuse.

– Cependant, ma mère, c’est grâce àelle que j’ai pu vous rendre service,ainsi qu’à mon frère…

– Jolis services !… Plutôt que delaisser prendre hypothèque sur vos

prés de l’Authion, vous avez laissévendre les propriétés de Philippe.

– Je vous ai dit pourquoi, ma mère…Mes revenus vous appartiennent, àmon frère et à vous, jamais je nevous les disputerai… Mais ni lui, nivous, ne toucherez au capital…

– Simone !

– C’est ainsi. N’espérez de moi, surce sujet, ni concession ni faiblesse.Ce que j’ai, je saurai le défendre et, sije mourrais, mon héritage serait àl’abri de vos prodigalités. Vous aurezbeau faire, Philippe et vous, mamère, vous aurez toujours de quoivivre. Les Maillefert ne finiront pas à

l’hôpital…

Seul et libre de suivre sesinspirations, M. de Boursonne se fûtglissé sous le canapé du petit salon,plutôt que de perdre la fin de cettediscussion, qui éclairait d’un jour siextraordinaire les relations de laduchesse de Maillefert et de sa fille.

Le fâcheux est qu’il n’était pas seul.

Cloué sur place tout d’abord, etpétrifié de surprise, RaymondDelorge ne fut pas long à se remettre.

Il eut horreur de la situation où lemettait la maladresse d’un valet.

Et, se rapprochant de

M. de Boursonne :

– Sortons, monsieur, lui dit-il àl’oreille, sortons vite.

D’un geste, le vieil ingénieurl’écarta :

– Chut donc !… fit-il.

La discussion s’envenimait entre lamère et la fille, et attaques etrépliques se succédaient avec unevivacité extraordinaire.

– Ah ! vous vous oubliez, Simone !s’écriait la duchesse de Maillefert.Vous osez nous manquer de respect,à moi, qui suis votre mère, et à votrefrère, qui est le chef de la famille !…

– Madame, de grâce, implorait lavoix au timbre de cristal de la jeunefille, songez que vous avez cinq centspersonnes dans vos salons ; songezque très certainement on commentevotre absence.

– On s’étonne bien plus de la vôtre !

– Oh ! moi, il est connu que je n’aimepas le monde.

– On remarque votre affectation à lefuir, en tout cas, et comme à votreâge ce n’est pas naturel, on sedemande pourquoi…

– Ne le savez-vous pas, ma mère ?…

– Je sais que vous êtes la fable du

pays, voilà tout !… Je sais que mafille, une Maillefert, est le sujet dedisputes de cabaret, une manièred’héroïne populaire pour qui lesimbéciles s’en vont sur le pré. Et jesuis résolue à ne plus tolérer cesexcentricités. Non, je ne vouslaisserai pas davantage jouer lesfilles persécutées, et par votreconduite censurer la mienne. Voiciassez longtemps que vous vous posezen chef de famille et me rompez latête de vos sottes remontrances…

Raymond n’en voulut pas entendredavantage.

Saisissant le bras deM. de Boursonne, dont les pieds,

positivement, semblaient rivés auparquet :

– Venez, monsieur, lui dit-il d’unaccent indigné, bien qu’à voix basse,ce que nous faisons ici estabominable. Venez, ou je me retire etje vous laisse seul !…

Le vieil ingénieur n’osa pas résister.Mais une fois dans le corridor :

– Parbleu ! fit-il, je me sens tout fierde l’opinion qu’a de nous cetteexcellente duchesse. Vous l’avezentendue ? Dispute de cabaret !bataille d’imbéciles !… Risquez doncvotre peau pour les gens !…

Qu’importait à Raymond l’opinion

de la duchesse !…

– Je plains Mlle Simone, monsieur,prononça-t-il.

– Oui, le fait est qu’avec une pareillemaman, sa vie ne doit pas toujoursêtre tissée de soie et d’or…

– Et quelle résignation ! Pas uneplainte !

– Hum !… je trouve au contrairequ’elle se plaint haut et ferme… Maiselle a mille millions de fois raison, lapauvre enfant !

Sur quoi, s’arrêtant court sur lepalier de l’escalier, et d’un tonsérieux et ému qui ne lui était pas

habituel :

– C’est que c’est une brave etvaillante fille, ajouta-t-il, j’enmettrais la main au feu, moi qui tiensà ma main et qui crains les brûlures.Elle est fière de son nom, mais elle a,morbleu ! le droit de l’être, elle qui sesacrifie à l’honneur de cet illustre etvieux nom de Maillefert, elle quioublie ses vingt ans, ses beaux yeux,sa grosse dot, tous ses rêves de jeunefille, pour se faire l’intendant d’unemère prodigue et d’un frère panierpercé !…

Jamais, au gré de Raymond,M. de Boursonne n’avait si bienparlé.

– Drôle de boutique ! poursuivait-il,où c’est la fille qui tient la clef de lacaisse et qui monte la garde devant lamonnaie. Nous vivons, sacrebleu !dans un joli temps !… J’avais biendéjà vu un père et son fils se ruinergaiement de compagnie, mais unemaman et son garçon croquantgaillardement leurs millionsensemble, c’est neuf, c’est gracieux,c’est coquet. Il n’y a plus après celaqu’à tirer son chapeau. Et, ma foi,vive le progrès !…

Il descendit quatre ou cinq marches,puis, s’arrêtant de nouveau en sefrappant le front :

– C’est égal, dit-il encore, je voudrais

bien savoir de qui nous vient notreinvitation, si c’est de la mère, dufrère ou de la sœur…

Raymond aussi se le demandait, etavec une bien autre anxiété que levieil ingénieur.

Pourtant il ne lui répondit pas.

Ils arrivaient au grand vestibule, oùse pressaient, au milieu de valets,une douzaine d’invités retardataires.

Un huissier, grave comme un paird’Angleterre, les précéda jusqu’à laporte du grand salon, et après leuravoir demandé leurs noms, annonça :

– M. Raymond Delorge ! M. le baron

de Boursonne !

Le vieil ingénieur tressauta comme sion lui eût coulé dans le dos un grandverre d’eau glacée.

– D’où diable cet escogriffe sait-ilque je suis baron ? grommela-t-il.

– C’est vous qui venez de le lui dire,monsieur, répondit Raymond, que lerire gagnait.

– Etes-vous sûr ?

– J’ai entendu.

Le bonhomme hocha la tête.

– Vanité des vanités ! murmura-t-il.Voilà pourtant la contagion del’exemple. Mais donnez-moi le bras,

mon cher Delorge, que nous ne nousperdions pas.

La précaution était bonne, car lafoule était grande et d’autant plusanimée qu’un quadrille venait definir et que tous les danseursrefluaient dans les couloirs dedégagement.

En annonçant cinq cents personnes,

Mlle Simone était restée bien au-dessous de la vérité : il y en avaitbien le triple, circulant à travers troissalons et la grande galerie, quioccupaient tout le rez-de-chausséed’une des ailes du château.

Rien de plus magnifique que ces

salons, avec leurs plafondsenluminés, leurs boiseries dorées,leurs larges fenêtres et leursimmenses cheminées, décorées desarmes des Maillefert, salons si vastesque dans chacun d’eux eût tenul’appartement entier où un parvenuentasse glorieusement un millierd’invités.

Et cependant, cette splendeur mêmedevait attrister un observateur, qui yretrouvait l’indice d’une opulenceévanouie.

Il n’était que trop aisé de voir queces appartements de réception neservaient que de loin en loin. Plus demeubles, plus de tentures. Les

rideaux aussi bien que les banquettessortaient évidemment des magasinsd’un tapissier d’Angers, qui les avaitloués pour une nuit et qui attendaitpeut-être que le bal fût fini pour lesdécrocher et courir les tendreailleurs…

– Ne jurerait-on pas, disait àRaymond M. de Boursonne, que labande noire a passé ici ! La bandenoire !… Parbleu ! c’est cette chèreduchesse. Ne pouvant emporter lechâteau, elle en a, du moins, emportéles meubles, les antiques bahuts, lesvieilles consoles, les tapisseriescurieuses, les horlogesprécieusement travaillées, tous ces

trésors artistiques dont les grandesfamilles se font honneur et qui setransmettent de génération engénération.

Cependant, le vieil ingénieur etRaymond étaient sans doute les seulsà faire ces affligeantes observations.

Le bal arrivait au moment de sonplus vif éclat.

Aux gais refrains de deux orchestres,dansaient, avec l’entrain de simplespaysannes, les plus jolies, les plusriches et les plus nobles héritières del’Anjou.

Le visage, même, se déridait, desdouairières qui faisaient tapisserie

en robe de satin ou de velours,audacieusement décolletées et la têtechargée de plumes ou de diamants.

A toutes les portes et dansl’embrasure des fenêtres, les hommesgraves, cravatés de blanc, seserraient en groupes compacts.

Plus loin, dans deux petits salonsouvrant sur la galerie, on entendantl’or rouler sur les tapis verts ets’échanger les parolessacramentelles : « Je passe !… – Avous la main !… – Je marque lepoint !… »

Sans relâche, les valets sesuccédaient, portant des plateaux

chargés de glaces, de bonbons exquiset de coupes de champagne.

– Avec tout cela, disait Raymond àM. de Boursonne, nous sommes icicomme deux intrus. Nous n’avonsseulement pas salué la duchesse.Comment ne redescend-elle pas ? oùdonc est-elle ?…

C’était en ce moment lapréoccupation de bon nombred’invités ; il n’y avait pour s’enassurer qu’à prêter l’oreille.

– Décidément cette chère duchessenous abandonne !…

Ainsi, près de Raymond et deM. de Boursonne, disait un gros

monsieur à une très vieille dameextrêmement parée.

– C’est assez son habitude, ce mesemble, répondit la douairière.

– Alors pourquoi donner des fêtes ?…

– Eh ! cher marquis, lorsqu’on a del’argent de trop, il faut bien ledépenser.

Ils éclatèrent de rire tous deux, de cebon rire de la médisance, puis le grosmonsieur – le marquis – reprit :

– En tout cas, elle n’avait jamaisdonné une fête aussi magnifique.

– Aussi… nombreuse, du moins.

– C’est ce que je voulais dire. Aussidoit-elle avoir un but…

– Elle en a un.

– Et vous le connaissez ?

– Assurément.

Le vieil ingénieur et Raymondoubliaient le bal pour écouter.

– En y réfléchissant, continuait legros marquis, il me semble que jedevine les projets de

Mme de Maillefert.

– Dites.

– Elle songe à marier sa fille.

La vieille dame eut un petit

ricanement, qui découvrit les perlesde son râtelier.

– Pourquoi cela, comtesse ? demandal’autre, piqué.

– Parce que vous savez bien que lemariage de cette petite Simonemettrait la duchesse sur la paille.Parce que c’est Cendrillon qui payeles violons quand la duchesse danse.Parce que le mari garderait pour luila fortune de sa femme, comme dejuste, au lieu de la donner à croquer

à Mme de Maillefert et à son fils…Allez donc un peu demander la mainde Simone pour votre fils, et vousverrez ce qu’on vous répondra… A

moins que…

– Eh bien !…

– A moins que vous ne consentiez àdonner reçu de la dot sans larecevoir…

Le gros homme se grattait l’oreille,ce qui était sa façon de faire appel àses idées.

– Peut-être avez-vous raison,comtesse, dit-il ; mais, alors, que sepropose donc la duchesse ? Cherche-t-elle une femme pour Philippe ?…

– Y songez-vous !… Quelle famillevoudrait ce garçon ! Peut-être, àAngers, trouverait-il quelque

marchand vaniteux qui donnerait unmillion ou deux de son nom et de sontitre ; mais il ne trouvera jamais unefille de noblesse…

– Alors, je donne ma langue auxchiens… Voyons, chère comtesse,apprenez-moi ce que vous savez.Faut-il vous jurer un secret éternel ?

– Ce n’est pas la peine.

– Bah !…

– Ce que je vais vous dire, tout lemonde le saura avant huit jours.

– Comtesse, je suis sur le gril.

– Eh bien ! marquis, Mme la comtessed’Hostal de Chalandray, duchesse de

Maillefert, est ici en tournéeélectorale.

Le gros homme fit un tel saut enarrière, qu’il posa lourdement sontalon sur le pied de M. de Boursonne,lequel avait fini par se rapprocher delui un peu plus que ne lepermettaient les convenances.

– Sacrrr !… commença le vieilingénieur.

– Oh !… monsieur, mille pardons,agréez toutes mes excuses, fitgracieusement le marquis.

Et revenant bien vite à la vieilledame :

– C’est invraisemblable, ce que vousme dites là, comtesse, fit-il.

– Oui, mais c’est vrai. Ignorez-vousdonc que la duchesse est ralliée, toutce qu’il y a de plus ralliée, qu’elle nesort plus des Tuileries, qu’elle va àCompiègne, qu’elle se montrepartout avec la femme de ceMaumussy qui s’est affublé du titrede duc, qu’elle sera peut-être, un deces jours, dame d’honneur del’impératrice…

– Une duchesse de Maillefert !…

– Voilà ! Quand on se noie, on seraccroche à toutes les branches, et laduchesse et son fils en sont à leur

dernier bouillon. Que deviendront-ils, quand ils auront croqué lalégitime de cette petite Simone ? Celales inquiète et ils se sont adressés àl’empire pour obtenir, elle des rentes,lui quelque sinécure bien lucrative.Seulement, comme on ne paye bienque les gens qui rendent des services,la duchesse a promis de rallier lanoblesse de l’Anjou et de nousamener tous aux pieds de LeursMajestés…

– C’est monstrueux !…

– Attendez !… Pour faciliter à cettechère duchesse sa mission politique,on a mis à sa disposition un certainnombre de places qu’elle va

proposant à l’un et à l’autre. Déjàelle m’a offert une recetteparticulière pour mon gendre, quin’est pas riche, comme vous savez, etqui est chargé de famille…

– Tenez, comtesse, il me semble queje rêve !…

– C’est-à-dire que vous doutez, etque vous voudriez des preuves ? Ehbien ! regardez autour de vous, etvous verrez tous les grosfonctionnaires du département. Vousverrez notre préfet, le sous-préfet deSaumur, le général, le commandantde l’école, l’enregistrement, ladouane et les ponts et chaussées.C’est un bal de fusion.

Singulier fut le regardqu’échangèrent Raymond etM. de Boursonne.

Mais déjà le gros monsieurcontinuait :

– Cela étant, je vais aller saluer laduchesse et lui donner à entendreque personne de nous ne mettra plusles pieds chez elle… Mais où doncest-elle ? Etrange maison, dontpersonne ne fait les honneurs !…

Avez-vous aperçu Mlle Simone ?

– Pas encore.

– Et Philippe ?…

– Oh ! lui, vous le trouverez dans le

salon de jeu… Je viens de l’y voir auxprises avec votre fils…

– Comment ! monsieur mon fils sepermet… Ah ! je vais y mettre bonordre !…

Mais, au moment où il quittait lacomtesse, un mouvement se fit dansla galerie.

Raymond et M. de Boursonne sehaussèrent sur la pointe du pied.

Et, dans l’encadrement de la porte,ils aperçurent la duchesse et

Mlle Simone de Maillefert.

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a mère et la fillesemblaient les deuxsœurs, tant les annéesavaient glissé légères surle front poli de laduchesse, tant les

amertumes de la vie avaient eu peude prise sur cette natureessentiellement mobile, insoucieuseet égoïste, tant aussi elle savait user

avec discernement de tous lesartifices de la coquetterie.

Renonçant pour une fois, – peut-êtreà cause de sa mission, – à sesexcentricités habituelles,

Mme de Maillefert portait une de cestoilettes d’une simplicité savante quiseront éternellement l’admiration etle désespoir des élégantes de petiteville, toilettes dont chaque détail esthabilement combiné pour arriver à laplus parfaite harmonie.

Sa robe, vert de mer, dont la tuniqueétait relevée par des branchesd’églantier rose, avait la légèretéd’une nuée, et se décolletait

précisément assez pour bien laisseradmirer, sans les étaler, ses épaulesd’une blancheur nacrée, polies etfermes comme le marbre le plusbeau.

Mlle Simone, au contraire, paraissaitplus vieille que son âge.

L’inquiétude et les soucis avaient,bien avant le temps, jeté leur ombresur son beau visage et éteint lesourire de ses vingt ans.

Elle était vêtue, ce soir-là, d’unesimple robe blanche, et dans sesadmirables cheveux blonds relevés àla hâte pendait une grappe defuchsia.

– Voyez-les donc, murmuraitM. de Boursonne à l’oreille deRaymond, voyez-les et dites-moi si, àla première vue, un étranger oseraitdécider laquelle est l’aînée !…

– Ah ! Mlle Simone est bien belle,monsieur.

– Naturellement. Mais c’est égal, lesfemmes sont plus fortes que nous,mon cher. Jamais on ne croirait, àvoir ces deux-ci, qu’elles viennentd’avoir une affreuse discussion.

Sur ce point, le vieil ingénieur setrompait, mais c’était la faute de lamyopie.

Un observateur de sa force, doué

d’une vue passable, eût parfaitementreconnu que l’éclat du teint de

Mme de Maillefert n’était pas naturel,et qu’un reste de colère contractaitses sourcils.

Il eût bien vu aussi la pâleur de

Mlle Simone, et qu’une larme malessuyée tremblait encore dans seslongs cils.

Raymond le discerna bien, lui, et,troublé profondément :

– Pauvre jeune fille !… soupira-t-il.

Elle n’était plus alors qu’à trois pasde lui, appuyée au bras de sa mère, ettoutes deux s’avançaient dans la

grande galerie.

Mais, circonstance étrange, leurshôtes ne s’empressaient pas autourd’elles.

Les figures se faisaient graves surleur passage, les saluts paraissaientcontraints et les sourires glacés.

L’histoire racontée par la vieillecomtesse à son ami le marquis avaitfait le tour des salons, et beaucoupde nobles invités se juraient, en cemoment même, de ne jamais plusremettre les pieds à Maillefert.

Raymond en entendit même un quidisait :

– C’est un piège abominable, et sansma fille, qui m’a conjuré de la laisserdanser encore quelques quadrilles, jeserais parti…

La duchesse avait trop de tact pourne pas deviner ce qui se passait et serendre compte du déplorable effet desa combinaison.

C’était un échec qui allait rendreimpossible dans le pays sa situationdéjà fort difficile.

Mais elle avait aussi une trop longuehabitude du monde pour ne savoirpas dissimuler ses impressions etcommander à son visage.

Plus elle rencontrait de réserve, plus

elle se faisait gracieuse et souriante,trouvant un mot aimable pourchacun, sachant forcer les plushostiles à murmurer à tout le moinsquelques formules de politessebanale.

– C’est fort curieux, ce qui se passe,disait à Raymond M. de Boursonne,c’est on ne peut plus intéressant…Suivons la duchesse, mon cher,faisons-lui cortège.

Ayant traversé la galerie,

Mme de Maillefert et Mlle Simonevenaient d’entrer dans un des salonsde jeu.

Elles s’arrêtèrent près d’une table où

deux jeunes gens jouaient, entouréschacun d’un groupe de parieurs.

Il y avait sur le tapis un assez jolimonceau d’or.

– Ne jouez-vous pas bien gros jeu,messieurs ? dit gaiement la duchesse.

Un des jeunes gens redressavivement la tête.

Il était blond, avec un lorgnon àl’œil, et portait un immense colrabattu, un gilet très ouvert à un seulbouton et un habit à manchesridiculement larges.

– Ah ! certainement non, ma mère,répondit-il avec un petit ricanement

qui devait être un tic. Voyez donc,pour une douzaine que nous sommes,l’enjeu n’est pas de trois cents louis.Nous jouons, d’ailleurs, un jeu defamille, un jeu de bons bourgeois, unsimple écarté de santé…

Et, s’adressant à son adversaire :

– Je prendrai des cartes ! dit-il.

– Combien ? demanda l’autre joueur.

– Oh ! le paquet !… Je ne suisdécidément pas en veine, ce soir.

C’est avec un dépit visible qu’il jetases cartes, et au même moment

Mlle Simone lui appuya la main surl’épaule en lui disant de sa douce

voix :

– Cette mauvaise chance est unejuste punition, Philippe. N’as-tu pashonte de jouer lorsque peut-être unejeune fille n’a pas de danseur !…

Le ricanement du jeune hommeredoubla.

– Ah ! l’excellente plaisanterie ! dit-il. Me voyez-vous, messieurs,dansant un quadrille !… Eh ! chèresœur, je serais effroyablementridicule !…

Puis relevant son jeu :

– Le roi !… fit-il.

– Philippe !… insista la jeune fille

d’un ton suppliant, mon frère !…

Mais déjà il était replongé dans sapartie. Il ne répondit pas.

– Cordieu !… grommelaM. de Boursonne, que voilà un jeuneseigneur qui me déplaît, avec sa raieau milieu de la tête, son lorgnon, songilet à cœur, son rire idiot et son aircontent de soi !

C’était l’effet qu’il faisait àRaymond, et cependant Raymond nesouffla mot, préoccupé qu’il était de

suivre de l’œil Mme de Maillefert et

Mlle Simone, qui étaient alléess’asseoir dans la grande galerie.

– Voilà le moment, reprit le vieilingénieur, d’aller présenter nosrespects à ces dames…

– Est-ce bien nécessaire ? demandaRaymond.

– Dame ! la politesse la plusélémentaire l’exige.

– C’est que…

– Quoi ? Ne craignez-vous pas uneallusion à votre duel ? Rassurez-vous, ces dames n’en ont même pasouï parler. Nos conjectures étaientfausses. N’avez-vous pas entendu lavieille comtesse ? C’est notre qualitéd’ingénieurs qui nous a valu notreinvitation. D’ailleurs est-ce qu’on

nous connaît ?…

Mais, à sa grande surprise, aumoment où il esquissait son plusbeau salut, un vieux monsieur, placé

derrière Mme de Maillefert, se penchavers elle en disant :

– M. le baron de Boursonne,madame, le savant ingénieur chargédes études de l’endiguement de laLoire…

La duchesse commençait une phraseflatteuse, mais le bonhomme n’eutpas la patience d’attendre la fin.

Prenant la main de Raymond :

– Permettez-moi, madame,

interrompit-il, de vous présentermon plus dévoué collaborateur,M. Raymond Delorge.

Plus rouge qu’une pivoine, Raymonds’inclina, mais non si bas qu’il ne vît

le front de Mlle Simone se couvrird’une rougeur plus vive que lasienne, non si vite qu’il ne surprit unéclair dans ses beaux yeux, et ungeste aussitôt réprimé, disant bienque sa première inspiration avait étéde tendre la main…

Le cœur du jeune homme bonditdans sa poitrine.

– Elle sait, pensa-t-il, et elle m’estreconnaissante.

M. de Boursonne n’avait rien vu.

Déjà, il était en grande conversationavec le personnage qui l’avaitnommé, et qui, bien évidemment,était un mentor qu’on avait donné à

Mme de Maillefert pour faciliter samission.

Même ce personnage ne tarda pas àémettre, au sujet des électionsprochaines, de si singulièresthéories, que le vieil ingénieur lesinterrompit brusquement.

– Je vous entends, monsieur, dit-il,vous me demandez de faire de laLoire un agent électoral quiinonderait les propriétés des gens

qui votent mal, et respecterait lesterres des paysans qui votent bien…C’est une idée, cela, mais diablementdifficile à réaliser… Demandez plutôtà M. Delorge.

Mais Raymond n’était plus près deM. de Boursonne pour lui répondre.

Il avait vu Mlle Simone abandonnerla place qu’elle occupait aux côtés desa mère, et, entraîné par une forceirrésistible, il l’avait suiviesournoisement à travers la foule, et ilétait allé se poster à un endroit d’oùil ne perdait de vue un tressaillementde son visage.

La jeune fille s’était assise près de

deux dames excessivement maigres,et avait entamé avec elles uneinterminable conversation.

Ce qui confondait Raymond etrenversait toutes ses idées, c’étaitl’isolement où restaient

Mme de Maillefert et sa fille, dansleur salon, au milieu de leurs hôtes.

Pendant que les hommes graves setenaient à l’écart, ruminant cettenouvelle de la mission électorale dela duchesse, tandis que les vieillesfemmes pinçaient les lèvres etchuchotaient derrière leur éventail,les jeunes ne songeaient qu’àemployer le plus gaiement possible

cette nuit de fête qui venait romprela monotonie de leur existence.

– C’est inouï, pensa Raymond, ondirait un bal de souscription, oùchacun est libre pour son argent.

Pourtant il compta jusqu’à cinqjeunes messieurs qui vinrent

s’incliner devant Mlle Simone, luidemandant évidemment « l’honneurd’un quadrille ou d’une polka ».

Mais Mlle Simone les refusait tous, età ses gestes Raymond comprit qu’elledonnait pour prétexte de ses refusune vive douleur au pied.

Il est vrai que ni ces invitations ni la

conversation des deux damesmaigres ne paraissaient occuperbeaucoup la jeune fille.

Son esprit était ailleurs.

Ses beaux yeux ne se détachaient pasd’une certaine direction, et tour àtour l’anxiété la plus poignante, lacolère ou la douleur se peignaientsur sa mobile physionomie.

– Qu’est-ce donc qui l’intéresseainsi ? pensait Raymond.

Il ne pouvait le voir de l’endroit où ilétait, encore qu’il se haussât sur lapointe des pieds et tendit le cou defaçon à se le démancher.

Cela étant, il manœuvra de façon àdécouvrir un meilleur posted’observation, et il ne tarda pas à letrouver.

C’était le salon de jeu, qui absorbaitainsi toutes les facultés de

Mlle Simone.

– Ah ! je comprends, se dit Raymond.

Et, sans trop d’affectation, il seglissa dans ce salon.

Le jeune duc de Maillefert, Philippe,était toujours à la table de jeu, et auxcontradictions de sa figure fripée, ilétait aisé de deviner que la mauvaisechance continuait à s’acharner aprèslui.

C’est avec des mouvements nerveuxqu’il maniait les cartes. Il les eûtdéchirées certainement s’il ne se fûtpas contenu, froissées et foulées auxpieds.

A tout instant de sourdesexclamations de rage luiéchappaient.

– C’est dégoûtant, parole d’honneur !… Perdre le point avec un pareil jeu !… c’est fait pour moi !… Pas un atouten quinze cartes !… En vérité, moncher, vous avez trop de chance !…

Son adversaire, aussi calme et aussifroid qu’il semblait fiévreux et agité,était un homme dont toute la

personne trahissait une intelligencebornée, beaucoup de confiance en soiet un entêtement féroce.

Son tour de donner venu, il battit lescartes méthodiquement, fit couper,et… tourna le roi.

– Le monarque ! dit-il. Cela me faitcinq points ; j’ai gagné.

Et, allongeant tranquillement lamain, il attira à lui l’or et les billetsplacés devant Philippe.

– Continuons-nous ? demanda-t-il,tout en vérifiant son gain.

Le jeune duc s’était levébrusquement.

– En voilà assez ! dit-il. Je perdraisce soir jusqu’à ma dernière chemise.Savez-vous, messieurs, que voiciquinze mille francs que je perds !C’est un assez joli denier.

– Bast ! qu’est-ce que quinze millefrancs pour vous ? objecta unparieur.

Raillait-il ? Parlait-il sérieusement ?

Philippe le regarda fixement pours’en assurer, et, comme il demeuraitimpénétrable :

– Eh bien ! soit ! encore un coup !dit-il vivement à son adversaire, surparole, en cinq points, quitte oudouble.

L’autre ne broncha pas.

– Est-ce que vous refusez, insista lejeune duc, qui devint livide ? est-ceque la parole d’un Maillefert ne vousparaît pas valoir de l’argentcomptant ?…

Il parlait si haut qu’il n’était pas

possible que Mlle Simone, de saplace, ne l’entendît pas.

Raymond la regarda.

Elle était plus blanche que sa robe,ses mains tremblaient…

– J’attends votre décision, monsieur,insista Philippe d’un ton presquemenaçant.

L’autre gardait son flegmeimperturbable.

– La décision ne dépend pas de moi,répondit-il.

– Que voulez-vous dire, monsieur ?

– Ceci : Je fais partie d’un cercle,c’est bien connu à Angers, dont tousles membres se sont engagés parserment à ne jamais jouer qu’argentsur table.

L’article VII de nos statuts porte quecelui de nous qui manquera à saparole sera passible d’une amendes’élevant au double de la sommejouée… Ce serait donc une trentainede mille francs qu’il m’en coûterait

pour avoir l’honneur de continuervotre partie…

Le jeune duc de Maillefert semblaitatterré…

– Mais c’est une offense, cela,monsieur, balbutiait-il, c’est uneinjure atroce…

– Oh ! pas le moins du monde…

Un grand silence s’était fait dans lesalon de jeu, silence que rendaientplus lugubre le bourdonnement de lafoule dans la galerie et les joyeusesfanfares de l’orchestre. A toutes lestables environnantes on avait cesséde jouer.

On s’attendait visiblement à quelqueviolente altercation, lorsque

Mlle Simone parut…

Pauvre généreuse fille ! Dominant sadouleur, elle se contraignait àsourire.

Vivement elle prit le bras de Philippe,et, s’adressant aux personnes quil’entouraient :

– Permettez-moi de vous enlever monfrère un instant, messieurs, dit-elle.

Et ils sortirent ensemble.

– Vous avez sagement agi, dit alorsun des parieurs à l’adversaire.

– Oui, très sagement, ajouta un

autre. Ce cher duc est charmant,quand il parle de perdre sa dernièrechemise. Il y a longtemps qu’elle estperdue. C’est celle de sa sœur qu’iljoue maintenant.

Tout en écoutant, Raymondobservait le frère et la sœur.

Ils causèrent un instant à voix basse,puis la jeune fille s’éloigna, laissantPhilippe près de deux damesmaigres.

Lorsqu’elle reparut l’instant d’après,elle tenait un petit paquet qu’elle luiglissa dans la main.

Le jeune duc eut un frémissement dejoie.

– Merci !… murmura-t-il sans douteà l’oreille de sa sœur.

Et, revenant s’asseoir en face de sonflegmatique adversaire :

– Maintenant, dit-il, en posant uneliasse de billets de banque sur letapis, maintenant, monsieur, vouspouvez jouer sans trahir vosserments. Faisons-nous, une dernièrefois, en cinq points, quitte oudouble ?…

L’homme impassible se troubla.

– Mais… c’est de dix mille francsqu’il s’agit, fit-il.

– Juste !… répondit Philippe. Total,

si vous gagnez, vingt mille francs.Après cela, je ne voudrais pas vouscontraindre. Il vous répugne peut-être d’exposer votre bénéfice…

Les rieurs étaient passés du côté deM. de Maillefert. Ce que voyant,l’autre :

– A qui fera ! dit-il.

Bien qu’on joue beaucoup en Anjou,la partie était assez intéressée pourémouvoir la galerie. Un cercle seforma autour de la table, si épais,que de sa place, qu’elle avait reprise,

Mlle Simone ne pouvait plus rienvoir.

Ce fut à Philippe de donner le

premier.

Il eut le roi et la vole, et marqua troispoints.

– Vous commencez bien ! grommelal’adversaire.

Et, donnant à son tour, il donna àPhilippe le roi et le point.

– Vous avez gagné ! prononça-t-il, enretirant de ses poches l’or et lesbillets qu’il avait gagnés…

Le jeune duc triomphait.

– Voulez-vous continuer, disait-il.Moi, qui n’ai pas fait de serment, jejouerai avec vous sur parole tantqu’il vous plaira.

C’est avec la plus poignante anxiétéque Raymond avait suivi cette partiedont les conséquences, il ne lesentait que trop, pouvaient êtreterribles.

Tout ce qu’il imaginait que pouvait,

que devait souffrir Mlle Simone, il lesouffrit lui-même.

Il se représentait l’atroce douleur decette jeune fille si fière en voyantl’outrage fait à ce nom de Maillefertqu’elle défendait, Dieu sait à quelprix.

Philippe avait été cruellementinsulté.

Sa parole jetée sur le tapis vert n’y

avait pas été acceptée.

Et tout ce qu’avait pu dire sonadversaire des règlements du cercledont il faisait partie n’étaitévidemment qu’une pure fictioninventée pour se garer de ces joueurssuspects qui empochent bravementquand ils gagnent et qui, s’ilsperdent, ne payent pas.

Voilà où en était le dernier duc deMaillefert.

Et certainement, pensait Raymond, iln’avait pas fallu moins que cetteabominable offense, pour décider

Mlle Simone à donner à son frère dequoi continuer à jouer.

Tant que la partie demeura ensuspens, tant qu’il vit les deuxjoueurs se disputer avecacharnement ces saintes économiesde la jeune fille, la respiration luimanqua.

Mais lorsqu’il entendit Philippe deMaillefert, qui avait déjà troispoints, annoncer le roi, quand il levit abattre triomphalement son jeu etmontrer qu’il avait trois atoutsmajeurs, c’est-à-dire le point sûr…oh ! alors la joie lui monta aucerveau, enivrante autant que le vin,

et, bondissant jusqu’à Mlle Simone :

– Il a gagné !… dit-il.

Violemment, comme si elle eût étéendormie, et qu’un coup de pistolet

eût été tiré à son oreille, Mlle Simonetressauta.

– Monsieur ! fit-elle.

Mais quand ayant levé la tête sesyeux rencontrèrent les yeux deRaymond, un nuage de pourpres’étendit sur son visage, jusqu’à laracine des cheveux, et, d’une voixfaible, mais où vibrait toute sonâme :

– Merci, monsieur, murmura-t-elle,merci !…

Les deux dames maigres, assises près

de Mlle de Maillefert, ouvraient desyeux immenses.

Elles se demandaient quel était cejeune homme d’un extérieur siremarquable, qu’elles neconnaissaient cependant pas, ellesqui connaissaient tout le pays, qui

parlait à Mlle Simone avec une siéloquente émotion, et à qui ellerépondait d’une voix balbutiante.

– Et… continue-t-il de jouer ?demanda la jeune fille.

Raymond se pencha vers le salon dejeu.

– Non, répondit-il. Je le vois, il est

debout près de la fenêtre, il plaisanteavec des jeunes gens que je neconnais pas…

Seulement, c’est d’une voix à peineintelligible qu’il prononça cesderniers mots.

Il venait de surprendre, arrêté surlui, l’œil étincelant de méchancetédes deux dames maigres, et sous ceregard comme sous une doucheglacée lui tombant sur le front, ilrecouvra son sang-froid.

Il vit Mlle de Maillefert compromise,et sérieusement, cette fois, par lui.

Et, furieux de sa sottise, tourmentéde regrets, ne sachant comment

s’excuser et se retirer, ne sachant nique dire ni que faire, il restait devantla jeune fille, à demi-incliné, rouge,balbutiant…

Jusqu’à ce qu’enfin une idée luivenant :

– Daignez-vous, mademoiselle,demanda-t-il, me faire l’honneur dedanser avec moi le prochainquadrille ?…

Elle se leva à demi, et déjà Raymondlui présentait le bras, quand soudainse rasseyant :

– Excusez-moi, monsieur, répondit-elle, j’ai déjà refusé plusieurs fois dedanser, je me sens un peu

souffrante…

Raymond pâlit.

– Je vous en prie !… insista-t-il.

Si visible fut l’hésitation de la jeunefille, qu’une des dames maigres crutpouvoir intervenir, en avançant satête chargée de plumes :

– Vous êtes en vérité tropscrupuleuse, mon enfant, dit-elle.Vous souffriez, tout à l’heure, vousavez refusé ces messieurs… quoi deplus naturel ?… Maintenant, vousvous sentez mieux, monsieur vousinvite et vous acceptez… quoi de plussimple ? Eh ! dansez donc, croyez-moi, profitez de votre jeunesse !…

Ce qu’il y avait de perfide dans cette

phrase, Mlle Simone ne le compritpas, pas plus qu’elle ne surprît lesourire venimeux qui la soulignait.

Elle se leva donc, appuya sa maintremblante au bras de Raymond, et,traversant la galerie, ils gagnèrent undes salons où on dansait…

Ah ! l’impitoyable M. de Boursonneeût bien ri de la contenance de son« jeune ami ».

Raymond allait d’un pas desomnambule, de l’air d’un hommequi n’est pas parfaitement sûr d’êtrebien éveillé.

Il se demandait s’il n’était pas un fat

ridicule, si l’instinctive sympathiequ’il avait cru lire dans le douxregard de cette jeune fille si fièreexistait réellement.

Comment, ne s’étant jamais parlé,s’étaient-ils parfaitement compris ?Quelles mystérieuses affinitésrapprochaient ainsi leurs âmes ?L’avait-elle donc deviné ? Avait-elledeviné ce cœur qui ne battait déjàplus que pour elle ?

Que n’eût-il pas donné pour avoir uninstant la puissance de Dieu, pouranéantir, par le seul acte de savolonté, tous ces importuns dont ilfendait la foule odieuse, pour se

trouver seul près de Mlle Simone,tomber à ses pieds, lui dire de quelleadmiration absolue et respectueuse ill’admirait !

Mais il n’avait pas la puissance deDieu.

L’orchestre jouait les premièresmesures d’un quadrille, et il n’eutque le temps de chercher une place etde s’inquiéter d’un vis-à-vis. Et cen’était pas tout encore.

Il sentait peser sur lui il ne savaitcombien de regards enflammés decuriosité, et il comprenait lanécessité de dominer son trouble, demaîtriser ses pensées et d’adresser la

parole à Mlle Simone.

Hélas ! son esprit ne lui fournissaitrien, pas un mot, pas une de cesphrases banales qui s’échangententre deux figures, et qui sont commela fausse monnaie de l’esprit et de lagalanterie, pas un de cescompliments ineptes qu’il entendaitcouler comme de source de la boucheen cœur des danseurs ses voisins…

Peut-être Mlle de Maillefert souffrait-elle autant que lui, peut-être serendait-elle compte de son embarras.Toujours est-il qu’à la fin de laseconde figure, elle lui demandaquelques renseignements sur les

travaux de M. de Boursonne.

C’est avec l’empressement d’unhomme en train de se noyer queRaymond saisit cette branche.

Et, tout en décrivant avec uneextrême volubilité leurs plans etleurs études :

– Je me perds, pensait-il… Elle doitme juger stupide… Est-ce là ce que jedevrais lui dire !… O sensibilitéidiote, maudite timidité !…

Elle finit, cependant, cetteinterminable contredanse.

Elle finit par un galop général, lesdeux orchestres jouant le même

quadrille, et les danseurs des deuxsalons se lançant et se mêlant dansla grande galerie…

C’est près de sa mère que

Mlle Simone voulut être reconduite.

La duchesse de Maillefert était à lamême place, fort entourée pour lemoment et rouge de dépit ; carM. de Boursonne, à force dequestions perfides et d’attaquessournoises, l’avait presque amenée àconfesser le but de son voyage.

Apercevant sa fille au bras deRaymond :

– Venez-vous donc de danser ? luidemanda-t-elle d’un ton aigre.

– Oui, ma mère.

– Avec monsieur ?

– Oui.

– Il me semblait vous avoir entendudire à M. de Luxé que vous étiezsouffrante et que vous ne danseriezpas de la soirée.

La jeune fille s’assit sans répondre,et Raymond allait peut-êtrecommettre la maladresse insigne des’excuser, quand il sentit qu’on luifrappait sur l’épaule.

Il se retourna vivement et se trouvaen face de M. de Boursonne.

– Je suis rompu, lui dit le

bonhomme ; les bals, décidément, nesont pas mon fait. Allons cherchernos pardessus et filons…

Raymond le suivit et sans trop depeine ils retrouvèrent la porte dupetit salon où ils s’étaientdébarrassés de leurs effets.

Seulement cette porte était fermée eton avait retiré la clef.

– Eh bien ! voilà qui est gracieux !gronda M. de Boursonne.

Il essayait d’ouvrir, cependant,lorsqu’un vieux domestique sanslivrée accourut :

– Que désirent ces messieurs ?

demanda-t-il.

– Parbleu ! nos paletots, qui sont là-dedans.

Le domestique les examinait avecune attention étrange.

– C’est par erreur, répondit-il enfin,qu’on a conduit ces messieurs dansce salon. Il dépend de l’appartementde miss Lydia Dodge, la gouvernante

anglaise de Mlle Simone, de sorteque…

En toute autre occasion,M. de Boursonne n’eût point manquéde s’informer de cette miss Lydia,dont il avait déjà ouï parler parmaître Béru.

Mais en ce moment, il s’impatientaitfort.

– De sorte que, interrompit-il, nosvêtements sont sous la clef de lagouvernante…

– Oh ! non certes, on les a retirés, etsi ces messieurs veulent prendre lapeine de venir avec moi…

Ils prirent cette peine.

Leurs vêtements avaient étésoigneusement recueillis. Ils lesendossèrent, et l’instant d’après ilsdescendaient le perron du château deMaillefert.

Il était trois heures du matin.

Les gens graves se retiraient. Onvoyait les lanternes de leurs voituresglisser à travers les arbres le long dela route qui conduit à la levée de laLoire et sur le pont de fil de fer.

Les fanatiques seuls restaient, ceuxqui dansent jusqu’à ce que ladernière bougie ait fait éclater ladernière bobèche, jusqu’à ce que ledernier musicien de l’orchestres’endorme exténué sur soninstrument.

Ceux-là en prenaient à cœur joie.

Ils dansaient un cotillon, et on voyaitleurs ombres tourbillonnantes passeret repasser devant les fenêtres.

Dans la cour, en attendant leursmaîtres, les valets dormaient autourde leurs feux, à l’exception de troisou quatre, qui, parfaitement ivres,échangeaient des injures enattendant d’échanger des coups.

Les lampions de l’avenue étaientéteints… A peine de-ci et de-là, dansles branches, en apercevait-on un quiagonisait, jetant bien plus de fuméeque de lumière.

– Et voilà comment finissent toutesles fêtes ! observaitphilosophiquement M. de Boursonne.Et on appelle cela s’amuser…

Mais au moment de franchir la grille

de la cour d’honneur, il s’approchad’un des réverbères, et, tirant de sapoche un vieux portefeuille, ill’examina attentivement.

– Parbleu !… fit-il.

– Qu’est-ce, monsieur ? interrogeaRaymond.

Mais, au lieu de répondre :

– Aviez-vous laissé quelquespaperasses dans la poche de votrepardessus, mon cher Delorge ?demanda le bonhomme.

Raymond chercha.

– Oui, répondit-il.

– Quelles ?

– Deux ou trois vieilles lettres à monadresse, et quelques cartes de visite.

– Alors, plus de doute, fit le vieilingénieur.

Et s’arrêtant court :

– Que me répondriez-vous, reprit-il,

si je vous disais que Mlle Simone saitque sa discussion avec sa mère a étéentendue ?

– Oh ! monsieur…

– Et entendue par nous, qui plus est,par vous Raymond Delorge, et parmoi le père Boursonne…

– Si cela était, monsieur, j’en serais

au désespoir…

– Eh bien ! désespérez-vous, moncher, car rien n’est plus certain,déclara le vieil ingénieur.

Et, se remettant en marche, car ilavait chaud et la nuit était fraîche :

– Rien n’est plus certain, poursuivit-il, et je le prouve : 1° nos pardessusont été soigneusement retirés dupetit salon ; 2° mon portefeuille a étéouvert, je m’en suis assuré ; 3° undomestique montait la garde nonloin de la porte fermée, avec ordre debien prendre notre signalement…

Tout cela était tellement probablequ’il n’y avait guère moyen d’en

douter.

– Soit, interrompit Raymond, mais

pourquoi serait-ce Mlle Simone quisaurait notre indiscrétion, bieninvolontaire de ma part, et non pas

Mme de Maillefert, ou plutôt,pourquoi ne la connaîtraient-ellespas toutes deux ?

M. de Boursonne hocha la tête.

– Ici, répondit-il, je n’ai plus que desprésomptions. Seulement, il est deces indices moraux qui valent de

faits. Si Mme de Maillefert eût su quenous possédions son secret, elle eûtété avec nous plus gracieuse, car elleeût eu peur de nous. Or, c’est à peine

si elle a été polie, cette chèreduchesse…

– Oui, c’est juste, murmuraitRaymond, c’est très juste !…

– Maintenant, reste à savoircomment a été avec vous

Mlle Simone… Je sais déjà qu’elle adansé avec vous, après avoir refuséde danser avec d’autres…

– Ah ! monsieur !…

– Parfait, je suis fixé, dit en riant levieil ingénieur.

Et, redevenu grave tout à coup :

– Cette noble duchesse, prononça-t-ild’une voix irritée, mériterait qu’on

rasât ses cheveux couleur de soleil,qu’on la vêtît d’un sarrau de ratinegrise et qu’on l’obligeât à soigner lesgaleux jusqu’à la fin de ses jours.Son aimable fils mériterait qu’onl’embarquât sur quelque long-courrier, avec recommandation aucapitaine de lui faire connaître lesdouceurs du chat à neuf queues…

Puis plus bas :

– Si j’étais à votre place, amiDelorge, poursuivit-il, si j’avais votreâge, si ma bonne étoile guidait surmon chemin une jeune fille telle que

Mlle Simone…

– Eh bien ?…

– Eh bien !… elle serait ma femme,envers et contre tous, quand il mefaudrait soulever des montagnes oucombler des abîmes ; elle serait mafemme ou ma vie serait perdue,brisée, finie…

Il s’interrompit, honteux peut-êtreun peu de son enthousiasme, etbrusquement, sans vouloir entendrela réponse qui montait aux lèvres deRaymond :

Mais nous voici arrivés, dit-il, etj’entends cet imbécile de Béru quivient nous ouvrir… Bonne nuit,dormez bien… Mais vous savez : Elleserait ma femme !…

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QUATRIEME PARTIE- LES MAILLEFERT

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I

I

l était tard lorsque RaymondDelorge se réveilla.

C’était un dimanche, et il avaitdéfendu à maître Béru, le bonhôtelier du Soleil levant, d’entrerdans sa chambre, même pour lui

annoncer le déjeuner.

Le temps était splendide. Un de cesradieux soleils de la Saint-Martin, sibeaux dans la vallée de la Loire,

dissipait les dernières brumes etdorait à l’horizon lointain la cimejaunie des grands arbres…

Raymond ouvrit sa fenêtre, et l’airpur, à grands flots, s’engouffra danssa chambre…

La grande rue des Rosiers étaitbruyante et animée. La grand’messevenait de finir, et incessammentpassaient des groupes de paysannescoquettes, rouges et joufflues sousleur blanc bonnet de mousseline.

Cependant, au lieu de se hâter des’habiller, comme d’ordinaire,Raymond s’affaissa dans un grandvieux fauteuil que l’aubergiste du

Soleil levant avait fait venir deSaumur à son intention.

Les dernières paroles deM. de Boursonne : « Elle serait mafemme », retentissaient encore à sonoreille, remplissaient sa pensée etvibraient dans son âme.

– Oui, se répétait-il, comme pours’encourager, oui, il faut qu’elle soitma femme.

C’est qu’il n’en était plus à batailleravec lui-même, à essayer de s’abuser.

Il aimait Mlle Simone de Maillefert.

Il l’aimait de cet amour unique etabsolu qui envahit l’être entier, quis’empare despotiquement de toutes

les facultés, qui remplit l’existence,et qui, selon qu’il est heureux oumalheureux, fait de celui qu’ilpossède le plus fortuné ou le plusmisérable des mortels.

Mais elle, Mlle Simone, l’aimait-elle ?l’aimerait-elle jamais ?…

Se rappelant son attitude lorsqu’illui avait été présenté, ses rougeurssoudaines, ses regards surpris, etcomment, tout à coup, sans jamaiss’être parlé, ils s’étaient entendus :

– Non, je ne lui suis pas indifférent,se disait-il, tressaillant d’espérance.

Mais presque aussitôt lesobservations de M. de Boursonne lui

revenaient à la mémoire : il songeait

que Mlle de Maillefert avait dû savoirqu’il avait pris sa défense, qu’ils’était battu pour elle avec M. Bizetde Chenehutte, et alors :

– Pauvre fou que je suis, murmurait-il, qui prends pour un intérêt sérieuxce qui n’est que l’expression banale,à force d’être naturelle, de lareconnaissance.

Pourtant, comme il se sentait prêt àtout pour conquérir

Mlle de Maillefert, comme il sesentait de taille, selon l’expressionde M. de Boursonne, à aplanir desmontagnes et à combler des abîmes,

il s’efforçait d’évaluer froidementses chances de succès.

Hélas !… elles lui paraissaient autantdire nulles.

Même en admettant, et il n’osait

l’admettre, que Mlle Simone l’aimât,en était-il plus avancé ?

Il en savait précisément assez del’existence des Maillefert pour êtrepersuadé que la duchesse et son filss’opposeraient de tout leur pouvoiret de toute leur énergie au mariage de

Mlle Simone, non précisément aveclui, mais avec n’importe qui.

Un mariage n’aurait-il pas ce résultat

de les priver des revenus de lamalheureuse enfant, qui étaientdésormais leur unique ressource ?

D’un autre côté, ignorait-il à quelle

tâche écrasante Mlle Simone avaitvoué sa vie ? Et il l’estimait assezhéroïque pour briser son cœur plutôtque de renoncer à cette œuvre deveiller sur la maison de Maillefert etde préserver de tout opprobre cegrand nom, sans cesse compromispar les folles prodigalités de laduchesse et par les insanités deM. Philippe…

Et qui était-il, lui, Raymond Delorge,pour oser aspirer à la main de cette

jeune fille si belle, si noble et siriche ?…

Un obscur bourgeois, un pauvre petitingénieur des ponts et chaussées,sans autre avoir que les maigresémoluments de sa place.

Et ce n’était pas tout.

N’avait-il pas, de même que

Mlle Simone, une tâche à remplir, etbien autrement impérieuse etsacrée ? Sa vie n’était-elle pas vouéeà une œuvre de justice et devengeance, et d’avance sacrifiée ?…

Que dirait sa mère, si elle venait àapprendre son amour, sesespérances, ses projets ?

Il lui semblait la voir se dresser enpied, austère comme le devoir, rudecomme la vérité, terrible comme leremords.

– Honte sur vous, lui dirait-elle, quipouvez oublier votre père assassiné !… Honte sur vous, dont le lâche cœurpeut espérer le bonheur alors que lesassassins triomphent, alors queMaumussy et Combelaine sontencore impunis !…

Et, comme pour exaspérer la douleurde Raymond, sa conscience ne luimontrait autour de lui que desexemples d’une indomptableténacité.

Sa mère, d’abord, Mme Cornevin, qui,après avoir eu cette énergie d’élevercinq enfants, avait eu cette constancede se faire une éducation à la hauteurde ses espérances. Et Léon Cornevin,dont on avait brisé la carrière, maisnon l’indomptable volonté. Et Jeanencore, qui, en ce moment même,ayant tout abandonné, patrie, amis,famille, s’obstinait à la recherche deson père, à la poursuite de cettelettre décisive que le général Delorgemourant avait dû confier à l’uniquetémoin du crime, au loyal etmalheureux Laurent Cornevin.

Il n’était pas jusqu’à Me Roberjot,jusqu’au timide bonhomme

Ducoudray dont la conduite ne fûtpour Raymond un cruel reproche.

– Eh bien ! oui, c’est vrai, se disait-ilavec une sorte de rage, oui, ce que jefais est indigne ; mais je l’aime, maraison se trouble, ma volontém’échappe, je ne m’appartiens plus,je ne suis plus moi… je l’aime !…

Mais l’excès même de son exaltationdevait le ramener vite à une plussaine appréciation de la réalité.Comprenant que, s’il restait pluslongtemps dans sa chambre,M. de Boursonne l’y viendraitrelancer, il se hâta de s’habiller et dedescendre.

Dans la grande salle du Soleil levant,le vieil ingénieur – pour employerencore une de ses expressions –tenait ses assises hebdomadaires.

C’était sa coutume, depuis qu’il avaitétabli son quartier général auxRosiers.

Tous les dimanches, à l’issue de lagrand’messe, il envoyait maître Bérului racoler tout ce qu’il rencontraitsur la place de l’Eglise de paysansdes environs.

Et il passait son après-midi à lesquestionner, avec un art et unepatience admirables, essayant detirer d’eux les indications qu’il

supposait devoir servir l’immensetravail dont il avait la direction.

Il était en train d’écouter un desadjoints de Saint-Mathurin, lequelavait eu ses meilleures terresensablées, c’est-à-dire stériliséespour des années, à l’inondation de1866, lorsqu’il aperçut Raymond quitraversait le vestibule pour se rendreà la salle à manger.

Aussitôt, il abandonna son adjoint etles sept ou huit paysans quil’entouraient, et s’élançant après sonjeune ami :

– Vous voilà donc, maître paresseux !s’écria-t-il… Savez-vous qu’il y a

plus d’une heure que j’ai déjeuné ?…

Mais si mauvaise que fût sa vue, ildistingua l’altération des traits deRaymond, et surpris et changeant deton :

– Saperjeu !… reprit-il ; que vousarrive-t-il, mon cher ?…

– Rien, monsieur ; je suis un peufatigué.

– Vous !… pour une pauvre nuitpassée au bal, pour un innocentquadrille et pour quatre ou cinqverres d’un punch inoffensif !…

Raymond ne répondit pas, maisM. de Boursonne ne pouvait se

méprendre à la façon dont il hocha latête. Aussi, se frappant le front :

– J’y suis ! s’écria-t-il.

Mlle de Maillefert…

L’entrée de maîtresse Béru, quiapportait à Raymond des œufs à lacoque dénichés de sa main le matinmême, coupa la parole aubonhomme ; mais dès qu’elle se futretirée :

– Par ma foi, poursuivit-il, je necomprends pas que le souvenir de laplus charmante jeune fille que jeconnaisse puisse donner à unamoureux cette mine funèbre.

– Hélas !… soupira Raymond.

– Vous avez découvert desobstacles ?…

– Insurmontables, oui, monsieur.

Le vieil ingénieur haussa les épaules.

– Voilà bien, grommela-t-il, lesjeunes gens de notre époque, hérosaimables à qui il faut des sentiersfleuris, sablés de poudre d’or, et quis’assoient découragés à la premièretaupinière qu’ils rencontrent.

– Monsieur…

– Taisez-vous ! Peut-êtrem’avoueriez-vous que vous n’aimezque les entreprises faciles, et je vousprendrais en grippe. On ne gravit

avec honneur et plaisir, mon cher,que les montagnes réputéesinaccessibles. On est fier d’avoiratteint le sommet du mont Blanc, onne se vante pas d’avoir escaladé lesbuttes Montmartre. L’impossible,voilà le but qui me tenterait, sij’avais votre âge. Tel que vous mevoyez, je crois aux miracles, j’en aivu… et la sorcière qui les faisait estaux ordres de tout le monde, elles’appelle : la Volonté.

Il s’exprimait en homme fort de sesconvictions et qui a expérimenté sesthéories. Pourtant le visage deRaymond restait morne.

– Que peut la plus indomptable

volonté, murmura-t-il, quand on atout contre soi ! Si vous saviez,monsieur…

Il était dans une de ces dispositionsd’esprit où les plus chers secretsmontent de l’âme bouleverséejusqu’aux lèvres, et si le vieilingénieur l’eût voulu, il ne tenaitqu’à lui de surprendre ce mystèrequ’il avait deviné dans le passé deson jeune compagnon. Mais il nesongeait alors qu’à étudier le côtépratique – il disait le côté politique –des projets de Raymond…

– Le diable, mon cher, interrompit-il,c’est que, pendant que vous dansiezavec la fille, j’ai cédé à la tentation,

stupide, je le reconnais, detourmenter la mère, et que je l’ai tantagacée et persiflée qu’elle doit m’envouloir à la mort. Conclusion : nivous ni moi ne seront plus invités auchâteau de Maillefert, et vous voilà

séparé de Mlle Simone.

Il tira sept ou huit énormes boufféesde sa pipe, et du sein de l’épais nuagede fumée dont il s’était enveloppé :

– L’important, continua-t-il, est defaire notre paix. Comment ? Voilà leproblème. Pour l’instant, il faut queje rejoigne mes campagnards quidoivent s’impatienter, mais nousreprendrons cet entretien. De votre

côté, cherchez…

Point n’était besoin de ce conseilpour que Raymond se mît l’esprit àla torture.

Resté seul, il finit de déjeuner enquelques bouchées, alluma un cigareet sortit.

– C’était, se disait-il, pour profiterdu beau soleil, qu’il sortait, pour êtrelibre, seul et plus maître de sespensées.

Seulement, le hasard – il a toujoursde ces caprices, le hasard – leconduisit de l’autre côté de la Loire,et lui fit prendre un petit sentier quile mena justement sur une hauteur

d’où il dominait les jardins deMaillefert et une partie du parc.

De là, il apercevait distinctement, sepromenant le long des terrasses ous’appuyant aux balustrades demarbre, les hôtes du château, lesamis que la duchesse avait amenésde Paris.

Ils étaient une douzaine, hommes etfemmes, et d’après leurs gestes, onpouvait aisément imaginer qu’ilsn’engendraient pas la mélancolie.

Pour la première fois, Raymondsentit au cœur l’aiguillon de l’envie.

Il envia ces jeunes messieurs qu’ilapercevait, causant et riant.

Mme de Maillefert ne les haïssait pas,eux. Tandis que, lui, la porte duchâteau lui était peut-être à toutjamais fermée. Il avait droit à unevisite de politesse, ou, pour mieuxdire, il la devait, mais lorsqu’il seprésenterait, quelque laquaisinsolent lui répondrait que madamela duchesse n’était pas visible, ilremettrait sa carte cornée, et toutserait dit.

Ce qui le consolait un peu, c’était

l’absence de Mlle Simone. Il ne lavoyait pas dans le jardin. Oùpouvait-elle être ?

Il se demandait comment le savoir,

songeant vaguement à courir seposter sur le passage de la jeune fille,lorsque, sans qu’il eût besoin dequestionner, il fut renseigné par deuxpaysans qui se croisèrent à dix pasde lui, sur le chemin.

Ils avaient leurs habits du dimanche,et l’un d’eux, celui qui tournait le dosau château de Maillefert, semblait unpeu gris.

Apercevant l’autre :

– Ohé ! cria l’homme qui avait bu, tevoilà, Bruneau !

– Oui.

– Où donc vas-tu, comme ça ?

– Au château.

– Un dimanche ! Tu ne trouveras pasla demoiselle.

– Au contraire, c’est toujours ledimanche qu’elle donne rendez-vousau monde, à ses fermiers et à sesmétayers afin de ne les pointdéranger de leurs travaux.

– Et qu’y vas-tu faire, au château ?

– Porter de l’argent.

L’homme gris ouvrit de grands yeux.

– Je croyais, fit-il, que tu ne payaiston fermage qu’à Noël.

– C’est vrai aussi.

– Alors ?

– La demoiselle nous a fait prier, moiet deux ou trois autres, de luiavancer la moitié du fermage…

– Tiens ! tiens !… Et tu consens àcela, toi ?

– Je fais mieux. Au lieu de la moitiéque demandait la demoiselle, je luiporte le tout.

– Oh ! oh !

– C’est comme ça. Et si au lieu d’uneannée d’avance elle avait besoin dedeux, eh bien ! on lui trouveraitl’argent tout de même.

– Et que dit de ça maîtresse

Bruneau ?

– Maîtresse Bruneau dit que, s’ilfallait aller chez le notaire emprunterpour prêter à la demoiselle, on irait.Maîtresse Bruneau se souvientqu’une nuit qu’elle était malade à nepouvoir remuer ni bras ni jambes, etque notre petite étouffait d’uneangine, et que moi je perdais la tête,la demoiselle est montée à cheval parune pluie battante et est allée àSaumur chercher de la glace que lemédecin avait ordonnée.

L’ivrogne, d’un air ironique, tira sonchapeau.

– Tu es une bonne pâte d’homme, toi,

dit-il.

– Je m’en vante.

Et ils se séparèrent, chacunpoursuivant sa route en senscontraire.

– Qu’arrive-t-il, pensait alorsRaymond, pour que

Mlle de Maillefert en soit réduite àdemander des avances à sesfermiers ? Quelle folie de la duchessea-t-elle à réparer ? quelle nouvellefrasque de M. Philippe ?…

Et il se représentait la malheureuseaux prises avec ces incurablesprodigues, harcelée, tiraillée, tour àtour suppliée et menacée, condamnée

à une lutte de tous les instants.

Certes, il lui avait fallu une énergiede fer pour résister si longtemps.Mais un jour ne viendrait-il pas où,brisée de cet atroce combat, excédée,désespérée, vaincue, elle dirait à cefrère insensé et à cette mèreabsurde :

– Vous le voulez, soit ! prenez tout,dépensez, dilapidez, jetez au vent, etpérisse après l’honneur desMaillefert…

C’est avec des tressaillements d’unejoie égoïste que Raymond songeait à

cette ruine possible de Mlle Simone.Ruinée, il la voyait plus près de lui,

et il pouvait avouer son amour sansêtre soupçonné d’une honteusespéculation.

Telles étaient ses réflexions, tout enregagnant les Rosiers, quand, arrivéau milieu du pont suspendu, ils’entendit appeler. Il se retourna etse trouva nez à nez avec SavinienBizet de Chenehutte, lequelglorieusement portait le bras enécharpe.

– Vous voici donc, mon cher Delorge,disait l’aimable jeune homme. Ehbien ! vous étiez au bal de Maillefert.Mes compliments sincères. On neparle que de vos succès. Vous avezparu et vous avez triomphé. Miracle !

La statue s’est animée, ses beauxyeux se sont abaissés tendrement survous, elle a parlé, elle a dansé, elle asouri… Oh ! je suis bien informé ! Laduchesse, à ce qu’il paraît, faisait unnez d’une aune.

– Je ne sais ce que vous voulez dire,dit froidement Raymond.

Et du coin de l’œil il mesurait lahauteur du pont et la profondeur del’eau. Il lui fallait se tenir à quatre,pour ne pas saisir le sieur Bizet et lelancer par-dessus le parapet.

– Allons donc, poursuivaitl’intéressant jeune homme, est-ceavec un ami qu’on doit faire le

discret ? Car nous sommes amis.Deux hommes qui se sont coupé lagorge sont liés pour la vie. Voyons, àquand le mariage ? Car il y apromesse de mariage. Ce qui de lapart de toute autre jeune fille seraitinsignifiant, est de la part de

Mlle Simone une déclaration… Ellene peut plus se dédire… Ah ! mongaillard…

– Salut !… interrompit brutalementRaymond.

Et plantant là M. Bizet stupéfait etmécontent, il s’éloigna à grands pas,comprenant que la colère allaitl’emporter.

Pourtant elles ne manquaient pas devérité, les observations de M. Bizetde Chenehutte.

Dans les petits pays, où tout lemonde se connaît, où chacun épie levoisin avec la subtile et patientecuriosité du désœuvrement, il faitbon mesurer ses démarches, peserses paroles et surveiller jusqu’à sesregards.

Plus que tout autre, à la fête de

Maillefert, Mlle Simone avait étél’objet de l’attention tracassière desinvités.

On avait remarqué et noté qu’aprèsavoir résisté aux instances de

plusieurs danseurs, elle avait acceptépresque sans se faire prierl’invitation de Raymond. On avaitétudié le jeu de sa physionomie,guetté l’expression de ses yeux.Enfin, le mécontentement de laduchesse n’avait échappé àpersonne. Et de tous ces indices,soigneusement recueillis, les genstiraient les conclusions les plusdiverses selon qu’ils étaient des amisou des ennemis des Maillefert.

Encore bien que Raymond nereconnût guère l’esprit du pays, ilavait comme une vague intuition dece qui se passait, et il s’en irritait. Ilse disait que tous ces commérages

seraient pour la duchesse une raisonde lui fermer plus sévèrement saporte.

C’était aussi l’avis deM. de Boursonne.

– Très certainement, ajoutait-il,

Mme de Maillefert n’ignorera pas cescancans, votre ami Bizet est pourcela un trop dur semeur de nouvelles.

Les poings de Raymond secrispaient.

– Ah ! ce Bizet, grondait-il, si je letenais encore au bout de mon épée…je le clouerais contre un arbre.

Le vieil ingénieur fronçait les

sourcils.

– Et vous auriez tort, prononça-t-il.Votre excellent ami Bizet n’est qu’unsot, et comme en ce bas monde lessots sont en majorité, il ne faut passonger à les exterminer. Occupons-nous plutôt de trouver un expédientpour faire notre paix avec le château.

Mais ils n’en trouvèrent aucun, detoute la soirée qu’ils passèrent àfumer, les pieds sur les chenets. Et lanuit, la conseillère divine, ne leurenvoya aucune inspiration.

Raymond était donc fort triste, lelendemain, quand il se mit en routeavec M. de Boursonne pour gagner le

terrain de leurs opérations.

Ils exécutaient alors des sondages,un peu au-dessous des Tuffeaux, à unendroit où la Loire se rapproche ducoteau jusqu’à ne plus laisser entreson cours et les carrières qu’uneétroite prairie qu’inonde la moindrecrue, et un chemin défoncé par lepassage continuel de charretteschargées.

Leur matinée passa vite àcommander et à suivre lesmanœuvres de leur personnel, asseznombreux, de piqueurs et debateliers.

Et, vers les trois heures de l’après-

midi, assis sur le revers du profondfossé qui sépare la prairie duchemin, ils se reposaient un momentaprès leur collation quotidienne,quand un de leurs conducteurss’écria :

– Ah !… voilà Mme de Maillefert et sasociété !

Un même mouvement rapide mit surpied Raymond et M. de Boursonne.

Ils regardèrent.

A cent mètres d’eux, à un endroit oùle chemin tourne d’énormes blocs depierres moussues, sept ou huitpersonnes à cheval, jeunes femmes etjeunes hommes, s’avançaient au petit

pas.

En avant, plus hardie que les autres,Raymond reconnut la duchesse deMaillefert, la taille serrée dans uneamazone de drap bleu, ayant sur latête un chapeau d’homme d’oùs’échappaient, dans un savantdésordre, les flots de ses cheveuxroux.

Arrivée à cinq pas de Raymond et duvieil ingénieur, la duchesse arrêtason cheval, s’inclina légèrement, etde son air le plus gracieux :

– Je vous salue, messieurs, dit-elle.

Puis, s’adressant àM. de Boursonne :

– Je vous surprends dans l’exercicede vos fonctions, monsieur le baron,ajouta-t-elle.

En toute occasion, ce titre de baronfaisait cabrer le vieil ingénieur…mais pour cette fois, s’immolant auxintérêts de son « jeune ami », ilpavoisa son visage de son meilleursourire, et gaiement :

– Nous besognons de notre mieux,madame la duchesse, répondit-il.

– Et notre belle vallée vous devra uneéternelle reconnaissance, baron, sivous parvenez à la mettre à l’abri desravages de la Loire.

– Nous faisons tout pour qu’il en

soit ainsi, mon jeune et chercamarade Delorge et moi.

La réponse était calculée pourfournir à Raymond l’occasion de semêler à la conversation. Il ne songeapas à en profiter. Il ne remarquait, ilne voyait qu’une chose, c’est que

Mlle Simone n’était pas parmi lespersonnes qui accompagnaient laduchesse, et qui, à son exemple,s’étaient arrêtées.

Par exemple, le jeune duc deMaillefert s’y trouvait, lui, vêtud’une jaquette gris clair, portant unechemise de couleur à grand colrabattu, coiffé d’un de ces petits

chapeaux de feutre à ruban bleu, quel’empereur venait de mettre à lamode. Même, autour de son chapeau,s’enroulait et palpitait à la brise unvoile de gaze verte.

Il s’approcha à son tour, et ricanant,selon sa coutume :

– Ainsi, demanda-t-il à Raymond,c’est pour empêcher les inondations,ce que vous faites là ?

– C’est du moins un travailpréparatoire…

– Très curieux ! s’écria M. Philippe,excessivement curieux !

Et enlevant son cheval, il lui fit

franchir le fossé et se trouva dans laprairie aux côtés de Raymond.

A cheval, le jeune duc était encoreplus disgracieux qu’à pied. Sapoitrine paraissait plus creuse, sondos plus bombé. Mais, ainsi quel’avait dit maître Béru, c’était unécuyer consommé, bien qu’il dûtsurtout à ses chutes sa renommée desportsman. Il semblait s’être fait unespécialité de tomber, et se vantaitd’avoir mesuré de son échine toutesles pistes de France et de l’étranger.

Il manœuvrait donc son cheval dansla prairie, et, le lorgnon à l’œil, ilexaminait les instruments qui s’ytrouvaient, les niveaux, les jalons, les

chaînes, les piquets, les sondes,demandant des explications àRaymond, s’étonnant de tout, commel’eût pu faire un sauvage, et répétanttoujours :

– Très curieux, parole d’honneur !prodigieusement curieux !

Pendant ce temps, Mme de Maillefert,entourée de ses hôtes, tenaitM. de Boursonne.

– Vos travaux coûteront sans doutetrès cher, baron ? disait-elle.

– Beaucoup de millions, madame.

Elle se tourna vers une jeune femme,très brune et très belle, qui

l’accompagnait, et d’un accentattendri :

– Comment, prononça-t-elle,comment un pays ne chérirait-il pasun gouvernement qui dépense tantd’argent pour assurer sa prospérité !…

Le retour de M. Philippe, quifranchissait de nouveau le fossé, luiépargna la fin de la phrase.

– Parole d’honneur, ma mère, disaitle jeune duc, il faudra revenir à piedvoir ces messieurs se servir de leursinstruments. Parole d’honneur, onn’a pas idée de ça.

– Nous reviendrons certainement,

approuva la duchesse, mais j’espèrebien qu’avant nous aurons le plaisirde voir ces messieurs à Maillefert…

C’est à M. de Boursonne qu’elleparlait, mais c’est à Raymond qu’elleadressait le plus provocant de sessourires.

– Tous les soirs, nous faisons unp e t i t bac de famille, ajoutaM. Philippe…

La duchesse rassemblait son cheval.

– Ainsi, c’est convenu, messieurs,dit-elle ; nous vous attendons cesoir…

Et craignant peut-être un refus, elle

rendit la main à son cheval qui partitau galop, entraînant tous les autres.

– Surtout, vous savez, criait le jeuneduc, pas d’habit noir…

Ils étaient loin déjà, que Raymond etM. de Boursonne restaient encore enface l’un de l’autre, étourdis desurprise et se demandant lasignification de ce revirement sibrusque.

Etait-il possible de l’attribuer auhasard, à un de ces caprices comme ilen passe dix par jour à travers lescerveaux fêlés, tels que celui de laduchesse de Maillefert ?

Evidemment, non.

Les moindres détails de cette scènerapide annonçaient la préméditation,de même que les conduites pareillesde la mère et du fils trahissaient unplan concerté.

Il sautait aux yeux que

Mme de Maillefert et le jeune ducsouhaitaient vivement unrapprochement, des relations, unecertaine intimité.

Mais pourquoi ? dans quel but ?

– Ils s’ennuient probablementbeaucoup… hasarda Raymond.

Le vieil ingénieur esquissa un gesteironique.

– C’est-à-dire que, selon vous, reprit-il, ces nobles châtelains compteraientsur nous pour les distraire, pourcharmer par les agréments de notreconversation leurs interminablessoirées ?…

Mais il s’interrompit, et saisissant lebras de Raymond :

– Regardez-moi dans le blanc desyeux, reprit-il. Comme cela, bien.Maintenant, savez-vous l’idée qui me

vient ? C’est que Mme de Maillefertsonge à vous faire épouser sa fille.

Tout le sang de Raymond afflua àson visage.

– Votre raillerie est cruelle,

monsieur, fit-il.

– Je ne raille, sacrebleu, pas !

– Alors, vous oubliez que la duchesseet son fils, vivant des revenus de

Mlle Simone, ne peuvent passouhaiter qu’elle se marie.

– Oui, je sais bien, ce serait leurruine… en apparence, du moins. Maisles apparences sont trompeusesparfois. C’est à examiner, à creuser…Il faudra voir, et nous verrons ; carnous acceptons l’invitation, n’est-cepas ?

Raymond secoua la tête.

– Je ne sais trop… répondit-il.

M. de Boursonne éclata de rire, etfrappant sur l’épaule de son jeunecamarade :

– Hypocrite, va ! dit-il.

– Eh bien ! non, Raymond disait vrai,il hésitait. Pareil à ces chasseursimpressionnables qui vont se mettreà l’affût, et qui, au moment où legibier arrive sur eux, sont pris d’unéblouissement et ne tirent pas ;Raymond était de ces tempéramentsnerveux à l’excès qui passent leur vieà invoquer l’occasion, et qui setroublent et ne savent plus se déciderà la saisir si elle se présente.

Pourtant, au dernier moment, après

le dîner, sur les huit heures, quandM. de Boursonne lui demanda :

– Partons-nous ?

– Partons, répondit-il en se levant.

C’est dans un salon du premier étage

que se tenaient Mme de Maillefert etses hôtes. C’est là qu’un valet de piedconduisit M. de Boursonne etRaymond dès qu’ils se présentèrent.

A leur entrée, la duchesse se soulevaà demi avec une exclamation deplaisir et en battant des mains…

– Vous voilà donc, déserteurs !…

M. Philippe, lui, s’était élancé au-devant d’eux et leur serrait les mains

avec effusion, comme à deux amisqu’on revoit après une longueabsence.

– C’est, sacrebleu, étrange ! pensaitM. de Boursonne. Qu’est-ce que cettemauvaise comédie ?…

Raymond, lui, ne pensait à rien.

Il venait d’apercevoir Mlle Simone,assise près de cette jeune dame, sibrune et si remarquablement belle,qu’il avait déjà vue, le tantôt, àcheval aux côtés de la duchesse deMaillefert.

Mais il sentit, en même temps, soncœur se serrer, en voyant de quel airde stupeur immense le considérait

Mlle Simone.

Ah ! certes, elle ne savait pas feindre,la pauvre enfant, et ses yeux si beauxet son charmant visage étaientcomme un livre ouvert où se lisaientses impressions et ses pensées.

Ainsi, elle ignorait l’invitation de samère, se disait tristement Raymond.Ainsi, elle ne savait pas que jeviendrais ce soir…

Cependant, à l’exemple deM. de Boursonne, après avoirprésenté ses respects à la duchesse,il saluait les femmes qui setrouvaient dans le salon, et troisjeunes messieurs, des amis de

M. Philippe, lesquels causaient etriaient près de la cheminée, surlaquelle était posée une cave àliqueurs ouverte.

Au piano, un jeune homme était assiset jouait, – un de ces pianistes qu’onprend toujours pour des perruquiers,tant ils sont bien peignés et fleurentbon la pommade, et qui tout l’étépromènent de château en châteauleur doigté supérieur et leurs airsinspirés, à la recherche de la grandedame qui doit s’éprendre de leurgénie et les enlever…

Mais la musique n’était pas le faibledu jeune duc de Maillefert. Aussi,profitant bien vite de l’entrée de

Raymond et de M. de Boursonne :

– Très jolie, cette petite mélodie, dit-il, au jeune pianiste ; oui, ravissante,parole d’honneur ! Cependant, sivous voulez bien, nous en resteronslà pour ce soir, hein ! n’est-ce pas ?…

Sans mot dire, avec la résignationdouloureuse et fière du génieméconnu, l’artiste ferma le piano ets’accouda contre la tablette.

– Mesdames et messieurs, continuaitM. Philippe, puisqu’il nous arrive des« pontes », nous allons, si le cœurvous en dit, tailler un petit bac, unbac de famille, à la papa, pour n’enpas perdre l’habitude…

– Oh ! pas de bac, interrompit unedes amies de la duchesse, c’est un jeud’hommes, cela ; il faut compter et jem’embrouille toujours… La roulette,plutôt, comme l’autre soir…

– Oui, la roulette, approuva unejeune femme.

– C’est-à-dire que vous espérezencore me dépouiller, ricanaM. Philippe. Mais n’importe !…

Et sonnant :

– La roulette ! demanda-t-il au valetqui parut.

Jamais idée ne sembla pluslumineuse à Raymond.

Il lui semblait sentir tous les regardsarrêtés sur lui avec une expressionde moquerie. Et il n’osait pas, lui,

regarder Mlle Simone, tremblant queson visage ne trahît ce qui se passaiten lui.

Le jeu allait être une planche desalut.

Déjà les domestiques avaientapporté la roulette, c’est-à-dire cecylindre creux qui ressemble à uncadran, et où on fait mouvoir la billequi décide des coups, puis un grandtapis où étaient dessinés des casierset des chiffres.

Les préparatifs terminés :

– En place, en place ! s’écriaM. Philippe ; nous gaspillons untemps précieux, comme disait cepauvre baron Trigault.

Tout le monde avait pris placeautour de la table, à l’exception duseul M. de Boursonne.

– Eh bien ! baron, lui ditgracieusement la duchesse, est-ceque vous ne jouez pas ?

– Jamais, madame.

– Très curieux, parole d’honneur ! fitM. Philippe. Et pourquoi cela, s’ilvous plaît ?…

– Parce que j’ai peur de perdre.

L’aveu parut cynique.

– Croyez-vous donc que nous jouonspour gagner ? demanda la duchesse.

– Dame !… oui, répondit lebonhomme, avec ce flegme qui faisaitla force de sa plaisanterie.

M. Philippe, qui avait déclaré qu’iltiendrait la banque jusqu’à sondernier louis, alignait devant sa placedes piles de pièces de vingt et de dixfrancs.

– Ces discours ne sont pas sérieux,dit-il.

Et imitant avec une perfection quitrahissait une longue étude, la voix

monotone et glapissante descroupiers d’outre-Rhin :

– Faites vos jeux, mesdames etmessieurs, reprit-il ; faites vos jeux !…

Le hasard, aidé, à ce qu’il parut àM. de Boursonne, par

Mme de Maillefert, avait placé

Raymond entre Mlle Simone et cettedame brune qui avait de si beauxyeux.

Le vieil ingénieur crut aussiremarquer, lorsque la jeune fille pritplace à la roulette, quelques regardssurpris et aussi des souriressignificatifs.

Puis, comme ni Mlle Simone niRaymond n’avaient la moindre idéedu jeu, la dame brune, obligeamment,se penchait vers eux pour les aider deses conseils…

– Les jeux sont faits ? glapitM. Philippe ; rien ne va plus ?…

Et il poussa le ressort qui mettait labille en mouvement.

– Vous n’avez donc jamais joué à laroulette, monsieur ? demanda ladame brune à Raymond.

– Jamais, madame.

La bille s’arrêta.

– Sept, rouge, impair, manque !…

Mlle Simone, la dame brune etRaymond avaient perdu.

– Vous êtes une détestableconseillère, duchesse, dit M. Philippeà la dame brune.

Ainsi, cette dame si jolie, près de quise trouvait Raymond, était uneduchesse. Mais que lui importait !Toute sa préoccupation était

d’adresser la parole à Mlle Simone. Ille voulait de toute la force de savolonté, et pourtant ne le pouvaitpas. Que lui dire ? Une banalité ? Ilse fût coupé la langue plutôt. Maisalors quoi ? Son supplice du balrecommençait.

Et pour comble, il croyait

reconnaître que Mlle Simonesouhaitait lui parler qu’elle avaitquelque chose à lui dire. A plusieursreprises, se retournant l’un versl’autre, leurs yeux se rencontrèrent,et une même rougeur empourpraleurs joues.

– Vingt-huit, noire, pair, gagne !…glapissait M. Philippe.

Raymond perdait toujours. Il s’ensouciait bien, vraiment !

Autour de la table, tout le mondecausait et riait. La bouche en cœur,et d’un air content de soi, les amis dujeune duc disaient des choses

stupides. Raymond les trouvaitadmirables ; il eût donné un an de savie pour en pouvoir dire autant.

– Mon voisinage ne vous portedécidément pas bonheur, monsieur,murmura la jolie dame brune.

Il s’inclina gauchement, ne trouvantrien à répondre, rien de rien…

– Je suis donc un être absolumentstupide, pensait-il, avec une rageconcentrée, un idiot, un goitreux !…

– Allons, messieurs, allons,mesdames, disait le jeune duc, quiétait en veine, échauffons-nous unpeu, s’il vous plaît…

La rouge sortit, la jolie dame bruneperdit quinze louis.

– Décidément, madame la duchesse,lui dit un jeune homme, vous allezvous décaver, et il va falloir écrire àM. de Maumussy qu’il vous envoie del’argent…

A ce nom, éclatant là, tout à coup,comme un obus, Raymond eut unéblouissement… Etait-ce possible !

Cette femme, près de lui, était-ellevraiment la duchesse de Maumussy !…

– Oh ! fit une jeune dame, le duc deMaumussy n’est pas comme certainsmaris de ma connaissance, il

n’attend pas que sa femme luidemande de l’argent, lui !…

Ainsi, plus de doute.

– Tous les jeux sont faits ! continuaitM. Philippe. Rien ne va plus…

Mais Raymond ne voyait nin’entendait plus rien, le vertiges’emparait de son cerveau, et c’estmû par un pur instinct machinal qu’illançait ses mises au hasard…

– La chance vous poursuit, monsieur,lui dit la jolie dame brune, laduchesse de Maumussy. Voulez-vousnous associer ?…

– Nous associer !… s’écria le

malheureux avec un mouvementd’horreur…

Et se maîtrisant tant bien que mal :

– Assurément, ajouta-t-il d’une voixdéfaillante, avec plaisir, avecbonheur…

Il n’avait plus qu’une idée, fuir,fuir… Ah ! s’il eût su comment seretirer sans scandale !…

Heureusement, M. de Boursonne, quile surveillait, avait, comme tout lemonde, sans doute, aperçu sontrouble affreux.

Et lorsqu’à dix heures on servit duthé et des rafraîchissements :

– Allons, mon cher Delorge, dit levieil ingénieur, il faut nous retirer…

La duchesse de Maillefert voulut leretenir, mais il prétexta un travailurgent, promit de revenir et enfinsortit, entraînant Raymond.

Puis, une fois dehors :

– Malheureux, que se passe-t-il ?demanda l’excellent homme. Votrebras tremble sur le mien…

– Ah ! monsieur, ne m’interrogez pas,je vous en prie…

J u s q u ’ a u Soleil levant, ilsn’échangèrent plus une parole.

Maître Béru les attendait, et

apercevant Raymond :

– Monsieur, juste comme voussortiez, le facteur a apporté pourvous deux lettres de Paris… Lesvoici.

C’est à peine si d’une voix défaillanteil eut la force de balbutier : – Merci !…

Après quoi ayant pris ses lettres desmains de l’aubergiste, sans mêmesonger à saluer M. de Boursonne, ilgagna l’escalier.

Maître Béru lui-même fut frappé deces circonstances.

– Qu’a donc M. Delorge ? demanda-t-

il au vieil ingénieur, qui allumait sapipe au feu mourant de la cuisine.

– Rien, absolument, répondit le dignehomme.

Mais en lui-même et tout en montantà sa chambre :

– En voici bien d’une autre !grommelait-il. Que diable s’est-ilpassé entre mon étourneau et

Mlle de Maillefert ?…

Car il ne voyait que Mlle Simone pouravoir jeté Raymond dans un teldésordre.

– Et cependant, songeait-il, son autrevoisine, cette duchesse de Maumussy

est bien jolie, et elle le regardait avecdes yeux bien doux… Et lui, à unmoment lui a répondu d’une façonétrange !…

Sa pipe était finie, et il en secouaitles cendres en frappant le fourneaucontre son ongle.

– Peut-être n’y a-t-il rien, ruminait-ilencore. Ce sacré Delorge est nerveuxcomme une petite maîtresse. Peut-être dort-il déjà…

q

N

II

on, Raymond nedormait pas…

A peine arrivé à sachambre, il s’étaitaffaissé sur un fauteuil,et il s’efforçait de

recueillir ses idées.

– Que je suis faible, murmurait-il,que je suis lâche !…

Pauvre garçon !… Il n’était ni faibleni lâche, il était victime d’unesituation qu’il n’avait pas faite, d’unpassé qu’il traînait comme unprisonnier sa chaîne.

Mme Delorge, cette femme d’uneénergie antique, n’avait pas sentiqu’il est impossible d’enfermer unhomme dans une idée unique, sivaste que soit cette idée.

Elle n’avait pas compris que, si sa vieétait finie, la vie de son filscommençait ; que si tout était morten elle, tout en lui était à naître.

Elle ne s’était pas dit qu’en luiimposant une tâche surhumaine elle

l’exposait à maudire cette tâche lejour où une grande passion mettraitaux prises dans son âme bouleverséel’intérêt de son amour et ce qu’ilestimait être un devoir sacré.

– Oh ! non, se disait-il, je n’oubliepas que mon père a été lâchementassassiné ! Non, je ne saurais oublierque les assassins sont restésimpunis !… C’est avec joie que jedonnerais ma vie pour que justice fûtrendue !… Mais dépend-il de moid’aimer ou de n’aimer pas

Mlle Simone, et me faut-il renoncer à

la voir parce que Mme de Maumussyest au château de Maillefert ?… En

quoi Mme de Maumussy est-elle

coupable, elle que l’on dit mariéecontre son gré à ce misérableaventurier !

Il tournait, en même temps, etretournait entre ses mains les lettresqu’il venait de recevoir.

Il avait reconnu l’écriture desadresses.

L’une était de sa mère, l’autre de

Me Roberjot.

Et il hésitait à les ouvrir, redoutantd’y trouver la condamnation sansappel des espérances auxquelles ilessayait de se raccrocher.

– Pourtant, il le faut !… fit-il.

Et d’un mouvement fiévreux,

décachetant la lettre de Mme Delorge,il lut :

« Cher Raymond,

« L’heure maintenant est proche, denotre revanche, quelque chose me ledit. Tous nos amis, depuis

M. Ducoudray jusqu’à Me Roberjot,le croient.

« Ce qui me prouve que l’empire sesent menacé, c’est que d’anciensamis de ton père, qui l’avaient renié,qui semblaient avoir oublié notreexistence, sont venus me rendrevisite.

« Tout Paris s’entretient d’un procèshorriblement scandaleuxqu’intenterait à M. de Maumussy lafamille de sa femme.

« On m’affirme aussi queM. de Combelaine, plus ruiné quejamais, a été sur le point d’épouser

l’indigne sœur de Mme Cornevin,

Mme Flora Misri, et qu’au derniermoment le mariage a manqué pourdes raisons honteuses.

« Raymond, mon fils bien-aimé,souviens-toi de ton père… Tiens-toilibre de tout engagement et prêt àagir au premier signal.

« Ta sœur Pauline et moi,

t’embrassons de toute notre âme…

« Elisabeth Delorge. »

Prêt !… libre de tout engagement !…murmura Raymond avec un rireamer. Voilà vingt ans que je visainsi !…

Et il ouvrit la lettre de Me Roberjot.

« je n’ai qu’une minute, lui écrivait ledéputé de l’opposition, juste letemps de copier, pour Léon Cornevinet pour vous, une lettre que je reçoisde notre ami Jean.

« Lisez, et vous verrez si le bravegarçon perd son temps. »

Jean écrivait :

« Mes chers amis,

« Après la plus pénible destraversées, pendant laquelle nouspérissions sans le secours d’unclipper anglais, me voici enfin enAustralie.

« C’est avant-hier, dimanche, que j’aipris pied à Melbourne, la capitale dupays de l’or.

« Dès le lendemain, je me mettais enquête de l’homme avec qui mon pèrea quitté le Chili, M. Pécheira, le filsdu contrebandier de Talcahuana.

« Je trouvai sans peine sa demeure,car il est un des négociantsconsidérables de Melbourne.

Malheureusement il est en tournéeaux mines, et l’employé qui leremplace n’a pu me fixer l’époque deson retour.

« Mais cet employé, qui connaîtM. Pécheira depuis longtemps, m’adit que lors de ses débuts enAustralie, il avait un associé, unFrançais nommé Boutin.

« Que ce Boutin soit LaurentCornevin, mon père, c’est ce qui nefait pas pour moi l’ombre d’undoute. Que M. Pécheira puissem’apprendre ce qu’il est devenu,c’est ce qui me paraît certain.

« Donc, malgré les anxiétés de

l’attente, je suis heureux, quelquechose me dit que je touche au but.

« Nos aïeux, lorsqu’ils se vouaient àune œuvre difficile, s’imposaientjusqu’à son accomplissementquelque rude pénitence, qui était unperpétuel stimulant. Moi, j’ai juré dene pas reprendre mon pinceau avantd’être arrivé jusqu’à mon père, avantde l’avoir serré dans mes bras s’il estvivant encore, avant d’avoir prié sursa tombe s’il est mort…

« Bon espoir donc, mes chers amis, etpeut-être… à bientôt.

« Jean Cornevin »

C’est avec un douloureux

accablement que Raymond laissaéchapper cette lettre.

– Si je ne suis pas fou, murmurait-il,s’il me reste encore quelque courage,je ne retournerai plus au château deMaillefert.

Il était, hélas ! de ces infortunés queleur imagination cruelle cloue surdes calvaires chimériques, dont lapensée devance les événements, etqui souffrent plus affreusement peut-être des catastrophes qu’ilsprévoient que des malheurs réels.

Au matin d’une nuit passée toutentière à se débattre dans lesangoisses de la passion, sa

résolution était prise.

– Je ne chercherai pas à revoir

Mlle Simone, dussé-je en mourir !…

Aussi, lorsqu’il descendit pourdéjeuner, soutenu par l’exaltation dusacrifice et par cette amèresatisfaction qu’on éprouve àdompter une souffrance atroce,s’était-il composé une contenancedégagée et un visage souriant.

Il s’attendait à mille et millequestions, à de vives attaques, à desplaisanteries… A sa grande surprise,M. de Boursonne ne l’interrogea pas.

Son attitude, qu’il croyaitimpénétrable, était démentie par

l’égarement de ses yeux, par laviolence convulsive de ses gestes.

Croyant abuser M. de Boursonne, ill’avait éclairé.

– Il est évident, s’était dit cetobservateur si perspicace, qu’il nes’agit pas, comme je le supposais,d’une simple amourette. Quelquechose de grave se passe.

Mais c’est précisément parce quetelle était sa conviction qu’il segarda bien de revenir sur lesévénements de la veille.

D’y revenir directement, du moins.

Car il sentait bien chez Raymond une

ferme résolution de garder sessecrets.

Seulement, il n’était pas une de sesphrases qui ne fût combinée de façonà amener son « jeune ami » à sedécouvrir.

Et lorsque, par exemple, il se mit àparler de l’achèvement prochain deses études entre Tours et Ponts-de-Cé, c’était pour arriver à dire qu’ilfaudrait bientôt quitter les Rosiers etaller planter plus loin, dans quelquevillage de la Loire-Inférieure, lequartier général.

Mais au lieu de la tristesse qu’ils’attendait à voir assombrir le visage

de Raymond, à cette perspective d’undépart prochain, il n’y lut que de lajoie.

– Ah ! que ne partons-nous demain !s’écria le pauvre garçon, d’un accentdont il n’y avait pas à suspecter lasincérité.

Et c’était bien le cri de son âme.

Entre Mlle Simone et lui, il eût vouludes obstacles matériels, l’Océan, deces distances qu’on ne sauraitfranchir et qui annihilent le dangerd’un moment de faiblesse.

– C’est, sacrebleu ! à n’y riencomprendre, pensaitM. de Boursonne.

Ce n’était pas, il faut le dire, unecuriosité banale qui inspirait au vieilingénieur ce grand désir de pénétrerle secret de Raymond.

Il le connaissait si inexpérimenté dela vie, si loyal et pour cela si disposéà croire à la loyauté des autres, qu’ilvoyait en lui une de ces dupesprivilégiées de tous les intrigants, unde ces naïfs qui tombent dans tousles pièges qu’on tend à leur candidehonnêteté.

Tandis que s’il se confiait à moi,pensait le bonhomme, s’il se laissaitguider par mon expérience comme unaveugle par son chien, il se tirerait detoutes les intrigues. Mais va-t’en voir

s’ils viennent !… Mon orgueilleux secouperait la langue avant de rien direà son vieux chef.

Cette idée l’agaçait si fort qu’ildéjeuna en moins de rien, qu’il sebrûla le palais en avalant son café, etqu’il se trouva prêt avant l’arrivée deses piqueurs.

C’est donc avec tous les indicesd’une humeur massacrante que,ayant allumé sa pipe, il alla s’asseoirsur un des bancs de pierre quidécoraient la façade du Soleil levant,à côté de maîtresse Béru, laquelle, lesmains croisées sur son largeabdomen, humait la brise tiède d’undes derniers beaux jours.

Positivement, disait-il à Raymondqui l’avait suivi, je suis trop facile ettrop bon, nos hommes en abusent.Voilà que c’est moi, maintenant, quisuis à leurs ordres…

– D’ordinaire, monsieur, hasardaRaymond, nous ne sommes pas prêtssi tôt…

– C’est-à-dire que je radote, n’est-cepas ? C’est possible. Seulement,comme je suis le maître, il faudram’obéir tout de même. Et, à partir dedemain, tout le monde devra être icià m’attendre dès huit heures dumatin !…

De temps à autre, M. de Boursonne

rendait comme cela des décretsterribles, bientôt abrogés par la trèsréelle bonté que dissimulait soncaractère bourru.

Et il ruminait à l’adresse desdélinquants une apostrophecomminatoire, lorsque parut au boutde la grande rue, arrivant au trotallongé d’un magnifique cheval, undomestique à la livrée de Maillefert.

Il n’en fallait pas plus pour dissiperles humeurs noires du bonhomme.

– Gageons, dit-il à Raymond, quec’est à nous qu’en veut ce superbegaillard à bottes à revers.

Il ne se trompait pas.

Arrivé à la porte du Soleil levant, ledomestique arrêta court son cheval,et saluant maîtresse Béru :

– M. Delorge ? demanda-t-il.

Raymond s’avança.

– C’est moi, dit-il.

Lestement, en valet bien appris, ledomestique mit pied à terre, et tirantde sa ceinture un pli assezvolumineux :

– Voilà, dit-il, ce que je suis chargéde remettre à monsieur…

Comme de raison, M. de Boursonnes’était approché.

– Y a-t-il une réponse ? interrogea-t-

il.

– Non, monsieur, répondit ledomestique, déjà remis en selle, etqui ayant salué repartit au grandtrot.

Raymond, lui, considérait d’un œilhagard ce pli que scellait un largecachet de cire parfumée constellée depaillettes d’or. On eût dit qu’il avaitpeur.

Enfin, il se décida, il brisal’enveloppe, et en même tempsqu’une lettre des billets de banques’en échappèrent.

– Ah ! par exemple !… ne puts’empêcher de s’exclamer le vieil

ingénieur.

La lettre, écrite d’une écrituremenue, sur un épais papier armorié,Raymond la lut d’un coup d’œil :

« Monsieur,

« Vous êtes parti hier soir siprécipitamment, que nous n’avonspas réglé nos comptes. Nous étionsassociés, cependant. Après votredépart, j’ai continué de jouer,pensant que vous ne m’en voudriezpas trop si je perdais le fonds social.Mais, bien loin de perdre, selon monhabitude, j’ai été favorisée d’unbonheur insolent. Je nous ai gagnédeux mille huit cent francs et je vous

envoie votre part.

« Vous voyez que notre associationnous a porté bonheur. »

« DUCHESSE DE MAUMUSSY. »

Raymond était devenu livide.

– Oh !… bégaya-t-il. Oh !…

Et, dans un transport de rage,froissant entre ses mains crispéesl’enveloppe, la lettre et les billets debanque, il allait les lacérer, quandune réflexion soudaine traversantson esprit :

– Maîtresse Béru !… fit-il d’une voixrauque.

– Monsieur ?

– Votre curé est un brave homme,n’est-ce pas ?

– Oh ! le meilleur et le plus excellentqui soit au monde, monsieur,charitable comme il n’en est pas,n’ayant rien à lui, se dépouillantpour les pauvres, donnant jusqu’àson linge, jusqu’à ses chemises…

– Eh bien ! maîtresse Béru, portez-luicela pour ses pauvres…

Et jetant dans le tablier de la dignefemme la lettre et les billets, il rentradans l’auberge…

Jamais ébahissement ne se vit plusimmense que celui de la maîtresse du

Soleil levant ; jamais regards ne sevirent plus comiquement anxieux queceux qu’elle promenait des billets debanque à M. de Boursonne.

A la fin :

– Je suppose, balbutia-t-elle, queM. Delorge a voulu plaisanter.

Pour être moins évidente, la stupeurdu vieil ingénieur n’était pas moinsgrande que celle de la brave femme.

– Je ne pense pas, répondit-il.

– Une somme si forte !… Jamais jen’oserai la porter à M. le curé.

– Alors attendez que M. Delorge vousconfirme ses intentions. Mais avant !

… vous permettez, n’est-ce pas ?

Et ce disant, M. de Boursonnes’emparait prestement de l’enveloppeet de la lettre, ne laissant plus que lesbillets de banque dans le tablier demaîtresse Béru.

– Ah ! çà, morbleu ! grommelait-il,est-ce que je vais être obligé deretenir une cellule à Charenton pourmon étourneau ? Qu’est-ce que cettehistoire d’argent, à présent ?…

La lettre qu’il tenait lui eût, pensait-il, tout expliqué, et certainement ileût donné bonne chose pour enconnaître le contenu. Mais si ardente,si exaspérée que fût sa curiosité,

l’idée ne lui vint même pas de la lire.

Courant, au contraire, aprèsRaymond, il le trouva dans la salle àmanger, affaissé sur une chaise,blême, et en train de vider une carafed’eau.

– Mâtin ! lui dit-il, vous êtesgénéreux, vous !…

– Monsieur, répondit le jeunehomme, cet argent me brûlait lesmains, je lui donne la seuledestination qu’il puisse avoir.

Le bonhomme eut un gesteéquivoque.

– Soit ! dit-il. Seulement, étourdi que

vous êtes, en même temps que lesbillets de banque, vous aviez jeté lalettre à maîtresse Béru…

– Eh ! qu’importe !…

– Il importe que c’était la jeter enpâture à l’impitoyable curiosité detous les oisifs du bourg.Heureusement que je veillais, je l’aireprise.

– Ce n’était en vérité pas la peine,monsieur, tout le monde pouvait,tout le monde peut la lire…

M. de Boursonne ne se le fit pas diredeux fois.

Avec la plus curieuse attention, et

comme s’il eût pesé la valeur dechaque expression, il lut et relut cebillet au moins singulier.

– Eh ! eh ! fit-il avec un petit riremoqueur, je connais plus d’un fat àqui un poulet de ce parfum donneraitde drôles d’idées…

– Monsieur !…

– D’autant qu’elle est toutbonnement adorable, cette duchessede Maumussy, avec ses grands yeuxnoirs si doux par moments, etd’autres fois si pleins de flammes…

Raymond s’était dressé.

– Ne me parlez jamais de cette

femme, monsieur, s’écria-t-il.

– Oh !…

– Elle me fait horreur.

– Peste !… vous êtes dégoûté, moncher…

– Oui, horreur ! répéta Raymondavec un accent terrible, elle me faithorreur !… C’est déjà pour moi unirréparable malheur que de l’avoirrencontrée, et je sens, et quelquechose me dit qu’elle me sera fatale unjour !…

M. de Boursonne se tut, gardant,contre son habitude, le secret de sesimpressions et de ses conjectures.

Aussi bien les piqueurs étaientarrivés et, à leur tour, ils attendaient.

– Partons, dit-il brusquement, nousn’avons que trop de temps perdu àrattraper.

Et il se mit en route, mais non si vitequ’il n’entendit Raymondrecommander à maîtresse Béru deporter l’argent qu’il lui avait donné àson curé.

Si important que fût ce jour-là letravail du vieil ingénieur, tous cesévénements lui trottaientobstinément par la cervelle, et s’iln’en soufflait mot, c’est qu’il avaitses projets pour le soir.

En conséquence, le dîner achevé :

– Allons-nous à Maillefert ?demanda-t-il.

– Je me sens un peu souffrant,monsieur, répondit Raymond.

– C’est que, ma foi ! j’iraisvolontiers, les distractions sont raresdans ce pays.

– Il me serait impossible de voussuivre…

– Remettons donc la partie à demain,mon cher…

Raymond jugea qu’une explicationétait inévitable, et que mieux valaiten finir tout de suite.

– Demain, monsieur, dit-il, pas plusqu’aujourd’hui, je ne serai en état devous accompagner.

– Diable ! c’est un parti pris, alors.

Le jeune homme garda un mornesilence.

– Sacrebleu ! insistaM. de Boursonne, ce n’est pas aprèsavoir gagné une assez forte somme,qu’on renonce à aller dans unemaison. Que pensera-t-on de vous !…

– Tout ce qu’on voudra, réponditl’infortuné, de l’accent de la plusglaciale indifférence, cela m’est bienégal.

Mais M. de Boursonne était décidé àle pousser dans ses derniersretranchements.

– Et Mlle Simone ! insista-t-il.

Raymond pâlit.

– En vérité, monsieur, fit-il, d’unevoix à peine distincte, je ne sais quelplaisir vous pouvez prendre à metorturer ainsi…

– Bonsoir, donc, fit brutalement levieil ingénieur.

Et il sortit ; le reproche de Raymondlui pesait.

– La peste étouffe l’animal entêté !…grondait-il. Comme si ce n’était pas

pour son bien, ce que j’en fais. Mais,tête-Dieu ! je n’en aurai pas ledémenti, et nous verrons bien si lesgens de Maillefert seront aussidiscrets que lui !…

Cinq minutes après, ayant rajusté satoilette, il montait à grandesenjambées l’avenue du château.

Comme la veille, Mme de Maillefertse tenait dans le salon du premierétage, mais ses hôtes étaient moinsnombreux. Plusieurs étaient partis lematin pour Paris, et M. Philippe etses amis étaient allés pour quarante-huit heures à Angers.

Mais la duchesse de Maumussy

restait.

De même que la veille, elle était

assise près de Mlle Simone, sur lacauseuse qui faisait face à la porte.

Elle était vêtue d’une robed’intérieur d’étoffe noire, toutegarnie de ruches ponceau, et dans sescheveux, qui, aux lumières, seteintaient de reflets bleuâtres,éclatait une grosse touffe d’œilletsrouges, les derniers de l’année.

Sa beauté un peu théâtraleresplendissait et éblouissait. Sesyeux noyés de langueurs avaient,sous la frange de leurs longs cils, deséclairs phosphorescents. On voyait

en quelque sorte son sang frémirsous ses chairs nacrées. Et de toutesa personne se dégageaient deseffluves de passion.

Près d’elle, la chaste et discrète

beauté de Mlle Simone pâlissait,comme le chef-d’œuvre délicat d’unmaître de génie près de l’œuvre àeffets violents d’un charlatan detalent…

Lorsque le domestique annonçaM. de Boursonne :

– A la bonne heure ! s’écria

Mme de Maillefert, voilà un hommede parole !…

Puis, tout aussitôt :

– Mais vous êtes seul, ajouta-t-elleavec une nuance dedésappointement ; qu’est devenuM. Delorge ?

– Il est souffrant, madame, réponditle vieil ingénieur d’une voixplaintive, il est excessivementsouffrant.

Il avait chaussé son binocle avant derépondre, et sournoisement il

observait Mlle Simone et

Mme de Maumussy…

Il les vit tressaillir, et d’un même etinvolontaire mouvement se retourner

l’une vers l’autre.

– Attention !… se dit-il, voici peut-être un indice.

Le malheur est qu’il n’eut pas letemps de profiter de ce qu’il appelaitdéjà sa découverte.

Deux gentilshommes campagnardsdes environs entraient, accompagnésde leurs femmes, et tout de suite etsans façons ils s’emparèrent de

Mme de Maillefert.

Ces fiers hobereaux avaient morduaux amorces de la duchesse, et aprèsavoir boudé dix-huit ans legouvernement impérial, c’est à la finde 1869 qu’ils songeaient à se rallier.

Ils y mettaient, il est vrai, desconditions. L’un demandait à être lecandidat ministériel aux prochainesélections, l’autre exigeait unepréfecture de première classe.

– Parbleu ! pensait M. de Boursonne,voilà des gaillards qui peuvent seflatter d’avoir du nez et de savoirchoisir leur moment.

Ce qui le consolait, c’est que,

Mlle Simone étant sortie pour donnerquelques ordres, sa place serait libre,sur la causeuse, près de

Mme de Maumussy.

Lestement, le bonhomme s’enempara. Il pensait :

Voici une belle pénitente qu’un vieuxdiable comme moi confesserafacilement.

Et bien vite, en quelques phrases, ilplanta les jalons d’une sorted’interrogatoire. Ah ! ce n’était pasla peine de se mettre en frais dediplomatie.

Du premier coup, il acquit lacertitude que huit jours plus tôt, lajeune duchesse ne soupçonnait mêmepas l’existence de Raymond.

Puis, d’elle-même, et comme si levieil ingénieur n’eût pas été pour elleun étranger, elle se mit à lui parler deson pays, l’Italie, de son passé, de sa

famille, exposant avec unesurprenante familiarité sa vie toutentière.

M. de Boursonne n’en revenait pas,encore bien qu’il eût autrefois habitéRome et Florence, et qu’il connût latrès réelle ingénuité des femmesitaliennes, et leur horreur de touteaffectation et d’une vaine pruderie.

La jeune duchesse de Maumussy nesavait rien du monde, elle l’avouaiten toute sincérité, étant restéejusqu’à vingt et un ans dans uncouvent de Naples, où elle s’ennuyaitfort.

Puis, un beau matin, son père était

venu l’en tirer, en lui annonçant qu’illui avait trouvé un parti brillant, ungrand seigneur français, qui enéchange d’une grosse dot mettrait auservice de la famille de sa femme seshautes influences politiques. Quinzejours plus tard, elle était duchesse deMaumussy.

Elle n’avait subi aucune contrainte,elle le reconnaissait. La joie d’êtredélivrée du couvent l’enivrait. Elleavait été étourdie de son changementd’état, du tumulte du palais paternelsuccédant au silence du cloître, desbelles toilettes de sa corbeille, desflatteries murmurées à son oreille…

Et, lorsqu’elle était revenue à elle, il

était trop tard pour réfléchir.

Ce n’est pas qu’elle eût à se plaindrede son mari. Le duc de Maumussyétait parfait pour elle ; à l’affût deses moindres désirs, attentif à nejamais laisser vide le tiroir de sonsecrétaire, stipulant des épinglespour elle sur toutes les affaires qu’iltripotait, veillant à ce qu’elle eûttoujours les plus beaux diamants etles plus fringants attelages deParis… Aussi était-elle enviée et haïedes femmes.

Aussi entendait-elle célébrer à l’envila galanterie de M. de Maumussy, ledernier paladin français, disait-on.

Pourtant, ce n’est pas là le mariqu’elle rêvait quand, par ces soiréestièdes et embaumées du pays deNaples, elle errait avec sescompagnes sous les charmilles deson couvent.

Certes, le duc était d’une élégancesuprême, spirituel, ironique outendrement sentimental à son gré,mais il avait trente bonnes années deplus qu’elle, il eût pu être son père,elle était jeune, et il était vieux.

Puis, pouvait-elle vraiment se diremariée, ayant un mari insaisissable,qu’elle était souvent trois ou quatrejours sans apercevoir, dont lapolitique et les affaires absorbaient

les journées, dont le plaisir dévoraitles nuits, et qui, toujours sousl’éperon de l’ambition ou sous lefouet de la nécessité, menait à fondde train une existence haletante.

Elle lui rendait, par exemple, cettejustice, que s’il vivait de son côté, illa laissait vivre du sien, en pleine etentière indépendance, poussant siloin le soin de ne gêner en rien laliberté de ses actions, qu’elle s’ensentait humiliée…

Et c’est du ton le plus simple et leplus naturel qu’elle débitait cesétranges confidences.M. de Boursonne en tressautait sursa causeuse :

– Elle est par trop naïve, à la fin,pensait-il, ou par trop effrontée ! Aquel propos me conte-t-elle toutcela ? Pour que je le rapporte àRaymond ? Singulière commission.

Pourtant il n’était pas assezsuffoqué pour ne remarquer pas qu’iln’était point le seul à écouter laduchesse de Maumussy.

Ses ordres donnés, Mlle Simone étaitrevenue s’asseoir tout près de lacauseuse.

La femme d’un des deux hobereauxl’avait bien entreprise et lui narraittous les cancans de Saumur, maiselle ne répondait que par

monosyllabes.

Elle ne perdait pas une des paroles

de Mme de Maumussy ; tour à tourelle rougissait ou devenait toute pâle,ou bien ses yeux lançaient deséclairs…

– Et voilà ! pensait M. de Boursonne.Ces deux femmes aiment mon jeunecamarade ; elles se sont devinées etse haïssent… Mais lui ! pourquoi a-t-il fui ? N’aurait-il pas le courage dechoisir ?…

En ce moment, le pianiste aux longscheveux rentrait d’une promenadeinspiratrice au clair de la lune, ils’assit au piano, et M. Philippe

n’étant pas là, bientôt on nes’entendit plus dans le salon.

Le vieil ingénieur profita del’occasion pour s’enfuir.

En somme, il était assez satisfait desa soirée, et s’il éprouvait quelqueembarras, c’était de savoir si, oui ounon, il ferait part à Raymond de sesdécouvertes et de ses conjectures.

Toutes réflexions faites, il se décidapour le silence. Il fit aussi bien.

Raymond n’avait ni l’esprit ni lecœur aux confidences. Lemalheureux pliait sous l’effort quelui coûtait la résolution de ne plusretourner à Maillefert.

Sentir le bonheur, la réalité de sesrêves à la portée de la main, et ne pasétendre la main, c’est du courage,cela !…

Si encore il eût été loin !…

Mais il ne pouvait sortir du Soleillevant sans apercevoir de l’autre côtéde la Loire les terrasses deMaillefert, et à travers les arbres,déjà dépouillés d’une partie de leursfeuilles, la façade blanche duchâteau.

Aussi, était-il bien décidé àdemander son changement ou uncongé, lorsque, le dimanche suivant,après la grand’messe, tandis que

M. de Boursonne recevait sespaysans, il sortit.

Il se dirigeait vers cette hauteur d’oùon dominait les jardins du châteaude Maillefert, lorsqu’au détour dupont il se trouva en face de

Mlle Simone.

Elle n’était pas seule. Elle étaitaccompagnée de sa gouvernante,miss Lydia Dodge, longue et maigrepersonne, à figure blême avec ungros nez rouge au milieu.

Mlle Simone devait sortir de lamesse, car miss Lydia portait deuxparoissiens.

Interdit, ému à ce point de sentir sesjambes fléchir, Raymond s’arrêta…

Mais la jeune fille, non moinstroublée, s’était arrêtée aussi, et ilsrestaient en présence, muets,palpitants, les joues empourprées, desorte que miss Lydia roulait de l’un àl’autre ses gros yeux surpris…

Ce fut à Mlle de Maillefert, lapremière, que la parole revint :

– Vous avez été souffrant, monsieurDelorge ? demanda-t-elle d’une voixtroublée.

– En effet, mademoiselle, balbutia-t-il.

– Mais vous allez mieux, n’est-cepas ?

– Oui…

– Alors, nous vous reverrons auchâteau ?

Vivement, miss Lydia prononçaquelques mots en anglais, mais lajeune fille ne sembla pas l’entendre,et comme Raymond se taisait :

– Je vous le demande !… insista-t-elle.

Cette fois, miss Lydia toussa, etjugeant convenable d’intervenir :

– C’est bien monsieur, interrogea-t-elle, qui a donné mille quatre cent

francs aux pauvres des Rosiers ?…

Raymond bondit.

– Vous savez cela !… s’écria-t-il.

– M. le curé l’a dit au prône…

– Quoi ! il m’a nommé !

– Non, répondit Mlle Simone, mais ilvous a désigné à la reconnaissancedes malheureux, trop clairementpour qu’on ne vous reconnût pas.

Et comme miss Lydia la tirait par lamanche :

– Au revoir, donc, monsieur, dit-elle… A bientôt !…

Plus éperdu que d’une apparition,

Raymond demeurait immobile,

suivant d’un œil ébloui Mlle Simone,dont il voyait la robe ondoyer etglisser à travers les arbres.

Lorsqu’enfin elle disparut :

– Elle m’aimerait donc !… murmura-t-il, remué de sensations inconnues.

Pour persister dans ses résolutionsavec un tel espoir au cœur, il eûtfallu au pauvre garçon une énergieplus qu’humaine ou un de ces espritsglacés que ne bouleversent jamais lesvertiges de la passion.

– On ne lutte pas contre la destinée,pensait-il.

C’en était fait, il s’avouait sa défaite.

– Je reste !… se répétait-il avec unesorte de rage, je reste !…

L’idée de la tâche qu’il avait àremplir, le souvenir de son pèreassassiné, la haine des assassinsdemeurés impunis, l’effroi dereproches sanglants de sa mère, lapensée du douloureux étonnement de

ses amis, de Me Roberjot, deM. Ducoudray, de Jean et de LéonCornevin, tout cela s’effaçait etdisparaissait…

Et tandis qu’il regagnait à pas lent leSoleil levant :

– Eh !… que m’importe !… se disait-

il, pourvu que Simone m’aime !…

Semblable à un malade qui se défendde songer à son mal, il s’étaitformellement interdit de penser aupassé.

Aussi, au dîner, au lieu d’un visagemorne, montra-t-il une figurequ’illuminait l’espérance. Au lieu derester silencieux comme de coutume,et plongé dans ses lugubresméditations, il parla beaucoup, ilplaisanta, il rit…

Et lorsque le café fut servi :

– Est-ce que nous n’irons pas àMaillefert, ce soir ? demanda-t-il àM. de Boursonne.

Le vieil ingénieur tressaillit, et aprèsavoir curieusement examiné sonjeune camarade, frappé de sa gaietéfiévreuse et de l’égarement de sesyeux :

– Allons ! prononça-t-il simplement.

Un brillant accueil attendaitRaymond au château, un accueil telqu’un vieil ami de Maillefert n’en eûtpu souhaiter un meilleur ni plusaffectueux.

La duchesse, dès que le domestiquel’annonça, se leva en battantjoyeusement des mains, et de l’air leplus ravi :

– Vous voici donc, monsieur le

convalescent, dit-elle. Savez-vousque nous étions ici dans uneinquiétude mortelle !…

M. Philippe, revenu de la veilled’Angers, interrompit une histoirescandaleuse qu’il contait à un de sesamis, pour venir serrer la main deson « cher Delorge ».

– Vous nous manquiez, lui dit-il,parole d’honneur ! vous nousmanquiez énormément.

En possession de toute sa raison,Raymond se fût étonné de cet accueilet de se trouver tout à coup si avantdans l’amitié de la mère et du fils. Ilse fût demandé le but de ces

démonstrations trop bruyantes pourêtre sincères, et se fût tenu sur sesgardes. Mais il n’avait d’attention

que pour Mlle Simone.

Elle portait comme toujours unetoilette d’une extrême simplicité, etqui semblait presque pauvre près desparures éclatantes des amies de samère, mais elle était, selonl’expression vulgaire, en beauté cesoir-là. Ses cheveux blondsparaissaient plus lumineux, ses yeuxet son teint brillaient d’un éclatextraordinaire.

On eût dit une tête divine du Titienqui, longtemps, est restée perdue

dans l’ombre, et qui, tout à coup,mise dans son jour, resplendit,étonne, éblouit…

– Ah çà, je l’avais mal vue, l’autresoir, pensait M. de Boursonne, ouc’est une transfiguration…

Par contre, la duchesse de Maumussylui parut moins belle.

Assise devant un petit guéridon delaque, elle semblait absorbée par lalecture d’un numéro de la VieParisienne, mais ses regardsglissaient au-dessus du journal, ets’arrêtaient sur Raymond avec uneexpression dont il eût été peut-êtreeffrayé s’il les eût surpris.

– Moi, proposa M. Philippe, je seraisassez d’avis, puisque nous voici ennombre, de tailler un petit bac desanté…

La proposition n’était pas heureuse.

Mme de Maillefert avait ce soir-làdans son salon cinq ou six damestrès nobles des environs, qu’elletenait essentiellement à intéresser ausuccès de sa mission électorale, et àqui ce seul mot de bac avait faitpincer les lèvres.

Adressant donc à son fils un gesterapide d’intelligence :

– Non, pas de cartes, ce soir, moncher duc, dit-elle, improvisons plutôt

une petite sauterie…

Le pianiste bien peigné, qui rêvassaitdans un coin, tressaillit à cesparoles, et ses sourcils se froncèrent.Il ne comprit que trop l’affreusecorvée qui se préparait pour lui. Ilcomprit que lui, l’artiste inspiré etincompris, il allait être condamné àfaire danser – hélas ! ce n’était pas lapremière fois – les hôtes de

Mme de Maillefert. Il se vit, lui,l’auteur de mélodies admirables,réduit à jouer de l’Offenbach ou duCompositeur toqué.

– Allons, mon cher, lui dit sonennemi, M. Philippe, voilà une

occasion de vous rendre utile…

Il n’osa pas refuser. Il se leva,promenant autour du salon unregard de douloureuse mélancolie, etdu pas d’un homme qui marche ausupplice, il se dirigea vers le piano…

– Jouez-nous un quadrille d’Orphéeaux Enfers, lui demanda

Mme de Maillefert…

Déjà Raymond était allé inviter

Mlle Simone… Elle hésita visiblementavant d’accepter l’invitation, seslèvres s’entrouvrirent comme si elleeût eu à dire quelque chose dedifficile…

Mais elle se vit observée, elleaccepta…

Cette fois, Raymond s’était bien juréqu’il saurait prendre sur lui de nepas garder, comme au bal, un silencequi lui avait paru le comble duridicule. Il se tint parole. Seulement,la contrainte qu’il s’imposait pourmaintenir vivante une sorte deconversation entre les figures,absorbait si bien toute son attention,que c’est à peine s’il savait ce qu’ildisait…

Peu importait, d’ailleurs ;

Mlle Simone ne l’écoutait pas. Ellen’était préoccupée que d’observer

Mme de Maumussy, qui dansait avecle jeune duc de Maillefert.

Et, quand le quadrille terminé,Raymond la reconduisit à sa place :

– Il faut, lui dit-elle, très bas et trèsvite, que vous dansiez avec laduchesse de Maumussy.

Stupéfait, il la regarda, se demandantsi elle parlait sérieusement.

– Il le faut, insista-t-elle.

Et ses yeux ajoutaient : – Défiez-vous !

Certes, elle ne pouvait riencommander au pauvre garçon qui luifût plus atrocement pénible. Lui qui

se disait, en venant :

– Je saurai bien éviter cette femme !…

Pourtant, il obéit.

Il s’avança vers la jeune duchesse, etcomme si elle eût attendu, avantmême que d’une voix altérée il eûtformulé son invitation, elle se leva etprit son bras…

Après une formidable séried’accords plaqués, le pianisteincompris venait d’attaquer unevalse langoureuse de Métra.

Il n’y avait plus à reculer.

Surmontant une indicible répulsion,

Raymond enlaça la taille ronde etsouple de la jeune duchesse, elleappuya sur son épaule sa mainfinement gantée, et ils s’élancèrent…

Ils commencèrent lentement. Mais lepianiste, peu à peu, accélérait lamesure, et ils tournaient de plus enplus vite, et autour d’eux, le parquetet le plafond, les candélabres chargésde bougies et les lambris, lestentures, et les vieilles gensimmobiles sur leurs fauteuils, touttournait autour d’eux comme undisque autour d’un pivot.

Le vertige de la valse troublait lecerveau de Raymond ; la notion luiéchappait de la réalité, il ne pouvait

pas croire que ce qui était fût, il sedemandait s’il n’était pas le jouetd’un des cauchemars odieux qui fontdu sommeil une torture.

– Est-ce bien moi, pensait-il, moi quipresse entre mes bras la femme d’undes assassins de mon père !…

Bientôt elle lui demanda de s’arrêter.Elle se prétendait fatiguée et un peuétourdie, et cependant sa respirationétait aussi égale et aussi douce quecelle d’un enfant endormi.

Raymond, lui, haletait. Des gouttesd’une sueur glacée perlaient le longde ses tempes.

– Savez-vous, monsieur Delorge, lui

dit brusquement la jeune duchesse,que le bruit de vos magnifiquesaumônes est venu jusqu’à Maillefert.

Elle riait, mais d’un mauvais rire. Et,sans attendre la réponse deRaymond :

– Vous êtes donc bien riche ? insista-t-elle.

– Hélas ! non, madame.

– Ah !… votre générosité n’en a queplus de mérite.

Ce qu’elle ne disait pas se lisait dansses yeux noirs.

– Comment se fait-il, demandait sonregard hautain, que vous avez donné

précisément la somme que je vousenvoyais ? Pourquoi ?

Raymond comprit qu’il devaitrépondre, qu’il lui fallait, sous peinede se faire une ennemie implacable,trouver une explication plausible.

Et la nécessité l’inspirant :

– Madame, répondit-il, je jouaisl’autre soir pour la première fois dema vie. Lorsque j’ai reçu votre lettre,j’ai été saisi de peur en songeant quej’aurais pu perdre ce que j’avaisgagné. Que serait-il advenu, en cecas ? Je suis un pauvre diabled’ingénieur des ponts et chaussées,et quatorze cents francs représentent

quatre mois de mes émoluments. J’aitremblé que cet argent, si facilementet si rapidement acquis, nem’inspirât la fatale passion du jeu.Et si je l’ai donné aux pauvres, c’estpour avoir le droit de ne plus toucherune carte sans être accusé d’êtreretenu par la crainte de perdre mongain.

Peu à peu, à mesure que Raymondcherchait les mots de cetteexplication un peu diffuse peut-être,mais plausible, les traits de la jeunefemme reprenaient leur expression deplacidité habituelle.

– C’est vrai, cela ? demanda-t-elle.

– Quel intérêt aurais-je à mentir ?

Elle sourit, au lieu de répondre, etcomme le pianiste inspiré jouait lesdernières mesures de la valse, elleprit le bras de Raymond pourregagner la causeuse où elle étaitassise quand il était venu l’inviter.Lui se croyait quitte, et déjà songeaità manœuvrer de façon à se

rapprocher de Mlle Simone.

Mais la duchesse avait entamé uneconversation qui ne lui permettaitpas de s’éloigner sans une grossièreinconvenance.

Prenant texte de ce qu’il lui avait ditqu’il n’était qu’un pauvre diable

d’ingénieur, Mme de Maumussys’informait de ses affaires avec unesollicitude amicale.

Depuis combien de temps était-ilsorti de l’école ? Quels postes avait-il occupés ? Estimait-il que sasituation actuelle fût en rapport avecson mérite ?…

Tant bien que mal, plutôt mal quebien, Raymond répondait.

Toutes ses facultés étaient absorbées

par la contemplation de Mlle Simone.Il lui tournait le dos, mais il la voyaitfort distinctement dans une grandeglace placée derrière

Mme de Maumussy.

Le visage de la jeune fille exprimaitpeut-être un peu d’inquiétude, maisne trahissait certainement aucunmécontentement. La jeune duchesse,cependant, poursuivait.

– Si elle se permettait de questionnerainsi M. Delorge, disait-elle, c’estqu’elle avait eu l’occasion des’entretenir de lui avec son chefimmédiat, le baron de Boursonne.

« Le baron ne lui avait pas dissimulél’injustice de l’administration enversson jeune camarade, lequellanguissait dans des postessubalternes, malgré sa réputationtrès méritée d’être un des hommesles plus distingués des ponts et

chaussées.

Mais il n’y avait pas que Mlle Simoneà épier Raymond et la duchesse deMaumussy. M. de Boursonne ne lesperdait pas de vue, et surpris de voirson jeune ami s’entretenir silongtemps avec une femme pourlaquelle il avait manifesté une siprofonde aversion.

– Peut-être ferai-je bien, pensa-t-il,d’aller à son secours.

Et laissant Mme de Maillefert auxprises avec celui de ses hôtes quidemandait une préfecture depremière classe, il se rapprocha de lajeune duchesse.

Elle dut en être ravie, car dès qu’ilfut à portée de l’entendre :

– N’est-ce pas vous, monsieur lebaron, dit-elle, qui m’avez affirméque M. Delorge est trop modeste etne cherche pas assez à se fairevaloir ?

– Et je suis prêt à le répéter devantlui, madame la duchesse, répondit levieil ingénieur.

– Vous entendez, monsieur ! dit lajeune femme à Raymond.

Et, revenant à M. de Boursonne :

– Eh bien, monsieur le baron,continua-t-elle, c’est à nous de faire

cesser les injustices…

Le bonhomme hocha la tête, etsouriant :

– Je ne suis pas en odeur de sainteté,fit-il, et ma recommandation n’aguère de valeur…

– Mais moi, interrompit la duchesse,moi, je puis beaucoup !…

Et tout de suite, avec une emphaseitalienne, elle se mit à vanterl’influence de son mari. Le duc deMaumussy était tout puissantassurait-elle, et il suffisait d’un actede sa volonté pour mettre Raymondà sa place.

Cent fois, elle l’avait vu mettre soninfluence au service de gensincapables ; pour cette fois, – unefois n’est pas coutume, – il serviraitun homme de talent.

Elle garantissait qu’il le ferait trèsvolontiers, et qu’au surplus elle sechargerait de le faire vouloir.

Le temps passait, cependant.

Après deux quadrilles et encoreautant de valses, le pianisteincompris avait fermé le piano, et,d’un air profondément humilié, étaitallé se rasseoir dans son coin.

Un à un, les hobereaux des environsvenaient saluer la duchesse de

Maillefert et partaient.

Mme de Maumussy ne put plus ne pasapercevoir l’impatience polie de seretirer que manifestaitM. de Boursonne.

Tendant donc la main à Raymond :

– Nous reparlerons de tout cela,n’est-ce pas, monsieur ? lui dit-elle.Il ne dépendra pas de moi quel’avenir ne vous dédommage dupassé.

Sans trop savoir ce qu’il faisait, lejeune homme pressa légèrement cettemain qui lui était tendue. Il venait de

voir dans la glace Mlle Simone

s’approcher de sa mère, lui parler unmoment, et sortir, non sans avoir

jeté à Mme de Maumussy un dernieret singulier regard.

– Ainsi, pensait-il, je ne la reverraipas ce soir. Pourquoi quitte-t-elle lesalon ? Lui suis-je donc indifférent ?Me suis-je laissé sottement abuserpar de vaines apparences ?…

Il est vrai que Mme de Maillefert et lejeune duc semblaient prendre à tâchede le distraire de ce doute affreux.

Jamais on ne les avait vus siaffectueux pour personne.

La mère si hautaine, et le fils si

impertinent d’ordinaire,s’empressaient autour deM. de Boursonne et de son jeune ami,et ne les laissèrent partir qu’après enavoir obtenu la promesse formelle devenir dîner le lendemain.

q

A

III

h çà ! qu’est-ce que cettecharade qui se joue envotre honneur ? demandaM. de Boursonne àRaymond, dès qu’ils setrouvèrent seuls.

– Eh ! le sais-je plus que vous,monsieur ? répondit le jeune homme.

– C’est que, voyez-vous, mon cher,poursuivit le vieil ingénieur, vous

auriez peut-être tort de prendre pourargent comptant les démonstrationsde ces Maillefert. D’aussi illustreségoïstes ne se donnent pas tant depeine pour rien. Il me paraît clairqu’ils ont des vues sur vous.Lesquelles ? En avez-vous idée ?

Pas la moindre.

Le vieil ingénieur parut réfléchir.

Il était piqué de la réserve deRaymond. Et comme en dépit desconseils de la sagesse, il est rarequ’on se connaisse soi-même :

– J’ai pour principe absolu, reprit-il,de ne jamais me mêler des affairesdes autres. Je ne prétends donc pas

forcer vos confidences. Mais jecroirais manquer à l’amitié que jevous porte, si je ne vous disais pas :Soyez prudent, prenez garde !…

Ces exhortations à la défianceétaient inutiles.

Si étranger que fût Raymond à ladiplomatie des salons, siinexpérimenté qu’il pût être desintrigues misérables que voileparfois la politesse savante de labonne compagnie, il comprenait quece qui se passait autour de lui n’étaitpas naturel.

Un instinct supérieur à toutes lesexpériences lui disait qu’il était

sérieusement menacé, qu’une partieétait engagée dont son bonheur etson honneur étaient peut-êtrel’enjeu.

Il était sûr d’un danger prochain.

Mais quel était ce danger ?…

A cette question, malheureusement,il ne trouvait pas de réponse, deréponse qui le satisfît, du moins.

Etait-ce la duchesse de Maumussyqu’il devait surtout redouter ?…

Si cette vanité dont l’homme le plusmodeste porte en soi le germe luidisait que la jeune duchesse luiportait un intérêt plus que fraternel,

la voix de la raison lui disait que cetintérêt n’était peut-être qu’unecomédie.

Et le but, Raymond pensaitl’entrevoir.

La dernière lettre de Jean Cornevinlui revenait à l’esprit.

Que disait-elle, cette lettre ? QueLaurent Cornevin n’étaitprobablement pas mort, ainsi qu’onl’avait cru, et que, par conséquent, lapreuve du crime de MM deMaumussy et de Combelaine n’étaitpas anéantie.

Ce que Jean avait découvert, lesassassins ne le savaient-ils pas ?…

Ne tremblaient-ils pas de se voird’un moment à l’autre démasqués ?

Et cela admis, Raymond n’enarrivait-il pas à se demander si laduchesse de Maumussy, cette jeunefemme si belle et si séduisante, ne luiavait pas été envoyée pour s’emparerde son esprit, pour l’éblouird’espérances magnifiques, pourl’amener, lui, le fils de la victime, àcontribuer à l’impunité desmeurtriers…

– En ce cas, pensait-il,

Mme de Maillefert et M. Philippeseraient du complot, et ainsis’expliqueraient leurs avances.

Mais Mlle Simone n’en était pas, elle,bien évidemment, puisque, tout enobligeant Raymond à faire danser

Mme de Maumussy, elle l’avait d’uncoup d’œil, averti de se tenir sur sesgardes.

– Il faut que je lui parle, se disait-il,que j’aie le courage de lui demanderde m’éclairer…

Malheureusement, le lendemain,lorsqu’il se présenta au château,

Mlle Simone n’était pas dans le petitsalon où les hôtes ordinairesvenaient attendre que la clochesonnât le dîner.

Mme de Maillefert, du reste, semblait

fort mécontente de cette absence desa fille.

– Simone est insupportable, disait-elle, avec cette manie qu’elle a decourir les champs, ni plus ni moinsqu’un pauvre gentilhommecampagnard réduit à faire valoir lui-même…

Raymond, à ce moment, se trouvaitassis près de la duchesse deMaumussy.

– Il est de fait, lui dit-elle que

Mlle de Maillefert a des habitudesétranges pour une fille de son nom,maîtresse d’une si grande fortune…Car vous devez savoir que c’est huit

millions, au bas mot, que cetteblonde charmante apportera àl’homme adroit qui aura su luiplaire…

L’allusion était directe, etévidemment préméditée.

Et cependant, comme si elle eûtcraint que son intention ne fût pascomprise :

– Une jeune fille si riche, ajouta-t-elle, doit renoncer à l’espoir d’êtreaimée pour elle-même !…

Vingt-quatre heures plus tôt,Raymond se fût peut-être révolté,mais il apprenait à se maîtriser. Lacloche du maître d’hôtel sonnait, il

en profita pour ne pas répondre.

Le dîner fut triste. Des hôtesnombreux de la duchesse deMaillefert, cinq ou six seulementrestaient. Les autres s’étaientenvolés vers Paris aux premièresgelées. Et si la duchesse prolongeaitson séjour, c’était, disait-elle, dansl’intérêt de sa mission, et aussi pourterminer quelques affaires d’intérêt.

Plus tristement encore la soirée

s’écoula sans que Mlle Simone parût,encore bien que, sur les huit heures,elle eût envoyé miss Lydia Dodgeprévenir sa mère de son retour.

– Que peut-elle avoir contre moi ? se

demandait Raymond, en rentrant auSoleil levant, elle me fuit… Ne dois-jeplus la revoir ?…

Terreurs vaines ! Le lendemainmême, lorsque suivi deM. de Boursonne il se présenta auchâteau, il ne trouva au salon que

Mlle Simone. L’attendait-elle donc ?

Telle dut être l’idée du vieilingénieur, car après quelques motsde politesse banale, il alla se planterdevant une fenêtre, tout comme s’iln’eût pas fait nuit. Il est vrai queprécisément parce que la nuit étaitfort obscure, les carreaux setrouvaient faire l’office d’une glace

où il distinguait fort nettement

Raymond et Mlle Simone.

A grand’peine, et de ses deux mainsappuyées sur sa poitrine, Raymondessayait de comprimer lesbattements de son cœur. Enfin elle seprésentait, cette occasion de parlerqu’il avait appelée de tous ses vœux.Il se sentait la force d’en profiter, carl’excès même de la passion luirendait quelque sang-froid, de mêmeque l’excessif danger donne aux pluspoltrons une sorte de courage…

Mais il n’avait pas prononcé dix

syllabes, que Mlle Simonel’interrompit.

Elle aussi, la pauvre jeune fille, elleétait affreusement émue, et à sapâleur et à la contraction de seslèvres, on pouvait voir quelleviolence elle se faisait :

– Monsieur, commença-t-elle, c’estbien vous, n’est-ce pas, qui, le soirdu bal donné par ma mère, êtes entrédans le salon de miss Lydia ?…

Un domestique m’avait ouvert laporte, mademoiselle…

– Je sais… En ce moment, ma mère etmoi nous nous trouvions dans lapièce voisine, nous avions unediscussion… fâcheuse, et nouscroyant seules nous parlions assez

haut…

Raymond était devenu blême.

Son indiscrétion avait étéinvolontaire. Assurément, sansM. de Boursonne, il se serait enfui ense bouchant les oreilles aux premiersmots arrivés jusqu’à lui.

Seulement, il ne pouvait pas direcela, et, en cette circonstance, mentirlui répugnait comme une indignité.

– Vous parliez haut, c’est vrai,mademoiselle, balbutia-t-il.

– De sorte que vous avez entendutout ce que nous disions ?

Il baissa la tête.

– Vous avez entendu ? insista lajeune fille.

– Oui.

Jamais rien n’avait coûté à Raymondautant que cet aveu. Qu’allait-il en

advenir ? Mlle Simone n’allait-ellepas l’accabler de mépris ?

Non. Elle le regarda sans colère,mais avec une fermeté incroyablechez une jeune fille si timide :

– Et qu’avez-vous conclu de ce quevous avez entendu ? interrogea-t-elle.

– Que votre dévouement est sublime,mademoiselle.

Elle frappa du pied.

– Ce n’est pas répondre, prononça-t-elle.

Raymond demeura d’abord interdit,puis, tout à coup, une inspirationl’éclairant :

– Ah !… je comprends, fit-il. C’estmon avis sur la situation que vousavez acceptée, mademoiselle, quevous voulez ?

Elle se penchait vers lui avec uneanxiété visible, comme si des parolesqui allaient tomber de ses lèvres eûtdépendu toute sa destinée.

Lui eut ce pressentiment que saréponse allait décider de son avenir,et lentement et mesurant chacune de

ses expressions :

– Non seulement je m’explique votreconduite, mademoiselle, dit-il, nonseulement, je l’admire, mais jel’approuve comme la seule digned’une Maillefert…

– Ah !…

– Je vous la conseillerais, si j’avais lebonheur de posséder votre confiance.Vous pensez que vous n’êtes que ladépositaire et en quelque sortel’économe de l’immense fortune quevous possédez. Vous avez raison.Avant tout, cette fortune appartient àla maison de Maillefert, c’est àsoutenir l’éclat et l’honneur de ce

grand nom qu’elle doit être employéetout entière.

La joie la plus vive se peignait sur les

traits si purs de Mlle Simone, endépit de ses efforts pour demeurerimpénétrable. Il y avait desremerciements plein ses yeux.

– Vous dites tout entière ? répéta-t-elle.

– Oui, mademoiselle, jusqu’audernier louis.

– C’est bien votre pensée que vousme dites ?

– Ma pensée intime, oui, et la pluschère, sur laquelle reposent toutes

mes espérances…

Elle l’arrêta d’un geste.

– Me tromper, dit-elle, serait odieuxet lâche !…

– Oh !…

– Indigne de l’homme de cœur qui,entendant outrager une pauvre jeunefille qu’il ne connaissait pas, a risquésa vie pour la défendre…

– Mademoiselle…

Elle se leva.

– Je vous crois, fit-elle résolument.

Et donnant à Raymond sa main, qu’ilgarda dans les siennes :

– Croyez-moi de même, ajouta-t-elle ; seulement…

Elle n’acheva pas… Tout le sanggénéreux de son cœur, comme untorrent de pourpre, affluait à sonvisage.

La duchesse de Maumussy entrait.

Avait-elle écouté et avait-elleentendu ? Choisissait-elle pourparaître l’instant où son instinctavait dû lui dire qu’il allait êtrequestion d’elle ? Le fait est qu’elleétait certainement émue : elle étaitpâle et ses mains tremblaient.

– Où donc est votre mère, ma chèreSimone ? demanda-t-elle.

La jeune fille hésita. Elle se défiaitdu tremblement de sa voix, et sonembarras était grand, lorsqueM. de Boursonne vint à sonsecours…

S’inclinant avec son meilleur sourire

devant Mme de Maumussy :

– Mme de Maillefert, répondit-il, etM. le duc sont, nous a-t-on dit, engrande conférence avec un sous-préfet des environs.

C’était vrai, seulement Raymondl’avait oublié. La jeune femme eut unéclat de rire trop bruyant pour êtresincère, et se laissant tomber sur unfauteuil :

– Mon Dieu !… s’écria-t-elle, quec’est donc amusant de voir cettechère duchesse et cet excellentM. Philippe s’occuper de politique !…

Et tout de suite, avec cette volubilitéfiévreuse des gens qui redoutent lestrahisons du silence, elle se mit àparler des événements dont Parisétait le théâtre.

Elle en pouvait parler pertinemment,disait-elle, ayant reçu le matin mêmeune lettre de son mari.

« Le duc de Maumussy ne luidissimulait pas qu’il était mécontent,sinon inquiet, de la tournure deschoses. Selon lui, le gouvernement

impérial s’engageait dans une voiesans issue. L’empereur fermaitl’oreille aux conseils de ses anciensamis, pour écouter des charlatanspolitiques sans portée. L’influencede l’impératrice amenait au pouvoirdes hommes d’une maladresse siincroyable qu’elle avait un faux airde trahison.

– Je m’étais trompé, pensaitRaymond, cette femme n’a pas étéenvoyée par mes ennemis… Si ellesavait qui je suis et quel est monpassé, elle ne parlerait pas ainsidevant moi…

Quoi qu’il en fût, ce ne devait pas, cene pouvait pas être un intérêt

médiocre, qui arrachait ainsi laduchesse de Maumussy à seshabitudes de silencieuse torpeur.

Car c’en était fait de sa nonchalancehautaine. Tout son être vibrait.

Le buste rejeté en arrière, la joueardente, les narines gonflées, le seinhaletant, elle parlait, d’une voixbrève et saccadée qui ne souffrait niréplique ni contradiction.

Et il fallait entendre lescommentaires dont elleaccompagnait la lettre de son mari etde quels sarcasmes elle cinglait cemari et ses amis, et les hommes aupouvoir, et les ministres, et la cour,

et l’impératrice et l’empereur !

– Tudieu ! quelle commère ! pensaitM. de Boursonne.

Il lui paraissait évident que la jeunefemme cherchait surtout à dissimulerle motif réel de son irritation, etqu’ainsi, comme on dit vulgairement,elle passait sa colère.

Et la preuve, c’est que

Mme de Maillefert et son fils étantrentrés, elle se mit tout de suite etsans à-propos à les accabler derailleries positivement blessantes ausujet de cette longue conférenceélectorale qu’ils venaient d’avoiravec un sous-préfet des environs.

Mais aussi, à l’attitude de la mère etdu fils, Raymond et M. de Boursonneeussent pu mesurer le crédit de laduchesse de Maumussy.

Mme de Maillefert dit seulement, etDieu sait de quel accent :

– Vous avez certainement vos nerfs,ce soir, ma chère Clélie.

Clélie était le prénom de

Mme de Maumussy.

– Jamais, au contraire, répondit-elle,je ne me suis sentie si bien portanteni de meilleure humeur.

En sortant du château, après cettesoirée décisive, M. de Boursonne

sifflotait un air fantastique, ce quiétait chez lui l’indice des plussombres préoccupations.

C’est qu’après s’être juré de ne pluss’occuper des affaires de Raymond,voyant la tournure que prenaient cesaffaires, il se faisait un cas deconscience de l’abandonner auxinspirations de son inexpérience.

– Eh bien !… lui demanda-t-il, où enêtes-vous ?

Raymond planait alors dans le bleudu troisième ciel, et trouver unconfident, c’était un bonheur encore.

– Cette soirée, répondit-il, sera laplus heureuse de ma vie…

– Diable !…

– J’aime éperdument

Mlle de Maillefert, et de ce soir jecrois, oui, je crois fermement que jene lui suis pas indifférent…

– Peste !…

– N’avez-vous pas entendu ce qu’ellem’a dit ?

– Si, parfaitement.

– Eh bien ?

– Eh bien ! mon cher camarade, àmoins que le français ne soit plus lefrançais, et que je ne sois plus qu’unevieille bête, elle vous a clairementdemandé si vous consentiriez à

l’épouser sans dot.

Le visage de Raymond rayonna.

– Oui, c’est bien là ce que j’aicompris, s’écria-t-il.

Imperceptiblement, le vieil ingénieurhaussa les épaules.

– Et qu’en concluez-vous ?interrogea-t-il.

La question parut stupéfierRaymond.

– Ce que j’en conclus ?… répéta-t-il.

Ceci : la dot de Mlle Simone était leseul obstacle que j’aperçusse entre

Mlle Simone et moi… La dot étantsupprimée, l’obstacle n’existe plus…

– De sorte que vous croyez quemaintenant tout va aller de soi…

De même que toutes les naturesnerveuses et enthousiastes, Raymondpouvait, en un moment, passer del’exaltation la plus grande au plusextrême abattement.

La voix de M. de Boursonne leramena brusquement du ciel aumilieu des ornières de la réalité.

– Mlle Simone m’a dit de croire enelle, prononça-t-il d’un air sombre, etj’y crois aveuglément.

Mais c’est bien inutilement queRaymond et M. de Boursonnes’épuisaient à évaluer les

probabilités de l’avenir. Lesévénements devaient, comme àplaisir, dérouter leurs conjectures.

Après cette orageuse soirée, troubléepar les emportements étranges de

Mme de Maumussy, après les scènesdont il s’était trouvé l’involontaire ettrès embarrassé témoin, Raymondn’était pas sans inquiétude sur laréception qui l’attendait à Maillefert.

Inquiétudes inutiles ! Jamais encoreil n’avait été accueilli comme il le futle lendemain.

Puis, en moins de quatre jours, sasituation s’embellit de telle sortequ’on eût pu croire que très

assurément la famille de Maillefertallait devenir la sienne. Unprétendant déclaré et officiellementadmis à faire sa cour n’eût pas osésouhaiter de plus délicatsencouragements, de plus charmantesattentions.

Devenue soudainement tout miel,

Mme de Maillefert ne lui épargnaitaucun de ces patelinages queprodiguent les mères adroites àl’homme qu’elles convoitent pourleur fille.

Elle ne l’appelait plus monsieurDelorge, mais bien mon chermonsieur Raymond, ou bien

Raymond tout court.

– Que ne l’appelle-t-elle : « Mongendre », pendant qu’elle y est !pensait M. de Boursonne.

En ce cas, M. Philippe eût eu aussitôt fait de dire : « Mon cher beau-frère. »

Car ses façons étaient plusfamilières encore que celles de samère, et avaient ceci desingulièrement significatif, qu’ellesse manifestaient en dehors.

Ses amis étant retournés à Paris, ilse prit pour Raymond d’une si bellepassion qu’il ne le quittait presqueplus.

Tous les jours, après le déjeuner, sidétestable que fût le temps, il allaitle rejoindre à l’endroit où ilpoursuivait ses études, et il passaitdes heures à le regarder opérer, avectoutes les apparences de l’intérêt leplus vif.

Puis, M. de Boursonne aidant, il ledébauchait. Il venait le prendre ausaut du lit, tantôt pour une partie dechasse avec les jeunes gens desenvirons, tantôt pour une promenadeà Saumur ou à Angers.

Il se montrait avec lui, bras dessusbras dessous, aux Rosiers. Il arrivaità l’improviste partager son dîner auSoleil levant, déclarant, parole

d’honneur ! que maître Béru était unbien autre artiste que le cuisinier deMaillefert. A plusieurs reprises, il letraîna au Café du commerce pourfaire une partie de billard.

Le parti pris de la mère et du filsétait trop visible pour queM. de Boursonne ne le constatât pas.

Et la preuve qu’il existait, c’est que

jamais Mme de Maillefert n’était avecRaymond aussi familière que lessoirs où elle avait des étrangers dansle salon.

Alors, avec la plus adroitemaladresse, elle saisissait lesoccasions bonnes ou mauvaises, de

laisser éclater la plus excessiveintimité.

Elle disait, par exemple à Raymond :

– Vous qui êtes presque de lafamille…

Lui n’avait pas tardé à reconnaîtreque M. Philippe et sa mères’entendaient pour lui ménager des

occasions d’entretenir Mlle Simone.A tout instant, sous un prétexte ousous un autre, on les laissaitensemble.

Le temps était-il assez beau pourpermettre une promenade au jardin ?

– Offrez donc votre bras à Simone,

mon cher Raymond, disait

invariablement Mme de Maillefert.

Elle-même prenait le bras deM. de Boursonne, M. Philippeprésentait le sien à la duchesse deMaumussy, on sortait.

Et régulièrement, par le plus granddes hasards, Raymond finissait par

se trouver seul avec Mlle Simone.

La peur finissait par prendre lepauvre garçon. Car de se fier à cesmagnifiques apparences, des’abandonner aux douceurs d’unesituation si étrangement inespérée, iln’avait garde.

– Grand Dieu ! disait-il àM. de Boursonne, qu’est-ce que celasignifie ?…

– Hum ! rien de bon ! répondait levieil ingénieur.

– C’est trop beau.

– Beaucoup trop pour durer.

– Quel peut être le but de

Mme de Maillefert ? Qu’espère-t-ellede cette comédie ?

Le bonhomme branlait la tête d’unair équivoque.

– Ce qu’ils espèrent, répondait-il,hum !… peut-être bien que moi…mais non, je ne suis pas assez sûr

encore… Ce serait trop odieux.

Et il refusait obstinément des’expliquer, disant que, s’il ne setrompait pas, les faits ne tarderaientguère à faire éclater la vérité.

Le plus extraordinaire, c’est qu’à

mesure que Mme de Maillefertdevenait plus ardente et plus

expansive, Mlle Simone montrait plusde réserve et de froideur.

Autant sa mère s’ingéniait à luiménager avec Raymond des heuresde tête-à-tête, autant elle mettait àles éviter une ingénieuse obstination.

Nul moyen de lui parler. Toujours

maintenant elle traînait après sesjupes miss Lydia Dodge, sagouvernante anglaise, laquelle,préalablement stylée, se jetait à latraverse de tous les entretiens.

– Elle me hait, pensait Raymond, enproie à un sombre désespoir. Que luiai-je fait ? En quoi ai-je bien pu luidéplaire ?…

Et il s’effrayait de la voir de plus enplus pâle et toujours plus froide etplus triste.

Elle se donnait pourtant beaucoup demouvement. Elle passait desjournées entières dehors, à parcourirses propriétés, suivie d’une espèce

d’homme d’affaires, qui logeait auSoleil levant, et qui, de l’avis demaître Béru, devait être « unmarchand de biens ».

– Pauvre fille !… disaitM. de Boursonne, ils finiront par latuer.

Il est sûr que souvent Raymond

voyait à Mlle Simone les yeux rougescomme si elle eût beaucoup pleuré, etque souvent il fut sur le pointd’enfreindre la défense qu’elle luiavait faite de l’interroger.

Jusqu’à ce qu’enfin, la surprenant unjour en larmes, n’y tenant plus, etoubliant la présence de miss Lydia

Dodge :

– Ayez pitié de moi, lui dit-il,bannissez-moi de votre présence oudaignez me permettre de partagervotre chagrin…

Elle continuait de pleurer doucement,et sa physionomie avait une sinavrante expression de tristesse, queRaymond sentait son cœur se briser.

– Qu’avez-vous, au nom du ciel ?insista-t-il.

– Je souffre… murmura la pauvreenfant.

– On vous tourmente ?…

– Oh !… indignement !

Raymond frémit de colère.

– Et vous croyez que je tolèreraicela !… s’écria-t-il, avec une siterrible expression de menace, quemiss Dodge en fit un saut en arrière :vous croyez que, moi vivant, onosera…

D’un geste doux et triste, ellel’interrompit.

– Voulez-vous donc achever de medésespérer ? murmura-t-elle. Voulez-vous donc nous perdre ?…

Nous ! elle avait dit nous !…Raymond l’avait bien entendu.

– Ne puis-je donc rien ! demanda-t-il,

de l’accent du dévouement prêt àtout.

– Rien…

Le malheureux se tordait les mains.

– Ah ! cette angoisse me tue !… dit-il.C’est trop souffrir.

Elle le regarda fixement, et d’unevoix douce :

– Pensez-vous donc, fit-elle, que je nesouffre pas, moi ?

Mais les instances passionnées deRaymond n’arrachèrent pas un mot

d’explication à Mlle Simone. A sesardentes supplications :

– Je ne puis parler, répondait-elle, jene le puis, je n’en ai pas le droit !…

Entre eux, miss Lydia Dodge, laméthodique gouvernante anglaise,semblait tomber des nues. Elle nepouvait revenir de voir entre euxcette soudaine entente. La veilleencore ils en étaient à hésiter, àrougir et à balbutier avant des’adresser un mot de politessebanale ; et voici que tout à coup ilss’abandonnaient, tant il en est de ladouleur comme un péril commundont la brutale étreinte efface lesconventions sociales, supprime lestimidités et arrache à la vérité tousses voiles.

– Ah ! vous êtes impitoyable,mademoiselle, prononça enfinRaymond. Me bannir de votreprésence me serait moins cruel…

D’un geste brusque, Mlle Simonel’arrêta.

– Voulez-vous donc, fit-elle, m’ôtertout mon courage, au moment mêmeoù j’en ai le plus besoin !…

Et comme si elle se fût défiée d’elle-même, comme si elle eût craint de setrahir, ou d’en avoir trop dit déjà,elle prit le bras de miss Lydia Dodgeet s’éloigna, laissant Raymondéperdu d’angoisses et écrasé sous lesentiment de son impuissance.

Avec l’intensité de la réalité même,son implacable imagination luireprésentait la situation de

Mlle Simone, cette situation dont lemystère augmentait l’horreur, et il lavoyait se débattant sous le filet dequelque abominable intrigue, sansamis, sans conseils, sans soutien…

Il ne fallut rien moins que le bruitd’une chaise bruyamment remuée,pour le rappeler au souvenir de la

réalité. Mme de Maumussy venaitd’entrer…

Il tressaillit de tout son être, quand illa vit l’observant de son regardtranquille, où il lui semblait lire les

plus insultantes ironies.

C’était, depuis la soirée où elles’était abandonnée à de siinexplicables emportements, lapremière fois que Raymond setrouvait seul avec elle.

– Qu’avez-vous, monsieur Delorge ?demanda-t-elle doucement.

Saisi d’une sorte de vertige qui luienlevait jusqu’à la faculté deréfléchir, il marcha sur elle, et d’unevoix sourde :

– J’ai, répondit-il, que j’aime

Mlle Simone de Maillefert, madame laduchesse, plus que la vie, plus quel’honneur, plus que tout le monde,

que la voir malheureuse est au-dessus de mes forces, et que je sauraibien faire payer ses larmes auxmisérables qui les lui font répandre.

Il la regardait fixement, en parlantainsi, obstinément, comme s’il eûtespéré plonger jusqu’au fond de saconscience.

Elle ne baissait ni ne détournait lesyeux.

– C’est pour moi que vous ditescela ? interrogea-t-elle.

– Oui…

La jeune duchesse eut une seconded’hésitation.

Puis, tout à coup, elle se levavivement, courut fermer la porte dusalon, et revenant prendre sa placeen face de Raymond :

– Vous reste-t-il, commença-t-elle,assez de raison pour m’entendre,monsieur Delorge ?

– Oh ! je suis parfaitement calme,madame…

– Eh bien ! voici le conseil que vousdonnerait une amie : QuittezMaillefert, non pas dans une heure,mais à l’instant, partez…

Raymond riait d’un rire nerveux.

– Je vous gêne donc beaucoup,

madame la duchesse ? dit-il.

Elle le toisa d’un coup d’œil superbe,et durement :

– Moi !… s’écria-t-elle, moi !…

Puis haussant les épaules :

– Laissez-moi continuer, reprit-elleplus doucement. Vous vous croyez

aimé de Mlle de Maillefert, et il sepeut qu’elle croie vous aimer. Vousvous abusez l’un et l’autre. L’amourvrai ne réfléchit ni ne raisonne, et jevois à Simone l’âme calculatrice d’unprocureur. Si elle vous aimait, elledirait un mot, un seul, et… peut-êtreserait-elle votre femme. Elle ne ledira pas…

Raymond ricanait toujours.

– Je cherche, madame la duchesse,fit-il, l’intérêt qui vous fait parlerainsi…

Elle tressaillit, un éclair de colèretraversa ses yeux noirs, mais elle secontint, et baissant la voix :

– Si vous vous trouviez, reprit-elle,dans une maison qui s’écroule etqu’un passant vous criât : « Sauve-toi ! » iriez-vous lui demander quelintérêt il avait à vous empêcherd’être enseveli sous les décombres ?Eh bien ! moi, je suis ce passant.Trop haut est votre cœur et tropnoble votre mépris de l’argent, pour

certaines intrigues. Vous ne savezpas, sans doute, jusqu’où peuventdescendre les viles convoitises duluxe, du bien-être et du plaisir. Nel’apprenez pas à vos dépens. Votreplace n’est pas ici. Mieux on vous yaccueille et plus vous devez craindre.Ce n’est pas la vie que vouslaisseriez…

Ce qu’il y avait de commisérationréelle dans l’accent de

Mme de Maumussy, Raymond ne lesentit pas.

Il crut à une insulte, et transporté decolère jusqu’à saisir le bras de lajeune femme :

– Que voulez-vous dire ? s’écria-t-il,parlez… Vous en avez trop ditmaintenant…

Mais elle se dégagea, et toisantRaymond d’un coup d’œil superbe :

– Je pense que vous êtes fou,monsieur Delorge, dit-elle…

Et s’asseyant au piano, elle se mit àjouer avec une sorte de furie lemorceau ouvert sur le pupitre…

Sous tant de secousses successives,Raymond sentait vaciller sonintelligence. Plus les paroles de laduchesse étaient obscures etmystérieuses, plus en essayant de lesinterpréter il se sentait assailli de

sinistres appréhensions.

Se jouait-elle de lui ? Obéissait-elle àcet instinct irraisonné qui faitprendre en pitié toute créature quisouffre ? Remplissait-ellesimplement un rôle ?…

Mais à quoi bon se mettre l’esprit àla torture ? Ne valait-il pas mieuxpour Raymond essayer de fléchircette jeune femme qui était là, quisavait la vérité, elle, qui d’un motpouvait l’éclairer, le sauver et sauver

avec lui Mme de Maillefert !…

– Madame, commença-t-il, madamela duchesse.

Elle ne parut pas l’entendre… Ses

doigts couraient sur le clavier avecune merveilleuse agilité… Peut-être,réellement, ne l’entendit-elle pas.

Alors il s’approcha doucement, et dela main effleura l’épaule de la jeunefemme.

Sans cesser de jouer, elle se détournavivement.

– Que me voulez-vous, monsieur ?demanda-t-elle.

– Madame, s’il vous reste une ombrede pitié…

– Quoi ?

– Daignez vous expliquer plusclairement…

Elle le regardait d’un air mécontent.

– Je vous ai dit tout ce que j’avais àdire, interrompit-elle, insister estinutile.

Et comme elle voyait Raymond prêt àtomber à ses genoux :

– Ah !… Je vous cède la place,monsieur, dit-elle.

Sur quoi, s’étant levée, elle sortit enfredonnant l’air d’opéra qu’ellevenait de jouer…

Déjà Raymond s’était redressé et,d’un œil enflammé, il regardaitautour de lui, comme s’il eût cherchéà qui s’en prendre de tant de misères.

Heureusement, une lueur suprême deraison l’éclaira :

– Je ne m’appartiens plus, pensa-t-il,si je reste, si je me trouve en face deM. Philippe, je me perds, et je perds àtout jamais Simone…

Et il se précipita dehors…

Dans le vestibule, Mme de Maillefert,avec toutes sortes de cérémonies,reconduisait une vieille dame quiétait venue lui faire visite.

Apercevant Raymond :

– Comment ! vous nous quittez, moncher Delorge, lui cria-t-elle gaiement.

Il ne répondit pas. D’un seul bond il

franchit les dix marches du perron etse lança dans l’avenue.

Il lui semblait que l’existence, commeune planche pourrie jetée sur unabîme, craquait et manquait sous lui,et qu’il roulait jusqu’aux plussombres profondeurs.

Et pour comble, une voix obstinée etirritante comme le remords s’élevaiten lui, qui lui répétait que, si terribleque fût le châtiment, il l’avait mérité,lui le fils du général Delorge, en semêlant à ce monde qui était celui desassassins de son père.

Des heures s’écoulèrent enalternatives de désespoir et de rage,

et il flottait entre mille résolutionscontradictoires, quand la porte de sachambre s’ouvrant M. de Boursonneparut.

– J’arrive de Maillefert, lui dit le vieilingénieur, j’y ai trouvé tout le mondesurpris de votre disparition. Je nesuis pas curieux…

Raymond s’était levé.

– Vous allez tout savoir, monsieur,dit-il.

Et fort exactement quoique d’unevoix encore altérée, il raconta son

entretien avec Mlle Simone et avec laduchesse de Maillefert…

Encore bien que donnant les signesles plus manifestes d’impatience,M. de Boursonne l’écouta sans motdire ; mais dès qu’il eut achevé :

– La peste étouffe, s’écria-t-il, lesamoureux romanesques et nerveux !Quand on est bâti comme cela,sacrebleu ! on devrait bien resterchez soi !

– Vous en parlez à votre aise,monsieur, et si vous aviez été à maplace…

– D’abord je ne m’y serais pas mis, àvotre place, mon cher. Ensuite, ayanteu cette chance inespérée de

surprendre Mme de Maumussy dans

un de ses bons moments, je me seraisbien gardé de la blesser par mesviolences ridicules…

– Cette femme est mon ennemie,monsieur, vous-même me l’avez dit…

– Et je le crois… Seulement laduchesse est Italienne, c’est-à-dire lafemme de la sensation présente, quiau lieu d’analyser ses émotions s’yabandonne tout entière, qui veut unechose avec la tête et fait le contraireavec le cœur…

– Enfin que résoudre ?… interrompitRaymond.

Ah ! le vieil ingénieur n’hésita pas.

– Plantez là Mlle Simone, dit-il.

– Jamais !…

Le bonhomme haussa les épaules.

– Alors, sacrebleu ! fit-il, que voulez-vous que je vous dise ! Attendez… lesuccès est aux temporisateurs.Retournez au château comme si derien n’était…

Ainsi fit Raymond, et lorsqu’il arrivaà Maillefert le lendemain, rien ne lui

parut changé. Mlle Simone n’était niplus ni moins triste, M. Philippe étaittoujours aussi amusant,

Mme de Maumussy avait repris sonattitude de sphinx…

Il en était à se demander s’il nes’était pas épouvanté de chimères,lorsqu’un soir, comme il arrivait auchâteau :

– Est-ce que vous n’avez pasrencontré M. Philippe ? lui dit

Mme de Maillefert.

– Non, madame…

– C’est qu’il est au chemin de fer, au-devant de nos amis, qui arrivent parl’express de neuf heures…

– Vous attendez des amis ?…

Mme de Maillefert sourit :

– Nous attendons, répondit-elle, lemari de ma chère Clélie, le duc de

Maumussy, et avec lui M. Verdale, lefameux architecte, et le comte deCombelaine…

En d’autres temps, Raymond eût étéécrasé de ce coup si terriblementinattendu.

Mais il en est de l’âme humainecomme de l’acier, qui plongé rougedans un torrent glacé acquiert desqualités supérieures de résistance etd’élasticité ; l’âme, au contact dumalheur, se trempe d’une énergieplus forte et s’endurcit à lasouffrance.

Raymond pâlit et ses yeux sevoilèrent, mais il ne chancela pas, et

si rudement que l’émotion lui serrâtla gorge, il eut encore la force dedire :

– Ah !… vous attendezM. de Maumussy etM. de Combelaine !…

Mme de Maillefert se pencha vers lapendule.

– Quelle heure est-il ? fit-elle. Huitheures et demie. Dans trois quartsd’heure ils peuvent être ici.

Et immédiatement elle entama lepanégyrique du duc de Maumussy,dont elle ne pouvait assez louer,disait-elle, le caractèrechevaleresque, l’esprit délicat et fin

et le merveilleux sens politique.

Elle n’admirait pas moinsM. de Combelaine, ce dévouéserviteur de l’Empire, cet héroïquesoldat toujours prêt à verser sonsang, dont la fidélité désintéresséelui rappelait, assurait-elle, ces loyauxchevaliers qui, à leur mort,demandaient à être enterrés auxpieds du suzerain qu’ils avaientservi…

Assez maître de soi pour éviter lescandale d’une brusque retraite,Raymond était allé s’asseoir non loinde la causeuse où chaque soir

Mlle Simone venait s’établir devant

sa petite table à ouvrage.

Et la duchesse de Maillefertpoursuivait.

Avec une non moindre chaleur, ellecélébrait les mérites de M. Verdale,cet architecte fameux, ce fils de sesœuvres arrivé à force de talent et detravail à une grande situation et àune fortune immense. Et elle sedéclarait ravie qu’un homme de cemérite eût bien voulu accompagnerM. de Combelaine, son ami.Justement elle méditait de grandesréparations à Maillefert. M. Verdalelui donnerait des idées.

A ce mot de réparations, Mlle Simone

avait redressé la tête si vivement,que sa mère en parut choquée.

– Oh ! vous avez bien entendu, fit-elle d’un ton sec. Cette vieillebaraque est inhabitable, et j’ai desraisons de croire que l’année 1870 nes’écoulera pas sans que Sa Majestél’Impératrice fasse à notre maisonl’honneur de s’arrêter un jour oudeux à Maillefert.

Mais Raymond n’écoutait pas.

Les yeux fixés sur la pendule, ilcalculait combien de minutes encoreil avait à rester à Maillefert…

Il avait pu subir la duchesse deMaumussy ; mais le duc, mais

M. de Combelaine, l’honneur luidéfendait de se trouver sous le mêmetoit qu’eux.

– Savez-vous, demandait

Mme de Maillefert à

Mme de Maumussy, combien de joursces messieurs comptent nousdonner ?…

– Non… Mon mari ne me l’a pas dit.

Raymond n’avait plus que dixminutes à rester…

Et il s’attendrissait en contemplantpour la dernière fois ce petit salon,où, au milieu d’affreux déchirements,il avait eu des heures enchantées par

l’espérance.

Il examinait Mlle Simone, qui,inclinée sous une lampe travaillait,non à un délicat et inutile ouvrage defemme, mais à une layette qu’elleavait promise à une pauvre filleséduite, que tout le monde dans lepays repoussait.

Mais neuf heures sonnaient ;Raymond se leva.

– Quoi ! s’écria Mme de Maillefert,vous n’attendez pas nos amis !…

– Je ne puis…

– Parce que ?…

– M. de Boursonne m’attend,

madame.

Elle haussa les épaules.

– Allez donc, fit-elle, mais en toutcas, à demain.

Il ne répondit pas. Il s’inclina devantla duchesse de Maumussy, il effleurade ses doigts tremblants la main que

lui tendait Mlle Simone, et lentementil sortit.

La nuit était sombre et glaciale, degros nuages couraient au ciel, unvent furieux secouait les branchesdépouillées des arbres…

Que lui importait ! Il n’avait plusbesoin de se contraindre,

maintenant…

Son désespoir et sa fureurs’exhalaient en imprécations et enmenaces qu’emportait la tempête, demême que les événements avaientemporté ses espérances et sesprojets.

Parvenu au pont suspendu,cependant, il s’arrêta court. Unevoiture venait, au grand trot, –malgré les défenses formelles – etdans cette voiture, à la lueur deslanternes, on distinguait quatrehommes : M. Philippe et les amisattendus à Maillefert.

q

I

IV

l était près de minuit lorsqueRaymond arriva au Soleil levant.L’auberge était déserte. Seul dansla cuisine, maître Béru mettait aunet les comptes de la journée.

En apercevant son hôte :

– Montez vite, monsieur, lui dit-il,chez M. de Boursonne, il vous attendavec une impatience !…

C’était vrai ; Raymond trouva le vieilingénieur en proie à la plus violenteagitation, et arpentant à grands passa chambre – une chambre immense,la plus belle de l’auberge, qui avaitune pendule sur sa cheminée depierre peinte, et de chaque côtés desflambeaux argentés, dont tous lesdimanches maîtresse Bérurenouvelait les bobèches de papierdéchiqueté.

Trop bouleversé pour remarquer ledésordre de Raymond :

– Eh bien !… lui criaM. de Boursonne, nous y voici !… Aubord du fossé la culbute… il n’y aplus à reculer !…

– Qu’est-ce encore, mon Dieu !…

– Oh !… c’est grave, cette fois,continua le bonhomme, terriblementgrave ! Et votre duchesse deMaillefert mériterait… Mais asseyez-vous, nous avons à causer…

Mais c’était un homme prudent. Ilcommença par s’assurer en ouvrantsuccessivement toutes les portes quepersonne n’était aux écoutes ; aprèsquoi, revenant se camper debout etles bras croisés devant son jeunecamarade :

– Vous savez, commença-t-il, nonsans une nuance de solennité, quej’ai horreur de me mêler des affaires

des autres…

Hélas ! bien des fois, jadis, Raymondavait souri de cette étonnanteprétention de son vieux chef ; maisen ce moment !…

– Pour vous, continuait lebonhomme, je vais manquer auxprincipes de toute mon existence.C’était écrit. Voici des mois que nousvivons de la même vie, côte à côte,sans jamais nous quitter, etsarpejeu ! on est de chair et d’os.Vous voyant bon, généreux, loyal,sincère jusqu’à la naïveté, petit àpetit, à mon insu, je me suis… hum…comment dirai-je ? habitué ? non,intéressé à vous, comme à… ma foi

tant pis, je le dis puisque c’est vraiquoiqu’absurde… comme à monpropre fils.

Ces préliminaires dans la bouche decet homme excellent, mais qui faisaitprofession d’égoïsme et de brutalité,devaient faire frémir. Ce qu’il avait àdire était donc bien rude, qu’iltergiversait ainsi.

– C’est comme mon père même queje vous écouterai, monsieur,murmura Raymond.

Le bonhomme fit deux ou trois toursencore dans la chambre, puisbrusquement :

– C’est de votre honneur qu’il s’agit !

prononça-t-il.

– De mon honneur !…

– Oui. Et il n’y a plus à hésiter ni àtemporiser, il faut marcher droit aubut. Il faut que demain, vousm’entendez bien, demain, vous vousrendiez à Maillefert, et que vous

demandiez officiellement à Mme laduchesse de Maillefert la main de

Mlle Simone, sa fille…

Une stupeur immense clouaitRaymond sur sa chaise.

– Moi, répétait-il, comme s’il eût eubesoin de s’affirmer une propositioninouïe, moi !…

– Il le faut, insista M. de Boursonne,il le faut absolument. C’est l’uniquemoyen que je voie de ne point laisserquelque lambeau de votre intègreréputation au piège honteux tendu àvotre confiante probité.

D’un geste machinal comme pour enécarter le vertige, Raymond passaitet repassait sa main sur son front.

– Je vous entends, monsieur,balbutiait-il, mais… excusez-moi, jene vous comprends pas…

M. de Boursonne, tristement, hochaitla tête.

– Et penser, continuait-il, que c’estmoi qui vous ai encouragé à aimer

Mlle Simone !… Ah ! vieil enfant encheveux blancs !… Mais qui pouvaitprévoir !… Savez-vous ce qui sepasse ? Il est aujourd’hui avéré dansle pays, aux Rosiers, à Saint-Mathurin, à Saumur, à Angers même,

que Mlle Simone de Maillefert est lamaîtresse de Raymond Delorge…

D’un bond Raymond fut debout :

– Voilà donc, s’écria-t-il d’un accentterrible, voilà le résultat des lâchescalomnies de ce misérable Bizet deChenehutte…

Mais le vieil ingénieur lui coupa laparole.

– Votre Bizet n’est qu’un sot,déclara-t-il, dont les proposd’estaminet n’avaient aucune portée.

Si Mlle Simone a été perdue deréputation, c’est par la duchesse deMaillefert elle-même, par sa mère…

– Oh !… monsieur…

– Par sa mère, oui, je dis bien, qui adéclaré en propres termes, non pas àune personne, mais à plusieurs,qu’elle s’estimerait trop heureuse sielle parvenait à vous déterminer àépouser sa fille, parce que, aprèsl’avoir séduite, vous vous seriezdégoûté d’elle, et que la pauvre fillese trouverait dans une situation à ne

plus pouvoir dissimuler sa faute.

Un cri terrible, un cri de douleur etde rage, jaillit de la poitrine deRaymond.

– C’est impossible, s’écria-t-il,impossible !… Une mère n’a pas pudire, une mère n’a pas dit cela…

– Elle l’a dit, j’en suis sûr…

– Eh bien !… ce n’est pas demain quej’irai à Maillefert, ce sera cette nuit, àl’instant !… Ah ! elle a dit cela ? Ah !elle s’est servie de mon nom pourdéshonorer la plus chaste et la plusnoble des créatures !… Eh bien ! moi,je lui arracherai la langue, à cettemisérable femme, et je la clouerai à

la porte de son château !…

Cette explosion de désespoir,M. de Boursonne l’avait prévue, ill’attendait.

Saisissant donc le bras de son jeunecamarade :

– Avant de rien faire, dit-il, vousm’entendrez.

Mais déjà un revirement s’était faitdans les idées de Raymond. Le doutelui venait.

– Si vous vous trompiez, cependant,monsieur ! fit-il. Si on avait surprisvotre bonne foi !

Autant le vieil ingénieur était

brusque d’ordinaire, autant en cescirconstances si pénibles il faisaitpreuve d’indulgence et de bonté.

– Ecoutez et soyez juge, dit-il àRaymond.

Et s’asseyant près de son jeune ami :

– Voici tantôt un mois, commença-t-il, que surpris des avances si

extraordinaires de Mme de Maillefert,nous avons soupçonné quelqueténébreuse intrigue… Le but de cetteintrigue vous échappait absolument,à vous qui êtes jeune. Plusclairvoyant, grâce à ma tristeexpérience, j’entrevoyais vaguementquelque chose de si odieux que je me

disais, que je vous disais : « Non, cen’est pas possible… »

– C’est vrai, c’est vrai !…

– Eh bien ! mon pauvre ami, depuiscet instant, je puis vous l’avouer, ilne s’est pas écoulé un jour sans quej’aie appliqué tout ce que j’ai depénétration à déchiffrer le mot decette énigme. De là vient que tout àcoup vous m’avez vu papillonnerlourdement autour de

Mme de Maumussy, et déployer pourelle mes grâces surannées. Je pensaisqu’elle savait la vérité…

– Et elle ne la savait pas ?

– Elle l’ignorait, j’en mettrais la main

au feu, il y a trois jours. C’estlorsqu’elle l’a connue, quesoudainement elle a été tout autreavec vous. Peut-être, sans le vouloir,a-t-elle été complice de

Mme de Maillefert. Et c’est alors querévoltée, indignée, elle vous aconseillé de fuir…

C’était une explication plausible,cela.

– Oui, en effet, approuva Raymond.

– Voyant que je ne tirais rien de lajeune duchesse, poursuivaitM. de Boursonne, je me mis àchercher d’un autre côté… Mon titrede baron, puisqu’enfin baron il y a,

et les vieilles relations de ma famille,m’ouvraient tous les castels desenvirons. J’en profitais pour mefaufiler près de toutes les

connaissances de Mme de Maillefert,espérant que de l’ensemble de cesconversations, d’un mot à l’une,d’une phrase à l’autre, j’arriverais àdéduire quelque chose de positif…

– Ah ! monsieur, murmura Raymond,comment jamais m’acquitter enversvous ?…

En vous laissant guider par moi, moncher ami. Mais attendez. Je perdaismon temps et mes peines, quand cesoir – hier soir, plutôt, puisqu’il est

plus de minuit, – me trouvant chez

Mme de Lachère, cette dame, voussavez, dont le mari veut être préfet :– « Il faut convenir, me dit-elle, quevotre jeune collègue, M. Delorge, seconduit d’une façon abominable. »Par bonheur, j’eus le pressentimentque j’étais sur la trace de la vérité, etau lieu de m’ébahir : – « Commentcela ? » demandai-je avec un sourireéquivoque. – « Allons, allons, reprit-elle, ne faites pas le discret avec moi,baron, je sais tout. » Je m’inclinai. –« En ce cas, madame, vous êtes plusavancée que moi. » Elle se mit à rire.– « Mon cher baron, me dit-elle, c’estla duchesse de Maillefert elle-même

qui, dans le délire de sa mortelledouleur, m’a confié l’horriblesituation de sa fille, et les effortsqu’elle fait pour ramener l’hommequi l’a séduite et qui maintenantrefuse de l’épouser… »

– Cette Mme de Lachère a menti !s’écria Raymond.

Le vieil ingénieur secoua la tête.

– Ce fut ma première impression, dit-il, et je ne la lui cachai pas. Alors,elle me déclara qu’elle n’était pas la

seule à qui Mme de Maillefert eût faitcette incroyable confidence, et, pourme le prouver, elle appela une de sesamies qui, elle aussi, savait tout, à ce

qu’elle me dit, et de la même façon. Avotre avis, ces deux affirmationsvalent-elles une certitude ?

Raymond ne répondit pas.

– Moi, je m’obstinais à douterencore, reprit M. de Boursonne ;

alors Mme de Lachère invoqua letémoignage de son mari, lequel mejura sur l’honneur tenir de la proprebouche de M. Philippe ce que safemme avait appris de la bouche

même de Mme de Maillefert.

Cela, par exemple, c’était le comble.

– Quoi !… M. Philippe aussi ! bégayaRaymond. Son frère !…

Puis se dressant, comme s’il eût étémû par un ressort :

– Mais pourquoi, s’écria-t-il,pourquoi cette infamie, cetteabominable calomnie ?…

– Eh ! pardieu ! parce que

Mme de Maillefert et son noble filsn’ont pour vivre que les revenus de

Mlle Simone. Qu’elle se marie, lesvoilà sur la paille. Ils veulent qu’ellene puisse pas se marier…

– Oui, peut-être…

– Et voilà pourquoi, vous, demain,c’est-à-dire aujourd’hui, vous allezofficiellement et ouvertement

demander la main de

Mlle de Maillefert…

Raymond baissait la tête :

– C’est que dans ce moment, dit-il,déchiré par les plus horriblesperplexités, je ne suis pasabsolument… libre…

Une immense stupeur se peignait surle visage de M. de Boursonne.

– Vous hésitez !… fit-il.

Le pauvre garçon se tordait lesmains.

– Ah ! si vous saviez, monsieur,s’écria-t-il, si vous saviez ?…

Et cette fois, emporté par lasituation, et se sentant confusémenthors d’état de délibérer et d’arrêterun parti, il confia à son vieil ami lesecret de son passé.

C’était pour M. de Boursonne commeune révélation.

– Voilà donc, disait-il, les raisons devos indécisions étranges ! Et moi quivous accusais !…

Puis, après une minute de réflexion :

– Mais n’importe, dit-il, l’honneurcommande, obéissez. Il n’est pas deconsidération au monde qui puissevous obliger à passer pour un infâmesuborneur, qui vous oblige à laisser

peser sur la pure et chaste jeune filleque vous aimez une abominableaccusation.

Raymond était dans une de ces crisesoù la volonté éperdue appartient aupremier qui s’en empare :

– Qu’il soit fait selon vos conseils,monsieur, dit-il au vieil ingénieur ; jem’abandonne à vous…

Le jour commençait à poindre,blafard et morne, lorsque Raymond,qui s’était jeté tout habillé sur sonlit, se réveilla, après quelques heuresde ce sommeil de plomb qui suit lesgrandes crises, et qui est comme unedernière faveur de la nature

violentée.

Il se sentait le corps brisé, maisl’esprit net et clair jusqu’à s’enétonner.

C’est que les raisons ne luimanquaient pas d’être bouleverséencore, et agité des plus funèbrespressentiments.

La journée qui commençait était

celle du mercredi 1er décembre 1869.

C’est-à-dire qu’il y avait dix-septans, date pour date, que le généralDelorge était tombé, dans les jardinsde l’Elysée, sous les coups de lâchesassassins.

Et lui, Raymond Delorge, lui qui surle cercueil de son père avait prêté unsolennel serment de haine et devengeance, il allait, en ce fatalanniversaire, se trouver peut-être enprésence des meurtriers, et subirl’ironie de leur insolente impunité.

Mais l’impérieuse, l’inexorablenécessité parlait.

Et à midi précis, il avait revêtu lecostume traditionnel de la démarchequ’il allait risquer, endossé l’habitnoir et ganté les gants paille.

– Je vous accompagnerai, lui avaitdit M. de Boursonne, mais,entendons-nous bien : je resterai à

vous attendre dans le salon, et vousvous présenterez seul à la duchessede Maillefert. Ma présence, trèscertainement, l’effaroucherait, et ilfaut qu’elle s’explique…

La pluie fine et glaciale qui tombaitobstinément depuis le matin, venaitde cesser.

Le vieil ingénieur et Raymondpartirent.

Et tout en cheminant aussi vite que leleur permettait le mauvais état de laroute :

– Comment va me recevoir laduchesse de Maillefert ? disaitRaymond.

– Qui sait ! comme un sauveur peut-être… Peut-être comme un laquais.

– Et les autres…

– Quels autres ? Maumussy,Combelaine, Verdale ? Eh bien !après… Est-ce à vous de vousinquiéter d’eux ? Est-ce à l’hommed’honneur à détourner les yeux pourne pas rencontrer le louche regarddes gredins ? Jamais leur impudencene montera jusqu’à votre fierté. Hautle front, sacredieu, ami Delorge, c’està ces misérables à trembler devantvous. Haut la tête et le cœur, carnous voici arrivés…

Dans l’immense vestibule, les valets

de pied étaient à leur poste, tristesvalets dont la tenue trahissait leshabitudes des maîtres.

On devinait les gens dont les gagesne sont pas exactement payés, quiont craint plus d’une fois qu’on neleur fît banqueroute, et qui sesoldent en insolences des intérêts del’argent qui leur est dû.

Ils me font moins l’effet de serviteursque de créanciers, avait dit souventle vieil ingénieur, et j’aimerais mieuxfaire mon lit moi-même que d’êtreservi par ces gaillards-là !…

Ces gaillards, d’ordinaire, dès queparaissaient Raymond ou son vieux

chef, se levaient précipitamment, unsourire bassement obséquieux auxlèvres.

Ce jour-là, un seul daigna se souleverde la banquette où tous sevautraient.

– Mme de Maillefert ? demandaM. de Boursonne.

– Sortie, répondit le valet, du toninsolent de l’homme qui a des ordres.

– A-t-elle dit à quelle heure ellerentrerait ?

– Madame la duchesse ne rend pas decompte à ses gens.

Raymond et M. de Boursonne

échangèrent un coup d’œil. Cesfaçons n’avaient pas besoin decommentaires.

– Nous l’attendrons, alors, dit le vieilingénieur.

Le valet de pied ricanait en sedandinant :

– J’ai eu l’honneur de dire à cesmessieurs, insista-t-il, que madamela duchesse est sortie, et qu’on nesait quand elle rentrera… si toutefoiselle rentre.

M. de Boursonne était devenu fortrouge.

Ayant demandé à Raymond une de

ses cartes de visite :

– Vous allez, dit-il au domestique,porter à l’instant cette carte à

Mme de Maillefert. Si véritablementelle est sortie, vous la lui remettrezquand elle rentrera. Il faut queM. Delorge lui parle aujourd’huimême. Et, en attendant, conduisez-nous immédiatement au salon…

Son accent était si impérieux, que levalet, troublé, obéit, tout engrommelant :

– Ah ! tant pis ! Elle dira ce qu’ellevoudra.

Lorsqu’ils furent seuls dans lesalon :

– Voilà qui commence bien ! fitRaymond.

Oui, approuva le vieil ingénieur, c’estune disgrâce de cour…

Il se tut, la porte du salon s’ouvrit, etle valet de pied reparut :

– Madame la duchesse attend cesmessieurs, prononça-t-il.

– Allez, dit à RaymondM. de Boursonne, je reste ici à vousattendre.

C’est dans une sorte de boudoir,ouvrant à la fois sur son cabinet detoilette et sur sa chambre à coucher,que la duchesse de Maillefert avait

ordonné qu’on lui amenât Raymond.

Elle venait précisément de se mettreà sa toilette de l’après-midi,lorsqu’on lui avait montré la carte devisite remise au valet de pied parM. de Boursonne.

Furieuse, elle avait renvoyé sa femmede chambre, ne prenant que le tempsde relever ses cheveux – les siensseulement, – de passer un amplepeignoir de mousseline, garni dedentelles, magnifique jadis,maintenant fané et fripé.

Rien de moins séduisant, de moinsgracieux et de moins noble que cettegrande dame ainsi arrachée

brusquement à l’œuvre capitale deson existence.

Dépouillée des artifices savants de lacoquetterie la plus raffinée, elleapparaissait telle qu’elle étaitréellement, telle que l’avaient faiteles années d’abord, puis l’abus dufard, des cosmétiques et des eaux debeauté, et plus encore les fêtescontinuelles, les nuits passées, lesâcres soucis d’argent, les poignantesémotions du jeu, enfin toutes lesagitations d’une vie à outrance.

C’est assise dans un vaste fauteuil,près du feu, les jambes allongées surun coussin de velours, qu’elle reçutRaymond.

Dès qu’il entra, après l’avoir toisé dela tête aux pieds :

– Vous êtes seul, monsieur ? fit-elled’une voix aigre.

– M. de Boursonne m’attend en bas.

– C’est dommage ! J’aurais eu duplaisir à le complimenter de sesfaçons…

– Madame !…

– N’est-il pas votre conseiller ?

– M. de Boursonne est un amidévoué…

– C’est cela ! Et il vous apprend àpénétrer chez les gens malgré eux età forcer la consigne des domestiques.

– J’avais à vous parler, madame.

– Aujourd’hui même… sur-le-champ ?

– Oui.

Dédaigneusement, la duchesse deMaillefert haussa les épaules, ets’enfonçant dans son fauteuil :

– Eh bien ! puisque vous voici, dit-elle, parlez.

Loin de déconcerter Raymond, cetaccueil outrageant redoubla sonsang-froid.

– Madame, commença-t-il,j’appartiens à une honorable famille.Mon père, que j’ai eu le malheur de

perdre fort jeune, était général debrigade. Ma mère est une demoisellede Lespéran. Je n’ai pas trente ans, jesuis ingénieur des ponts etchaussées, mon passé répond del’avenir… J’ai l’honneur de vous

demander la main de Mlle Simone deMaillefert, votre fille…

C’est de l’œil ébahi dont onconsidère un phénomène, que laduchesse l’examinait tandis qu’ildébitait imperturbablement cesquelques phrases qu’il avaitarrangées dans sa tête en montantl’escalier.

– Et c’est pour me dire cela, fit-elle,

que vous avez forcé ma porte ?

– Uniquement, oui, madame.

Il était clair que le flegme deRaymond l’agaçait.

– Savez-vous bien, reprit-elle, ce quec’est qu’une d’Hostal de Chalandryde Maillefert ?

– C’est, je le sais, madame laduchesse, une fille d’illustre maison,la descendante d’une longue suite deloyaux et vaillants gentilshommes,qui, de père en fils, se sont légué, telqu’un dépôt sacré, un nom sanstache, une glorieuse devise et lespures traditions de l’honneur et dudevoir.

Mme de Maillefert rougitimperceptiblement, et pressée devenger ce qui lui paraissait un amerpersiflage :

– Savez-vous, fit-elle d’un tonironique, quelle est la fortune de

Mlle Simone de Maillefert ?

– Je ne m’en suis pas informé,madame…

– Soit, mais vous l’avez bien entenduévaluée, cette fortune !

– En effet.

– Ma fille possède de son chef deuxcent mille livres de rente, enpropriétés, c’est-à-dire, au bas mot,

un capital de sept millions… C’estune dot cela, et bien faite pour tenter,n’est-ce pas, monsieur ?

Si flagrante que fût l’insulte,Raymond ne sourcilla pas.

– Et vous, monsieur, reprit laduchesse, qui êtes-vous pourprétendre à l’honneur d’une alliancesi haute ?…

– Oh ! je n’ai aucune fortune,madame, et le peu que j’ai…

– Il ne s’agit pas de cela, c’est devotre famille que je parle. N’êtes-vous pas fils de ce fameux généralDelorge qui a été tué en duel ?…

Raymond pâlit. Il n’est pas derésolution d’impassibilité quitiennent devant certaines attaques.

– On vous a trompée, madame laduchesse, prononça-t-il. Mon pèren’a pas été tué en duel, il a étélâchement assassiné…

– Monsieur !…

– … par M. de Combelaine ou parM. de Maumussy, ou par tous lesdeux, plutôt…

La duchesse de Maillefert s’étaitredressée.

– Pas un mot de plus, monsieur,interrompit-elle. Je sais votre

histoire depuis hier soir, et j’en suisà me demander comment vous avezosé vous présenter chez moi.

« On dit qui on est, monsieur, avantde se faufiler dans l’amitié des gens.Maintenant je vous connais. On m’adit les détestables accusations dontvous et les vôtres poursuivez deshommes honorables, que je reçois,que j’aime et qui sont l’honneur d’ungouvernement auquel moi et lesmiens sommes absolument dévoués.

Déjà, par un puissant effort devolonté, Raymond avait maîtrisé sonémotion. Impassible autant qu’unestatue, il laissa la duchesse achever.

Puis :

– J’attends votre réponse, madame,dit-il froidement.

Peu à peu elle en était venue às’irriter tout à fait.

– Ma réponse !… répéta-t-elle. Est-ceque véritablement, monsieur, vousespériez que je prendrais votredémarche au sérieux ?

– Je n’espérais rien, madame.

Elle tressaillit.

– J’ai vu un grand devoir à remplir,je le remplis sans souci du résultat.Je ne vous parlerai pas dessentiments que m’inspire

Mlle de Maillefert… à quoi bon !…J’avais à lui donner un témoignagepublic de ma respectueuseadmiration : c’est fait. Ma démarched’aujourd’hui, je l’ai annoncéepubliquement partout. Non moinshautement je publierai votre réponse.

Il s’inclinait pour prendre congé,

Mme de Maillefert l’arrêta d’ungeste :

– Que voulez-vous dire ? interrogea-t-elle d’une voix altérée.

– Ce que je dis… pas autre chose.

– Simone vous a parlé. Simone vousa commandé de me demander sa

main…

– Sur mon honneur, madame, je vousjure que non.

– Elle vous aime, cependant, vous lesavez bien !…

Ah ! pour cette seule parole,Raymond était prêt à tout pardonner

à Mme de Maillefert.

– Dieu veuille que vous disiez vrai,madame ! prononça-t-il d’un accentému.

Pâle, les sourcils froncés, laduchesse de Maillefert semblaitagitée des plus terribles perplexités,quand, une inspiration soudaine

illuminant son visage :

– Eh bien !… attendez, s’écria-t-elle,c’est Simone elle-même qui va vousdonner la réponse que voussollicitez…

Elle sonna, et une femme de chambreaccourant :

– Qu’on prévienne Mlle Simone,ordonna-t-elle, que je désire la voir àl’instant…

Qu’allait-il se passer ?

Quel projet bizarre venait detraverser la cervelle détraquée decette mère indigne ?…

Troublé au delà de toute expression,

Raymond faisait à sa raison et à soncourage un appel désespéré. Jusqu’àce moment, il était resté maître desoi. Saurait-il, en présence de

Mlle Simone, maîtriser sessensations ? Jamais, il ne le sentaitque trop, le sang-froid n’avait étéplus nécessaire.

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V

V

ous aimez Simone,monsieur Delorge ?demanda tout à coup

Mme de Maillefert…

– Madame…

– Eh bien ! cher monsieur, votre sortdépend uniquement de sa volonté.Qu’elle dise un mot, et je vousl’accorde. A vous d’obtenir qu’elle

prononce ce mot.

Elle s’interrompit, écoutant…

Il lui avait semblé entendre, del’autre côté, dans la pièce voisine, unpas rapide et léger.

– La voici ! fit-elle du ton dont elleeût dit : Attention !

Elle ne se trompait pas.

A l’instant même, dans le cadre de laporte qui donnait de la chambre à

coucher dans le boudoir, Mlle Simoneparut.

– Mon Dieu !… s’écria-t-elle…

C’est qu’elle venait d’apercevoir

Raymond, dont elle ignorait laprésence au château. C’est qu’à lafaçon dont il s’était retiré la veille,elle avait cru comprendre qu’elle nele reverrait plus à Maillefert.

– Approchez, Simone, dit

Mme de Maillefert.

Machinalement, elle obéit.

La défiance se lisait dans ses beauxyeux tremblant qu’elle arrêtait tour àtour sur sa mère et sur Raymond,implorant l’explication d’un fait quilui semblait inexplicable…

– Ma chère Simone, commença laduchesse d’un ton solennel, unévénement grave se produit.

M. Raymond Delorge, ici présent,vient me demander votre main.

Un nuage épais de pourpre envahitjusqu’à la racine des cheveux levisage doux et triste de la pauvreenfant.

– Ma mère !… interrompit-elleévidemment révoltée, et espérantpeut-être la rappeler à la raison.

Mais il n’était pas de considérationcapable d’arrêter la duchesse deMaillefert, une fois qu’ellepoursuivait un but.

– Je sais par expérience, continua-t-elle, quel enfer est un ménage sansamour. Je prétends donc, ma fille,

vous abandonner absolument lechoix de votre mari. Dictez-moi laréponse que je dois faire àM. Raymond Delorge.

Confuse, humiliée, violentée entoutes ses pudeurs, la malheureusejeune fille baissait la tête.

– Par pitié ! ma mère, balbutia-t-elleencore, n’insistez pas… plus tard,lorsque nous serons seules…

La duchesse haussait les épaules.

– C’est cela, dit-elle, et ensuite vousprendrez des attitudes de viergemartyre, et je passerai, moi, pour unemarâtre… Nenni ! Je désire que notreexplication ait un témoin, et je suis

ravie que ce témoin soit monsieur…

Des larmes avaient jailli des yeux de

Mlle de Maillefert et, comme uncollier de perles qui s’égrène,roulaient silencieusement le long deses joues.

– Est-il vraiment possible, ma mère,murmura-t-elle, que vous veuillezmettre un étranger dans laconfidence des tristes déchirementsde notre famille !

– Oh ! considérez-vous doncM. Delorge comme un étranger !…

Depuis un moment déjà, Raymonddélibérait s’il ne ferait pas bien des’enfuir.

Les paroles de Mlle Simone luiparurent un ordre et fixèrent sesirrésolutions.

– A Dieu ne plaise, mademoiselle,prononça-t-il, que je vous soisjamais la cause d’un déplaisir ; je meretire…

Et il se retirait, en effet, lorsque laduchesse, qui s’était levée, passabrusquement entre la porte et lui.

– Restez ! commanda-t-elle d’un tonimpérieux. Il faut, une fois pourtoutes, que Simone s’explique. Ce quiva être décidé ici le serairrévocablement.

Et s’adressant à sa fille :

– Parlerez-vous ? ajouta-t-elle.

Un éclair de colère avait séché les

larmes de Mlle Simone.

– Vous le voulez, fit-elle d’une voixétouffée, vous l’exigez… Eh bien !soit. Mais que la honte retombe survous de l’affreuse violence que je mefais.

Et détournant la tête pour éviter leregard brûlant de Raymond :

– Je consens, balbutia-t-elle, àdevenir la femme de M. Delorge…mais aux conditions que je vous aidites, ma mère…

Ah ! bien peu s’en fallut que

Raymond, éperdu, ne tombât aux

genoux de Mlle de Maillefert. Uneréflexion soudaine l’arrêta. Laquestion de son mariage avec

Mlle Simone avait déjà été agitéeentre la duchesse et sa fille.

– C’est-à-dire, insista

Mme de Maillefert, à la condition deconsommer la ruine de notre maisonau profit de M. Delorge, n’est-cepas ?

– Ma mère ! est-ce bien vous quidites une telle chose !…

– Je dis ce qui est.

– M’accuser de vouloir la ruine de

notre maison, moi qui lui ai toutsacrifié au monde, et qui suis prête àlui tout sacrifier…

– Alors, faites ce que je vousdemande… non pour moi, grandDieu ! qui ne suis plus qu’une vieillefemme et trouverai toujours lemillier de louis qu’il me faut pourpayer ma dot dans un couvent, maispour votre frère…

– Je ne le puis…

– Votre frère est le chef de notremaison, l’héritier du nom, Philippeest le duc de Maillefert ; vous luidevez respect et soumission.

– Ma mère, il est inutile d’insister.

Ainsi, c’était cette éternellediscussion d’argent, dont Raymondavait surpris quelques lambeaux lesoir du bal, qui recommençait…

Mais dans quelles conditions, cettefois, et combien plus honteuse etplus dégradante !…

– Prenez garde ! Simone, reprit

Mme de Maillefert, la voix tremblanted’une colère difficilement contenue,prenez garde ! Vous m’obligez àrépondre par un refus à la demandede M. Delorge…

Et s’adressant à Raymond :

– Vous l’entendez ?… continua-t-elle,vous prétendez l’aimer et vous ne

trouvez pas un seul mot à dire !…

Bouleversé des plus étrangesémotions, mais toujours maître desoi, Raymond s’inclina :

– J’ai foi en Mlle Simone, répondit-il– répétant les paroles qui lui avaientété dites par la jeune fille – sesdécisions me sont sacrées.

La duchesse éclata de rire – d’un rirefaux et menaçant.

– En d’autres termes, interrompit-elle, vous adorez ma fille, mais vousaimez encore plus son argent. Voilàvotre désintéressement. Je leprévoyais, je savais que vous vousétiez entendus…

Peu à peu, et en dépit de ses fermesrésolutions de ne s’émouvoir de rien,

il était manifeste que Mlle Simones’animait : elle relevait la tête, et defugitives rougeurs enflammaient sesjoues.

Voyant Raymond blêmir sous

l’insulte de Mme de Maillefert, etcependant prendre sur soi de garderle silence :

– Que vous m’outragiez, moi, mamère, dit-elle, peu importe, j’y suisaccoutumée. Que vous accusiezM. Delorge de cupidité, c’est ce queje ne puis souffrir. La pensée deM. Delorge, je la connais, il me l’a

dite. Il croit, de même que moi, que jedois tout ce que je possède au nomde Maillefert.

La duchesse riait toujours de son rireironique.

– Et voilà pourquoi, interrompit-elle,voilà comment vous refusez dedonner la moitié de votre fortune àl’aîné de notre maison, à votrefrère…

– Je fais plus.

– Bah !

– Je lui donne, c’est-à-dire, je vousdonne la totalité de mes revenus…

– Mais vous gardez le capital. Nous

sommes à votre merci… Que vosdispositions changent, et le duc deMaillefert est sans pain.

– Mes dispositions ne changerontpas.

– Qui le sait !… Supposez-vousmariée et mère de famille.Fatalement, vous en arrivez à jugerque votre argent appartient bien plusà votre mari et à vos enfants qu’àvotre mère et à votre frère…

Irritée, Mlle Simone battait leparquet d’un pied nerveux, oubliantpresque la présence de Raymond,qui, les deux mains appuyées audossier d’une chaise écoutait…

– Il est des moyens de voustranquilliser, ma mère, reprit la jeunefille, je vous les ai offerts…

– Lesquels !…

– On dressera un acte par lequel jereconnaîtrai devoir à mon frère et àvous le revenu de mes propriétés…

– Le revenu !… Comment voulez-vous que dans ces conditions votrefrère trouve un établissementsortable ! Quelle famille voudrait delui !

– Que mon frère se marie, et jem’engage à lui assurer au contratl’usufruit de trois millions de terresdont les enfants auront la nue-

propriété.

La duchesse avançaitdédaigneusement les lèvres.

– Oh ! encore des termes deprocureur ! fit-elle.

– Qui donc m’a réduite à lesapprendre, sinon vous, ma mère !…

A chaque parole, grandissait dans lecœur de Raymond son admiration

pour Mlle Simone, son mépris pour

Mme de Maillefert.

Et ne pouvoir intervenir cependant !…

– Quelle tête !… grondait laduchesse, quel caractère de fer !… Il

me semble entendre ton père. Rien nel’émeut, rien ne la touche. Elle selaisserait briser avant de ployer…

– C’est vous, ma mère, dontl’opiniâtreté passe toute croyance,dit la jeune fille…

Incapable de se contraindre pluslongtemps, la duchesse de Maillefertse dressa en pied, et repoussant sonfauteuil qui roula jusqu’à la porte :

– Assez ! fit-elle d’un ton bref ettranchant. Une dernière fois, Simone,voulez-vous partager avec votrefrère…

– Le capital ? Je ne le puis.

– Prenez garde, réfléchissez… C’estla rupture immédiate, définitive,irrévocable, d’un mariage qui voustient au cœur.

Raymond se sentait chanceler.

– Ah ! vous êtes impitoyable, ma

mère, interrompit Mlle Simone. Ceque vous me demandez, vous savezbien qu’il m’est défendu de vousl’accorder…

– Défendu !

– Vous savez bien que je suis liée parun serment sacré, juré sur le Christ,entre les mains d’un mourant…

Mme de Maillefert haussait les

épaules.

– Toujours les mêmes réponses, dit-elle.

– Oui, toujours ! répondit la jeunefille, éternellement…

Et admirable de douleur etd’indignation, si belle que Raymonden fut ébloui comme d’unetransfiguration :

– Vous oubliez donc la mort de monpère ! reprit-elle. Vous oubliezdonc… C’est vrai, il y a cinq ans decela, et depuis, tant d’événements sesont succédé… Mais je me souviens,moi, je me souviens…

– Simone ! fit durement

Mme de Maillefert, Simone !…

Mais elle ne laissa pas interrompre.

– Je n’avais pas seize ans,poursuivit-elle, j’étais encore enpension… C’était l’hiver, la nuit, jedormais… Tout à coup un grandbruit autour de mon lit m’éveilla…J’ouvris les yeux. Une de nossurveillantes se penchait vers moi. –« Vite, me dit-elle, bien vite, habillez-vous, une voiture vous attend à laporte, un horrible accident est arrivéà votre père, il vous demande, il semeurt… »

« Ce n’était que trop vrai. Mon père

revenait de Nice à l’improviste,quand, arrivé en gare à Paris, ayantvoulu sauter à terre avant l’arrêt dutrain, il avait été renversé et broyéentre les roues du wagon et le pavédu quai.

« Lorsque j’arrivai à l’hôtel, lesdomestiques perdaient la tête. Vous,ma mère, vous étiez au bal, on nesavait chez qui. Mon frère étaitabsent depuis vingt-quatre heures.On vous cherchait en vain l’un etl’autre par tout Paris.

« Mon père avait été rapporté surune civière, et pour lui épargnerd’horrible souffrances, au lieu de lemonter à sa chambre, on l’avait

déposé dans le salon, sur un litdressé à la hâte.

« Pauvre père ! Son corps n’étaitplus qu’une masse informe de chairssanglantes. C’était un miracle qu’ilvécût encore. Par un prodiged’énergie, il retenait en quelque sorteson âme près de s’envoler…

« – Enfin, la voici !… murmura-t-ilquand je parus.

Et tout de suite, d’une voix faible,mais très vite, comme s’il eût craintde ne pouvoir achever :

« – Maîtrise ta douleur, me dit-il, etécoute-moi, le temps presse. La mortme surprend. Je n’ai pris aucune

disposition. Ma fortune sera demainà la discrétion de ta mère et de tonfrère. Combien durera-t-elle entreleurs mains ? Bien peu. Et après ?Ruinés, perdus de dettes, compromis,dédaignés, que feront-ils ? J’endureles tourments de l’enfer en songeantà cela. Degré à degré, jusqu’oùdescendront-ils ? Jusqu’oùtraîneront-ils notre nom, ce nomglorieux de Maillefert, qui a sonparagraphe à toutes les belles pagesde l’histoire de France, et que mesaïeux m’ont légué pur et sans tache…

Mme de Maillefert s’agitaitdésespérément pour arrêter

Mlle Simone.

– Vous oubliez que nous ne sommespas seules, lui répétait-elle.

– C’est vous qui la première l’avezoublié, madame, répondit la jeunefille…

Et s’adressant surtout à Raymond, etd’un accent qui s’imposait, ellepoursuivit :

– Eperdue de douleur, je m’étaisagenouillée près du lit de mon père :

« – Tu n’as que quinze ans, Simone,reprit-il, et cependant c’est à toi deme remplacer dans cette maison oùsouffle un vent de vertige. Parbonheur, tu es immensément riche,c’est le salut. Dès que ta mère et ton

frère auront dévoré ma fortune, ilsvoudront la tienne. Refuse.Abandonne-leur ton revenu jusqu’audernier louis, c’est ton devoir.Jamais, sous aucun prétexte, ne leurdonne le capital. Tu seras obsédée,harcelée, circonvenue, martyrisée,tiens bon, ou je sortirai de ma tombepour te maudire. C’est ton repos queje te demande, ton bonheur, ta vie…Tu les dois à notre nom. A toi àgarder d’eux-mêmes ta mère et tonfrère. Il se peut que tu te maries unjour, mais alors que ton mari sachebien qu’il épouse une fille dont lafortune n’est qu’un dépôt sacré…

« Sa voix faiblissait.

« – A un signe qu’il fit, je posai sursa poitrine un crucifix placé près delui par le prêtre qu’on était alléchercher.

« – Jure-moi, dit-il, sur ce Christ,d’obéir à mes dernières volontés, etma mort, qui eût été celle d’undamné, sera douce et sereine…

« Je jurai.

« Vous entriez en ce moment, mamère, en toilette de bal, la têtechargée de fleurs, et vous avezentendu les dernières paroles de monpère :

« – Tu l’as juré, Simone, tous lesrevenus, mais rien que les revenus…

Le capital, c’est la rançon del’honneur des Maillefert…

Désespérant d’interrompre sa fille etde lui imposer silence, la duchesse deMaillefert avait pris le parti de serasseoir.

Et suffoquant de rage, l’œilenflammé, la face pourpre, les veinesdu cou gonflées à rompre, elleégratignait de ses ongles le veloursde son fauteuil.

Mais dès que Mlle Simone s’arrêta :

– Voilà donc, dit-elle d’un tond’outrageante ironie, la règle devotre conduite.

– Immuable.

– Les propos incohérents d’unmourant.

Si terrible fut le regard de la jeunefille, que la duchesse en frissonna.

– Ce mourant était mon père,madame, prononça-t-elle, et lesapproches de la mort, loind’obscurcir sa noble intelligence, nelui éclaircirent que trop l’avenir.

Ecrasé sous une de ces situationsque l’imagination se refuse à prévoir,Raymond demandait au ciel une idée,une inspiration.

– Ainsi, reprit Mme de Maillefert,

remontrances, ordres, prières, toutest inutile.

– Inutile.

– Vous espérez que votre opiniâtretétriomphera de ma légitimeobstination.

– Je n’espère plus rien.

Ce que ce marchandage, en présencede Raymond, avait de bas, de vil,d’ignoble, la duchesse était horsd’état de le sentir. Sa raison étaitperdue. Sa voix rauque semblait unrâle.

– Alors, c’est bien entendu, insista-t-elle, bien convenu ?

– Oui.

Mme de Maillefert se retourna versRaymond :

– Voilà, dit-elle, la vierge timide etsoumise que vous souhaitez pourépouse, monsieur Delorge ! Que vousen semble ? Voyons, répondez !…Mais répondez donc, monsieur !

Haussant son sang-froid à la hauteurde cette crise inouïe, Raymonddominait encore son indignation :

– C’est en vain, prononça-t-il, c’estinutilement que je chercherais destermes pour rendre la respectueuseadmiration que m’inspirentl’héroïque courage et le dévouement

sublime de Mlle de Maillefert.

C’en était fait. Toutes sesespérances, la duchesse les avaithasardées sur une chance unique, etelle avait perdu.

Enragée comme le joueur imbécilequi lacère et foule aux pieds lescartes qui ont trompé sesconvoitises, elle cessa de secontraindre.

– Ah ! c’est comme cela, cria-t-elle.Eh bien ! monsieur Delorge, rien nevous retient plus ici, et j’espère qu’àl’avenir vous me dispenserez de vosadmirations.

Mais de même que l’instant d’avant,

lorsqu’il allait sortir, il avait été

retenu par Mme de Maillefert,Raymond, cette fois, fut arrêté par

Mlle Simone.

– Restez ! commanda-t-elle d’unaccent impérieux.

Et marchant sur sa mère :

– Car je n’ai pas fini, madame,poursuivit-elle. Vous avez exigé uneexplication, nous l’aurons complète.Je n’ai pas tout dit…

Pour toute réponse, la duchesse deMaillefert allongea la main vers uncordon de sonnette.

– Prenez garde à votre tour, dit

Mlle Simone avec un calme effrayant.Si vous sonnez, on viendra. Et jevous le jure, je parlerai quand même,haut et ferme, devant tous, devantvos valets, devant mon frère, devantvos hôtes, ces gens dont, sans meconsulter, vous peuplez ma maison.Car je suis chez moi, ici ; seule j’ai ledroit d’y donner des ordres, derecevoir qui bon me semble, dechasser qui me déplaît !…

Pétrifiée de stupeur, la duchesseavait laissé retomber son bras.

Etait-ce bien sa fille, la victimeéternellement résignée de son brutaldespotisme, qui, tout à coup,

s’insurgeait, se redressait et luitenait tête !… A quelles sources vivespuisait-elle son indomptable énergieque la nature, aux heures décisives,accorde aux êtres les plus faibles ?

Raymond admirait.

Je parlerai, continuait Mlle Simoneavec une véhémence croissante,parce qu’on a aussi des devoirsenvers soi, et qu’il faut que l’onsache comment j’ai tenu le sermentfait à mon père mourant.

« Vous n’avez que trop justifié, monfrère et vous, ses sinistresappréhensions.

« Trois ans ne s’étaient pas écoulés,

que de l’énorme fortune qu’il vousavait laissée, il ne restait plus quedes débris.

« Qu’en avez-vous fait ? A quelsgouffres inconnus avez-vous jeté cesmillions ? A quels creusetsmystérieux les avez-vous fondus ?

« Car vous ne les avez pas employés,si follement que ce soit ; vous nel’auriez pas pu.

« Il y a des princes souverains quiont une cour, des dignitaires, dessoldats, et qui ne dépensent pasannuellement ce que vous auriezdépensé.

« Et chez vous, dans votre hôtel,

lorsque j’y allais passer vingt-quatreheures, je ne trouvais pas parmi voscinquante valets un domestique pourme porter une lettre. Vos femmes dechambre me faisaient honte ou peur.Un matin, votre cuisinier est venu medire qu’il ne pourrait pas m’apprêterà déjeuner si je ne lui donnaisquelque argent. Il vous avait avancétoutes ses économies, vous lui deviezdix-huit mille francs, on lui refusaitcrédit dans le quartier…

– Ah ! c’est trop fort ! disait laduchesse, c’est trop fort !…

La jeune fille poursuivait :

Mon père disait bien que Philippe et

vous étiez pris de vertige.Millionnaire, il vous manquaittoujours un billet de mille francs.Avec deux cent mille livres de rentevous faisiez des dettes, et vousempruntiez à soixante pour centquand vos créanciers devenaientpressants…

« Pour satisfaire une fantaisie, vousgreviez une propriété d’hypothèquesusuraires. Pour payer une dette dejeu, vous vendiez le tiers de leurvaleur les meilleures terres del’Anjou.

« En une seule nuit, dans un cercle,Philippe perdait, au baccarat, centsoixante mille francs. Une autre fois,

aux courses, le chiffre de ses pertesdépassait dix mille louis…

« Et vous, précisément à cetteépoque, vous en étiez réduite à faireporter vos diamants au Mont-de-Piété.

« Si encore, de tant de prodigalités,eût rejailli sur vous l’éclat que donneun faste noble et intelligent. Maisnon. Vous n’en avez jamais recueillique du ridicule ou de la honte…

– Simone !… criait Mme de Maillefert,Simone, vous devenez folle…

– C’est par les journaux, continuaitla jeune fille, qu’on avait ici de vosnouvelles. Je ne les lisais pas, mais

les gens du pays prenaient undétestable plaisir à me féliciter de cequ’ils appelaient vos brillantssuccès. Par eux, malgré moi, j’étaisinformée de tout.

« On parlait de mon frère, du duc deMaillefert, comme d’une sorte depalefrenier millionnaire, vaniteux etinintelligent, joueur et débauché,plastron de tous les mauvaisplaisants, dupe d’élection de tous lesaventuriers qui le flagornaient etvivaient à ses dépens.

« Vous, ma mère, on vous citaittoujours parmi les reines de la mode,qui, à ce que prétendent lescouturières, donnent le ton, dont on

décrit les toilettes, dont on célèbre labeauté, l’élégance, le goût, le luxe,dont on raconte les aventures et lesbons mots, femmes folles oumauvaises femmes, qui payent leurrenommée de leur réputation.

« Si bien que je me demandais quellemère vous étiez, pour souffrir laconduite de votre fils, et quel filsétait Philippe, pour tolérer laconduite de sa mère !…

Epouvanté du choc de ces deuxcolères, l’une indigne, l’autre, troplégitime, hélas ! Raymond étaitpresque tenté d’arrêter

Mlle Simone…

Ne se perdait-elle pas, par cetteviolence extraordinaire !…

– Ah ! je me vengerai ! râlait laduchesse, vous me payerez cher cettehumiliation !…

Mais loin de paraître s’effrayer de

ces menaces, Mlle de Maillefertredressait plus haut la tête, toujoursplus haut, provoquant se mère d’unregard de défi.

Elle l’avait dit, elle se révoltait, etpareille à l’esclave qui vient de brisersa chaîne, elle semblait incapable degarder aucune mesure.

– Enfin, reprit-elle, après avoirrespiré fortement, enfin le jour vint,

ma mère, où votre dernier louisglissa entre vos mains. Vous étiezruinés, mon frère et vous. Lambeaupar lambeau, vos propriétés avaientété mises à l’encan, ce qui vousrestait était écrasé d’hypothèques,les usuriers vous fermaient leurcaisse, les marchands vousrefusaient crédit, les huissiersassiégeaient votre hôtel.

« Et étourdis de cette ruine, éperdus,en détresse, vous vous débattiez.Philippe et vous, au milieu d’unemeute hurlante de créanciers.

« C’est alors que mon souvenir vousrevint, car en trois ans vous n’aviezpas répondu à une seule de mes

lettres. Et je vous vis arriver ici, unmatin…

« C’était en hiver, à cette époque àpeu près, et je me rappelle votresurprise en me revoyant. Vous ne mereconnaissiez pas. Vous me disiez :« – Comme tu es changée, ma pauvreenfant !…

De sa place, accoudé à la cheminée,Raymond ne perdait pas untressaillement de la physionomie

bouleversée de Mme de Maillefert, etil voyait s’allumer et flamber dansses yeux la haine la plus ardente.

J’étais, en effet, bien changée,poursuivait plus doucement

Mlle Simone. Trois mois après lamort de mon père, pénétrée de sesdernières volontés, j’étais venuem’établir dans ce grand châteaudésert, avec ma gouvernante, missLydia Dodge, et maître Tardif, le vieilhomme d’affaires de notre famille.

« Je n’étais qu’une enfant, j’ignoraisjusqu’à la valeur précise de l’argent.J’avais à apprendre le maniementd’une grande fortune territoriale.

« Vous pensez peut-être, ma mère,que cet exil ne me coûtait pas.Détrompez-vous. Mes goûts étaientalors ceux des jeunes filles de monâge et de ma condition. J’aimais le

monde, les belles choses, les travauxde l’esprit, les récréations délicateset intelligentes, les voyages… Maisj’avais un grand devoir à remplir.J’avais à devenir capable d’êtrel’intendant des Maillefert.

« Sans arrière-pensée, sinon sansregrets, je rompis avec le passé, etsous la direction de maître Tardif, jecommençai à m’initier aux détailssans nombre d’une exploitationagricole.

« Levée avec le jour, vêtue devêtements grossiers, de toile l’été, delaine l’hiver, je parcourais mespropriétés, visitant les fermiers,comptant avec les métayers,

surveillant les ouvriers quej’employais aux travaux du dehorsou à la réparation des bâtiments.J’apprenais à estimer la valeur desterres, à juger le bétail d’un coupd’œil, à évaluer le rendement d’unchamp, à distinguer les qualités desgrains, des vins, des foins, à discuterun bail, à débattre un marché… Sibien que lorsque maître Tardifmourut, au bout de dix-huit mois,j’étais presque un fermier passable…

Arrivée à ce point extrême où lacolère ne se peut plus traduire quepar d’amers sarcasmes, la duchessede Maillefert levait ses mains au ciel.

– Que je suis donc heureuse ! disait-

elle. Ma fille, décidément, est unange !…

C’était bien l’avis de Raymond, émujusqu’aux larmes de ce dévouementobscur et si grand cependant, et si

rare, de Mlle Simone.

– De ma conscience, reprit plus vitela pauvre jeune fille, de maconscience seule j’attendais marécompense. Bien m’en prit. Je n’euspas à me louer des gens de ce pays.Etonnés d’abord de mon genre devie, et ne pouvant le comprendre, ilsessayèrent de l’expliquer par desmotifs absurdes et injurieux. Jedevins le sujet des contes les plus

ridicules. Si les uns voyaient en moil’héroïne de quelque romanmystérieux, les autres me déclaraientun phénomène d’avarice.

– Ah ! vous aviez fait un heureuxchoix, monsieur Delorge ! ricanait

Mme de Maillefert…

Mlle Simone haussa le ton :

– C’est vrai, ma mère poursuivit-elle,j’étais avare, je me refusaissévèrement toute dépense inutile,j’économisais, je thésaurisais… Jevous attendais.

« Vous vîntes, et il doit voussouvenir de ce jour où nous nous

revîmes.

« Vous étiez humble, ce jour-là, vousveniez en solliciteuse, et, tremblantd’être refusée, vous m’accabliez decajoleries.

« Vous ne me parliez pas de ruinecomplète, mais seulement de gênemomentanée que vous expliquiez pardes opérations de Bourse dePhilippe, qui avaient tourné mal.Moi, qui savais la vérité, je vousécoutais, silencieuse et triste. Je voussuppliais de réformer, au moins pourun temps, votre train. Je vousconseillais une liquidation, vousdisant que des débris de votreopulence on pouvait tirer une fortune

encore, comme on tire une chaloupedes épaves d’un vaisseau.

« Alors, vous m’approuviez de toutcœur, vous me promettiez uneréforme totale et vous finissiez parme demander quatre cent millefrancs, lesquels, me juriez-vous,suffiraient à tout. C’était une sommeénorme, le montant de meséconomies de deux ans, et ma raisonme disait que ce ne serait qu’un grainde sable dans le gouffre de vosprodigalités. Mais vous étiez mamère, vous pleuriez en me serrantcontre votre poitrine… Je faiblis. Jevous remis ces quatre cent millefrancs, un soir, en quatre mandats

que j’étais allée chercher à Angers…

– Et vous me les avez fait payer cherdepuis ! ricana la duchesse.

A la grande surprise de Raymond,

Mlle Simone semblait s’attendrir.

Des larmes brillaient dans ses yeux.

– Le lendemain, continua-t-elle,d’une voix altérée, ayant été obligéede sortir de grand matin, pour unecoupe de bois que j’avais à vendre, jene voulus pas vous éveiller. Quand jerevins, vers midi, me faisant une fêtede vous trouver un visage riant, onme dit que vous étiez partie… Je nepouvais le croire. La veille encore,nous faisions des projets pour votre

installation à Maillefert, et vousdeviez écrire à Philippe de venir nousrejoindre. C’était vrai, pourtant,vous étiez partie.

« A dix heures, vous vous étiez faitconduire au chemin de fer, melaissant pour tout adieu quatrelignes où vous me disiez qu’unedépêche vous mandait à Paris pourun grand bal de bienfaisance.

« A quinze jours de là, mon frèrem’écrivait de lui envoyer vingt millefrancs par le retour du courrier, pouracquitter une dette d’honneur…J’envoyai les vingt mille francs.

« Le mois suivant, c’était à vous qu’il

fallait une bagatelle, cinq cents louispour donner un acompte à votrecouturière…

« Puis, de semaine en semaine, leslettres se succédèrent, tantôt devous, tantôt de mon frère, dont lesprétextes variaient, mais touteségalement pressantes, et répétantinvariablement : De l’argent ! del’argent ! de l’argent !

Obsédée du regard fixe de Raymond,

Mme de Maillefert avait fini par luitourner le dos, et les jambes croisées,les mains jointes sur le genou, ellebattait du pied la mesure d’un airimprovisé qu’elle chantonnait entre

les dents.

– De ce moment, disait Mlle Simone,c’en fut fait de mon repos. Lacorrespondance ne suffisant plus,vous cherchâtes autre chose, et leslettres de change commencèrent àpleuvoir ici. Vous tiriez sur moi pourdeux mille, quatre mille, dix millefrancs. Des garçons de recettevenaient de Saumur et d’Angers, quime présentaient vos traites d’un airgoguenard en me demandant :« Faites-vous honneur ? » Je n’osaispas répondre : Non, dans lescommencements. Mais je ne tardaispas à reconnaître ma duperie, et quema fortune entière s’en irait ainsi,

petit à petit. Je vous prévins que jene ferais plus « honneur à votresignature », comme disaient lesgarçons. Que vous importait ! Vouspersistâtes, je tins parole ; je nepayai plus, et je fus assiégée par leshuissiers et accablée de papiertimbré…

« Jusqu’à cette époque, du moins, mamère, Philippe et vous gardiez encorequelques ménagements. Les aigresrécriminations, les reproches amers,les dures paroles ne devaient pas sefaire attendre. Vous, si humble, mamère, et suppliante, la première fois,je vous vis arriver un matin, la colèredans les yeux, la menace à la bouche.

Vous ne disiez plus : « Je t’en prie, »mais : « Je veux, il faut !… »

« Je tins ferme en mes refus. Enmoins de quinze mois, je m’étaislaissé arracher les revenus de troisannées, j’avais été forcéed’emprunter, j’avais mesuré ledanger de nouvelles faiblesses.

« Alors, aux menaces, les rusessuccédèrent, plus dangereuses pourmoi. Je me vis tout à coup entouréede pièges, circonvenue, étourdie…

« Vous avez su gagner à vos vues desgens de ce pays, dont je ne me défiaispas, et ils ne cessaient de me harcelerde leurs conseils. J’étais une enfant,

prétendaient-ils, de conserver tant depropriétés rapportant si peu, tandisqu’en en vendant seulement le tierspour acheter de la rente, je doublais,je triplais même mon revenu. Il mefallut un coup d’autorité pour medébarrasser d’eux.

« Et cependant, fidèle à la promesseque je vous avais faite, tous les mois,régulièrement, je vous faisaisremettre dix mille francs…

Mme de Maillefert, évidemment, eûtvoulu paraître ne pas écouter sa fille,mais à tout moment ses exclamationssourdes et ses interjectionsfuribondes prouvaient qu’elle ne

perdait pas un mot.

– C’est trop d’audace ! disait-elle.Jamais on n’a rien ouï de pareil ! Ah !monsieur Delorge, vous êtes restémalgré moi !… Cela pourra vouscoûter cher !…

Imperturbable, Mlle Simonepoursuivait :

– Mais voici que soudain votretactique changea encore. La mèretendre et caressante des premiersjours reparut, déployant pour moises plus irrésistibles séductions. Etreséparée de moi vous désolait, medisiez-vous, et vous devenaitinsupportable. Lasse de votre

existence décousue, vous soupiriezaprès la douce et paisible vie defamille, et vous prétendiez que, sivous m’aviez à Paris, près de vous,tout changerait.

« Le piège était trop grossier pourm’échapper. Et cependant, je puisbien vous l’avouer à cette heure,j’hésitais longtemps à paraître ydonner tête baissée.

« Je me disais qu’à Paris, en tenantvotre maison et en réglant ladépense, je ferais plus avec deux centmille francs que vous avec unmillion. Deux cent mille francs ! c’estune somme, cela. Jamais mon pèren’a dépensé plus, et son train était

celui d’un grand seigneur.

« Quelques mots, échappés à une desamies que vous aviez amenées pourvous seconder, m’éclairèrent àtemps. Je vous déclarai donc que rienau monde ne me ferait quitterMaillefert.

« Votre déception dut être terrible,car votre masque tomba, et votrehaine, dissimulée jusqu’alors, semontra ouvertement. Pour Philippeet pour vous, je devins l’ennemi, laproie. A dix-huit ans que j’avais,vous me donniez le spectacle odieuxdes combats qui se livrent autour ducoffre-fort des vieillards. Vous nesongiez qu’à tirer de moi pied ou

aile, peu ou beaucoup, pourvu que cefût quelque chose, et par tous lesmoyens.

« Vous vous étiez mis à me pillereffrontément. Vieux meubles,tapisseries rares, tout ce qui avaitune valeur quelconque, voussemblait de bonne prise ! – « A quoicela te sert-il ? » me disiez-vous ; etvous emportiez.

« Jusqu’à ce qu’un jour j’eus cettedouleur de voir Philippe s’emparerdes portraits de nos ancêtres, sous ceprétexte qu’ils lui revenaient à lui,l’héritier du nom. Je ne devinais quetrop que, beaucoup d’entre eux étantsignés de noms illustres, il les

vendrait…

Mme de Maillefert bondit.

– Vous en avez menti !… s’écria-t-elle.

– Pardonnez-moi, ma mère, fit

froidement Mlle Simone, il les a misen vente, et la preuve, c’est que je lesai fait racheter… et qu’ils sont là-haut, cachés…

Et plus vite :

– Du reste, poursuivit-elle, vouspouviez bien trafiquer des portraitslorsque déjà vous trafiquiez dunom ? Est-ce que Philippe ne levendait pas, ce nom, aux industriels

qui l’imprimaient en tête de leursprospectus ? Est-ce que vous nel’avez pas vendu, le jour où vousavez accepté la mission que vousremplissez ici ? Car votre tournéeélectorale est payée… ne dites pasnon, je le sais, et si jamais lesTuileries étaient envahis par laRévolution, on y trouverait votrereçu !…

Livide, comme si tout son sang eûtété changé en fiel, la duchesse deMaillefert s’était dressée d’un bloc :

– C’en est trop, interrompit-elle, et ceserait une honte à moi d’en entendredavantage…

Pour la clouer sur son fauteuil, iln’avait pas fallu moins quel’immense intérêt qu’elle pensaitavoir à ne pas laisser seuls ensemble

Raymond et Mlle Simone.

Peut-être aussi avait-elle espéré, enrestant, arrêter la vérité sur leslèvres de sa fille…

Reconnaissant qu’elle s’étaittrompée, que c’était inutilementqu’elle s’était condamnée aux pluscruelles humiliations, elle enveloppaRaymond du plus haineux regard, etd’une voix sourde :

– Vous vous obstinez à demeurer ici,monsieur, dit-elle, malgré moi… soit.

Je ne suis qu’une femme, je vouscède la place. C’est un homme quivous demandera compte de ce quevous avez entendu…

Elle se retirait, en effet ; elle gagnaitla porte de la chambre à coucher.

– Je n’ai pourtant parlé que du

passé, prononça Mlle Simone.

Mme de Maillefert s’arrêta court.

– Que voulez-vous dire ? fit-elle.

– Qu’il me reste à parler du présent,ma mère…

– Du présent !

– Oui, de ce dernier voyage, de vos

projets en arrivant à Maillefert, devos tentatives depuis six semaines…

– Simone !… s’écria la duchesse,prenez garde, vous ne me connaissezpas encore !…

La jeune fille ne sourcilla pas ; elleavait atteint son but : sa mèrerestait.

– Cette fois, reprit-elle, vous arriviezavec un plan nouveau :

« Le soir même de votre arrivée,m’ayant prise à part, vous me disiezen propres termes, car vous n’enétiez plus à dissimuler l’âpreté devos convoitises : « Abandonne-nousla moitié de ce que tu as, et en

échange nous te rendons le repos. »

« Et vous pensiez que j’aurais hésité,ma mère, sans le serment juré à monpère mourant !… Le repos !… Ah ! jene croirais pas le payer cher au prixde toute cette fortune que je possède,pour mon malheur.

« Mais j’ai juré ; je vous refusai.

« Il est vrai que vous obtîntes de moila promesse de vous avancer centmille francs pour vos débuts à lacour, cet hiver. Il est vrai que je vouspromis, avec plus de regrets encore,d’organiser une grande fête quifaciliterait votre mission ici.

C’était monstrueux, déjà, ce que

Raymond avait entendu, et cependantun secret pressentiment lui disait quece n’était rien encore.

Il voyait, à la fureur convulsive de

Mme de Maillefert, succéder uneinquiétude de plus en plus manifeste.

– Telle était la situation, ma mère, aulendemain de votre arrivée, disait lajeune fille, quand un événementsurvint qui devait décider, et quidécidera de ma vie…

Elle s’arrêta… Sa voix s’altérait, sesjoues s’empourpraient, et ses yeuxs’emplissaient de larmes… Elle parutsur le point de ne pouvoircontinuer…

– De grâce, mademoiselle, commençaRaymond…

Mais d’un geste triste et doux, elle luiimposa silence. Et s’armant d’uneénergie nouvelle, et d’une voix plusforte :

– Un jeune homme des environs,reprit-elle, que ma fortune avaitébloui, qui longtemps m’avaitobsédée, dans ses poursuites, delettres et de déclamations ridicules,qui avait même fini par demander mamain, M. Bizet de Chenehuttem’ayant grossièrement outragée, uninconnu prit ma défense. Cette scèneavait eu lieu aux Rosiers, le soir, etune heure après, elle était rapportée

à votre amie Clélie, ma mère, à

Mme de Maumussy, par sa femme dechambre. C’est par elle que je laconnus et que je sus que M. Bizet etmon défenseur devaient se battre enduel le lendemain matin.

L’imagination vive et romanesque dela duchesse de Maumussy s’exaltait àcette idée d’un jeune homme risquantgénéreusement sa vie pour l’honneurd’une femme qu’il ne connaissaitpas. Elle ne cessait de me répéter querien n’était plus beau qu’un teldévouement. Bien plus qu’elle, sansen rien laisser paraître, j’étais émue,touchée, reconnaissante. Il était doncun être au monde, une personne qui

s’intéressait à la pauvre abandonnée,à la malheureuse Simone…

Rien d’étrange comme la

physionomie de Mme de Maillefert.

– Simone !… disait-elle, ma fille !…La malheureuse perd la tête !…

– Ce soir-là, continuait résolument lajeune fille, ma prière fut plus longueet plus fervente que de coutume. Jene pus dormir de la nuit. Levée avecle jour, j’envoyai Saint-Jean, monvieux jardinier aux renseignements.A neuf heures, il était de retour.Caché derrière les buissons, il avaitassisté au duel. M. Bizet, grâce àl’évidente générosité de son

adversaire, n’avait été blessé quetrès légèrement. Quant à mondéfenseur, c’était, me dit Saint-Jean,un des ingénieurs que je savais êtredepuis quelques semaines auxRosiers…

Mme de Maillefert eut un éclat de rirenerveux.

– Et vous pensez, dit-elle, que votrechevalier ignorait votre fortune !…Demandez-lui donc s’il se fût battupour une fille sans dot ?

Mlle Simone ne daigna pas releverl’insulte.

– Ainsi qu’il n’était que trop naturel,

poursuivait-elle, je souhaitaisvivement connaître cet ami inconnuqui avait pris ma défense, et leremercier. Votre bal allait avoir lieu,je lui fis adresser une invitation.

D’un air révolté, Mme de Maillefertlevait les bras au ciel.

– Simone, disait-elle, malheureuse !Pour vous, pour moi, pour le nomque vous portez… arrêtez-vous !…

Tristement, la jeune fille hocha latête :

– Oui, je le sais, dit-elle, je passe lesbornes de toutes les convenances…Mais qui donc m’y force ! Qui donc,sinon vous, ma mère, me réduit à

cette extrémité douloureuse dedéfendre mon honneur au prix detoutes les saintes pudeurs d’unejeune fille !… Mais vous l’avez voulu.Je dirai ce qui est. Je dirais que, lapremière fois que mon regardrencontra celui de M. Delorge, unevoix intérieure me dit qu’ilcomprendrait, celui-là. Et cette voixme trompait si peu, qu’il devina mesangoisses, pendant que Philippejouait, qu’il partagea ma douleurlorsqu’on refusa à mon frère, au ducde Maillefert, l’enjeu de sa parole…Mais M. Delorge vous avait déplu, etle dernier de vos invités n’était pasparti que vous me reprochiez

amèrement de m’être compromise,donnée en spectacle, d’avoir acceptéun quadrille après avoir d’abordrefusé de danser… Peut-être aviez-vous raison. Je ne sais rien de la vie,j’ai désappris toutes les conventionsdu monde, je ne sais pas feindre…

La duchesse de Maillefert trépignaitd’impatience.

Il était clair qu’elle n’osait plus seretirer, qu’elle attendait, qu’elleredoutait quelque chose.

– Après, disait-elle, après !… onm’attend ; cette explication ne peutdurer éternellement…

– Le lendemain, ma mère, toutes vos

idées étaient changées, ou plutôt lanuit vous avait inspiré une nouvellecombinaison. Autant M. Delorgevous avait déplu la veille, autantvous le trouviez à votre gré. A vospremières railleries succédaient deséloges qui ne tarissaient pas. Vousvouliez qu’il devînt l’hôte assidu deMaillefert. Vous parliez de l’allerchercher s’il n’acceptait pas vosinvitations. Et Philippe disait commevous, et aussi tous vos hôtes, àl’exception – c’est une justice que je

lui dois – de Mme de Maumussy.Quand déjà mon cœur m’entraînait,c’était une conspiration pour mepousser. Jusqu’au jour, ma mère, où

me prenant à part, et m’arrachantmon secret à force de caresses, vousosâtes me dire :

« – Eh bien ! soit ! épouse-le. Partagece que tu as avec ton frère, et je tedonne mon consentement…

Les situations excessives ont cecid’étrange que ceux qui s’y débattentrestent naturels dans l’exception, etgardent quand même un sang-froidrelatif, qui est comme la lucidité dudélire.

Jetés violemment hors du cadre desconventions sociales, Raymond, la

duchesse de Maillefert et Mlle Simonefinissaient par ne plus discerner les

conditions anormales où ils setrouvaient placés.

Et la jeune fille poursuivait enphrases haletantes :

– Ainsi, après avoir trafiqué de tout,vous en arriviez à spéculer sur mesplus intimes, sur mes plus chèresaffections… Pauvre folle que j’étais,je vous avais laissé lire en moicomme en un livre ouvert. Vous aviezsurpris à ma stupide confiance lesecret des espérances dont je meberçais. Je vous avais avoué qu’enRaymond Delorge il me semblaitreconnaître cette âme dévouée dontm’avait parlé mon père mourant.Vous saviez que, songeant à lui, je

me disais : « Celui-là,courageusement, acceptera la moitiéd’un fardeau trop lourd pour mesforces ; celui-là, pour l’amour demoi, aimera les miens ; il sera laraison et l’énergie, tandis que je nepeux être que l’abnégation ; celui-lànous sauvera tous. »

De grosses larmes roulaient le longdes joues de Raymond, et ému d’uneémotion inexprimable :

– Ah ! vous m’avez jugé comme jedois l’être… murmurait-il.

Mais Mlle Simone ne semblait pasl’entendre. Elle poursuivait, tenanttoujours la duchesse de Maillefert

immobile sous son regard :

– Indignée, humiliée, révoltée, jerejetai bien loin jusqu’à l’idée decette transaction honteuse, de cetabominable marché. Je vous juraiqu’à ce prix, jamais je ne serais lafemme de Raymond Delorge.

« Vous ne vouliez pas me croire.L’énergie de mes protestations vousfaisait sourire. Vous me disiez d’unair ironique : – Ce n’est pas tondernier mot. Tu réfléchiras. Tureconnaîtras que mon consentementt’est indispensable. Un jour viendraoù tu me le demanderas à genoux, etprends garde que ce jour-là je neveuille plus te le donner au même

prix !…

– C’est indigne ! pensait Raymond,indigne !…

– Il est vrai, continuait Mlle Simone,que, pour m’amener à capituler, vousne négligiez rien. Dans le temps oùvous mettiez à votre consentementd’inacceptables conditions, vouspreniez à tâche d’exalter lesespérances de M. Delorge. Ah ! quen’ai-je parlé, alors ! Que n’ai-je suprendre sur moi d’arracher commeaujourd’hui tous les voiles ! Mais jene pouvais pas, je n’osais pas…Accuser ma mère, la montrer tellequ’elle est véritablement, me

paraissait un crime. Et je ne savaisque fuir M. Raymond Delorge, qui necomprenait rien à ma soudainefroideur.

« Et ma raison, pourtant, me disaitque tout n’était pas fini. Je sentaisque, si vous ne fermiez pas votreporte à M. de Boursonne et àM. Delorge, c’est que vous n’aviezpas renoncé à l’espoir de triompherde mes résistances, c’est que vousméditiez quelque chose. Et si mespressentiments ne m’eussent pasprévenue, votre amie, la duchesse deMaumussy, m’eût avertie…

Mme de Maillefert, instinctivement,

se rejeta en arrière, et troublée au-delà de toute expression :

– Clélie vous a parlé !… interrompit-elle, Clélie vous a dit…

Mais elle s’arrêta court, commeeffrayée de ce qu’elle allait dire.

– Quoi ?… interrogea la jeune fille.

Et sa mère gardant le silence :

– Je ne sais donc pas tout !prononça-t-elle. Il y a donc quelquechose encore !…

Puis, plus vite, et d’une voix oùvibraient toutes ses colères :

– Et cependant, reprit-elle, ce que jesais est odieux jusqu’à révolter

l’imagination… Qu’une mèrebassement jalouse de sa fillel’abreuve d’outrages et l’accable demauvais traitements… cela se voit.Qu’un frère, follement prodigue,ruine sa sœur et lui arrache jusqu’àson dernier louis… cela se comprend.Qu’une mère et un frère, dévorés deconvoitises et de besoins, se liguentcontre une pauvre fille, et pours’emparer de son argentl’assassinent… cela peut encores’expliquer…

« Mais qu’un frère et une mère,lâchement, froidement,méthodiquement, avec une patientpréméditation, s’entendent pour

flétrir aux yeux de tous lamalheureuse dont ils convoitent lafortune, pour déshonorerpubliquement leur sœur, leur fille…Non ! cela ne s’est jamais vu et nepeut se concevoir !…

La duchesse de Maillefert essayait derépondre, de protester sans doute,mais les paroles expiraient dans sagorge.

– Et cependant, continuait

Mlle Simone, c’est ce que vous avezfait, ma mère, Philippe et vous…Sûrs que je me laisserais briser lecœur plutôt que d’acheter votreconsentement au prix que vous y

mettiez, vous n’avez plus songéqu’au moyen de rendre mon mariageavec M. Delorge nécessaire, urgent,indispensable. Vous pensiez qu’entrema réputation et le serment juré àmon père, je n’hésiterais pas, et que,pour racheter mon honneur perdupar vous, je vous abandonnerais laproie que vous convoitez. Et vousalliez, disant partout, d’un aird’hypocrite douleur, que moi,Simone de Maillefert, votre fille,votre sœur, j’étais la maîtresse deRaymond Delorge, et que j’étaisenceinte…

Secouée de la nuque aux talons parde véritables convulsions de rage,

Mme de Maillefert arrachait à pleinesmains les dentelles de son peignoir.

– C’est faux, s’écria-t-elle d’une voixétranglée, c’est une abominablecalomnie ; jamais Philippe ni moin’avons dit cela !…

– Vous l’avez dit, interrompitRaymond.

Et marchant sur la duchesse, l’œilenflammé de colère et les poingscrispés :

– Vous l’avez dit, insista-t-il, à

Mme de Larchère, qui l’a répété…

– Mme de Larchère en a menti !…

D’un geste, Mlle Simone leur imposasilence.

– On ne m’a rien rapporté, à moi, mamère, prononça-t-elle lentement, jevous ai entendue.

– Et vous n’avez pas protesté !…ricana la duchesse.

La malheureuse jeune fille hocha latête.

– A quoi bon !… répondit-elle.Fallait-il, ma mère, parce que je suisperdue, vous perdre aussid’honneur !… M’eût-on écoutée,d’ailleurs ! Qui jamais eût voulucroire qu’une mère calomniait ainsisa fille ! Je me suis tue. Et si j’ai

parlé aujourd’hui, c’est que vous m’yavez forcée. C’est que je voulais queM. Raymond Delorge nous connût,vous et moi, avant de nous séparerpeut-être pour toujours…

Renonçant à discuter, à se défendre,la duchesse de Maillefert enveloppaitd’un même regard atroce Raymond et

Mlle Simone.

– Ainsi, vous refusez monconsentement, dit-elle, c’est votredernier mot ?… Soit ! Ne vous enprenez qu’à vous de ce qui enadviendra…

Et elle sortit, fermant si violemmentla porte, qu’une glace suspendue à la

boiserie tomba avec fracas, et sebrisa en morceaux…

q

A

VI

h ! c’est maintenant queje suis perdue ! balbutia

Mlle Simone d’une voixéteinte, irrévocablementperdue !

Et, épuisée par lesémotions de cette lutte inouïe, briséepar tant de violences, anéantie,défaillante, elle s’affaissalourdement sur un fauteuil, cachant

entre ses mains son visage baigné delarmes.

– Perdue ! répétait Raymond, commes’il eût prononcé un mot vide desens, perdue !…

La réalité l’écrasait, terrible,inexorable, et c’est à peine si lemalheureux y pouvait croire.

– Quelle femme ! murmurait-il, quecette duchesse de Maillefert, quellefemme !…

Le souvenir du dernier regard qu’ellelui avait adressé, en le faisanttressaillir, lui imprima la secoussequi devait lui rendre, avec sonénergie, la faculté de penser et de

réfléchir. Il comprit que ces quelquesminutes qui lui étaient laissées de

solitude avec Mlle Simone étaientpeut-être le dernier répit del’implacable destinée, et qu’il fallaiten profiter.

S’approchant donc de la jeune fille :

– Mademoiselle ! prononça-t-il d’unevoix troublée, mademoiselle !…

Elle ne sembla pas l’entendre.

A la voir ainsi effondrée, on eût pu lacroire évanouie, morte, sans lessanglots profonds qui, à intervallesinégaux, soulevaient sa poitrine,sans les frissons convulsifs qui, parinstants, la secouaient à la briser.

Alors Raymond se penchant vers elle,s’enhardit jusqu’à lui prendre lamain :

– Mademoiselle Simone !… dit-ildoucement.

Elle le regarda d’un air égaré, commesi elle ne se fût pas expliqué saprésence.

– Vous avez entendu votre mère ?poursuivit-il.

L’infortunée tressaillit. Elle revenaitau sentiment affreux de la situation.

– J’ai entendu, oui, bégaya-t-elle.

– Mme de Maillefert, reprit Raymond,ne vous pardonnera jamais votre

juste, votre légitime indignation…Elle ne me pardonnera jamais devous avoir entendue, de savoir ce queje sais…

– Jamais !

– Elle voudra se venger…

– Elle se vengera certainement.

– Qui peut savoir à quelleseffroyables extrémités la poussera sahaine !…

Tristement la jeune fille hocha latête.

– Hélas !… murmura-t-elle, qu’ai-je àcraindre de pis que ce qui est ?…

Après un moment de silence :

– Il n’y a pas à hésiter, repritRaymond, le temps presse, il fautprendre un parti…

– En est-il donc un à prendre ?…

– Peut-être. Si vous aviez confianceen moi…

Elle le regardait d’un air dedouloureuse stupeur, ses jouess’empourpraient.

– Mon Dieu ! interrompit-elle, aprèsce qui s’est passé, après ce que j’aiosé dire, moi, devant vous, se peut-ilque vous doutiez !… Suis-je donclibre maintenant d’avoir ou den’avoir pas confiance !…

Raymond croyait entrevoir une lueurd’espérance, et le cœur battant àrompre :

– Alors, s’écria-t-il, au lieu de vousdéfendre par la seule force d’inertie,attaquez audacieusement.

Mme de Maillefert prétend s’emparerde votre capital, refusez-lui jusqu’aurevenu…

– Oh !…

– Elle met son consentement à unprix inacceptable, n’est-ce pas ? Ehbien ! vous, déclarez-lui fermementqu’elle n’aura pas un louis de voustant qu’elle ne vous l’aura pasaccordé.

D’un mouvement brusque,

Mlle Simone dégagea sa main de cellede Raymond.

– Je ne ferai pas, je ne puis pas fairecela ! prononça-t-elle.

– Ce serait le salut.

– Je n’en sais rien ; mais je sais quece serait répondre à des manœuvresinfâmes par une combinaisonhonteuse et indigne de nous.

– Avons-nous donc le choix ?…

– Non, mais moi, je ne suis paslibre… Mes revenus ne sont qu’undépôt sacré ; ils appartiennent, enréalité, à mon frère et à ma mère ; je

n’ai pas le droit de les en priver…

Cette lueur que Raymond avaitentrevue s’évanouissait.

– Vous n’auriez pas à les en priver,mademoiselle, insista-t-il. Si

Mme de Maillefert pouvait croire uneminute seulement à la réalité de vosmenaces, elle cèderaitimmédiatement…

– Peut-être… Vous ne connaissez pasma mère…

– Je sais qu’il lui faut de l’argent àtout prix…

– C’est vrai, mais son orgueil et sonobstination dominent encore ses

convoitises.

– Elle céderait !… murmuraRaymond.

Un sourire amer crispa les lèvres de

Mlle Simone.

– Et d’ailleurs, reprit-elle, jamais jene saurais prendre sur moi deproposer à ma mère un tel marché…Vous me croyez plus brave que je nele suis réellement… Jamais je n’aiopposé à ma mère qu’une résistancepassive… J’en suis à cette heure à medemander comment j’ai eu le couragede dire tout ce que j’ai dit…

– Ainsi, reprit Raymond, vous allezrester ici ?…

– Hélas !…

– Au pouvoir d’une femme qui voushait, que nulle considérationhumaine ne peut arrêter…

– Où voulez-vous que j’aille ?…

Une inspiration soudaine, et qu’ilcrut envoyée par le ciel même,illumina Raymond.

– Ecoutez-moi, s’écria-t-il. Cettefortune maudite, cause de tous nosmalheurs, vous allez l’abandonne àun homme d’affaires, quil’administrera et qui en servira les

intérêts à Mme de Maillefert…

– Et moi !…

– Vous !… répéta Raymond, vous !…

Et se laissant glisser aux genoux de

Mlle Simone, et lui prenant les mains,ivre d’espoir et éperdu d’amour :

– Vous, poursuivit-il, vous prendrezmon bras, et sur l’heure, à la face detous, nous allons sortir du château…

– Sortir !…

– Oui ! Et malheur à qui tenterait des’y opposer ? Je vous conduirai àParis, près de ma mère, qui est unesainte femme et une femme héroïque,près de ma sœur qui est la meilleureet la plus chaste des jeunes filles, etentre ces deux affections tendres etdévouées, vous attendrez l’heure où

vous serez libre de disposer de votremain sans le consentement de votremère…

Il oubliait tout, le malheureux !

Il oubliait que la veille encore il nesongeait pas sans effroi à ce quedirait sa mère, quand elleapprendrait son amour et ses projetsde mariage…

– Cela non plus n’est pas possible !

murmura Mlle Simone.

– Pourquoi, grand Dieu ?…

– Parce que ce serait donner enapparence raison à ma mère… Parceque les calomnies dont on me

déshonore ici me poursuivraientdans votre maison… Parce que

Mme Delorge, qui donnerait peut-êtreasile à la fiancée de son fils,refuserait sa porte à une femme quipasse pour être sa maîtresse…

Le bruit d’une porte qui s’ouvraitl’interrompit.

Raymond se dressa d’un bond.

Sur le seuil, une femme de chambre

de Mme de Maillefert se tenaitdebout, qui souriant d’un sourireintraduisible, disait :

– Ah !… pardon ! si j’avais su…

– Que voulez-vous ? demanda

durement Raymond.

– C’est M. le baron de Boursonne quim’envoie demander à monsieur simonsieur a oublié qu’il l’attend…

D’un geste impérieux, Raymondcloua cette fille sur le seuil.

– Répondez à M. de Boursonne, dit-il, que je descends le rejoindre.

– Cependant, monsieur…

– Sortez !…

Elle sortit après forces révérences.Mais son regard impudent et sonsourire équivoque étaient entrésdans l’esprit de Raymond comme destraits empoisonnés.

– Dieu sait ce que va dire cetteméchante créature ! murmura-t-il.

– C’est ma mère, certainement, qui

l’a envoyée, répondit Mlle Simone.

Et laissant tomber ses bras d’un aird’indifférence désespérée :

– Mais qu’importe ! ajouta-t-elle.

Ce n’était que trop vrai, hélas ! etcette lamentable conviction et lesentiment de son impuissancegonflaient le cœur de Raymond dehaine et de colère.

– Et c’est moi, reprit-il d’une voixsourde, qui vous suis le sujet de tantet de si cruelles souffrances ! C’est

de moi qui donnerais mille fois mavie pour vous qu’on se sert pourvous faire répandre tant de larmes !Ah ! pardonnez-moi !… je ne suisplus qu’un misérable fou, un égoïsteodieux ! Le jour où je vous ai vuepour la première fois, le jour où j’aicompris que je vous aimais de toutesles forces de mon être et que jen’aimerais jamais que vous, je devaism’éloigner, fuir. Ne savais-je pasquelle fatalité pèse sur moi !L’expérience ne m’a-t-elle pas apprisque je porte malheur ?…

Les lèvres pâles et tremblantes, lesjoues marbrées de taches rouges,

palpitante, oppressée, Mlle Simone

écoutait…

– Oui, je devais fuir, poursuivaitRaymond, je le sentais, et même unsoir je me suis dit : « Je partiraidemain ». Le lendemain est venu, etje ne me suis plus senti le courage departir. Je vous aimais. Moi, dont lavie n’avait été jusqu’alors qu’un longsupplice, je voyais tout à coup, àl’horizon, se lever l’aube du bonheur.Qu’adviendrait-il ? Aurais-je jamaiscette joie ineffable d’être aimé devous ? Je ne me le demandais pas.Mon amour, tel qu’un trésormerveilleux, me suffisait. Abîmédans les extases de l’heure présente,j’oubliais tout, le passé et l’avenir…

Sans doute, en ce temps, j’ai dû vousparaître étrange, incompréhensible !… J’avais peur de moi. Je frémissaisà l’idée de vous devenir l’occasiond’un propos méchant. Je vousadorais, et il me semblait que monsecret m’échappait malgré moi,qu’on le devinait à mon attitude,qu’on le surprenait sur mes lèvres,qu’on le lisait dans mes yeux !…

Peut-être pour secouer la torpeurdont elle se sentait envahie,

Mlle de Maillefert s’était levée. Ellese tenait debout, en face deRaymond, s’appuyant au dossierd’un fauteuil.

Et lui continuait, en phrasesenflammées.

– Je vous aimais, et votre seuleprésence paralysait mon cerveau,brisait ma volonté, anéantissait monénergie… Sous votre regard, lesparoles expiraient dans ma gorge…Au frôlement seul de votre robe, toutmon sang affluait à mon visage… Aucontact de votre main s’appuyant surmon bras, je tressaillais et j’étaissecoué de frissons… Ah ! que deviolence alors j’ai dû me faire, pourne pas tomber éperdu à vos genoux,pour ne vous crier en battant de monfront la poussière : « Je vous aime, jevous aime !… » Mais vous ?… Mon

incertitude était affreuse, et non sansdouceur, pourtant. Je me disais :« Est-il possible qu’elle ne m’ait pasdeviné, qu’elle ne me comprennepas !… » Parfois, je croyais découvrirdans vos yeux un rayon d’espérance.Alors, je vous quittais enivré,étouffant de joie, et je m’en allaiscomme un fou, répétant mille et millefois votre nom, dont les syllabesavaient pour moi des harmoniesdivines. D’autres fois, au contraire,votre sourire me paraissaitn’exprimer que la plus glacialeindifférence, sinon le dédain. Alorsje me retirais désespéré.

Toute frissonnante, M lle Simone

essayait doucement de l’interrompre.

– De grâce, balbutia-t-elle, par pitié !…

Mais il poursuivait :

– Un soir, cependant, nous étionsallés avec votre mère faire unepromenade en voiture, et vous étiezvenue me reconduire jusqu’à l’entréedu pont des Rosiers… Je mis pied àterre en face de la maisonnette dugardien… Je m’inclinais, voussaluant une dernière fois, quand toutà coup, à la lueur de la lanterne dupont, je vous vis vous pencher à laportière, en me disant : « A demain !à demain… » Vous me tendiez la

main, je la pris, et je crus sentir un deces tressaillements, une de cespressions qui sont, tout à la fois, unepromesse et un serment !… Vous ensouvient-il ? Je chancelai, je crus quej’allais m’évanouir, et c’est avec uneinvincible stupeur, et comme en rêve,que je vis s’éloigner votre voiture…Et vous étiez déjà bien loin, que jerestais, moi, à la même place, écrasésous le poids de ce bonheurimmense, inattendu sinon inespéré,et me répétant : « Est-ce bien vrai ?n’est-ce pas une illusion quis’envolera demain ?… »

Rougissante, confuse, Mlle Simonebaissait la tête, et on eût dit qu’en

elle-même se livrait un péniblecombat…

Jusqu’à ce que, se redressant tout àcoup :

– Non, pas de honte ! s’écria-t-elle.Où il n’y a pas de mal, il ne saurait yavoir de honte. Avant de le savoir, jevous aimais, Raymond. Etmaintenant, pourquoi ne le dirais-jepas fièrement, puisque j’en suisfière : Je vous aime !

Raymond pâlit comme pour mourir.

– Dieu juste !… prononça-t-il, tu medevais ce bonheur !… Ce momentseul efface toutes les misères dupassé.

Et délirant de joie, il enlaça de sonbras la taille souple de

Mlle de Maillefert, l’attira contre soncœur et couvrit de baisers de flammeses beaux cheveux blonds qui sedénouaient et s’éparpillaient…

– Simone !… balbutia-t-il, ô ma bien-aimée, mon unique amie adorée,Simone !

Mais elle, qui se débattait faiblementd’abord, soudain le repoussa etviolemment se rejeta en arrière.

– Ah ! malheureux que noussommes !… s’écria-t-elle.

– Quoi !…

– Nous oublions que nos minutessont comptées… Nous oublions que,telle qu’une barrière infranchissable,la haine de ma mère se dresse entrenous…

Le visage de Raymond rayonnaitd’enthousiasme.

– Il n’y a pas d’obstaclesinfranchissables, dit-il, pour unamour tel que le nôtre…

Mlle Simone eut un geste douloureux.

– Et cependant, fit-elle, la porte deMaillefert vous est désormaisfermée, et nous voilà séparés…

C’était précipiter Raymond des

hauteurs de ses espérances.

– C’est vrai, fit-il d’une voix sombre,me voici réduit à vous abandonnerseule, dans cette maison peuplée demes ennemis, de misérables tels queCombelaine, Maumussy et Verdale…

Puis une soudaine réflexionl’éclairant :

– Mais que viennent-ils faire ici ?ajouta-t-il.

– Rien. M. de Maumussy vientchercher sa femme, ses deux amisl’accompagnent…

Raymond hocha la tête.

– Votre mère est altérée de

vengeance, reprit-il. Quoi qu’elletente, Combelaine et Maumussyseraient des complices sansscrupules…

– Je suis prévenue, interrompit

Mlle Simone, je saurai me tenir surmes gardes…

Elle s’arrêta.

Dans la pièce voisine retentissaient

les voix de Mme de Maillefert et deM. Philippe…

– Fuyez !… dit-elle à Raymond.

Il redressa la tête.

– Moi, dit-il, fuir !…

– Oui, et à l’instant… Voulez-vousme donner cette horrible douleur, devous voir, les armes à la main, monfrère et vous ?… Je vous écrirai, nousnous reverrons… Mais si vousm’aimez, au nom de notre amour…fuyez !…

Mlle Simone avait raison mille fois.

Se trouver en ce moment en face deM. Philippe, stimulé par sa mère,c’était pour Raymond s’exposer àune de ces altercations qui ne seterminent que sur le terrain.

Et cependant il ne bougeait pas.

C’était ce mot : Fuyez ! auquels’attache une idée de peur et de

lâcheté, qui clouait ses pieds auparquet.

Le danger pressait, pourtant. Del’autre côté de la cloison, ladiscussion s’envenimait entre lamère et le fils, et par-dessus la voixâpre et sèche de la duchesse deMaillefert, s’entendait le ricanementaigrelet de M. Philippe.

Plus tremblante que la feuille,

Mlle Simone joignait les mains.

– Raymond, supplia-t-elle, je vous enconjure, écoutez ma voix plutôt quecelle de votre orgueil…

Il était vaincu.

– Vous l’exigez, prononça-t-il, nonsans quelque amertume, je fuis… Jepars déchiré par cette convictionaffreuse que votre bonheur, quevotre vie sont en péril, et que je nepuis rien pour vous. Commentsaurai-je ce que vous devenez ?…

– Tous les jours vous aurez un motde moi.

– Vous me le promettez ?

– Je vous le jure.

Une larme brilla dans les yeux deRaymond.

– Que Dieu nous protège, dit-il, carseul, désormais, il peut nous sauver !

Et, déposant sur le front de

Mlle de Maillefert un dernier baiser,il sortit.

Aussi bien, ses forces étaient à bout.Il chancelait, il en était à se tenir auxmurs.

Là, dans cette chambre étroite, en uninstant, il s’était trouvé transportédes plus sombres abîmes dudésespoir jusqu’aux cimes radieusesde l’espérance.

Et maintenant, la triste et pénibleréalité succédant aux enivrements dusonge, il s’efforçait de se ressaisir.

Il songeait qu’il allait se retrouver aumilieu de ses ennemis les plus

exécrés, que son regard allait peut-être croiser les regards des hommesqui avaient assassiné son père.

Enfin, il s’était mis à descendrelentement le grand escalier demarbre, lorsqu’au tournant, tout àcoup, il se trouva en face de

Mme de Maumussy.

Elle revenait d’une promenade àcheval, son teint avait encorel’animation d’une course rapide, etses grands yeux noirs brillaient d’unéclat extraordinaire sous les bordslégèrement inclinés en avant de sonchapeau d’homme.

D’une main, elle relevait la longue

jupe de son amazone toutemouchetée de boue, de l’autre elletenait ses gants et sa cravache.

L’apercevant, Raymond se rangeacontre le mur pour la laisser passer.

Mais elle s’arrêta court devant lui, etl’examinant d’un regard profond, etd’un air d’intérêt manifeste :

– Que vous arrive-t-il ? lui demanda-t-elle brusquement. Votre figure estbouleversée…

Cette femme était-elle ou non lacomplice de mme de Maillefert ? Quelavait été, quel était son rôle dansl’intrigue qui se nouait autour de

Mlle Simone ?…

C’est ce que Raymond ne pouvaitdiscerner.

Ce qu’il savait, par exemple, ce quilui était prouvé, c’était que

Mme de Maumussy était bieninformée, qu’elle avait dû recevoir

les confidences de Mme de Maillefert,et qu’il n’y avait nul intérêt à luidissimuler la vérité.

– Il m’arrive, répondit-il, que j’ai

demandé à Mme la duchesse de

Maillefert la main de Mlle Simone…

Mme de Maumussy tressaillit.

– Vous avez fait cela ! dit-elle.

– Oui.

– Et cette chère duchesse vous arefusé ?

– Elle a mis des conditionsinacceptables.

Un dédaigneux sourire plissait leslèvres pourpres de la jeune femme.

– Mme de Maillefert, reprit-elle,exigeait sans doute la fortune de safille.

– Le capital de cette fortune, oui.

– Et vous ne voulez pas le luiabandonner ?

– Moi, grand Dieu !

– Alors c’est Simone qui ne veut

pas ? insista la duchesse deMaumussy.

Et, d’un air de dégoûtextraordinaire :

– Cela ne m’étonne pas, continua-t-elle. Ils n’ont qu’une passion, danscette famille : l’argent. La mère, lafille, le fils, tous tant qu’ils sont, nepensent qu’à l’argent, ne parlent qued’argent, ne se querellent et ne seréconcilient qu’à propos d’argent…Pouah !… c’est ignoble !…

Raymond ne pouvait supporter cetteconfusion, sans doute involontaire.

– Vous savez bien, madame laduchesse, prononça-t-il, que

Mlle Simone est le désintéressementmême.

– Alors que n’abandonne-t-elle safortune !

– Elle donne la totalité des revenus,mais pour ce qui est du capital, ellene peut pas en disposer, elle est liéepar un serment…

La jeune duchesse haussa lesépaules.

– Dites, reprit-elle, qu’elle veutabsolument administrer, gérer,surveiller, calculer, tenir des compteset des écritures, manier de l’argent,empiler des écus… C’est une passioncomme une autre. Un serment !… Une

femme qui aime se soucie bien d’unserment, en vérité !… Mais Simone atrop de tête pour qu’il lui restebeaucoup de cœur. C’est une de cesfilles qui, selon les hasards de la vie,deviennent des héroïnes ou desmartyres, mais des épouses ou desmaîtresses, jamais !…

Raymond frémissait, mais il restaiten apparence plus froid que glace.

– Vous haïssez Mlle Simone, madamela duchesse, dit-il.

– Moi ! Et pourquoi ? grand Dieu !

L’idée folle qui lui traversait lecerveau, Raymond ne la pouvait dire.

– Si vous ne la haïssez pas, reprit-il,pourquoi calomnier son cœur ?Pourquoi l’accabler ? Ne la trouvez-vous pas assez malheureuse !…

– Elle est plus malheureuse que lespierres.

– Eh bien ! ne serait-ce pas de votrepart une noble et généreuse actionque de venir au secours d’uneinfortunée en butte à d’abominablespersécutions ! Ah ! madame, si vousvouliez !… Vous avez tout pouvoirsur la duchesse de Maillefert, ellevous craint, elle fonde sur vosinfluences politiques ses projetsd’avenir…

Il suppliait… Lui, le fils du généralDelorge, il suppliait la femme du ducde Maumussy.

– J’ai peur, poursuivait-il, lorsque jesonge à la violence des convoitises

de Mme de Maillefert et de son fils.

Mme de Maumussy détournait la tête.

– Peut-être, dit-elle, si vous tenez

tant au repos de Mlle Simone, feriez-vous bien de renoncer à elle,franchement, sans arrière-pensée…

– Pourquoi ? Vous savez doncquelque chose ?…

– Je ne sais rien… Et cependant,croyez-moi, mon conseil est bon.

Raymond attachait sur la jeuneduchesse un de ces regards obstinésqui font tressaillir la vérité au fonddes âmes.

– Puis-je, fit-il, moi, croire à lasincérité d’un conseil venant devous ?…

– Pourquoi pas ?… Ah ! parce que jesuis la duchesse de Maumussy, etque… Je sais votre histoire, monsieurDelorge…

Et faisant siffler sa cravache d’un aird’impudence superbe :

– Suis-je donc responsable des actesdu duc de Maumussy ? C’est monmari, c’est vrai, mais est-ce que je

l’ai choisi ?… Est-ce que ses hainesou ses affections me touchent ?… Je

ne suis pas Mlle Simone, moi, je suisClélie. Le duc de Maumussy !… Quedemain se trouve sur ma route unhomme que j’aime et qui m’aime, etvous verrez si, toute duchesse que jesuis, je ne sais pas prendre son bras,et dire hautement et à la face detous : Voilà mon amant !…

C’était à être confondu de sonimperturbable audace.

Elle parlait très haut, d’une voixclaire, insoucieuse d’être ou nonentendue des valets qui peuplaientles vestibules.

– Croyez-moi donc, monsieurDelorge, ajouta-t-elle, c’est une amiequi vous parle. Renoncez à Simone.Dans son intérêt, dans le vôtre,oubliez-la…

Et sans vouloir entendre les prièresde Raymond, ramenant en avant d’ungeste rapide les plis amples de sajupe, elle franchit en quatre bonds ladernière volée de l’escalier etdisparut.

– C’est incompréhensible ! pensait lemalheureux, abasourdi de cettesuccession d’événements inattendus,c’est invraisemblable !

La duchesse de Maumussy se

moquait-elle de lui ?… Ou plutôt nel’aimait-elle pas et n’était-elle pas

jalouse de Mlle Simone ?

Mais si plausible que pût paraîtrecette dernière explication, il nevoulait absolument pas l’admettre,révolté de la ridicule situationqu’elle lui créait vis-à-vis de lui-même.

– Et cependant, se disait-il, je ne levois que trop, il se trame quelque

chose contre Mlle Simone. Maisquoi ! Qui peut imaginer lesdétestables pensées qui s’agitentdans l’âme perverse de

Mme de Maillefert…

Et il demeurait immobile à la mêmeplace, épuisant son intelligence àexplorer le champ infini desprobabilités.

Bien des projets lui venaient.

Il se demandait, par exemple,pourquoi il ne combattrait pas sesennemis avec leurs propres armes.

Qui l’empêchait de promettre et dene pas tenir ? Qui l’empêchait de

paraître renoncer à Mlle Simone, decapter la confiance de

Mme de Maumussy et de lui arracherson secret ?

Oui, mais Mlle Simone, si fière et si

digne, consentirait-elle jamais à seprêter à cette comédie dégradante ?Et lui-même, capable de concevoir untel plan, serait-il capable del’exécuter ? Le dégoût ne leprendrait-il pas à la gorge ? La hontene ferait-elle pas tomber son masqueavant le temps ?

– Ah ! mille fois plutôt, soyonsdupes !… se dit-il.

Et, pressé désormais de quitter lechâteau, pressé de rejoindreM. de Boursonne, il descenditrapidement, traversa le vestibule,puis la galerie, et arriva au salon oùil avait laissé M. de Boursonne, etdont la porte était restée ouverte…

Mais apercevant deux personnes avecle vieil ingénieur, involontairement ils’arrêta sur le seuil…

Dans l’embrasure d’une fenêtre, unhomme était assis qui, d’un airdistrait et ennuyé, parcourait unjournal levant la tête à chaquemoment pour regarder le temps qu’ilfaisait dehors et si la pluiereprenait… C’était le duc deMaumussy.

Il avait vieilli considérablement. Sescheveux, plus rares, blanchissaientau toupet. Ses yeux avaient perduleur éclat spirituellement cynique.Les joues flasques pendaient. Lesrides profondes de ses tempes et la

contraction de ses lèvres flétriestrahissaient les soucis amers et lesdévorantes inquiétudes de sonexistence brillante et enviée.

Un flot de haine et de colère montaau cerveau de Raymond, à la vue decet homme. Celui-là était un desmeurtriers du général Delorge.

L’autre, debout au milieu du salon, etcausant avec M. de Boursonne, était

l’ancien copain de Me Roberjot,M. Verdale.

Mais ce n’était plus le maigre etfamélique architecte incompris, quitraînait jadis, dans Paris, ses botteséculées et son immense portefeuille

tout gonflé de plans dédaignés etd’inutiles devis.

Le succès se devinait à sa facerougeaude et luisante, au mouvementde ses larges épaules et à son gesteimpérieux.

Il crevait de prospérité, comme unsac d’écus trop plein qui craque auxcoutures.

M. de Boursonne l’avait entrepris, etde ce ton tranquillement impertinentdont il écrasait les gens qui luidéplaisaient, il continuait uneconversation commencée depuis unmoment déjà.

– Je vous connaissais beaucoup de

réputation, cher monsieur, lui disait-il, comme tout le monde, d’ailleurs,car votre rôle dans la transformationde Paris a été trop considérable pourque vous ne soyez pas très connu.J’ai de plus souvent entendu parlerde vous par d’anciens camaradesd’école…

L’embarras de M. Verdale étaitmanifeste. Mais il était non moinsévident que la qualité de soninterlocuteur lui imposait.

– Vous avez surtout beaucoupdémoli, poursuivait le vieilingénieur…

– Ne le fallait-il pas ? répondait

M. Verdale. N’était-il pas urgentd’ouvrir de larges issues à l’air et ausoleil ? N’était-ce pas la santé, lagaîté et la richesse, que nous faisionspénétrer avec des flots de lumièredans le dédale étroit des ruelleshumides, sombres et malsaines duvieux Paris ?

– Je sais. J’ai lu cela dans desrapports.

– Ces rapports étaient l’expressionaffaiblie de l’indiscutable vérité…

– Et je n’en doute, pardieu, pas !Seulement, dans mon for intérieur, jesuis là à me dire que décidément ladémolition vaut mieux que la bâtisse.

Ainsi, moi, par exemple, qui aiconstruit je ne sais combien deponts, de viaducs et de digues, qui aicreusé je ne sais combien de lieues decanaux, qui ai bâti des phares, deséglises, des lycées, des casernes… oùen suis-je ? J’ai gagné bon an mal ande huit à dix mille francs, et danstrois ans j’aurai mille écus deretraite…

– Mais vous êtes officier de la Légiond’Honneur, monsieur l’inspecteur…

– Mais vous le serez, cher monsieur.N’êtes-vous pas déjà chevalier ?…

– C’est vrai, mais…

– Et de plus, après avoir démoli plus

que je n’ai construit, vous avez ce quiest bien autrement positif : unefortune considérable, des millions…

Croyant taquiner simplementM. Verdale, M. de Boursonne lecrucifiait.

– Réussir est-il donc un crime ? fitamèrement l’ancien copain de

Me Roberjot.

Le vieil ingénieur protesta du geste.

– Pas à mes yeux, prononça-t-il, carje ne sais rien de plus respectablequ’une fortune loyalement etlaborieusement acquise, une de cesfortunes dont chaque pièce de centsous représente un travail, un effort

ou une privation…

Mais près de lui, dans le corridor,Raymond entendait des allées et desvenues, des bruits de pas et de voix…

Avoir cédé aux instances de

Mlle Simone et courir les risques derencontrer M. Philippe, eût été unefolie insigne, il le comprit.

Et surmontant l’horreur que luiinspirait M. de Maumussy, il entradans le salon.

Au craquement de ses bottes sur leparquet, M. de Boursonne seretourna vivement, et abandonnantsans façon M. Verdale :

– Enfin, vous voici, mon cherDelorge, dit-il, je commençais àcroire que vous m’aviez oublié et quevous étiez parti sans moi.

– La femme de chambre ne vous adonc pas dit que je vous rejoignais…

– Quelle femme de chambre ?

– Celle que vous m’avez envoyée.

Le vieil ingénieur ouvrait de grandsyeux.

– Je ne vous ai sacredieu ! envoyépersonne, dit-il.

Ainsi Mlle Simone avait deviné juste :

c’était bien Mme de Maillefert quiavait dépêché cette chambrière

impudente.

Mais Raymond n’eut pas le loisir des’arrêter à cette circonstance.Abandonnant son journal,M. de Maumussy venait de se lever.

Il s’avança, et de ce ton de politesseétudiée qui lui était familier :

– Monsieur Raymond Delorge, si jene m’abuse ?… fit-il.

Involontairement, et de cemouvement instinctif de l’homme quivoit un serpent se dresser à sespieds, Raymond recula.

– Le fils du général Delorge, oui,monsieur, répondit-il.

Ce que son accent trahissait decolères et de haines, le duc deMaumussy ne parut pas leremarquer.

– Peut-être ne me reconnaissez-vouspas ? insista-t-il doucement.

– Vous êtes l’ami deM. de Combelaine, le duc deMaumussy…

– C’est qu’il y a si longtemps quenous ne nous sommes pasrencontrés…

– Il y aura dix-sept ans après-demainque je vous ai vu pour la premièrefois, monsieur le duc, et dans detelles circonstances que je ne devais

plus vous oublier. C’était trois joursaprès l’assassinat de mon père…

Au lieu de se révolter et de se récrier,le duc remua tristement la tête.

– Toujours cette accusation injuste !murmura-t-il.

Raymond ne l’entendit pas.

– Vous aviez eu cette audace inouïe,poursuivit-il, de vous présenter chezma mère, vous, pour lui offrir unepension. Le prix du sang !

– J’obéissais à ma conscience,monsieur ; un grand, un immensemalheur vous frappait ; jem’efforçais, dans la limite de mes

moyens, d’en atténuer les suites.J’aurais été heureux de vous êtreutile…

– Oui, c’est ce que vous disiez alors.Il était aisé de railler, vous homme,une femme et un enfant sansdéfense…

Un imperceptible sourire glissa surles lèvres de M. de Maumussy.

– Oh ! permettez, fit-il, vous aviez undéfenseur, au moins, et terrible, unvieux serviteur qui tenait ma vie aubout de ses pistolets, et qui voulaitabsolument me tuer…

– Et qui, sans ma mère, vous eût tué.C’est vrai, monsieur, vous ne verrez

plus jamais la mort d’aussi prèsqu’une fois…

Ce qui frappait M. de Boursonne,c’est qu’à mesure que montait lacolère de Raymond, l’attitude deM. de Maumussy devenait plusconciliante.

– Quoi qu’il en soit, reprit-il, mesdispositions d’alors n’ont paschangé…

– Ni les miennes ! interrompitRaymond. Ce que vous a dit l’enfant,l’homme le pense toujours.

M. Verdale se démenaitdésespérément.

– Messieurs !… répétait-il,messieurs !…

Intervention inutile ! Raymondpoursuivait :

– Non, je n’ai pas changé et, demême qu’autrefois, je crois enl’avenir. Déjà, la distance qui nousséparait à diminué, monsieur le duc.Vous n’êtes plus si haut que jadis, nimoi si bas…

Du geste, M. de Maumussyprotestait.

– Dieu m’est témoin, prononça-t-il,que je venais à vous avec desespérances de conciliation…

Raymond eut un mouvement terrible.

– Des espérances de conciliation !…s’écria-t-il. Vous avez donc toutoublié ! Vous oubliez donc que c’est

aujourd’hui le 1er décembre 1869.Vous avez donc reposé d’un sommeilpaisible, cette nuit, d’un sommeil quenul songe vengeur n’a troublé. Nullevoix ne s’est donc élevée au milieudes ténèbres, pour vous rappelerqu’il y a dix-sept ans, par une nuitpareille, tombait dans le jardin del’Elysée, sous le fer des meurtriers, legénéral Delorge !…

M. de Boursonne avait pris le bras deRaymond, et le serrant violemment :

– Venez ! lui disait-il, venez,sacrebleu !…

Après s’être un instant débattufaiblement, Raymond finit par selaisser entraîner, mais une fois sur laporte :

– Eh bien ! moi, dit-il àM. de Maumussy, je trembleraistoujours de voir reparaître LaurentCornevin…

Les domestiques avaient-ils entenduquelque chose de cette altercation ?Toujours est-il que c’est d’un airsingulier qu’ils regardèrent Raymondet M. de Boursonne traverser levestibule, sortir et s’éloigner.

Le vieil ingénieur était furieux, ettout en descendant l’avenue sous unepluie battante :

– Je suis, sacrebleu ! de l’avis deM. de Maumussy, disait-il àRaymond, vous êtes devenu fou. Aquel propos cette querelle, cesmenaces ?…

– Eh ! le sais-je ?… La vue de cethomme m’a mis hors de moi. Je mesuis dit que, peut-être moins lâcheque M. de Combelaine, il consentiraità se battre…

M. de Boursonne haussait lesépaules.

– Avant tout, interrompit-il,

racontez-moi ce qui s’est passépendant que je vous attendais.

Et lorsque Raymond lui eut exposéles faits :

– Diable !… fit-il, savez-vous qu’uneréconciliation avec le duc deMaumussy assurait peut-être votre

mariage avec Mlle de Maillefert…

Raymond tressaillit.

– Cette idée m’est venue, dit-il. Maisà ce prix, jamais !… Plutôt mille fois

renoncer à Mlle Simone.

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M

VII

. de Boursonne etRaymond étaienttrempés jusqu’aux oset crottés jusqu’àl’échine lorsqu’ilsarrivèrent au Soleil

levant ; à ce point que maître Bérun’en pouvait revenir, ne comprenantpas, jurait-il, que par un temps pareilon n’eût pas retenu ces messieurs au

château, ou tout au moins fait attelerpour les reconduire.

– Bien qu’après tout ce soit le tempsde la saison, ajoutait-ilphilosophiquement ; de sorte que, siles nouveaux invités de

Mme de Maillefert comptent sepromener ou chasser, ils en serontpour leurs frais de voyage.

Le digne aubergiste mettait là ledoigt sur le sujet des inquiétudes deRaymond et de M. de Boursonne.

Qu’étaient venus faire à Maillefert,en plein mois de décembre, le duc deMaumussy, le comte de Combelaineet M. Verdale ?

Ce ne pouvait être pour le platoniqueplaisir de voyager de compagniequ’ils avaient abandonné Paris, leursaffaires, leurs intérêts.

Loin d’être si intimes que cela,M. de Maumussy et le comte deCombelaine se détestaientcordialement et ne restaient liés quepar leur complicité passée.M. Verdale, de son côté, avait eu tropsouvent à leur refuser de l’argent àl’un et à l’autre, pour rechercher bienavidement leur société.

Donc, il fallait de toute nécessitéqu’il y eût quelque intrigue sousroche, et que leur présence se liât àquelque combinaison nouvelle

imaginée par Mme de Maillefert pours’emparer de la fortune de sa fille.

Ce qui préoccupait encoreM. de Boursonne, c’était la mollessede M. de Maumussy à repousser lesterribles accusations que Raymondlui avait jetées à la face. Et de fait,cette débonnaireté soudaine d’unhomme dont l’audace et la violenceétaient proverbiales devait étonner.

– Evidemment, disait le vieilingénieur, il a eu l’idée, l’espérancepeut-être d’une réconciliation…Donc, il a de vous craindre desraisons que vous ignorez…

– N’est-ce pas plutôt, objecta

Raymond, qu’il sent l’empire moinssolide qu’autrefois ?

Ils pouvaient avoir raison l’un etl’autre.

Dès le mois de décembre 1869, ladorure de bien des idoles impérialesétait restée aux mains brutalementhardies de Henri Rochefort. Le ducde Maumussy et le comte deCombelaine avaient eu leur pagedans la Lanterne, une page terriblequi ne précisait rien, mais dontchaque phrase était une accusationet chaque mot une menace.

M. de Combelaine avait vouluenvoyer des témoins à Rochefort, et

on avait eu toutes les peines dumonde à l’en empêcher.M. de Maumussy, au contraire, avaitaffecté de rire beaucoup du« horion », sentant la nécessité de setenir coi, et combien il seraitimprudent de faire parler de soi.

D’un autre côté, les points noirssignalés à l’horizon par l’empereur,en un discours célèbre, étaientdevenus de terribles nuages oùgrondait la foudre.

Une fois encore, le gouvernement setrouvait acculé à la nécessitépériodique « de faire quelquechose ». Mais quoi ?

Les uns auraient voulu un nouveaucoup d’Etat, espérant reprendre enun seul coup, rrrrran ! toutes leslibertés concédées en dix-sept ans deluttes.

Les autres, au contraire, voulaientqu’on « couronnât l’édifice »,espérant que cet édifice du secondEmpire, fondé sur les pavéssanglants du 2 décembre, seraitassez solide pour supporter lecouronnement : la liberté.

Ainsi, après leur repas du soir,réfléchissaient M. de Boursonne etson jeune camarade, assis devant unfeu bien clair, lorsque le facteurparut dans la salle à manger,

apportant une lettre à l’adresse deM. Delorge.

Elle était de Jean Cornevin, datéed’Australie, de Melbourne, ettransmise comme les précédentes par

l’obligeant Me Roberjot.

– Allons, murmura Raymond, il estdit qu’aujourd’hui aucune émotionne me sera épargnée…

Mais déjà le vieil ingénieur s’étaitemparé de la lettre.

Vous permettez, n’est-ce pas ?… dit-il.

Et sans attendre la réponse deRaymond, d’une main fébrile il

déchira l’enveloppe, et se mit à liretout haut, non sans ponctuer chaqueparagraphe de mouvements de tête etde grimaces de satisfaction.

« Bien chers amis,

« Enfin, après des milliers de lieuesfranchies à la poursuite d’un résultatproblématique, après des moisd’anxiétés et d’alternativesdévorantes, je tiens quelque chose depositif.

« Lisez et jugez.

« J’en étais, la dernière fois que jevous ai écrit, à attendre dans unhôtel de Melbourne, le retour deM. Pécheira, le banquier, alors en

tournée aux mines, pour ses achatsd’or.

« Deux fois par jour, régulièrement,je me présentais chez lui pour savoirs’il était enfin arrivé, mais laréponse était toujours la même :

« – Nous n’avons même pas de sesnouvelles, me disait son employé ; ildoit être de l’autre côté de Ballaratou vers Bendigo, où on vient dedécouvrir de nouveaux gisements.

« Je commençais à songersérieusement à me mettre en quête demon homme, lorsque hier matin,tandis que j’étais encore couché, laporte de ma chambre s’ouvre

brusquement et je vois entrer lecommis de M. Pecheira.

« – Le patron est arrivé cette nuit, medit ce brave garçon, et maintenant ilvous attend, vite, bien vite !…

« En un tour de main je fus prêt.

« Et un quart d’heure après, ayanttraversé Melbourne au pas de course,j’arrivais chez M. Pécheira et jemontais quatre à quatre son escalier.

« Je trouvai un bel homme d’unequarantaine d’années, à l’œilintelligent, brusque de façons,comme tous les gens de ce pays, maisvisiblement bon.

« Dès que j’entrai, il me tendit lamain comme à une vieilleconnaissance.

« – Je suis très heureux de vous voir,me dit-il, très heureux.

« Et tout de suite :

« – Vous êtes un des fils deCornevin ? me demanda-t-il.

« – Oui, répondis-je.

« – Lequel ? Jean ou Léon ?

« A cette question, je faillis tomber àla renverse. Quoi ! cet hommeconnaissait mon prénom et celui demon frère !

« – Je suis Jean, monsieur, répondis-

je.

« Il souriait, ce diable d’homme.

« – Alors, reprit-il, c’est vous quiêtes le peintre ?

« – Comment ! vous savez cela !monsieur ?…

« – Certainement, me répondit-il, demême que je sais que votre frèreaîné, Léon, ancien élève de l’Ecolepolytechnique, est ingénieur, demême que je sais que votre brave etdigne mère a son établissement demodes et de confections rue de laChaussée-d’Antin, de même que jesais que vous trois sœurs, qui sontde charmantes jeunes filles,

s’appellent Clarisse, Eulalie etLouise.

« Et bien vite, pour me prouvercombien exactement il était informéde tout ce qui nous concernait, il semit à me parler de la noble etcourageuse veuve du généralDelorge, de Raymond, de l’excellent

M. Ducoudray, de Me Roberjot…

« Moi, mes amis, pendant ce temps,je me tâtais pour m’assurer quej’étais bien et dûment éveillé.

« – Vous vous demandez, repritM. Pécheira, comment je vousconnais tous si bien. Eh ! mon Dieu !comment ne connaîtrait-on pas la

famille de l’homme avec lequel on avécu des années comme avec unfrère, partageant tout, dangers,privations, espérances, succès,lorsque cet homme, comme votrepère, ne vit que pour sa famille ?

« J’étais confondu.

« – Monsieur, dis-je, lorsque notrepère nous a été enlevé, ma mère étaitdans une profonde détresse ; nousétions cinq enfants, dont l’aînén’avait pas dix ans.

« M. Pécheira m’interrompit.

« – Je sais cela, me dit-il, et cette idéea failli rendre votre père fou pendantles deux années qu’il est resté sans

nouvelles de vous, sans un mot deréponse aux lettres qu’il ne cessaitd’adresser à votre mère…

« – Hélas ! jamais nous n’en avonsreçu une seule…

« – C’est bien ce que pensaitLaurent ; aussi, dès qu’il le pût, prit-il le seul moyen qu’il eût de savoir ceque vous étiez devenus. Il le sut. Ilsut qu’une main providentielles’était étendue vers vous, et que laveuve du général Delorge vous avaittous sauvés… Aussi fallait-il

l’entendre parler de Mme Delorge :« Tout ce que j’ai de sang dans lesveines, m’a-t-il dit souvent, lui

appartient. » Et depuis, jamais il nevous a perdus de vue. Jour par jour,pour ainsi dire, il était informé de ceque vous faisiez. Nous étionsséparés, à cette époque, mais il ne sepassait guère de fois sans qu’il vîntme rendre visite. « Ma femme gagnede l’argent, me disait-il en se frottantles mains, son commerce prospère, lebon Dieu bénit son travail. » Uneautre fois il me disait : « Je suis trèscontent, mon fils Léon vient d’êtrereçu à l’Ecole polytechnique. » Ouencore : « Décidément, mon fils Jeana du talent, il vient d’exposer untableau qui obtient un très grandsuccès. » Vous étiez son unique

préoccupation et, tout à l’heure, jevous montrerai vos portraits à tous,qu’il m’a donnés, et aussi le portrait

de Mme Delorge et celui de son fils, etcelui de M. Ducoudray. Et, enfin,dans mon salon, je vous ferai voir devotre peinture, monsieur Jean ; car cepaysage qui avait tant de succès àl’exposition, c’est votre père qui l’aacheté… »

Si grande qu’eût été la stupeur deJean Cornevin, elle était de beaucoupdépassée par celle de Raymond.

Lui aussi, il se demandait s’il étaitbien éveillé. Mais c’est en vain qu’àplusieurs reprises il avait essayé une

observation.

Sérieusement empoigné,M. de Boursonne ne se laissait pasinterrompre, et il lisait, il lisait, avecla hâte d’un homme qui court à undénouement qu’il lui semble avoirentrevu :

« Ce qui passait mon intelligence,disait la lettre de Jean Cornevin,c’était surtout ceci :

« Mon père ayant fini par avoir denos nouvelles, comment n’avions-nous pas eu des siennes ! Comment,nous aimant de cette grandeaffection que dépeignait si bienM. Pécheira, n’avait-il pas cherché à

nous revoir ?…

« Toutes ces questions, M. Pécheiradut les lire dans mes yeux.

« – Nous avons à causer, me dit-il, etlonguement… Malheureusement jesuis pris pour plusieurs heuresencore. Retournez donc à votre hôtel,et donnez-y des ordres pour qu’onapporte ici vos bagages.

« Je voulais m’excuser :

« – Oh ! pas de cérémonies inutiles,me dit-il. A Melbourne, le fils deLaurent Cornevin ne peut pasdemeurer ailleurs que chez moi. Mamaison est la vôtre, entendez-vous ?Donc faites ce que je vous dis, et

hâtez-vous ; à onze heures j’auraiexpédié toutes mes affaires et nousnous mettrons à table.

« Il était neuf heures, à ce moment.

« A dix heures, j’avais réglé mescomptes à mon hôtel, mondéménagement était terminé, etj’étais installé chez M. Pécheira,dans la plus confortable deschambres.

« A l’heure dite, nous nous mettionsà table, et après un déjeunerlestement expédié, les valetscongédiés et les portes closes :

« – Maintenant, me dit mon hôte, jevais vous raconter ce que je sais :

« Mon père a dû vous expliquercomment le vôtre, après sonétonnante évasion, nous est arrivé àTalcahuana, sous le nom de Boutin.

« Son dénuement était extrême ; c’està peine s’il était vêtu, il mourait defaim, et c’est comme on demande uneaumône qu’il demandait du travail.

« En ayant trouvé chez nous, il yresta, et je puis vous affirmer que, dema vie, je n’ai rencontré un pareiltravailleur, si obstiné, si infatigable.

« Retourner en France était alors sonunique pensée et la préoccupation detous ses instants. C’est pour pouvoirretourner en France qu’il travaillait

avec cet acharnement, âpre au gaincomme à la besogne, se privant detout, même des choses les plusessentielles, plutôt que de diminuer,ne fût-ce que de quelques centimes,son petit pécule.

« Mais on gagne peu, à Talcahuana ;on y est à bien des milliers de lieuesde la France, et les occasions y sontrares.

« Jamais, disait ce pauvre Laurent, jen’amasserai assez pour payer monpassage.

« Le désespoir le gagnait, et ilsongeait, il me l’a avoué depuis, àmettre fin à une existence qui lui

devenait insupportable, lorsqu’ilm’entendit parler de partir pourl’Australie, où, disaient les journauxde Valparaiso, rien qu’en grattant lesol, on trouvait des pépites d’or plusgrosses que le poing.

« Cette idée de partir pourl’Australie, il y avait longtemps queje la ruminais, mais le père Pécheiram’avait toujours empêché de lamettre à exécution.

« Il se défiait considérablement desrécits merveilleux qui circulaient,disant que la fortune est partout, etque c’est folie que de courir lachercher si loin.

« Mais quand une fois je me suis misquelque chose dans la tête, le diablene l’en ferait pas sortir, le pèrePécheira le savait bien.

« Comprenant que, s’il s’obstinait àme refuser son consentement, jefinirais par m’en passer :

« – Pars donc, me dit-il, puisque tune veux plus vivre près de moi.

« Cinq minutes après, LaurentCornevin venait me trouver, et meconjurait de le prendre avec moi, àn’importe quelles conditions, et pourn’importe quelle besogne. Je ne mefis pas prier longtemps.

« – Soit, dis-je à Laurent, je vous

emmène…

« C’est comme cela que le lundisuivant, après être allés entendre lamesse à Notre-Dame des Mines, nousquittâmes Talcahuana. Nouspartions dans d’assez tristesconditions.

« Le père Pécheira, au derniermoment, regrettant l’autorisationqu’il m’avait accordée, m’avait plusque médiocrement garni le gousset.

« Il espérait, il me l’a écrit depuis,que je dépenserais tout à Valparaiso,et que je lui reviendrai avant un moistout penaud et prêt à reprendre monmétier de contrebandier.

« Le fait est qu’à nous deux, Laurentet moi, nous ne possédions pas toutà fait trois cents piastres.

« Aussi, une fois à Valparaiso,eûmes-nous un mal de tous lesdiables à trouver un navire quiconsentît à nous prendre, et plusd’une fois nous crûmes que nousserions obligés de renoncer à notreexpédition.

« Mais quand on veut fortement unechose, on finit toujours par réussir.

« Un capitaine anglais, dont la fièvrejaune avait décimé l’équipage, nousadmit à son bord. Laurent commematelot, moi en qualité de cuisinier.

« Il s’en fallait que ce digne marin serendît directement en Australie, etloyalement parlant il nous neprévint, mais enfin il s’y rendait.

« C’était tout ce que nousdemandions.

« Et nous nous estimions ses obligés,malgré les services réels que nous luiavions rendus, lorsque, après sixmois de navigation, il nous débarquasur les quais inachevés deMelbourne.

« Nous foulions donc cette terred’Australie qui nous paraissait laTerre promise.

« Je voulais m’enrichir. Plus

fortement encore que moi, votre pèrele voulait.

« – Eh bien ! me disait-il, dès lepremier soir, est-ce que nous allonsperdre notre temps à Melbourne ?Est-ce que nous ne partons pas pourles mines ?

« Nous partîmes le lendemain avantl’aube.

« Je vous y conduirai un de ces jours,et d’avance je me fais une fête devotre surprise, quand tout à coup, ausortir des forêts, vous apercevrezBallarat, un ville née d’hier, commeau coup de sifflet d’un machiniste, etqui déjà compte trente mille

habitants, et qui a, commeMelbourne, ou bien comme vosvieilles capitales d’Europe, si mieuxvous l’aimez, ses boulevards éclairésau gaz, ses magasins éblouissants,ses squares, sa Bourse, ses théâtreset ses gares de chemin de fer.

« Et tout cela, dans un paysage inouï,bouleversé, torturé, convulsé par lamain de l’homme, dans un paysageoù les plaines ont été retournées,grattées, émiettées, lavées, dont lescollines factices ont été tamiséesgrain de sable à grain de sable ; toutcela au centre d’un mouvementvertigineux de machinesgigantesques de roues, de pompes, de

marteaux, au milieu d’un dédale detravaux fantastiques et de fouillesinfernales.

« Mais, lorsque nous arrivâmes auxmines, Laurent Cornevin et moi, ellesn’avaient pas cet aspect.

« Ce n’est pas par le chemin de ferqu’on s’y rendait, mais par unelongue route poudreuse de centcinquante kilomètres, jalonnéed’horribles auberges, oùretentissaient incessamment leschants des ivrognes et lesvociférations des joueurs.

« Alors, la vallée de Ballarat n’étaitqu’un camp immense, où se

trouvaient réunis tous les mineurs,qui se sont disséminés vers lesinnombrables centres de mines queles années ont fait découvrir.

« Les pépites d’or se trouvaient à lasurface du sol, mêlées à un graviercompact qu’on lavait dans degrandes écuelles, le long desruisseaux tributaires du Loddon.

« Des groupes d’hommes d’aspectfarouche, couverts de boue etruisselants de sueur, erraient dans lacampagne, une pioche d’une main, unrevolver de l’autre, à la recherche detrésors nouveaux.

« Ni Laurent Cornevin, ni moi,

n’étions certes des délicats. Nousétions rompus à toutes les fatigues etaux plus dures privations. Nousavions, l’un et l’autre, été forcés devivre parmi ce qu’il y a de pis dansl’espèce humaine.

« Eh bien ! telle était l’existence desmines, que nous en fûmesépouvantés.

« Mais la veille même, un pauvremineur avait trouvé un lingot d’orpesant deux mille six cents onces etvalant deux cent soixante millefrancs.

« – Il faut rester, nous dîmes-nous, ettâcher d’être aussi heureux que ce

gaillard-là.

« Il est vrai que, précisément à lamême heure, cent mille mineurs aumoins se disaient la même chose, etque cette terrible concurrencecompliquait singulièrement la tâche.

« Nos débuts ne furent pas heureux.

« Tout autour de nous, ons’enrichissait, et nous, nous nedécouvrions jamais que du gravierau fond de notre sébile.

« Ce fut Laurent qui nousdésensorcela.

« Un soir, après la plus pénible et laplus infructueuse des journées, dans

des sables déjà dix fois retournés etlavés, il trouva une pépite de cinqmille francs.

« Il était ivre d’espérance.

« – Seulement quatre trouvaillespareilles, répétait-il, et je pars…

« C’est que ses idées n’avaient paschangé, et que retourner en Franceétait toujours son vœu le plus cher.

« Ce qu’il appelait s’enrichir, c’étaitamasser de quoi payer son voyage, etavoir, en arrivant à Paris, unedouzaine de mille francs en poche.

« – Avec cela, me disait-il, j’aurai dequoi faire ce que je veux.

« Il me parlait, du reste, moinssouvent de sa famille qu’autrefois.

« Désespéré de ne pas recevoir deréponses aux lettres qu’il ne cessaitd’écrire, il pensait que c’en était faitdes siens.

« – Ma pauvre femme, disait-il, sicourageuse et si bonne, doit êtremorte à la peine, et mes pauvrespetits doivent vagabonder dansParis, en attendant que la police lesmette en prison.

« Et il ajoutait d’un air terrible :

« – Mais cela se payera avec lereste… Il ne me faut maintenant quede l’argent. Travaillons…

« Et nous nous remettions à l’œuvre.

« Nos recherches réussissaientdésormais, et trois mois plus tard,nous avions près de vingt millefrancs dans la bourse commune,quand un grand malheur nous arriva.

« Notre trésor, qu’il fallait toujoursgarder sur soi, nous embarrassant, ilfut convenu que Laurent irait lemettre en sûreté à Melbourne.

« Il partit. Mais il fut attaqué enroute, blessé, dépouillé et laissé surle chemin nu et à demi mort.

« Nous étions ruinés. Tout était àrecommencer.

« Une autre fois, c’est moi qui,m’étant laissé entraîner dans unepartie de cartes, perdis en une soiréele fruit de notre travail de sixsemaines.

« Malgré tout, au bout d’un an, nouspossédions quarante-trois millefrancs.

« Nous partageâmes, et, sur-le-champ, Laurent se mit en quête d’unnavire en partance.

« Il s’en trouvait un dans le port deMelbourne, le Moravian.

« Laurent y prit passage.

« Et comme j’étais allé le conduire à

bord, après m’avoir embrassé unedernière fois :

« – Lis les journaux de France, medit-il ; avant longtemps il y seraiquestion de Laurent Cornevin. »

Ainsi, peu à peu, grâce à desrenseignements recueillis à desmilliers de lieues, à la Guyane, auChili, en Australie, se trouvaitreconstituée l’existence de LaurentCornevin pendant les quatre annéesqui avaient suivi sa disparition.

– C’est providentiel ! murmuraitRaymond.

M. de Boursonne ne répondit pas.

Ayant repris haleine, il poursuivait lalecture du récit de M. Pécheira, sivivement traduit par Jean.

« Quels étaient les projets de LaurentCornevin ?

« Il ne me les avait pas confiés, maisil m’en avait assez dit, en diversesoccasions, pour qu’il me fût aisé deles deviner.

« Je savais qu’il avait été témoind’un grand crime, et que les auteursde ce crime, des gens puissants,redoutant son témoignage, l’avaientfait enlever et déporter à la Guyane.Vingt fois je lui ai entendu dire qu’ilse vengerait.

« Et connaissant sa puissanteénergie, je me disais qu’il avait dûméditer froidement quelquechâtiment, terrible comme le crime,et qu’il fallait s’attendre àquelqu’une de ces vengeanceséclatantes, qui, de temps à autre,épouvantent les scélérats, tropsouvent impunis.

« C’est donc avec un extrêmeempressement que je me procurai lesjournaux français, qui, selon mescalculs, correspondaient avecl’arrivée de Laurent Cornevin àParis. Je n’y trouvai rien.

« J’en fus surpris d’abord, puisinquiet.

« Je savais que le Moravian avait faitune traversée des plus rapides et desplus heureuses, que pas un de sespassagers n’était mort en route, etque par conséquent Laurent devaitêtre en France.

« Lui était-il donc arrivé malheur ?

« Sachant que les gens auxquels ilallait s’attaquer étaient riches,puissants, mêlés aux intrigues dugouvernement, je me disais :

« – Mon Laurent aura commisquelque grosse imprudence, il se serafait reprendre, et peut-être à cetteheure est-il de nouveau en route pourl’île du Diable, avec de telles

recommandations que certainementil ne s’en échappera pas.

« Je ne puis dire que je l’oubliais, onn’oublie jamais les compagnons demisère, mais, les mois succédant auxmois, je pensais moins souvent à lui.

« Et il y avait près d’un an qu’il étaitparti, quand tout à coup, un matin, jele vis entrer chez moi. Quelétonnement !

« – Comment ! m’écriai-je, toi,Laurent, ici ?

« – Moi-même ! me répondit-il.

« – Tu n’es donc pas allé en France ?

« – J’y suis resté quatre mois.

« – Et ta femme et tes enfants ?…

« – Le bon Dieu a eu pitié d’eux.

« – Ah !…

« – Ils sont heureux et bien portants,et ils prospèrent…

« – Tu les ramènes ici avec toi, sansdoute…

« – Moi !… je ne leur ai même pasparlé, je ne les ai même pasembrassés…

« Sachant de quel grand amourLaurent Cornevin aimait sa famille,sa femme, dont le seul souvenir lefaisait pâlir, ses enfants, dont il neparlait que les larmes aux yeux, je

crus qu’il plaisantait.

« – Ce que tu dis est impossible !m’écriai-je.

« – C’est cependant ainsi, merépondit-il. Tous les miens mecroient mort. Ma femme portetoujours des vêtements de veuve.

« Je vis bien qu’il ne plaisantait pas,et alors, je fus saisi de cette crainteaffreuse que la douleur n’eût troublésa raison.

« – Si tu as vraiment fait cela, repris-je, tu es certainement fou.

« – Je ne suis pas fou, réponditLaurent, et cependant j’ai bien fait

cela. Oui, j’ai résisté à la tentationpresque irrésistible de me montreraux miens, de leur crier : Je vis, mevoici !… J’ai eu le courage de mepriver de cette félicité inouïe depresser contre mon cœur ma femmeet mes enfants.

« J’était pétrifié de stupeur.

« – Mais pourquoi ? dis-je,pourquoi ?…

« – Il le fallait, ami Pécheira, etquand je t’aurai exposé mes raisons,tu me comprendras. Car, à toi, jedirai tout, sûr que ton amitié garderamon secret.

« C’était la première fois que

Laurent Cornevin s’ouvrait ainsi àmoi ; l’événement me semblait leplus extraordinaire dont j’eusse ouïparler : aussi mon attention était-elleextrême, et puis-je, aujourd’hui,après des années, répétertextuellement les paroles de Laurent.

« – Une nuit, me dit-il, j’ai ététémoin d’un lâche assassinat, etl’homme assassiné, avant de rendrele dernier soupir, a eu le tempsd’écrire au crayon et de me confierun billet qui doit être la preuve ducrime.

« Cette preuve, j’ai essayé del’utiliser ; ma conscience me lecommandait.

« Et c’est pour cela que les assassins,après avoir essayé de me fairefusiller, m’ont fait enlever et internerà l’île du Diable, sous un nom quin’était pas le mien.

« Ils étaient puissants, je n’étaisqu’un pauvre palefrenier. Nul nedevait s’inquiéter de ma disparitionou de ma mort.

« Ce nouveau crime condamnait à lamisère, peut-être à l’infamie, peut-être à la mort, une pauvre femme etcinq enfants.

« Mais qu’importait aux misérables,pourvu que la preuve du meurtre fûtanéantie !

« Lorsque je partis d’ici, j’étaispersuadé que ma femme et mesenfants avaient péri. Et je n’avaisplus qu’une idée, qu’un désir, qu’unbut : me venger, n’importe commentet n’importe à quel prix.

« Je possédais toujours le billet dumourant qui dénonce le crime, maisje suis si bas et les assassins sont sihaut, que je ne comptais guère surcette preuve.

« Je me disais que d’essayer d’enfaire usage, c’était peut-être risquerune arrestation nouvelle et une plusdure déportation.

« Je songeais que j’aurais beau crier

que je suis Laurent Cornevin, lapolice prouverait que je suis Boutin,évadé de l’île du Diable.

« Et pour dire la vérité, je comptaisbien plus, pour assouvir mavengeance, sur mon revolver, que surle billet du général Delorge.

« Mais enfin, toutes ces réflexionseurent du moins cet avantage, de merendre excessivement défiant etprudent.

« J’avais des moyens de medissimuler, je les employai.

« On n’est pas resté comme moi plusd’un an au milieu de condamnépolitiques, sans avoir reçu beaucoup

de leurs confidences, sans être initiéaux ressorts de leurs associationssecrètes, sans connaître leurs pointsde réunion, es chefs et les signesmystérieux de reconnaissance.

« Arrivé à Paris à dix heures du soir,j’avais, à onze heures, retrouvé unancien compagnon de la Guyane,lequel m’offrait l’hospitalité dans samaison, et mettait à mon service sesamis et ses moyens d’action.

« Dès l’aube du lendemain, le cœurserré d’une inexprimable angoisse, jeme mettais en quête de ma femme etde mes enfants.

« Tâche douloureuse, ami Pécheira,

ingrate et difficile, que de rechercherde pauvres gens au milieu de ceParis.

« Si, du moins, il m’eût été permisd’agir ouvertement ! Mais non. J’enétais réduit à me cacher, à dissimulermes investigations.

« Mes ennemis étaient plus puissantsque jamais, et je sentais que, si monexistence venait à être révélée, c’enserait fait de moi.

« Heureusement, j’étaisméconnaissable.

« Le temps, les privations, la misèreet les chagrins avaient fait leurœuvre. Jeune homme, j’avais quitté

Paris, j’y revenais vieillard. Et n’eneût-il pas été ainsi, qu’il eût suffipour me déguiser complètement desvêtements nouveaux que j’avaisadoptés, et de ma barbe que j’avaislaissée pousser entière pendant latraversée.

« C’est à la maison que j’habitaislors de mon arrestation que je merendis tout d’abord.

« Le concierge en avait été changé.

« Celui que je trouvai, non seulementne connaissait pas ma femme, maisn’avait même jamais entenduprononcer le nom de Cornevin.

« De tous les locataires qui, de mon

temps, habitaient la maison, pas unseul n’était resté.

« C’était fini.

« Dès le premier pas, le fil qui eût pume guider se rompait entre mesmains. Et je restais au milieu deParis, sans un indice, sans rien.

« J’aurais pu certainementm’adresser aux parents de mafemme, mais je ne les ai jamaisaimés ; je les croyais capable detrahir un proscrit pour quelquessous, et je savais qu’une de mesbelles-sœurs était la maîtresse d’undes assassins du général Delorge.

« Recourir à la police eût été me

dénoncer moi-même, me jeterbénévolement dans la gueule duloup.

« J’étais donc désespéré.

« Et pendant une semaine, j’errai àl’aventure à travers les rues,recherchant de préférence lesquartiers pauvres, soutenu par cetteespérance insensée que peut-être,tout à coup, j’allais me trouver enface de ma femme.

« Parfois, dans la foule, j’apercevaisune femme qui me semblait avoir satournure ; je croyais la reconnaître,je me disais : C’est elle !… jem’élançais comme un fou. Je me

trompais toujours.

« D’autres fois le désespoir meprenait, et je pensais : A quoi bonchercher sur terre ceux qui dormentdessous.

« Jamais je n’avais tant souffert !

« Jamais, avec tant de rage, je n’airenouvelé le serment de me vengerdes misérables qui m’infligeaient desi cruelles tortures.

« C’est qu’ils étaient heureux, eux ;c’est qu’ils étaient riches, honorés,redoutés, triomphants. Ils habitaientdes palais, ils avaient des laquais,des voitures, des chevaux…

« Le plus terrible, c’est que je nevoyais pas de vengeance à ma portée.

« Certes, il m’était facile de guetterun de ces misérables, de l’approcher,et de lui loger une balle dans la tête.

« Mais qu’était ce châtimentcomparé au crime ! Qu’était-ce quecette mort soudaine et sansangoisses, comparée à mes annéesd’agonie !…

« J’avais bien toujours la lettre dugénéral Delorge, mais au momentd’en faire usage, je ne savais à quim’adresser. J’étais plein dedéfiances. Je tremblais, si je laconfiais à quelqu’un, que ce

quelqu’un ne l’anéantît… Voilàpourtant où j’en étais, lorsqu’undimanche, sur les midi, étant entrédans un café pour déjeuner, jem’assis à une table sur laquelle onavait laissé un énorme volume. Ontardait à me servir, je le feuilletai.C’était un Annuaire de Paris.Machinalement, j’y cherchai monnom, et j’eus comme unéblouissement, en lisant :

« Mme Julie Cornevin, – modes etconfections, – rue de la Chaussée-d’Antin, » Julie !… C’était le prénomde ma femme !…

« D’un autre côté, comment admettreque la malheureuse que j’avais

laissée sans ressources eût pus’établir dans le plus riche quartierde Paris ?

« N’importe ! Je sortis comme un fouet, sautant dans un fiacre, je me fisconduire à l’adresse indiquée.

« La course était longue,heureusement ; j’eus le temps de meremettre en route, et c’est fortprudemment que j’interrogeais laconcierge.

« Ses réponses ne me laissèrentaucun doute.

« C’était bien ma femme, ma chère,ma bien-aimée femme qui était lapropriétaire de ce riche

établissement de la rue de laChaussée-d’Antin.

« En trois bonds je franchisl’escalier. Je sonnai à la porte.

« Une petite bonne vint m’ouvrir, quime dit :

« – C’est bien ici que demeure

Mme Cornevin, mais madame estsortie avec ses demoiselles.

« Puis, comme j’insistais pour parler

sur-le-champ à Mme Cornevin,protestant que c’était pour uneaffaire urgente et de la plus hautegravité :

« – Eh bien ! me dit la bonne, allez la

demander rue Blanche, chez son

amie, Mme Delorge, c’est là qu’ellepasse la journée et qu’elle dîne tousles dimanches.

« Et, un peu effrayée sans doute demon air égaré et de la véhémence demes questions, elle me ferma la porteau nez.

« Mais je n’étais plus le mêmehomme.

« Toutes mes prévisions, tous mescalculs se trouvaient renversés parces quelques mots de la bonne qui

m’avait ouvert : Mme Cornevin est

chez son amie Mme Delorge.

« Ma femme, la femme du pauvrepalefrenier Cornevin, amie de laveuve du général Delorge !… Etait-cepossible ? Etait-ce vraisemblable ?…

« Julie, je ne l’ignorais pas, m’étaitsupérieure par l’intelligence, c’étaitelle qui était la tête de notre ménage,mais elle était, de même que moi,sans éducation, sans instruction ;comment donc une dame distinguéepouvait-elle l’admettre dans sonintimité à ce point de passer avec elledes journées entières ?…

« Puis, où ma femme avait-elle prisassez d’argent pour s’établir dans unquartier où les moindresappartements coûtaient trois ou

quatre mille francs par an ?

« Ces réflexions, et bien d’autresencore, me décidèrent à merenseigner avant de me montrer.

« Ami Pécheira, j’avais été un ingratde douter de la justice et de la bontéde Dieu. Pour sauver ma femme etmes enfants, il fallait un miracle,n’est-ce pas ? Eh bien ! le miracleavait eu lieu.

« Le jour où je manquais à mafamille, elle trouvait pour meremplacer la plus noble, la meilleure,la plus généreuse des femmes, laveuve du général Delorge assassinésous mes yeux.

« Mme Delorge avait recueilli mafemme, l’avait consolée, encouragée,lui avait donné de quoi vivred’abord, et lui avait fourni ensuiteles moyens de s’établir.

« Elle avait pris à sa charge mon filsaîné Léon, et le faisait élever avecson fils et exactement comme sonfils.

« Et elle avait découvert pour secharger de l’éducation de monsecond fils, Jean, un brave et dignebourgeois, M. Ducoudray.

« De telle sorte que, si la destinéeavait épuisé sur moi ses rigueurs,elle avait en quelque sorte comblé les

miens, et que de mes misèresrésultaient pour ma famille desavantages que jamais je n’aurais pului donner.

« Ce n’est pas en un jour, amiPécheira, que je me procurai cesdétails.

« M’étant fait une loi de ne pasdonner signe de vie, je ne pouvaisprocéder qu’avec la plus extrêmecirconspection, domptant les ardeursde ma curiosité, mettant la plusprudente réserve à interroger lesgens, les domestiques, les portiers,les fournisseurs…

« Assurément je souffrais de cette

situation étrange, et pourtant elleétait parfois la source d’intimes et deprofondes jouissances.

« Tout le monde me croyait mort,j’étais comme un homme à qui il eûtété donné de sortir du tombeau pourvenir observer les siens et se rendrecompte de leurs sentiments.

« Je saisissais avidement toutes lesoccasions de me trouver sur lepassage de ma femme et de mesenfants, et j’éprouvais à lescontempler les plus étonnantessensations.

« Ah ! elles étaient douces, les larmesque j’ai versées, lorsque je vis

qu’après quatre ans ma femme, maJulie bien-aimée, portait encore desvêtements de veuve. Je me disais :

« – Quelle stupeur immense serait lasienne si quelqu’un lui apprenait quecet homme qui vient de la coudoyer,c’est moi, son mari, LaurentCornevin.

« Mais qu’ils étaient changés tous !

« Guidée, conseillée, instruite par

Mme Delorge, ma femme avait su sehausser au niveau de sa positionnouvelle et était devenue une vraiedame.

« Lorsque je la voyais marcher,calme et digne, si imposante avec ses

toilettes d’une richesse sévère, c’està peine si je pouvais me persuaderque c’était bien là ma pauvreménagère, celle que tant de fois jadisj’avais vue revenir du lavoir, lesmanches retroussées jusqu’au coude,portant bravement son linge mouillésur l’épaule.

« Mes filles, avec leur petite mineéveillée et modeste tout à la fois, etleurs robes gentilles et leurs fraischapeaux, avaient l’air de véritablesdemoiselles.

« Cependant, mes deux fils, Léon etJean, m’étonnaient plus encore.

« Je ne pouvais me lasser de les

suivre de loin, et de les admirer,quand ils revenaient du collège, leurslivres sous le bras, gais, bienportants, bien vêtus, conduits par unvieux domestique, ni plus ni moinsque les fils d’un gros bourgeois.

« J’étais allé aux informations, etj’avais appris que Jean était undémon, et qu’il faisait endiabler tousses professeurs.

« Léon, au contraire, était untravailleur obstiné, toujours lepremier de sa classe, toujoursremportant tous les prix dans lesconcours.

« Même tout ce changement me

bouleversait extraordinairement.

« J’étais resté le même, moi.

« J’avais beau avoir une quinzaine demille francs dans ma ceinture, je n’enétait pas moins le même palefrenierqu’autrefois, honnête homme, certes,et fier de son honnêteté, mais sanséducation ni instruction, brutal enses façons et grossier en ses propos.

« Et je me demandais si, la premièrejoie de me revoir passée, ma pauvrefemme ne souffrirait pas de meretrouver tel, si mes enfants neseraient pas honteux de l’inférioritéde leur père, et si moi-même, enfin, jene serais pas humilié et irrité de leur

supériorité à tous.

« Ces réflexions, injustes peut-être,mais humaines, ne contribuèrent paspeu à modérer l’ardent désir quej’avais de reprendre ma place aumilieu de ma famille.

« Puis, d’autres considérationsencore me retenaient :

« Grâce à un de ces amis politiquesque m’avait donnés mon séjour àl’île du Diable, et qui servait, pour latrahir, la police impériale, j’avais étéinformé des circonstances quiavaient suivi la mort du généralDelorge et ma disparition.

« Je savais que Mme Delorge, altérée

de vengeance ou plutôt de justice,avait remué ciel et terre pouratteindre les assassins de son mari.

« Je savais qu’on avait fait tout aumonde pour retrouver mes traces.

« Et tous ses efforts avaient échoué,encore bien qu’elle eût pour appui etpour conseil un avocat renommé, un

député de l’opposition, Me Roberjot.

« Une enquête avait bien étécommencée, mais elle avait abouti àune ordonnance de non-lieu, quirenvoyait les meurtriers, lavés del’accusation et blancs comme neige.

« Mais j’avais appris aussi, et de

source certaine, que Mme Delorge nerenonçait pas à l’espoir de vengerson mari.

« Voyant ses ennemis hors de saportée, et pour le moment assurés del’impunité, elle attendait, toujourssur le qui-vive et armée pour la lutte,l’occasion ou les événementspolitiques qui devaient les lui livrer.

« Et tout cela était si parfaitementconnu de la police impériale que la

maison de Mme Delorge étaitsurveillée, qu’on épiait sesdémarches et sa correspondance etqu’on tenait une liste de toutes lespersonnes qu’elle recevait.

« En de telles circonstances, quelleconduite tenir ?

« Evidemment, ce n’était pas en cemoment, où nos ennemis étaient àl’apogée de leur puissance, que jedevais songer à me servir contre euxde l’arme que je possédais.

« Devais-je donc, sans parler de lalettre, me montrer simplement ? Etaprès ?

« Vivrais-je ouvertement auxcrochets de ma femme ? Cette idéeme faisait horreur. L’homme doitêtre le maître dans la maison, et pourqu’il ait le droit d’y être le maître, ildoit gagner la vie de la famille.

« Me placerais-je donc ? Quels neseraient pas alors le chagrin etl’humiliation de ma femme !…

« A la fin, ces sombres réflexionsm’inspirèrent une résolutionhéroïque.

« Je me dis que puisque Mme Delorgeavait su attendre, j’attendrais aussil’heure propice. Je devais bien cela àcelle qui nous avait tous sauvés.

« Je me jurais que j’attendrais, et quej’emploierais les années d’attente àgagner une grosse fortune, et à mefaire une éducation.

« En effet, je maîtrisai les élans demon cœur qui me poussaient vers ma

femme et vers mes enfants. Jem’assurai les moyens d’avoir jourpar jour de leurs nouvelles, et jequittais Paris comme j’y étais venu,furtivement.

« Et maintenant, ami Pécheira, mevoici, te demandant conseil etassistance.

« Il faut qu’avant six ans je sois richeet digne de ma femme. »

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VIII

. de Boursonnes’arrêta.

Un voile se déchirait,en quelque sorte,découvrant le passéde Laurent Cornevin

et laissant entrevoir l’avenir.

– Maintenant je comprends,murmurait Raymond confondu.

Et, en effet, ce qu’il y avaitd’inexplicable dans la conduite deLaurent s’expliquait.

Le parti qu’il avait pris n’était peut-être ni le meilleur ni le plus sage, nicelui qui devait le conduire plussûrement à la revanche qu’il rêvait,mais on concevait qu’il l’eût adopté.

On s’expliquait ses précautions, sesdéfiances, ses craintes, la consciencede son impuissance momentanée,son ardent désir de servir

Mme Delorge, et, par-dessus tout, lafierté de l’époux, du père, qui,apercevant tout à coup sa famillebien au-dessus de lui, se résignait à

rester caché jusqu’à ce qu’il se fûtélevé jusqu’à elle…

Cependant, après une pause dequelques minutes :

Voyons la suite, fit le vieil ingénieur.

Et il reprit la volumineusecorrespondance de Jean Cornevin.

« D’après vos émotions, mes chersamis, continuait le digne garçon,vous pouvez vous faire une idée dessensations dont j’étais remué enécoutant le récit de M. Pécheira.

« Pauvre père !… Déjà, depuislongtemps, je savais son inflexiblehonnêteté, et que dans son humble

situation il avait un grand cœur etles plus nobles sentiments.

« Mais voici que tout à coup ilm’apparaissait sous un jour nouveauet avec des proportions héroïques.

« Je ne pus m’empêcher de l’exprimerà M. Pécheira.

« – Oh ! attendez, interrompit-il avecun bon et amical sourire, attendez…

« Et d’un flegme imperturbable ilpoursuivit :

« – Je fus d’abord saisi de ladéclaration de votre père.

« Qu’il comptât s’enrichir très vite,cela ne m’étonnait nullement. Jeune

ou vieux, intelligent ou stupide, unhomme peut toujours s’enrichir. Il nefaut pour cela souvent qu’un heureuxhasard.

« Mais qu’il eût la prétention de sefaire une éducation, de semétamorphoser, de devenir, selonson expression, un parfaitgentleman, cela me paraissait fort.

« Ce n’est pas par un simple effort devolonté qu’on change de peau àquarante ans. Et, pour dire la vérité,votre père avait fort à faire, étant,certes, le plus probe des hommes, lemeilleur, le plus dévoué, maiscommun en diable, passablementbrutal et sans la plus élémentaire

instruction.

« J’étais assez son ami pour ne luipoint cacher mon opinion.

« – Cela sera, pourtant, me dit-ilfroidement, il le faut, je le veux.

« Il n’y avait pas à discuter. Je nesongeai plus qu’à le seconder.

« Le plus pressé était de lui trouverun instrument de fortune, les moyensde faire valoir avantageusement lesdix mille francs qui lui restaientencore.

« Il ne fallait plus songer à reprendrel’existence qui nous avait donné nosquarante premiers mille francs.

« Tout va vite, dans les paysnouveaux.

« Déjà l’Australie entrait dans unenouvelle phase de son histoire.

« Ce qui était extravagance pure,encore, et fureur, lors du départ deLaurent, rentrait peu à peu dansl’ordre, et prenait un cours régulier.

« Le temps était fini de la fièvrechaude de l’or, des émotionsdélirantes et des coups de piochemerveilleux.

« Passés et repassés au tamis,grattés, fouillés, lavés, les sables dela surface avaient donné toutes leursrichesses.

« C’était aux entrailles même de laterre, à des centaines de pieds deprofondeur qu’il fallait aller arracherl’or.

« La civilisation s’était emparée desmines.

« Des compagnies s’étaient formées,des associations établies, qui,disposant de capitaux importants, demachines, d’outils, avaient stériliséles efforts individuels.

« Chercher de l’or était devenu unmétier comme un autre, plus pénibleet moins lucratif qu’un autre, même ;car tandis qu’à Melbourne uncharpentier ou un forgeron gagnait

couramment ses vingt ou vingt-cinqfrancs par jour, un mineur n’étaitplus payé que onze francs trentecentimes pour un travail de huitheures.

« C’était à la Bourse que s’étaitréfugié le jeu avec ses émotions, sesfièvres, ses faveurs soudaines et sesretours inattendus.

« C’est à la Bourse que du jour aulendemain on pouvait s’enrichir ouse ruiner, à acheter et à vendre desactions des deux cents compagniesqui exploitaient les mines et qui,selon que la compagnie avait creusédes puits inutiles ou rencontré unbon filon, haussaient ou baissaient à

deux mille dollars en cinq minutes.

« C’est même à ces spéculations quej’avais en moins d’un mois quintupléle capital qui m’était échu lors demon partage avec Laurent.

« Ensuite de quoi, effrayé de machance, et craignant de reperdre enun jour ce que j’avais gagné entrente, je m’étais mis à acheter del’or pour l’exportation.

« Voilà ce que j’expliquai à Laurent,et grande fut sa déception.

« – Serait-ce donc en vain que je suisrevenu ! me dit-il.

« Mais à côté des mines, l’Australie

possède une autre source derichesses, aussi féconde etintarissable, celle-là : ses prairiesimmenses, sans bornes, sans fin…

« Déjà les plus intelligents parmi lesémigrants avaient abandonné larecherche de l’or pour l’élevage desbestiaux, pressentant peut-être qu’enmoins de dix années l’exportationdes laines et des cuirs de l’Australiedépasserait deux cents millions defrancs par an.

« – Voilà ton lot, dis-je à LaurentCornevin. Il me crut.

« Joignant aux dix mille francs qu’ilpossédait vingt mille francs que je

lui prêtai, il obtint du gouvernementla concession d’un « run », c’est-à-dire d’une immense étendue deprairies, sur les bords du Murray, ilacheta des moutons et se mit àl’œuvre.

« Œuvre difficile, assurément, et quiexige de celui qui l’entreprend unesanté de fer, une invincible énergie,une patience sans bornes, et de raresqualités de prévoyance etd’observation.

« Laurent avait tout cela, et de plusune solide expérience des animaux,qu’il devait à son premier métier.

« Son « run » prospéra. Des

spéculations qu’il fit, pour fournir deviande sur pied les grands centres demines, réussirent à souhait.

« Bref, dès la fin de la premièreannée, il m’avait rendu mes vingtmille francs, et, quatre ans plus tard,il possédait, à ma connaissance, undemi-million.

« Il était donc évident qu’ilréaliserait la première partie de sonprogramme, qui était : faire fortune.

« Pour réaliser la seconde, pouracquérir l’instruction qui luimanquait, et devenir un gentleman,voilà ce qu’il avait imaginé.

« Parmi tous les déclassés, attirés en

Australie par la découverte de l’or, ils’était mis à chercher un hommeappartenant à une grande famille, etinstruit.

« Et l’ayant trouvé, il en avait faitson inséparable compagnon.

« C’était un Français d’unequarantaine d’années, quel’inconduite de sa femme avaitchassé de son pays, et qui mouraitlittéralement de misère et de faimquand Laurent le rencontra, et luioffrit, contre la table et le logement,cinquante dollars par mois.

« Jamais ils ne se quittaient, et plusd’une fois j’ai ri de voir Laurent

escorté de cet inévitable précepteur,qui toujours et en toute occasionprofessait, disant : On ne fait pasceci, on ne dit pas cela… on fait ceci,on dit cela… Prenez garde ! vousvenez encore de jurer.

« C’était singulier, en effet, presqueridicule.

« Mais insensiblement Laurent sepénétrait des façons, des habitudes,du savoir de l’autre. Son ignorancese dissipait, sa cervelle se meublait,ses mœurs s’adoucissaient. Ilapprenait à se tenir, à raisonner, às’exprimer.

« Séparé de Laurent qui vivait sur

son « run », à plus de cent lieuesdans l’intérieur, pendant que mesaffaires me retenaient à Melbourne,j’étais bien plus frappé de satransformation que si nous eussionsdemeuré porte à porte.

« A chacune de ses visites, jeconstatais un progrès positif.

« Deux ou trois jours après qu’onavait signalé la malle d’Europe,régulièrement, je le voyais arriversuivi de Mentor, ainsi que nousavions surnommé le précepteur.

« Il courait à la poste et ne tardaitpas à me revenir chargé des journauxde France, et des lettres et des

paquets qui lui étaient adressés.

« Je ne sais qui il avait chargé, àParis, d’avoir l’œil et l’oreille pourlui, mais je dois constater qu’il étaitadmirablement renseigné.

« Pas une des actions ne lui

échappait, de Mme Delorge, de

Me Roberjot, de sa femme ni de sesenfants.

« Et non seulement il recevait desnouvelles, mais on lui envoyaitjusqu’à des photographies de ceuxqu’il aimait.

« Le temps passait cependant, et àmon estime pour Laurent succédait,

à mon insu, une admiration réelle,encore bien que nous ne soyonsguère disposés à admirer, nous à quila vieille Europe envoie chaque annéece qu’elle a de meilleur et ce qu’elle ade pire.

« Je me demandais jusqu’où iln’arriverait pas, lorsqu’un matin ilentra brusquement chez moi, pluspâle que la mort et la face convulsée.

« Epouvanté :

« – Que t’arrive-t-il ? m’écriai-je.

« Un horrible malheur !

« Je crus à une de ces catastrophesqui frappent parfois les propriétaires

de « run », à une peste, à uneinondation, que sais-je !…

« – Tu es ruiné ! dis-je…

« – Si ce n’était que cela !… fit-ild’une voix rauque.

« Etalant une lettre sur la table, d’unmouvement si furieux que la table encraqua.

« – J’ai des nouvelles de France, medit-il, mon fils Jean vient d’êtrearrêté.

« – Arrêté, ton fils !…

« – Oui. Ils l’ont jeté en prison, puisconduit à Brest, puis embarqué pourla Guyane, pour Cayenne…

« – Ils ?… Qui ?

« – Qui ? Les misérables qui, aprèsavoir lâchement assassiné le généralDelorge, pensent s’être débarrassésde moi, le témoin de leur crime !…

« Si jamais je voyais à un ennemi àmoi des regards pareils à ceux deLaurent, je ne me croirais plus ensûreté de ma vie.

« – Mais, par le saint nom de Dieu !clama-t-il, me voici debout, et lesmisérables vont apprendre ce qu’ilen coûte de s’attaquer à mes fils !…

« J’essayais de le calmer, de leraisonner.

« – Que vas-tu faire ? lui demandai-je.

« – Partir.

« – Je ne vois pas de navire enpartance.

« Laurent sourit de pitié.

« – Il y a dans le port, me dit-il, ungrand vapeur anglais, le Duncan…

« – Oui, mais il ne reprendra pas lamer avant quinze jours.

« – Tu te trompes, ami Pécheira ; ilachève en ce moment de prendre soncharbon, et à six heures il sera souspression ; à minuit, il sera en mer…

« Je le regardais stupéfié.

« – Tu as affrété ce steamer ? dis-je.

« – Oui, et si le capitaine eût refuséde le louer, je l’achetais. Et si celui-làn’eût pas été à vendre, je m’en seraisprocuré un autre ; il n’en manque pasen rade.

« – Il va t’en coûter une sommeénorme.

« Dédaigneusement, il haussait lesépaules.

« – Qu’importe ! répondit-il. Je saisce qu’on souffre à l’île du Diable, jene veux pas que Jean meure… Nesuis-je pas riche ?

« Il était très riche, en effet, trois ou

quatre fois plus que moi, je le savais.

« Au commencement de cettedernière année, il avait reçu enpaiement un tiers au moins desactions du puits de la Misère, qui nerapportait rien alors, qu’on avaitpresque abandonné, et qui tout àcoup s’est mis à donner un produitnet de deux cent mille francs parjour.

« – Et ton « run », lui dis-je, tul’abandonnes donc ! Tu sacrifiesdonc ton immense matériel, lestroupeaux, plus d’un million…

« Je l’impatientais.

« – Eh ! qu’est-ce que tout cela me

fait ? s’écria-t-il.

« Puis, me montrant le précepteurqui l’avait accompagné commetoujours :

« – Monsieur que voici connaît monexploitation, il la surveillera, et, pourl’indemniser, je lui abandonne lamoitié du revenu, qui dépassera,cette année, cinquante mille dollars.Vite du papier, des plumes, nousallons rédiger un contrat…

« Sa colère m’épouvantait.

« – A tout le moins, lui dis-je, confie-moi tes projets.

« – Je n’en ai pas, me répondit-il. Je

réfléchirai en route. Je prendraiconseil des circonstances.

« Rien ne put le retenir.

« Le moment de nous séparer venu, ilme remit un pli cacheté.

« – Il faut tout prévoir, me dit-il. Situ étais un an sans recevoir de mesnouvelles, ouvre ce pli, tu y trouverasmon testament et mes dernièresinstructions.

« Un canot l’attendait le long duquai. Il y descendit. Je lui criai :Bonne chance ! et quelques instantsplus tard, son steamer se mettait enmouvement.

« C’était un samedi soir, neuf heuressonnaient… »

Raymond se frappait le front.

– Voilà donc, disait-il, l’explicationde l’intervention mystérieuse qui aarraché Jean aux souffrances de l’îledu Diable !…

– C’est précisément la réflexion quefait le digne garçon, ditM. de Boursonne.

Et mécontent d’être interrompu :

– Laissez-moi donc continuer ajouta-t-il.

« Et moi, écrivait Jean, moi naïf, quiattribuais à mon seul mérite l’accueil

si bienveillant de ce digne négociantde Cayenne, qui m’ouvrait sa maisonet sa bourse.

« C’est à mon père que j’avais dû cesprotecteurs empressés, ces amateursqui achetaient si cher mes moindrescroquis. Sous la main de ces bravesgens qui serraient et secouaient siamicalement la mienne, était la mainde mon père.

« Mais comment ne s’était-il pasrévélé à moi ?

« Comment avait-il eu cet étonnantcourage, me voyant si malheureux etsi abandonné, désespéré en dépit desvaillantises des lettres que je vous

écrivais, comment avait-il eu cetteterrible puissance sur soi de ne mepas ouvrir les bras, de ne pas mecrier : Je suis ton père, je t’aime et jeviens à ton aide !

« – Expliquez-moi cela, disais-je àM. Pécheira.

« Baste !… Rien n’était capabled’émouvoir le flegme de ce diabled’Espagnol cousu dans l’enveloppeglacée d’un Américain.

« Vos questions me troublentbeaucoup, me dit-il gravement,laissez-moi suivre l’ordrechronologique des faits…

« Voilà donc Laurent parti et votre

serviteur très inquiet.

« Je le voyais dans une de ces crisesde rage froide, où l’homme,dépossédé de son libre arbitre, neraisonne plus.

« Puis, ce maudit testament qu’ilm’avait confié me tourmentait.

« Je tremblais qu’en dépit de sesdénégations, il ne roulât dans sa têtequelque projet de vengeance insensé.

« Il ne fallait rien de moins qu’unelettre pour me tranquilliser.

« Elle m’arriva cinq mois après ledépart de Laurent.

« Il m’écrivait que ses ennemis, bien

que déjà déchus, étaient encoretellement puissants, que les attaquerouvertement serait, à coup sûr,renouveler le combat du pot de terreet du pot de fer. Ne voulant pas êtrebrisé, il se résignait à attendre. Ildifférait sa vengeance pour la rendreplus certaine et plus terrible, nedemandant rien à Dieu que de luiconserver ses ennemis vivants.

« Il allait donc, pour le moment, seborner à vous secourir, mon chermonsieur Jean, disait-il, et assezsecrètement pour ne vous laisserpoint soupçonner, si vaguement quece pût être, son existence.

« Il ajoutait que déjà depuis

longtemps il aurait quitté la Francelorsque je recevrais ces nouvelles, etque je ne tarderais pas à le revoir…

« Quelques semaines plus tard, eneffet, dans une seconde lettre, datéede Cayenne, il me disait seulement :

« – Fin courant, je serai àMelbourne…

« Et il arriva, ma foi ! exact commeune lettre de change, et j’eus un bonmoment de joyeuse émotion en luidonnant une rude poignée de main.

« Nous n’étions pas ensemble depuisun quart d’heure que déjà il avait lula curiosité qui me tourmentait.Alors il me dit :

« – Ne m’interroge pas, ami Pécheira,je n’oserais peut-être pas ne point terépondre et je mentirais, ce qui seraithonteux pour toit et pour moi. Fie-toi à moi pour te dire tout ce que jepuis dire.

« Je dois, en tout humilité, confesserque ce ne fut pas grand’chose.

« Pourtant, il me donna quelquesdétails de son voyage.

« A son arrivée à Paris, il avait étéextrêmement frappé et effrayé d’unfait que lui racontèrent ses amispolitiques.

« Un homme, possesseur comme luide secrets compromettants,

poursuivi comme lui par une inimitiépuissante, avait été, lui assura-t-on,empoigné un beau soir et séquestrédans une maison de santé.

« – Et certainement, me disaitLaurent, il finira par perdre laraison, et tant que j’ai été en France,j’ai craint une aventure pareille. Jesuis persuadé que mes ennemis mecroient mort, mais je me trompepeut-être… Peut-être ne m’ont-ilsjamais perdu de vue, et n’attendent-ils qu’une occasion de prendre leurrevanche de mon évasion.

« Si invraisemblable que cela parût,c’était possible, après tout…

« Laurent m’apprit encore ce qu’ilavait fait pour vous, monsieur Jean,et comment, après vous avoir tiré del’île du Diable, il avait pu vous placerà Cayenne dans une famille quidevait vous traiter comme un fils.

« C’était tout ce qu’il avait pu fairesecrètement. Mais il était rassuré,ayant constaté que votre santén’avait pas souffert du climat.

« – Et maintenant, me déclarait-il, lapremière partie de ma tâche estachevée. Je me suis fait uneéducation et j’ai conquis une grandefortune. J’ai mes armes, je puiscommencer la lutte. Malheur auxassassins du général Delorge ! Dieu,

qui m’a si visiblement protégé,m’assistera encore. Ce n’est pas unevengeance vulgaire que je veux. Ilfaut que justice soit faite. Lesmisérables verseront des larmes desang sur leur crime avant de mourir.Je vais donc réaliser ma fortune etaller m’établir en France. L’heure estpropice. Le gouvernement impérialn’est plus ce qu’il paraît être. An’examiner que la surface, rien n’estmodifié. Au fond tout est changé.L’édifice est toujours debout,imposant, superbe, mais il a étésourdement ébranlé, ruiné. Vienneune secousse, et il s’écroule, et ildégringole, et je veux y aider de mon

coup d’épaule. Non que je haïsse lerégime. Celui-là ou un autre, quem’importe ! Mais ce régime protègemes ennemis, et je le jette bas, sûrqu’ils seront écrasés sous lesdécombres !…

« … A dater de ce jour, LaurentCornevin n’eut plus qu’un seulsouci :

« Réaliser sa fortune.

« Toujours délicate partout, cetteopération est particulièrementdifficile dans les pays nouveaux, oùil n’y a que très peu de capitauxinactifs.

« Elle se compliquait encore, pour

Laurent, de cette circonstance, qu’ils’était lancé dans un certain nombred’entreprises aléatoires, toutesexcellentes en elles-mêmes, toutesprospères, mais dont les résultatsdevaient se faire attendre un an oudix-huit mois.

« Et lui, ne voulait pas attendre.

« Et il exigeait des valeurs liquides,presque de l’argent comptant.

« – Il faut pour mes projets, medisait-il, que tout ce que je possèdepuisse tenir dans mon portefeuille etsoit toujours entièrement à madisposition.

« Dans de telles conditions, il devait

s’attendre à des sacrificesimportants. Il les fit sans sourciller.

« Il avait sur son « run » environ huitmille bêtes à cornes, lui revenant enmoyenne à cinquante francs, c’est-à-dire à quatre cent mille francs.

« Il eût pu, ne prenant son temps,s’en défaire aisément à raison decent soixante-quinze francs l’une, eten obtenant ainsi un million quatrecent mille francs.

« Il les céda en bloc moyennant neufcent mille francs.

« Ses moutons, qui valaient quinzefrancs la pièce comme un sou, nefurent vendus que huit francs et ne

lui rapportèrent que trois centcinquante mille francs.

« Enfin, pour ses droits à son « run »,pour les bâtiments, les barrières,pour la monture, se composant demille vaches et de cent chevaux, il netrouva que cent soixante-quinzemille francs, et encore avec beaucoupde peine.

« Total : quatorze cent vingt-cinqmille francs pour ce qui valait au batmot deux millions.

« J’enrageais positivement de voirs’en aller ainsi une fortune silaborieusement gagnée, et qui, avecle temps, entre les mains d’un

homme de la trempe de Laurent, fûtdevenue une des plus importantes del’Australie.

« Mais il se moquait de ce qu’ilappelait mes jérémiades.

« – Est-ce que ce n’est pas vingt foisplus encore que je n’avais jamaisrêvé ! disait-il.

« Et là-dessus, il consentait denouvelles concessions.

« Il vendait à perte tout ce qu’ilpossédait d’actions et de valeursindustrielles.

« Il donnait pour un morceau depain, huit cent mille francs, son tiers

dans la propriété du puits de la« Misère », dont le rendement avaitterriblement diminué, c’est vrai,depuis quelques mois, mais où onpouvait, où on devait même trouverun nouveau filon aussi abondant quele premier.

« – Et malgré tout, me répétaitLaurent, que de temps perdu !…

« Il y avait, en effet, près de dix moisqu’il était de retour, quand, un soir,après la Bourse, venant me demanderà dîner :

« – C’est fini, me dit-il, avec un grandsoupir de soulagement : tout estvendu, je ne possède plus rien en

Australie.

« Et brandissant un portefeuillevolumineux, mais qu’à la rigueur onpouvait porter sur soi :

« – Là, poursuivit-il, est toute mafortune, en bonnes traites qui valentde l’or en barres sur les principauxbanquiers de Vienne, de Londres etde Paris.

« – Et tu pars ?

« – Lundi prochain, dans quatrejours.

« Cette séparation que je sentaisdevoir être éternelle, cette fois,m’attristait étrangement, et sa joie,

car il était joyeux, ajoutait àl’amertume de mon chagrin.

« Je le voyais courir au-devant detoutes sortes de dangers inconnus, etje tremblais qu’il n’en sortît pasvainqueur.

« Il devina ce qui se passait en moi,car il me prit la main, et vibrant decette résolution qui inspire lecourage aux plus craintifs :

« – Rassure-toi, mon vieil ami, medit-il. Voici bientôt un an que tout ceque j’ai d’intelligence, je l’applique àprévoir, pour les éviter, les périlsque je puis courir. J’ai évalué toutesles probabilités fâcheuses, et je sais

comment parer à toutes…

« – Tes ennemis sont puissants…

« – Je le sais, mais qu’ai-je à craindred’eux ? Tu me répèteras ce que je t’aidit, que peut-être ils ont pénétré lesecret de mon existence, et me fontsuivre et surveiller. C’estimprobable, car en ce cas leur hainese fût trahie par quelque attentat,mais enfin c’est possible. Eh bien ! jevais leur faire perdre ma piste. Cen’est pas avec la malle que je pars. Jeprends passage sur un clipper qui serend à Liverpool, mais qui doitrelâcher plusieurs fois en route. A lapremière relâche, je me déclaremourant et je me fais déposer à terre.

Et mon bâtiment parti, j’en chercheun autre. Après cela, qu’on meretrouve si on peut. J’ai tout disposépour me créer une personnaliténouvelle, sûre et impénétrable. C’estsous le nom de Boutin, que lesmisérables m’avaient imposé, que jequitte ostensiblement l’Australie.Jamais ce Boutin-là n’abordera enFrance ni en Angleterre…

« Il frappait gaiement sur sonportefeuille.

« – Là sont mes armes, disait-il. Rienn’est impossible à qui peut jeter l’orà pleines mains !

« Et, certes, il le pouvait.

« Je ne lui ai jamais demandé lechiffre exact de sa fortune, il n’ajamais eu l’occasion de me le dire,mais je sais pertinemment qu’ilemportait de quatre à cinq millions.

« Les exemples de fortunes pareilleset si rapidement acquises sont rares,même sur cette terre de l’or, maiscependant on pourrait en citer unevingtaine, à Melbourne seulement.

« Les Barclay, les Tidal, les Colt, lesLatour et les Davidren se sonttrouvés six et sept fois millionnairesen bien moins d’années que LaurentCornevin.

« Lui, du moins, ne se laissa pas

enivrer par la prospérité.

« Jamais il n’oublia qu’il me devaitd’avoir pu quitter Talcahuana. Il sesouvint toujours que je lui avaisprêté les vingt mille francs qui ontété la source de ses richesses.

« Brave et excellent Laurent !Combien de fois, voyant mes affairesmoins prospères que les siennes,n’est-il pas venu me dire :

« – Voyons, sacrebleu ! associons-nous !

« C’est à une petite propriété que j’aisur les bords du Murray, que nouspassâmes ensemble les quatredernières journées de son séjour en

Australie.

« Il nous était doux, au moment denous séparer, de repasser lesévénements de notre vie, et de nousjurer que, de façon ou d’autre, nousnous reverrions…

« Puis l’heure du départ arriva.

« Il me promit que j’aurais de sesnouvelles, il m’indiqua le moyen delui donner des miennes… Et unedernière fois, sur le pont du clipper,le cœur gros, et des larmes plein lesyeux, nous nous embrassâmes…

« C’était le 10 janvier 1869. »

– Et voilà bientôt un an de cela,

murmura Raymond, et depuis desmois déjà, Laurent Cornevin devraitavoir entamé la lutte.

Mais M. de Boursonne lui coupa laparole.

– Ah ! laissez-moi achever, dit-il.

Et précipitant son débit, il se remit àlire :

« Vous seuls, chers amis, poursuivaitJean, vous seuls pouvaient imaginerà quel point m’avait bouleversé lerécit de M. Pécheira.

« – Ainsi, me disais-je, au moment oùje m’embarquais avec l’espoir deretrouver ses traces à Talcahuana

mon père quittait l’Australie. Peut-être nous sommes-nous croisés enroute. Peut-être, sans le connaître,l’ai-je aperçu sur la dunette d’un desvaisseaux qui passaient à pleinesvoiles près du mien !…

« Et qu’est-il devenu ? Où est-il àcette heure ?…

« Interrogé par moi, et Dieu sait avecquelle anxiété :

« – Tout ce que je puis vous dire, merépondit M. Pécheira, c’est queLaurent Cornevin est arrivéheureusement en Europe.

« – Vous avez eu de ses nouvelles ?

« – Oui, une fois. Cinq mois aprèsson départ, c’est-à-dire à la fin demai, j’ai reçu une lettre datée deBruxelles. Son voyage avait été trèsrapide, me disait-il, sa santé étaitexcellente, sa piste devait êtreperdue, et il avait bon espoir…

« – Il ne vous disait que cela ?…

« – Cela seulement. Je vousmontrerai sa lettre.

« – Et depuis ?…

« – Depuis, rien, plus un mot…Seulement, à votre place, c’est àParis et non loin de la Chaussée-d’Antin que je chercherais Laurent.

« Vous l’entendez, mes chers amis.Ici finit ma tâche, et commence lavôtre.

« A vous de poursuivre et d’achevermon œuvre. A vous d’imaginerquelque système d’investigation quinous conduise jusqu’à mon cherpère.

« Seulement, ô mes amis, soyezcirconspects.

« Si nous connaissons le but de monpère, nous ignorons par quelscheminements il espère l’atteindre.

« Efforcez-vous de le rejoindre, maissouvenez-vous que la moindredémarche inconsidérée peut donner

l’éveil à ses ennemis, révéler sonexistence, ruiner toutes sescombinaisons, stériliser sesespérances et peut-être enfin lemettre en péril. Voici qui aidera vosrecherches :

« 1° D’après les instructions de monpère, M. Pécheira lui adresse seslettres à Londres, bureau restant, àsir F. T.

« 2° M. Pécheira possède une trèsbonne photographie de notre père ;je vais la confier aujourd’hui même àun photographe, et dès qu’il m’enaura tiré quelques épreuves, je vousles adresserai par une voie sûre.

« Maintenant devons-nouscommuniquer à ma mère et à

Mme Delorge le résultat de mesrecherches ?

« Je ne le crois pas.

« A quoi bon troubler leur viepaisible et leur infliger le supplice denos anxiétés ?

« Puis, il faut tout prévoir. Si nousnous abusions ? Si nos ennemis,pendant que nous nous berçonsd’illusions décevantes, avaient réussià supprimer, et cette fois sans retour,mon malheureux père ?

« Ne serait-ce pas affreux d’avoirravivé des blessures presque

cicatrisées !…

« Il ne me reste plus qu’une minute,si je veux que cette lettre profite de lamalle qui part aujourd’hui, et jel’emploie, mes chers amis, à vousserrer les mains et à vous embrasserde toute la force de ma fraternelleamitié.

« Espoir et courage.

« JEAN CORNEVIN »

« P. S. Ma prochaine lettre vousfixera sur mes intentions. »

Et c’est tout, fit M. de Boursonne,comme s’il eût espéré quelque choseencore, et que son attente eût été

trompée. C’est tout !…

Puis, après un moment de silence, etsoudainement éclairé par uneinspiration :

Ah !… s’écria-t-il, je m’expliquepeut-être l’attitude deM. de Maumussy, son humilité, sesoffres de conciliation.

Oh !…

Et pourquoi non ? Qui vous dit queM. de Maumussy etM. de Combelaine n’avaient paspénétré le secret de l’existence deLaurent Cornevin ? Tant qu’ils ontpu le faire surveiller, ils ont ététranquilles. Maintenant qu’il a réussi

à leur faire perdre sa piste, qu’ils nesavent plus ce qu’il est devenu, ilsont peur. L’Empire chancelle, lepouvoir leur échappe, et c’est à cemoment précisément qu’ils devinentquelque mystérieux danger… Onaurait peur à moins.

Mais à la lettre de Jean était joint un

billet de Me Roberjot.

Voyons ce qu’il pense, dit Raymond.

Et il lut à son tour :

« Après avoir pris connaissance de lalettre de Jean, mon cher Raymond,vous devez être, comme nous, pleind’espoir.

« Oui, assurément, certainement,Cornevin est à Paris, près de nous…

« Mais essayer d’arriver jusqu’à luiserait une insigne folie et unemauvaise action.

« Nous n’avons pas le droit deviolenter sa volonté. Si cet homme,qui aime sa famille plus que tout aumonde se prive d’embrasser safemme et ses enfants, c’est qu’il apour cela de puissantes raisons.

« Dans mon opinion, qui est celle detous les gens sensés, la débâcle n’estpas loin.

« Sachons attendre… »

q

A

IX

ttendre !…

C’est à cet intolérablesupplice que depuis desannées Raymond étaitcondamné.

Que toutes les passionstour à tour déchirassent son âme,qu’il haït jusqu’à la fureur ou qu’ilaimât jusqu’au délire, qu’il fûtécrasé sous le plus sombre désespoir

ou enivré des plus merveilleusesespérances, toujours la mêmeobligation fatale lui avait lié lesmains.

– Mais cette perpétuelle expectativeme tue ! s’écriait-il. Heureux oumalheureux, les autres hommesluttent, combattent, attaquent, sedéfendent, triomphent ou sontvaincus, tandis que moi !… Rien !rien ! rien !…

C’est d’un air de commisérationsincère que le vieil ingénieurconsidérait son jeune ami.

– Que voudriez-vous faire ?demanda-t-il.

– Eh !… Le sais-je !…

– Chercher Laurent Cornevin, n’est-ce pas ?

– Peut-être.

– C’est-à-dire vous exposer àcompromettre cet homme si grand etsi bon, cet héroïque confident desvolontés de votre père ! C’est-à-direrisquer de lui faire perdre en uneminute le fruit de dix années detravail et de patience…

– Pourquoi donc Jean nous adjure-t-il de poursuivre son œuvre ?

– Parce que Jean est absent depuisbien des mois, qu’il est en Australie,

à six mille lieues de Paris, qu’il nesait pas combien le dénouement estproche.

Raymond s’était levé et se promenaitpar la chambre, en proie à la plusviolente agitation.

– Le dénouement, disait-il, ledénouement… Voici des annéesqu’on me le promet, qu’on me jureque l’heure va sonner, et queniaisement je reste à l’affût d’unevengeance qui ne vient jamais.

Le visage de M. de Boursonnes’assombrissait.

– Ainsi donc, fit-il, c’est uniquementla soif de vengeance, le désir de punir

les meurtriers de votre père, qui vouspresse de retrouver LaurentCornevin ?

– Oui.

– C’est que je m’imaginais, moi, que

Mlle de Maillefert était pour quelquechose dans votre emportement !…C’est que je me figure encore quevotre hâte d’en finir avec le passén’est que l’espoir de voir dénouéepar Laurent Cornevin une situationqui vous paraît insoluble.

Raymond était devenu fort rouge.

– Ah ! vous m’accablez, monsieur !…balbutia-t-il.

Assurément il n’avait pas eu lespensées que semblait soupçonnerM. de Boursonne, mais l’intérêt deson amour l’égarait.

Ne se voyait-il pas séparé, pour

toujours peut-être, de Mlle Simone ?Ne reconnaissait-il pas se dressantentre elle et lui les misérables quiavaient assassiné le généralDelorge !…

Mais il devait suffire d’un mot pourle rappeler à lui-même.

– Je vous livre ma volonté, monsieur,dit-il. Que dois-je faire ? Parlez ;j’obéirai.

Le vieil ingénieur souriait à demi.

– Peut-être allez-vous encore vousfâcher, répondit-il, car je ne puis quevous répéter ce qui vous a été dittant de fois : votre devoir est deprendre patience…

– Hélas ! le péril de Mlle Simone estpressant !…

– Je le crois, mais vous avez fait toutce qui était en votre pouvoir. Endemandant, au su et au vu de tout le

pays, la main de Mlle Simone, vousavez fait justice des viles calomniesdont on avait essayé de la flétrir.

– Oui, mais Mme de Maillefert vachercher, si elle ne l’a déjà trouvée,quelque nouvelle combinaison.

– C’est probable.

– Eh bien !…

– Eh bien ! raison de plus pourattendre, pour la voir venir. Notregrande faiblesse, voyez-vous, est dene rien connaître des cartes de nosadversaires…

– Ah ! que n’avez-vous su mettre labelle duchesse de Maumussy dansvotre jeu !…

Cette idée, lorsqu’elle lui était venue,Raymond l’avait repoussée avechorreur.

– Etait-ce possible ?… fit-il.

– Possible !… Rien n’était plus facile,

avec un peu d’adresse etd’indépendance de cœur. Elle vous amis le marché à la main, mon cher.S’il y a un complot, elle en est. Agircomme je dis n’eût peut-être pas été,hum !… très chevaleresque, ni mêmeabsolument loyal, mais c’eût peut-être été bien habile, et sa conduite, àelle, est plus qu’équivoque… Enfin,l’occasion est passée, il n’y a plus à yrevenir.

Et se levant brusquement etchangeant de ton :

– Mais en voici assez, continuaM. de Boursonne. Ce n’est pasuniquement, j’imagine, pour faire le

siège en règle de Mlle Simone deMaillefert que le gouvernement nouspaye. Il va falloir demain rattraper lajournée que nous venons de perdre…

Et coupant court aux objections deRaymond :

– Bonsoir, bonsoir, dit-ilbrusquement ; dormez bien !…

C’était aisé à conseiller.

Seulement le vieil ingénieur avait,depuis longtemps, soufflé la bougie,que Raymond repassait encore dansson esprit les événements de cettejournée, la plus décisive de sa vie.

De cette journée, anniversaire de la

mort de son père, commencée parson entrevue avec la duchesse deMaillefert, terminée par la lettre deJean Cornevin.

Et ce qui le désolait, c’était de nepouvoir détacher sa pensée de

Mlle Simone : de ne pouvoir, quelqueeffort de volonté qu’il fît, la reporterà Laurent, à cet obscur héros quivenait de lui être révélé.

Sur ce point, dès qu’il entra, lelendemain, dans la petite salle duSoleil levant, il fut édifié.

Maître Béru devait tout savoir ; il n’yavait pas à se méprendre à son airfinaud, non plus qu’aux attentions

exagérées dont il entouraitRaymond, et qui étaient l’expressionde ses dolentes sympathies.

En homme pour qui le pays n’a pasde mystère, il racontait que, depuisl’arrivée de madame la duchesse et

de son fils, Mlle Simone battait lerappel des écus de tous les côtés,qu’elle demandait des avances à sesfermiers, qu’elle vendait des coupesavant le temps, qu’elle avaitemprunté de l’argent chez desnotaires d’Angers, enfin qu’elle sedépouillait si bien qu’il finirait parne plus lui rester que les yeux pourpleurer.

Et jetant à Raymond un regardd’intelligence :

– Maintenant, continuait l’hôtelierd u Soleil levant, on conçoit que

Mme de Maillefert ne veuille pas quesa fille se marie, et que même, pouréloigner les prétendants, elle débitedes infamies à faire se dresser lescheveux sur la tête. Un maridéfendrait la pauvre demoiselle…

M. de Boursonne se frottait lesmains.

– Que vous avais-je dit ? soufflait-ilà l’oreille de Raymond.

Mais voici que maître Béru contaitbien autre chose vraiment, et

qu’ignoraient Raymond et le vieilingénieur.

Il pensait que les grands sacrifices

qu’avait faits Mlle Simone n’étaientqu’un commencement, et qu’aprèsavoir emprunté, elle allait sans doutevendre.

– Diable ! interrompitM. de Boursonne, vous croyez cela,vous ?

Le digne hôte regarda autour de luipour s’assurer que nul n’était auxécoutes, et d’un air mystérieux :

– On sait ce qu’on sait ! prononça-t-il.

– Sans doute. Après ?…

– Eh bien, une supposition : quandvous voyez des corbeaux tourner au-dessus d’une oseraie, qu’est-ce quevous dites ?… Vous dites : Il y a làquelque chose à déchiqueter pour cesbêtes voraces. Pour lors, il tournedes gens autour des terres de

Mlle Simone.

Au point où en étaient Raymond etM. de Boursonne, la moindre lueurpouvait leur éclairer la situation.

– Quelles gens ? firent-ils vivement.

– D’abord, un de ces messieurs quisont arrivés l’autre soir au château,un gros, bien nourri, rouge, luisant,

avec une chaîne d’or épaisse commele pouce lui battant la bedaine,respirant comme s’il soufflait despois et regardant les gens du haut enbas, comme s’il était assis sur unenue…

– M. Verdale ! murmura Raymond.

– Enfin, interrogea M. de Boursonne,qu’a-t-il fait ?

– Lui personnellement, rien. Maisminute : hier, sur les midi, voilà monparticulier qui arrive aux Rosiers envoiture. S’il se fût promené seul,dans le bourg, on n’y eût pas prisgarde ; on ne le connaît pas. Mais ilavait rendez-vous au Café du

commerce avec des gens qu’onconnaît, un gaillard de la bandenoire, vous savez, un marchand debien de Saumur, une espèce d’hommed’affaires de Saint-Mathurin, et enfin

un ancien garde de Mlle Simone. Pourlors, ils sont allés tous ensemblechez un notaire, pas celui de

Mlle Simone, bien entendu, et de làchez le percepteur. Un ancienhuissier d’ici les a rejoints et ils sontpartis…

M. de Boursonne souriait d’unsourire passablement faux.

– Parbleu !… fit-il, si vous ne savezque cela !…

– Oh ! attendez. Quand je dis qu’ilssont partis, je veux dire qu’ils sont

allés là où Mlle Simone a des biens,et là, tant que la journée a durée,malgré la pluie et le vent, ils onttrépigné dans les terres labourées,comme des gens en train de conclureun marché, et même on a entendu legros rouge qui disait : « ça vaut del’argent, mais pas tant qu’oncroit… »

Là se bornaient les renseignementsdu digne hôtelier du Soleil levant,mais ils avaient bien leur valeur.

Aussi, dès qu’il se fût retiré :

– Eh bien ! s’écria M. de Boursonne,

est-ce assez clair !… Nous voilàdésormais édifiés sur le but véritabledu voyage de M. Verdale et de sesdignes compagnons.

Mme de Maillefert a imaginé quelquenouveau moyen de s’emparer de la

fortune de Mlle Simone, et ilsviennent lui prêter main forte. Et ilsse croient si sûrs du succès que déjàils se partagent les dépouilles de lapauvre fille.

– Elle a juré que jamais sous aucunprétexte elle ne vendrait ses terres,objecta Raymond…

– Sans doute. Aussi est-ce à laréduire à revenir sur son serment que

doivent travailler nos honorablesassociés ?…

Evidemment, là était le danger, etRaymond et M. de Boursonneoubliaient leur travail pour cherchercomment le conjurer, lorsque sur lestrois heures, tout à coup, ils virentapparaître, juché sur un tilbury àroues immenses, M. Bizet deChenehutte en personne.

Sautant précipitamment à terre ilcourut à Raymond, dont il se mit àserrer furieusement les mains, luijurant que depuis le matin il lecherchait par mer et par terre, pourlui offrir ses compliments decondoléances.

Car il savait tout, déclarait-il,absolument tout, et la démarche deRaymond et le refus qui l’avait

accueillie. Mme de Larchère avaitparlé, et il avait appris, comme toutle pays, la conduite abominable de laduchesse de Maillefert essayant dedéshonorer sa fille.

– Mais c’est elle qui est déshonorée,ajoutait-il. La contrée tout entièreest soulevée contre elle, on lacouvrirait de huées si elle osait semontrer. A Saumur et à Angerstoutes les portes lui seront fermées,elle n’a plus qu’à faire ses paquets…

Même le jour de son duel, Bizet

n’était pas plus affairé.

– Cependant, il faut que je vousquitte, messieurs, reprit-il. J’ai vingtvisites encore à faire aujourd’hui. Jesème la nouvelle, je la répands, je lapropage… Si je suis libre assez tôtj’irai vous demander à dîner… Aurevoir.

Et avant que Raymond eût le tempsd’articuler un mot, M. Bizet deChenehutte était en voiture etfouettait son cheval.

– Bon jeune homme ! murmuraitM. de Boursonne. Dieu est puissant.Les imbéciles même ont leur utilitéici-bas. En voici un qui nous rend un

service que nous ne rendrait pas unhomme d’esprit. Je lui offrirai degrand cœur un verre de Bourgueil, cesoir…

Mais il n’eut pas cette dépense àfaire. M. Bizet dut être retenu àSaint-Mathurin. Et ce fut le vieuxjardinier de Maillefert qui, sur lesneuf heures, se présenta au Soleillevant, demandant M. Delorge.

Il apportait une lettre de

Mlle Simone.

Tout ce que Raymond avait d’argentsur lui, il le mit dans la main dubonhomme ; puis d’un seul coupd’œil, il lut :

« Tout, après votre départ, s’estmieux passé que je ne l’espérais. Iln’a plus été question de rien. Mamère est avec moi ce qu’elle étaitavant l’horrible scène. Quelquesordres que je viens de lui entendredonner me font presque croirequ’elle quittera Maillefert demain… »

Mlle Simone ne se trompait pas.

Le lendemain matin, au moment oùM. de Boursonne et Raymond semettaient à table, un grand bruit lesattira à la fenêtre, juste à temps pourvoir passer comme l’éclair deuxvoitures et un fourgon…

Au même instant, maître Béru entrait

dans la salle.

– En voici bien d’une autre, disait-il.

Mme de Maillefert et M. Philippe s’envont avec toute leur société. Ilspartent, ils sont partis… Ma foi ! bonvoyage !

M. de Boursonne triomphait.

– Eh bien ! disait-il, avais-je raison ?…

Et de fait, dans ce départ, si précipitéqu’il ressemblait à une déroute, ilétait difficile de voir autre chose quele résultat de la démarche deRaymond, connue, commentée etenfin comprise.

Pourtant Raymond se défendait de seréjouir. Défiant comme tous lesmalheureux qu’a toujours trahis ladestinée, il se demandait en quoi cetévénement imprévu allait, soit enbien soit en mal, modifier lasituation.

Fallait-il tirer de ce départ cetteconséquence que les dispositions de

Mme de Maillefert étaient changées,et qu’elle renonçait à la fortune de safille ?

C’eût été folie !

Il était clair que ses convoitisesrestaient aussi âpres, ses besoinsaussi pressants, et que, par

conséquent, l’intrigue ourdie contre

Mlle Simone demeurait toujoursaussi menaçante.

Si encore la fuite de la duchesse eûtrendu à Raymond l’accès duchâteau !…

Mais il n’en était pas ainsi.Retourner à Maillefert lui étaitinterdit sous peine de provoquer unnouveau revirement d’opinion, et deréhabiliter la mère aux dépens de lafille. Par les convenances désormais,plus sévèrement que par la volontéde la duchesse, il se trouvait séparé

de Mlle Simone.

– Non, je ne la reverrai pas, se dit-il.

C’est une justice à lui rendre : il nechercha pas positivement à la revoir.Seulement il est de ces hasardspropices qui jamais ne manquent deservir les amoureux.

Mlle Simone sortait beaucoup,Raymond était toute la journéedehors : dès le lendemain ils setrouvaient en présence, au détour dela route de Gennes, de l’autre côté dupont.

D’un même mouvement ilss’arrêtèrent, interdits, hésitants…Chacun au dedans de soi entendait lavoix de la raison lui crier de passeroutre.

Mais il est des entraînements tropforts… Ils s’abordèrent en dépit demiss Lydia Dodge, la respectablegouvernante anglaise, et leurs mainsfrémissantes s’effleurèrent.

Ce jour-là, Raymond sut ce qui, de

l’avis de Mlle Simone, avaitdéterminé le brusque départ de

Mme de Maillefert.

Comme elle se présentait chez unedame de la haute noblesse et quiétait un peu de ses parentes, cettedame s’était montrée sur le haut del’escalier et avait crié à ses gens :

– Je n’y suis pas pour la mère de mapauvre petite Simone.

L’outrage était sanglant, venantd’une femme qui donnait le ton dansle pays.

– Et ce qu’il y a de pis, ajoutaittristement la malheureuse jeune fille,c’est que ma mère s’en prend à vous,monsieur Raymond, à nous, veux-jedire, de ce cruel affront. Jamais ellene nous le pardonnera.

Mlle Simone n’avait, d’ailleurs, riensurpris qui pût lui donner l’idéemême la plus vague de ce qu’allaittenter la duchesse de Maillefert.

Et lorsque Raymond lui parla del’expédition de M. Verdale et deM. de Combelaine, et des soupçons

qu’il en avait conçus :

– Ce n’est pas, répondit-elle, lapremière fois que ma mère et monfrère amènent ici des gens à qui ilsproposent d’acheter mespropriétés… Mais qu’importe !puisque je suis résolue à ne pasvendre…

Raymond et Mlle Simone ne restèrentpas ensemble dix minutes, etpersonne ne passa sur le cheminpendant qu’ils causaient…

Et bien ! tels sont les petits pays, etla télégraphie labiale y est siperfectionnée, que deux heures plustard, lorsque Raymond rentra au

Soleil levant :

– Vous avez vu Mlle Simone ? lui ditM. de Boursonne.

– Oui, répondit-il en rougissant.

– Eh bien ! c’est une folie ! déclara levieil ingénieur.

Et après un moment de réflexion :

– Mais baste ! ajouta-t-il, je n’y voispas grand inconvénient, nous nesommes plus pour longtemps auxRosiers.

C’était vrai. En dépit des événementsde chaque jour, le travail deM. de Boursonne avançait.

Tous les matins, depuis unequinzaine, il annonçait qu’il allaittransporter plus loin son quartiergénéral. Puis, tous les soirs, retenupar l’idée du chagrin de Raymond, ilremettait le déménagement…

Seulement il n’y avait plus à leremettre sans de gravesinconvénients. Le terrain des étudess’éloignait de plus en plus, et ilfallait maintenant une heure et demiede marche pour s’y rendre.

– Donc, mon cher Delorge, disait levieil ingénieur, je ne vous accordeplus que quatre jours de répit…Profitez de votre reste…

C’est encouragé par cette certituded’un éloignement prochain, queRaymond osa se retrouver sur le

passage de Mlle Simone.

Telle était alors leur situation quecette séparation n’ajoutait guère àleurs tristesses. Raymond, d’ailleurs,ne devait pas s’éloigner beaucoup. Ilpensait s’établir aux Ponts-de-Cé, etcomptait bien chaque dimancheaccourir aux Rosiers…

Ainsi, il espérait un avenir tolérable,lorsque, la veille du départ desRosiers, M. de Boursonne aperçutdans son courrier un large pli autimbre du ministère…

– Quoi de nouveau ?… fit-il, enrompant l’enveloppe.

Mais au premier coup d’œil jeté surla lettre, il pâlit légèrement.

– Par le saint nom de Dieu…

Saisi d’une appréhension sinistre,Raymond s’était approché.

– Qu’est-ce encore ? demanda-t-il.

D’un geste rageur, le vieil ingénieuravait roulé la lettre entre ses mains.

– Il y a, répondit-il, que vous nefaites plus partie de mon service.Vous êtes nommé ingénieurordinaire dans le département desBouches-du-Rhône. On vous donne

huit jours pour vous rendre à votreposte. Vous recevrez votrecommission demain !…

Immobile de stupeur, Raymondsemblait pétrifié. Il avait accoutuméson esprit aux pires éventualités,hormis à celle-là.

– Ce n’est pas possible, bégayait-il.Jamais semblable mesure n’a étéprise. A-t-on à se plaindre de moi ?En quoi ai-je démérité ?…

Imperceptiblement M. de Boursonnehaussait les épaules.

– Je suis votre chef de service, moncher Delorge, dit-il, et je vous aitoujours montré les notes que

j’adressais à l’administration ; parconséquent…

Au premier étourdissement deRaymond, la colère succédait.

– Par conséquent, reprit-il, je suisvictime d’une mesure exceptionnelle.

– Mme de Maumussy vous avaitprévenu.

– C’est vrai. J’ai des ennemis, ilssont puissants, et à se fairel’exécuteur de leurs hautes œuvres,on gagne de l’avancement, desplaces, de l’argent, des croix… Maisnous ne sommes plus en 1852, noussommes en 1869, la presse areconquis le droit de parler, je puis

écrire aux journaux, dénoncerl’abominable combinaison dont jesuis victime…

D’un geste, M. de Boursonne l’arrêta.

– J’en suis fâché, dit-il, mais cettesatisfaction même vous est enlevée.On vous déplace brutalement, c’estvrai ; contre tous les usages, c’estindiscutable ; seulement… relisez lalettre, voyez le poste qui vous estassigné, et vous reconnaîtrez qu’onvous donne de l’avancement…

C’était parfaitement exact. Lesprécautions étaient prises.

– A ce point, continua le vieilingénieur, que je me demande si

l’administration, que vous accusez,n’est pas parfaitement innocente.Croyez-vous donc qu’on est allé direbrutalement à notre directeur :« Voilà un garçon qui nous gênebeaucoup en Maine-et-Loire, rendez-nous le service de l’envoyer audiable, dans les Bouches-du-Rhône,par exemple ! » Non ! Vosadversaires ne sont, parbleu ! pas sinaïfs. Ils auront dit, bien plusvraisemblablement : « Voici uncharmant jeune homme, auquel nousnous intéressons vivement, et nousvous serions infiniment obligés delui donner un emploi dans le Midi, oùil a des intérêts. » De telle sorte que,

si l’administration a fait un passe-droit, c’est, suppose-t-elle, à votrebénéfice, et non pas à votredétriment.

D’un formidable coup de poing,Raymond ébranla la table.

– C’est-à-dire, s’écria-t-il, que moi, lefils du général Delorge, je sembleraisavoir sollicité les faveurs del’empire !… C’est-à-dire que je seraisà jamais déshonoré !… Mais cela nesera pas. Les misérables quis’acharnent à ma perte n’ont pas toutprévu. Je puis donner madémission… Je la donnerai. Oui,c’est résolu, et désormaisirrévocable ; je ne fais plus partie de

l’administration des ponts etchaussées.

Plus attristé certainement quesurpris, M. de Boursonne considéraitRaymond qui déjà s’était assisdevant le bureau et se préparait àécrire.

– Réfléchissez, mon cher Delorge, luidit-il doucement.

– A quoi bon !…

– Votre démission envoyée, queferez-vous ? de quoi vivrez-vous ?…

– Je l’ignore.

– Prenez garde ! Un homme de cœurdoit avoir une situation à offrir à la

femme qu’il aime…

– Oh !… je trouverai toujours à mecaser !…

Déjà il avait commencé à rédiger sadémission, le vieil ingénieur l’arrêta.

– Et votre mère !… prononça-t-il.

Raymond pâlit, mais sans poser laplume :

– Pauvre femme, murmura-t-il, si ellesavait !… Mais je ne m’appartiensplus, les événements m’emportent, ilfaut que ma destinée s’accomplisse !…

Il fallait être M. de Boursonne pourinsister encore.

– Alors, vous resterez aux Rosiers ?ajouta-t-il.

– Oui.

– Que pensera-t-on, dans le pays,quand on vous verra abandonnervotre situation pour demeurer près

de Mlle de Maillefert ? Croyez-vousque sa réputation n’en souffrirapas ? A votre place, avant de riendécider, je prendrais son avis…

Mais Raymond en avait assez desangoisses où il se débattait, desindécisions perpétuelles, desénervantes alternatives de crainte etd’espoir.

– A quoi bon consulter Mlle Simone !répondit-il. Peut-elle me conseillerde briser ma carrière ? Peut-elle, enme conseillant de rester, me sacrifiertoutes ses pudeurs de jeune fille ?…Elle me demanderait de céder, cettefois encore, de l’abandonner, departir… et je ne le veux pas.

Et, d’une main ferme, il signa ladémission qu’il venait de libeller,une de ces démissions sur lesquellesil n’y a pas à revenir.

Qui eût cru, pourtant, mon cherDelorge, disait le vieil ingénieur, quej’achèverais sans vous ces études quiseront l’œuvre capitale et l’honneur

de ma vie ?…

La soirée qu’ils passèrent ensemble,et qui devait être la dernière, ne futcependant pas trop triste, chacund’eux mettant son amour-propre àfaire parade d’un stoïcisme bien loinde son cœur.

Mais le lendemain matin, à la gare, lemoment de la séparation venu, iln’était plus question de stoïcisme.

C’est les larmes aux yeux, que le vieilingénieur embrassait son « jeuneami ».

– Ah çà ! lui disait-il, j’espère bienque vous viendrez me rendre visite.Allons, adieu, et bon courage ! Et pas

de folies, morbleu ! Et si je puis vousêtre bon à quelque chose, un mot, etj’accours…

Le train était déjà hors de vue, queRaymond demeurait encore sur lequai, immobile, regardant d’un œilmorne les derniers tourbillons defumée rouler en spirales, s’éparpilleret se dissoudre.

Mais deux coups légèrement frappéssur son épaule ne tardèrent pas àl’arracher à ses sombresméditations.

C’était maître Béru qui se permettaitcette familiarité, maître Béru quiavait tenu à mettre M. de Boursonne

en wagon, et qui maintenant disait àRaymond :

– Rentrons-nous ?

– Rentrons…

Ce n’est pas sans intention quel’hôtelier du Soleil levant avait tenu àescorter Raymond. Aussi, aprèsavoir célébré les mérites deM. de Boursonne, après avoir priéDieu de lui conserver au moins un deses hôtes :

– Mais est-il vrai, interrogea-t-il, quemonsieur ne soit plus ingénieur ?

Tressaillant, Raymond s’arrêta.

– Pourquoi me demandez-vous cela ?

fit-il.

– C’est que… répondit maître Béruembarrassé, c’est que, hier, j’aientendu les piqueurs dire comme celaque monsieur a donné sadémission… On en parle dans lebourg… et je me disais, à part moi,que ce doit être une plaisanterie.

Fallait-il nier la vérité ? nier un faitqui serait reconnu exact vingt-quatreheures plus tard ? A quoi bon ?…

– Ce n’est pas une plaisanterie,répondit Raymond.

– Ah ! fit maître Béru, ah ! ah !…

Puis clignant de l’œil d’un air

finaud :

– Je comprends, dit-il.

Maître Béru donnait là à Raymond lanotion exacte de ce qu’on allaitpenser de son séjour dans le pays. Demême que l’hôtelier du Soleil levant,un millier de braves gens allaient sedire : « Je comprends. »

Et c’est un terrible public, que celuid’une petite ville quand il croitcomprendre, quand il croit avoirtrouvé pâture pour sa curiosité.

– C’est maintenant qu’il me faut

consulter Mlle Simone, pensaRaymond…

C’était sur la route de Trèves qu’ill’avait rencontrée la dernière fois,tout en haut de la côte, à un endroitoù le chemin longe le parc deMaillefert, non loin des ruines del’ancien château…

C’est là qu’il alla se poster…

Depuis deux jours le temps s’étaitremis au beau. Le ciel était clair et ilgelait. Le blanc soleil de décembrefaisait scintiller la glace dans lesornières et suspendait comme desgirandoles aux branches chargées degivre.

Le visage cinglé par la bise âpre ettoute chargée de poussière, Raymond

n’avait pas tardé à franchir le fosséde la grande route et s’était abritéderrière un gros chêne.

De cette place, son regard embrassaitun des plus beaux paysages de laLoire, un paysage dont une largeportion appartenait à

Mlle de Maillefert.

C’était à elle, ces immenses prairies,tout au fond de l’horizon, à elle cesplantureuses métairies vers laMénitrée, à elle encore ces grandsbois et toutes ces vignes suspenduesaux coteaux.

Et il songeait tristement que c’étaitcette fortune immense et si

ardemment convoitée qui faisait le

malheur de Mlle de Maillefert etélevait entre elle et lui uneinfranchissable barrière.

Ah ! que n’était-elle pauvre, commeces paysannes au visage bleui par lefroid, qui passaient, revenant dumarché de Trèves, portant leurpanier appuyé à la hanche et faisantclaquer leurs taloches sur la terredurcie !

– Alors, pensait Raymond, on ne ladisputerait pas à mon amour.

Le temps passait, néanmoins, et ilcommençait à s’inquiéter, quand,tout en bas de la côte, il aperçut deux

femmes qui s’avançaient rapidement.

Elles étaient fort loin encore…n’importe !

Il reconnut, il devina plutôt

Mlle Simone, enveloppée d’unmanteau de drap brun à collet, etmiss Lydia Dodge, la gouvernanteanglaise, toute empaquetée de châleset de pelisses, les mains plongéesjusqu’au coude dans un manchon.

– Enfin !… murmura-t-il.

Mais presque aussitôt une crainteterrible le saisit, qui jusqu’à cemoment ne s’était pas présentée àson esprit.

Si Mlle de Maillefert allait s’étonnerde son audace, repousserdédaigneusement cette protectiondont il prétendait l’entourer et luicommander de quitter les Rosiers !…

Comment prévenir ce malheur ? sedisait-il…

Et cependant Mlle Simone et missLydia avançaient, elles approchaient.Quelques pas encore, et elles allaientdépasser Raymond…

Il se décida à sauter sur la route.

– Ah ! mon Dieu !… s’écria lagouvernante épouvantée, car elle nereconnaissait pas cet homme, qui se

dressait ainsi soudainement commeune apparition.

Mlle de Maillefert le reconnut bien,elle !

Vivement elle marcha sur lui, et, sanslui laisser le temps d’articuler unesyllabe, d’une voix altérée :

– Vous avez laissé le baron deBoursonne partir seul ? dit-elle. Vousavez donné votre démission ?…

– Oui.

Jamais Mlle Simone et Raymond nes’étaient rencontrés sans que missLydia Dodge protestât, commec’était son office de gouvernante,

contre ce qui lui semblait la pluschoquante des inconvenances.

Cette fois, Mlle de Maillefert l’arrêtaau premier mot.

– Oh !… grâce, Lydia !

Et s’adressant à Raymond :

– Je croyais, dit-elle, que votreposition était votre seule fortune…

– Ce n’est que trop vrai.

Elle rougit extrêmement, et regardantRaymond d’un air singulier, commesi tout à coup quelque soupçonétrange eût tressailli en elle :

– Mais alors, fit-elle, qu’allez-vous

devenir ?…

A son tour, Raymond était devenupourpre.

Il frémissait à cette pensée que

Mlle de Maillefert pût le croirecapable lui aussi d’un honteuxcalcul.

– Si modestes que soient mesressources, répondit-il, elles peuventme suffire pour le présent, et avantqu’elles ne soient épuisées, ladestinée se lassera peut-être.L’avenir n’a rien qui doivem’inquiéter. Le jour où il le faudra,je retrouverai sans peine l’équivalentde ce que je perds.

Déjà le soupçon de la jeune filles’était évanoui, cela se voyait àl’éclat de ses beaux yeux.

– Mais moi, dit-elle, je ne sauraisaccepter un tel sacrifice…

Cette phrase, c’était la récompensede la décision de Raymond.

– Ah !… que parlez-vous desacrifice !… s’écria-t-il. Il n’y ad’ailleurs plus à revenir sur ce quiest fait…

– Et c’est pour moi !… pour moi !…

– Il n’y avait pas à hésiter. Nosennemis voulaient m’éloigner, resterétait donc mon devoir…

Cependant, miss Lydia Dodgegrelottait sous ses fourrures, et sonnez se détachait de plus en plusrouge sur sa large face blême.

– Au moins, marchons, dit-elle.

– Soit, fit Mlle Simone.

Et tout en marchant :

– Ainsi, dit-elle à Raymond, vouscomptez rester aux Rosiers !…

Il secoua la tête.

– Je n’ai pas de projet arrêté,répondit-il avec un tremblementdans la voix. Je suis venu vousconsulter. Disposez de moi. Votrevolonté sera la mienne. Si vous

l’ordonnez, je m’éloignerai sansmurmure. Mon séjour aux Rosierspeut être mal interprété…

– Il le sera, n’en doutez pas, soupiramiss Lydia.

Mlle Simone l’arrêta court.

– Hélas ! fit-elle, avec la plusdouloureuse expression, n’en est-cepas fait déjà de ma réputation dejeune fille !… La fleur de l’honneurtouchée par la calomnie est flétrie àjamais…

Et brusquement, comme si elle se fûtdéfiée de son émotion :

– Mais une détermination si grave ne

saurait être prise sans réflexion, dit-elle… Je réfléchirai… A demain,monsieur Delorge, à la même heure,ici…

Et prenant le bras de miss LydiaDodge, elle l’entraîna à travers boisdans la direction du château.

– Pourvu, mon Dieu ! qu’elle ne mechasse pas ! murmurait Raymond.

La veille encore, avant d’avoir reçul’avis de son changement, il serésignait sans trop de peine à suivreM. de Boursonne à son nouveauquartier général, près des Ponts-de-Cé…

Aujourd’hui, s’éloigner, ne fût-ce que

d’une lieue, perdre de vue lesgirouettes du château de Maillefert,révoltait tout son être, comme laperspective d’un supplice pire que lamort…

C’est dire que le lendemain, bienavant le moment fixé, il arpentaitd’un pied fiévreux la route de Trèves,inventant mille plans, les remuantdans sa tête, les adoptant et lerejetant tour à tour…

Deux heures enfin sonnèrent àl’église de Trèves…

Mlle Simone parut, accompagnée,comme la veille, de miss LydiaDodge.

En trois bonds Raymond fut prèsd’elle, et haletant d’anxiété, commes’il eût attendu un arrêt de vie ou demort :

– Eh bien ! demanda-t-il.

Doucement, Mlle de Maillefert remuala tête, et avec un triste sourire :

– Je ne suis pas plus avancée qu’hier,répondit-elle. Je ne me reconnaisplus, je ne suis plus moi. Je metrouble, je faiblis, j’hésite, je ne saispas prendre une résolution…

– Ah ! c’est que je ne dois pasm’éloigner, s’écria Raymond.

– Par instants, poursuivait la jeune

fille, de sa voix de cristal, j’aipresque peur… je frissonne sanssavoir pourquoi. Et cependant, pourle moment au moins, je n’ai rien àredouter. Ma mère a emporté unesomme très considérable, et tantqu’elle n’aura besoin de rien, je puisêtre tranquille… Elle n’est pasméchante, ma mère, Philippe nonplus n’est pas méchant… Ce n’estpas leur cœur qui est mauvais, c’estleur pauvre tête qui est folle…

Raymond s’étonnait de tantd’indulgence, ne comprenant pas quec’était pour elle-même autant que

pour lui que Mlle Simone plaidaitainsi les circonstances atténuantes.

– Hélas ! dit-il, ce n’est ni

Mme de Maillefert ni M. Philippe queje crains… C’est de M. de Maumussyque je me défie, de M. de Combelaineet de M. Verdale. Que sont-ils venusfaire ici ?…

Il hésita une seconde, rougitlégèrement et ajouta :

– C’est encore Mme de Maumussy quim’effraie… Plusieurs fois j’ai lu dansses yeux et vu monter à ses lèvrescomme l’aveu de quelque abominabletrahison… Un complot s’ourditcontre vous, et sûrement elle en est lacomplice…

Le calme de Mlle Simone ne se

démentait pas.

– Que voulez-vous qu’on tente contremoi ? fit-elle.

Et après une minute de réflexion :

– Cependant, ajouta-t-elle, siréellement vous le croyez utile…restez.

Mais miss Lydia Dodge avaitréfléchi, elle aussi, et coupant courtaux actions de grâce de Raymond :

– Peut-être commença-t-elle, est-ilun moyen de tout concilier. Un peude prudence ne gâte jamais rien.M. Delorge pourrait s’éloigner enapparence, et rester en réalité. Il

s’établirait dans quelque ferme desenvirons, sous un nom supposé, et lesoir, couvert de vêtementsd’emprunt…

Un flot de pourpre inondait le beau

visage de Mlle Simone.

– Nous cacher, interrompit-elle,ruser, mentir… jamais ! Ce n’est paspar la fourberie qu’on sort d’unesituation fausse. De ce qui est unmalheur, ne faisons pas une honte. SiRaymond doit rester, que ce soitouvertement et en avouanthautement que c’est pour moi qu’ilreste. Ma réputation en souffrira,mais moins que de cachotteries

indignes. Et c’est à Raymond, seulque je dois compte de ma réputation,car si je ne suis pas sa femme, je neme marierai jamais.

Personne jamais ne se vit si interditque le fut miss Lydia Dodge de lasoudaine véhémence de

Mlle de Maillefert.

Cette façon d’envisager la situationdéroutait absolument ce qu’elleappelait fastueusement ses idées.

C’est qu’avec sa tournure exotique,son grand corps osseux, ses lèvrespincées sur de longues dents jaunes,son teint blême, son nez rouge et sesyeux ronds, cette brave et honnête

gouvernante anglaise possédait, pourson malheur, une âme sensible et laplus romanesque des imaginations.

Septième fille d’un pauvre ministreprotestant des environs de Londres,aussi disgraciée par la fortune quepar la nature, miss Lydia n’en avaitpas moins passé sa jeunesse àattendre, – comme les princesses descontes de fées, – le héros jeune etbeau qui devait réaliser ses rêves.

Il ne s’était pas présenté, ce héros.

Mais la misère était venue.

Le ministre étant mort, sanombreuse famille avait été réduite àse disperser pour chercher sa vie, et

force avait été à miss Lydiad’accepter une place de gouvernante.

Ah ! le coup lui avait été rude, et cen’est pas sans d’horriblesdéchirements qu’elle avait descendutout au fond de son âme, comme enun sépulcre inviolable, ses riantesillusions.

Depuis, bien des années s’étaientécoulées fécondes en déceptions.Elle s’était, à la longue, résignée auxtristesses du célibat. Mais en dépitde tout, sous l’enveloppe glacée etraide de la gouvernante anglaise,battait toujours le cœur ardent de lafille du ministre.

Cette vie de poétiques amours qu’ellen’avait pu vivre en réalité, missLydia n’avait jamais cessé de lapoursuivre en songe.

Le soir venu, lorsqu’elle avaitregagné sa chambrette et tiré sesverrous, elle se dédommageait desplatitudes et des écœurements de sabesogne d’institutrice, en seprécipitant dans une existencenouvelle, la sienne, chimérique etsplendide.

Alors, avec une âpre avidité, elledévorait pêle-mêle tout ce qu’elleavait pu se procurer de romans, sepassionnant pour les hérosrespectueux et tendres, pleurant de

vraies larmes avec les héroïnesinnocentes et persécutées,s’émouvant d’amours imaginaires etd’émotions frelatées.

De ces lectures nocturnes, elle avaitretiré, croyait-elle sincèrement, uneconnaissance parfaite du monde, lascience de la vie, l’expérience despassions, et surtout cette féconditéd’expédients qui ouvre des issuesaux situations les plus désespérées…

Dans de telles conditions, etlorsqu’elle se considérait comme unevictime des exigences sociales,comment ne se serait-elle pasintéressée à l’amour de Raymond et

de Mlle Simone ?

Elle leur avait toujours présentéquantité d’observations convenables,parce que c’était son devoir degouvernante, mais au fond du cœurelle était leur complice dévouée,estimant même qu’ils étaient un peubien naïfs, et qu’à leur place ellen’eût pas été embarrassée d’imaginerquelque solution comme entrouvaient toujours ses auteursfavoris pour arranger toute chose augré de tout le monde.

Le pis, c’est que Raymond étaitabsolument de l’avis de

Mlle de Maillefert.

– On ne doit se cacher que de ce donton rougit, déclara-t-il. Dissimulernotre amour serait le déshonorer.

– Et d’ailleurs, ajouta Mlle Simone,tout ceci ne saurait se prolonger…Nous réfléchirons, nous verrons…Dieu m’inspirera… Je trouverai peut-être un moyen de fléchir ma mère, deconcilier ses volontés avec mesdevoirs…

Le jour baissait, cependant…

Pressés par la main de Lydia,

Mlle Simone et Raymond seséparèrent, mais non sans s’êtrepromis de se retrouver à la mêmeheure et au même endroit.

Et en effet, les jours suivants,quantité de gens les aperçurent,marchant à pas lents, le long de laroute de Trèves.

Dame !… cela parut drôle, selonl’expression de M. Bizet deChenehutte, et quelques personnesdéclarèrent que c’était par tropd’effronterie, que de s’afficher ainsi.

– On se cache, que diable ! disaientles austères de l’hypocrisie.

D’autres disaient, et cela surtoutdans la société qui avait été celle dela duchesse de Maillefert :

– Ce jeune M. Delorge est aussi partrop bon enfant ! C’est moi qui, à sa

place, aurais tôt fait d’enlever lajeune personne…

Tous ces propos, et bien d’autresencore, étaient fidèlement rapportésà Raymond par M. Bizet deChenehutte, lequel, bon gré mal gré,s’était constitué son agent volontaireet son avocat, et courait le pays pourrecueillir les on-dit et former, à cequ’il prétendait, l’opinion publique.

Mlle de Maillefert et Raymond sesouciaient bien de cette opinion,vraiment !…

Etourdis de ce répit soudain que leuraccordait la destinée, ils se hâtaientd’en profiter, oubliant, pour se

concentrer dans le calme de l’heureprésente, les orages du passé et lesnuages de l’avenir.

Insensiblement, ils en étaient déjà,au bout d’une semaine, à enfreindreles règles qu’ils s’étaient imposées.

Tout d’abord, ils se lassèrent de sepromener sur le grand chemin deTrèves, en butte à l’indiscrètecuriosité des passants.

Un jour que Mlle Simone avait à faireune course pressée, Raymond luiavait offert son bras, elle l’avaitaccepté et ils s’en étaient allés,suivis de miss Lydia, jusqu’à Saint-Maur, tantôt par la traverse qui suit

les coteaux, tantôt le long du sentierqui côtoie la Loire…

Mais le lendemain, le temps étaitdevenu si mauvais, que rester dehorsn’était pas possible.

Et Raymond eut l’idée d’allerdemander un abri aux ruines duvieux manoir de Maillefert.

– Autant vaudrait recevoirM. Delorge au château neuf, objectaitmiss Lydia.

Mieux eût valu même. Seulement…seulement, ce n’était pas l’avis de

Raymond ni de Mlle Simone.

Si bien que la pluie persistant, ils

s’accoutumèrent à passer leur après-midi dans les ruines. Il s’y trouvait,au rez-de-chaussée, une immensesalle voûtée, où on avait accumulétoutes sortes de débris, chapiteauxde colonnes et de pierres sculptées,et c’est là qu’ils se réfugiaient.

Une fois, Mlle Simone ayant eu lespieds mouillés, Raymond se mit enquête et réunit assez de bois sec pourallumer un grand feu clair dans lacheminée.

– Ah ! que cette bonne flambée meréjouit ! s’était écriée la jeune fille.Que n’en avons-nous toujours unesemblable !

Pour Raymond c’était un ordre.

Quand Mlle de Maillefert arriva lelendemain, il y avait un grand brasierdans l’âtre : il en fut de même lesjours suivants.

– Le malheur nous oublierait-ildonc ? se disaient-ils quelquefois.

Raymond ne recevait pas de lettresde Paris. Il n’ouvrait plus un journal.

Il entendait bien dire que les affairesallaient mal, que l’Empire hésitaitentre un ministère libéral et unnouveau coup d’Etat… Mais que luiimportait ?

Ce qui l’occupait, c’était le projet

qu’il avait formé de décider

Mlle Simone à acheter leconsentement de sa mère en luiabandonnant une portion de safortune.

Elle s’était d’abord révoltée lorsqu’illui en avait parlé.

Mais peu à peu il lui avait exposé unplan grâce auquel il se faisait fort dereconstituer le capital sacrifié enmoins de temps que ne mettraient àle dévorer la duchesse et son fils.

Et elle se laissait aller à discuter,tant, aux charmes nouveaux de cettedouce existence, se détrempait savolonté si ferme…

Ainsi, vers la fin de décembre, parune froide journée, ils s’étaient assisprès du foyer, causant à voix basse,pendant que miss Lydia lisait,lorsque tout à coup un grand bruit sefit de pierres qui s’éboulaient, et depas précipités retentirent dans lesruines.

– Qu’est cela ? s’écria Raymond ense dressant d’un bond.

Mais avant qu’il eût le temps des’élancer dehors, M. Bizet deChenehutte, pâle, effaré, sans haleineapparut.

– Ah !… c’est ce que je ne sauraissouffrir ! prononça durement

Raymond, pensant que la curiositéamenait M. Bizet.

Alors lui :

– M. Philippe !… dit-il. Prenez garde.Il est arrivé il y a une heure… Je l’aiépié… Il vient, il me suit…

Mlle Simone s’était levée.

– Mon frère !… balbutia-t-elle.

– Moi-même ! répondit une voixrailleuse. Et M. Philippe se montra,toujours le même, pâle, exténué,ricanant.

C’est le lorgnon à l’œil, qu’il toisaittour à tour les acteurs de cette scèneétrange, miss Lydia affaissée sur un

fût de colonne, Mlle Simone appuyéecontre l’immense cheminée, M. Bizetqu’agitait un frisson nerveux, etenfin Raymond, debout, la têterejetée en arrière, le défi dans lesyeux et la menace aux lèvres.

– Singulier endroit pour donner desrendez-vous, ricana-t-il, quand onpossède un des plus beaux châteauxde l’Anjou !…

Puis, s’adressant à Mlle Simone :

– Car nous donnons des rendez-vous,chère sœur, ajouta-t-il. Nous, sanspitié pour les fautes des autres, nousavons aussi nos petites faiblesses.

– Ah ! pas un mot de plus !interrompit Raymond d’un accentterrible.

Machinalement, le jeune duc recula.

– Un duel !… fit-il.

D’un geste rapide, Raymond venaitde ramasser une lourde branche dechêne.

– Non, pas un duel, dit-il d’une voixsourde. Personne jamais, moiprésent, ne manquera au respect dû à

Mlle de Maillefert.

M. Philippe comprit. Ivre de douleuret de colère, Raymond était homme,à la moindre offense, à le tuer comme

un chien.

– Vous vous méprenez, mon cherDelorge, dit-il. Ma sœur est en âge desavoir ce qu’elle fait, et j’ai tropbesoin d’indulgence pour avoir ledroit de me montrer sévère… Si jevous ai troublés, c’est que j’arrive deParis pour parler à Simone, àl’instant même, d’une affaire quiintéresse l’honneur de notre maison,et qu’on m’a dit que je la trouveraisici…

A coup sûr, quelque chosed’extraordinaire se passait… Sonattitude, son air, ses parolesconciliantes, tout le prouvait.

– Voulez-vous rentrer au château,Simone, ajouta-t-il, et m’accorder unmoment d’entretien ?…

La jeune fille, sans mot dire,s’avança…

– Mademoiselle !… suppliaRaymond.

Il la suivait, M. Philippe l’arrêta.

– Permettez !… dit-il. Vous n’êtespas encore de la famille, et nousavons du linge sale à laver…

Et il entraîna Mlle Simone, suivi demiss Lydia qui trébuchait à chaquepas.

– Voilà un événement ! répétait

M. Bizet, qui avait enfin reprishaleine…

Puis vivement :

– Il est clair, mon cher Delorge,continua-t-il, que M. Philippe avaitdes mouchards à vos trousses. Il estvenu ici tout droit, sans parler àpersonne. Malheureusement, je n’aipu le devancer assez…

Mais Raymond ne l’écoutait pas.

– Qu’est-il venu faire ici ?… Queldessein sinistre l’amène ? Quelleintrigue abominable ? Que veulent-ils encore de cette malheureuse ?…

Il perdait la tête et M. Bizet eut

toutes les peines du monde à leramener aux Rosiers…

Ce n’était pas un méchant garçonque M. Bizet. Ayant déclaré qu’ilétait incapable d’abandonner un amimalheureux, il s’était installé près deRaymond, dans sa chambre du Soleillevant, lorsque tout à coup il poussaun cri.

Il venait de voir passer M. Philippedans une voiture qui gagnait la gareau grand trot.

Arrivé par l’express de midi, ilrepartait par le train de quatreheures…

– Je vais donc savoir ce qui s’est

passé ! s’écria Raymond.

Et, sans rien vouloir entendre, ils’élança comme un fou versMaillefert…

Les portes étaient grandes ouvertes ;il entra. Mais il eut beau appeler,personne ne lui répondit. La peur legagnait : il monta…

Dans le petit salon bleu, éclairé par

une seule bougie, Mlle Simone gisaitsur un fauteuil, si pâle, sieffroyablement changée, qu’il la crutmorte.

Elle vivait, mais toute penséesemblait éteinte en elle, c’est d’unœil hagard qu’elle le regardait, et à

ses ardentes questions, elle nerépondait rien, sinon :

– Par pitié ! éloignez-vous, laissez-moi ! Demain, à demain !…

C’est la mort dans l’âme qu’il seretira. Jamais ses angoissesn’avaient eu cette épouvantableintensité.

Cependant le lendemain à midi ilétait encore sans nouvelles, et ilallait remonter à Maillefert, lorsquemaître Béru lui apporta une lettre.

Le cœur serré d’un horriblepressentiment, il rompit le cachet etlut :

« Quand vous parviendront ceslignes, j’aurai pour toujours quittéMaillefert. L’honneur même estperdu. Si vous m’aimez, au nom denotre amour, ne cherchez jamais àme revoir. Je suis la plusmalheureuse des créatures. Adieu, ômon unique ami, adieu !… »

Raymond chancelait comme sous uncoup de massue.

– Insensés, murmurait-il. Tandis quenous nous endormions, les autresveillaient, eux !…

Puis, tout à coup, avec un effrayantéclat de colère :

– Voilà donc, s’écria-t-il, ce que

complotaient Maumussy etCombelaine… Simone ! ils m’ont voléSimone !… Ah ! les misérables ! C’estDieu qui me punit d’avoir oublié quej’avais mon père à venger…

Le soir même, Raymond Delorgepartait pour Paris.

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La Dégringolade, Tome 3

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Source :

B.N.F. - Wikisource

Ont contribué à cette édition :

Gabriel Cabos

Fontes :David Rakowski's

Manfred KleinDan Sayers

Justus Erich Walbaum - Khunrath

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