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la revue socialiste 60sommaire
édito- Alain Bergounioux
Interrogations ....................................................................................................................................................................................................................................................... p. 03
le dossier - Marc Lazar
Une crise qui n’en finit pas ...................................................................................................................................................................................................................... p. 07
- Henri WeberQuel nouveau compromis social-démocrate au XXIe siècle ? ......................................................................................................................... p. 19
- Pascal DelwitAdieu au modèle organisationnel social-démocrate ................................................................................................................................................ p. 31
- Pierre-Alain MuetLa grande récession des années 2012-2014 : les socialistes européens à l’épreuve des égoïsmes nationaux ...... p. 49
- René Cuperus Comment les partis populaires ont (presque) perdu le peuple ?Pourquoi devons-nous écouter le réveil du populisme ? ...................................................................................................................................... p. 57
- Alain BergouniouxLes défis du socialisme français ....................................................................................................................................................................................................... p. 67
- Christophe SenteLe socialisme au XXIe siècle : l’impératif de la révision de la méthode et du projet ................................................................. p. 81
- Fabien EscalonaLes alternatives de gauche à la social-démocratie ....................................................................................................................................................... p. 89
- Paul MagnetteQuestions sur l’avenir du socialisme européen .............................................................................................................................................................. p. 99
- Gérard GrunbergQuestions sur l’avenir du socialisme européen ........................................................................................................................................................... p. 105
- Ernst HillebrandQuestions sur l’avenir du socialisme européen .......................................................................................................................................................... p. 113
- Marcel GauchetQuestions sur l’avenir du socialisme européen ........................................................................................................................................................... p. 125
- Geoff EleyQuestions sur l’avenir du socialisme européen ........................................................................................................................................................... p. 133
grand texte - Olof Palme
« La social-démocratie n’est pas un parti élitaire », 1972 .................................................................................................................................... p. 141
polémique - Malek BOUTIH
Génération radicale ..................................................................................................................................................................................................................................... p. 153
à propos de… Gilles Vergnon, Le « modèle » suédois, 2015
- Hélène FontanaudLe modèle suédois est-il de gauche ? ....................................................................................................................................................................................... p. 163
- Cécile BeaujouanGauches françaises et modèle suédois : un rendez-vous difficile ............................................................................................................ p. 169
- Gilles VergnonRéponses ................................................................................................................................................................................................................................................................ p. 177
actualités internationales - François Nicoullaud
Quatre questions pour faire le tour de l’accord avec l’Iran ........................................................................................................................................................... p. 183
- Jean-François Di MeglioSept ans après la nôtre, une crise chinoise dans un système encore en mal de réformes ? ...................................... p. 193
la revue socialiste 60
éditoAlain Bergounioux
Directeur de La Revue socialiste.
L’ensemble des données qui expliquent
cette situation a donné lieu à de multi-
ples analyses, depuis les années 1980, où
l’on ne cesse pas d’analyser la « crise » de
la social-démocratie. Notre dossier en fait
l’inventaire. Une première série d’articles
y revient et actualise le débat. Un ques-
tionnaire proposé, ensuite, à quelques
personnalités françaises et étrangères,
pour varier les points de vue, se tourne
vers l’avenir pour définir des perspec-
tives. Les réponses qui sont faites sont
parfois contradictoires, et, en tout cas,
sans concession. Mais elles permettent
de réfléchir… Et il y a urgence pour
ce faire, tant le défi que font peser les
extrêmes droites nationalistes - je préfère
cette notion au terme de « populisme »,
trop vague - est grave dans presque
toute l’Europe. Les résultats électoraux
récents, en Autriche et en Suisse, mon-
trent que tout ne dépend pas des
problèmes économiques.
C’est une réflexion qu’il nous faut évi-
demment mener pour nous-mêmes.
Ce n’est évidemment pas facile, dès lors
que les socialistes exercent les responsa-
bilités gouvernementales. Mais, il faut
noter que dans les périodes passées,
L a couverture de ce numéro de la Revue socialiste est illustrative, avec les deux portraits de Jeremy Corbyn et de Matteo Renzi, de la polarité qui existe actuelle-ment au sein de la gauche démocrate européenne. Un débat d’orientation, en effet,
traverse, avec plus ou moins d’intensité, tous les partis socialistes, sociaux-démocrates, travaillistes. Il concerne également les mouvements de gauche qui se veulent une alterna-tive : les évolutions de Syriza, aujourd’hui, de Podemos, sans doute demain, face auxexigences du gouvernement apportent un enseignement précieux.
Interrogations
pour les générations qui nous ont précé-
dés, aucun exercice du pouvoir n’est allé
sans débat. La première participation
d’un socialiste à un gouvernement, celle
d’Alexandre Millerand, en 1900, avait pro-
voqué l’éclatement du Parti socialiste qui
venait pourtant à peine de s’unifier !
Le Front populaire, première véritable
expérience du pouvoir par son impor-
tance, a montré que toute action
réformatrice devait se lire - et doit conti-
nuer à se lire - dans un triangle de forces,
les contraintes internationales et euro-
péennes, les attentes de l’électorat et les
exigences sociales, la réalité des rapports
de force politiques et sociaux. Cela doit
demeurer à l’esprit, aujourd’hui. Trop
souvent, nous avons tendance, à nous
en tenir à l’opposition, codifiée par Jean
Jaurès, entre « l’idéal » et le « réel ». Cela
maintient trop souvent le débat à un
niveau trop abstrait. Il faut faire l’effort de
ne pas raisonner seulement de manière
dualiste - ce qui conduit à une impasse.
De manière précise, pour comprendre la
situation des socialistes au pouvoir
aujourd’hui, il faut voir que le cadre des
actions gouvernementales a été dessiné
dans les années 1980, au début du
septennat de François Mitterrand, dans
les années 1982-1983. Le choix de ne pas
isoler la France de l’Europe, mais plus
largement, de l’économie mondiale, a
reposé sur le constat - et la conviction -
que la nécessité d’avoir une économie
compétitive est la condition pour main-
tenir le modèle social qui représente
l’œuvre historique de la gauche euro-
péenne, politique et syndicale, depuis la
fin du XIXe siècle. Cela ne résume pas
tous les défis que les socialistes doivent
affronter - loin de là, quand nous pen-
sons, par exemple, à ce que révèle la crise
des réfugiés - mais détermine ce qu’exige
toute volonté d’exercer concrètement des
responsabilités gouvernementales.
Le reconnaître, c’est éviter une « mau-
vaise conscience » de principe -
phénomène trop répandu à gauche, qui
empêche d’assumer clairement ce que
nous faisons, surtout quand nous le fai-
sons bien… Cela est même une condition
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Alain Bergounioux - Interrogations
La première participation d’unsocialiste à un gouvernement,celle d’Alexandre Millerand, en 1900, avait provoquél’éclatement du Parti socialistequi venait pourtant à peine de s’unifier !
la revue socialiste 60édito
pour affronter les questions d’avenir,
en refondant nos mouvements dont la
nécessité a été accélérée par les consé-
quences de la crise de 2008. Les analyses
de ce numéro peuvent être une aide, pour
ce faire. Au fond, le mouvement socialiste
a été en « crise » dès sa naissance… Il a,
toujours, trouvé en lui les forces pour se
renouveler. C’est, aujourd’hui, également,
notre tâche.
Au fond, le mouvement socialistea été en « crise » dès sa
naissance… Il a, toujours,trouvé en lui les forces pour serenouveler. C’est, aujourd’hui,
également, notre tâche.
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1. Un seul exemple récent : A Lavelle, The Death of Social Democracy. Political Consequences in the 21st Century, Aldershot,Ashagate, 2008.
Ce diagnostic n’est en rien original. Du-
rant les années Trente du XXe siècle, la
social-démocratie traversait une phase
complexe. Elle était défiée, dans certains
pays, par les partis communistes, elle
sombrait sous les coups du fascisme, en
Italie, du nazisme, en Allemagne, puis,
en Autriche, elle perdait avec le reste des
républicains la guerre civile, en Espagne,
cependant que ses expériences gouver-
nementales, en France, avec le Front
populaire se soldaient par des résultats
mitigés et, en Grande-Bretagne, par un
échec. Seule la Suède commençait une
expérimentation de politiques sociales
qui allait avoir un impact durable dans
ce pays et auprès d’autres partis sociaux-
démocrates. La social-démocratie était
alors confrontée à deux défis principaux,
celui de la crise du capitalisme et celui de
la montée en puissance des mouve-
ments et régimes autoritaires et totali-
taires. Deux défis qui suscitaient de vifs
Une crise qui n’en finit pas
la revue socialiste 60
le dossierMarc Lazar
Directeur du Centre d’Histoire de Sciences-Po (Paris) et Président de la School of Government de la Luiss (Rome).
C ’est un lieu commun décliné actuellement sur tous les tons, dans des ouvragesscientifiques, par les médias et des responsables politiques qui lui sont hostiles : la social-démocratie est non seulement en crise, mais elle serait agonisante, voire
même déjà morte1.
Dans les années 1960, alorsqu’elle connaissait dansl’ensemble une phase
d’expansion, la social-démocratiefut secouée par une vague de
contestations, en particulier dansla jeunesse, qui se répercuta dans
ses propres rangs ou qui setraduisit par l’émergence de
divers mouvements de « nouvellegauche » et d’extrême gauche.
8
Marc Lazar - Une crise qui n’en finit pas
2. The Palgrave Handbook of Social Democracy in European Union, edited by J.-M. de Waele, F. Escalona, M. Vieira,Basingstoke-New York, Palgrave-Macmillan, 2013.
3. D. Sassoon, One Hundred Years of Socialism. The West European Left in the Twentieth Century, London, I.B. Tauris, 1996.
débats autour, par exemple, des proposi-
tions planistes et, dans une moindre me-
sure, des thèses austro-marxistes d’Otto
Bauer. Dans les années1960, alors qu’elle
connaissait dans l’ensemble une phase
d’expansion, la social-démocratie fut se-
couée par une vague de contestations, en
particulier dans la jeunesse, qui se réper-
cuta dans ses propres rangs ou qui se
traduisit par l’émergence de divers mou-
vements de « nouvelle gauche » et d’ex-
trême gauche. Enfin, depuis le milieu des
années 1970 et le début des années 1980,
et plus encore dans la décennie suivante,
la social-démocratie connaît une crise
profonde et durable qui se poursuit, voire
s’amplifie, de nos jours. Elle provoque
une pléthore d’essais journalistiques,
d’ouvrages de politistes, de sociologues
ou d’historiens, de colloques et de jour-
nées d’études qui s’interrogent sur l’état
de la social-démocratie et, plus large-
ment, qui abordent une question cruciale
bien résumée par le titre provocateur
donné à un article mémorable du philo-
sophe Steven Lukes paru dans le Times
Literary Supplement du 27 mars 1992 :
« What’s le of the le ? ».
L’ÉTAT DE LA SOCIAL-DÉMOCRATIEOUEST-EUROPÉENNE
On se contentera de s’intéresser à la
situation de la social-démocratie, en
Europe de l’Ouest, celle de l’Europe de
l’Est étant très spécifique comme l’ont
montré Jean-Michel de Waele, Fabien
Escalona et Mathieu Vieira2. Une observa-
tion préliminaire s’impose. Tout au long
de son histoire, la social-démocratie, ce
vieux courant politique affichant des
traits communs et de grandes diffé-
rences, a été caractérisée par sa capacité
d’adaptation face aux transformations de
la politique, de l’économie, des sociétés et
des cultures des pays dans lesquels elle
était implantée3. Ce fut sa grande force
par rapport aux communistes ouest-
européens, dont les plus puissants partis,
l’italien, le français, l’espagnol, le portu-
La social-démocratie sait, parexpérience, qu’elle alterne des
phases d’expansion et de retrait.Tout le problème, de nos jours, estde savoir si sa plasticité fonctionneencore. Ou mieux, si elle a toujours
des possibilités de se déployer.
la revue socialiste 60le dossier
gais, le grec, le finlandais, s’effondrèrent,
du fait qu’ils furent d’abord incapables
de répondre aux profondes mutations
des années 80 et, ensuite, touchés par
la chute des régimes communistes. La
social-démocratie sait, par expérience,
qu’elle alterne des phases d’expansion et
de retrait. Tout le problème, de nos jours,
est de savoir si sa plasticité fonctionne
encore. Ou mieux, si elle a toujours des
possibilités de se déployer.
Il est certain que, présentement, la social-
démocratie, soit l’ensemble des partis
socialistes et sociaux-démocrates, pour
reprendre une distinction classique entre
les partis de l’Europe du Sud - en y inté-
grant la France - et ceux de l’Europe du
Nord, regroupés dans le Parti socialiste
européen - incluant donc aussi le Parti
démocrate italien -, connaît un repli.
Ses résultats électoraux sont en baisse.
Dans une récente et excellente étude
portant sur la période allant de 1945
à 2014, Pierre Martin a démontré que, dans
quinze pays d’Europe occidentale où
des élections régulières ont eu lieu,
l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le
Danemark, la Finlande, la France, la
Grande-Bretagne, l’Irlande, l’Islande,
l’Italie, le Luxembourg, la Norvège, les
Pays-Bas, la Suède et la Suisse, les partis
sociaux-démocrates obtiennent une
moyenne de 23,8 % des suffrages, entre
2011 et 2014 - le calcul repose sur des
séquences de cinq ans -, soit leur plus
faible pourcentage, depuis les années
1945-1950 - les pourcentages les plus éle-
vés, plus de 30 %, ayant été atteints entre
1951 et 1970, cependant qu’entre 1981 et
1985, la moyenne était de 29,9. Les princi-
paux partis sociaux-démocrates reculent
de manière sensible dans la première dé-
cennie du XXIe siècle (2001-2010), par rap-
port à la décennie 1961-1970 : - 7,5 points
en Allemagne, - 11,2 en Autriche, - 7,1 en
Belgique, - 11,3 au Danemark, - 10,1 en
Grande-Bretagne, - 11 au Luxembourg, -
14,6 en Norvège, - 12,3 en Suède, soit une
moyenne de - 10,6 points dans ces huit
pays. Ce même chercheur remarque, d’ail-
leurs, que les partis de gouvernement de
droite sont aussi victimes d’une érosion
électorale : ainsi, les partis de gauche sont
associés à « l’establishment » ou à « la
caste », vilipendés quotidiennement par
les populistes4. Le cas le plus extrême est
4. P. Martin, « Le déclin des partis de gouvernement », Commentaire, n° 143, automne 2013, p. 542-554 et « Le déclin élec-toral des partis de gouvernement et le rapport des citoyens à la politique », Les débats de l’ITS, La crise de la démocratie,Paris, Bruno Leprince, 2015, pp. 3-25.
représenté par le PASOK : alors qu’il avait
obtenu 43,9 % des suffrages, en 2009, il
tombe à 4,6 %, en janvier 2015, remon-
tant un peu en septembre de la même
année (6,3 %). Par ailleurs, les partis so-
ciaux-démocrates connaissent un déclin
général, et parfois spectaculaire, du nom-
bre de leurs adhérents. Un exemple
édifiant est celui du plus important et
influent d’entre eux, le SPD, qui, entre
1976 et 2013, a vu fondre ses effectifs de
plus de 46 %, puisqu’ils sont passés de
1 022 091 à 473 662. En outre, les mem-
bres de ces partis sont généralement
âgés, retraités, et quand ils sont actifs, tra-
vaillent avant tout dans le secteur public,
au sens large du mot. Enfin, partout s’en-
registre un affadissement du rayonne-
ment culturel et intellectuel des partis
sociaux-démocrates qui sont fréquem-
ment sur la défensive sur le terrain des
idées, alors même que dans toute
l’Europe fleurissent à gauche une série
de think tanks stimulants et innovants.
CAUSES ET ASPECTS DE LA CRISE SOCIALE-DÉMOCRATEEn fait, c’est tout l’environnement de la
social-démocratie qui a été modifié de
façon substantielle. La transformation
fondamentale du capitalisme, la globali-
sation, l’affaissement du monde ouvrier
classique lié au modèle fordiste, le pro-
cessus d’individualisation, les évolutions
de l’organisation du travail, le creuse-
ment des inégalités de toute nature -
sociales, de genre, générationnelles, ter-
ritoriales, entre nationaux et immigrés
étrangers -, l’offensive néo-libérale, les
orientations données à la construction
européenne, le contexte international, la
désaffection à l’égard des institutions et
des partis, le rejet de la classe dirigeante,
la montée des populismes ou encore l’es-
sor prodigieux des nouvelles techno -
logies sont autant de facteurs qui
participent d’un basculement quasi an-
thropologique déstabilisant la social-dé-
mocratie, et d’ailleurs, pas seulement elle.
De ce fait, la crise de la social-démocratie,
amorcée il y a trente ou quarante ans,
10
Marc Lazar - Une crise qui n’en finit pas
Partout s’enregistre unaffadissement du rayonnementculturel et intellectuel des partissociaux-démocrates qui sontfréquemment sur la défensivesur le terrain des idées, alors même que dans toutel’Europe fleurissent à gaucheune série de think tanksstimulants et innovants.
la revue socialiste 60le dossier
5. P. Le Galès, N. Vezinat (dir.), L’Etat recomposé, Paris, PUF, 2014.
selon des chronologies variables d’un
pays à l’autre, présente de multiples
facettes qui se déclinent différemment
selon les partis et dont nombre d’entre-
elles s’avèrent inédites, par rapport aux
crises précédentes. Crise de l’Etat-provi-
dence fondé, jusqu’alors, sur des bases
nationales et qui constituait, depuis
l’après-Deuxième Guerre mondiale, la
ressource politique fondamentale de la
social-démocratie : or, comment conti-
nuer une politique sociale dont les coûts
sont devenus prohibitifs, dans un
contexte de ralentissement de la crois-
sance, de stagnation ou de dépression
obligeant à réduire la dépense publique ?
Crise de l’action publique : comment éla-
borer les décisions, décider, agir, avec
quels instruments et quels acteurs, alors
que l’Etat est en perpétuelle recomposi-
tion ?5 Crise de la stratégie politique :
s’unir avec les formations plus à gauche
empêche de s’adresser aux électeurs mo-
dérés, notamment sur le sujet hyper-sen-
sible de la fiscalité, mais faire alliance
avec les partis centristes déçoit une partie
des clientèles traditionnelles de gauche :
comment résoudre ce dilemme ? Crise
du projet et de l’identité : que signifie,
exactement, le socialisme, aujourd’hui,
ou tout simplement la gauche dans le
cadre de l’Europe où les contraintes, no-
tamment, en matière économique, sem-
blent l’emporter sur les opportunités
qu’elle offre, tandis que s’expriment de
nouvelles exigences de protection sociale,
d’ordre public, par rapport à la délin-
quance et à la criminalité, culturelle, du fait
des migrations, ou encore environnemen-
tales, et que se formulent sans cesse des
nouvelles demandes d’extension des
droits civiques ? Crise sociologique, car,
là encore, avec des variations d’un pays
à l’autre, les partis sociaux-démocrates,
désireux de s’adresser à des nouveaux
électeurs, ont perdu le soutien des catégo-
ries populaires et, notamment, d’un
Crise sociologique, car, là encore, avec des variationsd’un pays à l’autre, les partissociaux-démocrates, désireux de s’adresser à des nouveauxélecteurs, ont perdu le soutiendes catégories populaires et,
notamment, d’un monde ouvrier,qui n’a pas disparu, mais a
profondément changé.
monde ouvrier, qui n’a pas disparu, mais
a profondément changé : quelle offre po-
litique formuler pour pouvoir s’adresser
aux uns et aux autres, alors que leurs in-
térêts et leurs attentes sont parfois totale-
ment opposés ?6 Crise organisationnelle :
quelles structures faut-il forger, alors que
les partis paraissent obsolètes, rejetés
et délégitimés - une grande nouveauté,
par rapport aux années 60 où nombre
d’Européens s’éloignaient des partis mais
continuaient de voter pour eux et ne
contestaient guère leur légitimité - car
devenus souvent des machines bureau-
cratiques repliées sur elles-mêmes, insé-
rées dans l’appareil d’Etat, faisant partie
du « système », composées de personnes
désireuses avant tout d’y faire carrière ?
Crise, enfin, du leadership : quel leader
pour la gauche, à l’heure où la politique
moderne a pris, entre autre, la forme
d’une démocratie du public, où, précisé-
ment, le rôle de la personne devient pré-
pondérant, et même décisif, et où, dans
l’opinion, on enregistre un mouvement
contradictoire, d’un côté, d’horizontalité
et, de l’autre, de quête d’autorité - qui ne
signifie pas d’autoritarisme ?
Les partis sociaux-démocrates ne sont
pas restés inactifs face à tous ces défis.
Ce que l’on a appelé la Troisième voie,
une expression qui recouvre un ensem-
ble différencié de pratiques politiques, de
déclarations de responsables, Tony Blair
et Gerhard Schröder, en premier lieu,
et de réflexions théoriques dont les plus
célèbres furent celles d’Anthony Giddens,
a représenté un moment important pour
la gauche réformiste, y compris dans une
perspective historique. Il s’agissait de
prendre en compte les métamorphoses
du capitalisme - notamment, sa dimen-
12
Marc Lazar - Une crise qui n’en finit pas
6. Line Rennwald, Partis socialistes et classe ouvrière. Ruptures et continuités du lien électoral en Suisse, en Autriche, en Allemagne, en Grande-Bretagne et en France (1970-2008), Neufchâtel, Editions Alphil-Presses universitaires suisses, 2015.
Ce que l’on a appelé laTroisième voie, une expressionqui recouvre un ensembledifférencié de pratiquespolitiques, de déclarations de responsables, Tony Blair et Gerhard Schröder, en premierlieu, et de réflexions théoriquesdont les plus célèbres furentcelles d’Anthony Giddens, a représenté un momentimportant pour la gaucheréformiste, y compris dans une perspective historique.
la revue socialiste 60le dossier
sion de société de la connaissance - et
de la société, en tentant d’en saisir les po-
tentialités qu’elles engendraient, plutôt
que d’insister sur leurs effets délétères et
périlleux. Il fallait satisfaire les attentes
antagoniques des électeurs tiraillés entre
un processus accéléré d’individualisation
et des aspirations maintenues à la justice
sociale, ou encore oscillant entre les sen-
timents de peur face à l’insécurité dans
leur vie quotidienne et de crispation de-
vant l’afflux d’immigrés et, pour d’autres,
des comportements libertaires et tolé-
rants sur des questions épineuses de
société comme, par exemple, la recon-
naissance juridique de couples du même
sexe ou les sujets de bioéthique, etc. Avec
des variantes selon les pays, la gauche
en est venue à assimiler une part du libé-
ralisme, à reconnaître pleinement l’éco-
nomie de marché, au point, parfois, d’en
célébrer les vertus, et, en tout cas, à
renoncer définitivement à se présenter
comme une alternative au capitalisme, à
faire l’éloge de la mondialisation et de la
construction européenne, à privatiser lar-
gement, à attirer les investissements
étrangers, à diminuer les impôts, à mo-
derniser l’appareil d’Etat, à assouplir le
marché du travail, à en appeler à l’esprit
de responsabilité individuelle ou, selon
les pays, à des formes de communauta-
risme, à substituer à l’égalité des condi-
tions à l’égalité des chances, à fustiger les
politiques classiques d’assistance sociale
ou de santé, à affirmer la nécessité
du respect de l’ordre et de l’autorité, et
à réprimer sévèrement la délinquance.
Dans le même temps, toujours guidés
par leurs idéaux d’égalité et de justice
sociale, les adeptes de la Troisième voie
rappelaient la nécessité de réguler le
marché, négociaient avec les partenaires
sociaux, même si un net découplage
idéologique et sociologique entre les par-
tis sociaux-démocrates et les syndicats
se réalisait, investissaient dans l’éduca-
tion, la recherche et le développement,
cherchaient à assurer de la redistribution
sociale, s’efforçaient de réduire les inéga-
lités, intégraient les préoccupations de
l’environnement, promouvaient, dans
certains pays, des réformes de libéralisa-
tion des mœurs, instauraient la parité
entre hommes et femmes et s’éver-
tuaient, le plus souvent en vain, de
s’adresser aux précaires et aux exclus.
Par ailleurs, les partis ont essayé de trou-
ver des moyens de jeter des ponts avec
la société, par exemple, en facilitant l’ins-
cription des nouveaux adhérents et, en
Italie, en France, au Portugal et en Grèce,
en organisant des primaires ouvertes
pour désigner leurs candidats à certaines
élections.
UNE NOUVELLE CONJONCTURELa crise financière et économique ou-
verte en 2008, qui marque une nouvelle
métamorphose du capitalisme, a totale-
ment rebattu les cartes7. Les politiques
publiques des sociaux-démocrates et
leur conceptualisation plus ou moins
aboutie et élaborée de la Troisième voie,
dont il faudra dresser un jour un bilan
approfondi, ont obtenu des résultats et
constituent, désormais, des acquis de
la gauche réformiste. Elles ont aussi
montré leurs limites8. Les clientèles tradi-
tionnelles de gauche ont été débousso-
lées par les proclamations et les
décisions, quand ils étaient au pouvoir,
des dirigeants de leurs partis. L’électorat
ouvrier, par exemple, ne comprend pas
que les politiques libérales-libertaires
culturelles qui visent à satisfaire les
classes moyennes et instruites éclipsent
les thèmes économiques. Les politiques
d’austérité ont, dans certains pays, pro-
voqué la hausse du chômage, instauré
de la précarité, creusé davantage les
inégalités et fragilisé les plus faibles. Les
espérances de régulation du capitalisme
n’ont guère abouti. La gauche n’a pas
réussi à inverser l’orientation écono-
mique dominante de l’Union euro-
péenne. L’Europe, que nombre de partis
sociaux-démocrates ont érigé en réfé-
rence identitaire, par substitution au
socialisme dont ils étaient incapables
de proposer désormais une définition,
suscite l’indifférence des citoyens ou
même son rejet, sans pourtant que cela
débouche sur une remise en cause
de l’euro pour ceux qui en bénéficient.
14
Marc Lazar - Une crise qui n’en finit pas
7. D. Cohen, A. Bergounioux (sous la direction de), Le socialisme à l’épreuve du capitalisme, Paris, Fayard, 2012.8. Voir, par exemple, O. Cramme, P. Diamond (eds.), After the Third Way. The future of Social Democracy in Europe, Londres,L. B. Tauris, 2012.
Les clientèles traditionnelles de gauche ont été déboussoléespar les proclamations et lesdécisions, quand ils étaient au pouvoir, des dirigeants deleurs partis. L’électorat ouvrier,par exemple, ne comprendpas que les politiques libérales-libertaires culturelles qui visent à satisfaire les classesmoyennes et instruites éclipsentles thèmes économiques.
la revue socialiste 60le dossier
La crise de la représentation politique, au
niveau national, s’est considérablement
aggravée avec, d’un côté, le rejet de la
politique et des responsables politiques,
mais, de l’autre, une requête accrue de par-
ticipation démocratique. Les phénomènes
migratoires, la crise des modèles d’intégra-
tion des immigrés, la poussée de l’isla-
misme radical ont provoqué un choc
culturel à la fois créé et exploité par les po-
pulistes d’extrême droite, en plein essor, et
une partie de la droite, plongeant la gauche
dans l’embarras. La révolution numérique
a modifié les façons de faire de la politique.
La social-démocratie, qui avait connu un
processus de convergence, se divise entre
différentes sensibilités. La première affiche
plus ou moins nettement son social-libéra-
lisme. Dans la lignée de la Troisième voie,
elle continue d’accorder la priorité à l’assai-
nissement des comptes publiques et aux
incitations à la croissance, par une poli-
tique de l’offre, tout en réalisant des ré-
formes sociales et de société. Elle n’hésite
pas à envisager de sortir de la tradition so-
cial-démocrate pour aller chasser vers
d’autres terres. Matteo Renzi incarne cette
tendance qui se situe délibérément au cen-
tre gauche. S’y opposent ceux qui enten-
dent rester fidèles à la social-démocratie et
qui, tout en reconnaissant la nécessité de
réduire la dette et le déficit publics, plaident
pour une politique de la demande, avec
une forte redistribution sociale. Enfin, la
troisième tendance critique tout principe
d’austérité, fustige l’Europe et en appelle à
une alternative globale. Cette dernière est
présente dans les partis sociaux-démo-
crates. Mais aussi à l’extérieur.
En effet, la social-démocratie est confrontée
à la montée en puissance d’une large mou-
vance de la gauche de la gauche qui la cri-
tique et adopte souvent des postures
populistes. Cette gauche focalise l’attention.
En vérité, elle constitue une vaste galaxie
hétérogène dans laquelle se repèrent au
moins deux grandes sensibilités, parfois
clairement distinctes, ou bien rassemblées
dans un même parti ou encore étroitement
entremêlées. L’une traditionnelle, présente
donc également dans les partis sociaux-
démocrates, mobilise les références clas-
siques de la gauche : elle prône une
La social-démocratie est confrontée à la montée en puissance d’une large
mouvance de la gauche de lagauche qui la critique et adoptesouvent des postures populistes.Cette gauche focalise l’attention.
politique étatique, la reprise d’une large re-
distribution sociale, la taxation des plus for-
tunés, mâtinée, le plus souvent, d’écologie
et de la critique morale des méfaits du
capitalisme qui témoigne d’une sorte
de renouveau d’un christianisme social
contemporain. Cette gauche-là, qui revêt
d’infinies nuances, d’un pays à l’autre, dues
à la diversité des cultures et des histoires
politiques nationales, est bien incarnée par
Jeremy Corbyn. Elle forme une minorité
dans la plupart des partis socialistes,
sociaux–démocrates et au PD italien. Elle
existe de manière autonome avec Die
Linke, en Allemagne, le Front de gauche, en
France ou Unité populaire, en Grèce - une
scission de Syriza. L’autre composante est
plus « mouvementiste », à l’instar de Pode-
mos, grand promoteur de la démocratie
participative et qui refusait, au départ, de se
positionner dans l’antagonisme gauche
contre droite, préférant parler de l’opposi-
tion entre le peuple et « la caste », avant de
modérer ses positions à l’approche du
scrutin législatif. Ces deux courants étaient
plus ou moins présents dans Syriza, avant
de se dissocier cet été. Ils coexistent en Italie,
par exemple, dans Sinistra Ecologia Libertà,
Possibile, un mouvement fondé par un an-
cien dirigeant du PD Beppe Civati, Coesione
sociale initié par le syndicaliste, Maurizio
Landini, et d’autres regroupements qui se
forment, depuis quelque temps, à côté du
PD. Jeremy Corbin veut également être à
l’écoute des aspirations d’une partie de la
société, via internet.
Quoi qu’il en soit, cette mouvance de
gauche semble avoir le vent en poupe.
Plusieurs facteurs y contribuent, qu’elle
instrumentalise aisément : l’austérité,
avec les souffrances et les inégalités de
toute nature qu’elle engendre, les peurs
suscitées par la globalisation, le malaise
démocratique de nombre de pays, le rejet
des élites dirigeantes, la faillite actuelle de
l’Union européenne, l’aspiration à un
monde meilleur, la recherche du nouveau
en politique, etc. Toutefois, les faiblesses
de cette gauche de la gauche sont légion.
Son poids électoral reste globalement fort
limité, même si, dans certains pays,
comme en France, il suffit à pénaliser
la gauche réformiste. Cette gauche de la
gauche séduit sans conteste certaines frac-
tions de la population, tels les salariés du
16
Marc Lazar - Une crise qui n’en finit pas
Les faiblesses de cette gauche dela gauche sont légion. Son poidsélectoral reste globalement fortlimité, même si, dans certainspays, comme en France, il suffità pénaliser la gauche réformiste.
la revue socialiste 60le dossier
secteur public, les syndicalistes, les per-
sonnes dotées d’un haut niveau d’instruc-
tion voire les jeunes en situation de
précarité, comme ce fut le cas lors des pri-
maires du Labour ou lors de la victoire de
Syriza, en janvier dernier ; en revanche, hor-
mis de rares exceptions, elle n’attire guère
les couches populaires et elle échoue sou-
vent à canaliser leur protestation qui se di-
rige plutôt vers d’autres populismes,
d’extrême droite généralement ou se
situant ailleurs, à l’instar du Mouvement
5 étoiles, et qui défient considérablement
les partis de gouvernement, dont ceux de
gauche. En France, c’est le Front national
qui est le premier parti ouvrier dans les
urnes et il représente, par excellence, la
force antisystème. D’un point de vue straté-
gique, la gauche de la gauche hésite entre
un splendide isolement, au risque de deve-
nir vite impuissante, et des alliances, afin
de l’emporter, voire de gouverner, qui pro-
voquent immédiatement des divisions
dans ses rangs. La gauche de la gauche ne
cesse de dénoncer les impasses de la poli-
tique de la zone euro et d’en appeler à une
autre politique, mais sa crédibilité pour
résoudre les problèmes économiques est
quasi nulle, y compris chez les personnes
qui lui manifestent de la sympathie
comme en attestent nombre de sondages.
Enfin et surtout, elle a enregistré une défaite
cinglante en Grèce où Alexis Tsipras s’est
fracassé sur le mur du réel et a dû accepter,
en juillet dernier, un accord avec l’Union
européenne, en totale contradiction avec
son programme initial. Cet échec a ouvert
un débat, dont les effets sont dévastateurs
pour elle et qui tourne autour d’une ques-
tion cruciale : faut-il ou non rester dans la
zone euro ? Pour certains, en sortir serait
suicidaire, et il s’agit donc de lutter avec
d’autres forces pour changer l’orientation
de la zone euro. Telle est la position du Parti
communiste français qui s’appuie sur un
rapport très complet de quelques-uns
de ses économistes. Pour d’autres, au
contraire, renoncer à la monnaie unique
est désormais envisageable, voire indis-
pensable, comme l’a proclamé, par exem-
ple, Stefano Fassina, un ancien responsable
du Parti démocrate et ex-ministre du gou-
vernement d’Enrico Letta qui, le premier, en
a appelé à créer des fronts nationaux
de libération, une idée reprise en France
par l’économiste, Jacques Sapir. Aussi,
la gauche radicale se déchire-t-elle entre
ceux qui continuent de soutenir Tsipras et
ceux qui se rassemblent derrière ses op-
posants, en premier lieu Varoufakis, à
l’instar du Parti de gauche de Jean-Luc
Mélenchon. En dépit de cette double frac-
ture, à propos des alliances et de l’euro,
qui la mine profondément, la gauche
radicale insiste continûment sur la néces-
sité de retrouver les valeurs de la gauche
et d’y rester fidèles. Or, cet argumentaire
rencontre un large écho bien au-delà
de ses rangs, jusque chez les gens se
reconnaissant dans la gauche modérée.
Il révèle un dilemme classique et profond
de l’histoire de la gauche européenne
qui a été bien mis en lumière et analysé
pour la France par Alain Bergounioux et
Gérard Grunberg, celui de son rapport
tourmenté au pouvoir9. Y participer,
exercer des responsabilités, gouverner et
donc choisir, est considéré comme risqué,
voire sale et pervers. Mieux vaut alors
rester dans la pureté de l’opposition.
Le surgissement de cette gauche de la
gauche soulève des questions de fond
que la gauche réformiste doit plus que
jamais affronter et résoudre concernant,
par exemple, le modèle de croissance
avec l’impérieuse nécessité de participer
à un développement durable, la cohésion
des sociétés, l’Europe, la démocratie, la
forme partisane, son électorat. La diffi-
culté, assez originale par rapport à
l’Histoire, vient de ce que certaines de ces
questions, et non des moindres, l’Europe,
la politique économique, la cohésion des
sociétés, en particulier dans leurs dimen-
sions culturelles et identitaires, brouillent
les fondements du clivage gauche-droite
qui ne constitue plus tout à fait la summa
divisio exclusive. D’autres clivages s’impo-
sent, notamment celui, vertical, entre le
peuple et les élites, et celui qui oppose les
partisans d’une société ouverte à ceux et
celles qui sont tentés par un grand repli
sur le local, le régional ou le national.
Ce qui laisse entrevoir de grandes recom-
positions politiques dont certaines, au
demeurant, sont déjà en cours. C’est dire
qu’il est temps pour les réformistes de
s’engager dans une réflexion approfondie -
et européenne -, au lieu de se contenter
d’une gestion à la petite semaine et de se
reposer sur les éventuelles prouesses com-
municatives de leurs leaders.
18
Marc Lazar - Une crise qui n’en finit pas
9. A. Bergounioux, G. Grunberg, L’Ambition et le remords. Les socialistes français et le pouvoir 1905-2005, Paris, Fayard,2005.
D’autres clivages s’imposent,notamment celui, vertical, entre le peuple et les élites, et celui quioppose les partisans d’une sociétéouverte à ceux et celles qui sonttentés par un grand repli sur le local, le régional ou le national.
la revue socialiste 60le dossier
Les contenus concrets de ces pactes so-
ciaux dépendent des rapports de force et
des conditions objectives. C’est pourquoi, il
n’y a pas un seul, mais plusieurs types de
compromis sociaux-démocrates possibles.
Pour ne nous en tenir qu’à la deuxième
moitié du XXe siècle, on peut en distinguer
trois : les compromis sociaux-démocrates
offensifs d’après-guerre (1945-1975) ; les
compromis défensifs de crise (1980-2000) ;
les compromis d’adaptation progressiste à
la globalisation (depuis 2000).
LES COMPROMIS OFFENSIFSD’APRÈS-GUERRE
Les premiers coïncident avec les Trente
Glorieuses et sont particulièrement favo-
rables aux travailleurs. Ceux-ci bénéfi-
cient d’un rapport de forces économique,
social, politique, idéologique, globale-
ment favorable, au lendemain de la vic-
toire des Alliés sur le nazisme, et tout au
long de la Guerre froide. Dans nos écono-
mies de reconstruction et de rattrapage,
le taux de croissance sur la longue durée
est de 5 % par an. Comme disait le re-
gretté André Bergeron : « Il y a du grain à
moudre ». Les économies nationales sont
protégées par les droits de douane et les
contingentements. Les entreprises pro-
duisent principalement pour le marché
national, sur le territoire national. Le plein
emploi confère aux syndicats un fort
pouvoir de négociation. La menace com-
D epuis le temps, déjà lointain, où elle a cessé d’être révolutionnaire pour devenirrésolument réformiste, la social-démocratie européenne marche au compromis. « Entre le capital et le travail, le marché et l’Etat, la liberté (d’entreprendre) et
la solidarité », selon la lumineuse formule de Jacques Delors, elle recherche l’arbitrage leplus avantageux pour les salariés, qu’elle a vocation à défendre et l’ambition de représenter.
Quel nouveau compromis social-démocrateau XXIe siècle ?
Henri Weber Directeur des études auprès du Premier secrétaire, en charge des questions européennes.
muniste, extérieure avec l’impérialisme
soviétique, intérieure avec un parti stali-
nien de masse qui exerce son hégémonie
sur la gauche politique, syndicale, asso-
ciative et intellectuelle, incite les classes
possédantes et dirigeantes à ne pas lési-
ner sur les moyens pour acheter la paix
sociale et attacher les ouvriers à la démo-
cratie. La classe ouvrière industrielle est
en pleine ascension. Elle atteindra son
apogée au début des années 1970.
Concentrée dans des établissements
géants et des régions-usines, elle est
systématiquement organisée par les par-
tis et les syndicats sociaux-démocrates
(communistes, en France et en Italie).
Ces partis sont des partis de masse - en-
core, en 1975, le SPD allemand regroupe
1 million d’adhérents - et de classe1.
Au plan idéologique, qu’on néglige à tort
trop souvent, le libéralisme économique,
dominant entre les deux guerres, est
discrédité par la Grande dépression de
1929-1933. Le keynésianisme, sous ses
variantes de gauche et de droite, tient
le haut du pavé. Il légitime et encourage
l’intervention de l’Etat dans la vie écono-
mique et sociale, et recommande « l’eu-
thanasie des rentiers ». En France, la
puissance publique contrôle les prix et
les changes. Elle met en œuvre un protec-
tionnisme offensif, favorisant la montée
en puissance de « champions nationaux ».
Elle recourt régulièrement à la dévalua-
tion du franc pour rétablir la compétiti-
vité de l’économie, compromise par
l’inflation. Les termes du compromis so-
cial-démocrate offensif d’après-guerre
sont faciles à énoncer, et pas très compli-
qués à mettre en œuvre : le mouvement
ouvrier social-démocrate reconnaît la
légitimité du profit et du pouvoir patronal
dans l’entreprise, sa liberté d’entrepren-
dre et de gérer, dans le respect du droit,
de la loi et des contrats. Il exige - et il
20
Henri Weber - Quel nouveau compromis social-démocrate au XXIe siècle ?
La classe ouvrière industrielleest en pleine ascension. Elleatteindra son apogée au débutdes années 1970. Concentréedans des établissements géants et des régions-usines, elle est systématiquement organiséepar les partis et les syndicatssociaux-démocrates(communistes, en France et en Italie).
1. Voir ci-dessous l’article de Pascal Delwit.
la revue socialiste 60le dossier
obtient ! - en échange que le patronat et
l’Etat assurent le plein-emploi, l’augmen-
tation régulière du pouvoir d’achat, la
protection croissante des travailleurs
contre tous les risques sociaux (chô-
mage, vieillesse, maladie, déqualifica-
tion…), le développement de services
publics diversifiés et de qualité, le renfor-
cement de la démocratie sociale dans les
entreprises et dans la société.
Ces compromis conquérants ont fait
merveille pendant près d’un demi-siècle,
on leur doit la douceur de vivre dans nos
démocraties avancées. Jusqu’au milieu
des années 1970, le plein emploi était as-
suré en Europe ; le pouvoir d’achat des
salariés a été multiplié par trois, les mé-
nages ouvriers se sont équipés en « biens
de consommation durables » ; la durée
annuelle du travail a été considérable-
ment réduite2 ; les congés payés ont
été allongés ; la protection sociale a été
portée à un niveau sans précédent : les
pensions de retraite se sont progressive-
ment rapprochées du niveau des salaires
touchés par les travailleurs en activité ;
la vieillesse a cessé d’être synonyme de
pauvreté ; le système de santé a progres-
sivement offert à tous l’accès aux soins,
quelles que soient leurs ressources et
quel qu’en soit le coût ; l’espérance de vie
a augmenté de 20 ans ; l’indemnisation
du chômage a progressivement péren-
nisé les revenus des chômeurs sur une
durée de plus en plus longue et dans une
proportion du salaire net de plus en plus
élevée ; l’enseignement secondaire a été
progressivement étendu à la majorité
d’une classe d’âge, l’enseignement supé-
rieur à près de la moitié… On pourrait
poursuivre cette liste en y incluant les
libertés et les droits nouveaux, civils,
politiques et culturels. Il y faudrait plu-
sieurs pages ! Ces compromis offensifs
sont entrés en crise, à la fin des années
1970, avec le ralentissement de la crois-
sance - qui passe de 5 % à 2,5 % par
an -, l’envol de l’inflation - 14 % en France
en 1980 -, la réapparition du chômage de
masse. Avec, aussi et surtout, la mondia-
2. Selon les chiffres de l’Insee, en 1950, la durée annuelle du travail était de 2 230 heures en France, elle n’est plus que de1 559 heures, en 2007.
Le libéralisme économique,dominant entre les deux guerres,
est discrédité par la Grandedépression de 1929-1933.
Le keynésianisme, sous sesvariantes de gauche et de droite,
tient le haut du pavé.
lisation croissante de l’économie - mon-
dialisation des échanges, mais aussi de
la production ; la financiarisation du capi-
talisme, la montée en puissance, puis
la victoire par KO, du néo-libéralisme
économique dans le champ des idées ;
la différenciation du salariat en catégories
aux intérêts distincts et parfois diver-
gents, la fin de la « centralité ouvrière »3.
LES COMPROMIS DÉFENSIFS DE CRISE
Vont leur succéder les compromis défen-
sifs de crise4, destinés à sauver l’essentiel,
dans les nouveaux rapports de force et
les nouveaux systèmes de contraintes. Ils
ont pour termes l’acceptation d’une cer-
taine modération salariale, variable selon
les pays, et des licenciements collectifs
dans les industries en difficulté, contre
l’augmentation des prestations sociales
et des dépenses publiques visant à sou-
tenir la croissance et à préserver l’emploi.
C’est l’époque du « traitement social du
chômage », de la préretraite à 57 ans, des
emplois aidés, de la fermeture progres-
sive des mines, des chantiers navals et de
nombreux hauts fourneaux, de l’envol des
prélèvements obligatoires. Ceux-ci pas-
sent en France de 35 %, en 1974, à 42 %,
en 1981, sous le septennat de Valéry
Giscard d’Estaing ! Un troisième type de
compromis social prend corps au tournant
du siècle : les compromis d’adaptation
progressiste à la globalisation, et, plus
largement, aux mutations du capitalisme.
LES COMPROMIS D’ADAPTATION PROGRESSISTE
À LA GLOBALISATION Au début du XXIe siècle, les compromis
défensifs sont, en effet, à leur tour frappés
d’obsolescence par l’accélération de la
mondialisation, de la troisième révolution
industrielle et de la financiarisation de
l’économie. Cette triple accélération crée
de nouvelles contraintes et modifie à nou-
22
Henri Weber - Quel nouveau compromis social-démocrate au XXIe siècle ?
3. Cf. Henri Weber, La Nouvelle Frontière, pour une social-démocratie du XXIe siècle, Editions du Seuil, Paris, 2012, pp. 19-47.4. Alain Bergounioux et Bernard Manin, Le régime social-démocrate, PUF, Paris, 1989.
Au début du XXIe siècle, les compromis défensifs sont à leur tour frappés
d’obsolescence par l’accélérationde la mondialisation, de la
troisième révolution industrielleet de la financiarisation
de l’économie.
la revue socialiste 60le dossier
veau les rapports de force entre le capital
et le travail, entre les pays capitalistes
avancés et les pays émergents, entre les
impératifs du développement et l’urgence
écologique.
Au plan économique, les grands émer-
gents ont émergé, le capitalisme d’Etat
chinois concurrence, désormais, les
grandes entreprises occidentales dans les
industries high tech, l’Inde s’affirme dans
les services à haute valeur ajoutée, une
armée de nouveaux émergents leur em-
boîte le pas. La révolution numérique
connaît une seconde vague, avec la
convergence entre l’Internet, la robotique,
les bio et les nanotechnologies, l’intelli-
gence artificielle. Elle s’incarne, désormais,
dans l’internet des objets, l’impression tri-
dimensionnelle (la 3D), l’informatique en
nuage (le e-Cloud), le stockage et le traite-
ment des méga-données (Big Data), l’in-
dustrie 4.05. L’instabilité de l’économie
mondiale s’est encore renforcée, après la
crise de 2008-2012, malgré les bonnes ré-
solutions affirmées au plus fort de la tour-
mente. Les réformes annoncées au G20 de
novembre 2008 ont été, pour l’essentiel,
oubliées. Celles qui ont été appliquées
sont insuffisantes pour conjurer la réédi-
tion, en plus grave, d’une nouvelle crise fi-
nancière et économique mondiale. Cette
instabilité chronique rend périlleux les en-
dettements élevés, car nul ne sait où en se-
ront les taux d’intérêt quand les bulles
spéculatives, qui enflent aujourd’hui, au-
ront éclaté.
Le rapport de force entre les détenteurs
du pouvoir économique privé - entreprises
multinationales géantes et opérateurs fi-
nanciers - et les Etats démo cratiques, leurs
gouvernements, leurs partis politiques,
leurs syndicats, leurs ONG, s’est encore
dégradé, au détriment des seconds, au
profit des premiers. Au plan social, le sa-
lariat se voit menacé par « l’uberisation »
des métiers de services et l’automatisation
5. Le concept d’industrie 4.0 s'emploie dans les milieux industriels et politiques et désigne les projets de création d'usinesintelligentes, capables de se gérer quasiment toutes seules grâce à leur digitalisation.
L’instabilité de l’économiemondiale s’est encore renforcée,
après la crise de 2008-2012,malgré les bonnes résolutions
affirmées au plus fort de la tourmente. Les réformes
annoncées au G20 de novembre 2008 ont été,
pour l’essentiel, oubliées.
du travail intellectuel standardisable.
D’après des instituts spécialisés, 47 % des
emplois existants aux Etats-Unis, 42 % en
France, pourraient disparaître dans un
délai de 10 à 30 ans, selon les scénarii6. La
société de conseil Roland Berger annonce
la destruction de 3 millions d’emplois
intellectuels, en France, au cours des dix
prochaines années7. L’avenir serait aux tra-
vailleurs indépendants, aux auto-entrepre-
neurs, ou, dans le meilleur des cas, au
« travail partagé » : salarié pendant 3 jours,
« indépendant » le reste de la semaine.
D’après Jacques Attali, nous allons vers la
généralisation du statut des intermittents
du spectacle. Au plan idéologique, l’effon-
drement des grandes idéologies émanci-
patrices des XIXe et XXe siècles - commu-
nisme, socialisme révolutionnaire, et, dans
une moindre mesure, progressisme répu-
blicain - a laissé place au retour en force
des religions révélées, de la pensée ma-
gique, de l’irrationalisme. La mondiali -
sation sauvage et l’Europe encalminée
frayent la voie au retour des nationalismes
de repli, souvent dans leur version agres-
sive et xénophobe. Au plan politique, ces
évolutions nourrissent une double radica-
lisation : radicalisation à droite, avec la
banalisation des partis populistes xéno-
phobes et leur montée en puissance8 ;
radicalisation à gauche, avec le surgisse-
ment d’une nouvelle extrême-gauche, qui
prône la résistance au changement, mais
ne porte aucune réponse novatrice aux
défis auxquels nous sommes confrontés.
Ces évolutions du capitalisme et de la
société salariale appellent un redéploie-
ment des économies occidentales vers les
industries de pointe, les services à haute va-
24
Henri Weber - Quel nouveau compromis social-démocrate au XXIe siècle ?
Au plan social, le salariat se voit menacé par « l’uberisation »des métiers de services etl’automatisation du travailintellectuel standardisable.
6. Carl Benedict Frey et Michael Osborne ont publié, en 2013, une étude où ils passent en revue les effets de la robotisationsur 700 métiers aux Etats-Unis. Ils en concluent que la seconde vague d’automatisation peut détruire 47 % des emploisaméricains existants, en 20 ou 30 ans
7. Cf. Roland Berger strategy consultants. Think Act : « Les classes moyennes face à la transformation digitale ». Octobre2014. http://www.rolandberger.fr/media/pdf/Roland_Berger_TAB_Transformation_Digitale-20141030.pdf
8. Le 11 octobre 2015, le FPO d’extrême droite autrichien a obtenu plus de 32 % des suffrages, à l’élection municipale deVienne. En Suisse, lors des élections fédérales, le 18 octobre, le parti d’extrême droite, Union démocratique du centre(UDC), a fait une percée et représente désormais 29,5 % du Parlement. En France, le Front national est crédité de 26 %des intentions de vote, aux élections régionales de décembre.
la revue socialiste 60le dossier
leur ajoutée, mais aussi les services aux per-
sonnes, le passage d’une économie d’imi-
tation à une économie d’innovation9, et
d’une société industrielle à une société de
services, fondés sur la connaissance.
Le compromis social-démocrate du XXIe
siècle vise à mobiliser les partenaires
sociaux, en faveur de cette mutation :
la gauche réformiste et les syndicats
acceptent la dérégulation relative du
marché du travail - sur le modèle de la
« flexisécurité » scandinave ; la modéra-
tion salariale ; la reconfiguration de l’Etat-
Providence, dans le sens d’un Etat social
plus préventif, moins curatif. Ils attendent,
en échange du patronat et de la puissance
publique, la défense de l’emploi, la montée
de l’économie « à la frontière technolo-
gique », la conquête de parts de marché à
l’international, la sauvegarde de la puis-
sance économique nationale et euro-
péenne. Ce compromis social-démocrate
d’adaptation à la globalisation est pro-
gressiste, s’il vise à préserver, dans leur
substance, les conquêtes sociales et démo-
cratiques accumulées par le mouvement
ouvrier, au long de deux siècles de lutte.
Ce qui passe nécessairement par la
reconstitution de leur base matérielle. Il
est progressiste aussi et surtout, s’il
s’efforce, au-delà de cette préservation,
d’assurer des conquêtes nouvelles. De
poursuivre la longue marche de la social-
démocratie vers une démocratie accomplie,
une économie maîtrisée, une civilisation
du bien-vivre. Il est régressif, au contraire,
s’il vise à démanteler les acquis sociaux et
à promouvoir une répartition des richesses
outrancièrement favorable aux classes
possédantes.
L’EXPÉRIENCE PIONNIÈRE ALLEMANDE
A la fin des années 1990, plusieurs partis
sociaux-démocrates se sont efforcés
de mettre en œuvre des compromis
d’adaptation progressistes. Ils l’ont fait,
malheureusement, dans un cadre trop
Ce compromis social-démocrated’adaptation à la globalisationest progressiste, s’il vise àpréserver, dans leur substance,les conquêtes sociales etdémocratiques accumulées par le mouvement ouvrier, au long de deux siècles de lutte.
9. Cf. Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen, Changer de modèle, Editions Odile Jacob, 2014.
étroitement national, insuffisamment eu-
ropéen, alors que l’Union européenne est
l’espace pertinent du nouveau réfor-
misme. En Allemagne, par exemple,
le SPD et les syndicats ont consenti aux
réformes Hartz : l’indemnisation du
chômage a été réduite de 32 à 12 mois
(24 pour les plus de 50 ans) ; l’âge du
départ à la retraite a été repoussé à
67 ans (en 2029) ; les chômeurs ont été
contraints d’accepter un emploi, même
moins qualifié et moins rémunéré, sur
l’ensemble du territoire. En contrepartie,
le patronat et l’Etat se sont engagés à
garantir la puissance industrielle et
exportatrice du « site Allemagne », en
améliorant la spécialisation sectorielle et
géographique des entreprises, en confor-
tant le tissu des PME innovantes et expor-
tatrices, en investissant dans la recherche
et la qualification de la main-d’œuvre. Ré-
sultat : la croissance, quoique modeste,
est revenue, l’excédent de la balance
commerciale a atteint 217 milliards d’eu-
ros, en 2014. Les salariés ont engrangé,
comme convenu, leur part de cette mois-
son : le chômage est passé de 5 à 3 mil-
lions (6 % de la population active contre
12 %, en moyenne, en Europe) ; les sa-
laires ont recommencé à monter, à partir
de 2010 ; un Smic horaire à 8,50 euros a
été institué, dans un pays où 7 millions
de salariés gagnaient 400 euros par
mois. D’après un récent sondage, 72 %
des citoyens allemands ont confiance en
leur avenir - 81 % chez les 14-34 ans !10
La politique économique que propose
et met en œuvre François Hollande est
la version française des compromis
adaptatifs progressistes que prône la
social-démocratie européenne face à
la mondialisation. Elle est nettement
moins dure pour les salariés que ne l’était
l’Agenda 2010 de Gerhard Schröder,
lequel le fut sans doute trop. Elle a pour
26
Henri Weber - Quel nouveau compromis social-démocrate au XXIe siècle ?
La politique économique que propose et met en œuvreFrançois Hollande est la versionfrançaise des compromisadaptatifs progressistes queprône la social-démocratieeuropéenne face à lamondialisation.
10. Voir l’étude menée par la Fondation Hamburger BAT, et publiée le 21 décembre 2013. Elle a été réalisée sur un échan-tillon représentatif de 2 000 citoyens allemands.
la revue socialiste 60le dossier
objectif de reconstituer la compétitivité
des entreprises françaises, afin de favori-
ser leurs investissements, condition de
leur modernisation et d’une nouvelle
croissance. En cela, le Président socialiste
reste fidèle aux engagements pris lors de
son élection : « Redresser d’abord, dans
la justice, pour redistribuer ensuite. »
REDRESSER DANS LA JUSTICE
Au niveau national, les socialistes au
pouvoir ont créé une Banque publique
d’investissement, régionalisée, pour
financer les TPE, les PME et les ETI ; ils ont
déterminé 10 plans concrets de recon-
quête industrielle, arrêté un programme
d’investissement d’avenir de 12 milliards
d’euros, élargi le Crédit d’impôt recherche
(CIR) aux dépenses d’innovation des
PME, voté une loi sur l’amortissement
anticipé des investissements dans les
moyens de production. Pour reconstituer
les marges d’exploitation des entreprises,
tombées à un plus bas historique en
2012 - 28 %, contre 40 % en Allemagne -,
ils ont mis en œuvre le Crédit d’impôt
pour la compétitivité et l’emploi (CICE) et
le « pacte de responsabilité ». Des comités
parlementaires de suivi et des comités
régionaux, où les syndicats sont pré-
sents, veillent à ce que les 41 milliards
d’euros ainsi attribués aux entreprises
servent bien à renforcer leur compétiti-
vité, plutôt qu’à gratifier les actionnaires11.
Ils ont fait voter la loi pour la croissance
et l’activité, dite loi Macron, pour réduire
les rentes des « professions protégées »
et certaines rigidités de la société fran-
çaise. Ils ont fait de l’Education la priorité
des priorités, à tous les niveaux, depuis
l’accueil de la petite enfance jusqu’à la va-
lorisation de l’enseignement supérieur,
en passant par le renforcement de l’ensei-
gnement primaire.
Servis, il faut le reconnaître, par ce qu’on
a appelé « l’alignement favorable des pla-
nètes », survenu en 2014 - taux d’intérêt
faibles, parité euro-dollar favorable à nos
exportations, baril de pétrole bon mar-
ché… -, ces efforts ont produit des effets :
11. D’après le rapport de France Stratégie, publié en septembre 2015, les marges d’exploitation des entreprises sontremontées à 31,5 % (+ 3 points). Le rapport ne comporte pas encore de résultats d’évaluation des effets du CICE entermes d’emploi, d’investissement, d’exportation, etc. Les premiers résultats sont attendus au printemps 2016 et por-teront sur les effets observables en 2013. A court terme, selon les enquêtes, les entreprises déclarent avoir l'intentiond'affecter principalement le CICE vers l’emploi et l'investissement.
les marges d’exploitation des entreprises
sont remontées à 31,5 %, les start-ups
françaises innovantes se sont multi-
pliées. La production industrielle, la
construction, la consommation de biens
durables, l’achat d’automobiles, sont re-
partis. Cet effort en faveur de la compéti-
tivité des entreprises ne s’est pas
accompagné d’une politique d’austérité
et de régression sociale, comparable à
celles qu’ont pratiqué nos voisins. Les
gouvernements socialistes ont été sou-
cieux, au contraire, de trouver un juste
équilibre, entre le renforcement de la
compétitivité des entreprises et le soutien
à la demande. Le choc fiscal de 2012-
2013, douloureux mais nécessaire, a été
justement réparti, avec une nouvelle
tranche d’imposition à 45 % sur les hauts
revenus, le rétablissement de l’ISF, le pla-
fonnement des niches fiscales… 75 % de
l’augmentation de l’impôt sur le revenu
a pesé sur les 25 % des ménages les plus
aisés. La lutte contre la fraude fiscale rap-
porte désormais 2 milliards d’euros par
an aux caisses du Trésor, et la France
joue un rôle actif, à l’échelle européenne
et internationale, pour réduire « l’optimi-
sation fiscale ». 9 millions de foyers mo-
destes ont été dispensés de l’impôt sur le
revenu, en 2015, du fait de la suppression
de la première tranche. La consomma-
tion populaire a continué à progresser, la
France est restée, selon l’OCDE, le pays le
plus égalitaire, en termes de revenus. La
réforme fiscale a été engagée, avec le pré-
lèvement de l’impôt à la source.
Les réformes et les mesures sociales que
les gouvernements socialistes ont mis en
œuvre obéissent toutes à un objectif
de justice : la retraite à 60 ans, pour les
carrières longues, a été rétablie dès juillet
2012 ; un compte-pénibilité a été créé
pour permettre un départ anticipé des
salariés exerçant des métiers usants ;
l’assurance complémentaire santé a été
généralisée à tous les travailleurs, le tiers-
payant à tous les assurés. Le Compte
personnel d’activité (CPA), grande avan-
cée vers la sécurisation des parcours
professionnels, voté en juillet 2015, sera
la grande conquête sociale du quinquen-
28
Henri Weber - Quel nouveau compromis social-démocrate au XXIe siècle ?
La lutte contre la fraude fiscalerapporte désormais 2 milliardsd’euros par an aux caisses du Trésor, et la France joue unrôle actif, à l’échelle européenneet internationale, pour réduire « l’optimisation fiscale ».
la revue socialiste 60le dossier
nat. La relance d’une politique contrac-
tuelle ambitieuse, voulue par le gouver-
nement, s’est heurtée aux surenchères
du Medef et à la division des syndicats de
salariés. Mais, 36 000 contrats sont signés
chaque année au niveau des branches et
des entreprises, dont beaucoup avec la
CGT. Au niveau national, il reste des
progrès à faire, malgré quelques succès,
comme l’Accord national interprofes-
sionnel (ANI), en janvier 2013, et la com-
plémentaire santé, en octobre 2015. Ces
compromis du « troisième type » se
nouent au niveau national, qui reste le
cadre principal de la négociation collec-
tive, mais aussi au niveau européen, qui
devient de plus en plus déterminant.
RÉORIENTER L’UNION EUROPÉENNE
Confrontés aux défis de la mondialisation
et de la troisième révolution industrielle,
les principaux Etats européens ont mis en
œuvre des réponses étroitement natio-
nales, « non coopératives », comme on
dit en sabir bruxellois, c’est-à-dire en réa-
lité divergentes et souvent contradictoires.
Le « triangle européen » - la Commission,
le Parlement, le Conseil - a élaboré, à
plusieurs reprises, des réponses conti-
nentales, mais, faute de volonté politique,
celles-ci sont, pour l’essentiel, restées
lettre morte. C’est l’une des raisons ma-
jeures de l’échec économique européen et
du repli sur le « chacun pour soi ». Les
socialistes français ont pris conscience,
en 1983, de l’impuissance d’une politique
keynésienne de relance dans un seul
pays. Ce ne fut pas pour renoncer à toute
politique keynésienne et se rallier au néo-
libéralisme ambiant, mais, au contraire,
pour promouvoir un keynésianisme
continental et social-écologique (un
« Green New Deal »). Ce fut le « pari »
de François Mitterrand12, ramassé dans
le mot d’ordre constant des socialistes :
« Relancer et réorienter l’Europe ».
12. Cf. Jean-Pierre Chevènement, 1914-2014 : l’Europe sortie de l’Histoire, Paris, Fayard, 2013.
Confrontés aux défis de lamondialisation et de la troisième
révolution industrielle, les principaux Etats européensont mis en œuvre des réponses
étroitement nationales, « non coopératives », comme ondit en sabir bruxellois, c’est-à-
dire en réalité divergentes et souvent contradictoires.
C’est la condition aussi du succès du
compromis social-démocrate d’adapta-
tion progressiste à la globalisation,
qui appelle une articulation entre les
politiques économiques nationales et
une politique économique européenne
volontariste et ambitieuse. François
Hollande perpétue ce combat, et cherche
à y entraîner l’Allemagne, avec quelques
succès. Ses fronts principaux sont :
- une stratégie différenciée de sortie de
crise : les Etats excédentaires de l’Europe
du Nord - et, en premier, lieu l’Alle-
magne - doivent relancer leurs investis-
sements et leur consommation, pour
servir de locomotive à l’Europe ; ceux,
surendettés, d’Europe du Sud - dont la
France ! -, doivent trouver un équilibre
entre assainissement de leur finance et
soutien à leur activité économique.
- un programme européen d’investisse-
ment dans la transition écologique et
énergétique, la révolution numérique,
les bio et les nanotechnologies, beau-
coup plus ambitieux que l’actuel Plan
Juncker de 315 milliards d’euros, qui
doit être un premier pas.
- l’élargissement (en bonne voie) des mis-
sions de la BCE, laquelle doit se soucier
- à l’instar de la FED américaine - de la
croissance et de l’emploi, autant que de
la stabilité monétaire.
- Le parachèvement de l’Union bancaire,
avec la mise en œuvre de son « troi-
sième pilier » : la garantie des dépôts
des épargnants.
- la démocratisation des institutions
européennes, qui doivent devenir à
la fois plus légitimes, plus efficaces
et plus solidaires.
- la mise en œuvre, enfin, de politiques
communes européennes, pour répon-
dre aux grands défis du siècle : la
lutte contre le dérèglement climatique,
la maîtrise de la finance folle, le contrôle
des flux migratoires, la lutte contre le
jihadisme, la pacification de notre
voisinage proche.
30
Henri Weber - Quel nouveau compromis social-démocrate au XXIe siècle ?
la revue socialiste 60le dossier
Pour répondre à cette question, une re-
marque préliminaire classique s’impose :
ce qui réfère au modèle organisationnel
social-démocrate concerne, au premier
chef, deux des trois types de profils isolés
pendant longtemps dans l’analyse des
partis socialistes en Europe : les types
« social-démocrate » et « travailliste ».
Quoique différents au plan idéologique et
de leur rapport au syndicat, ces deux
types répondent aux critères de défini-
tion qui seront développés, ci-après.
En revanche, le type « socialiste », qui se
rapporte essentiellement aux partis
socialistes de l’Europe méridionale,
échappe classiquement au modèle
dans les analyses réalisée sur cette
famille de partis.
À la fin du XIXe siècle, la naissance et le développement de la famillesocialiste/sociale-démocrate impriment l’avènement d’un nouveau modèleorganisationnel partisan ; pour être plus correct, d’un nouveau modèle
organisationnel partisan, social et sociétal. Les nouveaux partis socialistes, sociaux-démocrates ou ouvriers se donnent rapidement à voir comme des partis de masse, selonla terminologie de Maurice Duverger, reposant « sur les sections, plus centralisés et plusfortement articulés »1. Plus largement même, ce sont des partis d’intégration socialeface aux formations de représentation individuelle2 ou des partis de contre-sociétéouvrière3qui sont édifiés. Que recouvre le modèle organisationnel qui leur est petit à petitprêté dans l’analyse scientifique ?
Adieu au modèle organisationnel social-démocrate
Pascal Delwit Professeur au Centre d’étude de la vie politique de l’Université libre de Bruxelles (ULB).
1. Maurice Duverger, Les partis politiques, Paris, Points Seuil, 1992, p. 127.2. Sigmund Neumann, « Toward a Comparative Study of Political Parties », in Sigmund Neumann (ed.), Modern PoliticalParties, Chicago, The University of Chicago, 1956, p. 404.
3. Michel Winock, Le socialisme en France et en Europe. XIXe et XXe siècles, 1992, Paris, Seuil, p. 108.
1. Le modèle organisationnel social-
démocrate se rapporte, d’abord, nous
l’avons pointé, à l’horizon d’un parti de
masse, c’est-à-dire un parti à la fois très
structuré et avec un très grand nombre
d’affiliés, qui sont, pour l’essentiel, d’ori-
gine ouvrière. Dans l’après-Deuxième
Guerre mondiale, les partis sociaux-
démocrates danois (SD) et suédois
(SAP) et le parti du travail norvégien
(DNA) apparaissent comme des idéaux-
types. Toutefois, l’avènement de cette
configuration est bien plus précoce. Dès
avant la Première Guerre mondiale, le
parti-phare du socialisme international,
le parti Social-démocrate allemand
(SPD), s’impose comme une formation
au format exceptionnel. Au début du
XXe siècle déjà, plus de 300 000 citoyens
ont rejoint le parti. Et ce nombre croît,
jusqu’à la veille de la Première Guerre
mondiale, moment où le SPD dépasse
le million d’adhérents. En parallèle, le
syndicalisme s’est aussi considérable-
ment développé et le parti peut faire
état d’une large palette d’organisations
périphériques, de la diffusion d’un
grand nombre de journaux et d’un
patrimoine immobilier impression-
nant. L’appareil du parti révèle une
bureaucratie puissante, rodée, et de
plus en plus professionnalisée. Elle est,
d’ailleurs, au cœur du livre pionnier de
Roberto Michels, Les partis politiques,
paru en 19134.
Evolution du nombre de membres du SPD, de 1906 à 1914 :
TABLEAU
32
Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate
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4. Roberto Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Bruxelles, Editions del’Université de Bruxelles, 2009 (nouvelle édition).
Dès avant la Première Guerremondiale, le parti-phare du socialisme international, le parti Social-démocrateallemand (SPD), s’imposecomme une formation au format exceptionnel.
la revue socialiste 60le dossier
2. Un élément central du modèle orga -
nisationnel social-démocrate dans
la famille socialiste est le « rapport
puissant »5, central même, à la classe
ouvrière. « La social-démocratie s’est
constituée historiquement comme
la forme prévalente d’organisation
politique des ouvriers dans le capi -
talisme », rappelle Moschonas6. Nom-
bre de partis intègrent, d’ailleurs,
l’étiquette ouvrière - parti ouvrier belge,
Sociaal Democratische Arbeiders
Partij (Pays-Bas), parti ouvrier socia-
liste luxembourgeois et même le Parti
socialiste ouvrier espagnol - ou le
rapport au travail - Labour Party,
Norske Arbeiderparti… - dans leur
libellé dénomination. La famille socia-
liste est « la » famille de la classe
ouvrière, qui s’est puissamment
développée avec l’accélération de la
révolution industrielle, et qui est la
classe amenée à jouer le rôle clé dans
l’avènement du socialisme. A cette
aune, les partis sociaux-démocrates
sont des partis communautés7.
3. Enfin, dès lors que l’on se situe à l’ori-
gine dans un registre de contre-Etat ou
de contre-société, les partis sociaux-dé-
mocrates et travaillistes s’adossent à
une organisation syndicale puissante,
le plus souvent organiquement liée à
eux et qui, dans plusieurs situations,
leur fournissent l’essentiel de leurs affi-
liés, par le biais de l’adhésion indirecte.
Dans le modèle social-démocrate, le
parti est prééminent, contrairement au
type travailliste. Les syndicats enca-
drent les salariés et portent les revendi-
cations sociales.
Nous l’avons souligné, cet échafaudage
organisationnel est déjà observable dans
le chef de certains partis, au début du XXe
siècle, tout particulièrement en Alle-
magne, en Belgique, ou encore dans
l’espace austro-hongrois. Dans l’entre-
deux-guerres, il est mis à mal dans
certains territoires frappés par l’avène-
ment du fascisme. On songe tout spécia-
lement à l’Allemagne et l’Autriche. Mais,
en parallèle, il se développe dans le nord
5. Marc Lazar, « Invariants et mutations du socialisme en Europe », in Marc Lazar (Ed.) La gauche en Europe depuis 1945.Invariants et mutations du socialisme européen, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 20.
6. Gerassimos Moschonas, La social-démocratie de 1945 à nos jours, Paris, Montchrestien-Clef, 1994, p. 123.7. Pascal Delwit, « La social-démocratie européenne et le monde des adhérents: la fin du parti communauté ? », in PascalDelwit (Ed.), Où va la social-démocratie ?, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2004, pp. 229-252.
34
Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate
de l’Europe8. Et c’est dans l’après-
Deuxième Guerre mondiale, que ce mo-
dèle se donne pleinement à voir. Sous
l’angle organisationnel, la famille socia-
liste révèle une exceptionnelle capacité.
Certes, tous les partis ne ressortissent pas
à ce modèle et à cette force. En France et
en Italie, les partis socialistes sont la
deuxième force de gauche de leur sys-
tème politique et ne peuvent faire valoir
les trois caractéristiques du modèle. Loin
s’en faut. La majorité de la classe ouvrière
de ces deux Etats rejoignent ou/et votent
pour le Parti communiste de leur Etat, le
PCF et le PCI. Mais, dans l’Europe démo-
cratique issue de la libération, cette obser-
vation est l’exception. Pendant vingt-cinq
à trente ans encore, la famille socialiste fait
montre de puissance politique, sociale et
sociétale. Pourtant, à l’aurore des années
soixante-dix, certains indicateurs indi-
quent un mouvement qui s’amplifie peu
à peu à la fin de la décennie, dans les an-
nées quatre-vingt et s’accélère, par la suite.
Tous les éléments du modèle sont trou-
blés et affectés.
Il en va d’abord des partis et de leur com-
munauté d’affiliés. Pour nombre de for-
mations socialistes, le total des affiliés
plafonne à ce moment et commence à
décliner. Par la suite, le reflux se poursuit,
parfois même de façon spectaculaire.
Pour les partis du centre de l’Europe -
Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Suisse,
Autriche,… -, l’observation est systémati-
quement vérifiée. Le cas du SPD est em-
blématique. Après la Deuxième Guerre
mondiale, il a une fois encore culminé
au-delà d’un million d’adhérents, en
1976 et 1977. En 1976, un électeur sur
vingt-cinq inscrits (M/I) est membre du
Parti social-démocrate. Mais, c’est une
forme de chant du cygne. Au début des
années quatre-vingt, on observe une
érosion, qui n’est pas même freinée par
le processus de réunification. En 2011,
8. Mario Telo, Le New deal européen, La pensée et la politique sociales-démocrates face à la crise des années trente,Bruxelles, Editions de l'Université Libre de Bruxelles, 1988.
C’est dans l’après-DeuxièmeGuerre mondiale, que ce modèlese donne pleinement à voir. Sous l’angle organisationnel, la famille socialiste révèle uneexceptionnelle capacité. Certes,tous les partis ne ressortissent pas à ce modèle et à cette force.En France et en Italie, les partissocialistes sont la deuxième force de gauche.
la revue socialiste 60le dossier
pour la première fois depuis 1945, le SPD
passe sous la barre des 500 000 effectifs.
Et, dans la période contemporaine, son
étiage se fixe à 460 000 affiliés. Le
rapport aux inscrits n’est plus que de 0,8
% et seul un électeur du parti sur vingt-
cinq en était membre (M/Ep) en 2013, cela
en dépit du très mauvais résultat électoral.
La configuration autrichienne n’est pas
moins révélatrice. Le SPÖ est le parti de
communauté par excellence. Dans son
autobiographie, Eric Hobsbawm relate
cette anecdote éloquente : « Comme le
père de Peter était cheminot, sa famille
était rouge : en Autriche, et surtout dans la
campagne, à part chez les paysans, il ne
serait venu à l’idée d’aucun ouvrier d’être
d’une autre couleur »9. Après la Deuxième
Guerre mondiale, le SPÖ dépassera le cap
des sept cent mille membres, dans les
années soixante-dix. Mais, le reflux
s’annonce aussi dans les années quatre-
vingt et son accélération est saisissante
par la suite. Alors qu’un électeur inscrit
sur huit était encore membre du SPÖ,
en 1986, ce n’était plus le cas que d’un sur
trente-trois, en 2013, année où le niveau
des affiliés se fixait à 200 000.
9. Eric Hobsbawm, Franc-tireur. Autobiographie, Paris, Pluriel, 2005, p. 29.
Evolution des effectifs (M) et du rapport à l’électorat du parti (M/Ep) et aux électeurs inscrits(M/I) des partis socialistes et sociaux-démocrates en Europe du centre :
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Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate
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la revue socialiste 60le dossier
Dans les pays scandinaves, les social-démo-
craties danoise, suédoise et norvégienne ont
longtemps fait figure d’idéal-type du modèle
organisationnel social-démocrate, contraire-
ment à leur alter ego finlandais, confronté
à la puissance du parti communiste local.
Nous pouvons relever les mêmes dyna-
miques. Au Danemark, par exemple, un
électeur inscrit sur dix était membre du
Parti social-démocrate, au lendemain de la
Deuxième Guerre mondiale. A son pinacle,
le parti atteint près de 300 000 affiliés (1947).
Mais, un affaissement, plus précoce inter-
vient aussi. Dès 1965, le parti ne revendique
« plus que » 188 000 affiliés. Et la désaffiliation
communautaire s’est poursuivie. Dans le
courant des années quatre-vingt, le parti
passe sous les 100 000 membres et, vingt ans
plus tard, sous le seuil des 50 000. Récem-
ment, le parti revendiquait moins de 40 000
adhérants, donnant à voir un rapport aux
inscrits de moins d’un pourcent et un rapport
à son électorat d’à peine 4,3 %. Le SAP
suédois est passé, quant à lui, du statut
de parti indirect à celui de parti direct, au
début des années quatre-vingt-dix.
Dans les pays scandinaves, lessocial-démocraties danoise, suédoiseet norvégienne ont longtemps faitfigure d’idéal-type du modèleorganisationnel social-démocrate,contrairement à leur alter egofinlandais, confronté à la puissancedu parti communiste local.
Evolution des effectifs (M) et du rapport à l’électorat du parti (M/Ep) et aux électeurs inscrits(M/I) des partis socialistes et sociaux-démocrates, en Europe du nord :
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Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate
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la revue socialiste 60le dossier
Dans le type socialiste, c’est un autre ta-
bleau qui se dévoile. Que ce soit la SFIO,
au sortir de la guerre, le PSOE ou le Parti
socialiste portugais, au moment de la
démocrati sation, le nombre d’adhérents
est à l’origine bien plus modeste, même
si les socialistes français ont compté l’es-
pace de deux années 300 000 membres.
Le rapport aux inscrits, et même aux élec-
teurs du parti, est sensiblement plus
ténu. Dans le temps, les partis socialiste
d’Europe méridionale ont conservé et
même amélioré leur situation en termes
d’effectifs, rendant de moins en moins
opératoire la distinction entre types
social-démocrate, travailliste ou socia-
liste. Le Parti socialiste ouvrier espagnol
annoncera jusqu’à 500 000 membres,
même si cette affirmation est sujette à
caution.
Evolution des effectifs (M) et du rapport à l’électorat du parti (M/Ep) et aux électeurs inscrits(M/I) des partis socialistes et sociaux-démocrates en Europe méridionale :
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Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate
Le monde réticulaire socialiste n’est pas
épargné par cette évolution. Les organisa-
tions syndicales sont singulièrement af-
fectées, elles-aussi. Deux mouvements
frappants peuvent être mis en évidence
depuis trente ans.
- Le premier relève une forme de détache-
ment matériel et symbolique des syndi-
cats socialistes envers le parti social-dé-
mocrate de leur Etat. Ainsi, des organi-
sations syndicales organiquement liées
au parti social-démocrate acquièrent
leur autonomie. A titre d’exemple, ce
lien a été rompu dans les configurations
exemplaires de la social-démocratie,
en Suède et au Danemark.
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la revue socialiste 60le dossier
- Le second réfère aux bouleversements
du syndicalisme lui-même. Mention-
nons deux transformations majeures.
D’abord, le poids et l’influence des syndi-
cats ont décru, depuis trente ans. La
chute des effectifs syndicaux et du taux
de syndicalisation en portent témoi-
gnage : l’Autriche a perdu 35 points
de taux de syndicalisation, de 1970 à
2012, l’Allemagne quatorze, les Pays-Bas
dix-neuf, le Royaume-Uni dix-sept. A l’ex-
ception de quelques pays comme la
Belgique et les pays nordiques, le fait
syndical est, aujourd’hui, minoritaire,
voire très minoritaire comme en France,
aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni.
10. Jeremy Waddington, Trade union membership in Europe. The extent of the problem and the range of trade unionresponses, Brussels, ETUC, 2005.
Evolution du taux de syndicalisation de plusieurs pays européens :
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Par ailleurs, ce reflux est le plus marqué
dans les secteurs industriels, particulière-
ment touchés à la fin des années soixante-
dix, par l’émergence de la crise économique
et un mouvement de désindustrialisation
partielle de l’Europe.
ORIGINES DE LA DESTRUCTURATION DU
MODÈLE ORGANISATIONNEL SOCIAL-DÉMOCRATE
Comment comprendre cet incroyable
renversement ? Nombre de travaux ont
42
Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate
été consacrés à cette thématique. Plu-
sieurs évolutions fondamentales sont à
l’origine de ces mutations.
1. La première renvoie au lien fonda-
mental entre la classe ouvrière et la
famille socialiste. Nous avons épinglé
l’intrication étroite, presque totale,
entre les deux. L’idée que l’expansion
démographique amènerait ipso facto
une majorité politique pérenne pour les
sociaux-démocrates était profondément
ancrée. « En 1920, nous avons obtenu
36 % des voix. Aux avant-dernières élec-
tions, près de 40 % et maintenant
presque 43 %. En six ans et demi, nous
nous sommes renforcés d’environ 7 %.
Combien nous manque-t-il ? Le chemin
qui nous sépare encore du pouvoir
exige approximativement le même
délai que celui qui nous sépare de
1920… Encore une ou deux élections et
nous en aurons fini avec le gouverne-
ment bourgeois » écrivit Otto Bauer,
principale figure du socialisme autri-
chien11. Il n’en fut rien. Certes, l’évolution
socio-démographique du monde ou-
vrier facilita la conquête de majorités
absolues en Suède, en Norvège, au
Danemark ou en Grande-Bretagne. Pour
autant, au lendemain de la Deuxième
Guerre mondiale, cette association est
peu à peu abandonnée. Elle l’est parfois
dans les faits, parfois de manière expli-
cite. En la matière, l’exemple le plus em-
blématique est le congrès de Bad
Godesberg (1959) où, non seulement le
SPD abandonne le marxisme comme
cadre conceptuel, mais aussi la classe
ouvrière, comme catégorie de référence.
Le Parti social-démocrate devient le parti
du peuple toute entier. Cette transforma-
tion sera à l’origine de la conceptualisa-
tion de Catch-all Party dans le chef d’Otto
Kirchheimer :« De plus le parti d'intégra-
tion de masses, produit d'une époque
aux oppositions de classes plus dures et
aux structures religieuses plus tran-
chées, est en train de se transformer en
parti de rassemblement « du peuple ».
Abandonnant toute ambition d'encadre-
ment intellectuel et moral des masses, il
s'intéresse plus pleinement à la vie élec-
torale, dans l'espoir d'échanger une ac-
tion en profondeur contre un public plus
vaste et des succès électoraux plus
tangibles. Cette ambition politique plus
limitée et ce souci des contingences élec-
11. Cité par Fernando Claudin, L’eurocommunisme, Paris, François Maspero, 1977, p. 75.
la revue socialiste 60le dossier
torales sont très éloignées des vastes
ambitions d'autrefois ; de telles ambi-
tions, aujourd'hui sont considérées
comme gênantes, car elles éloignent cer-
taines catégories d'une clientèle poten-
tielle à la mesure de la nation »12.
2. La déstructuration du lien s’affirme
d’autant plus que le monde ouvrier eu-
ropéen est ébranlé dans les années
soixante-dix. Une nouvelle division in-
ternationale du travail voit le jour, au
prix d’une désindustrialisation partielle
de l’Europe. Des pans très importants
de la métallurgie, de la sidérurgie, de
l’industrie textile, de la construction na-
vale sont transférés vers les pays émer-
gents, les pays du sud-est asiatique, en
particulier. La main-d’œuvre employée
dans ce secteur chute drastiquement et
de nombreux sites ferment leurs portes.
Dans le même temps, l’extraction mi-
nière européenne et, conséquemment,
la communauté des mineurs, périclite.
En 1984-1985, la très longue grève des
mineurs britanniques, défaite, est son
dernier grand fait d’armes. La classe ou-
vrière est frappée matériellement et
symboliquement. Jusqu’alors porteuse
de toutes les vertus et de l’avenir, elle de-
vient peu à peu synonyme de délite-
ment et de déclassement.
3. Concomitamment, le libéralisme cultu-
rel porté par les nouvelles catégories
sociales en expansion, les classes
moyennes salariées, s’annonce et va
à l’encontre de la culture politique de
la classe ouvrière. Le développement de
nouveaux mouvements sociaux, plus
agencés à une opposition sur les va-
leurs que sur les conditions maté-
rielles13, modifie la donne et le regard
des partis sociaux-démocrates, qui vise
de plus en plus cette clientèle sociale
et électorale. Peu à peu, dans les partis
12. Otto Kircheimer, « The transformation of Western European Party Systems », in Joseph, La Palombara, Myron Weiner(Eds), Political parties and political development, Princeton, Princeton University Press, 1966, p. 213.
13. Ronald Inglehart, The silent revolution: changing values and political styles among Western publics, Princeton, Princeton University Press, 1977.
Le libéralisme culturel porté par les nouvelles catégoriessociales en expansion, les
classes moyennes salariées,s’annonce et va à l’encontre
de la culture politique de la classe ouvrière.
socialistes, les adhérents au profil de
col blanc remplacent les cols bleus.
Comme l’ont montré Seyd et Whiteley
dans le cas travailliste, ces derniers, mi-
norés culturellement et politiquement,
abandonnent progressivement « le »
parti14. Le départ de la classe ouvrière
des partis sociaux-démocrates clôt une
séquence engagée de longue date15,
mais qui a enregistré à la fois un point
de cristallisation et de non-retour à la
fin du XXe siècle.
4. Cette désertion tendancielle du monde
ouvrier s’affirme d’autant plus qu’à par-
tir des années quatre-vingt, nombre de
partis sociaux-démocrates incorporent,
dans leur rhétorique et dans leurs poli-
tiques publiques, plusieurs dimensions
de la vague néo-libérale, à l’œuvre de-
puis les années soixante-dix, alors
même qu’en parallèle, un des éléments
implicites de l’Etat-providence est mis à
mal : le plein-emploi relatif. L’écart,
sinon même parfois une séparation, de
la social-démocratie avec les classes
populaires salariées achève le modèle
organisationnel social-démocrate.
A ces dimensions, on ne saurait ignorer
des évolutions plus globales qui affectent
les classes sociales et les partis. Parmi
plusieurs d’entre-elles, épinglons d’abord
la chute tendancielle du nombre d’adhé-
rents aux partis politiques. Nos travaux,
ceux d’Ingrid Van Biezen, Thomas
Poguntke et Peter Mair16 établissent le
recul tendanciel et prononcé de l’adhé-
sion partisane, en particulier dans le chef
des partis de masse ou des « partis com-
44
Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate
14. Patrick Seyd, Paul Whiteley, New Labour's grassroots: the transformation of the Labour Party membership, Basings-toke, Palgrave, 2002.
15. « La transformation la plus importante qu’a connue la social-démocratie a été le changement de la compositionsociologique des partis. Mais ce n’est pas un fait récent, il s’agit d’une tendance qui était à l’œuvre avant 1914, lespartis s’ouvraient progressivement aux nouvelles catégories salariées engendrées par le développement économique» épingle déjà Alain Bergougnioux en 1989. Alain Bergougnioux, « Un parti ouvrier », in Alain Bergougnioux, AlainManin, Le régime social-démocrate, Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 19.
16. Ingrid Van Biezen, Peter Mair, Thomas Poguntke, « Going, going, . . . gone ? The decline of party membership in contem-porary Europe », European Journal of Political Research, 2012, vol. 51, n° 1, pp. 24-56.
Le poids des adhérents passifs aété renforcé, en particulier dansle processus de désignation des
leaders. Parfois même, desprocessus de primaires ont étéintroduits comme en Italie, en
Grèce ou en France.
la revue socialiste 60le dossier
munautés », et ce, quelle que soit leur
sensibilité17. Pointons ensuite l’impact de
l’avènement du financement public des
partis. Cette modification importante de
la contrainte institutionnelle a provoqué
un désintérêt grandissant des partis
envers les anciennes formes d’organisa-
tion et, surtout, une attention désormais
primordiale, occasionnellement exclu-
sive, sur les processus électoraux18. Les
mutations de la communication mo-
derne doivent aussi être soulignées dans
un contexte de personnalisation de la po-
litique. Dans la famille socialiste/sociale-
démocrate, comme le pointait déjà
Moschonas, dans les années quatre-
vingt-dix, le chef de file du parti est désor-
mais plus central dans la définition des
orientations stratégiques et des politiques
publiques à mener19, au détriment des
structures intermédiaires du parti, voire
même, des strates militantes. Le poids
des adhérents passifs a été renforcé, en
particulier dans le processus de désigna-
tion des leaders. Parfois même, des pro-
cessus de primaires20 ont été introduits
comme en Italie, en Grèce ou en France,
dans ce dernier cas pour la désignation
du candidat à la présidence de la Répu-
blique. Récemment, le Parti travailliste
britannique a aussi innové, en permet-
tant l’adhésion temporaire au parti, le
temps de l’élection d’un nouveau leader.
Au scrutin, qui a vu Jeremy Corbyn triom-
pher, 422 664 membres ont émis un vote
valable alors même que le Parti travail-
liste a un nombre d’adhérents inférieur à
deux cent mille.
CONCLUSION : LA FIN D’UN PARADIGME ORGANISATIONNEL
De cette brève présentation, nous pou-
vons tirer quelques conclusions. Depuis
une trentaine d’années, et de manière la
plus nette dans la période contempo-
raine, les partis sociaux-démocrates ne
sont plus que l’ombre de leur lustre orga-
nisationnel d’antan. Ils n’inspirent plus
l’effroi, pas même la crainte, dans le chef
de leurs adversaires politiques et sociaux.
17. Pascal Delwit, « Still in Decline? Party Membership in Europe », in Emilie van Haute (ed.), Party Membership in Europe:Exploration into the anthills of party politics, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2011, pp. 25-42.
18. Richard S. Katz and Peter Mair, « Changing models of Party Organization and Party Democracy », Party Politics, 1994,vol. 1, n° 1, pp. 5-28.
19. Gerassimos Moschonas, « L’éclat d’un pouvoir fragilisé : force et faiblesse du leadership socialiste », in Marc Lazar(Ed.), op. cit., pp. 579-621.
20. Voir à ce sujet l’ouvrage édité Giulia Sandri, Antonella Seddone et Fulvio Venturino, Party Primaries in ComparativePerspective, Londres, Ashgate, 2015.
Ayant perdu la force de frappe de leur
adhérents et l’encadrement des sections
locales et des structures intermédiaires,
ayant perdu une bonne partie de la puis-
sance syndicale et ayant abandonné la
défense du monde ouvrier comme point
nodal de leur action, la très grande ma-
jorité des formations sociales-démo-
crates sont devenues des partis comme
les autres. Cette observation qui pourrait
être bancale, voire banale, pose pourtant
de manière explicite et en creux le sens et
le rôle contemporains de la social-démo-
cratie. Dans une volonté de transforma-
tion sociale et politique, les conquêtes
des partis socialistes ont été réalisées
dans un agencement mêlant action ins-
titutionnelle et puissance extra-institu-
tionnelle. Dans un contexte où l’action
extra-institutionnelle est devenue incom-
parablement plus faible, voire futile dans
certaines configurations, la capacité de la
famille socialiste et de ses organisation à
transformer est beaucoup plus faible, ce
qui ne peut mener qu’à s’interroger sur
le sens et l’essence de la social-démocra-
tie dans la phase actuelle. Ce constat per-
met, dans une large mesure, de saisir
l’état de la famille socialiste, qui ne s’est
jamais aussi mal portée dans un cadre
démocratique.
Référents à cette famille précisément, les
anciens types mis en évidence - socialiste,
social-démocrate et travailliste - n’ont
quasiment plus de raison d’être, sur
le plan organisationnel, à tout le moins.
A prendre les indicateurs, les traits dis-
tinctifs des trois types sont incomparable-
ment moins nets que par le passé.
46
Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate
Bilan organisationnel et politique des partis socialistes/sociaux-démocrates dans la périodecontemporaine :
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la revue socialiste 60le dossier
Et c’est sans compter sur les nouveautés
induites par la chute du mur de Berlin. En
Europe centrale et orientale, les partis
sociaux-démocrates sont tantôt des an-
ciens partis communistes reconvertis,
comme en Pologne, en Hongrie, en Bul-
garie ou en Roumanie, tantôt des organi-
sations sui generis ou historiques,
comme en République tchèque ou en
Estonie. Eu égard à leur relation aux
démocraties populaires, à la faiblesse du
syndicalisme dans ces Etats, mais aussi
à l’importance de la question nationale
et des minorités dans cet espace, les
partis sociaux-démocrates ne réfèrent à
aucun des trois modèles organisationnels
historiques, pas plus, d’ailleurs, qu’aux
grandes orientations historiques de la
social-démocratie, quand bien même le
Parti socialiste européen (PSE) est dirigé
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par le Bulgare, Sergueï Stanichev, dans un
immobilisme qui n’a d’égal que l’indiffé-
rence que suscite désormais le PSE.
A proprement parler, ces constats ne
sont pas nouveaux. Pour autant, leur
acuité est sans précédent, depuis la fin de
la Deuxième Guerre mondiale. Jamais
la famille socialiste ne s’est aussi mal
portée, dans ses attributs organisation-
nels historiques. Jamais son étiage
électoral n’avait été aussi faible. Jamais,
sans doute, la famille sociale-démocrate
n’avait été aussi éloignée des revendica-
tions et attentes du monde ouvrier et,
plus largement, des classes populaires
salariées. C’est dire si les termes de
ses possibles reconversions partisanes21
sont à la fois ouverts et urgents à fixer.
48
Pascal Delwit - Adieu au modèle organisationnel social-démocrate
21. Fabien Escalona, La social-démocratie, entre crise et mutations, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2011, pp. 53-54.
la revue socialiste 60le dossier
Comment en est-on arrivé là ? Comment
les rares partis sociaux-démocrates au
pouvoir ont-ils pu conduire des poli-
tiques aussi en décalage avec leur his-
toire, au point, dans certains pays, de
presque disparaître de l’échiquier poli-
tique ? Comment, surtout, alors que les
principes de solidarité sont plus que
jamais la vraie réponse à la crise, ont-ils
été à ce point oubliés dans les politiques
économiques des nations européennes ?
En évoquant ces années de crise, je ne
peux m’empêcher de penser à la vision
prémonitoire de Jacques Delors, lors des
échanges que nous avions régulière-
ment autour de Martine Aubry, à l’occa-
sion de la primaire socialiste, à l’automne
2011. Le monde sortait alors de la pro-
fonde récession de 2009 et la croissance
semblait repartie dans tous les pays,
à des taux relativement satisfaisants.
« Pierre-Alain, me dit Jacques Delors,
vous devriez reprendre l’analyse que vous
aviez faite du déficit de croissance en Eu-
rope dans le premier numéro de la Fon-
dation Notre Europe, elle risque d’être à
nouveau malheureusement d’actualité ».
Dans cette étude, publiée en avril 1997,
j’expliquais que la persistance du chô-
mage, en Europe, résultait de l’incapacité
H uit ans après le déclenchement de la crise financière, alors que les Etats-Unis sontsortis depuis plusieurs années de la récession, l’Europe, au terme d’une longuerécession dont le seul précédent est la déflation des années 1930, retrouve à peine
le niveau de PIB par tête qui prévalait avant la crise de 2008.
La grande récession des années 2012-2014 : les socialistes européens à l’épreuve
des égoïsmes nationaux.
Pierre-Alain Muet Député PS de Lyon.
50
P.-A. Muet - La grande récession des années 2012-2014
des nations européennes à mettre en
place des politiques coopératives pour
sortir rapidement des phases de ralentis-
sement économique, et j’en concluais
que « réaliser un grand marché sans
avancer dans la construction politique de
l’Europe, c’était faire de notre continent un
bateau ivre »1.
Dans l’euphorie d’une campagne prési-
dentielle, par nature centrée sur la poli-
tique nationale, la question européenne
passa naturellement au second plan. On
attendait que la reprise s’accélère… Il n’en
fut rien. Les égoïsmes nationaux qu’une
union monétaire régie par les seules rè-
gles de bonne gestion budgétaire n’a ja-
mais pu endiguer, allaient conduire à la
pire récession depuis la Seconde Guerre
mondiale, touchant notamment le cœur
de l’Union européenne : la zone euro.
L’EUROPE : DE LA CRISE FINANCIÈRE À LA DÉFLATION
Par son ampleur, ses racines et ses
conséquences, la crise qui a éclaté en
2008 est comparable à celle de 1929. Elles
sont l’une et l’autre l’aboutissement des
deux grandes phases de mondialisation
et de dérégulation financière qui les ont
précédées. Elles sont nées toutes les deux
des dérives incontrôlées de la finance et
d’une explosion des inégalités qui ont
nourri une croissance artificielle, fondée
sur des exigences de rentabilité incom-
patibles avec l’économie réelle. La pres-
sion constante sur les salaires, résultant
de ces exigences de rentabilité, a profon-
dément creusé les inégalités entre les re-
venus salariaux modestes qui stagnaient
et les revenus élevés qui explosaient,
conduisant à une formidable accumula-
tion de la richesse, au sein d'une petite
minorité de la population. D’un côté, l’en-
dettement des ménages modestes se
substituait à la hausse des salaires pour
maintenir la progression de la demande,
alimentant une croissance artificielle fon-
1. "Déficit de croissance et chômage : le coût de la non coopération", Etudes et recherches, n° 1, avril 1997. Notre Europe(devenue Institut Jacques Delors).
Par son ampleur, ses racines et ses conséquences, la crise
qui a éclaté en 2008 estcomparable à celle de 1929.Elles sont l’une et l’autrel’aboutissement des deux
grandes phases demondialisation et de
dérégulation financière qui les ont précédées.
la revue socialiste 60le dossier
dée sur l’endettement. De l’autre, la dérive
des hautes rémunérations alimentait des
prises de risque insensées, entretenues
par la multiplication d'innovations finan-
cières, qui ont conduit à une envolée des
prix des actifs jusqu’à ce que tout s’effon-
dre, lorsque les anticipations des mar-
chés se sont retournées.
Contrairement à la crise de 1929, les gou-
vernements ont su éteindre l'incendie
financier et éviter des faillites bancaires
par une injection massive de fonds
publics, transférant les dettes des
banques aux Etats. Ils ont su aussi pren-
dre des mesures de relance dans tous
les pays, en 2009, pour éviter l’effondre-
ment massif de la demande. Mais,
comme dans les années 1930, la crise
née aux Etats-Unis a produit ses effets
les plus désastreux en Europe. En lais-
sant planer des doutes sur la solidarité
qui les unissait, les dirigeants européens
ont transformé le sauvetage de la Grèce
en une crise généralisée de la zone euro.
Impuissante pendant plusieurs années
à prendre les mesures susceptibles d’en-
rayer les attaques spéculatives affectant
certains de ses membres, corsetée dans
des règles budgétaires et des principes
de politique économique d’un autre âge,
l’Europe s’est infligée une cure d’austé-
rité dont le principal impact aura été un
effondrement massif de la production et
de l’emploi et la plus longue récession
qu’elle ait connue depuis la Seconde
Guerre mondiale.
La réponse pertinente à la crise était une
politique mettant en œuvre une véritable
régulation financière à travers une sépa-
ration des activités bancaires, la réduc-
tion des inégalités par l’impôt et une
action forte, nationale et européenne, en
faveur de l’emploi et de l’investissement
pour sortir de la récession. D’une certaine
façon, c’étaient les axes de la politique
que mit en œuvre Roosevelt, dans les an-
nées 1930, et dont la généralisation,
après la Seconde Guerre mondiale,
contribua à la longue période de stabilité
financière et de prospérité de l'après-
guerre. Mais, il fallait pour cela sortir du
dogme néolibéral qui domine le conti-
L’Europe s’est infligée une cured’austérité dont le principal
impact aura été un effondrementmassif de la production et de l’emploi et la plus
longue récession qu’elle aitconnue depuis la Seconde
Guerre mondiale.
nent européen et a abouti aux politiques
absurdes d’austérité qui enfoncèrent
l’Europe dans la dépression. Le discours
du Bourget, avec ses accents roosevel-
tiens et les 60 propositions qui l’accom-
pagnaient, était une réponse pertinente
à la crise. Mais, faute de réussir à influen-
cer les politiques européennes, la poli-
tique économique de la France finit par
se fondre dans la pensée unique euro-
péenne, traduisant l’incapacité de notre
continent à penser et plus encore à bâtir
une politique macroéconomique perti-
nente à la bonne échelle : celle de l’Union
monétaire.
ÉGOÏSME NATIONAUX, RÉCESSION ET DÉFLATION
Au sortir de la récession de 2009, tous les
pays européens, ou presque, ont été
confrontés à un creusement des déficits
publics et une augmentation de la dette
auxquels s’est ajouté un déficit de com-
pétitivité chronique de la moitié des pays
de la zone euro. En appliquant un cock-
tail de politique économique fait de
coupes massives dans les dépenses
publiques et de baisse de coût du travail,
qui peut être efficace quand un pays est
seul à le faire, mais conduit à des catas-
trophes quand tous le pratiquent,
l’Europe s’est enfoncée dans la récession
et la déflation ; une réplique à 80 ans
de distance des politiques déflationnistes
des années 1930. Lorsqu’un pays est seul
à pratiquer une réduction des dépenses
publiques, l’effet récessif est en partie
compensé par la croissance des parte-
naires, de sorte que les recettes fiscales
ne se réduisent pas trop et que le résultat
final est bien une baisse du déficit public.
Mais, quand tout le monde le fait, tout
particulièrement dans une situation où
la croissance est limitée par la demande,
l’effet dépressif est tellement élevé que
les pertes de recettes compensent les
coupes dans les dépenses et le déficit ne
se réduit pas. Le seul résultat est d’accen-
tuer la récession. C’est la même chose
du côté des coûts salariaux. Un pays peut
effectivement redresser sa compétitivité en
baissant ses coûts salariaux, mais il amé-
liore sa situation en compliquant celle de
ses partenaires. Si tout le monde fait la
même chose en Europe, le résultat est nul
sur la compétitivité intra-européenne ;
il ne reste que la baisse généralisée des
prix, c’est-à-dire la déflation ! Quant à l’effet
sur la compétitivité de l’ensemble de
l’Europe, il aurait pu être obtenu sans
déflation - et l’a été, de fait, à partir de
2014 - par une dévaluation de l’euro.
52
P.-A. Muet - La grande récession des années 2012-2014
la revue socialiste 60le dossier
Le résultat est que l’on rate les trois cibles
que l’on se fixait : le chômage augmente, le
déficit public ne se réduit pas, l’impact sur
le déficit extérieur est très faible, et comme
on n’a ni croissance ni inflation, la dette ex-
plose. La politique de Schroeder est parfois
citée en exemple - étrange référence quand
on sait dans quel état il a laissé la gauche
allemande et le modèle social allemand !
Mais, lorsqu’il engagea des réformes de ce
type pour redresser la compétitivité alle-
mande, l’Europe était dans une phase de
croissance et il se garda bien de réduire
simultanément les déficits. Il laissa même,
pour la première, fois l’Allemagne, trois an-
nées de suite, avec un déficit excessif (2003-
2005), que ses successeurs réduiront
heureusement avant le déclenchement de
la crise. Si l’Allemagne a moins souffert
de la crise, c’est qu’ayant réduit ses déficits
avant, elle n’a pas eu besoin d’appliquer
des politiques d’austérité pour revenir
dans les clous, après.
LA NÉGATION DES VALEURS FONDATRICES DE L’EUROPE
Il ne faut guère s’étonner que les peuples
se détournent de l’Europe et que mon-
tent partout les nationalismes. Ce qui
s’est passé ces dernières années sur
notre continent est la négation même de
ce qu’a été la construction européenne.
Les contraintes imposées à la Grèce par
la Troïka ont été aussi absurdes que les
réparations demandées à l’Allemagne,
lors du Traité de Versailles. La leçon a été
retenue par les Alliés après la Seconde
Guerre mondiale : au lieu d’accabler le
pays vaincu, ils lui ont tendu la main et
c’est, au contraire, une Europe de la soli-
darité qui est sortie des décombres de la
Seconde Guerre mondiale. Une solidarité
qui est allée jusqu’à effacer 60 % de la
dette allemande, lors de la conférence de
Londres de février 1953, pour permettre
à l’Allemagne de l’Ouest de se redresser.
Comment accepter que l’Europe, qui a su
tirer vers le haut pendant des décennies
tous les pays qui l’ont rejointe, ait fait l’in-
verse au cours des trois dernières an-
nées. Quand l’Espagne et le Portugal sont
entrés dans l’Union européenne, beau-
coup craignaient que la concurrence sa-
lariale tire les salaires des pays les plus
développés vers le bas ou engendre de
Les contraintes imposées à laGrèce par la Troïka ont été aussi
absurdes que les réparationsdemandées à l’Allemagne, lors du Traité de Versailles.
fortes délocalisations. Cela se serait sans
doute produit si l’Europe n’avait été
qu’un grand marché. Mais, il existait
heureusement des mécanismes de soli-
darité comme les fonds structurels qui
ont favorisé l’investissement et la moder-
nisation des nouveaux entrants, de sorte
que la convergence s’est faite vers le haut.
La caractéristique des politiques d’austé-
rité budgétaire ou de compétitivité
par la baisse du coût salarial est
d’être non coopératives, au sens où elles
n’améliorent la situation d’un pays qu’en
détériorant celle des autres. Alors que
c’est l’inverse pour les politiques de
relance de la demande ou de stimulation
de l’offre par l’innovation qui profitent
également au partenaire, en diffusant la
hausse de demande ou l’innovation.
Là où les politiques coopératives génè-
rent un ajustement vers le haut, les poli-
tiques non coopératives engendrent
un ajustement vers le bas. On pouvait
penser qu’après les déflations des an-
nées 1930, l’Europe serait définitivement
guérie des politiques non coopératives.
Mais, l’aveuglement de la pensée unique
qui a dominé l’Europe dans la dernière
décennie s’est avéré malheureusement
sans limite. Et surtout, en l’absence d’un
pouvoir fédéral digne de ce nom, ce que
ne fut jamais la commission Barroso,
les égoïsmes nationaux l’emportent
toujours sur la solidarité.
UNE PERSPECTIVE PLUS FAVORABLE
Quand des nations sont incapables de
prendre en main leur destin commun,
c’est la conjonction favorable des astres
qui permet parfois de sortir d’une réces-
sion. C’est ce qui s’est heureusement pro-
duit avec la baisse des prix du pétrole
qui a desserré les contraintes sur les
politiques budgétaires et permis des
politiques globalement neutre, en 2015,
à l’échelle de l’Union. A cela, se sont
ajoutés la politique intelligente d’assou-
plissement quantitatif de la BCE, la
dépréciation de l’euro et le plan d’inves-
tissement de la nouvelle Commission,
54
P.-A. Muet - La grande récession des années 2012-2014
On pouvait penser qu’après les déflations des années 1930,l’Europe serait définitivementguérie des politiques non coopératives. Mais,l’aveuglement de la penséeunique qui a dominé l’Europe dans la dernièredécennie s’est avérémalheureusement sans limite.
la revue socialiste 60le dossier
qui, même s’il reste modeste au regard
des besoins d’investissement et de crois-
sance, traduit un changement plus favo-
rable dans l’orientation des politiques
européennes. Si nous voulons éviter
qu’un ajustement vers le bas se repro-
duise, il faut proscrire des politiques non
coopératives, en privilégiant des poli-
tiques de compétitivité par l’innovation
qui bénéficient à tous ; mettre en place
des salaires minima différenciés par
pays pour lier le progrès social et les
gains de productivité et développer
les mécanismes de solidarité qui font
cruellement défaut à l’union monétaire.
Il faut, enfin, que l’Europe redevienne
un espace de solidarité, et non un grand
marché mettant les Etats en concur-
rence les uns contre les autres.
Cela est d’autant plus nécessaire que
l’Europe à 28 est constituée, majoritaire-
ment, aujourd’hui, de petits pays pour
lesquels des stratégies non coopératives,
au sein d’un grand marché, sont plus
efficaces que la participation à des
projets coopératifs. Il ne suffit pas de
s’accorder au sein du PSE sur un
diagnostic pertinent pour que celui-ci
ait des chances d’aboutir. Depuis 2012,
le diagnostic annuel des trois instituts
(OFCE, IMK, ECLM)2 a régulièrement
alimenté les réflexions des réunions
du PSE et du groupe des socialistes
et démocrates du Parlement européen
consacrées à la politique économique.
Il montrait, dès 2012, le risque de réces-
sion qui s’amorçait dans l’Union en
raison de la généralisation des poli-
tiques d’austérité, puis, soulignait, dans
les années suivantes, le risque déflation-
niste auquel était confrontée la zone
euro. Cela n’a guère influencé les poli-
tiques économiques nationales, y com-
pris dans les Etats de l’Union où les
partis membres du PSE étaient au pou-
voir. La véritable réponse passe par un
changement institutionnel qui donnerait
vraiment sa place à une politique écono-
mique digne de ce nom, à l’échelle où
Surtout, ne nous trompons pas d’époque. La modernité du socialisme, ce n’est pas
le social-libéralisme. Ce n’est pas d’adapter notre
idéal de solidarité à unemondialisation libérale
qui a échoué.
2. (IAGS) publiée chaque année par l’OFCE, l’institut IMK de la fondation Hans Boeckler et l’institut ECLM (Economic Council of the Labour Movement).
56
P.-A. Muet - La grande récession des années 2012-2014
elle est vraiment efficace, celle de l’Union
monétaire.
Mais surtout, ne nous trompons pas
d’époque. La modernité du socialisme, ce
n’est pas le social-libéralisme. Ce n’est pas
d’adapter notre idéal de solidarité à une
mondialisation libérale qui a échoué. Car,
ce sont les inégalités qui ont engendré les
dérives financières qui ont conduit à la
crise financière, et ce sont les égoïsmes
nationaux qui ont conduit à la crise de la
zone Euro. Alors, n’ayons pas peur de ce
que nous sommes. Car, le principe de so-
lidarité que nous, socialistes et sociaux-
démocrates, portons depuis toujours est
la seule et vraie réponse à la crise.
la revue socialiste 60le dossier
Malgré ce réveil en fanfare, nos dirigeants
prêtent peu d’attention au piétinement
des sociétés européennes par les élé-
phants du populisme. Austérité sans fin,
réformes sans fin de l’Etat-Providence
bâti dans l’après-guerre, atteintes à la pro-
tection sociale et à la sécurité collective,
inégalités entre le sort des entreprises
et celui des particuliers, intensification
et centralisation de l’intégration euro-
péenne au milieu d’un tsunami euroscep-
tique, inertie de l’élite face à une migration
de masse sans précédent, voilà tout ce
qui attise l’envie sociale et le ressentiment
à l’encontre des politiques actuelles. De la
Grèce à la Grande-Bretagne, de la Nor-
vège aux Pays-Bas, la démocratie appar-
tient aux populistes et le pouvoir aux
technocrates. Que s’est-il donc passé ?
Le populisme en Europe continue de
croître. Cela devrait constituer un sérieux
signal d’alarme, car il est l’expression
L ’Europe a ouvert la boîte de Pandore du populisme. D’Athènes à Dresde, de Parisà Madrid, partout, nous voyons des signes forts de révolte populaire contre l’ordre établi. Une crise de confiance européenne, doublée d’une crise de la repré-
sentation, s’étale désormais au grand jour, et l’attention se porte sur les revers présumés de la politique d’immigration et d’intégration européenne. Presque partout en Europe, ceux qui veulent remettre en cause l’ordre établi sont déjà dans l’antichambredu pouvoir. Ce sont des perspectives inquiétantes, sinistres, et un signe important de l’instabilité des sociétés européennes.
Comment les partis populaires ont (presque) perdu le peuple ?
Pourquoi devons-nous écouter le réveil du populisme ?
René Cuperus Politologue, membre de la Fondation Wiardi Beckmann.
d’une double crise, de confiance et de re-
présentation, dans nos sociétés. Il s’épa-
nouit malgré la force de nos démocraties
libérales d’après-guerre et de notre sys-
tème de protection sociale et de solida-
rité. En raison de la pression de la
mondialisation, des migrations et de la
perte de nos repères, l’économie sociale
de marché risque, aujourd’hui, d’être
compromise, érodée. Le populisme est la
révolte d’individus qui se sentent laissés
pour compte. Mais, il n’est pas forcément
l’expression de ceux que l’on range, le
plus souvent, sous le terme distinctif de
population précarisée, à capital culturel
faible. La situation est beaucoup plus in-
quiétante, tant en termes de chiffres
qu’en terme de risque politique : il n’y a
qu’à regarder du côté du Front national
français, de l’UKIP britannique, du PVV
néerlandais, mais aussi chez les Fla-
mands ou les nationalistes scandinaves.
Le populisme est un phénomène de
classes moyennes en difficulté. Il résiste
aux théories et à l’internationalisme
d’une élite coupée des réalités et un peu
perdue. Pour dire les choses sans détour,
le populisme n’est pas le NPD (le parti
néo-nazi allemand), le populisme est
bien davantage la voix des tabloïds bri-
tanniques et du journal Bild ! Et c’est bien
pire ! On peut même dire, aujourd’hui,
que la ligne de partage passe entre ceux
qui sont allés à l’école primaire et au
collège et ceux qui sont allés au lycée !
Les travaux du sociologue belge, Mark
Echardus, et du politiste suisse, Hanspe-
ter Kriesi, ont permis d’établir qu’une
nouvelle fracture sociale s’est ouverte
entre ceux qui ont un capital socio-cultu-
rel et ceux qui n’en ont pas, rendant ino-
pérantes celles, plus classiques, entre la
gauche et la droite ou les religieux et les
laïcs. Il existe un risque sérieux que l’écart
entre les personnes peu ou pas diplô-
mées et les personnes à haut niveau
d’études continue de se creuser. Aux
Pays-Bas, nous constatons que les diplô-
més et les non-diplômés vivent de plus
en plus dans des mondes séparés et bien
distincts : Living apart together. Les deux
mondes coexistent, de chaque côté d’une
route, et entrent rarement en contact.
58
René Cuperus - Comment les partis populaires ont (presque) perdu le peuple ?
De la Grèce à la Grande-Bretagne, de la Norvège aux Pays-Bas, la démocratieappartient aux populistes et le pouvoir aux technocrates.Que s’est-il donc passé ?
la revue socialiste 60le dossier
Les lieux de rencontre autrefois usuels -
église, armée, organismes de bienfai-
sance - jouent un rôle bien moins impor-
tant. Et surtout, les personnes à haut
niveau d’études ont tendance à rester
dans leur cercle. Dans le biotope qui leur
est étranger, ils observent ceux qui ont un
niveau culturel plus bas. Ils méprisent
l’humour, les goûts, les convictions poli-
tiques de ceux qui sont différents. Dans
une société supposée égalitaire, cette
attitude élitiste crée un sentiment de
malaise, sur lequel deux think tanks,
au moins, du gouvernement néerlandais
se sont penchés récemment.
LES CLIVAGES TRAVERSENT LES VIEUX PARTIS POPULAIRES
Les diplômés et les non-diplômés se dis-
tinguent, principalement, par leurs atti-
tudes à l’égard des questions relatives
à la mondialisation : l’ouverture des fron-
tières, l’immigration et le processus d’in-
tégration européenne. Sur ces thèmes,
les deux groupes socio-culturels sont dia-
métralement opposés. Les plus diplômés
sont davantage cosmopolites, universa-
listes, tandis que les moins diplômés ont
tendance à défendre des positions plus
nationalistes et particularistes. Dans
notre monde, en constante évolution,
le premier groupe a beaucoup plus
confiance dans le monde politique, le
capital financier et culturel que le second.
Les lignes de partage traversent nos
vieux partis démocrates-chrétiens et so-
ciaux-démocrates. Si ces partis n’appren-
nent pas à affronter de façon constructive
ces nouvelles forces, ces nouvelles ten-
sions, ils pourraient bientôt n’être plus
que des coquilles vides. En outre, le
conflit social entre ceux qui ont fait des
études et ceux qui n’en ont pas fait est ex-
ploité de façon maximale par les partis
populistes. Il nourrit le mythe, selon le-
quel les élites diplômées cosmopolites,
aussi bien que les immigrés de fraîche
date, veulent porter atteinte à l’Etat-
Nation et, au bout du compte, l’abolir.
L’histoire du populisme est bien plus une
histoire de peur, de ressentiment et de
Les diplômés et les non-diplômés se distinguent,
principalement, par leursattitudes à l’égard
des questions relatives à la mondialisation :
l’ouverture des frontières,l’immigration et le processus
d’intégration européenne.
colère qu’une histoire de déclassement
économique. C’est une course pour
l’identité, la reconnaissance et le statut
social. Au siècle dernier, l’ouvrier était le
héros de la gauche politique, les intellec-
tuels étaient acceptés dans le combat
comme de simples supplétifs de la classe
ouvrière. Aujourd’hui, l’élite s’en prend
aux précaires, aux faiblement diplômés,
en les accusant de ne pas savoir accepter
le changement et de ne pas s’être prépa-
rés à la société mondiale du savoir du
XXIe siècle. On leur a ainsi volé leur fierté.
La question cruciale est donc de savoir
comment la gauche peut répondre à ces
nouveaux développements. Le problème
réside dans le fait que les partis de cen-
tre-gauche, qui ont une responsabilité
dans la crise actuelle, en raison de leur
politique de réformes et d’austérité, ont
libéré un espace conséquent aux promo-
teurs et aux aventuriers du populisme.
Prenons l’exemple des Pays-Bas : dans
les années 1970, le parti social-démo-
crate PVDA classique s’est modernisé et
transformé en un parti progressiste. Il
promeut, aujourd’hui, principalement
des valeurs post-matérialistes, tout à fait
compatibles avec celles défendues par
les écologistes européens. L’énergie
nucléaire, le féminisme, l’aide au déve-
loppement, le multiculturalisme, plutôt
que des bons emplois, ont été placés au
centre de notre politique. Les tensions so-
ciales entre diplômés et non-diplômés
étaient pourtant alors atténuées par la
préservation de l’Etat-Providence. Cela
semblait fonctionner, au moins pendant
un certain temps. Mais, quand les
sociaux-démocrates post-modernes ont
rompu le contrat social ou même trahi -
c’est ainsi qu’ont été perçues les réformes
successives du modèle social -, ils ont
ouvert la voie à la suspicion. La colère,
le ressentiment, la frustration ont grandi
en conséquence.
Nous devons comprendre que le popu-
lisme est ancré dans la réalité. Il ne surgit
pas de nulle part. Les mouvements popu-
listes se font l’écho de véritables peurs
et de préoccupations que nous devons
prendre au sérieux. Il est inutile que les
60
René Cuperus - Comment les partis populaires ont (presque) perdu le peuple ?
Les partis de centre-gauche, qui ont une responsabilité dansla crise actuelle, en raison deleur politique de réformes etd’austérité, ont libéré un espaceconséquent aux promoteurs etaux aventuriers du populisme.
la revue socialiste 60le dossier
personnes à fort capital culturel mépri-
sent celles qui n’ont qu’un faible capital
culturel. Il n’est pas plus productif de cri-
tiquer les moins diplômés, au sujet de
leur faible enthousiasme, à l’égard de
la construction européenne. Car, il est
évident que les plus défavorisés sont
confrontés, dans leur vie quotidienne,
aux situations complexes engendrées
par l’intégration européenne ou les
vagues migratoires, de manière bien
plus directe que les personnes à haut ni-
veau de qualification, qui, elles, peuvent,
de surcroît, supporter les coûts de ce
qu’on appelle « la fuite des Blancs » dans
des quartiers, des écoles et des clubs
sportifs moins multiculturels.
LE COMBAT DES CLASSES MOYENNES
POUR LE PARADIS PERDUNous devons également comprendre
que le populisme est avant tout un phé-
nomène culturel. En Europe, il a pris ra-
cine non pas dans les régions en crise,
mais plutôt dans des zones plus aisées.
En Autriche, au Danemark, en France,
et en Flandre, le populisme n’est pas un
mouvement des classes populaires mais
il est celui d’une classe moyenne infé-
rieure. En quelque sorte, le populisme est
la recherche d’un paradis perdu. Pour
cette raison, il est impossible de lutter
contre les mouvements populistes en
sollicitant simplement la défense du
« vivre ensemble » et des privilèges. On
a insuffisamment réfléchi au fait que
« l’élite » a échoué au cours des dernières
années, notamment dans la maîtrise des
conséquences de la mondialisation. C’est
sa politique qui a conduit à la crise finan-
cière et bancaire, à la crise de l’euro et
au traumatisme engendré par les migra-
tions de masse. Ce bilan n’a pas spéciale-
ment suscité un quelconque respect
pour la sagesse de l’élite !
LES DÉCROCHÉS COMME VÉRITABLE AVANT-GARDE
Le plus gros problème tient peut-être au
fait que la partie la plus diplômée de la
population entretient une fausse image
d’elle-même : les gens se disent cosmo-
Le populisme en Europe a prisracine non pas dans les régionsen crise, mais plutôt dans des
zones plus aisées. En Autriche,au Danemark, en France, et enFlandre, le populisme n’est pas
un mouvement des classespopulaires mais il est celui d’une
classe moyenne inférieure.
62
René Cuperus - Comment les partis populaires ont (presque) perdu le peuple ?
polites et universalistes, favorables à l’im-
migration et à l’islam, partisans de la
construction européenne et opposés à
une politique de « la loi et l’ordre ». Mais,
la plupart de ces paramètres sont en fait
définis par la volonté de se différencier de
la masse des classes inférieures, présen-
tée comme vulgaire et peu cultivée. A y
regarder plus précisément, jusqu’à quel
point cette élite diplômée est-elle cosmo-
polite, pro-européenne et islamophile ?
Par provocation, on pourrait même dire
que la véritable avant-garde est au-
jourd’hui constituée de ceux qui sont les
moins diplômés, de ceux qui ont le capital
culturel le plus faible, et qui attirent l’at-
tention sur les revers de la mondialisation
et les inégalités qu’elle engendre. C’est cela
même qui donne de l’espoir. En réalité, les
couches diplômées de la population et les
couches sans capital culturel sont peut-
être aujourd’hui plus proches que l’on ne
pourrait le penser. De ce constat, on peut
déduire qu’une nouvelle compréhension
mutuelle, une nouvelle coopération pour-
raient se développer. Une chose est claire :
compte tenu de ses multiples racines, le
terme de « populisme » doit être utilisé
avec prudence. Il n’est pas neutre, mais a
une connotation péjorative. Il est utilisé
pour diaboliser les opposants politiques,
les exclure du champ des politiques
« normales » et « rationnelles ». Les popu-
listes eux-mêmes ne se définissent pas
comme « populistes ». Quand nous dési-
gnons tous les mouvements de mécon-
tentement comme populistes, nous
stigmatisons tous ces gens qui se sentent
délaissés pour de bonnes ou de mau-
vaises raisons. Ce n’est pas ainsi que doit
s’exercer un leadership politique et moral.
On doit gérer différemment et communi-
quer différemment sur la complexité du
monde globalisé.
QUATRE FAIBLESSES DES PARTIS TRADITIONNELS
La première faiblesse réside dans le fait
que les partis traditionnels - « les partis
du vaste Centre » - n’offrent plus de senti-
Quand nous désignons tous lesmouvements de mécontentementcomme populistes, nousstigmatisons tous ces gens qui se sentent délaissés pourde bonnes ou de mauvaisesraisons. Ce n’est pas ainsi quedoit s’exercer un leadershippolitique et moral. On doit gérerdifféremment et communiquerdifféremment sur la complexitédu monde globalisé.
la revue socialiste 60le dossier
ment de sécurité. Ils ont perdu la capacité
de le transmettre à la population. Ils ne
sont plus en situation de garantir une
sécurité économique, sociale et culturelle
pérenne, et ce, parce que les élites elles-
mêmes n’ont pas une idée bien arrêtée
de l’avenir. Les partis traditionnels sont
soumis à la pression de la mondialisa-
tion, de la logique et des conséquences
phénoménales du projet européen, de
la précarisation du marché du travail,
et c’est ainsi que, peu à peu, ils perdent
la confiance de leurs électeurs, même
les plus fidèles.
La deuxième faiblesse réside dans le
fait qu’il n’y a apparemment pas d’alter-
native aux politiques technocratiques
d’adaptation à la mondialisation, ce qui
a dissous la différence entre droite et
gauche dans le champ politique. La poli-
tique « mainstream » a pris trop de place,
avec l’Europe comme unique repère. Les
partis traditionnels - le SPD et la CDU (ou
en Hollande le VVD, la CDA et le PvDA) -
sont plus ou moins d’accord sur l’avenir
de l’Union européenne. Il n’y a pas une
Europe « de gauche » ou une Europe « de
droite ». Il y a 100 % de partisans et d’ad-
versaires de l’Europe : les partis tradition-
nels s’opposant aux ennemis présumés
de l’Europe, les populistes. En science
politique, on sait depuis longtemps déjà
que si l’on gomme les clivages droite-
gauche, on promeut la coupure aux
ciseaux entre « ceux d’en haut » et « ceux
d’en bas ». Le problème, c’est que ces
nouvelles lignes de partage dans les so-
ciétés modernes épousent les contours
des inégalités dans l’éducation. L’éducation
produit une sorte de nouvelle société de
classes, sur les plans économique et cultu-
rel. Je définis même le populisme comme
une « guerre culturelle » entre ceux qui ont
pu acquérir une formation scolaire et ceux
qui n’ont pas pu le faire. Les partis tradition-
nels, qui devraient tendre des passerelles
vers les moins diplômés, sont allés beau-
coup trop loin dans le sens de l’élite édu-
quée en acceptant de parler d’une Europe
« ersatz » d’une Nation, de la société de la
connaissance méritocratique, de la trans-
formation radicale de l’écologie, du multi-
culturalisme vanté comme l’expression de
En science politique, on saitdepuis longtemps déjà que si
l’on gomme les clivages droite-gauche, on promeut la coupureaux ciseaux entre « ceux d’en
haut » et « ceux d’en bas ».
la diversité religieuse - en opposition à
la culture occidentale. Tout cela a ouvert
un espace aux extrêmes populistes, à
l’opposition entre le peuple et les élites,
entre le peuple et l’« Establishment ». Et, de
ce fait, le lien de solidarité qui s’était établi
entre les partis traditionnels a été soumis
à une forte tension.
La troisième faiblesse tient à la qualité
même des hommes politiques (encore un
tabou !). Les principaux partis politiques
sont relativement faibles et les processus
de sélection et de désignation sont
presque au même niveau. La démocratie
n’est plus considérée comme la meilleure,
ni la plus appropriée, des organisations
humaines. Trop de technocrates, pas assez
de représentants issus du « peuple », tout
cela peut poser de graves problèmes à
l’avenir. De même que cela sape la
confiance dans la politique. Plus techno-
cratiques, autoritaires et apolitiques seront
les politiques menées, plus la vengeance
du populisme sera terrible.
LA SOCIÉTÉ BRISÉE DES PARTIS POPULAIRES
La quatrième et dernière faiblesse tient à
la fracture sociétale des partis populaires.
Prises dans le tourbillon de la mondiali-
sation, des migrations, de la fragmenta-
tion sociale, les conditions nécessaires à
la mise en œuvre d’une politique de soli-
darité ont continué de se dégrader. Les
partis politiques traditionnels - les vieilles
formations chrétiennes-démocrates ou
sociales-démocrates européennes, et,
dans certains pays, les libéraux - ont
perdu très largement le contact avec des
gens frappés par « la peur de l’avenir ».
Ce groupe des angoissés du futur, qui
pensent que le nouveau monde n’a rien
à leur offrir, se sent abandonné par
« l’élite politique ».
Les sociaux-démocrates sont victimes de
cette fracture de la société. Ce qui est en
jeu, c’est la scission de l’électorat social-
démocrate en deux groupes, une division
entre les universitaires et les sociaux-dé-
mocrates traditionnels, affiliés au milieu
syndical, entre les diplômés et les peu
qualifiés, entre les cosmopolites et les na-
tionalistes, entre les libéraux et les auto-
ritaires. Cette fracture est à l’image de
celle qui traverse les classes moyennes.
En raison des tensions puissantes créées
par la mondialisation, l’immigration de
masse, l’économie du savoir individua-
liste et post-industrielle, les électeurs so-
ciaux-démocrates sont divisés en deux
64
René Cuperus - Comment les partis populaires ont (presque) perdu le peuple ?
la revue socialiste 60le dossier
camps : celui des optimistes, bienveil-
lants à l’égard de la mondialisation, de
la force du marché, de l’Europe et de la
diversité, et celui de ceux qui se sentent
menacés par tous ces facteurs. La pres-
sion exercée par la division et la fractura-
tion des partis politiques est similaire à
celle qui s’exerce au sein de la société
civile. Les divergences internes des partis
politiques reflètent les fissures de nos
sociétés. Le fait que les formations poli-
tiques se trouvent elles-mêmes en proie
à ce processus de désintégration doit
nous alerter. Car, fondamentalement, ce
sont notre cohésion nationale, notre tissu
social, notre système de solidarité qui
sont aujourd’hui pris pour cible.
Le populisme est une réponse risquée et
très grave à ces changements sociaux
profonds. Il doit nous alerter sur ce qui
fait défaut dans la représentation et la
communication politique telle qu’elle est
aujourd’hui pratiquée par les élites poli-
tiques, culturelles et économiques, dans
un contexte tumultueux de changement.
Le populisme doit être pris très au
sérieux, à la fois comme signal d’alarme
et comme péril pour nos démocraties.
Nous devons considérer ce péril popu-
liste comme une mise en cause de
nos sociétés et démocraties. Les partis
politiques doivent regarder leur faiblesse
en face. Nous avons besoin d’un nouveau
pacte social entre ceux qui sont
aujourd’hui privilégiés et les plus vulné-
rables : un pacte de sécurité socio-écono-
mique, basé sur le maintien de l’esprit du
modèle social national dans le modèle
européen, et une ouverture culturelle -
une orientation internationale contre la
xénophobie et un nationalisme mono-
ethnique et replié sur lui-même, mais
avec maintien des institutions démocra-
tiques nationales. Un tel pacte pourrait
être une réponse au populisme.
Les expériences menées aux Pays-Bas -
les repères étant Pim Fortuyn ou Geert
Wilders - ont montré qu’il n’existe pas de
remède miracle dans le rapport au popu-
lisme. Et ce d’autant plus que nous
Les électeurs sociaux-démocrates sont divisés en deux
camps : celui des optimistes,bienveillants à l’égard de
la mondialisation, de la force du marché, de l’Europe et de la diversité, et celui de
ceux qui se sentent menacés par tous ces facteurs.
sommes invités à prendre le populisme
au sérieux et, le cas échéant, à faire
preuve d’autorité dans la conduite des
affaires. C’est particulièrement le cas
quand on en vient au pluralisme démo-
cratique et au traitement civilisé des mi-
norités dans un état de droit. Sur le plan
tactique, les grandes coalitions sont une
erreur. Elles gomment les différences
entre la droite et la gauche et renforcent
l’image d’un establishment unique et
d’une absence d’alternative. Ce que nous
devons, en revanche, promouvoir, c’est
l’idée d’un nouveau compromis, d’un
nouveau contrat social et d’une nouvelle
alliance culturelle entre ceux qui ont le
plus et ceux qui ont le moins, des deux
côtés de l’échiquier politique.
66
René Cuperus - Comment les partis populaires ont (presque) perdu le peuple ?
la revue socialiste 60le dossier
Il est à la peine électorale. Surtout, ce qui
est encore plus préoccupant, c’est le
changement que ces élections révèlent
dans le paysage politique français. L’affir-
mation du Front national, à un haut ni-
veau électoral - il est arrivé en tête des
élections européennes - fait passer d’un
système politique caractérisé par un
multipartisme bipolaire, où le Parti socia-
liste, à gauche, et l’UMP, à droite, domi-
naient leur camp respectif, à un
tripartisme électoral, où si Les Républi-
cains (LR), maintenant, et le Parti socia-
liste sont les deux principaux partis
susceptibles d’incarner une alternance
au pouvoir, face au Front national, désor-
mais, le premier tour de l’élection prési-
dentielle, en tout cas, celle de 2017, peut
servir à départager le parti ou la coalition
de partis qui l’affrontera au second tour.
Aujourd’hui, les élections locales interve-
nues montrent que le risque est surtout
pour le Parti socialiste, d’autant plus que
L a situation du socialisme français est aujourd’hui préoccupante et paradoxale. Au prin-temps 2012, le Parti socialiste avait tout gagné, l’élection présidentielle et les électionslégislatives dans la foulée, alors qu’il dirigeait, déjà, une majorité de municipalités, de
départements, de régions - ce qui s’était traduit, pour la première fois, par l’élection d’un Présidentsocialiste, au Sénat. A l’été 2015, la situation est tout autre.
Les défis du socialisme français
Alain Bergounioux Directeur de la Revue socialiste.
L’affirmation du Front national,à un haut niveau électoral -
il est arrivé en tête des électionseuropéennes - fait passer
d’un système politiquecaractérisé par un multipartismebipolaire, où le Parti socialiste, à gauche, et l’UMP, à droite,
dominaient leur camp respectif,à un tripartisme électoral.
la gauche, dans son ensemble, avec les
écologistes d’Europe Ecologie-Les Verts
(EELV) et le Front de gauche - qui re-
groupe essentiellement le Parti commu-
niste et le Parti de gauche de Jean-Luc
Mélenchon - est historiquement faible :
elle a regroupé moins du tiers des voix
aux élections européennes et un peu
moins de 37 % au premier tour des élec-
tions départementales, et elle est, qui
plus est, fortement divisée sur des ques-
tions essentielles.
Comment comprendre la rapidité de
cette évolution ? Tient-elle seulement aux
trois années difficiles d’exercice du pou-
voir écoulées ? Et, alors, faut-il y voir la lo-
gique des élections intermédiaires jouant
à plein contre les partis au pouvoir, dé-
mobilisant leurs électorats, remobilisant
ceux de l’opposition ? Ce fut le cas pour
l’UMP de Nicolas Sarkozy dans le précé-
dent quinquennat, et, plus loin de nous,
pour Valéry Giscard d’Estaing, en 1976 et
1977, et pour François Mitterrand, en
1983… Ou y a-t-il des causes plus loin-
taines et plus structurelles ? Le constat,
en effet, a été fait, depuis 1981, date de
l’arrivée des socialistes au pouvoir sous la
Ve République, qu’ils n’ont pas pu rempor-
ter deux élections nationales de suite -
François Mitterrand a été, certes, réélu en
1988, mais il avait perdu les élections lé-
gislatives de 1986. Poser la question, en
ces termes, laisse penser qu’il y a des
deux. Mais, encore faut-il déterminer la
part exacte des phénomènes.
En fait, depuis 1981, le Parti socialiste n’a
cessé de s’interroger sur sa politique et
son identité - comme les autres partis so-
cialistes, sociaux-démocrates, travail-
listes, en Europe, avec plus ou moins de
force, l’ont fait dans la mesure où, depuis
la fin des années 1970, les conditions des
« compromis sociaux », établis après la
Seconde Guerre mondiale ont été re-
mises en cause, avec la mondialisation
et les transformations profondes qu’ont
connues nos sociétés, dans toutes leurs
dimensions, économique, technolo-
gique, sociale et culturelle. Le Parti socia-
liste français a voulu éviter une révision
idéologique et politique d’ampleur,
compte tenu de la division de la gauche
française. Mais, aujourd’hui, il se trouve
devant une double exigence - qu’il ne
peut éluder : il doit se redéfinir comme
socialiste et en tant qu’organisation, au-
près d’une opinion qui le considère, par
trop, comme un « parti du système », qui
n’a plus d’identification claire. Ces deux
68
Alain Bergounioux - Les défis du socialisme français
la revue socialiste 60le dossier
tâches doivent être menées de concert,
dans des années où les socialistes exer-
cent les responsabilités gouvernemen-
tales. C’est, évidemment, une difficulté
supplémentaire. Les « reconstructions »
s’opèrent plus facilement dans des pé-
riodes d’opposition ! Mais, malgré tout, le
temps est venu de commencer à le faire
pour éviter une crise plus grave.
Avant d’analyser plus profondément la
situation présente, il est utile d’avoir à
l’esprit les caractères propres du socia-
lisme français. Le socialisme français
s’est évidemment inscrit dans le mouve-
ment d’ensemble du socialisme euro-
péen, tel qu’il s’est structuré, peu à peu,
dans le derniers tiers du XIXe siècle, me-
nant une critique du capitalisme, qui,
quelles qu’ont été les différences entre les
partis nationaux, amenait à penser que
la socialisation des moyens de produc-
tion et d’échange était la solution pour
mettre un terme à l’injustice et l’irrationa-
lité portées par l’économie et la société
capitalistes. En lien plus ou moins étroit
avec les syndicats, une défense efficace
des intérêts de la classe ouvrière a
amené les partis socialistes à entrer dans
la lutte politique et électorale. Les partis
continentaux, pour la plupart influencés
par le marxisme, en particulier le parti so-
cial-démocrate allemand, alors le « parti-
phare » du socialisme européen, ont
maintenu une perspective révolutionnaire
qu’ils voulaient pacifique - comme Jaurès
l’a défendue. Mais, dans la pratique,
devant les réalités sociales, ils ont défendu
un « programme minimum », pour éten-
dre les libertés politiques et syndicales,
forger un droit du travail, bâtir une pro-
tection sociale. L’après Première Guerre
mondiale a fait de la plupart de ces partis
des partis de gouvernement, et les effets
de la crise de 1929, là où ils n’avaient pas
succombé sous les coups du fascisme,
essentiellement dans l’Europe scandi-
nave et en Angleterre, les a amenés a
s’identifier, de plus en plus clairement,
comme des partis réformistes attachés à
réguler le capitalisme - l’horizon du « pro-
gramme maximum » devenant davan-
Les partis continentaux, pour la plupart influencés par le
marxisme, en particulier le partisocial-démocrate allemand, alorsle « parti-phare » du socialisme
européen, ont maintenu uneperspective révolutionnairequ’ils voulaient pacifique -
comme Jaurès l’a défendue.
70
Alain Bergounioux - Les défis du socialisme français
tage un objet de rhétorique, plus qu’un
réel projet politique.
Le socialisme français a vécu les débats
et les combats du socialisme européen.
Mais, son développement - son « code
génétique », comme le dit le politologue
italien Angelo Panebianco - a été marqué
par trois traits majeurs : le fait que les
socialistes ont milité dans une société
qui s’est industrialisée et urbanisée
lentement, où la classe ouvrière a été
minoritaire ; le fait que le suffrage univer-
sel (masculin) a été introduit précoce-
ment, en 1848, et que la République ait
préexisté à la Constitution des partis
socialistes ; le fait que le mouvement syn-
dical ait été influencé par l’anarcho-
syndicalisme et ait manifesté une volonté
d’indépendance, par rapport aux partis.
Tout cela explique que le socialisme fran-
çais n’ait pas pu se couper de la Gauche
Républicaine et a eu une identité double,
socialiste et républicaine, qui l’a contraint,
à la fois, à mener une lutte incessante
pour se distinguer de la gauche républi-
caine, sous peine de perdre sa spécificité,
et à revendiquer l’héritage républicain
pour ne pas demeurer isolé dans la so-
ciété française. L’affirmation d’un Parti
communiste - trois-quarts des adhérents
de la Section française de l’internationale
socialiste (SFIO), en 1920, firent scission
pour aller fonder la Section française de
l’internationale communiste - compliqua
le problème pour les socialistes pendant
de longues décennies. Le Parti socialiste,
sous différents vocables, la SFIO, puis,
encore davantage, le Nouveau Parti
socialiste, après 1969, et le Parti socialiste,
après 1971, a d’emblée été un parti inter-
classiste, dirigé principalement par des
intellectuels et des membres des profes-
sions libérales pour la plupart, puis, par
de hauts fonctionnaires, aujourd’hui,
et, de plus en plus, par des élus ou des
collaborateurs d’élus locaux. Ce qui, pour
les socialistes, a été, longtemps une fai-
blesse, face au Parti communiste, qui a
représenté une part de la classe ouvrière
Le socialisme français a eu une identité double, socialiste
et républicaine, qui l’a contraint,à la fois, à mener une lutte
incessante pour se distinguer de la gauche républicaine,
sous peine de perdre saspécificité, et à revendiquerl’héritage républicain pour
ne pas demeurer isolé dans la société française.
la revue socialiste 60le dossier
jusque dans les années 1980, avec une
base sociale composite, a pu, cependant,
être une force dans les dernières décen-
nies du XXe siècle, en permettant de mo-
biliser plus aisément des catégories
sociales ascendantes dans le salariat non
manuel, tout particulièrement dans les
fonctions publiques. Le mode d’implan-
tation du socialisme n’est pas passé par
l’entreprise, mais par les collectivités lo-
cales, le « socialisme municipal », qui lui
a donné une assise durable - même dans
les périodes difficiles politiquement. Sa
perte d’influence, aujourd’hui, dans l’élec-
torat populaire, les catégories d’ouvriers
et d’employés, est une donnée préoccu-
pante, qui mérite d’être précisément ana-
lysée. Car, le recul socialiste dans le vote
populaire ne résulte pas que de décep-
tions conjoncturelles. Il est important
d’avoir en mémoire que le Parti socialiste
n’a jamais bénéficié d’un vote ouvrier im-
portant. C’est le Parti communiste qui a
pu, un temps, être un « parti » de la classe
ouvrière. Et l’affaiblissement de la gauche
dans les catégories populaires tient sur-
tout au déclin du Parti communiste, dans
les mêmes catégories.
Le socialisme français n’a eu ainsi ni la
culture, ni la structure des partis sociaux-
démocrates européens. Il a vécu sur un
équilibre doctrinal précaire - formulé, ini-
tialement, par Jean Jaurès - entre la réalité
du réformisme et l’aspiration révolution-
naire. Jusqu’au début des années 1980,
il a dû prouver sans cesse sa légitimité
vis-à-vis du Parti communiste - qui, dans
les années 1970, représentait encore plus
de 20 % de l’électorat et contrôlait la
Confédération générale du travail (CGT),
le premier syndicat français. Il a égale-
ment dû veiller à son unité, car le Parti so-
cialiste, lui-même, regroupait diverses
tendances, de la gauche à la droite, et a
connu plusieurs scissions à l’occasion de
graves crises politiques. L’unité n’a pas
été une donnée simple pour tous les di-
rigeants successifs du Parti socialiste. Les
« exercices » du pouvoir - pour reprendre
l’expression de Léon Blum - ont donc
toujours été malaisés, au moment du
Front populaire, à la Libération et dans la
Le mode d’implantation du socialisme n’est pas passé par
l’entreprise, mais par les collectivités locales,
le « socialisme municipal », qui lui a donné une assisedurable - même dans les
périodes difficiles politiquement.
72
Alain Bergounioux - Les défis du socialisme français
Guerre froide, en 1956, avec le gouverne-
ment de Guy Mollet, dans la crise algé-
rienne, qui s’est terminée par une scission,
en 1958, au moment du retour au pouvoir
du Général de Gaulle et de l’instauration
de la Ve République. Quand les socialistes
ont refondé leur mouvement, en 1971,
sous la direction de François Mitterrand
- après dix années tumultueuses -, ils
l’ont fait, à la fois, dans une logique tradi-
tionnelle, avec un programme d’Union
de la Gauche, regroupant le Parti com-
muniste et le Mouvement des Radicaux
de gauche (MRG), voulant établir les
bases d’une économie en partie sociali-
sée, avec, notamment un fort contingent
de nationalisations, et les outils d’une po-
litique économique d’inspiration keyné-
sienne, mais aussi, dans une approche
moderniste, avec l’acceptation d’un ré-
gime politique semi-présidentiel, qui fai-
sait du Parti socialiste un parti de
gouvernement, et, enfin, une approche
sociétale favorable aux aspirations indi-
vidualistes d’une « société d’abondance »,
telles qu’elles s’étaient manifestées,
en 1968. Portés par des évolutions
sociales favorables, dirigés habilement
par François Mitterrand, dans l’Union de
la gauche, puis, dans la désunion, après
l’automne 1977, bénéficiant du discrédit
grandissant du communisme sovié-
tique, les socialistes se sont installés
comme le parti dominant de la gauche
française, dans les années 1970.
La victoire de 1981 a ouvert un nouveau
cycle dans l’histoire du socialisme fran-
çais, celui d’être durablement un parti de
pouvoir - alors que les exercices précé-
dents, sous sa responsabilité directe,
avaient été courts, entre un et deux ans
seulement. Le processus qui se déroule
du printemps 1981 au printemps 1983
a décidé de son cours pour les décennies
suivantes : des avancées sociales impor-
tantes - la retraite à 60 ans, plus particu-
lièrement - mais, également, des déficits
budgétaires inquiétants, un commerce
extérieur déséquilibré, une faiblesse per-
sistante du franc. Le choix effectué par
François Mitterrand, finalement, de de-
meurer dans le Système monétaire euro-
Le choix effectué par FrançoisMitterrand, finalement, de demeurer dans le Systèmemonétaire européen (SME) et de mener une « politique de rigueur » a traduit un changement de priorités, par rapport aux années 1970.
la revue socialiste 60le dossier
péen (SME) et de mener une « politique
de rigueur » a traduit un changement de
priorités, par rapport aux années 1970.
L’attention des gouvernements socia-
listes s’est désormais portée autant sur la
stabilité des prix et la maîtrise des coûts
de production, pour préserver la compé-
titivité de l’économie, que sur la politique
de la demande. La croissance écono-
mique devenant plus faible, la redistribu-
tion des revenus moins aisée et le coût de
la protection sociale plus élevé, les deux
piliers du modèle socialiste, depuis 1945,
ont été fragilisés : le plein emploi et la
redistribution. La volonté, l’année sui-
vante, d’approfondir la construction
européenne, et la mise en œuvre ulté-
rieure du « Marché unique », sous la res-
ponsabilité de Jacques Delors, Président
de la Commission européenne de 1985 à
1995, ont relevé d’un projet de retrouver
au niveau européen, les marges de ma-
nœuvre qui n’existaient plus suffisam-
ment pour l’Etat national. Mais, cette
intégration européenne, renforcée par le
Traité de Maastricht, en 1992, et plus
encore, par l’instauration de l’euro, à la fin
de la décennie, a achevé d’atténuer les
différences, avec la social-démocratie
européenne - même si le Parti socialiste
français a toujours sa spécificité.
La mise au point d’équilibres difficiles
entre les politiques économiques et les
politiques sociales a été alors le lot des
exercices du pouvoir qui ont suivi. Les
gouvernements socialistes, en effet, sont
fortement dépendants des dynamiques
de l’économie capitaliste. Chacun, cepen-
dant, s’est efforcé à accroître le progrès
social, le Revenu minimum d’insertion
(RMI), en 1988, avec le gouvernement Ro-
card, la Réduction du temps de travail
(RTT) et la Couverture maladie universelle
(CMU), avec le gouvernement Jospin, en
1997 et 1998. Mais, tous se sont inscrits
dans le cadre d’une « désinflation com-
pétitive », ont réalisé des privatisations
partielles ou totales, d’entreprises pu-
bliques et ont eu tendance à réduire la
fiscalité sur le capital. La priorité a été de
défendre plutôt un « modèle social »,
mais non de définir, véritablement, une
nouvelle doctrine économique - les poli-
La priorité a été de défendreplutôt un « modèle social », mais
non de définir, véritablement,une nouvelle doctrine
économique - les politiquessuivies ont été ainsi des
politiques mixtes, intégrantnombre de mesures libérales.
tiques suivies ont été ainsi des politiques
mixtes, intégrant nombre de mesures
libérales. Une autre constante des poli-
tiques socialistes a été de privilégier,
parallèlement, une politique de libertés
nouvelles dans le droit de la famille - le
gouvernement Jospin a institué le Pacte
d’union civile, celui de Jean-Marc Ayrault,
le « mariage pour tous » - et d’accorder un
investissement prioritaire dans l’éduca-
tion et la recherche. Parmi les pays euro-
péens, la France a le niveau relatif le plus
faible dans les inégalités de revenus -,
mais les inégalités de patrimoine ont
augmenté comme ailleurs et, surtout,
les phénomènes de ségrégation sociale
et les inégalités territoriales ont crû, sans
que les mesures pour les banlieues et
les périphéries urbaines aient pu inverser
la tendance.
Le même schéma s’applique, pour l’es-
sentiel, aux deux premières années qui
ont suivi la victoire électorale du prin-
temps 2012. Mais, les difficultés se sont
révélées plus graves que dans les pé-
riodes précédentes. Elles ont mis en évi-
dence les faiblesses du socialisme dans
la société française, depuis les années
1990. Il faut, d’abord, souligner que le
vote du 6 mai 2012 pour François
Hollande, n’a pas été principalement un
vote d’adhésion mais, pour beaucoup, un
vote de rejet contre Nicolas Sarkozy, le
Président sortant, avec un total des voix
de gauche ne dépassant pas 43,5 % des
suffrages exprimés au premier tour -
gauche, qui plus est divisée, le Front de
gauche refusant d’entrer dans la majorité
gouvernementale, avant même que
toute décision fut prise. Et, peut-être, sur-
tout ce vote a été celui d’une société de
crise où dominent le pessimisme et une
défiance vis-à-vis de l’action politique
menée par les partis de gouvernements.
Le programme du candidat socialiste -
marqué par les effets de la grande crise
financière de 2008 -, avançait une volonté
de régulation du système financier, une
réorientation de l’Union européenne en
faveur de la croissance, une égalisation
de la fiscalité entre le capital et le travail,
la création d’emplois publics, l’institution
d’une Banque publique d’investissement
(BPI), une politique ambitieuse de transi-
tion écologique. Mais, il le faisait, en
même temps, dans la perspective affir-
mée d’un redressement de l’économie,
par la recherche de la compétitivité et
d’une réduction de la dette. Les mécon-
tentements provoqués par de fortes
augmentations d’impôts, touchant les
74
Alain Bergounioux - Les défis du socialisme français
la revue socialiste 60le dossier
classes moyennes, ont fragilisé ces am-
bitions. Les concessions obtenues dans
la négociation européenne n’ont eu, au
départ, qu’une portée limitée. Si le gou-
vernement a accepté les termes du Traité
de stabilité budgétaire, qui fixait une po-
litique de réduction des déficits pour at-
teindre les 3 % de déficit, il a voulu, en
effet, ne pas être isolé dans un ensemble
européen, où même les partis sociaux-
démocrates et travaillistes ne présen-
taient pas un front commun. L’absence
de résultats en matière d’emploi - tradui-
sant aussi, la défiance des entrepreneurs -
a achevé d’amener le Président et ses
gouvernements à non pas renverser leur
politique, comme en 1983, car, à aucun
moment, le candidat n’avait annoncé
une politique du « tout demande » -, mais
à donner une priorité revendiquée à une
politique de l’offre baissant le coût du tra-
vail et à la réduction des dépenses pu-
bliques, dans un effort inégalé. Cela,
même si une politique « d’austérité » n’a
pas été vraiment mise en œuvre - contrai-
rement aux accusations adressées par la
« gauche de la gauche » et même au sein
du PS - a, néanmoins, accentué la com-
pression salariale - notamment dans la
fonction publique - et réduit les perspec-
tives d’une redistribution sociale. Le tout,
dans un climat politique radicalisé par
les mobilisations de la droite catholique
contre le « mariage pour tous » et hypo-
théqué par les oppositions croissantes, à
gauche, qui ont conduit au retrait des
écologistes du gouvernement de Manuel
Valls, en avril 2014 -, même s’il a été im-
posé par une partie d’EELV sur l’autre.
Ces éléments rendent compte des dé-
faites électorales évoquées plus haut,
et des perspectives difficiles pour les
prochains rendez-vous électoraux. La
crainte, agitée par les médias, est que le
Parti socialiste devienne la « troisième
force » derrière la droite -, si toutefois,
celle-ci conserve son unité, ce qui n’est
pas une donnée - et le Front national,
principal réceptacle des mécontente-
ments, des inquiétudes et des frustra-
Les politiques socialistes, tellesqu’elles sont menées, déçoiventles catégories populaires et les
millions de salariés (et dechômeurs) qui ont des revenus
faibles - et qui avaient votérelativement plus en faveur
de François Hollande, en 2012 -faute d’amélioration
de la situation de l’emploi.
76
Alain Bergounioux - Les défis du socialisme français
tions dans la société française. Les poli-
tiques socialistes, telles qu’elles sont me-
nées, déçoivent les catégories populaires
et les millions de salariés (et de chô-
meurs) qui ont des revenus faibles - et
qui avaient voté relativement plus en
faveur de François Hollande, en 2012 -
faute d’amélioration de la situation de
l’emploi. L’affaiblissement d’une forte
spécificité, en matière de politique écono-
mique et européenne, malgré de réelles
oppositions sociétales, dessert, qui plus
est, les socialistes dans l’électorat politisé
et, particulièrement, dans les jeunes gé-
nérations. Certes, le Parti socialiste a tenté
de réagir dans les années passées. Idéo-
logiquement, en 2008, il s’est doté d’une
nouvelle « Déclaration de principes », qui
lui donne comme finalité de construire
une « économie sociale et écologique de
marché ». Le débat pour savoir si le Parti
socialiste est ou non social-démocrate a
évidemment toujours une portée symbo-
lique - et polémique, au sein du parti lui-
même. Mais, le contenu de ce texte,
renforcé par la « Charte des socialistes
pour le progrès humain », adoptée en dé-
cembre 2014, qui va dans le même sens,
l’inscrit, plus clairement, dans la famille
social-démocrate européenne. François
Hollande a d’ailleurs revendiqué la no-
tion, en janvier 2014, pour qualifier sa po-
litique. Structurellement, depuis 1995,
des réformes de démocratisation dans le
parti lui-même, ont été mises en œuvre
pour donner, à la fois, plus de pouvoir
aux militants dans la désignation des
dirigeants - du Premier secrétaire, plus
particulièrement -, plus d’influence aux
électeurs, avec des primaires ouvertes
pour désigner le candidat socialiste aux
élections présidentielles, comme il a été
pratiqué en 2011. Mais, il n’en demeure
pas moins que le désarroi idéologique
demeure. Les socialistes français ont re-
fusé les thématiques de la « Troisième
voie », mais ils n’ont pas défini une voie
nouvelle réellement propre. La tâche est
encore devant eux. Les pratiques poli-
tiques sont aussi en cause. Car, le corps
militant du Parti socialiste s’est affaibli
et a vieilli, il n’est pas suffisamment
en harmonie avec la réalité de la société
Le désarroi idéologiquedemeure. Les socialistes françaisont refusé les thématiques de la « Troisième voie », mais ilsn’ont pas défini une voienouvelle réellement propre. La tâche est encore devant eux.
la revue socialiste 60le dossier
et noue difficilement des liens avec les
« forces vives » - comme il était dit dans
les années 1960 -, ce qui explique sa ca-
pacité déclinante à mobiliser de larges
secteurs de l’électorat.
Dans ces conditions, que faudrait-il faire ?
On peut émettre quelques réflexions,
faites d’un petit nombre de certitudes et,
inévitablement, d’hypothèses. L’élection
présidentielle de 2017 sera une épreuve.
Il n’est pas utile, aujourd’hui, de dresser
des scenarii. Les candidats ne sont pas
encore connus. Et la primaire de LR sera
décisive - autant que la situation écono-
mique… Ce qui est, en revanche, certain,
ce sera la capacité, ou non, du Parti socia-
liste de conserver son unité et de demeu-
rer le parti principal de la gauche. Cela
sera la condition pour mener à bien une
régénération nécessaire. Si ce n’était pas
le cas, une recomposition aux contours
hasardeux saisirait toute la gauche. Cela
ne plaide pas pour l’instauration d’un
mode de scrutin fortement proportionnel
pour les élections, qui serait un encoura-
gement aux éclatements de toute nature.
Il y a une autre condition pour que l’unité
du Parti socialiste soit maintenue. Elle dé-
pend beaucoup du gouvernement. Un
équilibre - qui a été trop long à trouver,
trop coûteux dans l’opinion - entre une
adaptation du « modèle » économique et
social français, pour restaurer les marges
des entreprises, limiter les rigidités inu-
tiles du marché du travail, ouvrir à la
concurrence des secteurs protégés, et
une politique qui a sauvegardé la de-
mande, doit être maintenu et, qui plus
est, explicité clairement. Il faut sortir des
termes du débat répétitif, « trop libéral »,
« pas assez libéral ». Car, on peut critiquer
cette volonté de nature social-démocrate
de rechercher une politique équilibrée
entre plusieurs objectifs - et nous verrons
ses résultats finaux -, mais, on peut consi-
dérer également qu’elle correspond à
une vision historique de combattre les in-
justices - et les irrationalités - du capita-
lisme, sans en ruiner les potentialités.
Malgré le poids de la conjoncture qui
pèse sur un parti de gouvernement, les
socialistes devront s’attaquer - ou plutôt
continuer à le faire, car ils ont commencé
ce travail, depuis 2008 - à la redéfinition
d’un projet fondamental. Au niveau des
principes, ce n’est pas le plus difficile…
Nous savons, en effet, ce qu’il faut penser
et faire. Le socialisme européen et fran-
çais doit élaborer un nouveau para-
digme pour être à la hauteur de la
78
Alain Bergounioux - Les défis du socialisme français
nouvelle « grande transformation » que
nous vivons déjà depuis deux ou trois
décennies. Il demande de redéfinir les
rapports entre l’économie et le social, en
intégrant les nécessités du développe-
ment durable. Et, il faut agir à trois
niveaux : le cadre national, le plan euro-
péen, le niveau mondial. Le programme
social-démocrate est loin d’être épuisé -
comme il se dit souvent. Construire une
économie et une société plurielles, réali-
sant des équilibres - des compromis -
entre l’Etat, le marché, la nature - c’est
le terme nouveau, par rapport au XXe siè-
cle - demeure un horizon nécessaire pour
préserver au mieux la dignité humaine.
Seulement, il y a, dès aujourd’hui, et, sans
doute encore plus pour demain, des arbi-
trages difficiles à rendre. Maîtriser la révo-
lution technologique de grande ampleur,
qui ne fait que commencer, demande de
repenser la place et la nature du travail.
La réalité d’une économie mondialisée,
fortement concurrentielle, rend néces-
saire d’aider à créer les conditions d’une
économie de haute-productivité. Dans
des sociétés bouleversées par ces chocs
économiques, sociaux, culturels, reli-
gieux, menacés par des fragmentations
et des oppositions fortes, des réflexions
sur ce que doivent être les identités natio-
nales s’imposent. Et, pour le Parti socia-
liste - comme pour beaucoup de partis
socialistes, en Europe -, l’avenir européen
n’a plus l’évidence des années 1980-1990.
Autrement dit, le travail programmatique
qui est celui des socialistes ne peut rester
dans le domaine des principes, il leur faut
définir une vision stratégique pour l’avenir.
Enfin, un domaine en soi - et pas le moin-
dre - concerne l’organisation elle-même,
pour répondre aux enjeux du siècle qui
commence. Faut-il toujours accoler le
mot de socialisme à la notion de parti,
aujourd’hui ? Dans d’autres pays, on pré-
fère d’autres termes, en parlant du travail,
du progrès, de la démocratie, ou tout
simplement de la gauche. Le choix des
mots importe peut-être moins qu’hier. Ce
qui compte surtout, c’est la nature de
l’outil politique. Correspond-il à la société
réelle ? Sa rétraction sur un espace limité
de militants n’est pas compensée par les
Construire une économie et une société plurielles, réalisant des équilibres - des compromis -entre l’Etat, le marché, lanature, demeure un horizonnécessaire pour préserver au mieux la dignité humaine.
la revue socialiste 60le dossier
ressources de la communication poli-
tique. La professionnalisation grandis-
sante du « métier » politique n’aide pas
à redéfinir le projet politique. Il faut
s’interroger, d’abord, sur le degré d’im-
plantation du parti dans les quartiers
populaires, la vie associative, les lieux
d’expression et de communication, ceux
où l’on trouve les citoyens les plus jeunes,
les plus dynamiques, les plus entrepre-
nants, sans oublier les milieux artistiques,
intellectuels, créatifs qui constituent la
face lumineuse de la société. La tenue
d’élections primaires, en 2011, et leur suc-
cès, ont montré une disponibilité dans
l’opinion. Les sections, organisées sur des
critères géographiques, correspondent
aux découpages électoraux. Mais, il faut,
maintenant, mettre en œuvre d’autres
formes de mobilisation sur d’autres cri-
tères, autour de la ville, de l’éducation, de
l’économie sociale, de l’action culturelle
etc., réunies autour de projets, à court
comme à moyen terme, capables de
durer ou, au contraire, de se dissoudre, la
tâche une fois accomplie. Des règles nou-
velles sont à inventer pour échapper aux
jeux des courants traditionnels, qui, dans
leurs pratiques de pouvoir, cultivent, en
fait, le malthusianisme politique. L’ouver-
ture sociale doit, ensuite, prendre une
dimension européenne autre que rhéto-
rique. Le minimum serait que chaque
section cherche un jumelage avec une
ou plusieurs sections d’autres pays
européens : échanges, dialogues, compa-
raisons nourriraient le débat et l’engage-
ment européen. Le Parti socialiste
européen pourrait utilement contribuer
à ces jumelages, avec l’appui des parle-
mentaires au groupe socialiste européen.
Le socialiste redeviendrait ainsi un enjeu
international, à la base, plus proche des
citoyens, et plus seulement à l’échelle de
minces états-majors.
Un tel parti - qui n’est pas de l’ordre de
l’utopie, mais de la volonté !, même si les
efforts à faire sont importants - pourrait
alors construire une alternative politique.
Il y faut un travail constant de formation
à travers des échanges et des débats, qui
n’oublie pas l’histoire, mais sait prendre
en compte la réalité d’aujourd’hui. Il y
faut un travail programmatique qui ne
Des règles nouvelles sont à inventer pour échapper aux
jeux des courants traditionnels,qui, dans leurs pratiques
de pouvoir, cultivent, en fait, le malthusianisme politique.
se limite pas à l’élaboration d’une plate-
forme électorale. Ce peut-être un pro-
gramme d’action avec ses étapes,
ses évaluations, ses ajustements. Le
Parti socialiste, que nous connaissons
aujourd’hui, le parti « présidentialiste »
forgé en 1971, par François Mitterrand, a,
sans doute, fait son temps. De nouvelles
générations, plus diverses dans leurs as-
pirations, leurs origines, leurs modes de
vie, souhaitent s’engager dans une action
de transformation sociale. Mais, la poli-
tique telle qu’elle est organisée ne leur en
donne pas les moyens. Il ne s’agit pas de
ménager quelques places sur des listes
électorales, mais bien de redonner du
sens à la capacité collective d’engage-
ment. La vieille social-démocratie avait
su le faire, dans les conditions de son
temps. C’est le défi d’aujourd’hui dans
des conditions nouvelles. « L’intellectuel
collectif », dont parlait Antonio Gramsci,
ne peut pas se confondre avec de petits
partis professionnalisés, mais avec la
partie dynamique de notre société qui
aspire à plus de justice et à plus d’épa-
nouissement, après tout, c’est ce qui mé-
rite de s’appeler encore « socialisme »…
80
Alain Bergounioux - Les défis du socialisme français
la revue socialiste 60le dossier
La succession récente de résultats élec-
toraux médiocres n’est pas inédite et
n’accrédite pas la thèse, ressuscitée par
la gauche radicale, après avoir été portée
par de défunts partis staliniens, d’un
inexorable déclin. Par contre, d’une
part, la capacité de challengers comme
le M5S ou Podemos à restaurer un dia-
logue avec les citoyens et, d’autre part,
l’incompréhension, par le grand public,
des choix européens de la gauche gou-
vernementale imposent à celle-ci de
réviser les contenus et les contenants
de son message.
LA RÉVISION D’UNE MÉTHODEHistoriquement, la social-démocratie
s’est structurée sous la forme d’une orga-
nisation de masse à vocation parlemen-
taire. Aujourd’hui, elle se pense encore
comme telle. A tort.
La révision du véhiculeSi le sort des urnes démontre qu’en
termes quantitatifs, la famille socialiste
reste attractive pour 20 % environ du
corps électoral, et capable d’obtenir la
confiance d’assemblées pour gouverner,
la sociologie rectifie sans pitié l’opti-
N és des crises du capitalisme et rescapés de bien des crises internes de la gauche,les partis sociaux-démocrates ont l’avenir devant eux, s’ils satisfont à deux condi-tions. La première est la révision d’une méthode basée sur la recherche d’une
représentation exclusivement parlementaire, à partir d’une organisation partisane, bureau-cratique et centralisatrice, dont les caractéristiques reproduisent le modèle étatique jacobin.La seconde est le rétablissement de l’horizon international d’un projet historique solidaireauquel la globalisation rend une actualité.
Le socialisme au XXIe siècle : l’impératif de larévision de la méthode et du projet
Christophe SenteDocteur en Sciences politiques à l’ULB (Université libre de Belgique),
collaborateur de la FEPS et auteur, avec Jean Sloover, de La tentation populiste (2013).
misme induit par ce constat. L’assise de
la social-démocratie s’effrite et sa struc-
ture se délite : en dehors des cercles diri-
geants, les réunions de l’organisation
sont désertées ; les affiliations, en berne ;
les électeurs, vieillissants et l’origine
sociale des élus, en décalage avec la stra-
tification de la nation. A situation échan-
gée, un calcul actuariel pourrait sceller le
sort de partis souvent centenaires.
Situer les difficultés de la gauche tradi-
tionnelle à l’intérieur d’une crise systé-
mique des partis et recourir à une
explication par la dépolitisation des
citoyens est tentant, mais insuffisant.
Malgré d’indéniables mérites, la thèse de
la post-démocratie sous-estime la popu-
larité de formations capables de succé-
der à la social-démocratie, dans la
canalisation du mécontentement, et
de mobiliser d’anciens abstentionnistes.
Ce succès doit, pour partie, à une évolu-
tion des procédés de communication
et, le cas échéant, de la structure de l’or-
ganisation.
Si les études scientifiques sont encore
assez rares, les analyses consacrées au
M5S, à Podemos, à Syriza, voire au Front
national et à l’UKIP, montrent que ces
partis s’écartent, à des degrés divers, du
modèle ouest-européen classique, à au
moins deux points de vue. Tout d’abord,
sans renoncer à des techniques de mar-
keting, ils se sont distingués de leurs
concurrents par une extension des acti-
vités de terrain et ont trouvé un ancrage
local, en renouant avec la définition
d’Edmund Burke du parti politique
comme « honorable connexion », c’est-à-
dire un « corps d’individus unis pour pro-
mouvoir l’intérêt national sur la base des
principes qui ont déterminé leur
alliance ». Ensuite, sans renoncer à
la mise en avant d’une figure présiden-
tielle, ils ont assis leur fonctionnement,
non seulement sur le recours à cette
autorité charismatique, mais aussi sur
une mise en réseau des composantes de
l’organisation plutôt que sur le modèle
hiérarchique vertical, territorial, bureau-
cratique, dont la social-démocratie s’est
fait une spécialité. Cette acquisition de
82
Ch. Sente. - Le socialisme au XXIe siècle : l’impératif de la révision de la méthode et du projet
Si le sort des urnes démontrequ’en termes quantitatifs, la famille socialiste resteattractive pour 20 % environ du corps électoral, et capable d’obtenir la confianced’assemblées pour gouverner, la sociologie rectifie sans pitié l’optimisme induit par ce constat.
la revue socialiste 60le dossier
caractéristiques de « grass root organiza-
tions » peut être lue comme une forme
de retour aux origines, puisqu’avant de
réduire leurs ambitions à la sélection des
candidats aux offices publics, les partis
modernes organisaient leurs structures
en fonction des groupes sociaux qu’ils
défendaient. Cependant, cette lecture est
anachronique. Le succès de la réinstalla-
tion d’un dialogue politique local, par des
forces souvent dites « populistes », ne
doit rien à l’atteinte du mirage de la pu-
reté : il tient à la réponse partielle appor-
tée par le rétablissement d’une proximité
entre « masses » et « élites », à une crise
contemporaine de la représentation.
Par conséquent, à l’intérieur d’une com-
pétition très darwinienne, les partis
traditionnels ont certainement tout à
gagner à s’inspirer de la méthode des
« populistes », qui rétablit l’osmose entre
élus et électeurs. La réforme du fonction-
nement interne de la social-démocratie,
timidement amorcée par l’introduction
de « primaires », doit être radicalisée.
Cette radicalisation implique une redé-
couverte de la critique classique de
Robert Michels comme de la rénovation
du parti démocrate américain, par
Howard Dean. Par contre, la social-démo-
cratie commettrait une erreur fondamen-
tale, en ne fondant sa stratégie que sur
l’imitation des procédés populistes. L’ex-
périence de plusieurs partis de ce type
montre, en effet, que leur succès est sans
lendemain. L’échec gouvernemental
de Syriza, comme la cacophonie du
Mouvement 5 étoiles, au Parlement,
doivent sans doute beaucoup à un déficit
de professionnalisme et à une simplifica-
tion excessive de leur discours. Mais, on
ne peut écarter l’argument, suggéré par
la tradition marxiste, selon lequel ces for-
mations échouent, parce qu’elles repro-
duisent l’erreur des partis traditionnel de
se satisfaire du parlement et du pouvoir
exécutif national, comme seuls outils.
L’élection législative, horizon insuffisant
Dans un contexte de réduction de la puis-
sance des Etats-nations par la mondiali-
sation, la crise de confiance des individus
dans la politique réclame une extension
A l’intérieur d’une compétitiontrès darwinienne, les partis
traditionnels ont certainementtout à gagner à s’inspirer
de la méthode des « populistes »,qui rétablit l’osmose
entre élus et électeurs.
des cadres de la démocratie, au sein et
au-delà de ces Etats ou, autrement dit,
que les « gauches de gouvernement »
ne résument plus leur méthode à la
nécessaire participation au processus
parlementaire. Leur programme doit
comporter tant la multiplication des pro-
cédés de responsabilisation politique des
individus, à laquelle invite, notamment,
la défense du tirage au sort par David
Van Reybrouck, que la revendication
de la mise en place de formes élaborées
de démocratie économique et sociale.
Celles-ci sont nécessaires pour recréer
des communautés de destin intégrant
entrepreneurs, investisseurs, produc-
teurs, consommateurs et parlementaires.
Peu explorée par les révisionnistes du
New Labour, cette voie avait pourtant été
esquissée par Anthony Giddens et, bien
avant lui, par le socialisme « libéral »
de Proudhon.
Le terrain de la démocratie économique
et sociale ne se situe pas en utopie ou sur
l’îlot du « secteur associatif » : son péri-
mètre est celui de la société européenne
et son architecture réclame l’application
du principe de subsidiarité cher à
Jacques Delors. Réduite aux domaines
de la concertation sur les salaires et à
quelques entreprises coopératives, la
démocratie économique et sociale attend
sa réactivation et une européanisation.
Concrètement, il s’agit de moderniser des
procédés connus de la gauche tels que la
Mitbestimmung, au sein des entreprises,
ou le plan Meidner suédois de gestion
paritaire de fonds d’investissement ali-
mentés par les employeurs, en contre-
partie d’une modération salariale. Il s’agit
aussi de s’approprier et subvertir les
modèles de « corporate governance » et
84
Ch. Sente. - Le socialisme au XXIe siècle : l’impératif de la révision de la méthode et du projet
Dans un contexte de réductionde la puissance des Etats-nationspar la mondialisation, la crise deconfiance des individus dans lapolitique réclame une extensiondes cadres de la démocratie, au sein et au-delà de ces Etats.
La question à l’œuvre ne devraitplus seulement être pour la
social-démocratie de gagner desélections législatives, mais de
gagner la société, en contribuantau rétablissement de la
confiance de celle-ci en elle-même et en sa capacité à
s’autogérer, dans le cadre destructures alternatives àl’anarchie du marché.
la revue socialiste 60le dossier
de « class action » anglo-saxons, comme
les projets anciens de réforme « corpora-
tiste » des Sénats.
En résumé, au plan de la méthode, la
question à l’œuvre ne devrait plus seule-
ment être pour la social-démocratie de
gagner des élections législatives, mais de
gagner la société, en contribuant au réta-
blissement de la confiance de celle-ci en
elle-même et en sa capacité à s’autogérer,
dans le cadre de structures alternatives
à l’anarchie du marché. Autrement dit,
la réforme interne des partis n’est qu’une
pièce du dispositif : l’extension des
domaines de la participation au secteur
« privé » doit impérativement la complé-
ter, afin d’écarter la perspective de la
dégénérescence de la démocratie en
une privatisation des domaines publics.
L’HORIZON INTERNATIONAL DU PROJET
L’affirmation de l’horizon international
du projet socialiste - estompé depuis
Willy Brandt, Olof Palme, Bruno Kreisky
ou Michel Rocard et désormais cantonné
dans les frontières de l’UE - constitue une
arme électorale à double tranchant pour
la social-démocratie. Elle lui rendrait une
identité forte, dans un contexte de
convergence des partis de gouverne-
ment, en marquant une rupture avec
une pratique résumée par Jürgen Haber-
mas à « barguigner dans des jeux à
somme nulle ». Par contre, limitée à un
positionnement réactif sur les thèmes
ponctuels de la multi-culturalité et des
migrations exploités par la droite popu-
liste, elle peut aussi lui coûter des revers
électoraux, dans une conjoncture mar-
quée par la peur et la régression.
La social-démocratie n’a pourtant pas le
choix. L’enjeu est, d’abord, de se souvenir
de l’impasse des tentatives de fondation
d’un souverainisme populaire appuyé
sur l’Etat-nation. Il va de soi qu’un crypto-
fasciste ne sommeille pas dans tout ci-
toyen hostile au dépassement de
l’autorité étatique par une construction
diplomatique. L’expérience des gauches
révèle, par contre, que sa séduction par
les mythes de la « nation » et de l’exis-
tence d’un « peuple » organique ouvre la
porte à des rapprochements stratégiques
et idéologiques dangereux ou, au mieux,
contre-productifs. Le cauchemar a été la
conversion, analysée par Zeev Sternhell,
de segments des gauches « sorelliennes »
française et italienne au fascisme. La
démonstration de l’impasse de l’alliance
contemporaine de souverainistes de
gauche et de droite a été, quant à elle,
86
Ch. Sente. - Le socialisme au XXIe siècle : l’impératif de la révision de la méthode et du projet
apportée par le gouvernement, si peu
« radical », formé par Syriza et Anel
(Grecs Indépendants) : obstacle à l’élimi-
nation de conservatismes nationaux
favorables aux groupes sociaux privilé-
giés par le régime fiscal ou la dépense
publique, elle a favorisé la définition uni-
latérale d’un programme réformateur
néolibéral par les partenaires de la Grèce,
au sein de l’UEM. Si la social-démocratie
souhaite conserver un caractère opéra-
toire aux notions de souveraineté et de
République, la globalisation lui impose
de projeter ses ambitions politiques à
l’échelle géographique pratiquée par les
entrepreneurs capitalistes et déjà connue
des démocrates américains : celle d’un
continent et du globe.
Ensuite, l’enjeu est, pour la social-démo-
cratie, d’assurer l’intelligibilité de son
engagement européen ou, plutôt, de
distinguer celui-ci de la perspective ordo-
libérale de la CDU. Le problème n’est pas
de rappeler l’actualité de l’appel à la
solidarité internationale du Manifeste
communiste, mais de marteler deux
arguments. Le premier est que si l’UE
peut, au même titre que toute institution
politique nationale, être au service du
capitalisme, elle est également suscepti-
ble, comme l’Etat-nation, d’une domesti-
cation par les progressistes. Le combat
anti-européen dans lequel la gauche ra-
dicale s’engage, à partir d’une héroïsation
inutile de Yanis Varoufakis et d’une dia-
bolisation du principe de l’union moné-
taire, relève de l’erreur de perspective : on
ne lutte pas, en démocratie, contre une
institution de droit public, mais pour en
définir les orientations. Les majorités na-
tionales peuvent changer, au sein de l’UE ;
les traités peuvent être révisés ou dénon-
cés ; l’imagination politique, retrouvée
par la gauche ; l’UEM, réformée, mais
l’exit national n’a aucun sens, sinon celui
de la destruction souhaitée par les forces
hostiles à toute forme de transfert et
de cosmopolitisme. Imparfaite, complexe
et fragile, la construction post-étatique
européenne ne peut être efficacement
interprétée par les progressistes, à partir
du prisme latino-américain de la mobili-
sation nationale et anti-impérialiste,
en réaction aux modalités de la gestion
L’enjeu est, pour la social-démocratie, d’assurer l’intelligibilité de son engagement européen ou, plutôt, de distinguer celui-ci de la perspective ordo-libérale de la CDU.
la revue socialiste 60le dossier
de la dette externe imposées par le FMI.
Le second argument est que la consolida-
tion de l’UE n’est, pour les progressistes,
qu’une étape de la construction avortée
en 1945. La fin de la guerre froide attend
le « nouvel ordre mondial » nécessaire à
la pacification des relations humaines
par un partage de la prospérité, ainsi qu’à
la transformation des migrations déses-
pérées en l’utilisation paisible du « droit
de visite », caractéristique d’une « paix
perpétuelle ». Sa construction réclame des
initiatives post-nationales. Faute de l’as-
sise de structures intermédiaires incar-
nées par des communautés régionales
européennes, africaines, asiatiques et
américaines, l’ONU demeure une agence
qui, flottant dans les limbes du droit inter-
national, ne dispose pas des relais per-
mettant l’application de la Charte de
San Francisco, à commencer par le
respect du principe d’égalité des droits.
Dans ce contexte, le peu d’attention
accordé par les gauches aux propositions
portées par des leaders comme Tony
Blair et Massimo D’Alema, de réactiver la
stratégie d’alliance internationale de la
social-démocratie et de nouer des liens
étroits avec les principales forces progres-
sistes régionales, parmi lesquelles le
Parti Démocrate américain, l’ANC, le
Parti du Congrès indien, voire le Parti
communiste chinois, est tragique. Si les
socialistes s’avèrent incapables d’imiter
les forces du capitalisme en constituant
des multinationales à l’échelle de l’UE
et du monde, ils deviendront les bouti-
quiers d’un nationalisme populaire.
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La table-ronde L’Europe et le climat, le moment pour un véritable accord(Paris, 21 octobre 2015)
la revue socialiste 60le dossier
Pour apprécier les spécificités de la
conjoncture actuelle, il faut reconnaître
que la social-démocratie a déjà été
confrontée et a déjà triomphé de concur-
rences à sa gauche, sans pour autant
oublier que « l’histoire ne repasse pas les
plats ». De fait, les protagonistes et leur
environnement ne sont pas les mêmes.
D’une part, les partis sociaux-démocrates
ont changé au fil de leur trajectoire sécu-
laire, de même que la gauche radicale
actuellement émergente n’est plus l’an-
cienne famille communiste, durablement
effondrée. D’autre part, nous vivons les
soubresauts d’une crise structurelle du
capitalisme et de la zone euro, qui durcit,
en retour, la dimension coercitive de l’ac-
tion des gouvernants pour « contenir » les
demandes et attentes des gouvernés2. Il
en résulte un univers stratégique qui n’est
pas foncièrement hostile à la social-
démocratie, mais incertain et risqué.
D ans plusieurs pays de la zone euro, des partis anti-austérité se sont révélés ou ambi-tionnent d’être des alternatives aux « vieux » partis sociaux-démocrates, socialisteset travaillistes1. Des interprétations rapides ont pu être faites de cette situation, qui
tantôt exagèrent la dangerosité et l’inéluctabilité de la menace pour les partis établis, tantôtrefusent de voir la part d’inédit de ces nouvelles forces d’opposition.
Les alternatives de gauche à la social-démocratie
Fabien Escalona Chercheur à Sciences Po Grenoble, collaborateur scientifique au Cevipol (ULB).
1. Dans le reste du texte, le terme « social-démocratie » désigne tous les partis appartenant à ces différentes variantesd’une même famille politique, née à la fin du XIXe siècle, comme expression du clivage de classe.
2. Sur le premier point, je renvoie aux notes rédigées avec Mathieu Vieira pour la Fondation Jean Jaurès : « La social-démocratie des années 2000 » (janvier 2014), « La gauche radicale en Europe, ou l’émergence d’une famille » (novembre2013). Sur le second, voir mon article « Décortiquer la crise démocratique », Mediapart.fr, 29 mai 2015.
LES ALTERNATIVES « HISTORIQUES » DE GAUCHE À LA SOCIAL-DÉMOCRATIE
Lors de leur irruption dans le paysage po-
litique, les sociaux-démocrates n’avaient
guère de concurrents à leur gauche. Les
autres options stratégiques du mouve-
ment ouvrier, qu’il s’agisse des courants
anarchistes ou de syndicats jaloux de
leur autonomie, ne pouvaient, par défini-
tion, pas déboucher sur une compétition
dans l’arène électorale. La question qui se
posait davantage était celle des rapports
avec les libéraux, qui pouvaient se révéler
des alliés précieux dans la lutte pour la
démocratisation ou la laïcisation des ré-
gimes politiques. Dans les pays où la col-
laboration s’avéra minime ou impossible,
les mouvements socialistes s’organisè-
rent davantage en « contre-société ». De
façon générale, les sociaux-démocrates,
lors de leur phase de « constitution », ap-
paraissaient comme la pointe avancée
d’un « sinistrisme » politique, mouve-
ment par lequel d’anciennes gauches se
voient remplacées - et repoussées vers la
droite - par des partis plus radicaux, rele-
vant le flambeau d’une marche pour
l’émancipation considérée comme inter-
rompue. Bien des théoriciens du socia-
lisme l’ont d’ailleurs pensé comme la
suite logique des luttes démocratiques
pour donner corps à la promesse mo-
derne d’égalité et de liberté. Le dirigeant
antifasciste, Carlo Rosselli, voyait le socia-
lisme prolétarien comme l’agent d’une
extension réelle et universelle du principe
de liberté, forgé depuis les temps de la
Réforme et des Lumières. Jean Jaurès es-
timait que si la Révolution de 1789 avait
fait du Français un citoyen dans la cité,
elle l’avait laissé serf dans l’entreprise. En
France, les socialistes faisaient justement
figure d’extrême-gauche du camp répu-
blicain, leur collectivisme ayant pour
fonction de faire aboutir, concrètement, et
dans toutes les sphères de la vie sociale
les idéaux d’unité, d’égalité et d’autogou-
vernement du peuple.
90
Fabien Escalona - Les alternatives de gauche à la social-démocratie
Lors de leur irruption dans le paysage politique, les sociaux-démocrates n’avaient guère de concurrents à leur gauche.Les autres options stratégiquesdu mouvement ouvrier, qu’il s’agisse des courantsanarchistes ou de syndicatsjaloux de leur autonomie, ne pouvaient, par définition, pasdéboucher sur une compétitiondans l’arène électorale.
la revue socialiste 60le dossier
La première véritable concurrence à
la gauche de la social-démocratie euro-
péenne fut celle du communisme. La
Première Guerre mondiale et les « unions
sacrées » auxquelles consentirent les
principaux dirigeants socialistes provo-
quèrent des dissidences, dont la plupart
se convertirent aux conditions imposées
par les bolcheviks russes pour fonder
une IIIe Internationale. L’historien,
Romain Ducoulombier, souligne bien
que la généalogie que ces derniers s’in-
ventèrent ne doit pas faire illusion : loin
de raviver un communisme utopique,
leurs idées constituaient bien une ver-
sion singulière autant qu’une promesse
de « régénération » du socialisme de
la fin du XIXe siècle3. Pour eux, les « trahi-
sons » de la social-démocratie invali-
daient l’hypothèse selon laquelle les
travailleurs organisés pouvaient être
révolutionnaires sans faire la révolution,
en accumulant puissance et réformes,
dans le respect des institutions démocra-
tiques libérales. Plus que l’idéal défendu
par les partis communistes occidentaux,
c’est leur inféodation à Moscou et leur
rapport, pour le moins contrarié au plu-
ralisme, qui allaient nourrir une division
profonde avec les sociaux-démocrates.
Si l’ascension du communisme est indis-
sociable du cataclysme de 1914, des
facteurs de long terme expliquent ses
performances différenciées, selon les
pays. Les partis communistes (PC) se
sont ainsi particulièrement développés
dans les Etats dont les campagnes
avaient connu une forte polarisation de
classe, et dont l’industrialisation avait été
tardive ; et là où le mouvement socialiste
s’était révélé peu inclusif du monde ou-
vrier - par défaut de pénétration dans ses
secteurs les plus modernes et par ab-
sence d’un lien organique entre parti et
3. Romain Ducoulombier, Histoire du communisme, Paris, PUF, 2014 ; Novembre 1918. Le socialisme à la croisée deschemins, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2008.
Les partis communistes se sont particulièrementdéveloppés dans les Etats dont les campagnes avaientconnu une forte polarisation declasse, et dont l’industrialisationavait été tardive ; et là où le mouvement socialiste s’était révélé peu inclusif du monde ouvrier.
syndicats4. Ces conditions favorables ont
notamment été réunies en France et dans
des pays d’Europe du Sud, où les PC sont
même parvenus à dépasser électorale-
ment les socialistes, tirant aussi les béné-
fices de leur rôle dans la lutte antifasciste.
La rigidité organisationnelle et idéolo-
gique des PC les a néanmoins bloqués
dans leur adaptation pourtant indispen-
sable aux évolutions sociologiques des
Trente glorieuses et à l’image dégradée de
l’URSS, dont le prestige d’après-guerre ne
pouvait plus masquer son étouffement
bureaucratique et militaire des droits
fondamentaux. Le mouvement « euro-
communiste », qui visait précisément à
affirmer l’autonomie d’un socialisme dé-
mocratique à l’Ouest, a fait long feu. Son
legs culturel et doctrinal est néanmoins
important pour comprendre les inspira-
tions et contradictions de la gauche radi-
cale contemporaine5.
Quoique les inspirations philosophiques
de l’écologie soient diverses, et même si
certaines formations prétendaient échap-
per à l’opposition droite/gauche, les partis
Verts émergèrent au tournant des années
1970/80 comme une nouvelle concur-
rence pour la social-démocratie, dans une
nouvelle scansion du « sinistrisme ».
Même si des partis de socialistes dissi-
dents ou de « nouvelle gauche » s’étaient
créés entre-temps, depuis l’apparition de
la famille communiste il n’y avait pas
eu une telle vague de création quasi-
simultanée de partis semblables6. Cri-
tiques de la société industrielle et d’un Etat
bureaucratique oublieux de l’écosystème
et de la libre expression des individualités,
les Verts repensaient à nouveaux frais
certains idéaux progressistes comme
la démocratie - plus de participation
citoyenne -, la justice sociale - prise en
compte de nouvelles formes de risque et
de domination - ou l’internationalisme -
92
Fabien Escalona - Les alternatives de gauche à la social-démocratie
Les partis Verts émergèrent au tournant des années 1970/80comme une nouvelleconcurrence pour la social-démocratie, dans une nouvellescansion du « sinistrisme ».
4. Stefano Bartolini, La mobilisation politique de la gauche européenne (1860-1980) : le clivage de classe, Bruxelles, Editions de l’ULB, 2012.
5. Fabien Escalona, « Syriza, Podemos et l'héritage eurocommuniste », Mediapart.fr, 29 janvier 2015.6. Daniele Caramani, « Electoral waves : an analysis of trends, spread, and swings of votes across 20 west Europeancountries, 1970–2008 », Representation, vol. 47, n°2, 2011, pp. 137-160.
la revue socialiste 60le dossier
besoin de solidarités et régulations supra-
nationales contre « l’universalisation
marchande »7. Ils sont ainsi nés comme
l’expression politique d’une urbanité alter-
native, tenant compte de la désindustria-
lisation et de la progression de valeurs
culturellement libérales, au sein de nou-
velles couches instruites et socialisées
dans un univers de relative abondance
matérielle. Ces caractéristiques expliquent
l’implantation géographique inégale de
l’écologie politique, dans la mesure où
celle-ci est concentrée dans les pays
d’Europe du Nord et du Centre les plus
marqués par l’individualisation des
valeurs. Au fur et à mesure que les Verts
se sont insérés dans la vie politique et que
les nouveaux mouvements sociaux ont
perdu de leur vigueur, leurs traits les plus
originaux n’ont pas totalement disparu,
mais une mutation a bien eu lieu. Elle
s’est traduite par la professionnalisation
croissante des dirigeants et représentants
de ces partis. Sur le plan électoral, on
observe une relative stagnation ces der-
nières années, les écologistes ne parve-
nant qu’exceptionnellement à dépasser la
barre des 10 % à des scrutins nationaux.
Dans plusieurs pays, ils ont intégré des
systèmes d’alliances dominés, la plupart
du temps, par les sociaux-démocrates.
Bien que contestant à ces derniers des
fractions des classes moyennes politisées
à gauche, ils ne s’opposent pas à eux sur
des enjeux rédhibitoires pour gouverner.
De nombreux dirigeants Verts ont rejoint
les élites sociale-démocrates dans leur
acceptation des traités européens et leur
évolution « pro-marché », en matière
économique.
L’ÉMERGENCE CONTEMPORAINED’UNE NOUVELLE ALTERNATIVE
DE GAUCHE RADICALEC’est à nouveau du côté de la gauche
radicale qu’une nouvelle vague de
concurrents est apparue ces dernières
années. Pendant toute la décennie 1990,
et jusqu’aux années 2000, cet espace po-
litique s’était pourtant caractérisé par un
déclin électoral et un grand désarroi stra-
tégique. Cette période a correspondu à la
désagrégation finale du communisme
comme famille politique. Les PC qui l’ont
traversée en ayant conservé leur ortho-
doxie doctrinale et une organisation très
7. Bruno Villalba, « Contributions écologistes à la réforme du projet social-démocrate européen », in Pascal Delwit (dir.),Où va la social-démocratie européenne ?, Bruxelles, Editions de l’ULB, 2004, pp. 87-103.
rigide sont rares : dans l’ex-UE à 15, c’est
essentiellement le cas des partis portu-
gais et grec. Beaucoup d’autres, parfois
(trop) tardivement comme le PC français,
ont entrepris une mutation pour s’ouvrir
à des revendications démocratiques
moins « ouvriéristes » et pour démocra-
tiser (au moins formellement) leur vie
intra-partisane. Leur trajectoire s’est ainsi
rapprochée de celle de dissidents so-
ciaux-démocrates - par exemple, Jean-
Luc Mélenchon, en France, ou Oskar
Lafontaine, en Allemagne -, et de partis
fondés sur une double identité écologiste
et socialiste - notamment, en Europe du
Nord. La progressive structuration euro-
péenne de ces partis et coalitions de par-
tis, en particulier dans le cadre du Parti
de la Gauche Européenne (PGE), corres-
pond à l’émergence d’une nouvelle fa-
mille de gauche radicale, dont les traits
ne sont pas identiques à ceux de l’an-
cienne famille communiste.
Premièrement, leur dénonciation des ef-
fets immédiats du néolibéralisme dé-
bouche souvent sur une critique de
l’incapacité du capitalisme à assurer une
démocratie stable, la satisfaction des be-
soins humains fondamentaux et la pré-
servation de l’écosystème. Les idéaux
collectivistes et la rhétorique téléologique
ont toutefois laissé place aux revendica-
tions plus modestes de redistribution des
richesses, de démocratie économique et
de restauration de la souveraineté sur les
politiques budgétaire et monétaire. Leur
orientation est, de ce point de vue, contra-
dictoire avec les règles actuelles de l’UE, ce
qui pose un problème stratégique redou-
table, dans la mesure où la plupart de ces
formations partagent aussi un alter-euro-
péisme rejetant toute sortie unilatérale de
l’UE ou de l’eurozone. Après l’expérience
grecque de 2015, certaines formations évo-
luent toutefois sur ce sujet. Deuxième-
ment, la plupart des partis de gauche
radicale ne font pas (ou plus) du prolétariat
industriel l’agent révolutionnaire par excel-
lence, et ont conscience que leur électorat
provient de couches sociales plus variées :
milieux populaires politisés à gauche,
mais aussi professions intermédiaires et
94
Fabien Escalona - Les alternatives de gauche à la social-démocratie
La plupart des partis de gaucheradicale ne font pas (ou plus)
du prolétariat industriel l’agentrévolutionnaire par excellence,
et ont conscience que leurélectorat provient de couches
sociales plus variées.
la revue socialiste 60le dossier
intellectuelles détenant un niveau élevé
d’instruction, mais peu de patrimoine. Troi-
sièmement, tous les membres de la nou-
velle gauche radicale ne correspondent
plus au modèle du « parti de masse » et ne
prétendent pas au rôle d’ « avant-garde »
de la révolution. De taille modeste, ils
cherchent en revanche à créer des liens
avec les mouvements sociaux, tout en
respectant leur autonomie. Un syncré-
tisme entre héritage socialiste et théma-
tiques de type « nouvelle gauche » est
ainsi à l’œuvre, dans le contexte d’un
(re)surgissement des questions démo-
cratique, sociale et écologique, à la faveur
de la crise structurelle de 2008. Celle-ci
accélère, en effet, la dynamique électorale
retrouvée de la gauche radicale, qui a
progressé dans l’ensemble de l’Europe,
ces dernières années8. Ses plus grands
succès se sont toutefois concentrés dans
les pays dits « périphériques » de l’euro-
zone : en Grèce, bien sûr, où Syriza s’est
substitué au PASOK comme parti hégé-
monique à gauche ; en Espagne, où les
scores cumulés de Podemos et des
écolo-communistes pourraient placer la
gauche alternative à des niveaux histo-
riques, en décembre 2015 -,les munici-
pales ayant déjà été l’occasion pour elle
de conquérir Madrid et Barcelone ; au
Portugal, où les 18,5 % du Bloc de gauche
et du PCP ouvrent la possibilité d’une
alternance autour des socialistes ; en
Irlande, enfin, où les nationalistes de
gauche du Sinn Fein doivent leurs
niveaux inédits dans les sondages à leur
posture anti-austérité.
Le cas de Podemos illustre le caractère
novateur autant que les contradictions
de cette nouvelle concurrence à la
gauche de la social-démocratie. A l’instar
de Syriza, le parti prétend réellement au
pouvoir et cherche un difficile équilibre
entre, d’un côté, l’indispensable politique
conventionnelle, pour disposer des le-
viers concrets du pouvoir d’Etat ; et de
Podemos assume l’abandon desymboles et de vocables typiques
de la gauche, pour mieuxarticuler des intérêts et desrevendications hétérogènes,dirigées contre un ennemi
commun baptisé « la caste ».
8. Luke March, « Beyond Syriza and Podemos, other radical left parties are threatening to break into the mainstream ofEuropean politics », Blog EUROPP de la LSE, 26 mars 2015.
l’autre côté l’autonomie et les pratiques
moins institutionnalisées des mouve-
ments sociaux, qui lui ont insufflé sa
dynamique. Toujours comme Syriza, il
a théorisé la position subalterne de
l’Espagne dans une zone euro hiérarchi-
sée, mais les leçons stratégiques qu’il
en tire sont faibles et assez iréniques.
Comme aucun autre parti, cette fois-ci,
il assume l’abandon de symboles et de
vocables typiques de la gauche, pour
mieux articuler des intérêts et des reven-
dications hétérogènes, dirigées contre un
ennemi commun baptisé « la caste ». Ce
faisant, Podemos radicalise, en fait, la
dimension « oppositionnelle » commune
à l’ensemble de la gauche radicale. Cet
adjectif renvoie à la position institution-
nelle de la gauche radicale, dans la plu-
part des cas, mais, surtout, à sa critique
idéologique des régimes en place et des
partis qui s’y partagent le pouvoir. A cet
égard, parler de « populisme », même si
Podemos reprend le terme à son compte
dans un sens très particulier, apporte
plus de confusion qu’autre chose. En tant
que style politique, le populisme peut
être utilisé par toutes sortes de partis,
y compris de gouvernement. Quant aux
points communs avec la droite radicale
qui recueille souvent ce label, ils sont,
en fait, réduits : leurs doctrines et leurs
sociologies respectives sont loin de se
recouper.
LE DÉFI POSÉ À LA SOCIAL-DÉMOCRATIE
Nous venons de le souligner, la concur-
rence de la « nouvelle » gauche radicale
reste pour l’instant réduite aux maillons
les plus faibles du régime politique et
monétaire de l’UE. Même à des niveaux
plus modestes, la taille acquise par cer-
tains partis de gauche radicale peut,
cependant, poser un problème straté-
gique. En Allemagne, par exemple, le SPD
aurait eu par deux fois (en 2005 et 2013)
l’occasion d’accéder à la chancellerie,
en nouant une coalition avec les Verts et
Die Linke, avec qui les différends se sont
cependant révélés indépassables. Les
choix d’une « grande coalition » avec la
droite allemande se sont inscrits dans
une tendance plus générale, pouvant
cette fois-ci poser un problème identitaire
à la social-démocratie. Par le passé, les
alliances traversant l’opposition droite/
gauche n’étaient pas rares, mais lui
permettaient - avec les libéraux ou la
démocratie chrétienne - de faire avancer
son propre agenda - démocratisation des
régimes, Etat social. Or, les alliances
96
Fabien Escalona - Les alternatives de gauche à la social-démocratie
la revue socialiste 60le dossier
droite/gauche contemporaines se font de
plus en plus avec des partis et sur la base
de politiques clairement ancrés dans le
paradigme néolibéral et le « consensus
de Bruxelles ».
D’un côté, les éventuels partenaires de
droite disponibles pour la social-démo-
cratie l’enferment dans la défense d’un
statu quo qui participe de l’insatisfaction
croissante de l’électorat à l’égard du club
des partis de gouvernement9. D’un autre
côté, la social-démocratie répugne à
s’allier à des partis de gauche radicale,
dont elle craint l’irresponsabilité, tandis
qu’elle est elle-même incapable de définir
une alternative à la gestion chaotique de
la crise, depuis 200810. La situation a tout
pour désespérer les nostalgiques d’une
« épopée » sociale-démocrate élargissant
le champ du pouvoir populaire et restrei-
gnant les sphères sociales où prédomine
le système marchand. Si l’on examine
plus froidement les perspectives de la so-
cial-démocratie, en ce qui concerne le
placement de ses candidats à des
charges électives - c’est une des fonctions
premières des partis -, la situation est
incertaine, mais loin d’être déplorable.
Les cas d’effondrement partisan restent
exceptionnels et plusieurs options exis-
tent pour rester dans le club des gouver-
nants, en fonction de la concurrence
adverse et du mode de scrutin. Les deux
scénarios-type sont, d’une part, celui
d’une quête d’alliances à tout prix avec
les partis « du centre » contre les partis
oppositionnels de droite ou de gauche, la
loyauté envers l’intégration européenne
se révélant un critère essentiel de « res-
pectabilité » ; d’autre part, celui d’une
bipolarisation entre un bloc de centre-
droit et un bloc de centre-gauche, aux-
quels devraient se subordonner les
formations les plus petites, en espérant
qu’aucun outsider ne devienne assez fort
pour briser ce duopole, ni que le bloc
9. Pierre Martin, « Le déclin des partis de gouvernement en Europe », Commentaire, n° 143, 2013, pp. 542-554.10. David Bailey, Jean-Michel De Waele, Fabien Escalona, Mathieu Vieira (dir.), European Social Democracy During the
Global Economic Crisis, Manchester University Press, 2014.
Les éventuels partenaires de droite disponibles pour
la social-démocratie l’enfermentdans la défense d’un statu quoqui participe de l’insatisfaction
croissante de l’électorat à l’égard du club des partis
de gouvernement.
98
Fabien Escalona - Les alternatives de gauche à la social-démocratie
de gauche ne soit structurellement mino-
ritaire.
Au final, les alternatives nouvelles et ra-
dicales à la gauche de la social-démocra-
tie participent de la déstructuration lente
et progressive des systèmes partisans,
en Europe. Leur essor exprime la dégra-
dation de la composante démocratique
de nos régimes représentatifs. Face ce
contexte différent de celui de l’essor du
communisme ou de l’écologie politique,
la social-démocratie n’est plus le même
acteur, non plus. Sa trajectoire l’a amenée
d’une position de « contre-mouvement »
à la société marchande à une position
d’insider du club des partis de gouver -
nement. Elle en tire des ressources
déclinantes, mais encore appréciables
vis-à-vis de ses concurrents. Mais, elle y
joue aussi un rôle de plus en plus difficile
et ingrat, au regard de sa mission histo-
rique envers la primauté du politique
sur les forces du marché11.
11. Sheri Berman, The Primacy of Politics: Social Democracy and the Making of Europe's Twentieth Century, CambridgeUniversity Press, 2006.
la revue socialiste 60le dossier
La Revue socialiste : Paul Magnette,quelle analyse faites-vous de la situationactuelle du socialisme européen ? Le titrede votre dernier livre, La gauche nemeurt jamais, suggère que la « crise » estconsubstantielle à l’histoire de la social-démocratie et invite néanmoins à un cer-tain optimisme. A l’intérieur de cettegrille de lecture, estimez-vous que les mo-ments politiques difficiles que nous vi-vons, depuis les années 2008-2010, sontplus dangereux que les crises passées ?
Paul Magnette : Vous avez raison de rap-
peler l’importance des crises pour la so-
cial-démocratie. Les partis socialistes
sont toujours à l’avant-plan, en Europe,
parce que, non seulement ils ont survécu
à l’histoire de leurs divisions, mais aussi
parce qu’ils ont souvent apporté des ré-
ponses politiques à la succession de
crises économiques et sociales que le ca-
pitalisme moderne a engendrées. Parmi
ces réponses, j’en rappellerai deux. La
première est l’importation du keynésia-
nisme dans la pratique gouvernemen-
tale et l’institutionnalisation, à l’échelle
nationale, de la concertation sociale,
ainsi que de formes d’assurance mutua-
liste expérimentées par le milieu ouvrier.
Cette véritable révolution a permis d’évi-
ter qu’au lendemain de 1945, les Etats
d’Europe occidentale ne retombent dans
le marasme économique de l’entre-deux-
guerres et ne succombent aux tentations
totalitaires. La seconde est la réconcilia-
tion, dans les années qui ont suivi l’explo-
sion revendicative de 1968, de la gauche
traditionnelle, dont le programme ten-
dait à devenir matérialiste et ouvriériste,
avec les aspirations à l’épanouissement
personnel.
Pour revenir à l’histoire récente, la crise
que nous vivons, depuis 2008, remonte à
la constitution d’une hégémonie idéolo-
gique néolibérale, à la fin des années
l’avenir du socialisme européenQuestions à Paul Magnette
Paul Magnette Ministre-Président de la Wallonie (PS), Bourgmestre de Charleroi et auteur de La gauche ne meurt jamais, Luc Pire éditions, 2015.
1970, c’est-à-dire au lendemain des chocs
pétroliers et de la dérégulation du système
de Bretton Woods. Cette crise n’est d’ail-
leurs pas spécifique à la social-démocra-
tie, mais concerne l’ensemble des forces
progressistes : depuis la démocratie-chré-
tienne, jusqu’à la gauche radicale. Depuis
cette époque, les gauches oscillent entre
des vociférations anticapitalistes et une
reddition face au néolibéralisme. Malgré
le formidable travail programmatique
mené par le PSE, depuis 2008, les partis de
gauche européens n’apparaissent pas
porteurs d’une réponse à la crise du capi-
talisme financier qui a débuté en 2008.
L. R. S. : Jusqu’aux années 1970, la so-cial-démocratie avait une doctrine écono-mique, largement façonnée par lekeynésianisme et des formes de cultureplaniste. Depuis, le pragmatisme domineet les différenciations avec le libéralismese sont atténuées largement. Quelles sontles possibilités d’établir une nouvelle syn-thèse économique et sociale propre ?P. M. : Tout d’abord, entre 1945 et les an-
nées 1970, ce qui caractérisait la social-
démocratie, ce n’était pas seulement une
doctrine économique, mais d’avoir large-
ment contribué à la diffusion de celle-ci.
Le « compromis social-démocrate », c’est
un consensus forgé par la gauche…
et auquel adhère la droite. On tend à
oublier, aujourd’hui, ce que cela signifie :
des forces politiques qui, avant 1945, ne
sourcillaient pas devant la coexistence de
très grandes richesses et de la plus
grande misère ont accepté, pendant une
trentaine d’années, de financer généreu-
sement la santé publique, l’assurance-
chômage et un régime légal de pensions.
Aujourd’hui, la social-démocratie n’a pas
fondamentalement besoin d’une révi-
sion de sa doctrine politique. La domina-
tion du capitalisme financier et les
ravages du « libéralisme » ont rendu une
actualité à ses objectifs historiques qui
tendent à assurer une protection sociale
universelle et l’émancipation collective
des individus. Je note au passage que la
nouvelle gauche radicale ne défend rien
d’autre. Au plan économique, une nou-
100
Paul Magnette - Questions sur l’avenir du socialisme européen
Aujourd’hui, la social-démocratie n’a pas
fondamentalement besoin d’une révision de sa doctrine
politique. La domination du capitalisme financier
et les ravages du « libéralisme »ont rendu une actualité
à ses objectifs historiques.
la revue socialiste 60le dossier
velle génération de prix Nobel a ramené le
modèle keynésien au cœur du débat inter-
national. En fait, depuis 2008, les condi-
tions objectives de la résurrection d’un «
compromis social-démocrate » sont réu-
nies, mais elles ne se traduisent pas en
termes électoraux. Je ne partage toutefois
pas le pessimisme sociétal d’un Raffaele
Simone. D’abord, parce que les résultats
électoraux nationaux, depuis 2008, ne peu-
vent être résumés à la faiblesse de la so-
cial-démocratie. Ils révèlent également
l’expression d’un vote protestataire qui
remet en cause l’hégémonie du néolibéra-
lisme. Ensuite, parce que je suis convaincu
que les partis sociaux-démocrates natio-
naux ont une part de responsabilité impor-
tante dans leurs propres échecs. Alors que
les messages populistes sont audibles,
l’expression de la social-démocratie est
brouillée. Il est urgent que nous nous bat-
tions partout en Europe sur la base d’un
programme commun qui rappelle nos
fondamentaux et doit tenir en dix points.
Et ces points essentiels, ces revendications
fondamentales, nous devons les mainte-
nir, les marteler jusqu’à la victoire. En fait,
les textes doctrinaux existent : ils ont été
adoptés lors de nos congrès européens,
mais ils ne sont pas ou peu utilisés dans
les campagnes nationales.
L. R. S. : Les difficultés du socialisme eu-ropéen sont-elles liées à celles de l’Unioneuropéenne ? Peut-on penser que leur sortest commun ? Face à la crise grecque et àses conséquences comment, aujourd’hui,penser une relance de la construction eu-ropéenne et en quels termes ? P. M. : Les difficultés du keynésianisme
national étaient liées à la mondialisation.
La relance de la construction européenne
a constitué une réponse à celles-ci. En
fait, l’initiative de François Mitterrand et
Helmut Kohl, pilotée et développée par
Jacques Delors, a constitué l’embryon
d’une modernisation du compromis
social-démocrate. Dans les années 1980,
nous assistons à une éphémère recon-
duction de l’alliance des socialistes, de la
démocratie chrétienne et des libéraux,
pour protéger un modèle social, à partir
d’une stratégie de relance économique.
Aujourd’hui, en revanche, ce sont les
conservateurs et les néo-libéraux qui do-
En fait, l’initiative de FrançoisMitterrand et Helmut Kohl,
pilotée et développée parJacques Delors, a constitué
l’embryon d’une modernisationdu compromis social-démocrate.
102
Paul Magnette - Questions sur l’avenir du socialisme européen
minent l’agenda européen et sa logique de
pure austérité. L’Union européenne n’est
pas l’ennemie de la gauche, mais un es-
pace politique à construire et à conquérir,
au même titre que les niveaux de pouvoir
nationaux ou régionaux. Par contre, dans
la phase actuelle, nous sommes clairement
désavantagés par un processus décision-
nel, au sein duquel le Conseil européen do-
mine. Le « six-pack » européen, comme le
dernier mémorandum accepté par le gou-
vernement grec, sont les produits d’une lo-
gique intergouvernementale qui signifie,
dans un contexte où la gauche est très fai-
ble, au sein du concert européen, la préva-
lence des intérêts nationaux, à court terme,
et des thèses pro-austérité sur une perspec-
tive communautaire globale et solidaire.
Ceci étant, la domination d’une logique in-
tergouvernementale n’est pas une fatalité,
et elle peut être renversée. Nous avons,
pour ce faire, besoin de partis européens
forts, de mener des actions syndicales, à
l’échelle du continent, et d’arrêter de présen-
ter aux électeurs les enjeux de leur vie quo-
tidienne en des termes exclusivement
locaux, régionaux ou nationaux.
L. R. S. : Les difficultés sont économiqueset sociales, mais également culturelles.Les partis socialistes ont du mal à tenir
les équilibres entre les aspirations indivi-dualistes et les nécessités du collectif. Lesréalités de sociétés multiculturelles, avecle phénomène grandissant des migra-tions, heurtent particulièrement l’électo-rat populaire traditionnel et expliquent,pour beaucoup, la force des mouvementspopulistes. Comment apprécier l’ampleurde ce défi culturel et quelles peuvent êtreles réponses à y apporter ?P. M. : Je pense qu’il est inutile de conti-
nuer à opposer l’individualisme et l’orga-
nisation de la collectivité. Les ressources
politiques que l’individualisme et l’hédo-
nisme offrent à nos sociétés sont une
chance pour la gauche. Tout d’abord, l’in-
dividualisme est irréductible au néolibé-
ralisme : c’est, fondamentalement, une
expression de la volonté d’émancipation
de la personne, à l’égard de toute forme
d’autoritarisme. Sur ce point, j’apprécie
beaucoup l’invitation d’Edgard Morin à
partager ce qu’il appelle un « socialisme
Il est inutile de continuer àopposer l’individualisme et
l’organisation de la collectivité.Les ressources politiques que
l’individualisme et l’hédonismeoffrent à nos sociétés sont une
chance pour la gauche.
la revue socialiste 60le dossier
libertaire », c’est-à-dire un point de vue sur
le monde alimenté par la pensée liber-
taire, l’utopie communiste, la préoccupa-
tion écologiste… et, bien entendu, le
socialisme. Une forme de nouvelle syn-
thèse jaurésienne, en quelque sorte.
Quant à l’hédonisme, il faut le distinguer
du consumérisme. C’est une démarche
qui consiste à trouver, dans le plaisir et la
société des autres, le sens de la vie. « Nous
ne sommes pas des ascètes, nous vou-
lons la vie large » disait Jaurès. Il avait rai-
son. Je pense aussi que, dans le contexte
du début d’un XXIe siècle, également mar-
qué par la résurgence des fondamenta-
lismes, l’hédonisme est l’antidote de la
tentation de la violence. L’immigration,
enfin, est une chance extraordinaire pour
la gauche et un rendez-vous qui ne peut
pas être manqué. La social-démocratie
doit fonder son approche sur deux réali-
tés. La première est que les migrations
font partie de l’histoire de l’humanité :
elles ne s’arrêtent jamais et rien ne les ar-
rête. La seconde est qu’un défi pour la dé-
mocratie européenne étant effectivement
d’intégrer les migrants, c’est la social-dé-
mocratie qui est le parti le mieux équipé
pour cela. Elle l’a prouvé en réussissant
l’intégration du prolétariat dans les sys-
tèmes politiques et sociaux nationaux, et
les outils à employer correspondent à ses
revendications identitaires : le suffrage
universel, l’école publique, l’accès au loge-
ment, le droit à l’emploi et le Welfare State.
L. R. S. : Il est communément dit qu’il y aune crise des « grands récits », qui avaientstructuré les grandes confrontations idéo-logiques du XXe siècle. Cela ne veut pasdire qu’ils ne sont pas remplacés : les reli-gions peuvent jouer ce rôle ou des formesde nationalisme. En tout cas, la social-dé-mocratie paraît en être privée, défendantdes solutions d’équilibre. Le socialismeeuropéen peut-il encore offrir une visiond’avenir ? Et, comment la définir ? P. M. : Les Anglo-saxons disposent de l’ex-
pression de « narrative » pour définir ce
dont les partis politiques ont besoin pour
exprimer leur projet et leur spécificité. J’y
ai fait allusion en évoquant les dix points
que la social-démocratie doit marteler
pour être entendue : un statut de travail
unique pour reconstruire l’unité de la
« classe laborieuse », une meilleure
répartition du travail et du temps dispo-
nible, une refonte complète de la fiscalité
dans l’optique d’une globalisation des re-
venus, la constitution d’un socle social
européen … Ces points forment la quin-
tessence des combats de la social-démo-
cratie, depuis sa fondation : ils ont acquis
une dimension européenne. Mon point
de vue ne signifie pas que la social-démo-
cratie ne doit pas évoluer, mais les adap-
tations concernent ses méthodes, pas ses
principes fondamentaux. Nous devons,
notamment, nous pencher sérieusement
sur les formes de la mobilisation et de la
délibération démocratique, dans une
société à la fois plus individualiste et
« connectée ». Ces points que j’incite à
mettre en avant ne constituent pas un
« grand récit ». Je crois que dans un
contexte d’horizontalisation des savoirs,
le temps des grands récits est révolu. Qui
a encore besoin d’un catéchisme, quand
l’internet offre un accès gratuit à Wikipé-
dia ou aux cours en ligne des meilleures
universités mondiales ? Cela ne signifie
pas, pour autant, que nous vivions une
fin de l’histoire et le triomphe d’une ges-
tion pragmatique du bonheur collectif :
le monde n’est pas encore apaisé et il
change à vue d’œil.
104
Paul Magnette - Questions sur l’avenir du socialisme européen
la revue socialiste 60le dossier
La Revue socialiste : Quelles analysesfaites-vous de la situation actuelle du so-cialisme européen ? La « crise » est,certes, consubstantielle à l’histoire de lasocial-démocratie qui est une force poli-tique d’adaptation. Mais, celle que nousconnaissons, depuis les années 2008-2010, est-elle plus grave que les crisespassées ? Quels sont ses caractères ?
Gérard Grunberg : Il s’agit d’une crise par-
ticulièrement grave. La social-démocratie
(SD) a su s’adapter à la crise de l’utopie
socialiste et marxiste, en devenant une
force de gouvernement et en contri-
buant, au premier rang, au développe-
ment des Etats providence et en
conservant, du coup, son électorat popu-
laire. Elle a su s’adapter, à partir des an-
nées 70, à la nouvelle donne sociale, en
attirant à elle les nouvelles classes
moyennes sur la ligne de l’individua-
lisme et du libéralisme culturel, alors que
l’Etat providence rentrait en crise. La SD a
donc su s’adapter aux changements du
XXe siècle, abandonnant, pour une large
part, le caractère utopique à l’origine de la
pensée socialiste. En revanche, elle sem-
ble incapable se s’adapter aux profondes
mutations qui affectent, au XXIe siècle,
les sociétés occidentales et, plus large-
ment, le monde lui-même. Elle ne sem-
ble pas avoir la capacité de demeurer
une force politique centrale, dans cette
nouvelle période.
Deux raisons principales expliquent cette
situation de la SD. La première est que le
clivage gauche/droite qui a structuré
nombre de systèmes politiques euro-
péens depuis la guerre, et où, peu à peu,
la SD est devenue un pilier principal, en
occupant l’essentiel de l’espace politique
de la gauche, est aujourd’hui dangereu-
sement concurrencé par le clivage souve-
rainistes/européistes qui est orthogonal
l’avenir du socialisme européenQuestions à Gérard Grunberg
Gérard Grunberg Centre d’études européennes de Sciences Po, animateur du site Telos.
au clivage gauche/droite. Or, ce nouveau
clivage affaiblit considérablement la SD,
aux deux niveaux, sociologique et idéo-
logique. Sociologiquement, les classes
populaires, aujourd’hui, sont largement
attirées par le discours souverainiste,
xénophobe et autoritaire/sécuritaire. La
SD n’est plus le principal représentant
politique de ces classes qu’elles a cessé
d’encadrer. Idéologiquement, le clivage
salariés/patrons, auquel renvoyait le cli-
vage gauche/droite, s’est affaibli pour
deux raisons. Du côté de l’offre politique,
la SD, dans la nouvelle donne mondiale
et la crise relative de l’économie euro-
péenne, est tentée de rechercher un par-
tenariat avec les chefs d’entreprise, plutôt
que de les considérer comme des adver-
saires. Du côté de la demande, les classes
populaires perçoivent davantage, au-
jourd’hui, l’antagonisme social principal
comme celui qui oppose les « Français
de souche » aux immigrés ou aux Fran-
çais d’origine immigrée, plutôt que les
ouvriers aux patrons.
La seconde raison est la perte d’autono-
mie de l’Etat-Nation dans son environne-
ment européen et mondial et la
diminution de ses moyens financiers
propres. Or, la SD n’a pu devenir une
grande force de gouvernement qu’en éta-
blissant un compromis politique entre la
logique de l’économie de marché et la
puissance de l’Etat redistributeur et pro-
tecteur. La crise ouverte, en 2007, a réduit
considérablement les moyens de la
redistribution étatique, tandis que l’évo-
lution de la mondialisation et de la
construction européenne a profondé-
ment affecté le système sur lequel repo-
sait toute l’économie du compromis
social national. La crise grave du syndi-
calisme en est la traduction la plus évi-
dente. L’apport propre de la SD et le rôle
politique et social qu’elle jouait au niveau
national, s’en sont trouvés fortement
affaiblis. C’est alors le rôle de la SD, lui-
même dans nos sociétés, qui est remis
106
Gérard Grunberg - Questions sur l’avenir du socialisme européen
Le clivage gauche/droite qui a structuré nombre de systèmespolitiques européens depuis la guerre, et où, peu à peu, lasocial-démocratie est devenue un pilier principal, en occupantl’essentiel de l’espace politiquede la gauche, est aujourd’huidangereusement concurrencépar le clivage souverainistes/européistes qui est orthogonal au clivage gauche/droite.
la revue socialiste 60le dossier
en question, désormais. A quoi sert en-
core la SD ? A cette question redoutable,
celle-ci n’a pas encore donné de réponse.
Cette situation se traduit politiquement
de deux manières, électoralement et stra-
tégiquement. Electoralement, la SD se
trouve de plus en plus minoritaire dans
une Europe où dominent les partis de
droite et les partis radicaux, et sa voca-
tion gouvernementale est, elle-même,
remise en question. Stratégiquement, elle
oscille entre un rapprochement avec les
gauches radicales opposées à l’évolution
actuelle de la construction européenne et
la participation à des alliances gouverne-
mentales avec les forces de la droite mo-
dérée et du centre. Or, les bases politiques
de ces deux types d’alliances sont en
totale opposition. Dans le premier cas,
il s’agit de renouer avec une critique de
l’économie de marché et de la construc-
tion européenne et, en réalité, de renon-
cer à l’exercice du pouvoir ; dans le
second, il s’agit de relancer la construc-
tion européenne, à partir d’une négocia-
tion avec les formations de droite et du
centre pro-européennes et de donner la
priorité à l’exercice du pouvoir. L’incapa-
cité de la SD à faire un choix clair, à
formuler un projet européen précis, à cla-
rifier ses relations avec la gauche radi-
cale, et donc à donner sa propre vision
de ce qu’est la gauche la placent dans
un entre-deux mortifère. Qui peut au-
jourd’hui définir l’identité et le projet
de la SD ?
Enfin, c’est la forme-parti elle-même,
comme acteur politique, dans le monde
d’aujourd’hui, marqué par l’individuali-
sation et l’extraordinaire révolution des
moyens de communication, qui semble
périmée. Le Parti socialiste du XXe siècle
n’est plus adapté au XXIe siècle. S’il n’est
plus un parti de gouvernement, le risque
est qu’il devienne une organisation sclé-
rosée, impuissante et sans grande in-
fluence, se référant sans cesse à l’âge d’or
révolu du parti de militants pour éviter de
penser un avenir difficile à prévoir et à
maîtriser. Il n’existe toujours pas de véri-
Stratégiquement, la social-démocratie oscille entre un
rapprochement avec les gauchesradicales opposées à l’évolution
actuelle de la constructioneuropéenne et la participation àdes alliances gouvernementales
avec les forces de la droitemodérée et du centre.
table Parti socialiste européen, ni de
véritables leaders socialistes européens.
Ce qui, finalement, menace le plus grave-
ment les partis nationaux, c’est le conser-
vatisme.
L. R. S. : Jusqu’aux années 1970, la social-démocratie avait une doctrine éco -nomique, largement façonnée par lekeynésianisme et des formes de cultureplaniste. Depuis, le pragmatisme domineet les différenciations avec le libéralismese sont atténuées largement. Quelles sontles possibilités d’établir une nouvelle syn-thèse économique et sociale propre ?
G. G. : Etablir une nouvelle synthèse so-
ciale-démocrate implique d’abord de dé-
finir ses objectifs stratégiques. Encore
une fois, il faut d’abord que la SD décide
de sa vocation gouvernementale. On per-
çoit, aujourd’hui, dans plusieurs partis
socialistes européens, confrontés à la
durée de la crise économique et à la
monté des radicalismes de droite et de
gauche, une certaine fatigue du pouvoir.
Selon qu’elle cèdera ou non à la tentation
du long repli dans l’opposition, la ma-
nière de concevoir l’adoption d’une nou-
velle synthèse change du tout au tout,
quant à son contenu. L’avantage du repli
est qu’il peut paraître la dispenser du dur
labeur que représente l’élaboration d’une
telle synthèse. Il suffit de revenir aux fon-
damentaux originels : anticapitalisme,
critique de l’économie libérale, critique de
« l’Europe allemande » et rejet des « poli-
tiques d’austérité ». Si la SD décide, au
contraire, de demeurer une force de gou-
vernement, alors cette synthèse nouvelle
est absolument nécessaire. Elle passe,
d’abord, par l’acceptation réelle, avec ses
conséquences en matière d’exercice des
responsabilités gouvernementales, de
l’économie de marché, de la défense et
du développement de la construction eu-
ropéenne, du compromis avec les droites
pro-européennes et de la critique des
radicalismes. Elle passe du coup par
108
Gérard Grunberg - Questions sur l’avenir du socialisme européen
On perçoit, aujourd’hui, dans plusieurs partis socialisteseuropéens, confrontés à la durée de la crise économique et à la monté des radicalismes dedroite et de gauche, une certainefatigue du pouvoir. Selon qu’ellecèdera ou non à la tentation du long repli dans l’opposition,la manière de concevoirl’adoption d’une nouvellesynthèse change du tout au tout,quant à son contenu.
la revue socialiste 60le dossier
l’établissement d’un partenariat avec le
monde de l’entreprise et l’adaptation de
l’enseignement et de la formation aux
activités et métiers du monde de demain.
Elle implique de redéfinir le rôle et les
moyens de l’Etat-Nation et de l’identité
nationale. Elle oblige à définir l’identité
européenne. Elle implique de se plier aux
résolutions adoptées collectivement par
les pays de l’Union européenne. Elle
conduit à reconnaître les limites du key-
nésianisme national et à en tirer les
conséquences. Elle doit être capable de
convaincre les citoyens que leur avenir
est dans une Europe forte et solidaire,
ouverte sur le monde. Elle doit réfléchir à
ce que devient le travail, ses nouvelles
formes et son organisation, dans le
monde d’aujourd’hui. Elle doit, enfin,
admettre qu’une augmentation exces-
sive des dettes et des dépenses publiques
nationales conduira les Etats au désastre.
Elle doit donc défendre courageusement
nos Etats-providences, en acceptant de
les réformer et de les redimensionner.
Elle doit être conquérante et sans com-
plexe, car son identité fondamentale, en
termes de valeurs et d’objectifs, demeure
juste et mérite que l’on se batte pour elle
: la paix, mais garantie aussi par de réelle
capacités de défense ; l’humanisme, mais
sans naïveté ni irresponsabilité ; la soli-
darité, mais avec une exigence de res-
ponsabilité chez ceux qui en sont les
bénéficiaires ; la redistribution, mais en
la fondant sur l’exigence de croissance
qui, seule, peut résoudre la question de
l’emploi, exigence qui implique des com-
promis entre les différentes forces pro-
ductives. Telle qu’est aujourd’hui la SD,
une telle synthèse n’est probablement
pas majoritaire dans ses rangs. Dès lors,
le choix crucial et extrêmement difficile à
faire pour les leaders de cette famille po-
litique consiste à peser les risques de son
éclatement si elle était adoptée et, par-
tant, de savoir si ce risque vaut d’être
couru. Dilemme suprême, dans la me-
sure où il implique une véritable muta-
tion du modèle génétique originel. Mais,
renoncer présente un autre risque, celui
d’un lent et irréversible déclin. La parole
est aux leaders socialistes européens.
L. R. S. : Les difficultés sont économiqueset sociales, mais elles sont également cul-turelles. Les partis socialistes ont du malà tenir les équilibres entre les aspirationsindividualistes et les nécessités du collec-tif, cela reflète les tensions qui existententre les différentes parts de son électorat.Les réalités de sociétés multiculturelles -
avec le phénomène grandissant des mi-grations - heurtent particulièrement,l’électorat populaire traditionnel, et expli-quent, pour beaucoup, la force des mou-vements populistes. Comment apprécierl’ampleur de ce défi culturel et quellespeuvent être les réponses à y apporter ?
G. G. : Incontestablement, il se produit un
heurt, aujourd’hui, entre les valeurs indi-
vidualistes portées dans la SD par les
classes moyennes, particulièrement atta-
chées au libéralisme culturel, valeurs qui
sont devenues dominantes dans cette fa-
mille politique, et les valeurs collectives
originelles qui ont été à l’origine du déve-
loppement de l’Etat protecteur et qui sont
souvent liées à une demande d’ordre et
d’autorité. La SD a pu longtemps marier
ces différentes demandes par un accord
d’ensemble des différents groupes so-
ciaux concernés par le développement
de l’Etat providence, un chômage relati-
vement bas, accord rendu possible par la
forte influence d’une idéologie issue du
marxisme, qui faisait de l’ennemi de
classe la cible commune à ces différents
groupes. L’irruption, au niveau politique,
de la question de l’immigration, de l’inté-
gration et du renouveau de l’islam, no-
tamment sous sa forme radicale, a
rompu, pour une large part, l’accord
entre ces groupes. Les classes moyennes
et supérieures, surtout celles ayant un
haut niveau d’études, sont demeurées
très attachées aux valeurs universalistes
et humanistes, faisant preuve d’un esprit
d’ouverture, tandis qu’une large part des
classes populaires, qui se sentent mena-
cées culturellement et économiquement,
partagent davantage les attitudes xéno-
phobes et se montrent plus générale-
ment hostiles aux bouleversements qui
affectent nos sociétés. La SD subit, de
plein fouet, ces évolutions et voit s’appro-
fondir le fossé entre ces différents
groupes, sans savoir comment réagir ef-
ficacement. Ce clivage des valeurs est cer-
tainement l’un des plus graves périls qui
menacent la SD. La réponse est, de toute
manière, extrêmement difficile à penser
et à donner. Si elle ne peut passer par un
110
Gérard Grunberg - Questions sur l’avenir du socialisme européen
La question des migrants et desréfugiés, qui constitue l’un de
nos plus grands défis actuels, doitêtre examinée, avec un soin
particulier. Les réponses que luidonnera la social-démocratie
auront nécessairement des conséquences décisives
sur son avenir.
la revue socialiste 60le dossier
compromis avec les valeurs humanistes
de la SD, elle peut, en revanche, prendre
en compte la demande d’autorité et de
leadership qui est indéniablement crois-
sante dans nos pays. Il serait irresponsa-
ble de ne pas prendre au sérieux la
demande de protection qui monte d’une
grande partie de nos populations. De ce
point de vue, la question des migrants et
des réfugiés, qui constitue l’un de nos
plus grands défis actuels, doit être exami-
née, avec un soin particulier. Les ré-
ponses que lui donnera la SD auront
nécessairement des conséquences déci-
sives sur son avenir.
L. R. S. : Les difficultés du socialisme euro-péen sont-elles liées à celles de l’Union européenne ? Peut-on penser que leur sortest commun ? Face à la crise grecque et àses conséquences, comment, aujourd’hui,penser une relance de la construction européenne et en quels termes ?
G. G. : Je dirais qu’il s’agit d’une causalité
circulaire. L’Union européenne crée d’au-
tant plus de difficultés au socialisme eu-
ropéen que celui-ci en cause à l’Union
européenne. La crise grecque a montré
l’inanité des propositions des gauches et
droites radicales, au moins pour les pays
de la zone euro. La seule solution est
d’aller plus vite dans le développement et
les changements de la construction
européenne. Certes, nous l’avons vu, la
crise de l’Etat social et du keynésianisme,
au niveau national, l’imposition, au ni-
veau européen, des règles et contraintes
de l’économie libérale, la perte d’autono-
mie relative des Etats et la crise des
identités nationales qu’elle contribue à
provoquer, posent, à l’évidence, des pro-
blèmes très difficiles à la SD. Mais, inver-
sement, le blocage politique de l’Union
européenne est aussi le produit de l’inca-
pacité de la SD européenne à définir un
véritable projet européen, incapacité qui
n’est d’ailleurs pas son apanage exclusif.
Comme les autres familles politiques
européennes, la SD demeure une confé-
dération lâche de partis nationaux, dont
l’essentiel de l’activité politique est émi-
nemment nationale et qui ont fait le
choix de ne pas mener une véritable
action politique commune, au niveau
européen. Ce qui les amène souvent à ac-
cuser l’Union européenne de maux qui,
en réalité, soit résultent des dysfonction-
nements des Etats-Nations eux-mêmes,
soit sont le résultat de tendances mon-
diales auxquelles l’Europe est confrontée,
comme l’ensemble des pays qui la consti-
tuent. La SD, désormais fortement mino-
ritaire au sein de l’Union, se donne sou-
vent la facilité de condamner l’action
européenne, au motif qu’elle est inspirée
par la droite libérale, alors, qu’au niveau
européen, elle fait de larges compromis
avec celle-ci. Du coup, déchirée entre son
attachement à l’Europe et la peur de per-
dre son électorat populaire et de voir se
développer les gauches radicales, elle est
inerte, sans véritable projet, oscillant
entre des positions contradictoires. Qui
peut, aujourd’hui, définir ce qu’est le pro-
jet européen de la SD ? Je suis, cependant,
convaincu que l’avenir de la SD est étroi-
tement lié à celui de la construction eu-
ropéenne. Il n’y a plus de voie nationale
de la SD. Trop engagée dans ce processus
pour pouvoir en être le principal critique,
elle n’en récolte pas, pour autant, les bé-
néfices politiques, du fait de son incapa-
cité à s’en faire le champion.
L. R. S. : Il est communément dit qu’il y aune crise des « grands récits » qui avaientstructuré les grandes confrontations idéo-logiques du XXe siècle. Cela ne veut pasdire qu’ils ne sont pas remplacés - les reli-gions peuvent jouer ce rôle ou des formesde nationalisme ! En tout cas, la social-dé-mocratie paraît en être privée, défendantdes solutions d’équilibre. Le socialismeeuropéen peut-il encore offrir une visiond’avenir ? Et, comment la définir ?
G. G. : Les citoyens de l’Europe n’ont plus
besoin de grands récits auxquels, d’ail-
leurs, ils ne croient plus. Ils ont besoin de
trois choses : des gouvernements effi-
caces et responsables devant eux, des
perspectives d’avenir claires et de bons
leaders capables de leur montrer le che-
min, moralement et politiquement. Si la
SD ne peut répondre à ces trois besoins,
elle disparaîtra du paysage politique.
112
Gérard Grunberg - Questions sur l’avenir du socialisme européen
La social-démocratie, déchiréeentre son attachement àl’Europe et la peur de perdre son électorat populaire et de voir se développer les gauchesradicales, est inerte, sansvéritable projet, oscillant entredes positions contradictoires.
la revue socialiste 60le dossier
La Revue socialiste : Quelles analysesfaites-vous de la situation actuelle du so-cialisme européen ? La « crise » est,certes, consubstantielle à l’histoire de lasocial-démocratie, qui est une force poli-tique d’adaptation. Mais, celle que nousconnaissons, depuis les années 2008-2010, est-elle plus grave que les crisespassées ? Quels sont ses caractères ?Ernst Hillebrand : La crise actuelle parait
plus grave que toutes celles qui l'ont pré-
cédée, car elle touche au cœur même de
la social-démocratie : l'« alliance de
classes » entre les milieux ouvriers et la
classe moyenne éclairée est en train de
se défaire. A l'intérieur du système poli-
tique et administratif, les sociaux-démo-
crates représentent de moins en moins
les milieux ouvriers et du bas de l'échelle
sociale. Ce constat vaut pour la dimen-
sion sociologique, comme pour la di-
mension idéologique. La proportion de
gens issus de milieux ouvriers dans les
organes et parmi les élus des partis so-
ciaux-démocrates a fortement diminué.
Les idées et les valeurs des dirigeants so-
ciaux-démocrates (élus, cadres des par-
tis) n'ont cessé de s'éloigner de celles des
couches populaires. Alors que les valeurs
et l'éthique des couches populaires sont
dominées par d'autres canons, à conno-
tation plus communautaire, les valeurs
des dirigeants sociaux-démocrates se
sont rapprochés de plus en plus de l'idéo-
logie libérale et cosmopolite de la classe
moyenne « académisée ». Les catégories
l’avenir du socialisme européenQuestions à Ernst Hillebrand
Ernst Hillebrand Politologue, directeur du département d'analyse politique internationale de la Fondation Friedrich-Ebert, à Berlin.
La crise actuelle parait plus grave que toutes celles qui l'ont précédée, car elle
touche au cœur mêmede la social-démocratie : l'« alliance de classes »
entre les milieux ouvriers et la classe moyenne éclairée est en train de se défaire.
114
Ernst Hillebrand - Questions sur l’avenir du socialisme européen
du bas de l'échelle sociale sont donc pri-
vées de représentation idéologique, au-
tant que sociale.1
Mais, la crise concerne aussi les pro-
grammes et les idées politiques. Contraire-
ment aux crises précédentes, la social-
démocratie actuelle n'a pas de « plan B »,
rien qui puisse prendre le relais de sa pro-
grammatique actuelle. Dans les années
1950, la notion d'« Etat-providence », com-
binant une politique de redistribution avec
l'économie de marché, offrait un relais
crédible à l'étatisme prôné par le socia-
lisme d'avant-guerre. Dans les années
1970, l'épuisement du keynésianisme des
« trente glorieuses » avait pu être com-
pensé par la reprise de l’agenda libertaire
des soixante-huitards et des thèmes
du mouvement écologiste naissant. Au-
jourd'hui par contre, aucune « narrative
nouvelle » n'est en vue. Le rapprochement
opéré avec le (néo)libéralisme sous la ban-
nière de la « troisième voie » après la chute
du Mur est, à bien des égards, à l'origine
des difficultés actuelles.2 Il n'offre aucune
perspective de renouveau programma-
tique pour le présent. Les dogmes centraux
du social-libéralisme - européisme, cos-
mopolitisme et multiculturalisme - sont
considérés par une part croissante de
l'électorat traditionnel comme des pro-
blèmes, et non des solutions. Ils sont deve-
nus un facteur important de l'aliénation
entre les élites de la social-démocratie et sa
base électorale.
Dans le même temps, la politique a de
plus en plus de mal à résoudre les pro-
blèmes existants. Dans la plupart des
pays de l'Europe occidentale, les écono-
mies stagnent, le chômage reste élevé et
les « services publics » sont en net recul.
La fracture sociale s'élargit ; le monde des
défavorisés s'éloigne de plus en plus de
celui des classes moyennes et aisées. Le
système apparaît comme un « descen-
seur social » dans lequel les moins bien
lotis ont de plus en plus de mal à préser-
Le rapprochement opéré avec le (néo)libéralisme sous labannière de la « troisième voie »après la chute du Mur est, à bien des égards, à l'origine des difficultés actuelles.
1. Cf. à ce sujet : Jonathan Haidt, The Righteous Mind, New York 2012 ; Hanspeter Kriesi et. Al., « Globalization and the trans-formation of the national political space : Six European countries compared », in European Journal of Political Research,n° 6/2006, Peter Mair, Ruling the Void - The Hollowing of Western Democracy, Londres 2013.
2. Ernst Hillebrand, « L’incontournable réorientation de la gauche européenne », Le Débat, n° 151, Septembre-Octobre 2008.
la revue socialiste 60le dossier
ver leur niveau de vie.3 Aucun mouve-
ment politique n'est épargné par les effets
négatifs de cette crise de résultat du sys-
tème politico-administratif, en Europe.
Mais, elle est plus problématique pour la
gauche, car sa « clientèle » a davantage
besoin des services publics et d'un État en
capacité d'agir que l’électorat des partis
conservateurs. Un Etat faible est un pro-
blème pour les classes moyennes, mais il
est un désastre pour les pauvres et les dé-
munis. Au total, la social-démocratie se
trouve aujourd'hui confrontée à une rup-
ture sociale et idéologique qui menace le
projet politique lui-même. Les partenaires
de l'alliance d'autrefois sont tous les deux
prêts à demander le divorce : l'élite du
centre gauche n'a plus que désintérêt et
mépris pour la vision du monde des
couches populaires, tandis que celles-ci
se détournent des classes moyennes
social-libérales et se cherchent d'autres
représentants dans le monde politique.
L. R. S. : Dans les années 1970, la social-démocratie avait une doctrine économiquelargement façonnée par le keynésianismeet des formes de culture planiste. Depuis,le pragmatisme domine et les différencia-
tions avec le libéralisme se sont atténuéeslargement. Quelles sont les possibilitésd’établir une nouvelle synthèse écono-mique et sociale propre ?E. H. : En théorie, les chances de voir opérer
cette « synthèse économique et sociale »
nouvelle ne sont pas mauvaises du tout.
L'éclatement de la bulle financière, après
2008, a ôté aux thèses néolibérales beau-
coup de leur force de conviction. L'ordre
économique dans lequel nous vivons
n'est plus en mesure d'assurer l'augmen-
tation du revenu du citoyen moyen, ni la
transformation du progrès technolo-
gique, en richesse et temps de loisir sup-
plémentaires : pour beaucoup de gens, le
système ne fonctionne plus. Il n'est même
plus capable de garantir durablement les
acquis de l’État social et de l’État provi-
dence d'antan, alors que les sociétés sont
globalement beaucoup plus riches et pro-
ductives qu'à l’époque. Les composantes
d'une « nouvelle synthèse » social-démo-
crate - qui ressemblerait beaucoup à celle
de l'économie sociale de marché clas-
sique - paraissent évidentes. Principal
ingrédient : la révision des quotas de
répartition entre revenu du travail et
revenu du capital, avec un retour à la pon-
3. Philippe Guibert/Alain Mergier, Le descenseur social. Enquête sur les milieux populaires, Paris, 2006.
dération des années 1960 et 1970. Dans
toutes les économies développées, on
observe, ces dernières décennies, un net
recul de la part des salaires dans le re-
venu national, alors que celle du capital
augmente. L’évolution des salaires s‘est
déconnectée des gains de productivité,
qui ont été énormes dans les dernières
décennies. Un retour aux quotas de répar-
tition des « trente glorieuses » libérerait
un pouvoir d'achat considérable et dé-
clencherait un cercle vertueux consom-
mation/investissement. Vue la crise de
croissance actuelle, il y a urgence à mettre
en œuvre un tel modèle de croissance tiré
par les salaires et il est totalement incom-
préhensible que les partis de centre-
gauche ne le défendent pas bien plus
vigoureusement.4 Au lieu de cela, ils prô-
nent - surtout dans le contexte des discus-
sions actuelles relatives à une initiative
européenne de croissance - une sorte de
« keynésianisme light », dont l'efficacité et
les possibilités de financement paraissent
de plus en plus douteuses.
Le deuxième élément-clé d'une « nouvelle
synthèse » serait une réforme du finance-
ment de l’État. Ces dernières décennies, la
taxation des revenus du capital et des
bénéfices n'a cessé de baisser. Parallèle-
ment, la dette publique et la taxation de
la consommation et des revenus du tra-
vail ont augmenté. Ici, des corrections
majeures sont à opérer : une taxation plus
forte des revenus les plus élevés, des
bénéfices et des revenus de capitaux est
indispensable. Parallèlement, une poli-
tique de désendettement rigoureuse doit
être mise en œuvre. L’endettement pu-
blique implique, à long terme, une ques-
tion de justice sociale considérable, car le
service de la dette entraîne un transfert
continu de revenus des contribuables
vers les détenteurs de titres de créances :
institutions financières, banques, particu-
liers fortunés. Dans un pays à haut niveau
d‘endettement, les revenus provenant du
116
Ernst Hillebrand - Questions sur l’avenir du socialisme européen
Vue la crise de croissanceactuelle, il y a urgence à mettre en œuvre un modèle de croissance tiré par les salaires et il est totalementincompréhensible que les partisde centre-gauche ne le défendentpas bien plus vigoureusement.
4. Marc Lavoie, Engelbert Stockhammer (eds.), Wage-led Growth : An equitable strategy for economic recovery, Genève2014, et aussi, Marie-Paule Virard, Patrick Artus, Pourquoi il faut partager les revenus: Le seul antidote à l'appauvris-sement, Paris 2010.
la revue socialiste 60le dossier
rendement des obligations pourraient
bien dépasser, aujourd'hui, les montants
redistribués par les systèmes fiscaux et
sociaux - mais avec l'effet inverse.
La troisième composante essentielle
d'un « nouveau » paradigme économique
social-démocrate doit être la garantie de
la qualification professionnelle. Dans le
contexte de la « quatrième révolution
industrielle », c'est plus important que ja-
mais. Dans les années à venir, la révolution
de l'intelligence artificielle déploiera tous
ses effets. La rapidité avec laquelle des
qualifications deviendront obsolètes et le
rythme d'adaptation imposé aux entre-
prises et aux salariés par les innovations
technologiques augmenteront encore net-
tement.5 L’État doit donc fournir un effort
considérable pour aider les personnes et
les entreprises à s'adapter et à se former.
L’importance accordée à l’« employabilité »
et la qualification professionnelle, tout
comme le soutien à l'effort individuel
prôné par la « troisième voie » n'étaient pas
en soi une erreur ; ils étaient juste trop uni-
latéraux. L'idée d'un État qui donne à cha-
cun les moyens de « faire » et de prendre
soin de soi même doit être au cœur de
toute future synthèse socio-économique
du camp social-démocrate.
Le problème de ces approches est qu'elles
sont difficiles à mettre en œuvre, dans un
contexte d'européanisation et d'affaiblis-
sement des frontières. La mondialisation,
l'intégration européenne et la dérégle-
mentation des marchés financiers ont
permis une grande mobilité du capital,
donnant aux entreprises de nombreuses
possibilités de délocalisations et d'optimi-
sation fiscale. Dans le même temps, la
mobilité des travailleurs, à l'intérieur
comme à l'extérieur de l'UE, fait peser une
pression supplémentaire sur les marchés
du travail d'Europe occidentale et septen-
trionale, qui pourrait largement expliquer
la stagnation des salaires au cours des dé-
cennies passées, marquées par un haut
niveau de chômage structurel. Le fait que
la gauche ait totalement ignoré l'impact
sur le marché du travail de la loi de l'offre
et de la demande est l'une des démarches
intellectuelles les plus paradoxales obser-
vées ces dernières décennies.
L. R. S. : Les difficultés sont économiqueset sociales, mais elles sont également cul-
5. Erik Brynjolfsson, Andrew McAffee, The Second Machine Age : Work, Progress and Prosperity in a Time of BrilliantTechnologies, New York, 2014.
118
Ernst Hillebrand - Questions sur l’avenir du socialisme européen
turelles. Les partis socialistes ont du mal àtenir les équilibres entre les aspirations in-dividualistes et les nécessités du collectif -cela reflète les tensions qui existent entreles différentes parties de son électorat. Les réalités de sociétés multiculturelles -avec le phénomène grandissant des migra-tions - heurtent particulièrement l’électoratpopulaire traditionnel et expliquent, pourbeaucoup, la force des mouvements popu-listes. Comment apprécier l’ampleur de cedéfi culturel et quelles peuvent être les réponses à y apporter ?E. H. : A titre personnel, la question de la
contradiction entre aspirations individuelles
et nécessités collectives ne me semble pas
vraiment poser problème. Au contraire : l'in-
dividualisation croissante de la société peut
être le point de départ d'un projet social-dé-
mocrate actualisé, orienté sur l'émancipa-
tion de chacun, la maîtrise de ses choix de
vie, la liberté et l'autonomie de l'individu.6
Cette liberté individuelle nécessite des
arrangements collectifs, un environnement
« habilitant » que l’individu en tant que tel
ne peut créer seul.
Il me semble tout à fait possible de com-
muniquer cette relation dialectique entre
liberté individuelle et action collective.
Politiquement, le problème réside plutôt
dans le fait que le centre gauche actuel
met de moins en moins en avant l'objec-
tif d'émancipation individuelle et d'auto-
nomie des citoyens. Il en place d'autres,
supposés « plus importants », au centre
de son discours. Cela vaut pour le thème
de l'intégration européenne, qui va, hélas,
de pair avec un net recul de l’influence
politique des citoyens et du contrôle
démocratique de la vie politique.7 Cela
vaut également pour le discours sur les
réformes socio-économiques « incon-
tournables », qui réduit l’individu à son
« utilité » économique, dans le contexte
des économies globalisées. Enfin, cela
vaut aussi pour le multiculturalisme.
Face à l’islam, la gauche social-libérale ne
L'individualisation croissante de la société peut être le point de départ d'un projetsocial-démocrate actualisé,orienté sur l'émancipation de chacun, la maîtrise de ses choix de vie, la liberté et l'autonomie de l'individu.
6. Ernst Hillebrand, « Une société de citoyens autonomes - Esquisse d’un projet social-démocrate pour le XXIe siècle », Le Débat, n° 159, mars-avril 2010.
7. Voir Peter Mair, Ruling the Void, op.cit.
la revue socialiste 60le dossier
défend plus le caractère séculier et laïc
des sociétés occidentales et les marges
de manœuvre qui en résultent, en termes
de liberté et de choix individuels. Elle
dénonce plutôt la critique et le scepti-
cisme, à l'égard d'une interprétation obs-
curantiste de la religion et une pratique
culturelle de l'islam souvent paternaliste,
hostile aux femmes et culturellement
et socialement autoritaire, comme « isla-
mophobie » inacceptable.8
Les tensions culturelles sont peut-être ac-
tuellement le principal facteur de rupture
de l'alliance de la social-démocratie avec
ses électeurs traditionnels.9 Le problème
dépasse largement le cadre de la question
du multiculturalisme. Il existe un fossé
croissant entre les élites de centre-gauche
et l’électorat social-démocrate de base,
en termes de « culture du quotidien ».
Ces deux milieux ont aujourd'hui des
valeurs très éloignées.10 Pour les « petites
gens », la préservation de ce qui est
acquis et familier est l'une des grandes
promesses de l'ordre démocratique :
« La promesse implicite des démocraties
modernes est que chaque citoyen tient
son destin en main jusqu'à un certain
point… Ce qui suppose notamment et
tout aussi implicitement un droit fonda-
mental à une certaine stabilité et conti-
nuité du monde dans lequel on vit et des
choix de vie propres et bien ressentis ».11
Face à cette aspiration à vivre dans un
contexte stable et familier, les élites de
centre-gauche ont toujours réagi avec un
discours dénigrant : le besoin de sécurité
socio-économique a été stigmatisé comme
refus d‘une modernisation nécessaire, l'at-
tachement à un ordre démocratique qui
bénéficie aussi aux « petites gens » dans
le cadre d’États-nations a été taxé d'« anti-
européanisme » et le désir de vivre dans
un contexte familier s'est vu associé à l'es-
8. Michael Walzer, « Islamism and the Left, Dissent », Winter 2015, https://www.dissentmagazine.org/article/islamism-and-the-left
9. Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle, Paris 2015.10. Voir Jonathan Haidt, The Righteous Mind, op.cit.11. David Goodhart, « Eine postliberale Antwort auf den Populismus » (Une réponse post-libérale au populisme), in Ernst
Hillebrand (Ed.) Rechtspopulismus in Europa-Eine Gefahr für die Demokratie ? (Le populisme de droite en Europe-Un danger pour la démocratie ?), Bonn, 2015, p. 159-165, en l'occurence, p. 161.
Face à cette aspiration à vivredans un contexte stable et familier, les élites de
centre-gauche ont toujours réagiavec un discours dénigrant.
prit de clocher et à la xénophobie. Le sou-
tien politique va plutôt à l'affirmation des
besoins et de l'identité culturelle des mi-
norités que des majorités. Le populos
s'est insidieusement transformé dans la
vision du centre-gauche dominante en
plebs, dont les sentiments et les inquié-
tudes ne méritent ni qu'on les prenne au
sérieux ni qu'on leur cède.
L. R. S. : Les difficultés du socialisme eu-ropéen sont-elles liées à celles de l’Unioneuropéenne ? Peut-on penser que leur sortest commun ? Face à la crise grecque et àses conséquences, comment, aujourd’hui,penser une relance de la construction européenne et en quels termes ?E. H. : Les difficultés du socialisme euro-
péen sont évidemment liées au processus
d'intégration européen. Historiquement,
les États-nations démocratiques d'Europe
constituaient le seul cadre institutionnel
dans lequel le projet social-démocrate pou-
vait être organisé. Ce sont les États-nations
qui, par le biais du sentiment national, ont
donné naissance à la « communauté émo-
tionnelle » de citoyens - le « moi commun »,
en termes rousseauistes - qui a rendu pos-
sible une politique solidaire et redistribu-
tive. De même, ce n'est que dans le cadre
des États-nations modernes que cet équili-
bre des forces entre capital et travail qui a
marqué le XXe siècle a pu être organisé.
Seuls les systèmes démocratiques des
États-nations ont permis aux citoyens de
traduire les rapports de majorité sociale en
relations de force politiques.
Avec l'intégration européenne, les respon-
sables politiques sociaux-démocrates
n'ont cessé d'affaiblir le seul instrument
dont ils disposaient - l’État-nation - sans
avoir d'équivalent à leur disposition. La so-
cial-démocratie européenne ressemble à
un apprenti-sorcier qui a perdu le contrôle
de la créature qu'il a fait naître. La réalité de
l'intégration européenne suit une logique
néolibérale, dont l'idéologie est centrée sur
la volonté d'élimination de tous les obsta-
cles à la mobilité du capital, des biens et
de la main-d’œuvre. Les frontières en font
partie, tout comme les règles fixées par la
politique. Cette logique ne voit l'homme
que comme facteur de production (le plus
mobile possible), mais non en tant que
120
Ernst Hillebrand - Questions sur l’avenir du socialisme européen
Avec l'intégration européenne,les responsables politiquessociaux-démocrates n'ont cesséd'affaiblir le seul instrumentdont ils disposaient - l’État-nation - sans avoir d'équivalentà leur disposition.
la revue socialiste 60le dossier
citoyen et individu attaché à sa patrie et à
son identité. Le néolibéralisme est, au fond,
un projet d'abolition des frontières et des
limites politiques et juridiques.
Vue par le prisme des valeurs historiques
de la gauche, le bilan de l’européanisation
« réel » est peu alléchant. Le contrôle poli-
tique de l'économie et du capital a nette-
ment diminué.12 A l'échelon européen, il
n'existe, de fait, aucune possibilité de
contrôle démocratique du pouvoir, via les
urnes. En même temps, les scrutins natio-
naux sont dévalorisés politiquement ; ils
sont de moins en moins capables de fixer
un vrai cap pour la politique des pays -
comme on a pu le constater récemment
de manière impressionnante en Grèce.
La démocratie est remplacée, de plus
en plus, par une « technocratie » euro-
péenne, basée sur la coopération des
bureaucraties, le travail des lobbys et
des rituels de négociation inter-gouverne-
mentaux. Les partis politiques - et surtout
ceux de la gauche - sont les victimes
collatérales de ce processus, qu'ils ont lar-
gement co-organisé : puisqu‘ils sont de
moins en moins capables de remplir leur
fonction de caisse de résonance de l'inté-
rêt des citoyens, ceux-ci s'en détournent.13
La question de la réaction à ces évolu-
tions est une autre pomme de discorde
potentielle entre socio-démocrates. L'en-
gagement fort des responsables et cadres
en faveur d'un approfondissement de l’in-
tégration européenne est confronté à un
scepticisme croissant de leurs électeurs.
De nombreux européens ne compren-
nent pas pourquoi un instrument qui a
fait ses preuves - l’État-nation démocra-
tique - devrait disparaître, alors qu'il leur
a apporté un niveau sans précédent de
prospérité, de liberté, de justice sociale et
de qualité de vie. Tout cela ne veut pas
dire que l'intégration européenne n'est
pas un objectif noble, ni que le renforce-
ment de la coopération entre européens
n'est pas une réponse nécessaire à l'évo-
lution du monde. La question est bien
plus de savoir comment organiser cette
coopération renforcée. La question de sa-
voir qui seront à long terme les « bons »
et les « mauvais » européens n'est pas
encore tranchée. Ces derniers temps,
les signaux d'alerte se sont multipliés,
indiquant que le centralisme européen
conduit plutôt dans l'impasse. Au lieu de
12. Wolfgang Streeck, Gekaufte Zeit : Die vertagte Krise des demokratischen Kapitalismus (Le temps acheté : la crise retar-dée du capitalisme démocratique), Berlin, 2013.
13. Peter Mair, Ruling the Void, op.cit.
122
Ernst Hillebrand - Questions sur l’avenir du socialisme européen
renforcer l'Europe, il l'affaiblit.14 Ces der-
nières années, le soutien de la population
à l’intégration européenne a diminué net-
tement, dans la plupart de pays. La zone
euro - après avoir été pendant deux
siècles la « locomotive » de l'économie
mondiale – enregistre, aujourd'hui, la
croissance économique la plus faible du
monde et démontre des niveaux d’endet-
tement publique et de chômage (surtout
juvénile) uniques parmi les pays avan-
cés. L’espace Schengen s’avère actuelle-
ment incapable d'assurer les fonctions
les plus essentielles de l’État, comme la
garantie de l’intégrité des frontières et la
contrôle de l‘immigration. Tout cela mine
massivement l'acceptation de l’intégra-
tion européenne, au moins dans sa
dynamique centralisatrice actuelle.
La social-démocratie doit s'efforcer de
concevoir l'intégration européenne, non
pas comme un projet idéologique, mais
comme un projet pragmatique. Comme
tout projet politique, c'est le moyen qui doit
permettre d'atteindre un objectif : offrir aux
citoyens européens une vie meilleure. La
vraie solution « pro-européenne » consiste,
au moins dans les circonstances actuelles,
à redonner davantage d’autonomie aux
États-nations, au sein de l’UE, qui reste, bien
évidemment, un cadre de coopération plus
indispensable que jamais. Davantage de
subsidiarité, et non de centralisme, voilà la
formule qui pourrait au bout du compte
correspondre le mieux à une conception de
l'intégration européenne « de gauche » -
une conception orientée à la fois vers le ren-
forcement du caractère démocratique de
l’exercice du pouvoir, en Europe, et vers la
stabilisation du soutien populaire au projet
de l’intégration européenne.
L. R. S. : Il est communément admis qu’ily a une crise des « grands récits », quiavaient structuré les grandes confronta-tions idéologiques du XXe siècle. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas rem-placés - les religions peuvent jouer ce rôle
La vraie solution « pro-européenne » consiste, au moins dans les circonstancesactuelles, à redonner davantaged’autonomie aux États-nations,au sein de l’UE, qui reste, bien évidemment, un cadre de coopération plusindispensable que jamais.
14. Fritz W. Scharpf, « Rettet Europa vor dem Euro! », Berliner Republik, n° 2/2012.
la revue socialiste 60le dossier
ou des formes de nationalisme ! En toutcas, la social-démocratie paraît en êtreprivée, défendant des solutions d’équili-bre. Le socialisme européen peut-il encore offrir une vision d’avenir ? Et,comment la définir ?E. H. : Il est évidemment possible de
concevoir un nouveau « grand récit » de
la gauche. Ce récit devrait concilier des
éléments contradictoires : une individua-
lisation croissante, une grande hétérogé-
néité sociale et culturelle, et, en même
temps, un attachement émotionnel réel
des gens à leur milieu familial, social et
culturel ; une demande réelle de partici-
pation politique avec un sentiment gran-
dissant d'avoir perdu le contrôle et d'être
à la merci de forces politiques et écono-
miques anonymes et mondialisées. Les
inégalités se renforcent et la notion de
« solidarité » a perdu une partie de son
acceptation sociale ; mais, en même
temps, nos sociétés sont largement libé-
rées de la vraie misère matérielle.
Compte tenu de toutes ces contradic-
tions, un nouveau « grand récit » de la
gauche doit se concentrer sur l’individu
et son « empowerment » - ni en français,
ni en allemand, il n’existe de mot équiva-
lent à cette expression anglaise. La pro-
messe politique de la gauche doit être
l'émancipation et l’épanouissement indi-
viduel, et la possibilité, pour chacun, de
prendre en main son destin.15
Dans cette optique, le rapport au libéra-
lisme, qui a fortement influencé et enrichi
l'idéologie de la gauche, ces dernières dé-
cennies, devra être éclairci. Les sociétés
européennes sont profondément libé-
rales. Mais, des tensions très sensibles
existent entre le « libéralisme du quoti-
dien » des masses, axé sur le mode de vie
et l'espace privé, et le libéralisme idéolo-
gique des élites. David Goodhart propose,
de ce fait, une synthèse « post-libérale »
qui, tout en maintenant la vocation libé-
rale de nos sociétés, verrait la politique
accorder une place centrale aux besoins
réels de l'individu. « Les hommes sont en-
racinés dans leur communauté et leur fa-
mille, considèrent souvent le changement
comme une perte et ont une hiérarchie
d'obligations morales... Ces attaches ne
sont pas des obstacles à vaincre pour
parvenir à construire une bonne société ;
elles constituent au contraire ses fonde-
15. Ernst Hillebrand, « Une société de citoyens autonomes - Esquisse d’un projet social-démocrate pour le XXIe siècle »,Le Débat, n°. 159, mars-avril 2010.
ments ».16 En d'autres termes : un nouveau
grand récit de la gauche doit traiter de la
concrétisation du bonheur individuel et
du libre-arbitre laissé à chacun dans ses
choix de vie. Mais, le bonheur individuel,
ce sont aussi des sentiments d'identité
et d'appartenance à des communautés
d'émotion, de la famille à la nation. Il
consiste aussi dans des conditions de vie
dont on reste maître et un ordre politique
qui garantit liberté, prospérité et participa-
tion politique réelle. L'homme n'est pas un
électron libre, c'est un zoon politikon,
un être qui vit en communautés. Si elle
veut rétablir les liens brisés, la gauche doit
reprendre conscience de cette réalité émo-
tionnelle fondamentale et la placer au
centre de sa vision politique.
Le centre-gauche se trouve face à un
choix assez clair. L'option numéro un
serait de poursuivre dans la logique
des dernières décennies et de chercher à
remplacer l'alliance sociale-démocrate
historique par des nouvelles formes
d’alliances sociales (et culturelles). Cette
option a été formulée en France, avec
grande clarté, il y a quelques années par
« Terra Nova » et sa proposition de former
une nouvelle alliance politique entre
classes moyennes « éclairées » et cosmo-
polites et les nouveaux marginaux, c'est-
à-dire les immigrés et leurs descendants.
L'auteur est convaincu que cette stratégie
mène dans l'impasse. Elle serait en proie
à des contradictions culturelles massives
et inappropriée à stopper l’hémorragie
électorale courante.17 La deuxième option
consiste dans une tentative de recon-
nexion avec les couches populaires et de
reconstruction de l'alliance sociale histo-
rique de la social-démocratie, avec un
re-politisation du projet comme projet
transformateur et émancipateur. C'est
cette voie qui pourrait permettre à la
social-démocratie de se positionner de
nouveau au centre du paysage politique
de nos sociétés.
124
Ernst Hillebrand - Questions sur l’avenir du socialisme européen
16. Goodhart, op.cit., p. 16417. Voir aussi l'entretien de Gilles Finchelstein dans Le Nouvel Observateur, Les « musulmans de gauche deviennent une
nouvelle famille politique », 30 mars 2014.
Un nouveau grand récit de la gauche doit traiter de la concrétisation du bonheurindividuel et du libre-arbitrelaissé à chacun dans ses choix de vie.
la revue socialiste 60le dossier
La Revue socialiste : Quelles analysesfaites-vous de la situation actuelle du so-cialisme européen ? La « crise » est,certes, consubstantielle à l’histoire de lasocial-démocratie qui est une force poli-tique d’adaptation. Mais, celle que nousconnaissons, depuis les années 2008-2010, est-elle plus grave que les crisespassées ? Quels sont ses caractères ?Marcel Gauchet : Le socialisme européen
est partout sur le reculoir, son érosion
continue, et on ne voit pas ce qui pourrait
l’arrêter. Il ne doit la force politique relative
qu’il conserve qu’à la crainte qu’inspirent
les programmes libéraux et à l’attache-
ment des populations aux acquis de l’Etat
social, sous toutes leurs formes. Ces fac-
teurs peuvent lui valoir des victoires oc-
casionnelles, les exemples ne manquent
pas ; elles ne lui confèrent pas une force
propulsive. Il ne définit plus un pro-
gramme d’avenir, il est le parti de la
conservation d’un passé de progrès que
les impératifs actuels semblent devoir
inexorablement remettre en cause. Ce
que les partis de gouvernement, qui se
réclament de l’idée socialiste, admet tent
eux-mêmes tacitement, condamnés
qu’ils sont à la défensive. En pratique, ils
sont des forces de freinage qui mettent
le programme libéral en œuvre, en y ajou-
tant les formes, en le tempérant autant
que possible, en se souciant davantage
de ses dégâts humains. La nouvelle ver-
sion du compromis social-démocrate, en
un mot, c’est la retraite en bon ordre. Elle
n’est pas de nature à forcer l’enthou-
siasme, quelles que soient les bonnes rai-
sons de l’appuyer circonstanciellement.
l’avenir du socialisme européenQuestions à Marcel Gauchet
Marcel Gauchet Directeur de recherches à l’EHESS et rédacteur en chef de la revue Le Débat.
Le socialisme européen est le parti de la conservation
d’un passé de progrès que les impératifs actuels semblent
devoir inexorablement remettre en cause.
En effet, la social-démocratie était « une
force politique d’adaptation ». Mais, adap-
tation de quoi à quoi ? En fait, il y avait,
d’une part, un cadre théorique fourni par
le marxisme, qui, dans sa version intellec-
tuellement conséquente, était révolution-
naire. Cela a donné, au XXe siècle, après la
Révolution de 1917, le communisme d’ins-
piration léniniste et son hégémonie intel-
lectuelle. Et puis, il y avait, d’autre part, le
cadre pratique, la démocratie libérale
bourgeoise, avec laquelle l’option social-
démocrate était de transiger, ce qui lui
assurait son hégémonie politique. A l’in-
conséquence intellectuelle que les com-
munistes étaient fondés à reprocher aux
sociaux-démocrates, répondait l’inconsé-
quence pratique que ces derniers étaient
fondés à adresser aux communistes,
jouant un jeu électoral qu’ils auraient du
récuser. L’histoire a amplement validé l’op-
tion social-démocrate, inutile d’y insister.
Sauf que le programme théorique et, plus
profondément, le cadre de pensée, demeu-
raient ceux du marxisme et du collecti-
visme, qu’il s’agissait simplement de
réaliser, dans le cadre démocratique. L’im-
puissance, la paresse, en tout cas la fai-
blesse congénitale de la social-démocratie,
a été de ne pas se donner son programme
théorique à elle, sa vision propre de la dé-
mocratie et du progrès démocratique.
Bad-Godesberg n’a été, à cet égard, qu’une
fausse fenêtre. Il s’est agi d’une répudiation
pragmatique d’un certain nombre de
points du programme classique, mais
sans un véritable effort pour renouveler la
grille de lecture de la société bourgeoise et
capitaliste. C’est ce pragmatisme, finale-
ment à courte vue, que la social-démocra-
tie paye aujourd’hui.
On a pu avoir un moment l’impression,
après 1989, que le choix social-démo-
crate était ratifié par l’histoire et que la
voie lui était grande ouverte. C’était le
contraire : la déroute du communisme
était aussi la sienne, sur un mode diffé-
rent. C’était sous-estimer le poids du
bagage doctrinal commun avec le « so-
cialisme réel ». La social-démocratie
n’était pas attaquée de front, mais elle
était corrodée par en-dessous. D’où son
126
Marcel Gauchet - Questions sur l’avenir du socialisme européen
Bad-Godesberg n’a été qu’unefausse fenêtre. Il s’est agi d’une répudiation pragmatiqued’un certain nombre de pointsdu programme classique, maissans un véritable effort pourrenouveler la grille de lecture de la société bourgeoise et capitaliste.
la revue socialiste 60le dossier
affaissement depuis, lent, mais implaca-
ble, faute d’alternative programmatique,
à l’horizon collectiviste et anticapitaliste
d’origine, de plus en plus démenti par
l’évolution des sociétés démocratiques,
une évolution acceptée et accompagnée,
par ailleurs. Le compromis a viré à l’ab-
sorption pure et simple. Dans le couple,
la dimension démocratique a dévoré la
dimension sociale.
La crise ouverte, depuis 2008, ne fait que
porter en pleine lumière les consé-
quences de ce glissement de terrain en-
gagé de longue date. Elle est d’abord une
crise de la base sociologique des partis se
réclamant de l’idée socialiste. Elle rend
impossible à ignorer le divorce avec les
milieux populaires. Les partis socialistes
sont des partis de notables bourgeois
sans plus d’assises de masse et de classe,
pour reprendre la terminologie cano-
nique. Ils y perdent la légitimité qu’ils de-
vaient à leur capacité de représenter les
aspirations du « peuple des travailleurs »,
si ce n’est leur raison d’être. Qu’est-ce que
la gauche sans le peuple ? La crise est en-
suite une crise de l’idée européenne. Le
socialisme démocratique pensait avoir
trouvé dans la construction européenne
un cadre naturel pour poursuivre la réa-
lisation de son programme. Il se découvre
qu’il y a une incompatibilité croissante
entre les deux. La crise est, enfin, une crise
liée à la globalisation, qui recoupe les pré-
cédentes et les démultiplie. Elle est le mo-
ment de vérité de ce qu’implique une
économie mondialisée. Quelle place pour
l’Europe, et une Europe qui se voudrait
sociale, dans le cadre de la globalisation
telle qu’elle fonctionne aujourd’hui ?
L’adaptation à la globalisation, qui est le
programme, de fait, de l’Union euro-
péenne actuelle, signifie, à terme, la disso-
lution du socialisme, en tant que folklore
local relevant du passé. C’est dire la gra-
vité de la situation, à laquelle de sympa-
thiques incantations sur les « valeurs »
ne suffiront pas à faire face.
L. R. S. : Jusqu’aux années 1970, la social-démocratie avait une doctrine écono-mique, largement façonnée par lekeynésianisme et des formes de cultureplaniste. Depuis, le pragmatisme domineet les différenciations avec le libéralismese sont atténuées largement. Quelles sontles possibilités d’établir une nouvelle syn-thèse économique et sociale propre ?M. G. : Le keynésianisme a été, très préci-
sément, ce moyen providentiel de mas-
quer le hiatus entre le programme
théorique du socialisme d’inspiration
marxiste et le cadre politique démocra-
tique. Il faisait le pont entre l’ambition
lointaine de « socialisation des moyens
de production » et la voie parlementaire
dans le régime représentatif et libéral. Il
permettait de renvoyer aux calendes
grecques l’examen des questions de
fond, puisqu’on disposait d’un outil poli-
tique immédiatement efficace et pouvant
ressembler, vu de loin, au but espéré, en
tout cas, pouvant passer pour une étape.
Aussi, le renoncement contraint à ce
point d’appui a-t-il eu pour effet de faire
ressortir, de manière de plus en plus
criante, la contradiction de base. Il met la
social-démocratie au défi de se donner sa
propre doctrine de ce qu’est le capita-
lisme, de ce que représente son évolution
actuelle et de ce que peuvent être les
moyens d’en proposer un aménagement
social et démocratique, à défaut de son
renversement ou de son dépassement.
La question, désormais, ne peut plus être
évitée. La réponse, à mon avis, n’est pas
à chercher dans la théorie économique,
mais dans une vision plus large de
l’histoire et de la société. Il est temps de
renouer, de ce point de vue, avec l’inspi-
ration du socialisme des origines, en bri-
sant avec la technocratie économiciste
qui reste le legs keynésien, devenu au-
jourd’hui un fardeau paralysant.
L. R. S. : Les difficultés sont à présent éco-nomiques, sociales, mais aussi cultu-relles. Les partis socialistes luttent pourmaintenir un équilibre entre les aspira-tions individualistes et les actions collec-tives nécessaires. Cela reflète les tensionsau sein de l’électorat socialiste. Les réa-lités des sociétés multiculturelles - y com-pris les questions migratoires quiprennent de l’ampleur - dérangent réel-lement les votants issus de l’électorat po-pulaire et expliquent globalement la forcedes mouvements populistes. Commentpouvons-nous déterminer l’ampleur de cedéfi culturel et quelles réponses doiventêtre apportées ? M. G. : C’est vrai qu’il y a quelque chose de
pathétique dans le spectacle de ce « so-
cial-individualisme » actuel, creusant sa
tombe avec énergie en distribuant des
droits dont les individus qui en bénéfi-
128
Marcel Gauchet - Questions sur l’avenir du socialisme européen
Le keynésianisme a été ce moyen providentiel de masquer le hiatus entre le programme théorique du socialisme d’inspirationmarxiste et le cadre politiquedémocratique.
la revue socialiste 60le dossier
cient ne peuvent en tirer que la récusa-
tion de tout idéal collectif. Là encore, l’évo-
lution de nos sociétés n’a pas été pensée.
D’où sort cet individualisme d’un genre
nouveau ? Que signifie-t-il, à quoi tend-il
au juste ? Ce sont ces questions qui
devraient être au centre de la discussion
politique, aujourd’hui, au lieu de se
contenter de suivre le mouvement ou de
l’encourager, pour se promettre à en
mourir. Désastre supplémentaire pour la
social-démocratie : elle va chercher sur ce
terrain une caution de gauche en s’aco-
quinant avec l’extrême-gauche libertaire,
croyant ainsi compenser l’attraction libé-
rale à laquelle elle est soumise sur le plan
économique. Le résultat est inverse de
celui recherché. Il n’en fait qu’accuser da-
vantage sa compromission avec le cours
économique dominant, tout en achevant
de la couper, culturellement, des milieux
populaires. La contradiction est à son
comble face à la question de l’immigra-
tion, en train de devenir une des ques-
tions-clés de la vie publique européenne.
C’est le moment de se souvenir d’un prin-
cipe fondateur, sur lequel Marx reste
exemplaire dans l’esprit : le socialisme est
le parti du réalisme social, pour qui tout
peut être mis sur la table, analysé et
débattu froidement, en termes politiques.
Le moralisme, voilà l’ennemi. C’est le plus
dangereux symptôme de la régression
intellectuelle qui menace nos sociétés,
en général, au-delà de ce cas particulier.
Les problèmes relatifs à l’immigration
doivent être abordés comme le reste,
sans fard ni censure. C’est justement le
moyen de faire en sorte qu’ils soient trai-
tés dignement. Il se trouve qu’une part
importante de la population ressent l’im-
migration comme un problème, à tort ou
à raison. Il s’agit d’élucider les motifs de
ce ressenti, sans condamnation préala-
ble, ni refus d’examen. On ne viendra pas
autrement à bout de l’énorme défi qu’il
nous pose.
L. R. S. : Les partis socialistes, en Europe,traversent maintenant des temps diffi-ciles. Est-ce à mettre en relation avec les difficultés présentes de l’Union
Il y a quelque chose depathétique dans le spectacle
de ce « social-individualisme »actuel, creusant sa tombe
avec énergie en distribuant des droits dont les individus qui
en bénéficient ne peuvent en tirer que la récusation
de tout idéal collectif.
130
Marcel Gauchet - Questions sur l’avenir du socialisme européen
européenne ? Partagent-ils un destincommun ? Face à la crise grecque et ses conséquences, pouvons-nous penser à recommencer la construction euro-péenne, et, à cet égard, quelle approchedevrait être retenue ? M. G. : « Relance de la construction euro-
péenne » appartient à ce vocabulaire au-
tomatique et incantatoire qui me semble
absolument à proscrire. De quoi parle-t-
on quand on parle ainsi ? Il est essentiel
d’éviter ce discours-type de la fuite en
avant, qui ne signifie qu’une chose pour
ceux qui le reçoivent, le refus de regarder
en arrière pour dresser le bilan de ce
qu’on a fait et en tirer un diagnostic sans
complaisance. Or, c’est ce qui est réclamé
par la situation. Celle-ci soulève deux
questions distinctes, une question géné-
rale et une question particulière pour les
sociaux-démocrates. Commençons par
cette dernière. Peut-on encore, raisonna-
blement, parler d’une construction euro-
péenne qui aurait vocation à devenir
sociale ? En tout cas, il n’y a plus grand
monde pour le croire, et c’est un thème
politique qui ne porte plus. Tout donne à
croire, au contraire, que l’Europe, telle
qu’elle fonctionne et pour des raisons
très profondes, qui ne se réduisent pas à
une majorité conjoncturelle de la droite
libérale, est le cheval de Troie de la sortie
de l’Etat social, qui constitue l’exception
européenne dans l’économie globale. Les
sociaux-démocrates, dans ce cadre, ne
sont plus que les « idiots utiles » d’un pro-
cessus qui va contre leurs idéaux. Il serait
temps d’en tirer des conclusions sur la
manière de reconstruire l’Europe, et non
de la relancer telle qu’elle est. Et puis,
de manière générale, cette construction
correspond-elle à ce qu’il est légitime
d’attendre d’une forme démocratique ?
La construction européenne a fait reculer
la démocratie, en Europe, il faut enregis-
trer le fait, qui s’impose à un nombre
d’esprits qui devient chaque jour plus
grand. Ce beau mythe a couvert une
réalité infiniment moins glorieuse. Pour-
quoi ? Qu’y avait-il de vicié dans le méca-
Tout donne à croire quel’Europe, telle qu’ellefonctionne et pour des raisonstrès profondes, qui ne se réduisent pas à une majoritéconjoncturelle de la droitelibérale, est le cheval de Troie de la sortie de l’Etat social, qui constitue l’exceptioneuropéenne dans l’économie globale.
la revue socialiste 60le dossier
nisme ? Là aussi, la discussion doit être
ouverte, en grand, et sans exclusive.
Elle intéresse tout le monde et ce serait
à l’honneur de la social-démocratie
que d’être pionnière dans cet examen
de conscience.
L.. R. S. : On dit souvent que nous faisonsface, maintenant, à une crise des récitsfondateurs, autour desquels sont centréstoutes les grandes confrontations idéolo-giques du XXIe siècle. Cela ne signifiepas qu’il n’y ait aucun substitut possible.Les religions peuvent jouer ce rôle, toutcomme les nationalismes ! Quoi qu’il ensoit, la social-démocratie apparaît privéede son rôle, en choisissant de promouvoirdes solutions équilibrées. Le socialismeeuropéen peut-il encore offrir une visiondu futur ? Comment définiriez-vous alorscette vision ? M. G. : Toutes mes réponses antérieures
allaient dans le même sens : ce dont
nous souffrons, fondamentalement, c’est
d’un retard de l’intelligence sur la réalité.
Nous sommes sous le coup d’un déficit
de compréhension, par rapport à ce qui
nous arrive, et c’est de là que vient la dés-
orientation de nos sociétés. Il s’agit, avant
tout, de reprendre la main, par rapport à
l’histoire, qui est en train de se jouer. Ce
doit être l’article premier de tout pro-
gramme de travail à la hauteur des cir-
constances. Nous sommes embarqués,
depuis une quarantaine d’années, dans
une nouvelle phase historique dont les
ressorts échappent aux catégories élabo-
rées pour la phase d’avant. Il faut les
remettre sur le métier. En effet, les
« grands récits » - entendons, en fait, le
grand récit progressiste et spécialement
le grand récit marxiste - sont morts et en-
terrés. Eh bien, cela veut dire, non qu’il
faut se résigner à l’absence de grand récit
pour nous guider, mais qu’il faut en
construire un autre, immunisé contre les
défauts des précédents, désormais bien
identifiés, et adéquat aux développe-
ments stupéfiants dont nous sommes
témoins. En commençant, d’ailleurs, par
nous débarrasser de cette notion de
« grand récit », commode, mais idiote sur
Ce dont nous souffrons,fondamentalement, c’est
d’un retard de l’intelligence sur la réalité. Nous sommes
sous le coup d’un déficit de compréhension, par rapport
à ce qui nous arrive, et c’estde là que vient la désorientation
de nos sociétés.
132
Marcel Gauchet - Questions sur l’avenir du socialisme européen
le fond. C’est de l’élucidation de l’histoire
que nous faisons qu’il est question et la
base de l’idée socialiste, c’est que l’his-
toire est intelligible et qu’à partir de cette
intelligibilité, nous pouvons construire
des sociétés plus justes, parce que plus
au fait de leurs mécanismes et de leur
place dans l’histoire humaine. Pas de jus-
tice sociale possible sans ce préalable
qu’est le pouvoir de s’expliquer le devenir
qui nous emporte. Nous ne sommes pas
condamnés à le subir. Pour le reste, ne
nous y trompons pas, les religions ou les
nationalismes ne font pas le poids pour
combler ce vide d’explication. Les naufra-
gés se raccrochent à ce qu’ils peuvent.
Face à l’obscurité angoissante du pré-
sent, les reliquats du passé font office de
bouées de secours, mais ils ne consti-
tuent pas des issues durables. Nous nous
retrouvons, à certains égards, dans la si-
tuation du socialisme des commence-
ments, dans les années 1840 : tout est à
reprendre, par rapport à une histoire qui
a fait un pas de géant. Nous sommes pris
au dépourvu. Mais, il ne dépend que de
nous d’en sortir. C’est un grand avantage,
de surcroît, que d’avoir à vivre un recom-
mencement, avec la formidable expé-
rience qu’il nous laisse en héritage pour
nous instruire. Tâchons, au moins, d’être
à la hauteur de nos devanciers.
Nous nous retrouvons, à certains égards, dans la situation du socialisme des commencements, dans les années 1840 : tout est à reprendre, par rapport à une histoire qui a fait un pas de géant.
la revue socialiste 60le dossier
La Revue socialiste : Quelle est votreanalyse de la situation présente du socia-lisme européen ? La crise est intrinsèqueà l’histoire de la social-démocratie, quiest une force politique d’adaptation.Mais, la crise à laquelle nous faisonsface, depuis 2008-2010, est-elle plus sérieuse que les précédentes ? Commentla décririez-vous ?
G. E. : En ce qui concerne ses forces pas-
sées, la social-démocratie européenne est
en crise depuis au moins quatre décen-
nies, depuis la moitié des années 1970.
Ancrés dans des traditions éthico-poli-
tiques bien distinctes - les solidarités col-
lectives, notamment -, et organisés autour
d’un programme cohérent, avec une
longue histoire de succès électoraux, les
partis socialistes ont atteint leur apogée
dans les années 1960 et 1970, forts de la
confiance d’une large base électorale. La
perte de ces points d’ancrage, durant les
dernières années, s’explique par plusieurs
facteurs. La forte récession mondiale qui
suit la crise de 1973 a provoqué des chan-
gements majeurs dans les économies
capitalistes et leurs structures sociales,
avec de très importantes implications en
termes de gouvernance pour les États-
nations. De tels bouleversements ont
ébranlé les politiques publiques d’ortho-
doxie keynésienne mises en place, depuis
les années 1940, endommageant de
manière permanente les atouts associés
à la gauche. Si ce que nous appelons,
l’avenir du socialisme européenQuestions à Geoff Eley
Geoff Eley Professeur d’Histoire contemporaine, titulaire de la chaire Karl Pohrt à l’Université du Michigan, Ann Arbor. Auteur
notamment de Forging Democracy : The History of the Left in Europe, 1850-2000, New York, Oxford University Press, 2002.
Si ce que nous appelons,maintenant, la mondialisationnéolibérale a privé les sociaux-
démocrates de leur capacitéantérieure à gérer les
capitalismes nationaux dansl’intérêt de leur base ouvrière,
la désindustrialisation a fortement réduit l’échelle et la présence de la classe
ouvrière historique, elle-même.
134
Geoff Eley - Questions sur l’avenir du socialisme européen
maintenant, la mondialisation néolibérale
a privé les sociaux-démocrates de leur ca-
pacité antérieure à gérer les capitalismes
nationaux dans l’intérêt de leur base
ouvrière, la désindustrialisation a forte-
ment réduit l’échelle et la présence de la
classe ouvrière historique, elle-même.
Cette restructuration capitaliste a donné
un sens nouveau aux réalités de classe.
De manière cruciale, cela a contribué
à démanteler les infrastructures de la
solidarité sociale et de l’identification
collective, jusqu’ici essentielles à la force
populaire des partis socialistes. Hormis
les syndicats et les appareils partisans
eux-mêmes, cette force résidait dans une
culture de sociabilité auto-organisée,
incluant des clubs récréatifs, éducation-
nels, coopératifs ; des clubs de sport, d’art
ou de socialisation, ainsi que des clubs
pour les femmes et les jeunes ; tous
liés aux communautés résidentielles et
de travail, au sein de mêmes classes
sociales. Ce socialisme associationiste
aspirait à s’impliquer dans tous les
aspects de la vie de ses sympathisants,
idéalement soutenu par des gouverne-
ments socialistes locaux et par l’Etat so-
cial-démocrate. Cette adhésion de masse
enracinait le parti national dans la vie
quotidienne de son électorat, inspirant le
soutien d’électeurs, bien au-delà des cer-
cles ouvriers. A leur âge d’or - du début
des années 1900, jusque dans les années
1960 -, les partis socialistes et commu-
nistes attiraient divers espoirs popu-
laires, pas seulement de la part des
travailleurs qui recevaient un salaire,
mais aussi des travailleurs en col blanc,
des intellectuels, des membres de la
famille non-employés, des citoyens na-
tionaux discriminés, d’autres minorités,
et ainsi de suite. Il s’est agi là d’une réali-
sation majeure spécifique aux deux pre-
miers tiers du XXe siècle. Cependant, et
même avant la restructuration consécu-
tive aux années 1970, ce modèle avait
déjà subi des dommages. Les change-
ments intervenus après 1945 - d’abord
le capitalisme consumériste de la pé-
riode de grande prospérité, puis la tran-
sition post-fordiste - avaient lentement
érodé les infrastructures nourrissant ces
cultures socialistes élargies.
Cette adhésion de masseenracinait le parti national dans la vie quotidienne de sonélectorat, inspirant le soutiend’électeurs, bien au-delà des cercles ouvriers.
la revue socialiste 60le dossier
D’une part, n’ayant pas de politiques
économiques suffisamment distinctes
des orthodoxies néolibérales toujours
en vogue, les socialistes ne présentent
d’autre attrait pour l’électorat que de
revendiquer une meilleure gestion du
capitalisme. D’autre part, la social-démo-
cratie est, à présent, complètement cou-
pée de ses fondements sociaux
antérieurs. Donc, en faisant face aux défis
du présent, les partis socialistes n’ont ni
de politiques clairement distinctes, ni la
légitimité populaire auxquelles ils étaient
en capacité de faire appel. Ils sont
presque entièrement dans une dérive
pragmatique, ayant abandonné la cri-
tique systémique au profit d’un cen-
trisme néolibéral substantiellement
indifférenciable du terrain occupé de
façon plus agressive et plus convain-
cante par leurs adversaires.
L. R. S. : Jusque dans les années 1970, lasocial-démocratie avait une doctrineéconomique, largement façonnée par lekeynésianisme et la culture de la plani-fication. Depuis lors, le pragmatisme estarrivé en tête des priorités, et les diffé-rences entre social-démocratie et libéra-lisme tendent à s’effacer. Quelles sontles opportunités pour établir une nou-
velle synthèse économique et socialepropre ?
G. E. : Malheureusement, le centrisme
actuel de la social-démocratie est bien
pire que le seul pragmatisme. Dans une
conception visionnaire, sur une perspec-
tive longue, un pragmatisme habile
serait essentiel à tout politique capable
de penser un radicalisme créatif. Cepen-
dant, bien que les sphères existantes
actuelles du capitalisme contemporain
aient été puissamment remodelées à
l’aune d’une avance néolibérale appa-
remment inéluctable, la social-démocra-
tie semble étonnamment pauvre en
termes de propositions. Elle semble inca-
pable de lutter contre ces changements
de circonstances, d’un point de vue socia-
liste reconnaissable.
Si l’économie politique s’est transformée
de manière décisive, cela ne disqualifie
pas définitivement le keynésianisme,
pour autant. Les sociaux-démocrates ne
croient plus au déploiement possible
des programmes ambitieux de réforme
socialiste interventionniste. Ils parlent
par trop le langage de la contrainte. Des
fonctions jusqu’alors assurées par l’Etat
tendent à être déplacées vers le secteur
privé, que ce soit dans la santé, les pri-
sons, les écoles, les services sociaux,
ou tout autre secteur institutionnel.
Dans cette perspective, la tâche la plus
importante, pour les socialistes, en
termes de principes politiques pour
accroître leurs soutiens, est de commen-
cer par reformuler à nouveau des argu-
ments sur les biens publics et les biens
sociaux, avec une réelle conviction et une
portée effective.
Depuis les années 1990, la volonté de
placer ces éléments dans le débat public
a été trop occultée. Il n’y a désormais plus
de place pour ce langage dans la sphère
politique. Mais, étant donné les difficultés
ouvertes par la séquence de 2008, l’ouver-
ture grandissante des inégalités, la désaf-
fection populaire envers la politique
démocratique, et l’affaiblissement des
gouvernements, il devient impératif de
trouver des voies créatives et persuasives
pour réintroduire ce langage dans la
politique - le langage des services sociaux
et des biens publics, de la réforme redistri-
butive, et de la direction rationnelle des res-
sources, dans une économie nationale. Ce
sont là des opportunités pour élaborer une
nouvelle synthèse économique et sociale.
L. R. S. : Les difficultés sont à présent écono-miques, sociales, mais aussi culturelles. Lespartis socialistes luttent pour maintenir unéquilibre entre les aspirations individualisteset les actions collectives nécessaires. Cela reflète les tensions au sein de l’électorat socia-liste. Les réalités des sociétés multiculturelles -y compris les questions migratoires qui pren-nent de l’ampleur - dérangent réellement les votants issus de l’électorat populaire et expliquent, globalement, la force des mouve-ments populistes. Comment pouvons-nous déterminer l’ampleur de ce défi culturel etquelles réponses doivent être apportées ?
G. E. : Tristement, la confusion et l’incohé-
rence marquant la réponse officielle des
partis socialistes à l’hostilité grandissante
envers les migrants et les étrangers - c’est-
à-dire aux conflits autour de la composition
multi-ethnique, à présent permanente, et
qui remonte à loin - reproduit à peine la
tendance à l’accommodement au néoli-
béralisme déjà mentionnée. Dans le dis-
136
Geoff Eley - Questions sur l’avenir du socialisme européen
Les sociaux-démocrates ne croient plus au déploiementpossible des programmesambitieux de réforme socialisteinterventionniste. Ils parlent partrop le langage de la contrainte.
la revue socialiste 60le dossier
cours public, l’incessante priorisation de
la liberté individuelle sur le bien social
est à présent agressivement rejointe par
l’assertion renouvelée des valeurs cen-
trales des Lumières, selon lesquelles
l’Islam serait voué à les rejeter ou à les
dénier : la sécularisation et la séparation
des églises et de l’État, la tolérance, la
liberté de discours et de pensée, les liber-
tés sexuelles, les droits des femmes.
Les terribles répétitions de violence,
depuis le 11 septembre, y compris très
récemment lors des attentats contre
Charlie Hebdo, se combinent à présent
avec la diabolisation des immigrants et
des étrangers pour nourrir l’incrédulité
dans les chances qu’a l’intégration so-
ciale de perdurer. Avec le mouvement
de masse des réfugiés de 2015, la crise
subséquente atteint à présent de specta-
culaires proportions. Déclarer la « mort
du multiculturalisme » dans ces circons-
tances - comme l’ont fait Merkel, Came-
ron et Sarkozy, en 2010 - est une voie
de sortie choquante de la diversité mul-
tiethnique, quant à elle bien existante,
qui, dans sa forme présente, remonte
aux années 1960, et ne se dissipera plus
jamais. Cependant, malgré l’activisme
et le plaidoyer de nombre d’individus
remarquables, les partis socialistes ne
produisent pas de réponse programma-
tique visionnaire. Si les directions socia-
listes continuent à tirer des bords sans
remonter les vents contraires, dans les
cycles à présent bien identifiés des mar-
chands de peur, de la couardise morale,
des regroupements à droite et de la légis-
lation restrictive, la tâche vitale consistant
à réconcilier la démocratie et la différence
ne pourra jamais advenir. Si le « multi -
culturalisme » définit un espace dans
lequel ce défi pourrait au moins être
débattu, alors cet espace doit être ouvert
à nouveau.
L.R. S. : Les partis socialistes, en Europe,traversent maintenant des temps diffi-ciles. Est-ce à mettre en relation avec lesdifficultés présentes de l’Union euro-péenne ? Partagent-ils un destin com-mun ? Face à la crise grecque et sesconséquences, pouvons-nous penser àrecommencer la construction euro-péenne, et, à cet égard, quelle approchedevrait être retenue ?
G. E. : Comme l’a clairement montré la
crise grecque, l’Union européenne est en-
trée dans une nouvelle ère de son his-
toire. Pourtant, mesurée à l’aune de ses
mécanismes constitutionnels et procédu-
raux et aux modalités de son existence ou
de sa complète absence dans ces termes,
à tout ce qui peut ressembler à la respon-
sabilité démocratique, « l’Europe » n’a
jamais été un projet démocratique. Jusque
récemment, elle a certainement été un
projet culturel d’unification et d’aspiration
commune - un régime de sens, si vous
voulez -, acquérant, depuis les années
1980, une architecture culturelle plus
élaborée et même quelques bases au-
thentiques d’appartenance commune
cumulative. Pendant un temps, entre le
milieu des années 1980 et 1990 disons, il
était même possible de se convaincre que
« l’Europe sociale » avait développé un réel
potentiel d’existence. Mais, tout cela s’est
affaibli. Il n’y a pas de soutien vraiment
discernable dans l’actuelle configuration
européenne à un projet de démocratisa-
tion effective ou de progressisme social.
L’élargissement était un projet qui a man-
qué de tout contenu démocratique,
comme les réponses à la débâcle grecque
l’ont brutalement confirmé. « L’Europe »
est devenue principalement un « régime
de régulation », manifestement structuré
autour d’une hégémonie allemande.
L’échec des partis socialistes européens à
énoncer des alternatives cohérentes aux
politiques actuelles d’austérité et de finan-
ciarisation, leur refus d’une solidarité po-
litique concrète avec le gouvernement de
Syriza, et de fait, leur renoncement total à
l’élaboration de stratégies socialistes, est
préoccupant. De plus, le scepticisme po-
pulaire envers l’Europe, s’exprimant à tra-
vers une hostilité active, pays par pays, a
maintenant atteint un cap extrêmement
dangereux. On ne peut faire face à l’enjeu
de la reconstruction de l’identification dé-
mocratique à l’Union européenne, forte
d’un soutien populaire large, qu’avec de
véritables propositions de réformes réel-
lement démocratiques.
L.R. S. : On dit souvent que nous faisonsface, maintenant, à une crise des récitsfondateurs autour desquels sont centréstoutes les grandes confrontations idéo-logiques du XXIe siècle. Cela ne signifiepas qu’il n’y ait aucun substitut possible.
138
Geoff Eley - Questions sur l’avenir du socialisme européen
Pendant un temps, entre le milieu des années 1980 et 1990 disons, il était mêmepossible de se convaincre que « l’Europe sociale » avait développé un réel potentiel d’existence. Mais, tout cela s’est affaibli.
la revue socialiste 60le dossier
Les religions peuvent jouer ce rôle, toutcomme les nationalismes ! Quoi qu’il ensoit, la social-démocratie apparaît privéede son rôle, en choisissant de promou-voir des solutions équilibrées. Le socia-lisme européen peut-il encore offrir unevision du futur ? Comment définiriez-vous alors cette vision ?
G. E. : Les conditions exceptionnelles
dans lesquelles le socialisme a pu déve-
lopper ses points forts, au cours des trois
décennies qui suivirent la guerre, ne se-
ront pas renouvelées. Les principaux élé-
ments de cette période - keynésianisme,
corporatisme, État-providence, recon-
naissance des syndicats et des formes de
travail organisé, vision redistributive d’un
capitalisme régulé, planification et sec-
teur public fort, langage commun du
bien collectif - furent les conditions préa-
lables à la fois aux politiques de crois-
sance et à une relation privilégiée à
l’économie globale. Dans les circons-
tances présentes, non seulement ces
pré-conditions exceptionnelles n’existent
plus, mais les termes nouveaux des rela-
tions globales de l’Europe sont devenus
extrêmement menaçants - de la rivalité
des ressources et de la militarisation des
marchés de sécurité aux migrations de
grande échelle des personnes déplacées,
à une nouvelle période de violence inter-
nationale, et à une désorganisation géné-
rale de la souveraineté des États-nations.
Si le scénario plus sobre d’une « crise
planétaire du changement climatique »
(Dipesh Chakrabarty) s’aggrave et rem-
place maintenant le précédent récit du
« progrès et de la prospérité », alors les
socialistes doivent commencer à penser
très différemment. De manière classique,
pour les socialistes, la société nouvelle ne
pouvait pas être bâtie dans la pénurie ;
la possibilité même de la construction
socialiste requérait les conditions d’une
abondance matérielle relative, léguée
à la société par la pleine maturité de
développement du mode capitaliste.
Mais, de notre présent poste d’observa-
Si le scénario plus sobre d’une « crise planétaire du
changement climatique »(Dipesh Chakrabarty) s’aggrave
et remplace maintenant le précédent récit du « progrès
et de la prospérité », alors les socialistes doiventcommencer à penser très différemment.
tion, ces dialectiques d’abondance et de
pénurie, d’indigence et de richesse, et les
termes qui leur sont associés, en matière
de possibilité politique, sont profondé-
ment modifiés. Nous vivons, à tout le
moins, dans un monde de ressources
sévèrement compromises, et, au pire,
dans l’ombre d’une catastrophe possible.
Dans de telles circonstances, la société du
bien se retire à l’horizon de « l’à peine »
soutenable, tout particulièrement lorsque
les questions de justice globale sont
prises en considération. « Apprendre à
survivre décemment » peut sembler être
une version étroite et prosaïque du futur.
Mais, c’est également sur ce point que la
pensée socialiste peut commencer à se
déployer à nouveau.
140
Geoff Eley - Questions sur l’avenir du socialisme européen
la revue socialiste 60
grand texte
Lettre du 17 mars 1972,Cher Willy, cher Bruno,
L’intérêt particulier d’un débat relatif à la
pratique du gouvernement et à ses rap-
ports avec le programme du parti tient
au fait que la social-démocratie est plus
qu’un parti chargé d’administrer la so-
ciété. Notre tâche est bien plus de la trans-
former. Toute notre histoire est l’écho
d’une discussion idéologique passionnée
touchant nos objectifs à long terme. Nous
avons toujours été tiraillés entre ce qui
était présentement possible et nos buts
pour l’avenir. Si j’éprouve aujourd’hui le
« La social-démocratie n’est pas un parti élitaire », 1972
Olof Palme Premier ministre de la Suède,
de 1969 à 1976, et de 1982 à 1986.
E ntre 1972 et 1975, trois personnalités européennes, l’Allemand WillyBrandt, le Suédois Olof Palme et l’Autrichien Bruno Kreisky, ont échangéépistolairement, au sujet de l’avenir de la social-démocratie sur le Vieux
continent. Ces courriers ont été publiés, en 1976, dans la collection Idées de Galli-mard. Nous avons choisi une lettre d’Olof Palme1, dont l’actualité résonne encore,aujourd’hui, quarante ans plus tard.
Hélène Fontanaud, Chargée de mission à la direction des Etudes du Parti socialiste
L’intérêt particulier d’un débatrelatif à la pratique du
gouvernement et à ses rapportsavec le programme du parti tientau fait que la social-démocratie
est plus qu’un parti chargéd’administrer la société. Notre tâche est bien plus
de la transformer.
1. Olof Palme a été assassiné le 28 février 1986.
besoin de rouvrir ce débat, c’est parce
que j’ai l’impression que le socialisme
démocratique fait face à un défi. Les
confrontations génératrices d’inquiétude
et d’insécurité pour les hommes tant
pour ce qui touche aux problèmes quoti-
diens que pour les questions d’un avenir
plus lointain sont caractéristiques de
l’évolution de la société contemporaine.
Il ne fait pas de doute que la société
actuelle est plus « politisée » que celle de
l’après-guerre. La conscience des hommes
est devenue plus aiguë tant à l’égard de
nos propres problèmes fondamentaux
que pour les questions se rapportant à
l’ensemble de l’humanité. Mais en même
temps l’on relève l’existence d’une ten-
dance « apolitique », un mépris de la poli-
tique, du travail politique et de la
démocratie représentative. Nos adver-
saires, à droite et à gauche, tirent profit de
ce courant. Ainsi, l’on prétend de divers
côtés qu’au Parlement et dans les associa-
tions politiques, nous ne nous occupons
que de choses dépourvues d’importance.
On reproche aux hommes politiques de
négliger les questions fondamentales
pour la survie de l’humanité, comme la
croissance de la population, le développe-
ment de la technologie, la destruction de
l’environnement ; on les accuse même de
se dérober à une prise de position claire et
nette dans ces domaines. En même temps,
on a visiblement le sentiment que toute
une série de problèmes tout différents et
plus immédiats sont laissés à l’abandon,
par exemple la hausse des prix, les pers-
pectives de l’emploi en général, le niveau
de vie, la sécurité de la famille, les possibi-
lités d’emploi dans les régions ouvertes à
l’émigration. Certaines revendications sup-
posent que l’on contiendra la croissance
de l’économie ; d’autres, au contraire, que
l’expansion sera développée. La plupart
sont en tout cas d’accord pour reconnaître
qu’il est nécessaire d’assurer des soins en
cas de maladie et qu’en pareille situation,
les individus disposant de ressources plus
faibles ne doivent pas être moins bien
soignés que les autres. Nous considérons
également comme évident que les
chances d’un enfant ou d’un jeune de
bénéficier de l’instruction ne doivent pas
dépendre du revenu de ses parents. Mais
si nous sommes du même avis sur ce
point, nous devrions aussi être d’accord
pour reconnaître qu’ainsi nous avons pris
l’engagement de consentir des sacrifices
pour une politique de solidarité. Nous
constatons actuellement que les gens
émettent sans cesse des demandes plus
142
Olof Palme - « La social-démocratie n’est pas un parti élitaire », 1972
la revue socialiste 60 GRAND TEXTE
importantes à l’adresse de la société.
Ces demandes sont justifiées. Il s’agit là de
choses raisonnables qui garantissent plus
de sécurité et d’égalité de droits. Cepen-
dant, il semble plus difficile de faire com-
prendre qu’il faut donner à la société les
moyens lui permettant de remplir ses
obligations. C’est la tâche de la démocratie
et du socialisme de faire coïncider des
exigences diverses et en partie contradic-
toires. On doit y parvenir par une politique
constructive et par un processus démocra-
tique qui ouvre à l’homme des perspec-
tives plus vastes et rattache les problèmes
d’aujourd’hui à ceux de l’avenir.
Le socialisme démocratique est un mou-
vement de libération. Sur le plan de l’or-
ganisation, l’aspiration de la classe
laborieuse à être libérée a trouvé son
expression dans le mouvement ouvrier.
Cet effort a eu plusieurs aspects. Il s’agis-
sait avant tout d’accroître la production,
de la rendre plus effective et de l’organi-
ser différemment. Il était tout aussi im-
portant d’arriver à une répartition plus
équitable du produit national. On y par-
vint au moyen d’une politique fiscale, par
la législation et par des mesures sociales
créant la sécurité et l’égalité des droits
pour tous les citoyens. Mais les efforts de
libération conduisirent plus loin encore.
La classe ouvrière voulait se libérer de
l’oppression que les capitalistes faisaient
peser sur l’industrie à l’aide de leur puis-
sance économique. La partie essentielle
du socialisme démocratique consiste et
consistera à réaliser la démocratie dans
tous les domaines de la société, à substi-
tuer à la pression de la force des formes
de travail démocratique et une commu-
nauté démocratique. Les partis conserva-
teurs sont bien disposés à faire avec
nous une partie du chemin. Mais comme
chacune de leurs prises de position se
fonde sur une idéologie capitaliste et
libérale, leur volonté et leur possibilité
d’intervenir dans la vie de l’économie
se trouvent limitées, même lorsque le
plein emploi et la sécurité des citoyens
exigeraient de telles interventions.
La volonté du socialisme démocratique
de réaliser la démocratie dans tous les
domaines signifie qu’à la différence du
conservatisme, nous nous faisons une
image positive et optimiste de l’homme.
Le conservatisme voit dans l’homme une
création qui doit être contrôlée à l’aide de
procédés divers par une élite de diri-
geants, par la hiérarchie de la société des
classes. La stratification économique et
sociale fournit le moyen d’exercer ce
contrôle. A notre avis, cette conception
amoindrit l’homme, elle limite ses possi-
bilités de se réaliser et entrave la nais-
sance et le développement d’une véritable
communauté au sein de la société. Natu-
rellement, le socialisme démocratique
est en même temps une idéologie qui a
ses exigences. Elle demande que la
sphère de la responsabilité de chacun
soit agrandie et que le bien commun et
la collectivité passent au premier plan.
Elle attend beaucoup de la solidarité.
Mais c’est seulement ainsi que l’homme
peut prendre lui-même son destin en
main et organiser son propre avenir. Au-
trement, il doit accepter que cet avenir
soit forgé par des forces anonymes, par
des technocrates ou par de puissantes
structures économiques.
Il nous appartient à nous, sociaux-démo-
crates, de formuler la tâche du socialisme
démocratique. Si nous n’y parvenons
pas, notre société perdra la seule solution
de remplacement possible du conserva-
tisme et du capitalisme. Je pense que la
discussion dans laquelle Willy Brandt me
demande d’intervenir doit commencer
par définir la notion de démocratie. Elle
doit ensuite poser la question : « Réfor-
misme ou révolution : devons-nous choi-
sir des réformes destinées à changer le
système ou des réformes tendant seule-
ment à l’améliorer ? ». A notre avis, la dé-
mocratie est inséparable du socialisme.
Nos partis ont fait leur choix de bonne
heure et nous disposons d’une longue
tradition à laquelle nous pouvons nous
référer. Je considère cependant qu’il est
indispensable de rappeler constamment
l’attitude fondamentale du mouvement
ouvrier ainsi que les conditions qui ont
inspiré notre choix. Nous aurions tort de
penser que la démocratie est définitive-
ment réalisée. Les débats passionnés
auxquels nous avons assisté au cours
des dernières années prouvent bien que
le sens et les exigences de la démocratie
comme du réformisme doivent être ex-
pliquées à chaque nouvelle génération.
L’histoire du mouvement ouvrier suédois
porte la marque du combat qu’il a livré
pour la démocratie à laquelle il est de-
144
Olof Palme - « La social-démocratie n’est pas un parti élitaire », 1972
La volonté du socialismedémocratique de réaliser la démocratie dans tous les domaines signifie qu’à la différence du conservatisme,nous nous faisons une imagepositive et optimiste de l’homme.
la revue socialiste 60 GRAND TEXTE
meuré inébranlablement attaché. Sa si-
tuation initiale était la même que celle de
tous les mouvements ouvriers organisés
en d’autres pays. La vie quotidienne des
hommes baignait dans un climat social
rude. La philosophie du mouvement ou-
vrier lui permit de mettre au point une
explication de l’état des choses existant et
de trouver les voies d’un meilleur sys-
tème social. A elles seules, les protesta-
tions ne suffisent pas. C’est pourquoi l’on
créa une organisation qui devait mettre
en œuvre ce changement. Jusque là, on
était d’accord. Mais les divergences d’opi-
nion touchant le chemin à suivre étaient
grandes. Certains groupes escomptaient
l’effondrement total de la société et dési-
raient y contribuer activement. La révolu-
tion devait les aider à prendre le pouvoir,
ensuite ils auraient édifié une nouvelle
société sur les ruines de l’ancienne.
D’autres voulaient modifier la société par
des moyens pacifiques. On parlait de
patience et de responsabilité, mais en
même temps on faisait campagne pour
un changement, on préconisait la réso-
lution et la fermeté dans la fixation des
objectifs. Si l’on choisit la solution du
réformisme, c’est en partie à cause des
traditions historiques et des données
existantes. Ainsi, l’instruction générale du
peuple avait créé des conditions plus
favorables pour la tâche de la démocra-
tie. Les mouvements populaires jouèrent
en Suède un rôle décisif. Nous eûmes le
temps de mettre sur pied une tradition
démocratique et nos efforts furent cou-
ronnés de succès.
Cette expérience est à l’origine de notre
position à l’égard de la violence révolu-
tionnaire. Bien entendu, nous sommes
prêts à concéder qu’il est des situations
dans lesquelles la violence doit être
considérée comme l’ultime solution du
désespoir. Certes, de nombreux Etats ont
obtenu de cette manière leur libération
nationale. Mais même dans la lutte
contre une domination étrangère, nous
avons tenu la violence pour le dernier
choix, souvent après des années d’efforts
en vue de convaincre à l’aide de mots et
d’arguments parce que l’on voulait éviter
le recours à la violence. On constata éga-
lement sans se faire la moindre illusion
A notre avis, la démocratie est inséparable du socialisme.Nos partis ont fait leur choix debonne heure et nous disposonsd’une longue tradition à laquellenous pouvons nous référer.
qu’un combat entraînerait d’immenses
pertes, qu’il occasionnerait des blessures
inguérissables, qu’il obligerait peut-être à
sacrifier toute une génération. J’ai visité
des Etats qui durent longtemps combattre
les armes à la main pour leur libération.
Quiconque a participé à une révolution ne
nourrit pas d’illusions romantiques à son
sujet. On n’a pas recouru aux armes pour
le plaisir de se battre mais pour créer les
conditions nécessaires à la reconstruction.
Car au lendemain de la révolution la tâche
quotidienne commence. Il est intéressant
de noter qu’en de nombreux pays du
tiers-monde on s’efforce de procéder à
des travaux de reconstruction selon un
processus démocratique. Nous ne pou-
vons escompter que des pays qui ne pos-
sèdent pas notre tradition démocratique,
qui ont subi une oppression coloniale et
une dictature sanglante, et dans lesquels
la population vit dans le plus profond dé-
nuement, se comportent soudain comme
des démocraties de notre type. Bien plus,
nous devons considérer comme positifs
les efforts tendant à assurer aux masses
les possibilités d’influencer le système.
Pour nous, il y a une ligne de démarca-
tion avec ceux qui exaltent la violence et
saluent en elle un moyen bienvenu dans
la lutte politique. Qu’elle se manifeste par
des paroles ou par des actes, la violence
correspond à une tactique de putsch ré-
volutionnaire employée par les minori-
tés. Dans les pays industriels d’Europe
occidentale, communistes ou anar-
chistes, ceux qui préconisent le recours à
la violence révolutionnaire pour modifier
la société, ont presque tous revendiqué
le droit d’une élite d’imposer ses vues. Ils
étaient et sont d’avis que la classe ou-
vrière doit être représentée par un parti
d’élite durement entraîné et composé de
membres triés sur le volet. Ce processus
ne correspond pas au désir des travail-
leurs, mais ils assument ce rôle parce
qu’ils estiment disposer d’un savoir
beaucoup plus considérable sur la base
de leur connaissance du marxisme-léni-
nisme. Là, nous nous heurtons de nou-
veau à la ligne de démarcation. La
social-démocratie n’est pas un parti « éli-
146
Olof Palme - « La social-démocratie n’est pas un parti élitaire », 1972
Dans les pays industrielsd’Europe occidentale,communistes ou anarchistes,ceux qui préconisent le recours à la violence révolutionnairepour modifier la société, ontpresque tous revendiqué le droitd’une élite d’imposer ses vues.
la revue socialiste 60 GRAND TEXTE
taire » et ne l’a jamais été. Nous sommes
et restons un mouvement populaire. La
modification de la société doit intervenir
avec l’accord du plus grand nombre
possible d’électeurs. Cette idée est profon-
dément enracinée dans le socialisme.
L’engagement actif des citoyens au service
de la démocratie a une valeur intrinsèque.
Nous n’estimons rien tant que les accom-
plissements auxquels nous avons nous-
mêmes coopéré. S’en remettre pour son
avenir à un despote ou à une élite préten-
dument éclairée n’est pas mieux que de
laisser ce soin à des forces anonymes.
J’ai toujours eu de la peine à comprendre
pourquoi les théoriciens « élitaires » et
les partisans de la violence révolution-
naire ont pu se prétendre les détenteurs
d’une tradition socialiste et marxiste qui
a ses racines dans l’Europe occidentale
et dans son humanisme. Comme ils in-
voquaient leur meilleure compréhension
du marxisme et leur connaissance plus
grande de la véritable doctrine de Marx,
et tout particulièrement de Lénine, les
groupes rivalisèrent pour être de meil-
leurs exégètes que les autres. Ainsi en ar-
riva-t-on à des scissions qui aboutirent à
la formation de sectes. Dans un article
récent, le professeur Robert Heilbroner a
mis en lumière la tendance de certains
marxistes à transformer la philosophie
en théologie et à rejeter avec arrogance
tous les choix différents des leurs. C’est
ainsi que le marxisme devient un dogme.
De cette position découle le fait que l’on
rejette toutes les réformes qui ont été exé-
cutées. La signification de ces réformes
pour la société ou l’individu n’a cepen-
dant rien à voir avec ce rejet. Il tient beau-
coup plus au fait que les réformes sont
appliquées par des réformistes, par des
socialistes démocrates qui, de prime
abord, ne voient en elles qu’un procédé
pour améliorer le système. Or, pour ces
groupes, le seul moyen d’améliorer le
système serait de l’éliminer totalement.
Ce qui viendra après la révolution n’est
pas pris en considération. Robert Heilbro-
ner déclare à ce propos : « On utilise la
révolution comme une libération de l’ins-
tant présent ».
Nous n’estimons rien tant queles accomplissements auxquels
nous avons nous-mêmescoopéré. S’en remettre pour son
avenir à un despote ou à uneélite prétendument éclairée n’estpas mieux que de laisser ce soin
à des forces anonymes.
La démocratie, l’organisation populaire
largement développée, le réformisme
sont solidaires et se conditionnent mu-
tuellement. Nous avons défendu ces
idées dans toutes les directions. La fidélité
à la démocratie, le respect d’un ordre
fondé sur la légalité, le rejet de la violence
en tant que moyen de lutte politique, la
thèse selon laquelle la politique doit être
élaborée après avoir fait l’objet d’une
large discussion, tout cela les Suédois en
ont fait l’expérience, une expérience qui
leur a donné la sécurité. Ils savent que,
dans ces questions décisives pour la
société, on peut faire confiance à la social-
démocratie. En conservant ce que l’on a
conquis en fait de démocratie, on crée les
conditions indispensables à l’élargisse-
ment possible de son champ d’applica-
tion à d’autres domaines de la vie sociale.
Au cours des dernières années, les parti-
sans de la révolution dans notre société
se sont morcelés en sectes de plus en plus
petites, à l’intérieur desquelles ils vident
leurs querelles intérieures au sujet de la
« pure doctrine ». Nous n’avons pas le
temps de nous livrer à des acrobaties ré-
volutionnaires. Car nous avons bien trop
à faire pour améliorer la société. Nous
ne pouvons nous permettre par opportu-
nisme de jouer avec la violence en
paroles ou en action. Pour nous, il s’agit
essentiellement de défendre la sécurité
des hommes, leur confiance en une
coexistence pacifique, en des décisions
arrêtées démocratiquement.
Toutefois, si la démocratie signifie la sécu-
rité, elle est aussi en soi une force capable
de modifier le système. Lorsqu’elle a pris
racine, il n’y a plus moyen de faire ma-
chine arrière. Bien plus, à ce moment,
se pose la question suivante : pourquoi
certains secteurs de la société se refusent-
ils à la transparence et au contrôle démo-
cratiques ? Comment la démocratie
doit-elle être étendue à de nouveaux
domaines et prendre des formes nou-
velles ? Quiconque rejette le travail démo-
cratique perd en fin de compte l’occasion
148
Olof Palme - « La social-démocratie n’est pas un parti élitaire », 1972
La fidélité à la démocratie, le respect d’un ordre fondé sur la légalité, le rejet de laviolence en tant que moyen de lutte politique, la thèse selonlaquelle la politique doit êtreélaborée après avoir fait l’objetd’une large discussion, tout cela les Suédois en ont faitl’expérience, une expérience qui leur a donné la sécurité.
la revue socialiste 60 GRAND TEXTE
de fonder le développement de la société
sur l’engagement et la confiance du peu-
ple, d’utiliser les possibilités de la démo-
cratie comme une force pour changer le
système. En outre l’on témoigne ainsi
d’indifférence à l’égard des problèmes du
citoyen moyen. Nous vivons dans un mi-
lieu culturel dont la tradition est détermi-
née par des idées et des valeurs morales.
Ainsi que Willy Brandt l’a déclaré en
se référant au programme de Godesberg
en Europe, le socialisme démocratique
« plonge ses racines dans l’éthique chré-
tienne, dans l’humanisme et dans la phi-
losophie classique ». Cette tradition est
profondément ancrée chez nous.
Mais ce sont les problèmes de la vie quo-
tidienne qui préoccupent l’homme en
premier lieu. A elle seule une idée abs-
traite n’est pas suffisante pour détermi-
ner un engagement. Le rapport existant
entre les idées et les questions pratiques
doit être expliqué. Il faut indiquer les so-
lutions possibles. Un pays pauvre en voie
de développement s’efforce d’obtenir son
indépendance après des années de
domination coloniale. Pourquoi le peuple
peut-il être gagné au principe de l’indé-
pendance nationale ? Parce qu’il en
tire des conséquences pratiques. Il voit
qu’ainsi il pourra réorganiser la société et
se libérer de la pauvreté. Il ne suffit pas de
dire : Nous devons modifier le système.
Tout effort dans ce sens doit être rattaché
à la solution des problèmes de l’homme,
à son besoin de sécurité, de progrès et de
développement. Il doit trouver là égale-
ment sa justification. Cette tendance est
liée à notre désir de prendre une vue
d’ensemble de la situation. Or, pour être
compris en tant qu’idéologie politique et
comme philosophie, le socialisme exige
de ses adhérents un niveau intellectuel
élevé. Cependant, grâce à une discussion
démocratique organisée sur une vaste
échelle, nous pouvons établir un lien
entre la théorie ardue et le travail pra-
tique. Au cours des années 1930, la
social-démocratie réussit à transposer
les résultats de cette vue d’ensemble sur
le plan pratique en apportant une solu-
tion à la crise de l’emploi. De la sorte on a
posé les fondements de l’intervention
de notre parti dans le processus de trans-
formation de la société. Le chômage des
années 1930 ne fut pas seulement un
phénomène économique, il a en même
temps marqué une crise de la démocra-
tie. Or celle-ci doit montrer qu’elle est
aussi une force sociale agissante. Mais la
conception libérale de la démocratie lui
150
Olof Palme - « La social-démocratie n’est pas un parti élitaire », 1972
imposait une limitation. Selon cette théo-
rie, l’Etat démocratique ne devrait pas
intervenir dans l’économie de marché
pour assurer le travail et la sécurité à ses
citoyens. La solution adoptée signifiait
en fait que la démocratie s’était libérée
de cette restriction. Aujourd’hui, nous
sommes de nouveau en présence du
même problème. Les différences de re-
venu tendent à s’accroître. Un processus
de transplantation de la population, une
concentration de capitaux et d’hommes
sont en cours. Des salariés perdent leur
emploi. Notre environnement est de plus
en plus menacé.
Tels sont les problèmes qui pèsent sur la
vie quotidienne des hommes et qui sont
aptes à créer un sentiment d’insécurité
quant à l’avenir. Si la démocratie n’est pas
à même de les maîtriser, nous risquons
de voir se développer le sentiment que
seule une prétendue élite en sera capa-
ble. En pareil cas, il y a également le dan-
ger que des forces antidémocratiques
s’emparent du pouvoir. Il faut animer et
renouveler la démocratie à la base. La
structure des décisions de la démocratie
qui est dictée par la vie quotidienne des
hommes est menacée d’effondrement :
par les transformations techniques, par
la concentration économique, par la ra-
pide transplantation de la population et
par les difficiles processus administratifs.
Le développement de la démocratie in-
dustrielle devient ainsi la question essen-
tielle. Sur le plan national également la
démocratie doit être étendue à de nou-
veaux domaines. Les forces techniques
et économiques jouent un rôle décisif
dans la formation de l’avenir. Si les
hommes veulent assumer eux-mêmes
cette tâche, il faut que ces forces soient
dirigées et contrôlées démocratique-
ment. Cela signifie qu’il faut prévoir plus
d’économie planifiée. Nous mentionne-
rons à titre d’exemple qu’en Suède nous
élaborons en ce moment un plan préci-
sant comment doit être utilisé l’ensemble
des terres du pays. A mon avis, l’écono-
mie de marché ne peut offrir de solutions
pour ces problèmes. Nous sommes
en présence de tâches qui sont de la
plus grande importance pour le dévelop-
Nous ne pouvons permettre que l’esprit de concurrence et la volonté de profit décidenten matière d’environnement, de sécurité de l’emploi ou de développement technique.
la revue socialiste 60 GRAND TEXTE
pement de la société. Les décisions à
prendre ne peuvent être abandonnées à
des intérêts économiques privés. Nous
ne pouvons permettre que l’esprit de
concurrence et la volonté de profit déci-
dent en matière d’environnement, de sé-
curité de l’emploi ou de développement
technique. Il ne s’agit pas d’économie pla-
nifiée et de plus de démocratie dans la vie
économique, il s’agit de savoir comment
cette économie planifiée devra être créée
et l’influence démocratique organisée.
Cordiales salutations.
O.P.
LES PUBLICATIONS ÉLECTRONIQUES DE LA FONDATION JEAN-JAURÈS
PARMI NOS DERNIÈRES PARUTIONS :
Édouard Vaillant. Le socialisme républicainGilles CandarÉdouard Vaillant semble oublié, mais il a consacré sa vie à la défensede la République et à la construction du socialisme.
Fractures françaisesGérard Courtois, Gilles Finchelstein, Pascal Perrineau, Brice TeinturierDes Français moins pessimistes, mais toujours fortement crispés surcertains sujets de société ? C’est le portrait d’une France toute enparadoxes que dresse cette enquête.
Produire mieux pour vivre mieuxJean-Louis LevetLes Français sont nombreux à penser que la prochaine génération vivra moins bien que la leur. Une situation qui n’a rien d’inéluctable :une nouvelle boussole pour l’action doit redonner confiance.
Les Européens face à la crise des migrantsJérôme FourquetComment les opinions publiques européennes réagissent-elles à l’arrivée de migrants ? Aux solutions proposées ? Retrouvez les résultatsd’une enquête menée dans sept pays.
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la revue socialiste 60
polémiqueMalek BOUTIH
Député de l’Essonne.
Le rapport Génération radicale1 détaille
cette analyse, décrit les mécanismes de
radicalisation au sein de la jeunesse et
propose, au-delà de l’action sécuritaire et
militaire, de mener un vaste travail poli-
tique pour contrer ce mouvement et
redonner sens à la République. Car, au-
delà de « l’unité nationale » qui est de
mise face au danger, l’enjeu essentiel
pour tous les militants de gauche est
d’agir à la source du mal, d’apporter des
réponses structurelles. En protégeant la
jeunesse, en lui offrant de nouvelles pers-
pectives, la gauche peut s’inscrire dans le
combat pour la défense de notre pays
contre la radicalisation djihadiste, qui,
tout le monde en convient à présent, sera
de longue haleine.
Pour comprendre la radicalisation djiha-
diste, il est d’abord indispensable de
clarifier la nature de l’islamisme radical,
de sortir de l’interprétation uniquement
religieuse. La menace qu’elle représente
Q uand des milliers de jeunes français sont attirés par le djihad, prennent la décisionde participer à une guerre, et que certains commettent des attentats dans leurpropre pays, ils nous obligent à porter un regard plus acéré, et surtout sans
concession, sur la nature de l’islamisme djihadiste. Le phénomène dépasse désormais lasimple radicalisation religieuse et relève davantage d’un engagement politique radical.
Génération radicale
En protégeant la jeunesse, en lui offrant de nouvelles
perspectives, la gauche peuts’inscrire dans le combat pour la défense de notre pays contre
la radicalisation djihadiste, qui, tout le monde en convient àprésent, sera de longue haleine.
1. Rapport remis fin juin 2015 par M. Boutih au Premier ministre et au ministre de l’Intérieur (suite au décret du 26 février2015 chargeant M. Boutih d’une mission temporaire sur les phénomènes de radicalisation).
est en quelque sorte une nouvelle varia-
tion du « fascisme » à la mode
mondialisée ; il s’agit d’une nébuleuse
aux multiples acteurs dont le dénomina-
teur commun n’est pas un pays, une
nation, mais un corpus ultraréaction-
naire et antisémite. Leur ennemi est la
démocratie et l’une de leur cible est notre
République laïque.
Caractériser, politiquement, le djiha-
disme, est essentiel pour des forces de
gauche trop souvent prises entre le
marteau de la violence terroriste et l’en-
clume des inégalités et des injustices. La
contre-offensive de la gauche ne peut se
résumer au rejet de la violence terroriste,
elle doit se déployer pour contrer le dis-
cours, le programme, la propagande, sur
le terrain des idées et du projet collectif.
Condamner le radicalisme islamiste avec
un « mais », pour en relativiser la nature,
serait mortifère pour la gauche. En effet,
les forces progressistes sont ciblées par
les radicaux djihadistes, dans la mesure
où ils ont l’ambition de prendre la tête de
toutes les formes de contestation poli-
tique et sociale, et de les instrumentaliser
pour les retourner contre nos sociétés. Si
la lutte contre la violence terroriste pro-
prement dite est du ressort de nos forces
de sécurité, la gauche doit s’investir dans
le combat contre l’idéologie et les pra-
tiques radicales, particulièrement celle
du courant salafiste qui cherche à s’enra-
ciner dans notre pays, dans notre
jeunesse, en s’appuyant, notamment, sur
les failles territoriales du modèle républi-
cain, dans les cités urbaines sensibles ou
dans les zones rurales paupérisées. Ce
combat politique, c’est celui que doivent
porter les forces militantes, culturelles,
sociales et intellectuelles qui composent
le camp progressiste. En opposition avec
les théories de l’affrontement des identi-
tés qui nourrissent toutes les radicalités,
le discours et l’action de la gauche fran-
çaise doit permettre de redonner sens à
notre histoire politique. Si la gauche n’est
pas le fer de lance du combat contre
l’islamisme, alors celui-ci se renforcera
jusqu’à déstabiliser en profondeur notre
pays, notre modèle social, mais, surtout,
nos valeurs de liberté et de fraternité.
En premier lieu, bien sûr, il détruira le
socle de progrès que représente pour la
154
Malek Boutih - Génération radicale
Condamner le radicalismeislamiste avec un « mais », pour en relativiser la nature,serait mortifère pour la gauche.
la revue socialiste 60Polémique
France, mais aussi pour les autres
nations, la laïcité.
LES RISQUES DE DESTABILISATION DU PAYS
Les jeunes Français, dans leur diversité,
restent fortement attachés aux valeurs
de la République. Mais, les coups de
butoir des crises et le chômage aigu
dans cette catégorie d’âge ont fait des
dégâts importants. Si la radicalisation,
chez les jeunes, est loin d’être majoritaire,
aujourd’hui, les chiffres officiels de la
pénétration du djihadisme dans la
jeunesse française sont tout de même
impressionnants. Il faut prendre la
mesure du phénomène des individus
impliqués dans les filières djihadistes. En
France, depuis fin 2013, des hommes et
des femmes font le choix de partir sur un
théâtre de combats sanglants. L’engoue-
ment s’est développé à l’été 2014, au
moment des victoires de l’Etat Islamique
sur le terrain et de la proclamation du
califat. La plate-forme du numéro vert,
créée en avril 2014, a reçu des milliers
d’appels et la plupart de ces signale-
ments se sont avérés justifiés. De
nombreux parents ont découvert qu’en
quelques semaines leur enfant avait bas-
culé. Et, si chez certains les signes étaient
visibles, dans leur comportement, par
exemple, leur conversion religieuse sou-
daine, les recruteurs se sont vite adaptés
pour inciter leurs recrues à se faire plus
discrètes, rendant plus difficile le repé-
rage des individus, en cours de
radicalisation. Plusieurs milliers de Fran-
çais sont partis rejoindre l’Etat Islamique,
nombre d’entre eux sont morts. D’autres
centaines, dont le projet de départ était
avéré, se sont vus empêcher, par les
autorités françaises, de rejoindre le dji-
had en Irak ou en Syrie, et sont suivies
par des associations et par les services
préfectoraux, pour tenter de leur faire
entendre raison sur la nature de leur
conviction. Les chiffres, tant des individus
déjà partis combattre aux côtés de Daesh
que de ceux dont le projet de départ était
sérieux, au point d’avoir été signalé par
un de leurs proches, mettent plusieurs
Contrairement aux idées reçuesla majorité des jeunes qui se sont
engagés ne sont pas issus de milieux de culture musulmane
et des quartiers prioritaires de la politique de la ville. On compte près de 40 %
de femmes et 55 % de convertis,au sein de la cohorte observée.
éléments en évidence. Contrairement aux
idées reçues la majorité des jeunes qui se
sont engagés ne sont pas issus de
milieux de culture musulmane et des
quartiers prioritaires de la politique de la
ville. On compte près de 40 % de femmes
et 55 % de convertis, au sein de la cohorte
observée. Toutes les régions françaises
et toutes les catégories socio-profession-
nelles sont touchées2. Certes, il y a des
profils psychologiques fragiles, des
jeunes en crise d’adolescence, ou qu’une
rupture familiale peut faire basculer. Cer-
taines cherchent l’amour, d’autres croient
aller « se battre en héros », ou y trouver
un avenir meilleur, un métier, une forme
de reconnaissance sociale.
Mais, ne nous laissons pas aveugler
en pensant qu’il s’agit d’individus mani-
pulés ou de mineurs idiots. Il y a une
véritable révolte, une forme d’engage-
ment politique, dans le départ déterminé
des jeunes Français : une forme de
séparatisme, de rupture assumée avec
les valeurs républicaines. Pour identifier
les ressorts du basculement des indivi-
dus qui sont happés par les filières
djihadistes, on peut d’abord observer
qu’il s’agit majoritairement de jeunes -
les individus de moins de 30 ans sont
surreprésentés, par rapport à la démo-
graphie française. Et désigner ces jeunes
séduits par le djihad comme des
« barbares » ou des « fous » seraient
une grave erreur. Chez les jeunes, la
construction de l’identité se fait au sein
de communautés, de bandes de pairs,
dont il est risqué de s’exclure. Ils se
construisent par l’identification à des
groupes, mais aussi par la révolte, le
refus des injustices. Leur volonté de
changer le monde, aspiration naturelle,
prend aujourd’hui des formes qui nous
dépassent et, malheureusement, le pro-
jet djihadiste revêt, aux yeux de certains,
des allures révolutionnaires.
LE SALAFISME, UN RÉVISIONNISME HISTORIQUE
Les recruteurs de l’Etat islamique ont
construit un discours politique, inspiré
d’un salafisme qui réécrit l’histoire de l’is-
lam autour d’une seule notion, la lutte à
mort, la glorification du martyr et la
supériorité d’un islamisme sanguinaire
fondé sur la charia. N’oublions pas que
les premières victimes de Daesh sont les
musulmans eux-mêmes. Seul le règne
156
Malek Boutih - Génération radicale
2. Les chiffres sont issus des données de la plate-forme du numéro vert qui recense également les cas signalés par lespréfectures, juin 2015.
la revue socialiste 60Polémique
de la terreur semble intéresser les diri-
geants du mouvement qui a maintenant
très largement supplanté Al Qaeda. Cette
nébuleuse transnationale, désormais, ne
semble avoir d’autre ambition que son
expansion. Ce qu’il est important de rele-
ver, c’est évidemment qu’ils manipulent
les codes de la foi musulmane pour
utiliser les références religieuses apoca-
lyptiques, afin de justifier leurs horreurs.
Ils opèrent une forme de révisionnisme
de la religion, en exploitant, par exemple,
de façon très efficace, deux éléments.
Auprès des femmes, tout d’abord, qu’ils
massacrent, mais qu’ils parviennent à
attirer vers eux, comme si la femme était
mieux traitée par eux que par l’Occident,
impie, dans lequel les femmes seraient
restreintes dans leur volonté de porter le
voile, et réduites à des objets de consom-
mation. D’autre part, ils utilisent certaines
thématiques de l’islamo-gauchisme
pour attirer des jeunes qui sont convain-
cus que la France n’est pas accueillante
avec les musulmans, et même qu’elle les
rejettent. Pour transformer un sentiment
de révolte légitime en haine de la société,
les islamistes ont besoin, dans un
premier temps, de museler les forces
progressistes. Voilà pourquoi ce sont les
militants laïcs, syndicalistes, les artistes
qui, partout, sont les premières victimes
des islamistes. Pour eux, la gauche est
un barrage à l’engrenage de haine qu’ils
veulent imposer à toute la société.
RETROUVER LE SENS DE LA CITOYENNETÉ RÉPUBLICAINE
Parmi les valeurs qui n’ont plus de sens,
ou les termes qui apparaissent comme
des poncifs, figurent, malheureusement,
la laïcité. Les révolutionnaires français du
XVIIIe siècle ont inventé la laïcité, à ce titre
ils étaient de véritables visionnaires. Au
XXIe siècle, il ne s’agit plus de couper des
têtes ou d’exproprier le clergé. Cependant,
l’émancipation des carcans religieux est
toujours d’actualité, pour les femmes, en
premier lieu. Pour les pays du Maghreb
et du Moyen-Orient également, où les
tensions politiques qui sont apparues,
après les printemps arabes, relèvent du
difficile équilibre à trouver entre autorités
Les recruteurs de l’Etatislamique ont construit
un discours politique, inspiréd’un salafisme qui réécritl’histoire de l’islam autour
d’une seule notion, la lutte àmort, la glorification du martyret la supériorité d’un islamismesanguinaire fondé sur la charia.
religieuses et autorités politiques et d’un
processus de sécularisation.
La « laïcité » est formidablement
moderne. Mais, elle ne va pas de soi.
C’est devenu une conviction à défendre.
Face à cette question, on voit bien la
gêne des fonctionnaires, pour qui elle se
confond, parfois, avec neutralité ou droit
de réserve. Dans le cas des professeurs
de l’Education nationale et de l’ensei-
gnement privé sous contrat, il y a un
véritable enjeu de formation, car ils ont
la tache, infiniment ardue, de transmis-
sion des « valeurs républicaine ». Dans
le domaine socio-éducatif, la formation
des agents doit donc comprendre des
éléments approfondis sur la laïcité,
pour qu’ils soient armés pédagogique-
ment, et qu’ils puissent rappeler, au
quotidien, que la laïcité n’est pas une
restriction des libertés religieuses, mais,
au contraire, la condition d’une foi libre
dans la sphère privée et de la pratique
du culte de chacun, dans le respect de
l’autre. Il est indispensable de donner
les moyens aux professeurs des écoles,
collèges et lycées, d’aborder ces ques-
tions sereinement avec leurs élèves.
Alors que, depuis la fin des années 1990,
tous les signaux sont au rouge dans de
nombreux établissements, on peut
déplorer que leurs témoignages sur le
retour des préjugés sexistes, homo-
phobes, racistes et antisémites n’aient
pas été pris au sérieux.
Pour éviter tous les risques d’amalgame
ou le sentiment qu’une communauté
serait visée, lorsqu’on évoque la laïcité,
peut-être est-il nécessaire de rappeler que
la magie du « citoyen » français repose
sur son émancipation des tutelles cléri-
cales, parentales, ou patronales. La
meilleure arme de la République, qui,
pour certains, est malaimée ou tombée
en désuétude, est bien qu’un Français ne
peut pas être défini par une appartenance
prédéterminée. Une forme de laisser-faire
s’est installée, sous couvert d’un relati-
visme culturel devenu majoritaire. Le
communautarisme et le clientélisme sont
apparus un temps comme l’alternative à
l’échec de l’insertion sociale et profession-
nelle des jeunes générations issues de
quartiers urbains ghettoïsés et de zones
rurales reléguées hors des pôles d’attrac-
tivité métropolitains.
158
Malek Boutih - Génération radicale
Une forme de laisser-faire s’est installée, sous couvert d’un relativisme culturel devenu majoritaire.
la revue socialiste 60Polémique
L’IDENTITÉ, C’EST LE TERRITOIRE
L’urbanité et les territoires sont égale-
ment une clé de lecture pertinente pour
analyser le malaise qui gagne la société
française. L’attachement des citoyens à
leur territoire, à leur lieu de vie, n’est plus
à démontrer. Il suffit d’évoquer la multi-
tude d’associations de riverains qui
s’emparent des projets d’aménagements
locaux et se mobilisent, soit pour les
amender, soit pour les contester plus
radicalement. Le livre d’Eric Maurin, Le
Ghetto français, a parfaitement décrit et
analysé la dynamique d’« entre soi » qui
conduit à la spécialisation des quartiers
résidentiels et influence même les prix
de l’immobilier, dans certains quartiers
urbains. La mixité sociale existe à
l’échelle des grandes agglomérations,
mais dans certains territoires elle a qua-
siment disparu. Cet état de fait génère
une forme de séparatisme. Ce « sépara-
tisme » s’enracine dans l’exclusion
sociale et culturelle ; il se transforme,
sous l’influence de la propagande djiha-
diste en un séparatisme identitaire et,
fatalement, en logique de violence.
La responsabilité des forces progressistes
est bien d’affronter pied à pied, sur le ter-
rain des valeurs, les thèses djihadistes,
dans le débat public au sens large, c’est-
à-dire aussi dans les dialogues qui se
nouent dans la sphère privée et dans les
multiples lieux d’échange de la société
civile. Il y a bien « du grain à moudre »
pour une gauche qui se sent désarmée
face à cette violence radicale. La réponse
à apporter ne peut être que l’engagement,
l’innovation… et nous n’avons jamais eu
autant besoin de militants convaincus
et convaincants, d’esprits libres, combat-
tifs, de défenseurs de la laïcité. Notre
pays, face au danger totalitaire, face aux
menaces de guerres destructrices, n’a
jamais eu autant besoin de la gauche !
Notre pays, face au dangertotalitaire, face aux menaces deguerres destructrices, n’a jamaiseu autant besoin de la gauche !
Réactions de :
Hélène FontanaudChargée de mission à la direction des études du Parti socialiste.
Cécile BeaujouanRédactrice en chef de la Revue socialiste.
Nous avons retenu
Réponses de :
Gilles VergnonMaître de conférences en histoire contemporaine à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon.
la revue socialiste 60
à propos de…
Le débat intellectuel a toujours été consubstantiel au socialisme, dont les grands combatssont d’abord des combats d’idées.
Conscients de cet héritage et soucieux du lien avec les intellectuels, nous avons mis en placeune rubrique, intitulée « A propos de… » entièrement consacrée à un livre.
Nous nous attachons à sélectionner des ouvrages émanant d’auteurs déjà connus ou encoreen devenir, français et étrangers, couvrant largement la palette des savoirs, développant desidées fortes et des analyses nouvelles de nature à faire débat et à contribuer à la nécessairerénovation intellectuelle de la gauche française.
la revue socialiste 60à propos de…
Comment expliquer ce désintérêt des
socialistes français ? Et, plus générale-
ment, de la classe politique française tout
au long du XXe siècle, à l’exception nota-
ble de Georges Pompidou, auteur d’une
boutade fameuse. Quand on avait
demandé au président de la République,
issu du gaullisme, s’il existait un pays
« modèle » en matière de rapports
sociaux, il avait répondu : « Disons la
Suède, avec un peu plus de soleil ». For-
mule reprise, par ailleurs, mais avec
moins d’agilité, par Emmanuel Macron,
lors de la campagne présidentielle de
2012, lorsqu’il avait estimé que la taxe à
75 %, c’était « Cuba, moins le soleil ! » …
C’est donc autour de Georges Pompidou,
de Jacques Chaban-Delmas, de Jean-
Jacques Servan-Schreiber, que s’était
focalisé l’intérêt français pour la Suède,
modèle d’économie mixte, de compromis
social, bref d’alternative tranquille au capi-
talisme. La gauche française est, pour sa
part, restée à l’écart.
Une part de l’explication tient, pour Gilles
Vergnon, dans la spécificité des expé-
riences gouvernementales de la gauche
française, pour la plupart courtes et frus-
trantes. Jusqu’à l’élection de François
Puisque le XXe siècle a été marqué par l’affrontement idéologique entre démocraties etnazisme, puis entre modèle occidental et modèle soviétique ou maoïste, quelle serait laplace du modèle suédois dans l’imaginaire politique des gauches françaises ? Gilles Ver-
gnon, agrégé d’histoire et maître de conférences à Sciences Po Lyon, éclaire un pan négligé del’histoire des socialistes français. Mais, la lumière qu’il jette sur plusieurs décennies, des annéestrente à nos jours, est crue et sans indulgence pour l’indifférence de la gauche française à l’égarddes sociaux-démocrates suédois, qui ont gouverné, sans interruption, de 1932 à 1976.
Le modèle suédois est-il de gauche ?
Réaction deHélène Fontanaud
Chargée de mission à la direction des études du Parti socialiste.
Gilles Vergnon, « Le modèle » suédois, 2015
Mitterrand, en 1981, aucun gouvernement
« de gauche » ne dure plus de deux ans,
à l’exception des gouvernements tripar-
tites de la Libération. Pour l’auteur, « ces
brèves rencontres des gauches françaises
avec le pouvoir politique ne permettent
pas, à l’évidence, l’acculturation d’une
culture de gouvernement dans la durée.
Celle qu’acquiert a contrario le SAP
suédois, qui gouverne près de 68 ans
entre 1918 et 2006, ou d’autres partis
sociaux-démocrates en Scandinavie, en
Autriche, ou même au Royaume-Uni ».
« La brièveté et le caractère haché du temps
gouvernemental des gauches françaises
contribuent (…) à pérenniser ce rapport
complexe au pouvoir central, ce « long
remords du pouvoir », titre de l’ouvrage
d’Alain Bergounioux et Gérard Grunberg,
en 1992 sur le Parti socialiste. Ils
cantonnent l’intérêt pour les expériences
étrangères de gouvernementalité sociale-
démocrate à des groupes aussi minces
(surtout chez les socialistes) que dispa-
rates », ajoute-t-il.
Le point fort de l’argumentation de Gilles
Vergnon réside dans la description méti-
culeuse de la réception des idées et
des expériences suédoises, en France.
Du « temps des voyageurs », après
l’accession au pouvoir du parti social-
démocrate suédois, en septembre 1932,
au cœur de la Grande Dépression,
jusqu’au rapprochement, sous François
Hollande, du Parti socialiste français,
avec l’idée social-démocrate. Les pre-
miers défricheurs du « modèle suédois »
sont des journalistes et des syndicalistes
de gauche. Mais, ils sont belges, britan-
niques ou américains. Les Français
viennent plutôt de la droite, droite dure
ou libérale. C’est le cas, notamment,
d’Emile Schreiber, père de JJSS, qui publie
Heureux scandinaves, en 1937 aux Edi-
tions Denoël. « Qu’ils soient nettement
engagés à droite (Serge de Chessin) ou
sur des positions plus « centrales » (Paul
Planus et Emile Schreiber), les promo-
teurs français du « modèle suédois » (…)
sont tous partisans d’une collaboration
164
Hélène Fontanaud - Le modèle suédois est-il de gauche ?
C’est donc autour de GeorgesPompidou, de Jacques Chaban-Delmas, de Jean-JacquesServan-Schreiber, que s’étaitfocalisé l’intérêt français pour la Suède, modèle d’économiemixte, de compromis social, bref d’alternative tranquille aucapitalisme. La gauche françaiseest, pour sa part, restée à l’écart.
la revue socialiste 60À propos de…
ou d’une coopération constructive entre
forces sociales. Ils ne sont pas en tout cas
associés, de près ou de loin, au Front
populaire, qu’ils voient comme un
repoussoir, absolu ou relatif, et jamais
comme une référence », souligne Gilles
Vergnon.
La gauche communiste est aveugle
sur ce qui se passe en Suède, dans
les années trente. Ce n’est qu’à partir de
septembre 1936, parce qu’il est engagé
dans une stratégie d’union avec les
socialistes, que le Parti communiste
salue, en pages intérieures de l’Huma-
nité, « la victoire du peuple sur le
fascisme et la réaction en Suède ». Ce
n’est guère mieux du côté des radicaux,
qui consacrent l’essentiel de leurs débats
aux alliances électorales. Du côté des
socialistes, on trouve dans Le Populaire,
le quotidien de la SFIO, plusieurs articles
à propos des scrutins, de 1932 et 1936, et
un compte-rendu d’un bref voyage de
Léon Blum, à Stockholm. Il y a quelques
précurseurs, comme Jean Longuet. Mais,
l’intérêt timide pour la Suède, marqué
toutefois lors de la « Rencontre de Ponti-
gny », en juin 1938, où les Français,
représentants du monde patronal et syn-
dical en majorité, sont venus écouter les
experts suédois du réformisme, connaît
un coup d’arrêt avec la Seconde Guerre
mondiale et l’Occupation. D’abord, parce
que beaucoup de ceux qui s’étaient inté-
ressés au modèle suédois avant-guerre
s’éparpillent dans les milieux de la Colla-
boration. Ensuite, et surtout, parce que
la Résistance s’ordonne autour d’un
« patriotisme intense » et préfère « les
références au passé national aux expé-
riences étrangères, et les références
morales aux références « de classe » »,
écrit Gilles Vergnon. Et quand elle
cherche des exemples à l’étranger, c’est
l’Union soviétique qui est évoquée
en premier, et pas seulement chez les
communistes. Les Américains et les Bri-
tanniques, les « alliés » de la bataille
contre les nazis, sont aussi souvent cités
par les dirigeants de la Résistance. La
Suède a disparu des radars.
Cette inaptitude à percevoir ce que pour-
rait apporter la Suède perdure dans
la France de l’après-guerre, alors
même que les Allemands et les Autri-
chiens, membres d’une génération
d’exilés antinazis qui ont fait l’expérience
du « socialisme scandinave », commen-
cent à irriguer leurs réflexions avec leurs
rencontres nordiques. Dans les années
50 et 60, les éclaireurs français sont plus
nombreux. La Revue socialiste s’empare
du dossier suédois à plusieurs reprises.
« André Nemo relève que ses voisins
considèrent la Suède comme une sorte
de Pérou socialiste, situé à la pointe
avancée du bien-être matériel et du
progrès social de l’humanité ». Mais,
dominent encore les discussions sur
les modèles soviétique, chinois, sur les
exemples de libération nationale postco-
loniale, rejetant la Suède à l’arrière-plan.
Le fait, on l’a dit, que la Suède ait servi
véritablement de référence à Georges
Pompidou ou Jacques Chaban-Delmas,
à la fin des années 60, a contribué, à
gauche, à jeter la suspicion sur ce pays.
Il a fallu l’élection de Olof Palme, en octo-
bre 1969, pour rétablir le contact entre
gauches suédoise et française. Et ce
d’autant plus que les socialistes français
entamaient alors leur refondation, qui
devait aboutir au congrès d’Epinay,
en 1971. Mais, l’incompréhension entre
elles reste forte. Il suffit de lire ces
quelques lignes écrites par François
Mitterrand, en 1972 : « Les socialistes
français prennent leur miel là où il est.
Ils admirent le modèle scandinave, ce bel
exemple de démocratie vécue. Mais ils
s’inquiètent de ne pas le voir s’attaquer
plus vigoureusement aux monopoles
privés. Ils rejettent sans compromis pos-
sible le centralisme russe et son système
politique, mais approuvent la mise hors
d’état de nuire des maîtres de l’argent.
Ils sont séduits par l’expérience yougo-
slave, mais mesurent ses énormes
risques (…) Le programme commun
esquisse les voies d’une démocratie supé-
rieure aussi bien sur le plan politique
que sur le plan économique. Il réalise une
synthèse qui prépare les voies d’un
« modèle » français ».
Ainsi, la social-démocratie suédoise
reste-t-elle à la fois un anti-modèle et une
source d’inspiration pour les socialistes
français. Et, quand ceux-ci reconnaîtront
la social-démocratie comme horizon
166
Hélène Fontanaud - Le modèle suédois est-il de gauche ?
Cette inaptitude à percevoir ce que pourrait apporter laSuède perdure dans la Francede l’après-guerre, alors mêmeque les Allemands et lesAutrichiens, membres d’unegénération d’exilés antinazis qui ont fait l’expérience du « socialisme scandinave »,commencent à irriguer leurs réflexions avec leursrencontres nordiques.
la revue socialiste 60À propos de…
idéologique indépassable, il sera trop
tard. Le modèle réformiste suédois a
vécu, aujourd’hui, largement entamé par
la difficile adaptation à la mondialisation
et les critiques venues de Suédois eux-
mêmes, notamment dans les romans
policiers à succès planétaire, comme Mil-
lénium ou la série Wallander de Henning
Mankell. Ces rendez-vous manqués à
répétition entre gauches française et sué-
doise conduisent donc à s’interroger sur
une possible totale inadéquation entre
les deux modèles d’exercice du pouvoir.
Ainsi, la social-démocratiesuédoise reste-t-elle à la fois un anti-modèle et une source
d’inspiration pour les socialistesfrançais. Et, quand ceux-cireconnaîtront la social-
démocratie comme horizonidéologique indépassable,
il sera trop tard.
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Les témoignages de politologues, de sociologues, d’universitaires, d’intellectuels et de responsables politiques
sur les droites, les populismes, en France et en Europe, le « déclinisme », le « déclassement » et ses conséquences,
la sociologie électorale…
http://www.parti-socialiste.fr/dossier/le-kiosque
UN TRAVAIL DE CARACTÉRISATION ET D’ANALYSE CRITIQUE DE LA DROITE,
DE L’EXTRÊME DROITE ET DE LA DROITE EXTRÊME
UNE PUBLICATION GRATUITEet en ligne sur le site du Parti socialiste
dirigée par Alain Bergounioux, directeur aux études auprès du Premier Secrétaire, et
élaborée par le Service Veille-Riposte du Parti socialiste.
la revue socialiste 60à propos de…
Comme le rappelle l’historien Bo Stråth :
« Lorsque l'expression de modèle suédois
est employée dans le débat politique à
partir de la fin des années 1960, il s'agit
soit d'un avertissement, soit d'un bon
exemple. Les modèles servent d'argu-
ments dans le débat politique et sont de ce
fait discutés et contestés. (…) L'attention
portée à tout modèle étranger est la projec-
tion de ses propres intérêts »1. Examiner la
réception du modèle suédois, l’usage qui
en a été fait, le discours qui a été tenu à son
sujet par des acteurs étrangers revient
donc d’abord à s’intéresser à ces mêmes
acteurs. C’est ce à quoi s’emploie Gilles Ver-
gnon pour qui « Parler de la Suède, c’est
parler de la France, des gauches fran-
çaises, de leurs divisions, de leur rapport
au pouvoir, de leur vision du socialisme et
de l’action gouvernementale. »2
Le vocable de « modèle suédois » apparaît
tel quel en France, à la fin des années
1960, sous la plume de Jean-Jacques Ser-
Gauches françaises et modèle suédois : un rendez-vous difficile
Réaction deCécile Beaujouan
Rédactrice en chef de la Revue socialiste.
Gilles Vergnon, « Le modèle » suédois, 2015
T andis que les commentateurs du modèle suédois sont, depuis plusieurs décennies,légions sous nos latitudes, il est frappant de constater à quel point leurs publications,déclarations et analyses se sont révélées de faible portée, au regard des politiques
menées, y compris celles impulsées par la gauche. C’est sur ce paradoxe que l’historien GillesVergnon se penche, dans un ouvrage très méticuleusement documenté, Le « modèle » suédois. Les gauches françaises et l’impossible social-démocratie (PUR, 2015).
1. Bo Stråth, "La construction d'un modèle nordique : pressions externes et compromis", Revue internationale de politique comparée, n° 3, 2006 (Vol. 13), pp. 391-441.
2. Gilles Vergnon, p. 14.
van Schreiber qui le mentionne dans son
ouvrage Le défi américain3. S'inscrivant
dans une perspective décliniste et anti-
gaulliste, il explique que seuls deux pays
sont en mesure de faire jeu égal avec les
Etats-Unis, en développant une voie qui
leur est propre, le Japon et la Suède. Puis,
en tant que secrétaire général du Parti
radical, il développe à nouveau ce type
d'analyse dans le Manifeste radical de
1970. Le modèle suédois sert aussi de réfé-
rence positive pour le pouvoir en place et
les "modernisateurs" : en 1969, Georges
Pompidou, alors candidat à la présiden-
tielle affirme, non sans une pointe d’ironie,
que « la Suède avec le soleil en plus » peut
sans doute faire figure d’exemple, en
matière de relations sociales. Mais, au
cours de ces années là, le modèle suédois
a aussi ses contempteurs : le correspond
de The Observer à Stockholm, Roland
Huntsford, croit déceler dans l’égalita-
risme à la suédoise et la suprématie de
l’Etat-Parti sur la société une menace tota-
litaire d’un nouveau genre4.
Tandis que les laudateurs du modèle
suédois composent une galaxie de
personnalités progressistes très variées -
politiques, journalistes, patrons, intellec-
tuels - qui gravitent autour du centre,
les représentants de la gauche de
l'époque, et les socialistes, en particulier,
dédaignent, le plus souvent, l’œuvre de
Per Albin Hansson et de ses héritiers,
quand ils ne se montrent pas ouverte-
ment critiques à son endroit. Deux traits
distinguent pourtant l’expérience suédoise,
dans les années 1970, qui pourraient
justifier qu’on y prête attention. Tout
d’abord, les sociaux-démocrates suédois
ont été au pouvoir sans discontinuer, de
1932 à 1976, date à laquelle Olof Palme est
défait par une coalition de mécontente-
ments provoqués tout à la fois par un
ambitieux programme nucléaire et un
projet de fonds d’investissement. Cette
longévité devrait logiquement susciter de
l’intérêt chez des socialistes français,
170
Cécile Beaujouan - Gauches françaises et modèle suédois : un rendez-vous difficile
3. Le Défi américain, Paris, Éditions Denoël, 1968.4. Roland Huntford, The New Totalitarians, New York, Stein & Day, 1971, trad. de l’angl. par Frank Straschitz, Le nouveau totalitarisme, Paris,Fayard, 1975.
Le vocable de « modèle suédois »apparaît tel quel en France, à la fin des années 1960, sous la plume de Jean-Jacques ServanSchreiber qui le mentionne dansson ouvrage Le défi américain.
la revue socialiste 60À propos de…
accoutumés surtout à l’intermittence…
Ensuite, le modèle tel qu’il a été édifié,
dans les années 1930, consiste en un
dispositif complexe et véritablement origi-
nal qui mêle tout à la fois importance
du dialogue social (avec les accords de
Saltsjöbaden, en 1938), politique écono-
mique d’inspiration keynésienne (sous
l’influence du ministre des Finances, Ernst
Wigforss, dès 1932), rôle-clé de l’action
syndicale dans l’organisation du marché
du travail (d’après le modèle Rehn-Meid-
ner de 1951) et service public puissant
financé par un impôt généreux. Par la
suite, la neutralité et le tiers-mondisme,
ainsi que la défense des minorités et la
lutte contre les stéréotypes sexués, s’agrè-
geront au modèle.
A partir de l’accession des sociaux-démo-
crates au pouvoir, dans les années 1930,
et avant même qu’il ne soit question de
« modèle », la Suède suscite la curiosité de
gens de lettres, de journalistes et d’intellec-
tuels. Le sentiment d'une sorte d'« exception
suédoise » s’exprime dans des ouvrages
qui s’inscrivent dans une certaine veine
culturaliste : le « voyageur » Lucien Maury5,
Emile Schreiber6, puis, François-Régis
Bastide7 et Henri Queffélec8 rendent compte
du tempérament suédois. Jusqu’aux
fameuses notes scandinaves d’Emmanuel
Mounier qui paraissent dans Esprit9 et font
état d’une société mélancolique qui, satu-
rée de prospérité éco no mique, ne désire
plus rien. Dans le domaine strictement
politique, quelques exceptions échappent
à la règle de l’indifférence. De rares socia-
listes « intrigués » par le nouveau modèle
social qui se dessine sous leurs yeux et la
longévité politique de ses concepteurs
contribuent, par des livres et des articles, à
populariser l’exemple suédois : Raymond
Fusilier et Marie Granet, notamment, tous
deux membres de la SFIO et piliers de la
Revue socialiste dans les années 1950.
5. Lucien Maury, La Suède, Paris, Société française d’éditions, 1932 ; Métamorphose de la Suède, Paris, Stock, 1951.6. Emile Schreiber, Heureux Scandinaves, Denoël, Paris, 1936.7. François-Régis Bastide, Suède, Paris, Editions du Seuil, 1954. 8. Henri Queffélec, Portrait de la Suède. La terre et les hommes. Paris, Hachette, 1968.9. Henri Mounier, « Notes scandinaves, ou du bonheur », Esprit, février 1950.
A partir de l’accession dessociaux-démocrates au pouvoir,dans les années 1930, et avantmême qu’il ne soit question de « modèle », la Suède suscite la curiosité de gens de lettres,
de journalistes et d’intellectuels.
172
Cécile Beaujouan - Gauches françaises et modèle suédois : un rendez-vous difficile
Dans la décennie qui suit, en revanche, les
socialistes français, de retour dans l’oppo-
sition, n’accordent plus le moindre intérêt
aux réalisations du gouvernement de Tage
Erlander. Comme l’écrit Gilles Vergnon :
« Dans la période de haute croissance des
années 1950 et 1960, où le dynamisme de
l’économie semble assuré pour longtemps,
le supplément d’âme que cherchent cer-
tains, se trouve davantage du côté des
kibboutz israéliens, dont on a oublié
aujourd’hui l’immense intérêt qu’ils susci-
taient, ou de l’autogestion yougoslave. »10
Le basculement se produit à partir des
années 1970, notamment avec les paru-
tions du Modèle suédois11 de l’universitaire
Jean Parent et du « Socialisme » suédois du
journaliste communiste, Jacques Arnault12
qui inaugurent une période riche en paru-
tions de toutes sortes. Le socialiste, Serge
Richard, ancien membre du PSA et rédac-
teur en chef de l’Unité, suit leur exemple,
en publiant un livre d’entretien avec Olof
Palme13. Précisément, la figure de ce dernier
qui émerge, en 1969, à la faveur du départ
de Tage Erlander, est plus « accrocheuse »,
car plus conforme à l’image que l’on se fait,
en France, d’un leader de gauche : plus
incisif, plus cultivé, il tranche avec la
figure paternelle et consensuelle de
son prédécesseur. Mais, au-delà de
l’intérêt suscité par le charisme de son
Premier ministre, l’engouement inédit
des Français pour la Suède s’explique
par la situation politique hexagonale, elle-
même, qui propulse le modèle suédois
« au centre de la tectonique politique fran-
çaise » (p. 99) : que ce soient les gaullistes,
autour de Jacques Chaban-Delmas et sa
« nouvelle société », les centristes, autour
du Parti radical, ou encore la gauche non
communiste divisée entre Michel Rocard,
Alain Savary et François Mitterrand, tous
traversent une période de redéfinition pro-
pice à la recherche de modèles étrangers.
Mais, en ce qui concerne les socialistes,
aucune des familles ne se réclame de la
social-démocratie : tandis que Michel
Rocard ne jure que par l’autogestion,
François Mitterrand, à travers Changer la
vie, plaide pour « l’appropriation collective
des moyens de production ». Les socia-
listes français ne feront, paradoxalement,
preuve d’appétence pour le modèle sué-
dois qu’au cours des années 1990, lorsque
10. Gilles Vergnon, p. 83.11. Gilles Parent, Le modèle suédois, Calmann Lévy, Paris, 1970.12. Jacques Arnault, Le « socialisme » suédois, Editions sociales, Paris, 1970.13. Serge Richard, Le rendez-vous suédois, Stock, Paris, 1976.
la revue socialiste 60À propos de…
celui-ci traversera une crise majeure, peu
après la mort d’Olof Palme, en 1986, sous
les gouvernements d’Ingvar Carlsson et
Göran Persson.
Le livre de Gilles Vergnon, foisonnant
d’exemples et d’illustrations, est d’une
exhaustivité remarquable. En tant que tel,
il est une source inestimable pour tous
ceux qui s’intéressent aux échanges doc-
trinaux entre socialistes français et
sociaux-démocrates suédois. Mais, l’on
reste un peu sur sa faim : on aurait aimé
en savoir davantage sur l’identité du
socialisme français - le vrai sujet du livre -
dont la définition est comme fractionnée
au fil des pages et qu’il faut recomposer
pour aboutir à une image fixe, comme on
assemble les pièces d’un puzzle. En outre,
la démonstration pêche par manque
de description du modèle suédois lui-
même. Bien sûr, l’on comprend que Gilles
Vergnon ne veuille pas parler de la Suède
et de la social-démocratie : Sheri Berman,
Alain Bergounioux, Bernard Manin et,
plus récemment, Gösta Esping Andersen
s’y sont déjà beaucoup employés. Mais,
il est tout de même difficile de saisir
l’incompatibilité entre la gauche non
communiste française et la social-démo-
cratie suédoise, si l’on ne précise pas que
dès ses premiers pas, les socialistes sué-
dois se sont inscrits assez nettement
dans une logique réformiste. Les pre-
miers programmes qui paraissent avant
même la création du SAP, en 1889, sont
inspirés du programme de Gotha du SPD.
Grand admirateur de Bernstein, Hjalmar
Branting, le leader historique s’est très tôt
imprégné des idées sociales-démocrates.
Dès son discours de Gävle, en 1886, il
annonce la couleur en rejetant vigoureuse-
ment la voie de la violence révolutionnaire
et en affirmant la primauté du suffrage uni-
versel et du régime parlementaire. Il n’a
ensuite de cesse, au début du XXe siècle, de
s’attaquer aux éléments les plus radicaux
du parti, les « jeunes socialistes », avant
de parvenir à leur liquidation, en 1917.
Ses successeurs continuent son œuvre.
Per Albin Hansson impose une ligne de
Le livre de Gilles Vergnon,foisonnant d’exemples et d’illustrations, est
d’une exhaustivité remarquable.En tant que tel, il est une
source inestimable pour tousceux qui s’intéressent
aux échanges doctrinaux entre socialistes français etsociaux-démocrates suédois.
dissolution des clivages de classe et aban-
donne le principe d’un parti des seuls
ouvriers, en procédant au rassemble-
ment de tous les citoyens dans le « foyer
du peuple » (folkhem). Enfin, Tage Erlan-
der, qui, du fait de sa longévité au pouvoir
(23 ans), est sans doute la figure qui
incarne le plus le modèle suédois aux
yeux du monde, parachève l’action de
Branting, avec la « démocratie d’Harp-
sund », au moment où les Allemands se
réunissent à Bad Godesberg et les Autri-
chiens à Vienne. On est bien loin de ce qui
fait l’essence de la gauche française : sa
radicalité, ses interrogations au sujet de
l’usage de la violence politique, sa rhéto-
rique anticapitaliste, bref ce que certains
ont appelé son « surmoi marxiste ». Il
n’est donc pas étonnant que ce ne soit
qu’à l’heure de leur aggiornamento que
les socialistes français aient souhaité
s’inspirer de l’expérience suédoise. Hélas,
le modèle suédois était alors déjà bien
entamé, et Göran Persson bien décidé à
poursuivre les réformes, dans le sillage
de Blair et Schröder. Il est significatif, d’ail-
leurs, que Lionel Jospin ait été l’un des
seuls dirigeants européens, de la fin des
années 1990, à résister aux sirènes de la
Troisième Voie, alors que l’expérience du
pouvoir des socialistes français et les
interrogations et déceptions qu’elle avait
suscitées rendaient urgente une redéfin-
tion doctrinale.
Un autre aspect peut expliquer ce qui res-
semble fort à une incompréhension : les
récentes révélations sur la politique de
stérilisation menée en Suède, à partir des
années 1930, ne sont que la face cachée
d’un modèle dont les soubassements
sont loin de n’être réductibles qu’à sa
dimension économique et sociale. Si les
socialistes français négligent le modèle
suédois, c’est sans doute aussi parce
qu’ils en perçoivent toute l’altérité, ce que
les écrivains voyageurs et Emmanuel
Mounier avaient, à leur façon, parfaite-
ment entrevu. La social-démocratie
suédoise ne peut se comprendre que si
on la replace dans l’histoire des mouve-
ments populaires, aux côtés de l’église
luthérienne et des ligues contre l’alcoo-
174
Cécile Beaujouan - Gauches françaises et modèle suédois : un rendez-vous difficile
On est bien loin de ce qui faitl’essence de la gauche française :sa radicalité, ses interrogationsau sujet de l’usage de la violence politique, sarhétorique anticapitaliste, bref ce que certains ont appeléson « surmoi marxiste ».
la revue socialiste 60À propos de…
lisme, à une époque où les misérables
paysans scandinaves émigraient vers
l’Amérique. Le syndicalisme de masse ne
peut se concevoir que de cette façon. Il en
est de même de la fusion entre la société,
l’Etat et le parti - le SAP a atteint jusqu’à un
million d’adhérents pour une population
de 8 millions d’habitants. La notion totali-
sante de « folkhem » - foyer du peuple - et
la caractérisation des premiers ministres
successifs en « pères du peuple » s’inscri-
vent aussi dans le droit fil de cette tradition.
Or, pour les socialistes français, il est diffi-
cile d’accéder aux mystères d’un modèle à
la fois si proche et si lointain. Il aurait été
utile que Gilles Vergnon, pour nous dire ce
qu’est l’essence des gauches françaises,
nous en disent tout de même davantage
sur ce qu’est la gauche suédoise, dans l’en-
semble de ses dimensions.
Si les socialistes françaisnégligent le modèle suédois,
c’est sans doute aussi parce qu’ilsen perçoivent toute l’altérité, ce que les écrivains voyageurs
et Emmanuel Mounier avaient, àleur façon, parfaitement entrevu.
la revue socialiste 60à propos de…
Au point de départ de ce travail, le constat
d’un triple contraste. Contraste entre la
situation périphérique de la Suède, en
Europe, sa faible population et l’intensité
de l’intérêt public dont elle fit l’objet, spécia-
lement dans deux séquences historiques :
les années 1936-1938, à l’ombre du Front
populaire, et le début des années 1970,
dans les limbes du Programme commun.
Contraste entre la densité de la production
écrite sur la Suède contemporaine - plus de
quarante livres et articles d’importance -
et la faible part des écrits proprement
« socialistes» de ce corpus. Contraste,
enfin, entre un parti, le SAP (Parti social-
démocrate suédois des travailleurs), qui
gouverne près de 70 ans (et le plus sou-
vent seul) la Suède entre 1918 et 2006,
dont 44 années ininterrompues, entre
1932 et 1976, avec seulement trois Pre-
miers ministres, Per-Albin Hansson, Tage
Erlander et Olof Palme, et des gauches fran-
çaises au temps gouvernemental bref -
moins de 25 ans, à l’échelle du siècle - et
haché. En ce sens, il s’agit peut-être moins
d’une opposition entre « deux modèles
J e tiens d’abord à remercier Cécile Beaujouan et Hélène Fontanaud pour leurs lecturesattentives, pertinentes et, parfois, critiques, de mon ouvrage sur Le « modèle » suédois, ainsi que La Revue socialiste qui accueille cet échange. Comme l’indique
d’emblée Hélène Fontanaud, je me suis interrogé sur un «pan négligé» de l’histoire desgauches françaises, pas uniquement de celle des seuls socialistes. En effet, « planistes» et cégétistes du brain trust de Léon Jouhaux dans les années 1930 - pour ne pas parler des « non conformistes » ou des cercles modernistes du patronat -, puis mendésistes et radicauxdes années 1970 s’y sont bien davantage intéressés que les socialistes stricto sensu, sauf dans la toute dernière période.
Réponses
Réponses deGilles Vergnon
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon.
Gilles Vergnon, « Le modèle » suédois, 2015
178
Gilles Vergnon - Réponses
d’exercice du pouvoir », comme l’écrit
Hélène Fontanaud, que d’une opposition
entre un modèle de gouvernementalité et
un anti-modèle caractérisé par la « brève
rencontre » avec le pouvoir.
Le « modèle suédois» se dessine dans les
années 1930, dans une séquence bien
particulière : une Europe plongée dans la
crise, où gronde à nouveau la guerre, où
les socialistes - toujours en coalition, ceci
expliquant d’ailleurs, au moins partielle-
ment, cela - ne gouvernent généralement
jamais plus de deux ans. La « loi des deux
ans » frappe tout autant les gouverne-
ments du Cartel des gauches (1924-1926)
ou du Front populaire (1936-1938) en
France, que ceux du Labour party au
Royaume-Uni (janvier-novembre 1924,
1929-1931) ou du SPD (1918-1920 et
1928-1930) en Allemagne… Seule la
Scandinavie, et spécialement la Suède, fait
exception, avec des gouvernements qui
passent le cap de leur reconduction :
Per-Albin Hansson, victorieux en 1932,
gouverne jusqu’en 1939, avant de diriger
un cabinet d’Union nationale jusqu’en
1944. Mieux encore, son gouvernement
mène une politique anti-crise efficace et
installe, avec les accords de Saltjöbaden
(1938) le compromis social entre centrales
syndicale (LO) et patronale (SAF), organi-
sant la concertation à tous les niveaux.
C’est cette triple dimension de stabilité,
de succès économique et de « troisième
voie » entre bolchevisme et capitalisme
libéral qui captive nombre d’observateurs
étrangers. Ceux-ci viennent généralement
de la gauche du spectre politique aux
Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou en
Belgique où il s’agit d’aider le gouverne-
ment – Roosevelt, aux EU, Spaak, en
Belgique - ou le parti à puiser des idées
pour mieux gouverner ou revenir au pou-
voir (Royaume-Uni). En France, et là
se noue déjà sa spécificité, les Heureux
Scandinaves intéressent autant, voire
davantage à droite (Serge de Chessin, Paul
Planus, Emile Schreiber) qu’à gauche, car
on cherche en Suède un « au-delà de la
lutte des classes », un modèle de coopéra-
Le « modèle suédois» se dessinedans les années 1930, dans uneséquence bien particulière : une Europe plongée dans la crise, où gronde à nouveau la guerre, où les socialistes -toujours en coalition, ceci expliquant d’ailleurs, au moins partiellement, cela - ne gouvernent généralement jamais plus de deux ans.
tion entre forces sociales, c’est-à-dire un
anti-Front populaire, dont les grèves
de masse qui accompagnèrent l’arrivée
au pouvoir sont un repoussoir absolu.
A gauche, les « planistes » de la SFIO et de
la CGT (Georges Lefranc, Robert Lacoste,
René Belin…) voient plutôt dans la Suède
un exemple de « réformisme ouvrier »
scellant un compromis durable autour de
l’économie dirigée, du plan et de la négo-
ciation systématisée, soit un « Front
populaire rêvé », tel que la CGT l’avait pro-
posé avec son « Plan de rénovation
économique » adopté par son comité
confédéral de septembre 1934. Ce projet,
écarté tant par Léon Blum, dans la SFIO,
que par la mécanique des forces du Front
populaire - radicaux et communistes s’y
opposent, pour des raisons différentes
mais convergentes -, se brise sur la guerre
et le régime de Vichy, dont la version
initiale séduit nombre de planistes. L’ab-
sence de tout exil français substantiel
pendant la guerre en Scandinavie, à la dif-
férence de l’Allemagne ou de l’Autriche,
dont nombre de militants (Willy Brandt,
Bruno Kreisky…) trouvent refuge en
Suède, empêche tout apprentissage à
« l’école du Nord » (Willy Brandt) : en 1944-
1945, comme l’écrit justement Hélène
Fontanaud, la Suède « a disparu des
radars » pour des raisons autant structu-
relles que conjoncturelles. Ce n’était sans
doute pas écrit à l’avance…
Ce n’est pas avant la fin des années 1960
que la Suède social-démocrate revient
dans le débat public, porté, cette fois, par
une « galaxie progressiste gravitant
autour du centre » selon l’expression de
Cécile Beaujouan : réformateurs à la Jean-
Jacques Servan-Schreiber ou associés à
un gaullisme qui se pique de réforme
sociale (Jacques Chaban-Delmas et ses
conseillers), ex-mendésistes, socialistes
en rupture de ban après leur refus du
Programme commun (Eric Hintermann),
journalistes de L’Express ou du Nouvel
Observateur. Pourtant, ce que ne pointent
suffisamment ni Hélène Fontanaud ni
Cécile Beaujouan, le groupe porteur de
la revue socialiste 60À propos de…
L’absence de tout exil françaissubstantiel pendant la guerre en Scandinavie, à la différencede l’Allemagne ou de l’Autriche,
dont nombre de militants (Willy Brandt, Bruno Kreisky…)
trouvent refuge en Suède,empêche tout apprentissage
à « l’école du Nord » (Willy Brandt).
l’expérience suédoise, en France, est cette
fois nettement plus orienté à gauche que
dans les années 1930, surtout si l’on note
que deux des publications majeures
de l’époque, La Révolution suédoise, de
Gabriel Ardant, et, l’une des plus discu-
tées, Le « socialisme » suédois de Jacques
Arnault, sont écrits l’une par un proche
de Pierre Mendès-France, l’autre par un
journaliste communiste de sensibilité
très « unitaire » et très informé. Reste que
comme dans les années 1930, c’est
moins la gauche que sa composante
socialiste qui se désintéresse de la ques-
tion… Il est vrai que celle-ci est en pleine
recomposition, dans ces années obs -
cures qui séparent l’abandon du sigle
SFIO (1969) du congrès d’Epinay (1971),
et surtout qu’aucun des principaux
protagonistes des débats - François
Mitterrand, Michel Rocard, Alain Savary
sans parler du CERES de Didier Mot-
chane et Jean-Pierre Chevènement - ne se
réclame alors de la social-démocratie.
L’unification/reconstruction du socia-
lisme français se fait, comme on le
sait, autour du triptyque autogestion/
natio-nalisation/union de la gauche, et
même un Michel Rocard affirme que « la
grande riposte, aussi bien au socialisme
centraliste qu’à la social-démocratie, c’est
le projet du socialisme… c’est-à-dire le
socialisme autogestionnaire »1. Cette
histoire est donc bien celle de « rendez-
vous manqués » (Hélène Fontanaud)
ou d’un « rendez-vous difficile » (Cécile
Beaujouan) entre les gauches françaises
- et surtout les socialistes français - et
les sociaux-démocrates de Suède. Il y a
aujourd’hui, en effet, peu de sens à se
réclamer de la social-démocratie, alors
que les bases mêmes d’un compromis
national entre capital et travail s’effritent
dans une économie mondialisée, avec,
de surcroît, des Etats nationaux affaiblis
et appauvris et un mouvement syndical
dont il n’est guère besoin de rappeler la
fragmentation et la faiblesse en France.
Y a t-il un enseignement à tirer de cet
échec, et si oui, lequel ou lesquels ?
Dans sa lecture du Modèle suédois,
Cécile Beaujouan regrette que je n’ai
pas davantage abordé « l’identité du
socialisme français », sauf de manière
« fractionnée au fil des pages ». Elle
ajoute également que la « démonstra-
tion pêche par manque de description du
180
Gilles Vergnon - Réponses
1. « Débat avec Michel Rocard », Faire, septembre 1976.
la revue socialiste 60À propos de…
modèle suédois lui-même », et de son
irréductible « altérité » avec le socialisme
français. Il est vrai que cet ouvrage n’est
pas une histoire de la social-démocratie
suédoise, celle-ci ayant largement été faite,
surtout d’ailleurs en langue anglaise.
Mais, je crois avoir montré, peut-être trop
rapidement, que celle-ci s’inscrit d’em-
blée dans une trajectoire explicitement
réformiste dans un pays doté de fortes
spécificités, bien rappelées par Cécile
Beaujouan. Y figurent, bien sûr, l’asso -
ciation précoce, tant avec l’église
luthérienne - dans la lutte hygiéniste
contre l’alcoolisme - qu’avec les libéraux -
dans la lutte pour le suffrage universel -,
l’émigration de masse du XIXe siècle vers
les Etats-Unis, soupape de sécurité dans
le traitement de la question sociale, mais
aussi la position périphérique du pays
en paix, depuis 1814, à l’écart de la lutte
entre puissances européennes. Cette tra-
jectoire historique originale - mais quelle
trajectoire ne l’est pas ? - explique-t-elle la
« négligence » des socialistes français
pour une Suède, dont ils auraient finale-
ment bien saisi « toute l’altérité» ?
Peut-être, mais l’ « altérité» au moins
aussi grande de l’Allemagne, des Etats-
Unis du New Deal, de la Grande-Bretagne
travailliste d’Attlee, pour ne pas parler de
la Russie soviétique ou de la Yougoslavie
de Tito, n’a pas empêché les socialistes
de débattre passionnément à leur sujet…
On retrouve plutôt dans ce rendez-
vous manqué, la difficile relation des
socia listes français au réformisme et au
pouvoir… surtout quand il est exercé par
un parti frère, donc l’un des leurs ! Ainsi,
dans les années 1930, on peut d’autant
mieux s’intéresser au New Deal qu’il est
mis en œuvre par une force politique qui
n’est pas « de la famille »… En 1945, les
choses ont changé et l’expérience gouver-
nementale des travaillistes britanniques,
anciens partenaires de guerre et d’exil,
futurs partenaires européens espérés,
à la tête de la seule grande puissance
qui subsiste en Europe, toutes conditions
que ne remplissent pas les Suédois, est
suivie de près. Dans les années 1950,
comme l’a relevé Hélène Fontanaud,
la SFIO discute de la Suède dans la
On retrouve dans ce rendez-vous manqué, la difficile relation des socialistes
français au réformisme et au pouvoir… surtout quand
il est exercé par un parti frère,donc l’un des leurs !
182
Gilles Vergnon - Réponses
Revue socialiste, et Guy Mollet préface la
thèse de Raymond Fusilier publiée aux
Editions ouvrières2. Mais la guerre d’Algérie
et le retour du général de Gaulle modifient
la donne. Quant au début des années 1970,
c’est, comme on l’a vu, plutôt l’histoire
chaotique des gauches françaises et de
leurs fractures qui est en cause.
L’autodéfinition des socialistes français
comme réformistes, voire, plus récemment
encore, comme « social-démocrates »,
ne date que des dernières décennies, et ne
règle en rien la question de leur stratégie,
ni même de leur identité. Reste un aspect
peu discuté par mes deux lectrices, même
si elles le mentionnent : le rapport à
la question nationale. En 1910, Albert
Thomas appelait à faire du Parti socialiste
le « vrai parti national » à vocation
hégémonique, capable « en réalisant la
révolution socialiste, de faire la prospérité
et la grandeur du pays ». « Révolution
socialiste » à part - encore qu’il faut s’inter-
roger sur le sens réel de la construction
d’un Etat social - le SAP s’est bien installé
dans une telle position pour la plus
grande partie du XXe siècle, en disputant
à la droite, dès les années 1920, la défini-
tion de l’identité nationale, autour du
Folkhemmet (le foyer du peuple). A l’heure
du retour des questions identitaires et
du débat sur les formes et les limites de
l’intégration européenne, cette dimension
ne manque pas d’intérêt et pointe un
important débat à poursuivre.
2. Raymond Fusilier, Le Parti socialiste suédois, son organisation, Editions ouvrières, 1954.
En contemplant les méandres de ce long
processus, comme les réactions passion-
nées soulevées par le contenu de l’accord,
quatre questions viennent à l’esprit : pour-
quoi tant de temps pour parvenir à cet
accord ? Comment, finalement, a t-il été
rendu possible ? Que contient-il exacte-
ment, et que ne contient-il pas ? Enfin,
quels effets peut-on en attendre sur l’Iran
et son environnement ?
POURQUOI TANT DE TEMPS POUR PARVENIR A UN ACCORD ?
Une réponse, au fond, contient presque
toutes les autres. C’est la profonde méfiance
réciproque installée, dès les débuts de la
Révolution islamique, entre l’Iran et ses
interlocuteurs, notamment en Occident.
L’installation de la méfiance
Côté Europe et États-Unis, l’idée qu’un
pays en voie de modernisation accélérée,
sous l’égide d’un despote éclairé et ami
de l’Occident, tel que le Shah, puisse tout
à coup devenir la proie d’un régime reli-
gieux, obscurantiste, hostile à presque
tout le monde extérieur, a très vite provo-
qué un sentiment de rejet. Dès novembre
1979, la violation grossière du droit inter-
national représentée par la prise en
otages, pendant près d’un an et trois
mois, de 52 membres de l’ambassade
Quatre questions pour faire le tour de l’accord avec l’Iran
François NicoullaudAncien ambassadeur de France en Iran, analyste de politique internationale.
la revue socialiste 60
actualités internationales
A près douze ans de négociations, ponctuées de coups de théâtre en tous genres,accompagnées aussi de pressions et de sanctions croissantes, un accord encadrantle programme nucléaire iranien a finalement été signé, le 14 juillet 2015, à Vienne,
entre l’Iran et six pays se posant en représentants de la communauté internationale : les cinqmembres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies : Chine, États-Unis, France,Grande-Bretagne, Russie, ainsi que l’Allemagne.
américaine à Téhéran, a créé un choc
dans l’opinion internationale et infligé aux
Américains une humiliation comparable
à Pearl Harbour ou à la chute de Saïgon.
Puis, sont venues les provocations du
régime à l’égard d’Israël, qualifié d’« entité
sioniste », comme à l’égard de ses voisins,
Irak, Arabie saoudite, Égypte…, dont les
populations étaient invitées à renverser
leurs dirigeants corrompus et impies.
Enfin, l’utilisation sans états d’âme du
terrorisme comme instrument de ven-
geance, de déstabilisation, ou encore de
punition d’opposants réfugiés à l’étranger,
a fait le reste.
Côté iranien, la révolution islamique, mal-
gré toutes ses tares, a été perçue par la po-
pulation comme incarnant l’accession de
l’Iran à la véritable indépendance. La prise
de l’ambassade américaine a été vécue
comme la destruction du symbole d’une
oppression séculaire, à l’instar de la prise
de la Bastille. C’était, en particulier, le lieu
où s’était tramé le complot américano-bri-
tannique visant, en 1953, à renverser le
Premier ministre, Mossadegh, qui avait
osé nationaliser le pétrole iranien. Faute
de pouvoir répliquer sur le même mode
aux agressions usant d’armements de
pointe, tels que les Super-étendards fran-
çais qui pilonnaient le territoire ou les tan-
kers iraniens pendant la guerre Irak-Iran,
l’usage du terrorisme paraissait un mode
de représailles légitime. Et l’Iran ne pou-
vait oublier que le monde entier, ou
presque, s’était rangé du côté de l’Irak,
lors de cette guerre déclenchée par
l’agression de Saddam Hussein.
C’est dans cette ambiance que se mettent
en place les préliminaires de la crise nu-
cléaire. Dès les années 1980, les services
occidentaux s’inquiètent de la perspec-
tive d’un Iran doté de l’arme atomique. Il
est vrai que Saddam ne cache pas ses
ambitions en la matière, et l’idée vient
assez spontanément que l’Iran ne pren-
dra pas le risque de se laisser distancer.
Tout au long des années 1990, parais-
sent, dans la presse américaine, euro-
péenne ou israélienne de sombres
184
François Nicoullaud - Quatre questions pour faire le tour de l’accord avec l’Iran
Dès les années 1980, les servicesoccidentaux s’inquiètent de laperspective d’un Iran doté del’arme atomique. Il est vrai que Saddam ne cache pas sesambitions en la matière, etl’idée vient assez spontanémentque l’Iran ne prendra pas lerisque de se laisser distancer.
la revue socialiste 60Actualités internationales
prédictions plaçant à échéance de
quelques années, au plus, l’acquisition
de la bombe par l’Iran.
L’éclosion de la criseL’annonce, en 2002, par les Moudjahed-
dine du peuple, groupe d’opposition
armée, que l’Iran est en train de
construire une usine d’enrichissement
d’uranium, ainsi qu’une usine d’eau
lourde destinée à alimenter un réacteur
d’un modèle fortement plutonigène sou-
lève donc immédiatement le soupçon
que Téhéran cherche à s’ouvrir les deux
voies d’accès à l’arme atomique : celle de
l’uranium hautement enrichi, d’une part,
celle du plutonium, d’autre part. L’Iran se
défend en rappelant qu’il est membre du
Traité de non-prolifération, donc qu’il a
renoncé à la bombe, et qu’il place toutes
ses installations nucléaires sous contrôle
de l’Agence internationale de l’énergie
atomique (AIEA). Son usine d’enrichisse-
ment, près de Natanz, doit servir à ali-
menter en combustible ses futures
centrales nucléaires et le réacteur prévu
d’être construit à Arak est destiné à des
usages médicaux et scientifiques. Mais,
le soupçon est évidemment au cœur des
négociations internationales qui s’enga-
gent, à partir de 2003, pour garantir la
destination exclusivement pacifique des
activités nucléaires iraniennes. Du côté
iranien, en revanche, un autre type de
soupçon se développe : la pression des
Occidentaux pour faire renoncer l’Iran à
des technologies nucléaires de pointe
n’est, au fond, qu’un nouvel avatar de la
vieille politique des puissances colo-
niales visant à maintenir les pays sur les-
quels elles étendent leur empire dans un
éternel état d’arriération.
Les autres freins à la négociationEt puis, trois autres facteurs au moins
contribuent à faire traîner les négociations
en longueur. Il y a ainsi la difficulté à
en trouver le bon format. Ce sont d’abord
trois pays européens, l’Allemagne, la
France et la Grande-Bretagne qui viennent
au contact de l’Iran, à l’automne 2003.
Mais, faute d’avoir le plein soutien des
États-Unis, leurs marges de manœuvre
sont plus qu’étroites, et cette phase se
ferme, à l’été 2005. Il faudra, ensuite,
Il faudra quelque temps avant que ne se mette en place et ne se rode la formule diteP5+1, mettant face à l’Iran
les cinq membres permanents du Conseil de sécurité.
186
François Nicoullaud - Quatre questions pour faire le tour de l’accord avec l’Iran
quelque temps avant que ne se mette
en place et ne se rode la formule dite
P5+1, mettant face à l’Iran les cinq mem-
bres permanents du Conseil de sécurité :
Chine, États-Unis, France, Grande-
Bretagne, Russie, ainsi que l’Allemagne.
Il y a également les hésitations sur le but
même à atteindre : ainsi, les États-Unis,
jusqu’à l’arrivée d’Obama, ne sont en réa-
lité intéressés que par la perspective du
« Regime Change », supposé résoudre
tous les problèmes. Et faute d’y parvenir,
ils ne se satisferaient que d’un seul résul-
tat : le démantèlement complet des
filières uranium et plutonium, évidem-
ment inacceptable pour les Iraniens. Il y
a, enfin, la pose d’exigences insupporta-
bles pour ces derniers : au nom de la
nécessité de « rétablir la confiance », il est
exigé de l’Iran qu’il suspende toutes ses
activités nucléaires sensibles et qu’il
accepte également des contrôles renfor-
cés de l’AIEA avant toute entrée dans une
négociation de fond. Les Iraniens qui ont,
de fait, déjà accepté de telles contraintes,
lors de la première négociation avec les
trois Européens, sans en avoir tiré aucun
bénéfice, n’ont pas l’intention de recom-
mencer. Pour les faire céder, Américains
et Européens se lancent dans la mise
en place de sanctions d’une dureté et
d’une ampleur croissante. Mais, ceci
ne conduit les Iraniens qu’à se braquer.
C’est l’époque où le Président populiste,
Ahmadinejad, multiplie les imprécations
contre les Américains, contre les Euro-
péens, contre Israël, alourdissant encore
l’atmosphère d’une négociation qui tourne
alors au dialogue de sourds.
COMMENT L’ACCORD A-T-IL ÉTÉ RENDU POSSIBLE ?
Il y a fallu la conjonction de deux volontés
politiques : celle du Président Obama,
celle du Président Rouhani. Mais, elles
ont mis du temps pour se rencontrer.
Obama, dès sa campagne électorale de
2008, manifeste son intention de recher-
cher une solution négociée avec l’Iran et
poursuit, dès lors, son objectif avec une
admirable constance. Au cours de son
premier mandat, il a face à lui un régime
iranien infréquentable, car engagé, dès le
printemps 2009, dans un conflit avec sa
Pour les faire céder, Américainset Européens se lancent dans la mise en place de sanctionsd’une dureté et d’une ampleurcroissante. Mais, ceci ne conduitles Iraniens qu’à se braquer.
la revue socialiste 60Actualités internationales
propre population, autour de l’élection
manipulée d’Ahmadinejad à un second
mandat présidentiel. Il n’est, d’autre part,
guère aidé par l’activité d’Hillary Clinton
au poste de Secrétaire d’État. Celle-ci,
sans doute soucieuse de son avenir poli-
tique, se positionne, en effet, sur une
ligne dure à l’égard de l’Iran. Mais, l’année
2013 offre enfin à Obama l’occasion de re-
prendre l’initiative. Fraîchement réélu, il
voit partir Hillary Clinton et peut choisir,
en la personne de John Kerry, un nou-
veau Secrétaire d’État partageant ses
vues et prêt à payer de sa personne pour
aboutir. Début 2013, c’est aussi le mo-
ment où les Iraniens élisent à la prési-
dence de la République un candidat
modéré, Hassan Rouhani, sur sa pro-
messe de régler la crise nucléaire et de
restaurer la prospérité, en obtenant
la disparition des sanctions. Nourri dans
le sérail de la République islamique,
Rouhani connaissait bien le dossier
nucléaire, s’étant vu confier, en 2003, la
conduite de la négociation alors nouée
sur l’initiative des trois pays européens.
Il préfère abandonner cette responsabi-
lité, en 2005, suite à l’arrivée d’Ahmadi-
nejad à la présidence de la République,
dont il désapprouve le style et les mé-
thodes. Son heure sonne à nouveau huit
ans plus tard. Succédant à ce dernier,
il fait de la recherche d’un accord sa prio-
rité absolue, met aussitôt en place, pour
y parvenir, une équipe de négociateurs
expérimentés ayant sa confiance person-
nelle, donne le cap et le pilote, jusqu’au
résultat que l’on sait.
Les sanctions ont-elles été utiles ?Quel rôle ont joué les sanctions contre
l’Iran dans l’obtention d’un accord ? Leur
effet ravageur sur l’économie iranienne,
déjà ébranlée par la gestion populiste
d’Ahmadinejad, a sans doute aucun
poussé Téhéran à négocier avec l’inten-
tion d’aboutir. Mais, comme l’a d’ailleurs
reconnu en quelques occasions John
Kerry, ces mêmes sanctions n’étaient pas
parvenues à arrêter le développement
du programme nucléaire iranien. Le
moment approchait où tous les moyens
seraient en place pour fabriquer rapide-
ment un engin nucléaire, si la décision en
Rouhani fait de la recherched’un accord sa priorité absolue,
met aussitôt en place, pour y parvenir, une équipe de
négociateurs expérimentés ayantsa confiance personnelle, donne
le cap et le pilote, jusqu’aurésultat que l’on sait.
était prise par le régime. Cette insuffi-
sance des sanctions poussait ainsi les
Américains à rechercher, sans plus de re-
tard, une sortie de crise. C’est donc par ce
double effet que les sanctions ont, en
effet, joué un rôle dans le règlement du
dossier, en poussant les uns et les autres
vers la table de négociation. Mais, il vrai
aussi qu’avant d’en arriver là, leur mise
en place avait contribué au blocage sté-
rile des discussions entre les protago-
nistes de la crise. Elles en ont donc
peut-être retardé la solution.
Un changement de position déterminantEt puis, il n’y aurait pas eu d’accord sans
la décision américaine, annoncée aux
Iraniens dans des contacts secrets noués
dès 2012, que Washington était désor-
mais décidé à renoncer à deux positions
qui avaient jusqu’alors étouffé tout es-
poir de progrès, à savoir l’exigence d’une
suspension de toutes les activités sensi-
bles iraniennes, en préalable à l’ouverture
de négociations, et le refus de faire connaî-
tre, d’emblée, le but final recherché :
démantèlement définitif de ces activités
sensibles ou simplement meilleure
transparence, meilleurs contrôles exer-
cés par l’AIEA ? Les Américains disent,
enfin, aux Iraniens qu’ils sont prêts, au
prix d’un certain nombre de garanties, à
accepter l’existence de leur programme
nucléaire, et notamment de son volet
consacré à l’enrichissement, dans lequel
ces derniers ont tellement investi. Dès
lors, la voie est dégagée pour parvenir à
un accord.
QUE CONTIENT L’ACCORD ? ET QUE NE CONTIENT-IL PAS ?
Il convient, d’abord, de souligner que l’ac-
cord est exclusivement consacré à la
question nucléaire. Cette sage décision a
été prise par toutes les parties, à l’orée de
la négociation finale. Chacun a convenu
qu’il y avait, en ce seul domaine, suffi-
samment de problèmes à régler pour ne
pas alourdir la barque par les dossiers
liés aux troubles de la région, ou encore
par les affaires de terrorisme et de droits
de l’homme, qui auraient fait naître des
discussions inextricables et peut-être
provoqué l’éclatement du groupe des in-
terlocuteurs de l’Iran.
Les trois volets de l’accordUn premier volet de l’accord vise à sou-
mettre les activités iraniennes d’enrichis-
sement à toute une série de contraintes
et de limitations quantitatives pour une
188
François Nicoullaud - Quatre questions pour faire le tour de l’accord avec l’Iran
la revue socialiste 60Actualités internationales
période allant de dix à quinze ans. Il pré-
voit aussi la modification des caractéris-
tiques du réacteur de recherche d’Arak,
en cours de construction, de façon à le
rendre beaucoup moins plutonigène. Un
second volet vise à renforcer radicale-
ment la surveillance du programme
nucléaire iranien par l’instauration de
contrôles de l’AIEA, à la fois plus étendus
et plus intrusifs. Certains de ces contrôles
sont mis en place pour des périodes de
20 à 25 ans, d’autres le sont sans limita-
tion de durée. Le troisième volet concerne
les obligations des autres parties. Celles-
ci s’engagent à lever, progressivement,
les sanctions qu’elles ont mises en place
au fur et à mesure de la mise en œuvre,
dûment vérifiée, des engagements de
l’Iran. Une partie importante de ces sanc-
tions, notamment dans les domaines
pétrolier, industriel et bancaire, devrait
normalement être levée dans les pre-
miers mois de 2016, autorisant ainsi la
relance de l’économie iranienne.
Au-delà de l’accordContrairement au discours tenu par les
opposants à l’accord, celui-ci ne donne
pas carte blanche à l’Iran pour se lancer
dans la fabrication de l’arme nucléaire, à
compter du moment où seront levées les
contraintes exceptionnelles appliquées à
son programme. Au-delà de l’accord,
l’Iran demeure, en effet, membre du
Traité de non prolifération nucléaire. Il
aura, entre temps mis, en œuvre, avec
l’AIEA, un accord de contrôles renforcés,
dit Protocole additionnel, qui demeurera
sans limitation de durée. Les modifica-
tions imposées au réacteur d’Arak auront
un caractère pratiquement irréversible.
L’Iran déclare, d’ailleurs, dans l’accord
qu’il renonce de façon définitive à se
doter d’une filière du plutonium.
QUELS EFFETS PEUT-ONATTENDRE DE L’ACCORD POUR
L’IRAN ET SON ENVIRONNEMENT ?La question a soulevé beaucoup de com-
mentaires. En réalité, tout est possible,
rien n’est assuré.
Contrairement au discours tenupar les opposants à l’accord,
celui-ci ne donne pas carte blanche à l’Iran pour selancer dans la fabrication del’arme nucléaire, à compter du moment où seront levées
les contraintes exceptionnellesappliquées à son programme.
190
François Nicoullaud - Quatre questions pour faire le tour de l’accord avec l’Iran
D’abord, bien appliquer l’accordAvant toutes choses, il importe que l’accord
soit bien appliqué. Tel devrait être le cas du
côté de l’Iran, tant serait suicidaire toute vio-
lation avérée de ses engagements, qui en-
traînerait presque, à coup sûr, le retour en
force des sanctions, ainsi que l’actualisation
par les États-Unis, sans doute appuyé par
Israël, de leurs plans de frappe de ses ins-
tallations nucléaires. Mais, on ne peut ex-
clure que les opposants à l’accord au sein
du régime manœuvrent pour en compli-
quer l’application. Côté américain, tout de-
vrait bien aller tant qu’Obama sera là. Mais,
quelles seront les positions sur ce dossier
de son successeur ? Du côté des Républi-
cains, plusieurs candidats ont déjà déclaré
qu’ils dénonceraient l’accord avec l’Iran,
dès leur arrivée à la Maison blanche. Il faut,
toutefois, espérer que le bon sens triom-
phera. L’accord n’est pas conclu, en effet,
uniquement entre les États-Unis et l’Iran,
mais aussi avec l’Union européenne, la
Chine, la Russie. Une dénonciation unilaté-
rale américaine provoquerait une crise
grave avec ces trois partenaires.
La poursuite du combat entre Modérés et FondamentalistesMais, pour que l’accord produise tous les
effets espérés sur l’ouverture de l’économie
et de la société iraniennes, pour qu’il
entraîne une détente internationale pou-
vant jouer en faveur du règlement des
nombreuses crises qui traversent le Moyen-
Orient, encore faut-il que la main du Prési-
dent Rouhani et de son gouvernement, qui
conduisent le camp des Modérés, soit clai-
rement renforcée. Les Fondamentalistes re-
tranchés au cœur du régime ont dû lui
concéder la victoire sur le dossier nucléaire.
Mais, ils n’abandonneront spontanément
ni les positions dominantes qu’ils occupent
dans l’économie, ni leurs pratiques en ma-
tière de contrôle de la société et d’ordre
moral, ni leur maîtrise de la gestion des
crises syrienne, irakienne, yéménite, liba-
naise ou israélo-palestinienne. C’est donc
le prochain combat politique qui s’annonce.
Unépisodeimportant en sera l’élection
simultanée, le 25 février 2016, d’un nouveau
parlement et d’une nouvelle Assemblée
des experts. Ce deuxième organe, élu pour
huit ans, a pour mission principale d’élire
un nouveau Guide suprême, en cas de
décès ou d’incapacitation de ce dernier.
Sa composition peut donc avoir une impor-
tance cruciale.
Dans l’affrontement qui se prépare, il est
un acteur qui sera amené à peser de
façon significative, peut-être détermi-
la revue socialiste 60Actualités internationales
nante. C’est la société iranienne, elle-
même. Elle aspire à la prospérité, au
changement en interne, à l’apaisement,
en matière internationale. Elle a porté
Rouhani à la présidence de la Répu-
blique sur la foi de ses promesses en ces
matières. Elle acceptera moins aisément
d’être déçue que du temps du Président
Khatami (1997-2005), qui, lui aussi, avait
beaucoup promis en matière de ré-
formes et d’ouverture, mais qui n’avait
rien pu tenir du fait du blocage systéma-
tique de ses opposants, disposant de
tous les leviers du pouvoir. Le régime doit
prendre en compte cette population en
pleine évolution, de plus en plus urbani-
sée et éduquée, qui a démontré en 2009,
en descendant par centaines de milliers
dans la rue, sa capacité à l’ébranler.
Du côté de l’Europe et de la France, nous
pouvons aussi aider : en contribuant, bien
entendu, par l’action de nos entreprises
à la relance de l’économie iranienne ; en
renforçant la représentativité du Président
Rouhani, comme le fait notre président de
la République, en l’invitant à Paris ; ou
encore, en intégrant les diplomates
iraniens dans la négociation sur la crise
syrienne, de façon à leur permettre de
prendre l’ascendant sur les militaires.
Il est un acteur qui sera amené à peser de façon significative,
peut-être déterminante. C’est la société iranienne,
elle-même.
La Fondation Jean-Jaurès et la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS)s’impliquent dans la lutte contre le changement climatique et mobilisent leurréseau international à travers des missions de terrain, un dialogue avec des expertset politiques, des vidéos, des conférences internationales, une déclaration publique…
Retrouvez-nous surwww.progressistespourleclimat.fr
la revue socialiste 60Actualités internationales
Alain Bergounioux : Je souhaiterais com-mencer cette interview en vous interrogeantsur les causes du développement qu’a connula Chine, à partir de la fin des années 1970.Comment comprendre cet autre et bien réel « grand bond en avant » ? Résulte-t-il del’initiative politique de Deng Xiaoping d’in-troduire le système chinois dans l’économiede marché, ou bien provient-il de facteursplus structurels ?
Jean-François Di Meglio : Vous avez rai-
son de reprendre l’expression « grand
bond en avant », car l’originalité du mo-
dèle économique chinois ne date pas
d’hier. Dans la période qui va de 1949 à
1978, on a affaire à un modèle expérimen-
tal qui chemine d’expériences écono-
miques en expériences économiques.
Dans « le grand bond en avant », par
exemple, les Chinois ont tenté de faire du
micro-développement à partir de foyers
spécifiques, dans une économie planifiée.
Ce qui est original aussi en Chine, c’est le
poids du secteur primaire et de la popu-
lation rurale. La révolution chinoise est
une révolution paysanne, avant tout, et on
n’y trouve aucun dogmatisme. Alors que
l’histoire du PC soviétique est faite de doc-
trines successives, l’histoire du PC chinois
est faite d’expériences que recouvrent des
slogans divers. En 1978, lorsque Deng
Xiaoping arrive au pouvoir, il n’est pas cer-
tain que l’expérience qu’il s’apprête à ten-
ter, alors, aura plus de succès que celle du
« grand bond en avant », ou d’autres en-
Sept ans après la nôtre, une crise chinoisedans un système encore en mal de réformes ?
Jean-François Di Meglio Président d'Asiacentre.
Alors que l’histoire du PCsoviétique est faite de doctrines
successives, l’histoire du PC chinois est faite
d’expériences que recouvrentdes slogans divers.
core. Plusieurs raisons peuvent expliquer
cette réussite. L’une des théories en vogue
est que la situation de la Chine n’était pas
si catastrophique qu’on le pense souvent,
de 1949 à 19791. Les adeptes de cette thèse
essaient de reconstituer le PIB chinois, sur
cette période, et affirment qu’il y avait déjà
en germe un potentiel de croissance de
4 %. Je souhaite pour ma part, nuancer
cette théorie, car elle met entre paren-
thèses les périodes de famine et les phé-
nomènes démographiques, comme la
baisse de la natalité.
La grande réforme de Deng Xiaoping
consiste, quant à elle, à accueillir du capi-
tal étranger, en Chine. En 1978, la Chine est
exsangue. Il n’y a de système bancaire
que la banque centrale ; qui est aussi la
caisse d’épargne de tout un chacun et le
moteur du financement de l’économie. Le
pouvoir central décide alors, dans le
cadre du IIIe Plenum du XIe Congrès du
Parti, les Zones économiques spéciales.
L’économie chinoise repose, désormais,
sur l’exportation de biens et l’importation
de capitaux. Il ne faut, toutefois, pas ima-
giner que la période allant de 1979 à 2008
a été linéaire : on a assisté à des périodes
d’hyperinflation, entre 1990 et 1993, et à
un effondrement de la bourse qui avait
tenté de s’ouvrir dans les années 1990. Le
modèle, jadis plutôt stalino-maoïste, peut
désormais être qualifié de stalino-libéral,
dans la mesure où, malgré l’ouverture de
l’économie aux capitaux étrangers, l’on
reste dans une économie planifiée.
A. B. : Comment caractériser les traits essen-tiels du système ? Comment, notamment, seconstruisent les rapports entre les entreprisesprivées, l’Etat, le secteur public et le parti ?
JF. D. M. : Si on commence par la politique,
les membres du Parti vous diront que la
démocratie existe en Chine, parce qu’elle
existe dans le parti. Il y a beaucoup plus de
débats au sein du Parti qu’on ne l’imagine.
En ce qui concerne le système écono-
mique, il faut le voir comme une écologie
du privé/public. Le privé est comme une
espèce de système végétal qui se dévelop-
perait à l’ombre et en symbiose avec ses
partenaires principaux que sont le parti et
le plan. Le privé ne se développe que dans
des espaces prédéfinis et laissés libres par
le plan. On a assisté à une période durant
laquelle le privé a cru en termes de géné-
194
J.-F. Di Meglio - Sept ans après la nôtre, une crise chinoise dans un système encore en mal de réformes ?
1. Michel Aglietta, Guo Bai, La voie chinoise : capitalisme et empire, Odile Jacob, 2012.
la revue socialiste 60Actualités internationales
ration de PIB. On est arrivé au milieu du
régime précédent (2000-2010) à un ratio
de 70 % de PIB généré par le privé et 30 %
par le public. Mais, même avec un tel ratio,
seuls 50 % des emplois sont des emplois
privés et 70 % des financements vont
dans le public. Ce n’est pas un système
complètement homothétique du nôtre.
À quoi ressemble le privé ? C’est le petit en-
trepreneuriat qui s’est développé en pre-
mier. Si l’on monte en gamme, on peut se
développer et faire du profit, à condition
que l’entreprise adopte une double struc-
ture hiérarchique : la structure du parti est
représentée dans l’entreprise privée. C’est
ici que s’emboitent le public et le privé. Si
une entreprise privée réussit bien, on in-
cite ensuite le patron à devenir membre
du parti. Le recrutement du parti est éli-
tiste. Etre admis en son sein constitue une
reconnaissance. Toutefois, entre ces deux
modèles, il existe encore des entreprises
qui demeurent des mystères pour nous.
La société de Telecom Huawei est une
coopérative, fondée par un ancien mili-
taire et détenue par ses employés. Ensuite,
vous avez des sociétés listées, soit parce
qu’elles sont cotées à la bourse de Shan-
ghai, soit comme Alibaba, parce qu’elles
sont cotées dans des bourses étrangères,
soit, enfin, parce que ce sont des sociétés
d’Etat qui ont vendu une partie de leur ca-
pital. Quand on regarde l’histoire des deux
grands groupes immobiliers, Wanda et
Soho, on s’aperçoit tout de même qu’à un
moment ou un autre, elles ont dû rendre
des comptes. Cette poche de libéralisme
est donc très largement sous contrôle.
A. B. : Dans ce système, quelle est la part desentreprises étrangères ? Comment s’insèrent-elles dans un système si contrôlé ?
JF. D. M. : Le développement a commencé
avec les entreprises étrangères. Elles ont
Le privé est comme une espècede système végétal qui sedévelopperait à l’ombre et en symbiose avec sespartenaires principaux que sont le parti et le plan.
Quand on regarde l’histoire des deux grands groupes
immobiliers, Wanda et Soho, on s’aperçoit tout de même
qu’à un moment ou un autre, ces sociétés ont dû rendre des comptes.
su s’adapter à ce modèle. Beaucoup sont
arrivées assez tôt. Les premiers qui sont ar-
rivés sont les Asiatiques, les Japonais, no-
tamment. Curieusement, à partir de 1990,
Taïwan s’est imposé comme un très gros
investisseur, mais, bien sûr, les étrangers
continuent d’investir environ 100 milliards
de dollars, par an, depuis 30 ans. La moitié
de la croissance du PIB chinois est consti-
tuée par l’investissement, soit 500 mds.
Dans ces 500 mds, l’investissement étran-
ger représente 100 milliards. La Chine est
encore un aspirateur à capitaux étran-
gers. Il y a eu trois temps dans cette
aspiration. Avant 1997, la Chine s’ouvre
progressivement, et elle est l’une des des-
tinations privilégiée de l’investissement
en Asie. De 1997 à 2008, la Chine est le seul
aspirateur à capitaux étrangers d’Asie.
Depuis 2008, une re-dispersion des inves-
tissements étrangers, en Asie, se produit.
Qu’est-ce qu’une entreprise étrangère,
en Asie ? C’est une entreprise chinoise à
capital étranger. Pendant très long-
temps, la seule forme possible était
le joint-venture. Aujourd’hui, il existe
le statut de filiale de groupes étrangers.
Il y a de nombreuses barrières d’entrée.
L’objection faite aux remontrances des
étrangers, à ce sujet, est que, malgré ces
barrières, la réussite reste au bout du
chemin pour les occidentaux, comme
en témoigne la réussite de l’iPhone.
La situation des entreprises étrangères,
en Chine, est en fait assez diverse. Il
y a des entreprises étrangères qui
considèrent la Chine comme un grand
marché domestique dans lequel elles
viennent seulement importer ou déver-
ser leurs produits ou la partie de tech-
nologie qu’elles veulent bien partager.
Ensuite, il y a des entreprises qui inves-
tissent en Chine pour produire. C’est
le fameux cas d’Airbus et de certains
constructeurs automobiles : elles consi-
dèrent qu’il faut produire en Chine pour
être près du client, quitte à laisser
quelques transferts de technologie
s’effectuer. Enfin, il y a le modèle où
la Chine est perçue, une base régionale
où l’on trouve un environnement de
travail assez favorable.
196
J.-F. Di Meglio - Sept ans après la nôtre, une crise chinoise dans un système encore en mal de réformes ?
Il y a, indéniablement,un risque de préférencenationale pour que leralentissement se répercutedavantage sur les entreprises étrangères que sur les entreprises et les champions nationaux.
la revue socialiste 60Actualités internationales
Les entreprises étrangères réussissent-
elles ? Il existe toutes sortes de scenarii.
Prenez Carrefour, par exemple. Les pre-
mières années ont été florissantes, le mo-
dèle avait été testé à Taïwan, puis,
transposé en Chine. Pendant les cinq pre-
mières années, tout se passe bien. La
Chine est alors le moteur de croissance de
Carrefour et puis, comme très souvent, les
concurrents finissent par le rattraper. Il
existe des modèles qui sont des pseudo
Carrefour, y compris, d’ailleurs, grâce à
des transfuges de Carrefour qui construi-
sent des petits Carrefour un peu partout.
Cet exemple nous permet de faire une
transition avec un autre problème qui
se pose aux entreprises étrangères : la
préférence nationale. Dans la phase de ra-
lentissement où l’on se trouve, il y a, indé-
niablement, un risque de préférence
nationale pour que le ralentissement se
répercute davantage sur les entreprises
étrangères que sur les entreprises et les
champions nationaux.
A. B. : Depuis plusieurs mois, il existe undébat sur la nature de ce ralentissement.S’agit-il d’une crise conjoncturelle d’adapta-tion d’un modèle qui reposait sur des expor-tations à faible valeur ajoutée et de nombreuxinvestissements publics à un modèle fondé
sur une augmentation de la consommationintérieure chinoise ? Où y a-t-il des élémentsplus structurels qui expliquent les difficultésde l’économie chinoise ?
JF. D. M. : Je serais tenté de vous répondre :
les deux. Mais, il s’agit beaucoup plus
d’un coup de frein involontaire que d’une
crise d’adaptation. On a découvert le ra-
lentissement chinois pendant l’été 2015,
en Occident. Les statistiques chinoises
peuvent être critiquées, mais elles ont
tout de même une certaine consistance.
En fait, un phénomène majeur a été ob-
servé depuis environ 6 trimestres, dans la
foulée du ralentissement. Ce qu’on ap-
pelle le PMI, c’est-à-dire l’indice manufac-
turier, baisse régulièrement. Lorsque cela
a débuté, tout le monde s’est dit que les
choses se passaient comme prévu : le 3e
plenum du 18e congrès - le plenum où les
réformes ont été annoncées (deux ans
après l’arrivée de XI Jinping) - est déjà
suivi d’effets. Ce tournant vers une écono-
mie plus orientée vers la consommation
et le soutien accru à la protection sociale
entrainent la baisse des investissements,
et cette réduction de la croissance, ce n’est
rien d’autre que la baisse en chiffres de la
construction d’infrastructures. Mais, ce
dont on s’aperçoit maintenant, c’est que
198
J.-F. Di Meglio - Sept ans après la nôtre, une crise chinoise dans un système encore en mal de réformes ?
les autres Plenums arrivent, que les
réformes qui avaient été annoncées n’ont
pas réellement été mises en place, et, sur-
tout, que la croissance qui continue
de baisser n’est absolument pas accom-
pagnée d’un changement de modèle.
Quand l’économie mondiale ralentit, que
se passe-t-il donc en Chine ? La Chine
s’était lancée dans une réforme bancaire,
pour ralentir tout le système souterrain
du financement, mais dès que le ralentis-
sement arrive, on rouvre les vannes du
crédit, on fait du quantitativisme. Les Chi-
nois ont vécu sur un nuage, au moment
de leur entrée dans l’OMC (en 2001, puis,
2006) qui a coïncidé avec ce qu’on a ap-
pelé le règne Hu Jintao/Wen Jiabao.
À cette époque-là, les exportations se
portent bien. Les dirigeants chinois se
demandent donc à quoi bon changer.
Du coup, la crise de 2008 frappe, de plein
fouet, un système économique qui
n’a pas été réformé. Le seul moyen qu’ils
trouvent pour lutter contre le risque de
propagation de la crise mondiale à la
Chine, c’est de faire marcher la planche à
billets, la machine à investissements.
Ils organisent le plus gros plan de relance
qu’aucun pays au monde n’ait jamais fait
pendant la période 2008-2010 (10 % du
PIB sur deux ans). Or, que faites-vous
quand vous ouvrez les vannes du crédit,
quand vous faites un immense plan
de relance ? Et bien, vous créez des
« éléphants blancs ». Aujourd'hui, la
Chine paie donc des surcapacités géné-
rées pour maintenir à flots une économie
fortement impactée par le ralentissement.
Le voile est en train de se déchirer, le
rideau tombe. Xi Jin Ping n’est évidem-
ment pas satisfait. Il a hérité d’une situa-
tion qu’il n’a pas contribué à créer, mais
il se dit peut-être qu’il peut profiter de
cette crise pour mettre en exergue les
difficultés, et souligner l’urgence des
réformes. Passer à un mode consomma-
teur, ça veut dire du temps et de la
confiance. Une des choses qui a manqué
aux dirigeants chinois, c’est cette confiance.
Le Parti inspire de l’envie, de l’ambition,
mais pas de la confiance.
AB. : Précisément, dans l’actualité récente,le drame de Tianjin, à l’été 2014, montrequ’il existe énormément de blocages poli-
Les Chinois ont vécu sur un nuage, au moment de leurentrée dans l’OMC (en 2001,puis, 2006) qui a coïncidé avec ce qu’on a appelé le règne Hu Jintao/Wen Jiabao.
la revue socialiste 60Actualités internationales
tiques, mais aussi augure mal de l’avenir, en ce qui concerne la confiance de la popu-lation dans le régime.
JF D. M. : C’est le principal blocage. Cela dit,
en ce qui concerne Tianjin, il faut regarder
la situation avec beaucoup d’attention. Ce
drame offre à Xi Jinping la possibilité de
montrer qu’en dépit de ses efforts pour lut-
ter contre la corruption, il en reste encore
et que la lutte doit se poursuivre. De la
même façon, juste avant l’ANP (l’Assem-
blée nationale populaire), est sorti le film
« Under the Dome », qui montre les effets
dévastateurs de la pollution, en Chine. Il y
a eu des centaines de millions de viewers
sur le youtube chinois. Le film a été cen-
suré. Mais, le surlendemain, Xi Jin Ping à
l’ANP a affirmé avec vigueur qu’il fallait
lutter contre la pollution. Donc, les diri-
geants font monter l’aspiration, ils la frus-
trent, puis se montrent à la fois conscients
des problèmes et disponibles pour agir.
David Baverez, qui est businessman à
Hong Kong, appelle le système chinois
une « démocrature », c’est-à-dire un sys-
tème dans lequel il existe un aller-retour
permanent au sein de l’appareil entre les
dirigeants et la base. La lutte anti-pollution
va d’ailleurs être une des grandes réus-
sites du régime de Xi Jin Ping.
AB. : Estimez-vous que la Chine est, malgrétout, dans une situation qui lui permettra de poursuivre son développement et deconserver ou d’accroitre son influence surl’économie mondiale ?
JF. D. M : Il y a plusieurs problèmes struc-
turels à surmonter, mais aussi beaucoup
de remèdes à portée de main. La démogra-
phie est à la source d’un de ces problèmes
structurels. Aujourd’hui, il faut créer 10 mil-
lions d’emplois par an pour atteindre le
plein emploi. Le second problème est
la montée en gamme qui, à l’inverse,
empêche la création de 10 millions d’em-
plois de qualité à tout le monde, puisque
les gens ne sont pas tous suffisamment
formés pour la production de nouveaux
biens. Et le troisième problème a trait à la
consommation. Par contre, le fonctionne-
ment planifié de l’économie facilite gran-
dement la résolution des problèmes.
Et, surtout, le remède se trouve dans les
réserves de devises. Cette arme est utilisée
en souplesse. On constate, aujourd’hui,
qu’il y a des flux de capitaux privés qui sor-
tent de Chine, soit de l’argent étranger
placé en Chine qui repart, soit de l’argent
chinois en devises qui va s’investir dans
des sociétés étrangères. C’est un relais de
croissance et de revenu de bonne qualité.
AB. : La situation que vous décrivez, cette « démocrature » avec cet Etat-parti, nerisque-t-elle pas de rester bloquée encore uncertain temps ? Quel espoir pouvons-nousavoir de voir les choses évoluer ?
JF. D. M. : Il y a une évolution permanente
très légère. Chaque jour, un citadin chi-
nois a l’impression d’avoir plutôt plus de
liberté que la veille. A condition que cette
liberté ne soit pas utilisée dans la sphère
publique. Ca se complique lorsqu’on sort
des clusters de parole libre. On tolère les
opinions, pourvu qu’elles ne se cristalli-
sent pas en organisations. Dans les uni-
versités, par exemple, la liberté de parole
est assez extraordinaire.
200
J.-F. Di Meglio - Sept ans après la nôtre, une crise chinoise dans un système encore en mal de réformes ?
On tolère les opinions, pourvuqu’elles ne se cristallisent pas en organisations. Dans lesuniversités, par exemple,
la liberté de parole est assez extraordinaire.
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