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Le «koinon» ionien: étude sur l'unité d'une régionLe koinon ionien
: étude sur l’unité d’une région
Mémoire
iii
Résumé
Les koina ont suscité passablement d’intérêts chez les chercheurs.
Leurs institutions, leurs
fonctionnements et leur importance politique ont été à maintes
reprises analysés, mais les
procédés qui ont mené à ces unions n’ont guère suscité l’intérêt
qui leur était dû. Or, les
mécanismes qui ont permis la formation des koina sont tous aussi
importants que leur
organisation. Ce mémoire propose de traiter des relations entre les
poleis grecques qui
influencèrent le façonnement des associations de cités. En ce sens,
le cas du koinon des Ioniens
se distingue des autres, car son historiographie concerne
principalement l’inefficacité de ses
institutions et son rôle restreint dans la vie politique de ses
membres. La longue existence du
koinon indique cependant qu’il devait répondre à des besoins. La
présente étude se penchera
donc sur la façon dont les relations entre cités structuraient les
koina, notamment par l’utilisation
d’une unité culturelle, militaire et politique. Le koinon des
Ioniens constitue dans cet ordre d’idées
un exemple type dans l’énonciation d’une méthode d’analyse des
koina de l’époque classique
comme de l’époque hellénistique.
v
Remerciements
.............................................................................................................
xi
Introduction
.....................................................................................................................
1
I- La forme d’un koinon façonné par les relations entre États
.................................. 9
L’unité militaire
....................................................................................................................
13 L’unité cultuelle
...................................................................................................................
16 L’unité politique
...................................................................................................................
19 Bilan
......................................................................................................................................
24
II- La ligue ionienne à l’époque classique
...............................................................
27
Manifestations de l’unité culturelle de l’Ionie
..................................................................
29 L’unité cultuelle de l’Ionie
..................................................................................................
35 L’unité politique de l’Ionie
..................................................................................................
41 Bilan
......................................................................................................................................
50
III- Le koinon des Ioniens à l’époque hellénistique
.................................................. 55
L’Ionie et les rois hellénistiques
........................................................................................
57 Les actions du koinon : les Ioniens sur la scène internationale
.................................. 67 Le Panionion : gardien des
Ioniens ?
..............................................................................
74 Bilan
......................................................................................................................................
81
Conclusion
....................................................................................................................
83
Figures
.........................................................................................................................
89
Figure 1 : Les cités de l’Ionie
............................................................................................
89 Figure 2 : La topographie de l’Ionie
.................................................................................
90 Figure 3: Monnaie de la révolte ionienne
........................................................................
91 Figure 4: Embouchure du Méandre dans l’Antiquité
..................................................... 92 Figure 5:
Embouchure du Méandre de nos jours
.......................................................... 93
Bibliographie
.................................................................................................................
95
Index
.........................................................................................................................
105
Liste des abréviations
Périodiques AC : L'Antiquité Classique AHB : The Ancient History
Bulletin AJA : American Journal of Archaeology BCH : Bulletin de
correspondance hellénique CISA : Contributi dell'Istituto di Storia
antica dell'Univ. del Sacro Cuore CCG : Cahiers du Centre
Gustave-Glotz CPh : Classical Philology CQ : Classical Quarterly
CSSH : Comparative Studies in Society and History EA : Epigraphica
Anatolica GRBS : Greek, Roman and Byzantine Studies HSPh : Harvard
Studies in Classical Philology JHS : The Journal of Hellenic
Studies JIAN : Journal international d’archéologie numismatique
JIES : The Journal of Indo-European Studies JS : Journal des
savants Mus. Helv. : Museum Helveticum P&P : Past and Present
RBN : Revue belge de numismatique et de sigillographie REA : Revue
des études anciennes RhM : Rheinisches Museum für Philologie RPh :
Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes SB :
Sitzungsberichte TAPhA : Transactions of the American Philological
Association VDI : Vestnik drevnej istorii
Publications épigraphiques Ager : Interstate Arbitrations in the
Greek World, 337-90 B.C. Delphinion : Das Delphinion in Milet GHD :
Greek Historical Documents : the Hellenistic Period GHI : A
Selection of Greek Historical Inscriptions IG : Inscriptiones
Graecae IGRR : Inscriptiones Graecae ad res Romanas pertinentes
I.Didyma : Didyma : Zweiter Teil : die Inschriften von Albert Rehm
I.Ephesos : Die Inschriften von Ephesos I.Erythrai : Die
Inschriften von Erythrai und Klazomenai Ins.gr.Louvre : Les
inscriptions grecques du Musée du Louvre I.Magnesia : Die
Inschriften von Magnesia am Maeander I.Mylasa : Die Inschriften von
Mylasa I.Priène : Inschriften von Priene I.Smyrna : Die Inschriften
von Smyrna LSA : Lois sacrées de l'Asie Mineure Michel : Recueil
d'inscriptions grecques Mionnet : Descriptions de médailles
antiques, grecques et romaines, avec leur degré de rareté et
leur
estimation OGIS : Orientis Graeci Inscriptiones Selectae :
Supplementum Sylloges Inscriptionum Graecarum
viii
OMS : Opera Minora Selecta Le Bas : Inscriptions grecques et
latines recueillies en Asie Mineure Raeder : L'arbitrage
international chez les Hellènes RC : Royal Correspondence in the
Hellenistic Period Rhodes-Osborne :Greek historical inscriptions :
404-323 BC Syll. : Sylloge inscriptionum graecarum
À la mémoire de Madeleine Gagnon, Paul-Émile Thériault et Lionel
Thériault
Pour qui ce mémoire constitue la suite de nos discussions
xi
Remerciements
Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de maîtrise,
monsieur Patrick Baker, qui a su
éveiller mon intérêt pour le monde grec ainsi que pour
l’épigraphie. Je le remercie de la confiance
qu’il a constamment placée en moi lors des moments de remise en
question. Ses conseils et ses
critiques ont enrichi mon analyse et ont contribué à déterminer
l’approche à privilégier.
Merci à monsieur Thierry Petit qui a accepté sans hésiter
d’effectuer la prélecture de mon
mémoire. La diligence et la discipline qu’il sut placer dans cette
tâche sont tout à son honneur et
furent grandement appréciées. Ses commentaires adéquats, inspirés
par son regard critique et sa
touche archéologique, constituèrent une étape significative quant à
l’amélioration du mémoire.
Merci également à madame Christel Freu qui accepta d’agir comme
membre du jury. Adepte de
l’histoire sociale et anthropologique, sa critique rehausse sans
aucun doute l’ensemble de
l’ouvrage.
Il me tient à cœur de remercier ma famille qui m’encouragea sans
cesse dans la continuation de
mes études et leur exemple de persévérance m’inspira
grandement.
Des remerciements tout particuliers à ma conjointe Kathrine qui me
soutint durant toute la
recherche et la rédaction de ce mémoire. Son support moral
irréprochable me permit de surmonter
les épreuves académiques et émotionnelles qui n’ont pas manqué de
jalonner ce parcours.
1
Introduction
Le contexte politique dans lequel évoluaient les cités du monde
hellénistique était
assurément bien différent de ce qu’il avait été durant les époques
archaïque et classique. En effet,
les poleis se retrouvaient alors dans un monde où les royaumes dont
elles faisaient partie les
dépassaient par leur ampleur et leurs moyens. Pour répondre à ce
nouveau phénomène qu’étaient
les royaumes hellénistiques, les cités se réunirent majoritairement
sous forme de koina, une forme
de regroupement qui existait déjà, dont le nombre augmenta
sensiblement durant l’époque
hellénistique, car les poleis avaient à cœur de garder une certaine
indépendance par rapport aux
royaumes. L’objet de la présente étude se confinera, plus
particulièrement, à l’alliance ionienne,
association particulière par sa position géographique (l’Ionie
forme une lisière sur la côte de l’Asie
Mineure et se situe ainsi aux limites du monde grec traditionnel et
des populations hellénisées), par
l’importance de la région (elle constituait la porte d’entrée au
monde grec pour certains souverains
comme les Séleucides) et par sa spécificité (les Ioniens se
considéraient et étaient considérés par
les rois hellénistiques comme une population distincte).
Cette recherche s’inscrit dans la lignée des études précédentes
dans la mesure où elle aide
à la compréhension des koina hellénistiques. Pourtant, elle se
distingue des autres par la
prépondérance qu’elle accorde à la région ionienne. En effet, nous
espérons, par cette étude,
déterminer s’il est possible d’affirmer qu’à l’instar d’autres
koina du monde hellénistique
principalement situés autour du Bassin égéen, le koinon des cités
ioniennes, dont l’existence est
avérée au VIIe siècle a.C.1, a eu une influence positive sur les
relations politiques que les cités de
cette région entretenaient entre elles. En d’autres termes, ce
koinon se présente-t-il, à l’époque
hellénistique, comme un regroupement rassembleur comme l’ont été
d’autres koina? Afin de
répondre à cette interrogation, la présente étude se fondera sur
les travaux de certains historiens
anciens, notamment Hérodote, qui décrivit la ligue ionienne à
l’époque classique, ainsi que Polybe et
Strabon, qui mentionnent les Ioniens à quelques reprises. En outre,
l’utilisation d’inscriptions sera un
1 Le débat autour de la fondation de la ligue ionienne est toujours
d’actualité : alors que les savants situent les débuts du
koinon avant le VIIe siècle, M. B. Sakellariou avançait une
nouvelle hypothèse en établissant l’origine de la ligue autour de
700 a.C. Sur la fondation de la ligue, voir : U.
Wilamowitz-Moellendorff, 1906, p. 38-57; M. O. B. Caspari, 1915, p.
173-176; C. Roebuck, 1955, p. 26; E. Akurgal, 1962, p. 370; J. M.
Cook, 1962, p. 34; D. Magie, 1975 [1950], p. 65-66; M. B.
Sakellariou, 2009, p. 488.
2
atout important dans l’analyse des relations et des rivalités
ioniennes. Nous utiliserons, notamment,
des inscriptions de Priène afin d’étudier ses relations avec les
autres cités ioniennes, mais aussi pour
analyser les actions du Panionion, car, Priène ayant longtemps été
responsable du sanctuaire
fédéral, plusieurs inscriptions de la cité concernent le
Panionion.
La présente étude visant à observer les relations et l’association
entre les cités ioniennes,
nous devrons aussi analyser les documents épigraphiques de
plusieurs cités comme Milet, Samos,
Éphèse et Colophon à partir des études qu’en ont faites J. Ma2 ou
S. L. Ager.3 Les sources
épigraphiques permettront de comparer le fonctionnement de l’Ionie
avec celui de koina mieux
connus à l’intérieur du même cadre temporel. L’importance du koinon
béotien, modèle d’une
confédération classique qui a suscité une riche historiographie,4
est indéniable tout comme celui des
Achaiens5 dont l’importance fut très grande à l’époque
hellénistique et de même pour l’amphictionie
de Delphes6.
Il appert que la ligue ionienne classique fut un échec et la
présente étude se penchera sur la
question afin d’en comprendre les raisons. Dans le cas d’un réel
échec, il sera intéressant de se
pencher sur ses causes, mais, plus important encore, sur les
fondements de l’alliance. En effet, pour
être en mesure d’établir les éléments subsistants de l’association
ionienne à l’époque hellénistique, il
importera de saisir ce qu’elle avait été auparavant. De cette
manière, nous pourrons mieux
déterminer la forme et les fonctions de la ligue à l’époque
hellénistique, car leur analyse demeure
débattue. Par ailleurs, certaines études ont démontré la continuité
des activités du Panionion.7
Comment interpréter ces actions si la ligue ionienne n’avait pas
subsisté jusqu’à l’époque
hellénistique? Une évaluation de l’utilisation du Panionion à
l’époque hellénistique est donc
nécessaire pour comprendre les relations entre cités ioniennes. En
effet, on peut se demander si le
2 J. Ma, 2000, p. 95-121. 3 S. L. Ager, 1996, 579 p. 4 P. Salmon,
1985, p. 301-307; J. M. Fossey, 1991, 312 p.; M. Cook, 1988, p.
57-87; R. J. Buck, 1993, p. 100-106;
P. Salmon, 1995, p. 365-383; D. Knoepfler, 1999, p. 27-45; N. G. L.
Hammond, 2000, p. 80-93; C. Müller, 2005, p. 95-119; J. Rzepka,
2010, p. 115-118.
5 A. Aymard, 1936, p. 1-26; P. Charneux, 1957, p. 181-202; A.
Aymard, 1967, 450 p.; J. A. O. Larsen, 1971, p. 81-86; A. D.
Rizakis, 2008, 496 p.
6 P. Graindor, 1930, 30 p.; G. Roux, 1979, 272 p.; G. Murray, 1994,
101 p.; F. Lefèvre, 1995, p. 19-31; P. Sánchez, 1997, p. 158-171;
P. Sánchez, 2001, 574 p.; T. Howe, 2003, p. 129-146; P. Amandry, E.
Hansen, 2010, 512 p.
7 S. Hornblower, 1982, p. 241-245; F. Piejko, 1990, p. 126-147; R.
A. Billows, 2007, p. 33-43.
3
Panionion agissait à cette époque comme un centre juridique ou
religieux. Finalement, si l’on ne peut
lui accorder de fonction politique, on pourra chercher à savoir si
ses prérogatives religieuses ont,
d’une manière ou d’une autre, aidé à faciliter les relations entre
les cités de l’Ionie par la
manifestation de leurs affinités culturelles et à la faveur d’un
culte commun et rassembleur.
L’objectif de cette étude est de réinterpréter les relations et les
rivalités des cités ioniennes
dans un cadre plus large que leurs intérêts individuels. En effet,
en nous interrogeant sur les relations
entre les poleis, sur le rôle du Panionion et sur l’existence d’un
sentiment d’appartenance, nous
espérons mieux analyser l’unité et les rivalités qui ont pris forme
au sein de l’Ionie. En d’autres
termes, on cherchera à déterminer s’il est approprié de considérer
le regroupement des cités
ioniennes à l’époque hellénistique comme un koinon ou, dans le cas
contraire, de comprendre les
changements qui ont fait qu’on ne le reconnaissait plus comme tel
après l’époque classique.
L’étude des confédérations débuta principalement avec E. A.
Freeman8 et les premières
recherches sur le concept de fédération ont vu le jour au XIXe
siècle. Cependant, si l’objectif
d’E. A. Freeman était seulement de produire un ouvrage général sur
ce qu’étaient les fédérations, il
ne prit que certaines confédérations grecques en exemple en
laissant de côté les associations qui
n’eurent qu’une importance limitée ou qui n’atteignirent pas un
certain niveau de centralisation. Son
étude présentait des limites, mais il faut admettre que l’historien
n’avait pas accès à l’essentiel du
matériel épigraphique qui s’est ajouté à la documentation par la
suite et ne cesse de s’enrichir
chaque année. Ce travail pionnier ouvrit néanmoins la voie à un
certain nombre d’historiens qui,
comme lui, étudièrent le phénomène de façon générale en se donnant
comme objectif d’envisager
toutes les confédérations grecques. Les plus marquants ont été M.
Cary9, J. A. O. Larsen10 et
D. G. Martin11. Cependant, leur volonté de décrire l’ensemble de ce
phénomène grec et de faire
l’histoire des confédérations constituait bien souvent leur
principal défaut. En effet, si le travail était
louable, plusieurs spécialistes, à l’instar de M. O. B. Caspari12,
s’opposaient à cette démarche qui ne
laissait place, pour certaines confédérations comme l’Ionie, qu’à
de simples mentions. Plusieurs
8 E. A. Freeman, 1893 [1863], 691 p. 9 M. Cary, 1951 [1932], 446 p.
10 J. A. O. Larsen, 1968, 537 p. 11 D. G. Martin, 1975, 701 p. 12
M. O. B. Caspari, 1915, p. 173-188.
4
études qui se concentraient sur une région en particulier furent
alors publiées. Cela permit un
meilleur approfondissement de la connaissance de la région ionienne
et, par le fait même, fit éclore
de nombreux débats, que ce fût sur la colonisation de l’Ionie, sur
la datation de la formation de la
ligue ou sur les objectifs de la ligue ionienne.
En ce qui concerne la migration ionienne qui colonisa la région
(phénomène très important
pour notre étude, car elle constitua le fondement du sentiment
national des Ioniens), il a d’abord été
affirmé, avec raison, que cette contrée avait été peuplée par les
Grecs de différentes origines13 et en
étapes successives.14 Les études soulignèrent malgré tout le
caractère commun de la culture de la
région et accordèrent une grande importance à la version des
historiens anciens selon laquelle la
colonisation de l’Ionie aurait été le fait d’un seul groupe
provenant d’une région des environs
d’Athènes. On affirmait alors que l’intégration des autres cultures
n’aurait pu s’opérer sans un noyau
colonisateur ionien assez fort pour dominer les autres.15
Néanmoins, les données archéologiques ont
confirmé la théorie d’une colonisation d’origine disparate.16
L’unité des Ioniens serait donc à
expliquer d’une autre façon et la présente étude aura à cœur
d’éclaircir ce phénomène.
Il est tout au moins déjà clair, comme l’a souligné M. O. B.
Caspari, que l’on doit rejeter la
théorie selon laquelle le sentiment d’appartenance des cités
ioniennes ne serait apparu que sous la
menace d’une invasion.17 Plus encore, l’idée que la ligue ionienne
s’est formée avec la destruction de
la cité ionienne de Mélie n’est plus à tenir comme valable. Les
études ont mis en valeur le fait que la
13 M. B. Sakellariou, 1958, p. 21-246; C. Picard, 1959, p. 54-57;
I. S. Lemos, 2007, p. 724-725; J. Vanschoonwinkel, 2006,
p. 124-126. 14 M. O. B. Caspari, 1915, p. 173-174; C. M. A.
Hanfmann, 1953, p. 15; J. M. Cook, 1962, p. 24; J.
Vanschoonwinkel,
2006, p. 129-130. 15 U. Wilamowitz-Moellendorff, 1906, p. 25-26; C.
Roebuck, 1955, p. 34. 16 Les travaux de T. V. Gamkrelidze et V. V.
Ivanov s’opposent néanmoins à la théorie généralement acceptée
selon
laquelle les Proto-Grecs auraient migré de la Grèce continentale.
Selon les deux historiens, les Proto-Grecs proviendraient de
l’Anatolie et auraient peuplé la Grèce. Cette théorie est fondée
sur la propagation de la céramique « minyenne », sur les nombreux
liens onomastiques et mythologiques entre l’Asie Mineure et la
Grèce et sur une attestation de la présence mycénienne à Milet. Or,
cette théorie n’a pas provoqué de réel engouement : ses fondements
ont été assez rapidement réfutés. L’origine anatolienne de la
céramique minyenne fut abandonnée avant même les postulats de T. V.
Gamkrelidze et V. V. Ivanov et la présence mycénienne à Milet est
largement postérieure aux dates avancées par cette théorie. Voir,
sur le sujet, T. V. Gamkrelidze, V. V. Ivanov, 1981, p. 11-33; T.
V. Gamkrelidze, V. V. Ivanov, 1985, p. 3-48; T. V. Gamkrelidze, V.
V. Ivanov, 1985, p. 49-91. Contra, cf. I. M. Diakonoff, 1985, p.
92-174; M. B. Sakellariou, 2009, p. 42-46.
17 M. O. B. Caspari, 1915, p. 173-177.
5
ligue ionienne n’était pas à son origine une association religieuse
pour détruire Mélie18, comme
l’affirmait Wilamowitz, mais bien une association ethnique. En
effet, il semble bien que la destruction
de Mélie, cité carienne, par les Ioniens fut accompagnée par la
reprise à leur compte d’un culte de
Poséidon. Le sanctuaire, par la suite nommé Panionion, fut, dès
lors, le lieu de prédilection pour
l’ethnos ionien. On y honorait d’ailleurs un dieu d’origine
ionienne : Poséidon Hélikonios. La fonction
originale de ce sanctuaire a pu être de rassembler les cités
ioniennes autour d’un culte commun et
non celle d’unifier douze cités ioniennes contre une treizième,
mesure par trop extrême.19 Au
demeurant, pour qu’une telle alliance ait fonctionné, il aurait
fallu un désir commun très fort, ce que la
ligue ionienne ne connut que rarement. Les questions sur les
fonctions de la ligue et de son origine
restent cependant ouvertes et on tentera d’y apporter quelques
réponses.
Si les études concernant la nature et l’existence de la ligue
ionienne sont peu nombreuses,
une bibliographie assez vaste s’est en revanche constituée autour
des relations entre cités grecques.
Il va de soi que le fédéralisme fut un des premiers objets de ces
études. On s’intéressa, en effet, aux
relations entre cités à l’intérieur de différents types
d’associations : amphictionie, symmachie ou État
fédéral.20 Puis, les études analysèrent les outils mis à la
disposition des cités pour établir leurs
relations internationales. C. J. Fredrich et F. H. v. Gaetringen21
et P. Herrmann22, pour n’en nommer
que quelques-uns, se penchèrent sur les inscriptions des cités pour
mieux comprendre l’interaction
entre elles. La tendance avait été, au début du XXe siècle, de
classer ces relations selon qu’elles
incluaient des cités ioniennes, doriennes ou encore éoliennes. En
effet, plusieurs études accordaient
beaucoup d’importance à une théorie selon laquelle les différents
ethnè pouvaient être hiérarchisés
selon leur qualité et que, par exemple, de nombreux conflits
pouvaient être compris par l’opposition
naturelle qu’ils sous-tendaient. Cette théorie s’essouffla
néanmoins vers le milieu du siècle. Citons
18 Sur la guerre de Mélie à l’origine de la ligue ionienne : U.
Wilamowitz-Moellendorff, 1906, p. 38-57; A. M. Greaves,
2010, p. 220. Sur une origine différente de la ligue: M. O. B.
Caspari, 1915, p. 173; W. Judeich, 1933, p. 305-314 ; C. Roebuck,
1955, p. 26-27; P. Hommel, W. Müller Wiener, et al., 1967, p.
91-94.; G. Shipley, 1987, p. 28-31; K. Tausend, 1992, p. 91-92; H.
Lohmann, 2005, p. 80.
19 M. O. B. Caspari, 1915, p. 176. 20 E. A. Freeman, 1893 [1863],
691 p.; J. A. O. Larsen, 1944, p. 145-162; J. A. O. Larsen, 1968,
p. 537; V. Ehrenberg,
1976, p. 173-216; A. Fouchard, 2003; P. Cartledge, 2009. 21 C. J.
Fredrich, F. H. von Gaertringen, et al., 1906. 22 P. Herrmann,
2001, p. 109-116.
6
notamment l’étude d’Éd. Will23 qui s’opposa vivement à cette vue
plutôt simpliste dans la mesure où
elle mettait de côté plusieurs facteurs importants.
Les études qui ont suivi n’ont cependant pas totalement rejeté ce
facteur dans les relations entre
cités. Comme l’ont montré S. L. Ager24 et J. Ma25, les affinités
dans la culture et dans les origines ont
joué un certain rôle dans les relations internationales. En effet,
les poleis avaient tendance à faire
appel à des cités partageant un fondateur commun ou issues du même
ethnos lorsque l’aide était
souhaitée ou lorsqu’elles avaient besoin d’un arbitre pour mettre
fin à un litige.26 En outre, dans un
article de S. L. Ager a bien montré que l’usage d’arbitres avait
été fréquent à l’intérieur des royaumes
hellénistiques.27
Ainsi, depuis l’analyse du concept de fédéralisme, l’étude des
relations internationales des
cités grecques a nettement progressé. On ne se borne plus à étudier
un type de relations, mais bien
les relations d’une cité particulière. Néanmoins, les relations
entre les cités ioniennes restent encore
sujettes à interrogations. Il faudrait les analyser, comme pour
bien d’autres cités, dans le nouveau
cadre des royaumes hellénistiques. Or, une grande partie des
travaux sur le sujet ne fait qu’une
rapide mention de l’Ionie, traitant bien souvent de la région de
manière accidentelle.
Il est vrai que la confédération ionienne a été reconnue comme une
alliance moins
centralisée que les autres koina, mais il est dommage qu’elle ait
été aussi peu étudiée. Qui plus est,
les études traitant de la ligue ionienne concernent avant tout
l’époque classique, plus
particulièrement l’époque de la formation de la ligue et ses
actions durant la révolte ionienne. Peu de
savants se sont penchés sur la réalité de la ligue ionienne à
l’époque hellénistique, cadre temporel
qu’est celui de la présente étude.
23 Éd. Will, 1954. 24 S. L. Ager, 1996. 25 J. Ma, 2003, p. 9-39. 26
O. Curty, 1995, p. 254-258; C. P. Jones, 1999, p. 52-53; J. Ma,
2003, p. 9-39; C. Crowther, 2007, p. 53-61. 27 S. L. Ager, 2007, p.
45-53 Voir sur l’arbitrage entre cités grecques : W. L. Westermann,
1907, p. 197-211; S. L. Ager,
1996, p. 19-33 ; D. Roebuck, 2001, p. 3-47; A. Giovannini, 2007, p.
177-184; A. Cassayre, 2010, p. 77-98, 119-130.
7
Les relations étudiées entre les cités ioniennes fourniront
l’occasion de les replacer dans la
perspective plus globale du phénomène des koina hellénistiques. Ces
rapports aideront, en effet, à
mieux comprendre les interactions entre les poleis dans le cadre
d’une confédération grecque. En
d’autres mots, nous tenterons de déterminer de quelle façon les
relations entre les cités et l’unité
d’une région façonnaient la forme d’un koinon. En outre, le
caractère beaucoup plus désorganisé de
la ligue ionienne induit un aspect particulier de la recherche. Les
rivalités, par exemple, entre les
cités de la ligue ionienne n’auront probablement pas été
influencées, ou dirigées, aussi fermement
que les relations à l’intérieur d’autres confédérations plus
actives.
On peut bel et bien parler d’un manque de centralisation et non
explicitement de l’absence
d’une ligue ionienne en considérant le traitement distinctif que
les rois hellénistiques administraient à
ces cités. Ainsi, les Ioniens se considéraient et semblent avoir
été considérés comme un groupe
distinct. La présente recherche suggérera une nouvelle
interprétation des relations et des litiges
survenus entre cités ioniennes durant l’époque hellénistique de
manière à faire ressortir ce caractère
particulier des cités ioniennes. En nous fondant sur les différents
litiges entre ces cités ainsi que leurs
interactions, nous voulons déterminer le caractère et le
fonctionnement du regroupement ionien dont
l’ethnos était manifesté au Panionion. Cette approche distingue
clairement notre étude des autres,
qui analysaient les litiges des poleis sans les replacer dans un
contexte ionien. En outre, plusieurs
études portant sur les koina ne se donnent comme objectif que la
compréhension de leur
administration et de la justice laissant de côté les facteurs
menant à la constitution du koinon. Ainsi,
en se préoccupant de l’implication du sentiment d’appartenance dans
les relations des cités
ioniennes, notre étude se distingue des autres en établissant les
relations entre les cités comme
principal outil pour la compréhension des koina.
Pour ce faire, des oeuvres littéraires permettront l’analyse de
l’histoire de l’Ionie et du
particularisme de cette région. En fait, l’étude de la ligue
ionienne classique ainsi que des
interactions en son sein sont les points de départ de cette
recherche, car une bonne connaissance
de la région ionienne à l’époque classique est indispensable pour
la compréhension de son évolution
à l’époque hellénistique. Dans cette mesure, on s’inspirera de la
méthode de C. Roebuck qui avait
utilisé cette approche pour émettre ses premières hypothèses sur
l’Ionie : il s’était penché sur la ligue
ionienne du VIe siècle a.C. pour faire ensuite un essai de
reconstitution de ce qu’elle put être au XIe
8
siècle a.C.28 Nous ferons, à notre tour, une analyse de la ligue
ionienne classique pour ensuite établir
les éléments de continuité à l’époque hellénistique.
Par la suite, nous devrons nous intéresser aux sources
épigraphiques. Leur analyse
permettra de faire la lumière sur la diplomatie internationale des
cités ioniennes. En outre, en nous
fondant sur l’examen de ces sources, nous pourrons mieux évaluer
les relations entre les cités de la
ligue ionienne ainsi qu’avec d’autres cités. Ce traitement des
sources épigraphiques permettra
d’évaluer, autant que faire se peut, la liberté des poleis et de
mesurer les limites de leur diplomatie
extérieure. Par le fait même, cela donnera un bon indice de la
centralisation des relations des cités
ioniennes autour du Panionion. Le traitement des sources provenant
ou évoquant le Panionion et le
koinon ionien sera une priorité pour l’analyse de ce dernier
phénomène. Tout au moins, nous
pouvons éclaircir, par l’analyse de ces sources, les interactions
entre les cités ioniennes et espérer
déterminer de quelle façon elles ont contribué à caractériser le
koinon.
Finalement, malgré le caractère particulier de la région ionienne,
l’examen d’études
modernes portant sur différents koina de l’époque hellénistique
aidera à la compréhension de celui
des Ioniens. En effet, des exemples mieux connus de la gestion des
litiges et des relations à
l’intérieur d’une même confédération permettront de mieux
comprendre le rôle du sanctuaire de
Poséidon et d’analyser l’impact des interactions entre les cités du
koinon. Il faut cependant bien
garder en mémoire la pluralité des formes possibles d’un koinon. On
ne comparera pas les
institutions des koina, mais plutôt les tendances que produisaient
les interactions des membres sur
un regroupement. Notre intention ici n’est point de comparer le
koinon ionien avec les autres koina,
mais d’utiliser ces autres exemples pour mieux analyser les
relations qui contribuèrent à la formation
du koinon des Ioniens. Nous tenterons de démontrer, en effet, que
les relations et les réseaux
d’échanges établis entre les cités d’une région étaient à l’origine
de tout processus menant à la
formation d’un koinon. L’étude d’un koinon devrait ainsi se fonder
sur l’analyse de ces relations.
28 C. Roebuck, 1955, p. 26.
9
I- La forme d’un koinon façonné par les relations entre États
C’est par les interactions entre les cités qu’il est possible de
comprendre les différences entre
les koina. Sans même parler de la pluralité des formes
d’associations qu’englobait le terme, les
variantes que l’on pouvait trouver dans différents États fédéraux,
par exemple, entraînent une
confusion dans l’étude des koina. On ne peut établir avec certitude
les critères modifiant une
association en une confédération ou encore une fédération d’États
en un État fédéré. Il est tout au
moins possible de noter quelques dénominateurs communs par les
échanges établis entre les poleis,
car l’organisation et le type d’interactions entre les poleis d’une
région influençaient directement la
forme que prenait le koinon. De manière générale et, il est vrai,
un peu simpliste, on associe les
symmachies à des groupements politico-militaires, les amphictionies
à des groupements à caractère
cultuel, et les États fédéraux à des unions institutionnelles.
Seulement, ces trois grands types
d’associations de cités étaient tous appelés koina par les Grecs.
Ainsi, seules les relations entre
États sont susceptibles d’éclairer l’unité d’une région et, par le
fait même, les particularités des koina.
Il convient donc de commencer cette étude en établissant quelques
notions concernant les
interactions et l’unité d’une région.
Si un certain nombre d’ouvrages se sont intéressés aux koina et
d’autres aux relations entre
les cités grecques, très peu se sont penchés sur l’analyse des
koina en tant que systèmes régionaux
d’interactions. En ce qui concerne les ouvrages portant plus
particulièrement sur les koina, force est
d’admettre que, dès le XIXe siècle, l’approche du fédéralisme s’est
avérée assez limitée à l’aspect
légal et formel du phénomène. La chose ne doit pas surprendre, car
elle reflète les préoccupations
de l’époque concernant le fédéralisme : l’établissement d’un
gouvernement durable et efficace.
E. A. Freeman, par exemple, a développé une idée du fédéralisme qui
était plus proche de la
conception moderne que d’une conception ancienne. De plus,
exception faite de quelques études
comme celle d’Emily Maureen Mackil (Koinon and Koinonia :
Mechanisms and Structures of Political
Collectivity in Classical and Hellenistic Greece, 2003), les
travaux portant sur les échanges entre
cités ne les considérèrent point dans la perspective des koina. De
sorte que, pour mieux comprendre
le façonnement du koinon ionien, il faut préalablement avoir étudié
comment un réseau d’échanges
pouvait modeler un koinon.
10
Au premier abord, il pourrait sembler paradoxal de considérer les
koina comme un procédé
visant l’autonomia et l’indépendance des cités. En effet, comment
la cession d’une partie de son
autonomie à un organe supérieur pouvait-elle protéger cette même
autonomie? C’est que le koinon
se présentait comme le meilleur compromis entre le sacrifice d’une
partie de l’indépendance politique
et la subsistance de l’identité civique à travers l’autonomia.
Effectivement, devant les moyens des
royaumes hellénistiques, les confédérations étaient une façon de
contrebalancer les ressources des
royaumes et des poleis. À partir de ce point de vue, le koinon
était moins une organisation politique
qu’une réponse à la fragilité des cités devant une plus grande
puissance29 et cela autant à l’époque
classique qu’à l’époque hellénistique, car, même si les koina se
sont multipliés à l’époque
hellénistique, il ne faut pas perdre de vue que certains cas
remontaient à la période précédente.
Ainsi, même avant les royaumes hellénistiques, certaines poleis
avaient ressenti le besoin de
s’associer pour assurer leur indépendance et leur autonomia.
Atteindre l’idéal d’autarcie n’était pas
chose aisée et plusieurs cités durent s’ouvrir sur le monde
extérieur. C’est ce que Platon soulignait
lorsqu’il affirmait qu’entre un homme et un autre, il se fait un
échange, chacun donne et reçoit, dans
la pensée que cet échange se fait dans son intérêt, ce qui crée
l’État selon nos propres besoins.30
Cependant, il s’avère aussi qu’il est impossible de fonder une cité
en un lieu si bien pourvu de
ressources qu’il soit inutile de n’y rien importer. Il faut
instituer des échanges de cité en cité. Ainsi,
« bien que très éprises de leur autonomie, les cités furent
appelées à sortir de leur isolement ».31
Elles ont essayé d’atteindre l’idéal d’autarcie, ou plutôt leur
autonomie, à travers les ressources des
autres et, pour cela, elles optèrent soit pour la manière pacifique
soit pour la manière agressive.
Le principal objectif d’une fédération était de mettre à la
disposition des cités les ressources
de la région notamment en cas de crise locale. On peut, en réalité,
considérer un koinon comme une
réserve de ressources (matérielles comme humaines). Une telle
coopération tirait sa force de la
complémentarité des membres et de l’exploitation de plusieurs
microrégions. Xénophon, par
29 A. H. J. Greenidge, 1896, p. 221; T. A. Sinclair, 1967 [1952],
p. 119; M.-F. Baslez, 1994, p. 175; E. M. Mackil, 2003,
p. 14; P. Cartledge, 2009, p. 94. 30 Platon, La République, II,
370e-371a. 31 G. Ténékidès, 1956, p. 43.
11
exemple, rapporte, à travers le discours de Cleigénès d’Acanthos
aux Spartiates, la menace de la
montée en puissance du koinon chalcidien :
C’est là que Cleigénès d’Acanthe prit la parole : « Citoyens de
Sparte et alliés, nous pensons
que vous ne vous apercevez pas qu’un fait important est en train de
se produire en Grèce. Des
villes de Thrace, la plus grande est Olynthe : vous le savez
presque tous. Ces gens-là avaient
commencé par s’attacher un certain nombre de villes, en leur
imposant comme conditions
d’avoir les mêmes lois qu’eux et un droit de cité commun, puis ils
se sont emparés aussi de
quelques-unes des plus grandes. Ensuite, ils ont entrepris de
libérer les villes de Macédoine, à
leur tour, de l’autorité d’Amyntas, le roi de Macédoine. Les
Olynthiens ont député aussi bien
vers nous que vers les gens d’Apollonie pour nous prévenir que si
nous ne nous présentons
pas pour participer à leurs expéditions, c’est eux qui marcheront
contre nous. […] Réfléchissez
aussi à ceci : est-il raisonnable que vous ayez pris soin
d’empêcher l’unité de la Béotie, et que
vous laissiez faire, quand se concentre une puissance beaucoup plus
grande, et une puissance
qui est en train de s’affermir, non seulement sur terre, mais aussi
sur mer? »32
Cela met bien en évidence le fait qu’un koinon possédait l’avantage
de contrôler plusieurs
ressources différentes. Une telle association pouvait prospérer de
la multitude des ressources mises
à sa disposition et, par le fait même, les cités qui la composaient
bénéficiaient de cette aisance.
Effectivement, les Chalcidiens menaçaient les Lacédémoniens, c’est
en tout cas ce que pensait
Cleigénès d’Acanthe, dans la mesure où, se suffisant à eux-mêmes,
rien ne freinait leur
développement. Or, si, de manière générale, les koina permettaient
aussi aux cités d’obtenir une
certaine importance, voire une certaine puissance, les relations
qu’entretenaient les membres
modifiaient grandement la portée de leurs actions. Dans le cas
rapporté par Xénophon, il semble que
le regroupement avait pris forme dans le but d’annexer de nouveaux
territoires et cette attitude
agressive aurait effrayé les autres poleis. L’exemple montre un
koinon menaçant pour l’identité des
cités, mais un autre koinon tout aussi puissant pouvait exister
sans pour autant inspirer cette crainte :
bien que très importante dans le monde grec, l’amphictionie de
Delphes, par exemple, ne semble
pas avoir constitué de réelle menace militaire.
Le fait est que la fonction d’un koinon était grandement inspirée
par les relations
qu’entretenaient les cités et, selon E. M. Mackil, les avantages
qui en découlaient seraient à chercher
dans les trois sphères d’interactions sociales qui contribuaient à
l’établissement d’un koinon dans
32 Xénophon, Helléniques, V, 2, 12-16 (Traduction de J.
Hatzfeld)
12
une région : les interactions économiques, cultuelles et
politiques.33 En ce qui nous concerne, nous
traiterons de ces relations lorsqu’elles influencèrent les
fonctions et l’organisation d’un koinon.
Cependant, comme l’indique E. M. Mackil, cette séparation est
purement théorique, car les pratiques
cultuelles, par exemple, avaient des conséquences économiques et la
politique s’ingérait dans le
religieux. Il est beaucoup plus approprié d’aborder la question des
koina par l’unité militaire, l’unité
cultuelle et l’unité institutionnelle d’une région et cela même si
ces séparations sont tout aussi
théoriques : l’unité militaire, par exemple, pouvait très bien
prendre forme dans le domaine religieux à
l’occasion d’une « guerre sacrée ». Il est tout de même approprié
d’analyser les koina selon ces trois
domaines dans la mesure où ils témoignent des exigences des cités
envers les koina. C’est en tout
cas ce que laisse penser la grande majorité des ouvrages portant
sur les koina et qui les distingue en
trois modèles généraux : les symmachies (l’unité
politico-militaire), les amphictionies (l’unité cultuelle)
et les États fédéraux (l’unité institutionnelle).
Finalement, même si les échanges économiques ont eu une certaine
importance dans les
interactions entre cités, il n’y a pas lieu de leur consacrer une
section à l’intérieur de la recherche.
Considérant le fait que les intérêts économiques étaient toujours
plus ou moins directement liés aux
échanges entre poleis, nous estimons que l’unité économique n’était
pas déterminante pour
caractériser un koinon. En effet, les échanges économiques
pouvaient être un outil employé à travers
les interactions de l’unité militaire, cultuelle ou
institutionnelle. Cependant, la présence d’un trésor
commun, par exemple, ne détermine pas la forme que prenait un
koinon. Les contributions des cités,
bien qu’elles soient le témoignage d’une association, ne peuvent
indiquer par leur seule présence le
rôle du koinon. Or, la façon dont ces contributions étaient
employées désigne les préoccupations de
l’association. Que ce soit au niveau militaire, cultuel ou
institutionnel, les échanges économiques
permettaient de développer les réseaux d’échanges exploités par
l’association. Ainsi, les échanges
économiques ne seront pas exclus de l’étude, mais ils seront
intégrés aux différents types d’unité
dans la mesure où ils contribuaient à leur développement. À
l’intérieur d’une symmachie, par
exemple, où l’unité militaire était constamment entretenue, on ne
peut douter de l’importance des
échanges économiques qui permettaient la levée des troupes et la
construction d’une flotte. D’où le
nombre élevé de telles alliances dotées d’une monnaie commune pour
faciliter les échanges. Dès
lors, c’est par les interactions entre les membres et par le type
d’unité développée que le caractère
33 E. M. Mackil, 2003, p. 11.
13
d’une alliance peut transparaitre. La compréhension et l’analyse
d’un koinon doit ainsi se fonder sur
l’importance de son unité militaire, cultuelle ou
institutionnelle.
L’unité militaire
Selon V. Ehrenberg, les premiers balbutiements du fédéralisme grec
s’étaient faits autour de
la recherche de l’unité militaire. Les relations entre États
auraient alors connu un progrès décisif
lorsqu’ils ajoutèrent, aux ententes bilatérales, des accords qui
associaient un plus grand nombre
d’États autour d’une même cité.34 Le premier exemple qui vient à
l’esprit est la ligue du Péloponnèse,
à l’époque classique, à l’intérieur de laquelle les cités devaient
avoir les mêmes amis et les mêmes
ennemis que Lacédémone (un serment qu’on retrouve dans plusieurs
symmachies).35 Cependant,
l’absence de traité ayant une clause similaire – bien souvent émise
par une symmachie
hégémonique – n’infirme pas l’unité militaire d’une région. On ne
peut douter de l’importance
accordée aux questions militaires dans plusieurs koina
hellénistiques qui ne possédaient pourtant
pas de telles ententes. Même si le lien entre l’unité militaire et
les symmachies se fait facilement, il ne
faut pas perdre de vue que, devant les moyens des royaumes
hellénistiques, les cités s’étaient
tournées vers d’autres types d’associations, comme les États
fédéraux, pour préserver leur
autonomia et acquérir une puissance plus importante.
L’émission d’une monnaie commune est un excellent exemple d’un
procédé contribuant à
l’unité militaire. Il a même souvent été avancé, par le passé, que
la présence (ou l’absence) d’une
monnaie était une preuve suffisante pour confirmer (ou infirmer)
l’existence d’un koinon et, à fortiori,
celle de liens militaires en facilitant les échanges entre les
cités. Bien qu’il ne fasse aucun doute que
le type de monnaie émis fournit des informations sur les ententes
entre les cités qui les utilisaient ou
qui les frappaient, cela représente trop peu de données pour se
prononcer sur l’existence d’un
koinon. Il ne faut pas se perdre dans les objectifs politiques
supposés et oublier les motifs
économiques d’une telle mesure. La présomption générale était de
considérer les autorités qui
frappaient une monnaie commune comme faisant automatiquement partie
d’un koinon centralisé, car
34 V. Ehrenberg, 1976, p. 179. 35 Thucydide, I, 44, 1; Xénophon,
Les Helléniques, II, II, 20; J. A. O. Larsen, 1933, p. 271; C.
Mossé, 1999 [1967], p. 119;
D. C. Yates, 2005, p. 65.
14
une monnaie commune pouvait signifier un trésor commun et, donc, un
conseil commun. Au
contraire, cela signifie seulement que de telles cités avaient à
cœur de faciliter les échanges entre
elles.36
On ne peut, en effet, perdre de vue que l’émission d’une monnaie
commune était surtout
faite en vue de la simplification des échanges entre les poleis.
C’est dans cet ordre d’idées que l’on
doit expliquer les frappes de monnaies assez fréquentes lors d’une
expédition militaire. Si plusieurs
cités participaient à une expédition, par exemple l’expédition de
Sicile de la ligue de Délos, il était
plus avantageux d’employer une monnaie utilisée par tous, que ce
soit pour la solde ou la
coordination de l’expédition. Or, si on ne peut affirmer, par
exemple, que les cités qui ont frappé une
monnaie commune en vue d’une expédition faisaient partie d’un
véritable koinon, on peut tout au
moins affirmer que cette mesure témoigne d’une préoccupation à
faciliter les échanges entre elles et
à créer une harmonie au sein du groupe.
Maintenir l’harmonie au sein du koinon était une constante
préoccupation, car elle contribuait
à mieux défendre le groupe contre les menaces extérieures, souvent
la fonction première d’une telle
association. Comme on l’a vu, le principal objectif donnée par les
historiens d’un koinon était de
donner à ses membres le pouvoir de mieux résister aux tensions. On
vit même quelques cités faire
défection lorsque le koinon n’avait pu accomplir cette tâche
:
Les Dyméens, les Pharéens et les Tritéens, battus au cours de leur
intervention et craignant
pour l’avenir, à la suite de la chute de la forteresse,
commencèrent par envoyer des messagers
auprès du stratège des Achéens pour lui exposer ce qui s’était
passé et lui demander du
secours; puis ils expédièrent des députés pour réitérer la demande.
Mais Aratos ne put mettre
sur pied le corps de mercenaires, parce que, dans la guerre de
Cléomène, les Achéens
s’étaient montrés négligents dans le paiement de la solde aux
mercenaires et que
généralement dans toute entreprise et dans toutes les actions de
guerre il montrait timidité et
indolence. […] Dymé, Pharai et Tritée, désespérant d’obtenir
quelque secours du stratège,
s’entendirent pour ne plus payer aux Achéens la contribution
fédérale et pour engager à leurs
frais des mercenaires, 300 fantassins et 50 cavaliers, et, grâce à
eux, protéger leur territoire.37
36 P. Gardner, 1911, p. 154; J. A. O. Larsen, 1968, p. 103; M.
Oikonomidou, 1991, p. 35; P. Briant, P. Brulé, et al., 1995,
p. 332-333; H. Nicolet-Pierre, 2002, p. 254; E. M. Mackil, 2003, p.
67. 37 Polybe, IV, 60, 1-3; 4-5 (Traduction de Jules de
Foucault).
15
Ainsi, ne pouvant être protégées par la confédération, les cités
décidèrent de la quitter et de se
défendre elles-mêmes. Or, la question de la défense nationale était
si importante pour le koinon
achéen que les lois fédérales prévoyaient le recouvrement de leurs
avances pécuniaires.
Même si la sécurité des membres d’une confédération était
importante, la levée des troupes
variait grandement d’un koinon à l’autre. Certains koina, comme
celui des Béotiens, avaient réussi à
créer une armée fédérale à partir de contingents de cités ou encore
de districts. Ces fédérations de
cités avaient alors à leur disposition une armée sous le
commandement d’un seul corps. Ce genre de
cas était assez peu fréquent et nombre de koina se contentaient
d’organiser les opérations et
laissaient les contingents sous le commandement d’hommes provenant
de leurs cités (ou de leurs
districts) respectifs.38 Il en résultait une armée assez peu unie
et peu coordonnée. Toutefois, tous les
koina ou, plutôt, tous les types d’associations ne se dotaient pas
d’une armée fédérale.
Tout d’abord, pour qu’un regroupement possédât une armée fédérale,
il fallait que
l’association fût déjà dotée d’une forme d’administration
centralisée. Pour plusieurs associations,
comme pour les Ioniens intégrés à la ligue de Délos, la défense du
regroupement se faisait
seulement en contribuant financièrement à la levée de troupes.39 En
cette matière, les amphictionies
formaient un cas particulier dans la mesure où l’alliance n’avait
pas comme objectif de défendre les
cités contre d’éventuelles menaces. Au contraire, les membres de
l’amphictionie pouvaient même se
faire la guerre entre eux. Les poleis devaient seulement prendre
les armes ensemble contre une cité
qui aurait profané le temple du koinon.40 L’unité cultuelle
prévalait donc sur l’unité militaire de la
région.
Ainsi, tout koinon pouvait connaître une certaine unité militaire.
Seuls le contexte et le
fonctionnement de l’armée nous renseignent sur le type
d’association. Il était beaucoup plus fréquent
de retrouver une armée fédérale dans une association fortement
centralisée, à l’instar d’un État
38
J. A. O. Larsen, 1944, p. 9; J. A. O. Larsen, 1968, p. xvii-xviii;
C. Mossé, 1999 [1967], p. 121, 131; A. Fouchard, 2003, p. 53.
39 J. M. Cook, 1962, p. 122-123.
40 V. Ehrenberg, 1976, p. 186.
16
fédéral, que dans une union cultuelle où les membres étaient libres
de se faire la guerre et où une
guerre sacrée semble avoir été le seul contexte valable pour une
expédition commune.
L’unité cultuelle
De même que l’importance de la question militaire ne se limitait
pas aux symmachies, de
même l’unité cultuelle n’était pas l’apanage des amphictionies.
Ainsi, dans les deux cas, la
manifestation d’un intérêt dans le domaine n’est pas suffisante
pour déterminer le caractère d’un
koinon. À nouveau, il faut se pencher sur les relations
qu’entretenaient les poleis entre elles pour
comprendre l’importance cultuelle dans le koinon. Car il ne faut
pas se tromper, il était très naturel
pour un koinon (à caractère religieux ou non) de rassembler ses
cités autour d’un culte. Il s’agissait
alors de rattacher les poleis autour d’un culte commun afin de
manifester l’unité de l’ethnos ou du
koinon.41 Un culte pouvait tout aussi bien être la raison d’être
d’un koinon (pour une amphictionie)
qu’un moyen utilisé par celui-ci pour maintenir son unité (pour un
État fédéral).
Pour ce faire, l’utilisation des mythes et des récits de fondation
avait une grande importance
dans la création du sentiment d’appartenance. Ce genre de récits
avait comme principal objectif
l’encouragement d’une cohésion grâce à l’élaboration d’une histoire
commune à un peuple. De tels
récits sont assez nombreux en ce qui concerne l’origine d’une cité
ou d’un ethnos et ils pouvaient
également être appliqués pour la fondation d’un sanctuaire. Il
s’agissait alors d’articuler la mémoire
collective autour du sanctuaire de manière à ce que celui-ci
exprime et renforce la cohésion d’un
groupe. On constate en Béotie, par exemple, une grande importance
accordée au culte d’Athéna
Itonia42 (devenant plus tard le centre des Pamboiotia, ce qui,
inévitablement, illustre une unité), mais
aussi des cultes originairement locaux modifiés de manière à ce
qu’ils puissent être utilisés à des fins
régionales. Les Grandes Daidala célébrées à Platées en sont un
excellent exemple. Si, dans les
premières manifestations de ce culte, on célébrait la
réconciliation d’Héra et de Zeus par une grande
procession qui redéfinissait les frontières de la ville, on vit
bientôt d’autres cités béotiennes participer
à la procession. Selon le témoignage de Pausanias, les Coronéens,
les Thespiens, les
41 C. Mossé, 1999 [1967], p. 137; M.-F. Baslez, 1994, p. 61-63; A.
Fouchard, 2003, p. 43. 42 E. M. Mackil, 2003, p. 158-161; M. B.
Sakellariou, 2009, p. 277.
17
Orchoméniens et les Thébains participaient aux festivités.43
D’aucuns ont considéré l’implication des
Thébains dans cette procession comme une tentative de se
réconcilier avec les Platéens, leurs
ennemis séculaires.44 L’hypothèse est séduisante, car elle reprend
le thème du mythe, c’est-à-dire la
réconciliation d’Héra et de Zeus. Néanmoins, nous pensons qu’il est
préférable de n’y voir, faute de
preuves convaincantes, qu'une tentative de renforcer la cohésion
d’un groupe par des festivités.
Ainsi, il devient évident que les mythes et les cultes disséminés
dans une région pouvaient être
utilisés de manière à renforcer l’unité et la cohésion d’un groupe.
C’est dire que la « religion exprimait
les allégeances régionales [et] les connections entre les régions
».45
Plus encore, il ne faut pas seulement s’attarder à la signification
que pouvait avoir un
sanctuaire, mais il faut aussi prendre en considération sa position
géographique. Compte tenu du fait
qu’une région n’était en fait que le résultat d’interactions46, il
serait possible de considérer les
sanctuaires d’une région comme différents foci d’échanges. En
effet, les sanctuaires dotés d’une
signification propre, entourés du sacré et désignés comme le lieu
des activités cultuelles sont
rapidement devenus des centres économiques importants et, dans
cette mesure, ils pouvaient être
perçus comme des forces centripètes importantes dans la
civilisation hellénique.47 À cela, il faut
ajouter que plusieurs temples qui ont atteint une certaine
importance dans le monde grec le devaient,
entre autres, à leur position géographique.
Le temple de Poséidon à Héliké, en Achaïe, est un excellent exemple
de cette réalité. Le
sanctuaire était, comme l’a souligné E. M. Mackil, avantageusement
situé au centre de cités
côtières : il était alors situé au milieu d’une population
éparpillée sur une mince bande de côtes dont
les relations étaient limitées par les montagnes qui coupaient les
côtes depuis les monts
43 Pausanias, Description de la Grèce, IX, 3, 5-6. 44 Pausanias,
Description de la Grèce, IX, 3, 5-6. 45 E. M. Mackil, 2003, p. 214.
46 Il ne faut pas considérer une région comme un simple ensemble de
ressources et de données géographiques, mais
plutôt comme le résultat de manifestations dynamiques entre les
hommes et leur espace. Les activités économiques, politiques,
culturelles et cultuelles modifient grandement l’espace d’une
population et également sa perception. L'élaboration de frontières,
l'établissement de districts et le développement de réseaux
économiques sont de bons exemples de la conceptualisation de
régions par les activités humaines. Sur le sujet, Thrift (1983)
affirmait qu’une région était « the 'actively passive' meeting
place of social structure and human agency, substantive enough to
be the generator and conductor of structure » allant même jusqu’à
déclarer qu’une region is lived through, not in. Ainsi, le terme «
région » ne décrit pas une entité statique, mais bien le résultat
des activités humaines évoluant en son sein. Sur le sujet, voir :
N. Thrift, 1983, p. 23-57; A. Paasi, 1986, p. 105-146; E. M.
Mackil, 2003, p. 372-383.
47 E. M. Mackil, 2003, p. 207-271; J. Pedley, 2005, p. 40-41.
18
Panakhaïkon et Aroania.48 Le sanctuaire avait grandement profité de
sa position géographique dans
la mesure où celle-ci le plaçait au centre des principales voies de
communication de la région.
En ce sens, nous sommes en accord avec l’hypothèse de C. Antonetti
selon laquelle un
sanctuaire gagnait son importance grâce aux routes à proximité.49
Bien sûr, la position géographique
du temple ne peut être le seul facteur de sa popularité. Le temple
d’Apollon à Delphes était
notamment populaire par la présence de son oracle. Il n’en demeure
pas moins que la réputation de
l’oracle et l’importance des jeux delphiques plaçaient le
sanctuaire au centre de plusieurs interactions
économiques comme politique. Ainsi, en agissant comme un nœud où
les routes se concentraient,
les sanctuaires intervenaient comme des forces centripètes qui
unissaient les cités à travers leurs
activités cultuelles. La mosaïque de sanctuaires comprise dans un
koinon doit être interprétée
comme un réseau à travers lequel les sanctuaires agissaient comme
des foyers d’interactions et
pouvaient, de cette manière, combattre l’effet de la distance sur
l’unité d’une région.50
La propagation d’un culte à travers une région pouvait être un
moyen pour maintenir l’unité
du groupe autour d’une divinité et cela à des fins cultuelles comme
politiques : une amphictionie
pouvait avoir à cœur d’entretenir la cohésion des membres ou encore
un État fédéral pouvait
promouvoir l’unité du koinon grâce à une divinité tutélaire. Là
encore, la façon avec laquelle les
poleis administraient le culte peut permettre de déterminer les
objectifs de son utilisation.
Le koinon avait besoin de sanctuaires pour associer les différentes
identités civiques de la
région autour d’une même divinité. On a déjà vu que le koinon des
Béotiens trouva en Athéna une
figure récurrente dans la région, mais l’unité de la confédération
se forgea également autour
d’Apollon. Or, il convient de prendre conscience d’un tout autre
phénomène qui prenait forme à
48 E. M. Mackil, 2003, p. 151. 49 C. Antonetti, 1990, p. 197-198.
50 Les pratiques cultuelles d’une région furent, entre autres,
fréquemment employées afin de combattre les effets de la
distance. Le premier ennemi des koina, comme l’affirmait Fernand
Braudel, était la distance dans la mesure où le koinon devait
maintenir aussi efficacement son pouvoir sur les cités éloignées
comme sur les plus rapprochées.(F. Braudel, 1990 [1949], p. 355).
Pour ce faire, on devait trouver des espaces communs qui
impliquaient une signification assez riche pour différentes poleis
: les sanctuaires d’une région. En effet, les pratiques et les
symboles véhiculés par les cultes d’une région constituaient un
excellent réseau d’échange au sein d’une région et pourraient même
être à la source d’une cohésion régionale. C'est dans cet ordre
d’idées que certains affirment que les sanctuaires ruraux étaient
devenus les emplacements et les protecteurs des pratiques et des
institutions fédérales. (F. D. Polignac, 1994, p. 3-18.)
19
l’échelle du koinon : les célébrations fédérales. Au-delà de la
participation commune aux festivités
régionales, les fêtes contribuaient fortement à l’unité de la
région. Tout d’abord, sur le plan
économique, on voit que de telles fêtes impliquaient des intérêts à
l’échelle régionale ce qui, on l’a
déjà montré, créait une cohésion. De la même façon que les
sanctuaires pouvaient être des outils
utilisés par différents koina, les fêtes pouvaient tout aussi bien
manifester l’union politique d’une
association que son union cultuelle. Les relations des poleis avec
les célébrations aideront à
déterminer ce qu’il en était. Cela est crucial, puisque, on ne l’a
peut-être pas assez mentionné, « ce
qui est important est qu’un groupe régional est créé par les
interactions et les déplacements des
habitants d’un territoire ».51
L’unité politique
Les interactions politiques sont, sans l’ombre d’un doute, le
domaine le plus délicat à étudier.
En effet, plusieurs voient dans cette question le paradoxe de
l’esprit grec : maintenir l’indépendance
politique, tout en acceptant de concéder une partie de son
autonomie à un organe ayant préséance
sur la cité, car il semble que la principale peur des poleis était
d’être complètement absorbées et de
perdre les lois de leurs ancêtres.52 Quoique le problème pour les
cités n’était pas de percevoir les
avantages d’une telle association, mais bien de protéger leur
identité. Compte tenu du fait que
plusieurs poleis s’impliquèrent volontairement dans la formation
d’un koinon, il ne faut pourtant pas
percevoir ce phénomène comme un paradoxe, mais bien comme un
compromis ou un outil pour
protéger l’autonomia, l’indépendance politique et l’identité
civique d’une cité.
Pour bien comprendre le fonctionnement et l’unité d’un koinon, on
doit d’abord prendre
conscience qu’il pouvait exister certains paliers entre la cité et
le koinon. Une telle association de
cités était, en effet, composée de poleis, de districts et,
finalement du koinon. Bien que les districts
fussent un palier intermédiaire entre les cités et le koinon, ces
trois divisions ne constituaient pas à
proprement parler une pyramide hiérarchique. Si, dans le cadre
d’une amphictionie par exemple, les
décisions cultuelles du koinon primaient sur l’avis des cités, le
koinon ne dominait pas les poleis dans
leur vie politique. Parler de niveaux hiérarchiques impliquerait
ainsi la domination du koinon dans
51 E. M. Mackil, 2003, p. 180. 52 M. Cary, 1951 [1932], p. 282; T.
A. Sinclair, 1967 [1952], p. 119; V. Ehrenberg, 1976, p. 178; M.-F.
Baslez, 1994,
p. 175; A. Alen, J. Beaufays, et al., 1994, p. 12; H. Beck, 2001,
p. 360; E. M. Mackil, 2003, p. 24.
20
tous les domaines ainsi que la supériorité des districts sur les
poleis alors que ceux-ci n’étaient qu’un
outil visant la meilleure utilisation des ressources. De plus, de
tels paliers hiérarchiques
impliqueraient une utilisation des ressources fournies par les
entités subordonnées, les cités, au
profit du pouvoir dominant, le koinon.
Or, cela ne correspond pas tout à fait à ce que l’on sait du
koinon. S’il est vrai que le koinon
bénéficiait de l’unité de ses cités membres, les ressources de la
région n’étaient pas mises, a priori, à
sa disposition (exception faite des actions concernant les affaires
internationales), mais plutôt à la
disposition de ses membres. Nous avons vu, en effet, que, devant
l’incapacité du koinon achéen à
défendre des membres, certaines cités avaient quitté le
regroupement.53 Dès lors, si un organe
fédéral pouvait dominer ses membres, il n’en reste pas moins que
l’existence même du
regroupement dépendait des avantages qu’ils en tiraient. Certes, le
koinon pouvait détenir une
autorité sur ses membres, mais il demeurait avant tout un système
créé par le libre-vouloir de ses
membres. Il semble donc que la coopération fut privilégiée entre
les différents paliers plutôt qu’une
relation dominant-dominé.
L’association que nous faisons entre pouvoir et domination est très
moderne, car il existait
d’autres formes de pouvoir qui n’impliquaient pas une aussi forte
domination.54 La coopération en est
un excellent exemple et c’est en gardant en mémoire ce type de
pouvoir que l’on doit aborder l’étude
d’un koinon. La complémentarité des trois niveaux de l’association
répondait principalement à deux
objectifs. Tout d’abord, la distribution des pouvoirs permettait de
combattre l’effet de la distance. On
doit alors mettre cela en parallèle avec l’utilisation des
sanctuaires parsemés sur le territoire comme
foyers d’interaction : dans les deux cas, l’unité de la région
était préservée à travers de plus petites
entités, c’est-à-dire le district.
Le second objectif tenait son importance de la prise de conscience
que « les meilleures
décisions étaient prises par des entités qui verraient également à
leurs applications ».55 Cela signifie
que les cités, comme les districts et le koinon possédaient une
certaine marge de manœuvre dans
53 Polybe, IV, 60, 1-10. 54 A. Alen, J. Beaufays, et al., 1994, p.
69; H. Beck, 2001, p. 362. 55 E. M. Mackil, 2003, p. 323.
21
les affaires qui les concernaient. On vit, par exemple, les cités
continuer à nommer des magistrats
pour leurs institutions, les districts prendre des mesures face à
une menace locale et le koinon gérer
les affaires internationales. En d’autres mots, chaque palier d’un
koinon jouissait de droits
spécifiques et avait des devoirs à accomplir et ce n’était que par
ce vaste réseau d’interactions qu’un
koinon pouvait véritablement prendre forme. Un koinon est donc
mieux caractérisé par les
associations entre les différents niveaux gouvernementaux et les
relations ayant cours à l’intérieur de
ceux-ci.
Cependant, au contraire de l’unité militaire et cultuelle, l’unité
politique d’une région ne se
produisait que dans certains types de koina : les fédérations
d’États et l’État fédéral. L’unité politique
d’une région demandait la présence d’une autorité assez forte pour
que les décisions du koinon
soient respectées par ses membres. Dans cet ordre d’idées, les
symmachies hégémoniques
d’Athènes et de Lacédémone pourraient être considérées à tort comme
des États fédéraux.
L’existence d’un État fédéral repose sur la conciliation du respect
des autonomies locales avec la
centralisation nécessaire qu’exigeait l’internationalisation des
conflits.56 Les symmachies
hégémoniques ne correspondent pas à cette description, car les
poleis hégémoniques s’étaient
graduellement imposées dans la politique intérieure des cités
transformant l’alliance en empire. Les
États fédéraux se distinguaient ainsi de ces symmachies par leur
unité institutionnelle de fait.57
Tout pouvoir et puissance politiques dérivent, en fait, du
rassemblement de plusieurs formes
de relations entre cités et des ressources qu’elles contrôlent dans
une structure territoriale plus ou
moins centralisée.58 Si le pouvoir politique organisé dans une
région est produit par des réseaux
d’échanges qui permettaient la distribution des ressources, il va
sans dire qu’un tel pouvoir avait
comme principale préoccupation le maintien et la préservation de
ces réseaux. Le koinon a donc
tendance à s’impliquer dans la gestion des relations entre cités et
s’ingérer dans les disputes des
poleis qui le composaient.
56 A. H. J. Greenidge, 1896, p. 221; T. A. Sinclair, 1967 [1952],
p. 119; M.-F. Baslez, 1994, p. 175; E. M. Mackil, 2003,
p. 14; P. Cartledge, 2009, p. 94. 57 Selon Xénophon (Helléniques,
V, 2, 12), le noyau d’un État fédéral repose sur sa citoyenneté.
Une citoyenneté
partagée permettrait aux cités d’un koinon d’être plus étroitement
unies et, pour le koinon, d’exploiter le réseau d’échanges de la
région par la mise en place, par exemple d’une armée commune et
d’un trésor commun. Pour la distinction entre symmachies et États
fédéraux, voir : V. Ehrenberg, 1976, p. 201; K. Tausend, 1992, 273
p.; H. Beck, 2001, p. 370.
58 A. Paasi, 1986, p. 130; J. M. Bertrand, 1992, p. 156 ; M. Mann,
1993 [1986], p. 26.; A. Fouchard, 2003, p. 52.
22
Pour ce faire, l’organe fédéral devait avoir préséance sur les
instances locales. On voit dans
certains koina, par exemple, une faible utilisation de juges
étrangers par rapport aux arbitrages à
l’intérieur de leurs frontières. Le cas du koinon béotien est même
particulier dans la mesure où tant
que ses « institution fédérales ont fonctionné normalement,
c’est-à-dire jusqu’en 172 a.C., les cités
béotiennes n’ont jamais fait appel, semble-t-il, à des arbitres
étrangers ».59 Ce repli sur soi du koinon
donna même l’impression aux populations extérieures, notamment aux
Athéniens, que les Béotiens
étaient un peuple chicanier où la justice n’était plus rendue et où
régnait la violence et la corruption.60
En fait, le koinon ne faisait pas appel à des juges étrangers, car
il mettait à la disposition de ses
membres des juges pour régler les conflits à l’intérieur de la
région.61 La présence de ces juges
fédéraux suggère une certaine centralisation de la région
permettant de maintenir la cohésion du
groupe.
Le principal avantage d’un tel pouvoir régional était sa capacité à
gérer les crises locales.
Comme on l’a déjà vu, il était assez difficile pour une cité
d’atteindre une parfaite autonomia sans
utiliser les ressources d’une autre polis. Cette limitation des
ressources d’une cité (aussi bien
humaines que naturelles) créait une grande vulnérabilité notamment
lorsqu’elle était soumise à des
pressions ou encore lors d’invasions comparativement aux moyens
disponibles.62 Cela laisse
entendre que le koinon était établi de façon à créer une réponse
commune contre les pressions
militaires comme économiques. On vit, par exemple, le koinon des
Béotiens voter une loi empêchant
l’exportation de blé lorsque la région connaissait une période de
famine.63 Bien souvent, une crise se
répandait dans toute la région seulement lorsque le koinon était
impuissant.
59 P. Roesch, 1979, p. 129. 60 Polybe, XX, 6, 1-3. 61 C. Mossé,
1999 [1967], p. 139; P. Roesch, 1979, p. 132. 62 M. J. Watts, H.
Bohle, 1993, p. 45-46. Pour le koinon comme solution à la fragilité
des poleis: A. H. J. Greenidge, 1896,
p. 221; T. A. Sinclair, 1967 [1952], p. 119; M.-F. Baslez, 1994, p.
175; E. M. Mackil, 2003, p. 14; P. Cartledge, 2009, p. 94.
63 Il ne fait aucun doute qu’aux alentours de 200-180 une famine se
propagea dans la région : une inscription trouvée dans les environs
de Khostia décrit une disette en blé qui s’étendait à la région
(IG, VII, 2383, 4-5), un décret d’Oropos honore un homme qui acheta
du blé pour la région est également connu (IG, VII, 4262) ainsi
qu’un décret de Chalcis. (IG, II2 903)
23
L’organe fédéral dont il est question différait grandement d’un
koinon à un autre. Très peu
d’informations nous sont parvenues sur le fonctionnement exact des
koina. Certains koina, comme
celui des Béotiens et des Thessaliens, ont laissé plus
d’informations que d’autres, mais les historiens
doivent souvent émettre des hypothèses sur le fonctionnement d’un
koinon. De manière générale,
différencier les États fédéraux et les fédérations d’États des
autres types d’associations (comme la
symmachie et l’amphictionie) reste une tâche ardue, car on ne peut
se contenter de distingue