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Éducation aux Médias et à l’Information Une séquence d’Accompagnement Personnalisé en Terminale S
Le trolling des articles scientifiques
Un objet d'étude pour déessentialiser les trolls et comprendre la nature et la validité des arguments échangés dans un discussion sur un sujet scientifique
Laurent Économidès* & Pierre Cuturello**
* Professeur de S.V.T. ; ** Professeur documentaliste, Lycée Suger (SaintDenis)
Détails : Classe : Terminale SGroupe de 19 élèvesAccompagnement Personnalisé2 séances de 2h : Séance 1 au CDI (avec Prof. doc.) Séance 2 en salle de SVT (Prof. SVT)
Résumé : Cette séquence, réalisée en 2015, a pour thème l’étude des trolls dans les commentairesd’articles grand public (blog d’une journaliste scientifique du journal Le Monde) sur dessujets scientifiques. Deux objectifs : 1. Apprendre à détecter les trolls dans des publicationsen ligne grâce à une grille d’analyse basée sur des critères observables concrets. 2. Donnerdes outils opérationnels pour juger la pertinence d’un argument échangé lors d’unediscussion sur un sujet scientifique.
Objectifs, contexte et déroulement
L’intégration des articles de presse « classique » dansles médias sociaux permets aux internautes decommenter les publications, dans le contexte d’unespace public numérique. Que ce soit sur un réseausocial, sur le site d’un journal ou d’un blog, cescommentaires ne sont pas anodins, puisque despsychologues1 pensent que des commentaires trèsnégatifs peuvent diminuer de manière significative laportée de l’argumentaire d’un (bon) article. Surcertains sujets, des internautes (appelés trolls2) peuventaller jusqu’à « pourrir » la discussion en suscitant despolémiques, lançant des invectives ou des provocationsrépétées. Si les commentaires pertinents et constructifssur un article peuvent sans aucun doute enrichir ledébat public, il semblerait que la présence de trollsdans les commentaires d’un article puisse radicaliserl’opinion des lecteurs3. Ainsi, nos élèves, en tant quelecteurs et utilisateurs des médias sociaux, peuvent seretrouver très facilement en contact avec des trolls,voire, en devenir euxmêmes. En effet, si l’archétypedu troll est souvent un adolescent geek, la réalité despersonnes condamnées pour des faits de trollingdévoile une réalité plus complexe, qui concerne desprofils beaucoup plus diversifiés4.
Objectifs d’éducation aux médias et à l’information.Apprendre à faire preuve d’esprit critique vis à visd’une source d’information – a fortiori uncommentaire d’internaute anonyme – constitue le cœurde ce travail, et plus particulièrement son aspect « fairela distinction entre fait, opinion et commentaire5».Dans ce cadre, une grille d’observation basée sur descritères précis et concrets, est utilisée pour diminuer lasubjectivité de l’analyse. Cette grille (Illustration 1)
permet ainsi d’apprendre à reconnaître un troll dansune discussion, et d’agir en conséquence (ne pasnourrir le troll). De plus, la grille permet une analyseplus fine de différents profils de trolls, elle permet auxélèves d’accéder à certaines « motivations » de leursauteurs. Il est important de déessentialiser la figure dutroll4 (considérer que le troll c’est l’autre, et l’étiquetersocialement) pour permettre à nos élèves de développerune utilisation citoyenne des médias sociaux, i.e. leuréviter d’être des trolls ou des victimes de trolls.
Illustration 1. Une grille multicritères pour caractériser les trolls
Objectifs scientifiques. Dans le cadre del’accompagnement personnalisé6 de Terminale S,l’idée est de proposer aux élèves une approchedifférente de leur enseignement de sciences en lesfaisant réfléchir sur le caractère provisoire, en devenir,du savoir scientifique. Utiliser comme support desarticles d’actualité scientifique nécessite donc de
pouvoir juger la pertinence scientifique d’unepublication (d’un journaliste ou d’un anonyme). Enprenant appui sur leurs connaissances du cours dephilosophie, les élèves se voient proposer une« échelle » (Illustration 2) qui permet de donner unscore à la pertinence scientifique d’un argument. Lesdétails de cette « échelle » très simpliste sontdirectement transposés de Popper7 et Kuhn8.
Illustration 2. Une échelle pour évaluer la pertinence scientifiqued’une publication
Contexte et déroulement. Séance 1 (2h). Au CDI, leprofesseur documentaliste apporte aux élèves des
éléments notionnels sur les trolls et les troll studies. Ildistingue trois profils de trolls : le troll réduit à l’autre(disruptif à cause du contexte, ou exerce un jugementde goût), le troll scientifique (qui ne respecte pas cequ’une communauté considère être une argumentationscientifique8), et le troll dans l’ordre politique et moral(qui ne respecte pas une éthique de la discussion). Lesélèvent identifient ensuite ces différents profils dansdes commentaires d’articles abondamment trollés surdes sujets variés : politique, artistique, sportif, etc. Séance 2 (2h). Le professeur de SVT remobilise lesdéfinitions vues avec le professeur documentaliste,puis propose trois articles sur des sujets scientifiques,ainsi que la grille d’analyse. Les élèves choisissent, parbinôme, dans les commentaires, un « troll présumé » etanalysent ses publications avec la grille. Ils rédigentensuite un « profil psychologique du troll » dans undocument collaboratif (Etherpad). À la fin de la séance,chaque binôme présente oralement les résultats del’analyse de son présumé troll.
Un enseignement « par et pour » le numérique. En résumé, il s’agit d’un enseignement de sciences : « par le numérique » puisque les outils et supports numériques permettent d’aborder ce qu’est un argumentaire scientifique et ce qui ne l’est pas. « pour le numérique » puisqu’il permet de travailler certaines compétences d’éducation aux médias et à l’information.
Les supports de travail
Représentations initiales des élèves. En guised’amusebouche, les élèves sont invités à lire, résumerdifférents articles et donner leur avis sur lescommentaires en bas de l’article. Par exemple, cetarticle du Gorafi : Climat – Les spécialistes du GIECproposent de vivre nu et de faire la fête en attendant lafin du monde. Premier constat : les élèves lisent assezpeu les commentaires des articles quand ils sont surleur site d’origine, mais y font davantage attentionlorsqu’ils sont partagés sur les réseaux sociaux. Secondconstat : certains élèves ne connaissent pas le Gorafi, etn’ont – en première lecture – pas perçu le caractèrecomique ou satirique de l’article, le considérant aumême niveau qu’un article de L’Express ou du Figaro.Deux élèves ont même pris l’article au premier degré.
Des outils pour soutenir la réflexion des élèves. Lessupports proposés aux élèves pour cette séance sont lessuivants : 1. Une présentation en ligne résume les notionsimportantes (définitions, précisions sur les critèresobservables)
2. La grille d’observables est disponible sous la formed’un fichier tableur. Les élèves mettent un score pourchacun des critères, et un diagramme de Kiviat esttracé automatiquement sur la cible (Illustration 3 et 4).3. Des indicateurs précis pour objectiver la pertinencescientifique d’une contribution (Illustration 2). Lesélèves doivent transformer cette échelle « pertinencescientifique » en un curseur « imposture scientifique »sur la grille d’observables, ce qui nécessite de biens’approprier l’idée.4. Les liens vers trois articles, écrits par Audrey Garric,journaliste scientifique au quotidien Le Monde, sur sonblog « Écologie » hébergé par le journal. Ils sontchoisis pour avoir été abondamment trollés (pourdiverses raisons) depuis leur publication. Requins, loups, ours : sontils vraiment des mangeurs d’hommes ? Les chemtrails, un hoax climatocomplotiste persistant Les cratères géants de Sibérie sontils dus au réchauffement climatique ?
Résultats : quelques productions d’élèves
Résultats. Dans chacun des trois articles proposés, lesélèves ont choisi des trolls différents sans concertation.Mais la mise en commun orale et l’écriturecollaborative les ont incités à des recoupements. Enparticulier, les élèves constatent que plusieurs trolls seretrouvent dans les commentaires de différents articles.Un profil (« untel*** ») a particulièrement attirél’attention des élèves, lorsqu’ils se sont rendu comptequ'il commentait plusieurs articles avec le même style,et les mêmes habitudes d'écriture. Ils ont même émis
l’hypothèse que ce troll pouvait avoir un ou desimitateurs, ou plusieurs profils avec des nom différents.
Quelques productions d’élèves. Deux exemples deproductions d’élèves sont proposés : une captured’écran de Libre Office Calc avec la prise de notesd’un binôme autour de la grille qu’ils ont complétée(Illustration 3 et 4), et un exemple de résultat de lamise en commun de plusieurs groupes après écriturecollaborative (Illustration 5).
Bilan de la séquence par les professeurs
Les élèves ont été marqués par les attaques adhominem contre la journaliste. L'étude del’argumentaire des trolls sur ce point est intéressante,puisque ces derniers ne viennent pas débattre maisagiter. Cela remet du sens et de la valeur au travail desjournalistes : il est facile de venir commenter etdécrédibiliser, mais moins facile d'écrire l'article, quiest déjà une analyse contradictoire et sourcée. Ce pointest d’autant plus important que les élèves avaient audébut du mal à évaluer la crédibilité de ce qu’ils lisent.
L'étude du "point Godwin" a été aussi très riche : à uncertain point de la conversation, les références aunazisme fleurissent quel que soit le sujet de départ, à lagrande surprise des élèves, peu familiers de ce genred’allusion. L’étude de ces propos très caricaturaux,intégrée à la panoplie du troll, semble avoir étéinterprétée par les élèves comme un signal dedécrédibilisation complète de leur auteur. Ainsi, ilsredécouvrent de manière empirique que le « pointGodwin » ou Reductio ad Hitlerum9 est un point denon retour argumentatif. Les arguments irrationnels ouhors de propos (divinités, danseuses, extraterrestres,etc.) ont aussi été bien intégrés par les élèves commedes des signaux forts de noncrédibilité.
L'usage de l’échelle "pertinence scientifique" apermis d’atteindre les objectifs scientifiques visés. Eneffet, il est impossible, dans une discussion sur unmédia social, d'accéder au curseur 4 "argumentairemultisourcé, vérifiable et réfutable". En effet, leséchanges se portent majoritairement sur l’opinion, leressenti des commentateurs ou sur des argumentsd'autorité (dont l’autorité n’est pas toujours identifié).On se rend compte que pour arriver au curseur 4, ilfaut être chercheur, spécialiste ou journaliste ayanttravaillé sur le sujet. Les commentaires d’anonymesont donc un statut différent du contenu de l’article :c’est une discussion d’opinions et non un argumentairebasé sur des faits scientifiques, et ce malgré un vernisscientifique qui peut être apparent.
Les motivations des trolls ont également beaucoupsurpris les élèves. De fait, le plaisir de la dérision oude la polémique est souvent la motivation principale,et le lien avec l’article commenté est secondaire.L’importance de déessentialiser le troll, sur laquelleinsiste le sociologue Antonio Casilli4 est ici centrale :les trolls peuvent venir faire des commentairesuniquement pour s’amuser ou tourner en dérisiond’autres trolls. Cet aspect a suscité beaucoup dequestions parmi les élèves : « Pourquoi fontils cela ?N’ontils rien d’autre à faire de leur vie ? », mais aussides réponses : « au final, c’est comme enquiquiner unpote sur Facebook ».
En définitive, les trolls sont d’excellents objets d’étudepour l’EMI. L’étude de la diversité des motivations etdes manifestations des trolls semble un bon outil pourapprendre aux élèves à hiérarchiser la valeur de cequi est publié en ligne, en fonction de celui qui écrit,et de ce qu’il écrit. Cet objectif est d’autant plusimportant que les sites satiriques adoptent les codes desjournaux sérieux, et que des sites complotistes utilisentles apparences méthodologiques du factchecking.Cela permet aussi d’appréhender les médias sociauxcomme un espace public10 numérique, dans lequel lespratiques argumentatives sont diverses et contextuelles.Mettre les élèves en situation de publicationresponsable et autonome sur les réseaux sociauxnécessite donc l’apprentissage de compétencesspécifiques11. Références
1. Winter, S. et al. (2015) Cyberpsychology Behav. Soc. Netw. 18, 431–4362. Wikipedia contributors. (2016) Internet troll. Wikipedia, the free encyclopedia 3. Anderson, A. A. et al. J. (2014) Comput.Mediat. Commun. 19, 373–3874. Casilli, A. (2014) Le trolling en tant que ‘travail numérique’ (Séminaire
#ecnEHESS). Blog d’Antonio Casilli.5. Collectif. (2016) Proposition de matrice pour une Éducation aux médias et à
l’information (EMI). TraAM Doc – Académie de Toulouse.6. (2012) L’A.P., pour tous les élèves de la seconde à la terminale. Éduscol. 7. Popper, K. R. (1934) La logique de la découverte scientifique. (Payot)8. Kuhn, T. S. (1970) La structure des révolutions scientifiques. (Flammarion)9. De Smet, F. (2014) Reductio ad Hitlerum: une théorie du point Godwin. (PUF)10. Habermas, J. (1988) L’espace public (Payot)11. Cuturello, P. & Le Gall, P. (2016) Utiliser les réseaux sociaux avec les élèves.
Illustration 3. Production d’élève 1 : tableur complété par les élèves
Illustration 4. Production d’élève 1 : résultat (diagramme de Kiviat)
Illustration 5. Production d'élève 2
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