Regards croisés sur la vulnérabilité. « Anthropologie conjonctive » et épistémologie du...

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Tracés. Revue de Scienceshumaines#13  (2013)Hors-série 2013. Philosophie et sciences scociales

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Marie Garrau

Regards croisés sur la vulnérabilité.« Anthropologie conjonctive » etépistémologie du dialogue................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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Référence électroniqueMarie Garrau, « Regards croisés sur la vulnérabilité. « Anthropologie conjonctive » et épistémologie du dialogue »,Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], #13 | 2013, mis en ligne le 21 octobre 2015, consulté le 14novembre 2013. URL : http://traces.revues.org/5731 ; DOI : 10.4000/traces.5731

Éditeur : ENS Éditionshttp://traces.revues.orghttp://www.revues.org

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TRACÉS 2013 / HORS-SÉRIE PAGES 141-166

regards croisés sur la vulnérabilité. « Anthropologie conjonctive » et épistémologie du dialogue

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Ces vingt dernières années, la catégorie de vulnérabilité est devenue centrale dans les discours publics et dans les sciences humaines et sociales. Comme l’a souligné Jean-Louis Génard (2009), on peut voir dans la montée en puis-sance du vocabulaire de la vulnérabilité une « transformation des coordon-nées anthropologiques » ou « des grilles interprétatives à partir desquelles se construit la représentation de l’humain » (ibid., p. 28). D’une « anthropolo-gie disjonctive » (p. 29), fondée sur la distinction et l’exclusion mutuelle de l’autonomie et de la dépendance, et solidaire d’un strict partage des êtres, on serait passé à une « anthropologie conjonctive » (p. 29 et p. 33-36), pen-sant l’homme comme vulnérable, au cœur d’un entre-deux entre autono-mie et dépendance, et solidaire de l’idée d’un continuum anthropologique, chacun étant à la fois capable d’autonomie et inscrit dans des relations de dépendance soutenant cette dernière.

Selon Génard, ce passage se manifesterait dans le champ sociologique par une transformation du regard et des méthodes, prenant la forme d’un renouveau du pragmatisme et d’une attention nouvelle portée aux émotions (p. 39-40). Mais on peut ajouter que ce passage est également visible dans le champ de la philosophie morale et politique. En effet, un grand nombre de courants philosophiques contemporains, aussi différents que l’approche des capabilités d’Amartya Sen (1992) et Martha Nussbaum (1992, 2000, 2006), l’éthique du care de Carol Gilligan (2009) et Joan Tronto (2008), la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth (2000) ou encore le poststruc-turalisme de Judith Butler (2004, 2005, 2010), recourent à la catégorie de vulnérabilité pour repenser les contours de la subjectivité contemporaine.

Cette attention portée à la vulnérabilité peut se comprendre comme une manière de prendre ses distances avec la tradition dominante dans le champ de la philosophie morale et politique contemporaine, celle du libéralisme

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politique, dont sont représentatifs les travaux de John Rawls (1987, 1995). Dans la redéfinition du sujet comme vulnérable, trois éléments du libé-ralisme politique rawlsien sont en effet remis en cause. Le premier est la conception libérale du sujet, typique de « l’anthropologie disjonctive » identi-fiée par Génard. En insistant unilatéralement sur l’autonomie et la rationa-lité du sujet, celle-ci rend en effet invisibles des pans entiers de l’expérience humaine et minore les conditions relationnelles et sociales complexes grâce auxquelles les sujets humains peuvent devenir autonomes. En attirant l’at-tention sur la vulnérabilité, les auteurs susmentionnés entendent insister sur l’importance de ces conditions, voire signifier le caractère probléma-tique du concept d’autonomie et lui substituer des concepts plus modestes, comme celui d’agency, permettant de décrire les marges d’action de sujets constitués par les relations interpersonnelles et les rapports sociaux dans lesquels ils sont situés.

L’attention portée à la vulnérabilité va en outre de pair avec une redé-finition des finalités de l’action politique : que les sujets soient vulnérables signifie en effet que l’octroi de droits égaux joint à une redistribution équi-table de biens premiers ne suffit pas pour assurer à tous les membres d’une société une forme minimale d’autonomie ni la possibilité de participer à la vie sociale et politique sur un pied d’égalité. Parce qu’ils sont vulnérables, les sujets humains ont, par exemple, besoin de reconnaissance et de care, tout autant que de droits égaux. Ainsi, la prise en compte de la vulnérabi-lité des sujets débouche-t-elle sur une critique des conceptions classiques de la justice sociale et commande un travail de redéfinition et d’extension du concept de justice, ainsi qu’une conceptualisation nouvelle des rapports entre justice et vie bonne (Renault, 2004).

Enfin, l’usage de la catégorie de vulnérabilité semble solidaire d’une réflexion épistémologique, plus ou moins développée selon les auteurs, concer-nant la manière de faire de la philosophie politique. Les auteurs qui recourent à la notion de vulnérabilité tendent en effet à rompre avec le constructi-visme normatif de John Rawls, qui consiste à dériver des normes de jus-tice d’une situation idéale et abstraite construite a priori par le théoricien (la position originelle sous voile d’ignorance). Et, s’ils n’abandonnent pas nécessairement toute perspective normative, c’est selon d’autres voies et en puisant à d’autres sources qu’ils entendent dégager les normes d’une société juste.

Dans cet article, nous voudrions justement interroger les implications épistémologiques pour la philosophie morale et politique de l’attention portée à la vulnérabilité. Selon nous en effet, celle-ci ouvre sur une cri-tique des approches normatives et constructivistes en philosophie, mais

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elle appelle aussi de nouvelles formes de collaboration entre philosophie et sciences sociales et, au-delà, une remise en chantier de la question des par-tages disciplinaires et une redéfinition de la spécificité du discours philoso-phique. L’hypothèse que nous voudrions examiner est donc qu’à « l’anthro-pologie conjonctive » décrite par Génard doit répondre une épistémologie du dialogue dont il importe de préciser les attendus et les modalités.

Dans le cadre de cet article, on s’attachera à montrer l’importance d’un tel dialogue pour la philosophie en soutenant qu’une conception philoso-phique de la vulnérabilité ne peut être élaborée sans prise en compte des analyses que les sciences sociales consacrent aux formes que celle-ci revêt dans les sociétés libérales et démocratiques contemporaines1. Pour ce faire, on examinera d’abord deux conceptions philosophiques de la vulnérabilité, celles de Nussbaum et de Honneth. Tout en soulignant qu’elles se prêtent de manière inégale à un dialogue avec les sciences sociales, on montrera que, faute d’intégrer de manière plus directe les apports des travaux socio-logiques consacrés à la vulnérabilité, toutes deux laissent en suspens des questions décisives pour sa compréhension. On se tournera ensuite vers des travaux de sociologie qui recourent à cette catégorie et on indiquera en quoi ils sont utiles pour préciser et complexifier les approches philosophiques de la vulnérabilité examinées précédemment. Enfin, on dégagera les apports d’un dialogue entre philosophie et sciences sociales pour la compréhension de la vulnérabilité en indiquant l’intérêt d’une approche fondée sur la coo-pération de ces deux types de discours.

la vulnérabilité comme propriété commune : la perspective anthropologique de la philosophie

Parmi les auteurs chez qui la catégorie de vulnérabilité occupe une place centrale, on peut citer Nussbaum et Honneth. Cette catégorie leur permet de poser les termes d’un dialogue critique avec le libéralisme déontologique de Rawls : elle est en effet solidaire d’une redéfinition du sujet, qui se dis-tingue par sa richesse de la conception rawlsienne, volontairement mini-male et abstraite ; et elle ouvre sur une conception distincte de la justice

1 C’est en effet en tant que philosophe que nous plaidons pour un dialogue de la philosophie et des sciences sociales sur la question de la vulnérabilité. Par conséquent, bien que nous fassions quelques propositions à ce sujet dans la dernière partie de l’article, nous laissons à nos collègues sociologues le soin de se prononcer sur la pertinence et l’intérêt d’un tel dialogue de leur point de vue. Étant donné l’histoire de la sociologie française et de ses rapports avec la philosophie, nous sommes bien consciente du fait que l’idée d’un tel dialogue ne va pas de soi.

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et des finalités de l’action politique, dont l’objet est dès lors de répondre à la vulnérabilité des sujets, c’est-à-dire de leur garantir les conditions grâce auxquelles ils pourront développer une autonomie qui n’est pas donnée d’emblée. Cependant – et malgré cette commune référence – ces auteurs proposent des approches différentes de la vulnérabilité, qui s’expliquent notamment par leur inégale ouverture aux analyses des sciences sociales.

La vulnérabilité comme caractéristique de la vie humaine : la conception naturaliste de Martha Nussbaum

La philosophie politique de Nussbaum s’inscrit dans le cadre de l’ap-proche des capabilités initiée par Sen, laquelle procède d’une critique adres-sée à la théorie de la justice de Rawls. Tout en reconnaissant la supériorité de la théorie rawlsienne sur l’utilitarisme, qui tient au fait qu’elle vise à garantir à chaque membre de la société une liberté égale, Sen souligne que la théorie de Rawls est incapable d’accomplir l’objectif qu’elle se donne (Sen, 1992). Selon lui, ni la garantie de droits égaux ni la distribution d’un panier égal de biens premiers ne suffisent pour assurer aux individus une liberté réelle, car les individus ont des besoins variables et une inégale capacité à conver-tir ces biens premiers en fonctionnements. Dès lors, si l’enjeu est d’assurer à chacun une liberté égale, ce qu’il convient de distribuer également ne sont pas des biens premiers, mais des capabilités. Une capabilité se défi-nit comme « un ensemble de vecteurs de fonctionnements, qui reflètent la liberté dont dispose actuellement la personne pour mener un type de vie ou un autre » (ibid., p. 40). Elle est un pouvoir effectif d’être et de faire, qui traduit la liberté d’accomplir des fonctionnements, c’est-à-dire des com-binaisons d’états et d’actions qui vont du plus élémentaire (avoir de quoi manger, être en bonne santé) au plus complexe (être heureux, participer à la vie de la communauté). Ce pouvoir est fonction des capacités de l’individu mais dépend aussi centralement des ressources et des opportunités offertes par l’environnement social.

Nussbaum reprend à Sen cette critique de la théorie rawlsienne et, comme lui, soutient que la justice doit être définie comme une égalité de capabilités. Deux traits connexes distinguent cependant son approche de celle de Sen. Chez ce dernier, le concept de capabilité permet certes de redéfinir ce dont il s’agit d’égaliser la distribution pour qu’une société soit juste, mais il est principalement mis au service d’un travail d’évaluation de la qualité de vie. De son côté, Nussbaum entend élaborer sur la base du concept de capabilité une conception normative de la justice qui soit une alternative aux théories existantes, notamment à la théorie rawlsienne. De

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plus, dans cette perspective, elle entend répondre à une question laissée ouverte par Sen : celle des capabilités qui, parmi toutes celles auxquelles peuvent prétendre les êtres humains, méritent d’être égalisées pour qu’une société soit dite juste.

Pour atteindre ces objectifs, Nussbaum élabore « une conception vague mais substantielle du bien » dont l’enjeu est double : il s’agit d’abord de décrire « les contours de la forme de vie humaine » (1992, p. 215), soit les traits caractéristiques et essentiels qu’ont en partage les êtres humains, afin d’expliciter dans un second temps ce qu’est une vie humaine bonne, ou une vie « authentiquement humaine ». Selon elle, ce n’est en effet qu’à la condi-tion de doter la théorie politique « d’une conception déterminée de l’être humain, du fonctionnement humain et de l’épanouissement humain » (ibid., p. 205) que l’on peut énoncer le but de l’action politique et identifier les situations qu’il importe de transformer.

C’est dans le cadre de cette conception de l’être humain et de son épa-nouissement qu’apparaît la référence à la vulnérabilité. S’inspirant de la conception de l’agent élaborée par Aristote, et soulignant sa convergence avec ce que les récits et les mythes produits en différents lieux et à dif-férentes époques identifient comme des « expériences fondamentales » de toute vie humaine (ibid., p. 215-216), Nussbaum définit l’être humain comme un être « capable et vulnérable » (2001, p. xviii). Vulnérable, il l’est d’abord en raison des limites dont il est naturellement porteur et qui sont déterminées par son équipement biologique : l’être humain est mortel, sen-sible à la douleur et à la dégénérescence ; mais il l’est également au sens où il est en proie à des besoins qui ne peuvent être satisfaits sans la médiation de l’environnement naturel et social, et porteur de capacités spécifiques – telles que la raison pratique et la capacité à se lier – dont le développement requiert deux conditions : que l’environnement naturel le permette et que l’environnement social y contribue effectivement (Nussbaum, 1990, p. 243).

La vulnérabilité telle que la pense Nussbaum est donc d’abord pen-sée comme une vulnérabilité naturelle, au croisement des capacités et des limites dont le corps humain est doté. Principe d’une dépendance et d’une exposition au monde naturel et social, elle se définit comme l’envers d’un état d’autosuffisance. Et, si elle se manifeste de manière privilégiée dans certaines périodes de la vie comme l’enfance ou la vieillesse, elle renvoie à une condition commune et universellement partagée : celle d’êtres dont les capacités n’existent d’abord qu’au titre de potentialités et qui peuvent se voir privés à tout moment des conditions leur permettant de réaliser ce à quoi les prédispose leur nature et de mener, ainsi, « une vie authentique-ment humaine ».

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La tâche du politique est directement déduite de cette conception de l’être humain : elle sera de répondre à cette vulnérabilité en garantissant à chacun les conditions de développement et de maintien des capacités qui définissent une vie authentiquement humaine selon Nussbaum. Ces condi-tions sont énoncées sous la forme d’une liste de « dix capabilités humaines centrales »2, qui stipule que chaque citoyen doit être capable 1) de mener jusqu’à son terme une vie normalement longue, 2) d’être en bonne santé, 3) de se mouvoir librement, 4) d’utiliser ses sens, d’imaginer et de penser, 5) de s’attacher à des choses et à des gens autres que soi, 6) de former et de réviser une conception du bien, 7) de vivre avec les autres et de jouir des bases sociales du respect de soi, 8) de se soucier et de vivre en relation avec le monde naturel, 9) de rire et de jouer, et enfin 10) d’exercer un contrôle sur son environnement, ce qui suppose de pouvoir participer activement à la vie politique et de pouvoir accéder à la propriété et à un emploi sans subir de discriminations (Nussbaum, 2000, p. 75).

Tout en servant de guide pour l’action politique, cette liste permet d’identifier, par contraste, les situations injustes auxquelles il convient de remédier. Définies par le fait que les sujets y sont privés de l’une des capabi-lités centrales, ces situations peuvent aussi se comprendre comme le résultat d’une absence de réponse à la vulnérabilité et, dans le même mouvement, comme le principe de son intensification. Ainsi l’approche de Nussbaum esquisse-t-elle une distinction entre deux niveaux de vulnérabilité : à la vul-nérabilité constitutive, ancrée dans les limites et les capacités naturelles des êtres humains et appelant une intervention politique, répondent des formes de vulnérabilité secondes, qui se manifestent sous la forme d’une impossi-bilité d’être et de faire quand cette intervention fait défaut, et qu’on peut qualifier de sociales en raison de leur étiologie3.

L’introduction de la vulnérabilité dans les prémisses anthropologiques de la théorie politique conduit donc à l’élaboration d’une conception de la justice nettement plus exigeante que celle de Rawls et permet de réintégrer dans la réflexion sur la société juste des questions absentes du cadre rawl-sien, comme celles du besoin et de la dépendance. Cependant, l’approche de Nussbaum soulève un certain nombre de questions.

La première concerne le rapport existant entre la conception générale de l’être humain élaborée en référence à Aristote et la liste des capabili-tés humaines centrales. Si on comprend en effet que la prise en compte

2 Nous donnons ici une version synthétisée de la liste, dont on trouvera la présentation complète en se reportant à la référence indiquée.

3 Sur cette distinction, voir la préface de Nussbaum (2001, p. XXX).

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de la vulnérabilité se traduise par une extension du périmètre de l’action politique, on voit moins bien en revanche comment Nussbaum procède à la sélection de ces dernières. Que la reconnaissance de la vulnérabilité implique qu’on garantisse aux citoyens les conditions d’une vie normale-ment longue et en bonne santé est, par exemple, intuitivement compréhen-sible ; mais requiert-elle qu’on leur permette d’« utiliser leur imagination et leur pensée en lien avec l’expérience et la production d’œuvres permettant l’expression de soi », comme l’écrit Nussbaum quand elle précise ce que recouvre la quatrième des dix capabilités centrales ? Comme l’ont souligné Susan Moller Okin (2003) et Alison Jaggar (2006), il n’est pas évident que cette capabilité figure parmi les revendications de la majorité des citoyens du monde. Tout au moins faudrait-il, pour déterminer si elle est ou non centrale, prendre la peine d’écouter ces revendications et s’enquérir de ce qui, du point de vue des citoyens eux-mêmes, fait obstacle à la conduite d’une vie qu’ils considèrent comme bonne.

En exprimant leur scepticisme quant à certaines des capabilités de la liste, Okin et Jaggar soulèvent une question de méthode : d’où les normes que le théoricien énonce doivent-elles provenir pour être à la fois légitimes et pertinentes au regard des contextes auxquels elles vont s’appliquer ? Et toutes deux suggèrent que le choix de Nussbaum, qui consiste à les dériver d’une conception essentialiste de l’être humain ou d’une conception subs-tantielle du bien humain, n’est peut-être pas le plus judicieux. En procédant de la sorte, le théoricien risque en effet d’universaliser arbitrairement une conception du bien parmi d’autres – en l’occurrence la sienne ; parallèle-ment, il risque de minorer la diversité des expériences humaines, de mécon-naître le sens qu’elles ont pour ceux qui les vivent, et finalement, de vouloir y apporter des réponses politiques inappropriées. Plutôt que de conceptions de l’être humain ou du bien humain élaborées a priori, c’est d’une analyse des expériences sociales concrètes et de la prise en compte des revendica-tions de ceux auxquels la théorie est censée s’appliquer qu’il faudrait partir pour définir une conception de la justice appropriée aux contextes dont on parle, et qui en permette par conséquent la critique et la transformation.

En mettant en évidence les limites de la démarche adoptée par Nuss-baum, cette objection épistémologique éclaire en outre les limites de la conception de la vulnérabilité que Nussbaum élabore. C’est en effet dans le cadre de sa description des « contours de la forme de vie humaine » et en tant que caractéristique essentielle de la vie humaine que Nussbaum intro-duit la vulnérabilité. Or, si ce geste lui permet de rappeler à juste titre que les sujets humains sont des sujets corporels, en proie au besoin et exposé à la fortune, il condamne aussi Nussbaum à adopter une conception de la

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vulnérabilité très générale. Celle-ci pourrait certes être affinée a posteriori, par l’analyse des expériences variées et potentiellement plurivoques dans lesquelles la vulnérabilité se manifeste. Mais ce travail pourrait aussi com-promettre la possibilité pour Nussbaum d’offrir une réponse universelle-ment valable à la vulnérabilité – ce qu’elle entend justement faire par le biais de sa liste des capabilités humaines centrales.

De même, si Nussbaum esquisse bien une distinction entre une vulné-rabilité constitutive et des vulnérabilités induites par des arrangements poli-tiques contingents, force est de constater qu’elle ne s’engage pas dans l’ana-lyse de ces arrangements politiques, pas plus d’ailleurs qu’elle n’analyse les différents processus sociaux par le biais desquels les individus peuvent se voir privés des conditions d’accès à une vie authentiquement humaine. Dans sa perspective, il semble que l’identification de ces conditions à un niveau très général suffise à définir les termes d’une réponse aux formes multiples de la vulnérabilité, que celles-ci soient constitutives ou induites. C’est pourquoi, qu’elle aborde la question de l’oppression de genre (Nussbaum, 2000) ou celle du handicap (Nussbaum, 2006), la réponse de Nussbaum ne varie pas : ce qu’il faut garantir à tous les individus, quelles que soient les vulnérabi-lités qui sont les leurs et ce dont elles procèdent, ce sont les dix capabilités centrales énoncées dans la liste. À la conception générale de la vulnérabilité répond donc une conception uniforme de la réponse qui convient – la géné-ralité de la première assurant ici l’universalisation de la seconde.

Cette double généralité a cependant un coût analytique et politique : en refermant l’enquête sur les expériences plurielles de la vulnérabilité et la manière dont elles sont perçues et vécues par les sujets en fonction des contextes, elle peut en effet en rendre certaines invisibles. La perspective depuis laquelle Nussbaum aborde la question de la vulnérabilité semble ainsi privilégier les formes de vulnérabilité qui affectent les corps, au détri-ment d’une interrogation sur les formes psychiques de vulnérabilité. Elle conduit aussi à concevoir la vulnérabilité comme le résultat d’un manque ou d’une privation à laquelle remédier, au détriment d’une réflexion sur la manière dont certains rapports sociaux peuvent produire de la vulnérabilité.

C’est principalement quand elle analyse des exemples concrets que Nussbaum se montre sensible à la complexité des situations réelles et des types de vulnérabilité dont elles peuvent être le lieu ; mais c’est aussi au regard de ces exemples qu’apparaissent les limites et les impensés de sa pers-pective théorique. En ouverture de Women and Human Development par exemple, Nussbaum (2000, p. 15-21) raconte l’histoire de Vasanti, jeune femme indienne qui, après avoir quitté un mari alcoolique qui la battait et s’être retrouvée dépendante de ses frères, est entrée dans l’association SEWA,

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grâce à laquelle elle a pu bénéficier d’un crédit et commencer à gagner sa vie. Commentant cette histoire, Nussbaum souligne que son mariage n’a pas seulement brisé le corps de Vasanti, mais a profondément atteint sa confiance en elle-même. Tout en identifiant l’oppression de genre comme un facteur spécifique de vulnérabilité, elle attire donc l’attention sur le fait que celle-ci peut affecter le rapport à soi du sujet, tout autant que son inté-grité physique. Mais l’approche des capabilités défendue par Nussbaum per-met-elle de répondre aux formes de vulnérabilités psychiques qui affectent ainsi le rapport du sujet à lui-même ? Rien n’est moins sûr dans la mesure où elle n’inclut pas de réflexion sur les conditions de formation d’un rapport positif à soi. De même, il n’est pas évident qu’elle permette d’apporter une réponse convaincante au problème de l’oppression de genre : si elle permet bien de la diagnostiquer comme une injustice dès lors qu’elle aboutit à pri-ver certains individus d’une ou plusieurs des dix capabilités de la liste, elle ne nous dit pas, en effet, comment il conviendrait de la combattre.

Bien que Nussbaum accorde à la catégorie de vulnérabilité un rôle théo-rique majeur, la conception qu’elle en propose semble donc insuffisamment précise et articulée pour permettre d’apporter aux formes plurielles de la vul-nérabilité des réponses politiques convaincantes. Selon nous, ces limites pro-viennent en grande partie de la méthode adoptée par Nussbaum et du niveau de généralité auquel elle se situe volontairement. En privilégiant l’élaboration d’une conception objective de l’être humain et du bien humain par rapport à l’analyse de l’expérience sociale, elle se donne en effet les moyens de produire une conception de la justice à vocation universelle. Mais, outre que l’univer-salité effective de cette conception est discutable, ce choix la conduit à adop-ter une conception de la vulnérabilité générale et partielle, ce qui fragilise en retour les réponses politiques qu’elle entend lui apporter. Au regard de son approche, on peut ainsi penser que la production d’une conception probante de la vulnérabilité ne peut sans doute se passer d’une enquête approfondie sur les formes concrètes que la vulnérabilité peut revêtir. Comme on va le voir, c’est ce que suggère par contraste l’approche d’Axel Honneth.

Vulnérabilité et attentes de reconnaissance : la conception relationnelle d’Axel Honneth

La démarche de Honneth n’est pas sans ressemblance avec celle de Nuss-baum : à partir d’une conception du sujet qui tranche avec la conception rawlsienne, elle consiste en effet à proposer une redéfinition du concept de justice et de ses rapports avec celui de vie bonne. En outre, bien que la catégorie apparaisse plus rarement dans ses travaux que dans ceux de

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Nussbaum4, l’idée que les sujets humains sont fondamentalement vulné-rables est au cœur de sa théorie de la reconnaissance. Cependant, comme l’indique le concept de reconnaissance, c’est une autre interprétation de l’idée de vulnérabilité qui prévaut dans les travaux de Honneth.

Chez lui en effet, la vulnérabilité n’est pas pensée comme une vulnéra-bilité naturelle dérivant des limites internes des sujets humains et de l’exis-tence initialement virtuelle des capacités qui sont essentiellement les leurs. Elle résulte plutôt d’une dépendance structurelle de l’identité du sujet à la reconnaissance d’autrui (Honneth, 1992, 2000), laquelle se définit à la fois comme une forme de perception et comme une forme d’approbation s’ex-primant dans des attitudes, des gestes et des pratiques sociales. Héritant de la conception intersubjectiviste de la subjectivité de Habermas (1987a) et de l’intuition concernant la vulnérabilité humaine dont celle-ci est solidaire5, Honneth défend ainsi une conception relationnelle plutôt que naturaliste de la vulnérabilité : si nous sommes vulnérables dans sa perspective, c’est moins parce qu’en tant qu’êtres naturels, nous serions dotés de limites et por-teurs de capacités qui n’existent initialement qu’au titre de potentialités, que parce qu’en tant qu’êtres sociaux, le rapport que nous avons à nous-mêmes et la constitution même d’un sens de soi dépendent des attitudes d’autrui à notre égard, du fait qu’il nous perçoive et nous traite comme un sujet doté de besoins et de capacités demandant à être perçus et évalués positivement.

Cette approche de la vulnérabilité semble plus satisfaisante que celle de Nussbaum pour plusieurs raisons. La première est qu’elle permet de rendre compte plus directement du fait que le corps n’est pas l’unique objet de la vulnérabilité et de faire droit plus facilement à l’idée d’une vulnérabilité psychique affectant le rapport du sujet à lui-même, c’est-à-dire la possibi-lité de se comprendre et de se conduire comme un sujet doté d’une identité cohérente. La seconde est qu’avec le concept de reconnaissance, Honneth se donne un outil pour identifier ce dont les sujets humains sont fondamenta-lement dépendants. Dans sa perspective, c’est en effet de la reconnaissance d’autrui, sous les trois formes qu’elle peut revêtir – l’amour6, le respect

4 Honneth y recourt dans l’article « Integrity and disrespect » (1992), dans l’article « Grounding recognition » (2002), et dans l’article co-écrit avec Anderson, « Autonomy, vulnerability, reco-gnition and justice » (2005).

5 Habermas définit la vulnérabilité humaine en référence à la manière dont se constitue l’iden-tité : si les sujets sont vulnérables, c’est avant tout parce qu’ils ne s’individualisent que dans la socialisation et parce que la constitution de leur identité s’opère par le biais des interactions langagières (1987b, p. 272 ; 1999, p. 19-20 et p. 196-197).

6 Dans des articles postérieurs à La lutte pour la reconnaissance, et en réponse à certaines objections féministes, Honneth reformulera la première forme de reconnaissance en référence au concept de care.

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et l’estime –, que les sujets dépendent pour la constitution d’un rapport positif à soi (Honneth, 2000). La troisième est qu’avec le concept de déni de reconnaissance, Honneth peut répondre à la question de savoir à quoi les sujets humains sont particulièrement exposés et identifier les processus sociaux qui sont susceptibles d’induire une intensification de leur vulnéra-bilité fondamentale (Honneth, 1992, 2000). En effet, le concept de déni de reconnaissance semble d’emblée renvoyer à des phénomènes sociaux déter-minés (Anderson et Honneth, 2005) : le déni de care peut ainsi se manifes-ter dans l’exercice de la violence physique ou dans l’absence de réponse aux besoins corporels et affectifs d’un sujet ; le déni de respect peut prendre la forme d’une privation de droits égaux, celle de la discrimination ou celle de la domination ; enfin, le déni d’estime peut s’exprimer sous la forme de l’humiliation, de la disqualification sociale ou encore de l’oppression.

Comme celle de Nussbaum, l’approche de Honneth conduit donc aussi à distinguer deux niveaux de vulnérabilité : une vulnérabilité constitutive, qui dérive de la dépendance structurelle de l’identité à la reconnaissance d’autrui, et des formes de vulnérabilité secondes qui apparaissent quand cette reconnaissance leur est refusée, ou qu’elle prend la forme d’une recon-naissance inadéquate ou d’une méconnaissance, comme l’a précisé Emma-nuel Renault (2004). Plutôt que de sociales cependant, on peut qualifier ces formes de vulnérabilités de « problématiques » : d’abord pour signifier que les différentes formes de déni de reconnaissance dont elles procèdent font obstacle à la constitution d’un rapport positif à soi et compromettent ainsi l’accès du sujet à l’autonomie ; mais aussi et surtout parce que, dans la conception relationnelle de Honneth, la vulnérabilité constitutive elle-même pourrait être qualifiée de sociale dès lors qu’elle se fonde sur l’inscrip-tion du sujet dans un contexte relationnel et social qui le précède et dont dépend la constitution de son identité.

Les concepts de reconnaissance et de déni de reconnaissance offrent donc des outils pour cerner le fondement de la vulnérabilité constitutive – les attentes de reconnaissance relatives aux différentes composantes de l’identité –, ainsi que son objet – le rapport positif à du sujet. En même temps, ils fournissent le moyen de penser son articulation avec des formes problématiques de vulnérabilité et de repérer les facteurs sociaux de celles-ci. Par conséquent, ils permettent de redéfinir la tâche du politique d’une manière plus précise que ne le fait Nussbaum. Dans la perspective de Hon-neth, ce qu’il importe de garantir aux citoyens, c’est en effet la possibilité de participer à des relations susceptibles de médiatiser les trois formes de reconnaissance dont dépend la constitution d’un rapport positif à soi. Mais un tel objectif ne pourra être atteint que si l’on cherche parallèlement à

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lutter contre les processus sociaux qui fonctionnent comme des dénis de reconnaissance. Dans ce cadre, le politique n’est donc pas convoqué comme le moyen par lequel la nature humaine peut accomplir ses potentialités ; il est plutôt pensé comme l’instrument d’une réponse à la négativité de la vie sociale, dont la prise en compte apparaît comme nécessaire pour rendre compte adéquatement de la vulnérabilité des sujets humains.

Or, il semble que la force de la conception de Honneth au regard de celle de Nussbaum provienne en grande partie de la démarche par laquelle celui-ci élabore sa conception du sujet et en vient à faire de la reconnaissance le concept central d’une théorie renouvelée de la justice. Contrairement à celle de Nussbaum en effet, la conception du sujet de Honneth n’est pas posée a priori à partir d’une réflexion générale sur « les contours de la forme de vie humaine ». C’est dans le cadre d’une réflexion sur les expériences de l’injus-tice dans les sociétés démocratiques contemporaines que Honneth (2006) formule d’abord l’hypothèse de la centralité de la reconnaissance pour le développement d’un rapport positif à soi. Et si, dans La lutte pour la recon-naissance, il élabore cette thèse en l’adossant à la réactualisation d’un argu-ment hégélien (Honneth, 2000, p. 10-80), il prend soin d’étayer ce dernier en le confrontant à des travaux de psychologie, d’histoire et de sociologie7 (p. 81-159), avant de vérifier la pertinence de sa thèse négativement, par le biais d’une phénoménologie des expériences de mépris qui emprunte une grande part de son matériau aux sciences sociales (p. 160-170).

Cette démarche reconstructive typique de la théorie critique depuis Habermas débouche ainsi sur une anthropologie d’un type distinct de celle de Nussbaum : à l’anthropologie essentialiste de Nussbaum, Honneth (2002, p. 517-518) oppose une anthropologie de la « seconde nature ». Celle-ci cherche certes à ressaisir les traits caractéristiques de l’existence humaine, en l’occurrence, les conditions structurelles de formation d’un rapport positif à soi (Honneth, 2000, p. 205-214), mais tels qu’ils sont conçus à un moment historique donné et en partant d’une analyse de l’expérience sociale et historique des sujets sociaux. Chez lui, la thèse selon laquelle les sujets sont fondamentalement vulnérables n’est donc atteinte qu’indirec-tement, sur la base d’une interrogation préalable des figures plurielles et historiquement changeantes dans lesquelles la vulnérabilité se manifeste et apparaît comme problématique aux acteurs sociaux eux-mêmes.

Reste que chez Honneth, comme chez Nussbaum, la réflexion sur la vulnérabilité demeure enserrée dans une perspective anthropologique qui prend la forme d’une théorie des conditions formelles de la constitution

7 Honneth s’appuie notamment sur les travaux de Winnicott, de Marshall et de Mead.

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d’une identité pratique intacte. Et si cette théorie présente l’avantage indé-niable d’être élaborée selon une méthode reconstructive, elle détermine malgré tout le sens donné à la catégorie de vulnérabilité et l’identifica-tion des vulnérabilités problématiques auxquelles il importe de répondre au niveau politique. Ainsi, à suivre l’approche de Honneth, il semble que le déni de reconnaissance suscite nécessairement une intensification de la vulnérabilité constitutive ; parallèlement, il semble que toute vulnérabilité problématique doive dériver d’un déni de reconnaissance ; par suite, c’est contre les différentes formes du déni de reconnaissance que le politique aura à lutter.

Or, ces propositions semblent discutables, notamment en raison d’une généralité en laquelle on peut voir l’écho de la perspective anthropologique et universaliste dont Honneth reste lui aussi tributaire. On peut en effet douter que le déni de reconnaissance porte toujours atteinte à l’identité des sujets, et ce indépendamment des positions sociales respectives occu-pées par ceux qui l’opèrent et le subissent. De même, on peut n’être pas convaincu par l’idée selon laquelle le concept de déni de reconnaissance pourrait permettre de regrouper l’ensemble des facteurs susceptibles d’in-duire l’apparition de vulnérabilités problématiques8, et par l’idée connexe selon laquelle le concept de reconnaissance fournirait à lui seul, et en dépit de ses articulations internes, la clé d’une réponse appropriée à toutes les formes de vulnérabilité.

Si, pour des raisons essentiellement méthodologiques, la conception de la vulnérabilité de Honneth semble donc plus précise et complète que celle de Nussbaum, elle n’en présente pas moins des limites. Dès lors, on peut se poser les questions suivantes : pour mettre au jour les fondements de la vulnérabilité et comprendre les facteurs qui sont susceptibles d’induire son intensification en vue d’y répondre politiquement, ne faut-il pas consacrer plus de temps à la description et à l’analyse de ce qui est perçu et expé-rimenté par les sujets sociaux comme des formes de vulnérabilités, à un moment historique donné et dans une configuration sociale particulière ? Ne convient-il pas, autrement dit, de radicaliser la démarche de Honneth en confrontant plus systématiquement la réflexion philosophique au travail de description et d’analyse du présent opéré par les sciences sociales ? C’est l’hypothèse qu’on défendra dans les sections suivantes.

8 Sur ce point, voir Fraser (2005) qui reproche à Honneth le monisme normatif de sa théorie.

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De la vulnérabilité aux vulnérabilités : le regard sociologique comme attention aux contextes

La catégorie de vulnérabilité est en effet devenue prégnante dans le voca-bulaire de la sociologie contemporaine. Ses usages sociologiques sont diffé-rents de ceux qui prévalent en philosophie pour plusieurs raisons : quand elle est utilisée par les sociologues, la catégorie de vulnérabilité n’est pas utilisée comme une catégorie anthropologique permettant de décrire une structure d’existence commune et universellement partagée ; elle est plu-tôt mobilisée comme une catégorie analytique et critique, permettant de cerner les effets négatifs produits sur les sujets sociaux par certaines formes d’organisation sociale à un moment historique donné. Par conséquent, les vulnérabilités mises en évidence par les sociologues sont des vulnérabilités sociales et historiques, car dépendantes d’une configuration sociale et histo-rique particulière. La catégorie de vulnérabilité n’a donc pas dans leurs tra-vaux la prétention à la généralité qui caractérise ses usages en philosophie ; elle sert davantage l’analyse des rapports sociaux existant dans une société donnée que l’élaboration d’une conception du sujet alternative à la concep-tion libérale rawlsienne.

Mais cet écart est aussi ce qui fait l’intérêt d’un rapprochement entre les perspectives philosophique et sociologique. Les travaux sociologiques peuvent en effet permettre d’éclairer ce que les conceptions philosophiques précédemment étudiées définissent comme des vulnérabilités secondes ou induites. Ce faisant, et en retour, ils peuvent permettre d’enrichir les conceptions de la vulnérabilité produites par la philosophie, mais aussi de les discuter et de les affiner. En mettant au jour les contextes dans lesquels les vulnérabilités secondes se manifestent et les processus sous l’effet des-quels elles surgissent, les travaux sociologiques sont en effet porteurs de conceptions du sujet plus ou moins explicitées : ils indiquent par contraste quelles sont les conditions relationnelles et sociales auxquelles un sujet autonome peut effectivement advenir.

C’est ce travail de complexification et d’affinement des conceptions phi-losophiques de la vulnérabilité que permet le recours à la sociologie que nous essaierons d’illustrer ici en examinant les travaux de Robert Castel et de Serge Paugam9. Inscrits dans la tradition sociologique durkheimienne,

9 Ce choix, motivé par la présence centrale de la catégorie de vulnérabilité dans les travaux de ces auteurs, n’est bien sûr pas exhaustif. D’autres auteurs, appartenant à d’autres traditions sociologiques, pourraient ici être mobilisés pour enrichir l’analyse des vulnérabilités secondes et

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leurs travaux éclairent certaines des formes de vulnérabilité induites exis-tant dans la société française contemporaine et mettent au jour les processus sociaux sous l’effet desquels elles apparaissent.

Vulnérabilité et risque de désaffiliation : la perspective de Robert Castel

Castel introduit la catégorie de vulnérabilité dans le cadre d’une analyse socio-historique des formes de la protection sociale dans les sociétés euro-péennes prémodernes et modernes. Dans sa perspective, sont dits vulné-rables les individus et les groupes qui ne bénéficient pas d’une intégration stable dans la société et qui, par conséquent, sont exposés sans protection durable aux aléas de l’existence. La vulnérabilité est donc comprise comme une position sociale objective, située à mi-chemin de l’intégration et de la désaffiliation10, et dont les déterminants sociaux comme les figures varient en fonction des formes historiques d’intégration et de protection qui pré-valent dans une société donnée. Comme le note cependant Castel, le choix du terme de vulnérabilité, qui a « une charge affective certaine » (Castel et Haroche, 2005, p. 174), vise aussi à rendre compte de la dimension sub-jective ou de l’expérience vécue dont s’accompagne l’occupation de cette position objective. Dans sa perspective, celle-ci se traduit ainsi par l’incer-titude du lendemain, la crainte de l’avenir et un sentiment d’impuissance ; en outre, elle compromet la possibilité pour l’individu de se conduire en individu autonome, c’est-à-dire de parler et d’agir en son nom.

Dans Les métamorphoses de la question sociale, Castel (1999) montre ainsi que dans les sociétés préindustrielles, où la protection prenait la forme de « protections rapprochées » et dérivait de l’insertion dans des communau-tés auxquelles les individus étaient liés par des relations de dépendance et d’obligations, la vulnérabilité était le lot de ceux qui n’étaient pas insérés durablement dans une famille, un territoire ou un corps de métier, tels les manœuvres ou les domestiques. Aux débuts de l’époque industrielle, avec l’émergence d’un ordre contractuel fondé sur la libéralisation du travail et la fragilisation des communautés traditionnelles d’appartenance, elle s’éten-dit à tous ceux qui, privés de la sécurité conférée par la propriété privée,

complexifier les conceptions de la vulnérabilité constitutive examinées précédemment. Dans la perspective méthodologique que nous défendons, le processus de mise en regard et de confron-tation des conceptions philosophiques et des approches sociologiques n’a pas vocation à s’arrêter à un moment donné.

10 La désaffiliation désigne le terme d’un processus de « décrochage » ou de « déliaison » par rapport à des protections fondées sur l’inscription de l’individu dans des collectifs d’appartenance. Plutôt qu’à l’absence de liens, elle renvoie à l’étiolement progressif des liens stables susceptibles de fonctionner comme des protections (Castel, 1999, p. 715-717).

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étaient contraints de vendre leur force de travail sans pour autant que leur condition de salarié leur ouvre des droits et leur assure une stabilité. C’est justement en réponse à l’émergence de cette « vulnérabilité de masse », et sous la pression des luttes sociales, que la propriété sociale fut inventée au xxe siècle : avec l’édification de l’État social, le salariat devient un statut assorti de droits et de protections durables, tandis que l’assistance assure une sécurité matérielle minimale à ceux qui ne peuvent occuper un emploi. Ainsi, en inventant avec l’assurance des modes inédits d’intégration et de protection sociale, l’instauration de la société salariale réduisit-elle considé-rablement la part des groupes vulnérables dans la population.

Pour un temps du moins. Car, comme le note Castel, l’émergence d’un chômage de masse durable, alliée à la transformation des formes d’emploi et à la remise en question des protections sociales construites sur la base du salariat, ébranle aujourd’hui la condition salariale et entraîne la résur-gence d’une vulnérabilité de masse d’un genre nouveau : une vulnérabilité « définie et vécue sur fond de protections », engendrée par « des processus de décrochage par rapport à des noyaux encore vigoureux de stabilité pro-tégée » (Castel, 1999, p. 14-15). Les figures de la vulnérabilité contemporaine diffèrent ainsi de celles qui prévalaient dans les sociétés préindustrielles et industrielles ; les groupes vulnérables ne sont ni les travailleurs journa-liers exclus de toute insertion durable dans des communautés tradition-nelles d’appartenance, ni les prolétaires dépourvus de tous droits sociaux et contraints de vivre au jour le jour :

[Ce sont les] travailleurs « vieillissants » […] qui n’ont plus de place dans le processus productif, mais qui n’en ont pas non plus ailleurs ; [les] jeunes en quête d’un premier emploi et qui errent de stage en stage et d’un petit boulot à un autre ; [les] chômeurs de longue durée que l’on s’épuise sans grand succès à requalifier ou à remotiver. (ibid., p. 665)

Ces catégories d’individus ont en commun d’occuper « une position de surnuméraire, en situation de flottaison dans une sorte de no man’s land social » (ibid., p. 666). « Inutiles au monde », ils sont dépourvus d’ancrage social durable et menacés à tout moment de basculer dans une situation de désaffiliation.

En pensant la vulnérabilité à l’aune d’une problématique de l’intégra-tion et de la protection sociale, et en montrant qu’aujourd’hui celles-ci dépendent à la fois de l’insertion dans un réseau de proximité et du statut conféré par l’emploi, Castel propose donc de la vulnérabilité une définition à la fois précise et opératoire sociologiquement. Si, d’un point de vue sub-jectif, la vulnérabilité se marque dans des sentiments d’inutilité et d’incer-titude face à l’avenir, elle renvoie d’abord à une situation objective, carac-

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térisée par la combinaison d’un réseau relationnel fragile et d’un emploi précaire (Castel, 1991, p. 147-149). Se traduisant le plus souvent par de bas revenus, elle affecte de manière privilégiée les catégories populaires et résulte d’un affaiblissement des collectifs protecteurs. Qu’ils prennent la forme de liens concrets noués avec les proches ou de liens abstraits matérialisés sous la forme de droits collectifs, ce sont en effet les liens qui protègent. Selon Castel, ils fonctionnent comme des « supports sociaux »11 grâce auxquels les individus peuvent participer à la coopération sociale et, en régime moderne, se conduire comme des sujets autonomes.

Comparée aux conceptions philosophiques précédemment étudiées, la perspective de Castel a donc l’intérêt de permettre de ranger sous la caté-gorie de vulnérabilité des situations sociales précises et de proposer une interprétation historiquement et sociologiquement informée des facteurs dont ces situations résultent. En outre, elle jette un éclairage intéressant sur les deux conceptions philosophiques de la vulnérabilité examinées plus haut, en tendant à valider ce qu’on pourrait appeler une conception rela-tionnelle élargie de la vulnérabilité. Castel suggère en effet que c’est en tant qu’êtres sociaux dépendants de leur insertion dans des collectifs stables que les individus sont vulnérables. Mais il indique aussi que cette insertion n’importe pas seulement parce qu’elle permettrait aux individus de voir reconnus les différents aspects de leur identité, comme le soutient Hon-neth. Si les collectifs protègent contre les risques de l’existence, c’est parce qu’ils permettent l’accès à des ressources matérielles autant que symbo-liques. À moins de considérer que le concept de reconnaissance permette sans difficultés de désigner ces formes de distribution matérielle, les analyses de Castel invitent donc à élargir le cadre théorique de Honneth. Parce qu’ils dépendent d’un ensemble de ressources variables selon les périodes, mais dont le point commun est qu’elles sont des ressources sociales médiatisées par l’appartenance à un groupe, les individus ne sont pas seulement vulné-rables au déni de reconnaissance ; ils sont plus largement vulnérables à ce que Castel appelle la désaffiliation, soit l’étiolement progressif des liens qui, en rattachant l’individu au groupe social, lui permettent de bénéficier de son soutien matériel autant que de sa reconnaissance.

11 La notion de support renvoie à « la capacité de disposer de réserves qui peuvent être de type relationnel, culturel, économique, etc., et qui sont les assises sur lesquelles peut s’appuyer la possibilité de développer des stratégies individuelles » (Castel, 1999, p. 30). Sur son lien avec l’autonomie, voir Castel et Haroche (2005, p. 12-14 et p. 61-65).

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Vulnérabilité et disqualification sociale : la perspective de Serge Paugam

C’est une conclusion similaire qui se dégage des travaux de Paugam sur la disqualification sociale. Ceux-ci peuvent en effet se lire comme un com-plément et une complexification apportés aux analyses de Castel. En effet, tout en partageant avec ce dernier l’idée que la vulnérabilité est fonction du degré d’intégration et de protection sociale dont bénéficient les individus, Paugam prend en compte dans son approche la question de la reconnais-sance12, qui demeure implicite dans l’analyse de Castel. En faisant de la vulnérabilité le corrélat subjectif d’une situation sociale marquée par l’affai-blissement des protections et/ou par le déni de reconnaissance, ses analyses invitent à distinguer deux facteurs de la vulnérabilité induite et, comme celles de Castel, plaident en faveur d’une conception relationnelle élargie de la vulnérabilité.

C’est dans le cadre de son travail sur la pauvreté (Paugam, 2000), définie dans la lignée de Simmel comme relation de dépendance à l’assistance, que Paugam met en évidence l’importance de la reconnaissance et le fait que son déni constitue un facteur de vulnérabilité relativement autonome par rap-port à la fragilisation des liens qui assurent la protection sociale. Si en effet la vulnérabilité n’était fonction que de l’insertion dans des liens sociaux qui protègent, on pourrait exclure des groupes vulnérables les citoyens qui dépendent de l’assistance. C’est d’ailleurs ce que fait Castel lorsqu’il défi-nit l’assistance comme une position sociale distincte à la fois des positions d’intégration, de vulnérabilité et de désaffiliation13. Mais, selon Paugam, cette exclusion ne rend compte ni de la situation objective de ceux qui dépendent de l’assistance, ni de leur expérience subjective. En effet, ceux qui dépendent de l’assistance continuent à bénéficier de protections sociales prenant la forme de droits et de ressources matérielles ; mais, dans des socié-tés où l’emploi est au cœur du système de protection sociale, ces protections sont moins étendues que celles dont bénéficie un salarié. Surtout, ceux qui dépendent de l’assistance sont assignés aux positions les plus basses dans

12 « Les liens [sociaux] sont multiples et de nature différente, mais ils apportent tous aux individus à la fois la protection et la reconnaissance nécessaires à leur existence sociale. La protection renvoie à l’ensemble des supports que l’individu peut mobiliser face aux aléas de la vie (ressources fami-liales, communautaires, professionnelles, sociales…), la reconnaissance renvoie à l’interaction sociale qui stimule l’individu en lui fournissant la preuve de son existence et la valorisation par le regard de l’autre ou des autres » (Paugam, 2008, p. 63).

13 Selon Castel, l’assistance associe incapacité de travailler et forte insertion sociale : dans la mesure où l’individu y bénéficie de protections sociales prenant la forme de protection rapprochées, il ne peut être dit vulnérable dans la perspective de la désaffiliation (1991, p. 148).

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la structure sociale et sont exposés à des jugements sociaux négatifs qui peuvent affecter durablement le sens qu’ils ont de leur propre valeur et com-promettre les bases affectives de leur autonomie.

C’est pour rendre compte de la dimension symbolique de l’expérience de l’assistance et mettre en évidence le type de vulnérabilité dont elle s’ac-compagne que Paugam forge le concept de disqualification sociale (Pau-gam, 2000, p. 25-30). Celui-ci renvoie d’abord à un processus social, par le biais duquel un individu est refoulé hors du marché du travail et placé dans une relation de dépendance à l’assistance. Elle relève de ce point de vue d’un processus de dégradation statutaire (Garfinkel, 1956) au terme duquel un individu en vient à occuper un statut social inférieur, tant du point de vue des ressources matérielles auquel il a accès que du point de vue du prestige social que ce statut lui confère. Ce processus s’accompagne en outre d’une forme de stigmatisation (Goffman, 1975) en vertu de laquelle l’individu disqualifié se trouve défini en référence à la position subalterne qu’il occupe. La disqualification sociale est ainsi inséparable d’un jugement social négatif, qui sanctionne le statut inférieur de l’individu en le mesu-rant à une norme commune dont il s’écarte manifestement, ici la norme de l’intégration professionnelle. Pour cette raison, elle place ceux qui y sont exposés dans des situations de vulnérabilité spécifiques, susceptibles de se traduire subjectivement par des sentiments et des comportements diffé-rents, en fonction notamment de la durée de la relation d’assistance et de la fréquence des interventions sociales. Ainsi, si Paugam (2000, p. 58-81) note que l’expérience de ceux qui sont dans un rapport ponctuel à l’assistance se traduit par des sentiments d’incertitude et de crainte face à l’avenir alliés à des conduites qui manifestent un désir d’intégration, il remarque que plus la relation s’installe (ibid., p. 86-92), plus se renforce le risque d’intériorisa-tion d’une identité négative et tendent à se développer des sentiments de honte et de résignation, ainsi que des conduites d’évitement14.

À mi-chemin entre les analyses de Castel et de Honneth, les travaux de Paugam permettent à la fois de compléter les premières et de complexifier les secondes. Paugam montre en effet que les formes contemporaines de la vulnérabilité trouvent leur source dans deux types distincts et relativement

14 Ce point suggère que la distance à la norme et le degré de stigmatisation qui s’ensuit constituent les deux principaux facteurs de la vulnérabilité de ceux qui dépendent de l’assistance. Cepen-dant, les analyses de Paugam nuancent cette idée en indiquant que ces derniers peuvent résister au stigmate en se conformant au rôle qui est le leur (notamment au regard des travailleurs sociaux) ou en réinterprétant l’identité qui leur est assignée (par exemple comme le produit d’une injustice sociale). Or, l’installation dans la relation d’assistance peut s’avérer propice à ces formes de résistance. Voir Paugam (2000, p. 92-107 et p. 107-115).

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autonomes de processus sociaux : l’affaiblissement des protections fondées sur l’insertion dans des groupes sociaux stables et le déni de reconnais-sance. En faisant du déni de reconnaissance un facteur de vulnérabilité à part entière, il complète donc l’approche de Castel et se donne les moyens de penser la vulnérabilité non seulement comme le résultat d’un affaiblis-sement des liens sociaux, mais aussi comme le produit de certains types de liens sociaux. Tout en réinvestissant le concept de reconnaissance cepen-dant, Paugam refuse de réduire la fonction des liens sociaux à une fonction de reconnaissance et souligne avec Castel l’importance du rôle qu’ils assu-ment en termes de protection. De plus, tout en étant attentives aux effets du déni de reconnaissance, ses analyses permettent de préciser le concept honnethien : elles suggèrent en effet que c’est uniquement quand il est opéré par des institutions sociales reconnues à destination d’individus qui disposent de peu de ressources sociales et symboliques pour contester ou négocier les jugements dont ils font l’objet que le déni de reconnaissance peut produire des effets identitaires négatifs et fonctionner comme un fac-teur de vulnérabilité.

l’intérêt d’un dialogue interdisciplinaire

Le recours aux travaux de Castel et Paugam et l’examen des usages qu’ils font de la catégorie de vulnérabilité permettent donc de donner à celle-ci un contenu empirique précis, et notamment de repérer les facteurs sociaux qui suscitent des formes de vulnérabilité induites et d’identifier les groupes sociaux qui sont particulièrement vulnérables à un moment historique donné et dans une configuration sociale donnée. En attirant l’attention sur les formes historiquement et socialement changeantes des vulnérabili-tés, ces travaux peuvent donc nous prémunir contre les usages abstraits ou homogénéisants de la catégorie, nous aider à mettre en évidence la variété des contextes qui affectent la capacité des sujets sociaux à se conduire de manière autonome et, finalement, nous rendre attentifs aux formes de résis-tance que ces sujets sociaux mettent en œuvre en fonction des contextes dans lesquels ils se trouvent et des ressources dont ils disposent. Ainsi, ils enrichissent considérablement les conceptions philosophiques de la vulné-rabilité précédemment étudiées.

Mais, comme on a essayé de le montrer en indiquant brièvement la manière dont les analyses de Castel et Paugam conduisaient en retour à discuter certaines des thèses sur lesquelles se fondent les conceptions de Nussbaum et Honneth, leur intérêt ne s’arrête pas là : ces travaux sont en

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effet susceptibles de produire des réaménagements au sein des conceptions philosophiques de la vulnérabilité, d’en infléchir certains aspects et finale-ment de les complexifier. En l’occurrence, les travaux de Castel et Paugam indiquent l’intérêt d’une conception relationnelle élargie de la vulnérabilité, qui valide l’importance accordée par Honneth au rapport entre vulnérabi-lité et reconnaissance, tout en réintroduisant dans l’analyse le problème de l’accès aux biens matériels, plus central dans la perspective de Nussbaum. Il apparaît ainsi que, pour la perspective philosophique qui y recourt, les tra-vaux sociologiques ne fonctionnent pas uniquement comme des instances de confirmation a posteriori d’un modèle philosophique d’abord élaboré a priori. Contre ce type de rapport, qui pourrait susciter de la part des socio-logues ainsi convoqués la crainte de voir leur travail purement et simple-ment instrumentalisé pour les besoins de la cause philosophique, il faut souligner la capacité des travaux de sciences sociales à venir remettre en question et modifier certaines des hypothèses formulées d’un point de vue philosophique, ainsi que leur capacité à susciter pour le philosophe l’énoncé d’hypothèses nouvelles concernant son objet.

Étant donné l’intérêt que nous prêtons aux travaux sociologiques por-tant sur les formes sociales et historiques de la vulnérabilité, on – un socio-logue sarcastique ? – pourrait cependant nous demander en quoi consiste finalement l’apport de la perspective philosophique à la compréhension de la vulnérabilité. En effet, si les travaux sociologiques sont si éclairants, pourquoi ne pas laisser à la sociologie le soin d’enquêter sur les vulnérabi-lités et de les conceptualiser, et renoncer à tenir un discours philosophique sur cet objet ? En dépit de ses allures polémiques, cette question est impor-tante étant donné la thèse de la fécondité d’un dialogue entre philosophie et sociologie que nous défendons. Si celle-ci suppose en effet de mettre en évidence l’apport de la sociologie, elle implique également de faire le travail inverse, c’est-à-dire de chercher à dégager le rôle qui pourrait revenir à la philosophie dans le cadre de ce dialogue et son apport spécifique.

Le premier apport de la philosophie nous semble résider dans la pers-pective normative qu’elle peut prendre sur les phénomènes qu’elle inter-roge. Autrement dit, il tient au fait que le discours philosophique cherche à indiquer comment nous devrions agir sur ces phénomènes et par rapport à eux, pourquoi nous devrions (ou ne devrions pas) chercher à les transfor-mer, et en quel sens le faire. Comme on l’a vu, cette dimension normative est particulièrement présente dans les approches de Nussbaum et de Hon-neth, qui cherchent tous deux à dégager les raisons pour lesquelles nous devrions apporter des réponses politiques à la vulnérabilité. Si l’on peut estimer que la manière dont ils conçoivent ces réponses est insatisfaisante,

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car fondée sur un concept trop général de vulnérabilité, la manière dont ils en justifient le principe n’en demeure pas moins précieuse. Elle consiste en effet à souligner que l’autonomie à laquelle peuvent prétendre les sujets humains n’étant pas donnée d’emblée, son développement et son maintien reposent sur des conditions externes au sujet, auxquelles seule la collecti-vité peut donner accès. Il est vrai que l’identification de ces conditions ne peut sans doute pas se passer d’éclairages sociologiques ; en interrogeant les situations contemporaines dans lesquelles l’autonomie est justement mise à mal, les analyses de Castel et Paugam permettent justement d’identifier certaines de ces conditions sociales et c’est là l’un de leurs intérêts. Mais on peut noter que, ce faisant, leurs analyses apportent une confirmation à deux des thèses générales défendues par Nussbaum et Honneth. En mon-trant que les situations qui privent les sujets des conditions relationnelles et sociales de leur autonomie sont vécues par les sujets eux-mêmes comme des expériences négatives, les analyses de Castel et Paugam confirment l’impor-tance d’apporter une réponse à la vulnérabilité et l’orientation normative explicitement défendue par Nussbaum et Honneth. De plus, en mettant en évidence le fait que « la capacité d’être un individu n’est pas donnée d’em-blée et une fois pour toutes », comme l’écrit Castel (2009, p. 26), ils tendent à valider la thèse anthropologique d’une vulnérabilité constitutive des êtres humains qu’énoncent dans des termes différents Nussbaum et Honneth.

Ces deux dernières remarques permettent en outre de dégager le second apport de la philosophie dans le cadre d’un dialogue avec la sociologie sur la question de la vulnérabilité. Celui-ci tient moins à la perspective nor-mative qu’elle prend sur les phénomènes, qu’au rôle réflexif qu’elle peut jouer par rapport à toute forme de discours – le sien, mais aussi ceux qui lui sont extérieurs. Comme on a essayé de le montrer en indiquant l’intérêt d’une conception relationnelle élargie de la vulnérabilité, le mouvement de réflexion de la philosophie sur elle-même à partir du discours sociologique est particulièrement fécond : il permet en effet de produire un concept phi-losophique doté d’une portée normative et d’une pertinence descriptive. Mais ce mouvement réflexif peut aussi se produire en un sens différent et être utile à la sociologie : si en effet la philosophie peut réfléchir sur elle-même à partir de la sociologie, elle peut aussi fonctionner comme l’outil d’une réflexion de la sociologie sur elle-même. Dans ce cas, le but ne sera pas d’affiner ou de complexifier des concepts philosophiques, mais d’expli-citer les présupposés philosophiques de type normatif et/ou anthropolo-gique à l’œuvre dans le discours sociologique. Lorsque, dans Le lien social, Paugam (2008) recourt au concept de reconnaissance élaboré par Honneth pour distinguer à la fois les différents types de liens sociaux dont se soutient

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la subjectivité moderne et les différents rôles qu’assument ces liens sociaux à l’égard du sujet, il engage sur son travail de sociologue une réflexion dont l’enjeu est d’élaborer une théorie générale des liens sociaux. Or, pour ce faire, il mobilise un concept produit par la philosophie, qui semble fonc-tionner à la fois comme un opérateur de réflexion et comme un vecteur de généralisation du discours. De même, quand Castel introduit dans son tra-vail les notions de « support » de l’individualité et d’« individu par défaut » (2005, p. 12-14 ; 2009, p. 25-30), c’est pour mettre en évidence le fait que la protection sociale assurée par l’intégration dans des collectifs, quelles que soient les formes historiques qu’elle a prise, relève d’une « nécessité socio-anthropologique » dont la prise en compte permet d’élaborer une critique de la conception libérale de l’individu (2009, p. 247-270). Ici, le concept philosophique d’individu est donc mobilisé et retravaillé à l’aune des résul-tats du travail sociologique et historique ; il permet alors d’en généraliser les conclusions, mais aussi d’initier un dialogue critique avec certaines posi-tions philosophiques.

La philosophie et les concepts qu’elle produit n’ont donc pas simple-ment une valeur pour les philosophes, liée au fait que la philosophie peut, à condition d’être informée par la sociologie, assumer un discours normatif sur les phénomènes sociaux qu’elle interroge. Ils peuvent aussi avoir une valeur instrumentale pour la sociologie et fonctionner à son égard comme un outil de réflexion. Or, si les concepts philosophiques se prêtent à un tel usage, c’est justement en raison de leur généralité. Celle-ci ne peut donc pas être envisagée uniquement comme un facteur d’aveuglement à la pluralité et à la variation des contextes. Comme on l’a indiqué, elle peut permettre aux concepts philosophiques de fonctionner comme des outils de réflexion de la sociologie sur elle-même ; mais elle peut aussi leur permettre de jouer un rôle critique à l’égard d’usages possibles du discours sociologique.

Ce point est particulièrement visible dans le cas de la catégorie de vul-nérabilité. Comme on l’a vu, les conceptions philosophiques de la vulnéra-bilité se caractérisent par leur généralité : elles cherchent à identifier les fon-dements anthropologiques d’une vulnérabilité constitutive et soutiennent la thèse d’une vulnérabilité universellement partagée en deçà des variations des vulnérabilités concrètes. Le niveau de généralité auquel ces approches se situent n’est pas indemne de risques et c’est précisément l’existence de ces risques (d’abstraction, d’homogénéisation, d’invisibilisation) qui rend nécessaire la confrontation de ces approches avec des travaux sociologiques. Mais si la sociologie peut fonctionner comme une instance critique à l’égard de la philosophie, l’inverse est également vrai. En l’occurrence, la thèse d’une vulnérabilité constitutive et universellement partagée peut servir de

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rempart aux usages déterminants et potentiellement réifiants de la catégo-rie de vulnérabilité, que la sociologie peut susciter involontairement. En s’attachant à décrire les formes concrètes que revêt la vulnérabilité en fonc-tion d’une forme sociale donnée et en mettant en évidence leurs facteurs, les approches sociologiques de la vulnérabilité permettent en effet d’iden-tifier les groupes vulnérables ; mais, en opérant ce travail de catégorisation du réel, elles peuvent aussi laisser penser que la vulnérabilité est la propriété de certains groupes sociaux et favoriser les usages stigmatisants de cette catégorie15. En faisant valoir que tout être humain est fondamentalement vulnérable et en élaborant des interprétations plurielles et éventuellement concurrentes de ce que cette vulnérabilité recouvre, les approches philoso-phiques récusent l’identification de la vulnérabilité à un groupe déterminé ; ainsi, elles peuvent maintenir ouverte l’interrogation sur les formes histo-riques et les facteurs sociaux des vulnérabilités concrètes, et fonctionner comme un aiguillon de l’interrogation sociologique.

Le discours philosophique et le discours sociologique sont donc tous deux nécessaires à l’élaboration d’une conception normative de la vulnéra-bilité. Si, en tant que conception normative, celle-ci est d’abord produite par la philosophie, elle ne peut se passer des apports de la sociologie. En identifiant les facteurs sociaux qui rendent compte des formes particulières de la vulnérabilité et la manière dont elles se répartissent entre les groupes sociaux, celle-ci permet en effet de donner à la catégorie de vulnérabilité un contenu précis. Ainsi, elle peut prémunir le discours philosophique contre une abstraction trop grande, lui permettre de réviser et d’affiner ses concepts et l’aider à préciser ses recommandations normatives. La perspective socio-logique met ainsi en évidence le caractère nécessairement sous-déterminé ou inachevé des conceptions philosophiques de la vulnérabilité et, en creux, attire l’attention sur les effets d’aveuglement que produirait l’inattention de la philosophie à cette sous-détermination, ou sa croyance dans la possibilité de produire une fois pour toutes et de façon autonome un concept com-plet de vulnérabilité. Mais, si cette sous-détermination constitue bien une limite de la philosophie et plaide pour son articulation systématique avec la sociologie, elle apparaît comme une limite productive dès le moment où

15 Ce point a été noté par Hélène Thomas (2010) dans une réflexion sur les effets politiques des catégories utilisées par les sciences sociales, où elle se concentre sur les effets problématiques du recours à la catégorie de vulnérabilité. Sa conclusion nous paraît cependant trop radicale : en suggérant qu’il faudrait purger le discours des sciences sociales de la référence à la vulnérabilité, elle le prive d’un outil descriptif précieux et risque de réactiver une conception du sujet comme être toujours déjà autonome, que les approches qui recourent à la catégorie de vulnérabilité, aussi bien en philosophie qu’en sociologie, ont justement le mérite de remettre en question.

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REGARDS CROISÉS SuR LA VuLNÉRABILITÉ

le discours philosophique est mis en regard des approches sociologiques de la vulnérabilité. Là en effet, la philosophie peut fonctionner comme le ressort d’une réflexion de la sociologie sur ses propres présupposés philoso-phiques et la rappeler à la considération du caractère historique et ouvert des concepts par le biais desquels elle catégorise le réel et le rend intelligible.

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