TOUS DES OISEAUX · 2019-01-14 · Depuis sa première représentation au théâtre de La Colline...

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DepuissapremièrereprésentationauthéâtredeLaCollineen2017,TousdesoiseauxaentamésatournéeenFrance.Pour lapremière foisaveccettepièce,WajdiMouawadchercheàserendre«dans lecampdel’ennemi»,leprendreavecsoietledéfendre.LuileLibanaisexiléauCanadaàquionatoujoursdésigné lesJuifscommelesadversairessuiteauconflit israélo-palestinienquiamalmenésonenfance.Lepointdevueadoptéalorsdanslapièceestceluid’unefamillehébraïque,marquéparlesgénocidesduXXèmesiècle et les guerres de religion qui ont déchiré et déchirent encore LeMoyen Orient. Quatre heure dereprésentationavecuneentractepournouslaisserreprendrenotresouffle,Tousdesoiseauestunevéritabletragédie,expériencesensorielle,dontvousnesortirezpasindemne. ■ L’HISTOIRE Le rideau s’ouvre sur une bibliothèque universitaire au cœur de New-York, rayons projetés, jeud’ombreetde lumièresur les immensesmur-écranquioccupent la scène.La foulepasse,et traversecetespacevide-oupresque-caraucentre,assiseàunetableetéclairéeparlefaibleéclatdelalampe,ilestunejeunefille,plongéedanslesécritsd’unautreâge.«Àquoiçatientunerencontre?»D’abordunlivre,unmystèred’il yaquatre siècles,une identitéperdue,unnom,unecoïncidence…Quelquesparticuleset lacourburedel’espaceetdutempsqui,encelieuxetàcetinstantprécis,amènentWahida(SouheilaYacoub),etEitan(JérémieGaliana)àtomberfollementamoureuxl’undel’autre,endépitdeleursoriginesennemies.Chacunestl’héritierd’unlourdpasséhistorique,dequerelles,dehainesetdeguerres,quibouleverseraleurquotidienidyllique,pourlesjeter,lorsd’unvoyageenIsraël,surlascènedesviolenceshumaines:Eitanfaitpartiedesvictimesd’unattentat.Lajeunedoctoranteseretrouvealorsdansl’obligationdeseconfronteràlafamilledesonamantplongédanslecoma.Jeudehasardetdesecrets,chacundespersonnagesentreprenddegratterlaterrelabouréeparmauxetmots,pourydécouvrirsesracines.

■ ANALYSEETCRITIQUEI-Quêteidentitaire «L’identitén’estpas l’origine.Elleest seulement le rêve,uneutopie».Pourtant toutau longdesquatre heures de représentation, cette question de recherche identitaire n’a de cesse d’être disséquée,analysée,séquencéeetréduiteenlamellesd’ADN,à«46chromosomes»,parEitan,revendiquéeparsonpèreDavid, interrogée parWahida, dissimulée par Etgar et Leah. Les dimensions semultiplient, l’espaceinteragitavecletemps,lespanneauxsurlascènesemeuventetnousfontbasculerd’unlieuàunautre,d’uneépoqueàuneautre;causeetconséquencerapprochéesenquelquessecondes;etonréalisealorslepoidsdes secretsetdesviolencesdesgénérationspassées,qui s’ajoutentà la rancœuraccumuléeaucoursdesannées. Etc’estainsiquel’histoires’entremêleàl’Histoire,chaquepersonnageétantletémoin,leporteurdesmauxquicoulentdanssesveines, lemédiateurdecettedouleur latentequiagrandisoussapeau,etcecontre sa volonté. La «transmission des douleurs», d’un point de vue génétique, a beau ne pas exister,

TOUS DES OISEAUX

Utopie insaisissable

commeledéfendlejeunechercheurEitan,lapiècedeMouawadnousrenvoieperpétuellementleséchosdeces souffrancespassées.Cepointestd’ailleursdisputé lorsdece fameux repasdePâquesquimarque lavéritablefractureentrelejeunehommeetsafamillegermano-israëlienne.AurythmedesparolesdeWahida,lalumièrechange;lelieuaussi,etnousvoilàrevenuunanenarrièredanssonsouvenirdel’évènement.Elleet Leah vagabondent telles deux ombres sur la scène et, pareilles à nous autres dans la salle, sont lesspectatricesimpuissantesdudramequisedérouledevantleursyeux.

Malgrélafragilitéévidentedel’enveloppedesnon-ditsetautresfauxsemblants,cettedernièrerestedure à percer. Les secrets de familles sont bien enfouis, dans ce monde déchiré par la violence et lesconvictionsopposées.C’estpourquoiaffronterlavéritérelèveducourage.Malheureusementpoureux,lespersonnagesdelapièceMouawadn’ontpasleprivilègedefairecechoix,ilsysontcontraints:lancésàtouteallurecontrelemurdelaconnaissance,ilss’yfracassentsansretenue.Lesparolessontlourdesdesensetcomparablesàdes«oiseauxsauvagesqu’onnerattrapejamais,unefoislâchés»(JeanSimard,Hôteldelareine).CetimpactestévidentlorsdelascènedelarévélationdesoriginesdeDavid:latensionmonte,stoppe,etsoudaintouts’accélère,lamusiquegagneenintensité,lescorpsbougentdemanièreconvulsive,d’autrescourentsurlascène,l’harmonieestrompue.

Le traitementsonorede lapiècedeMouawadestd’autantplusmarquantqu’ilestmusicaletomniprésent.Les ambiances mêlées aux lumières adéquates,constituent en elles-mêmes un bassin d’immersion. Lessons sont tantôt discrets, échos quimontent crescendojusqu’à envahir tout l’espace, tantôt ils forment des«attaques auditives», déflagrations violentes etanxiogènes, comme lors de l’explosion du bus ou despassagesd’avions.Maiscetteharmoniecontrastéerésidetoutparticulièrementdansl’attentionportéeautravailsurlalangue.TousdesoiseauxestunevéritabletourdeBabel,où les acteurs (choisis avec soin pour leur languematernelleet leurhistoirepersonnelle)yperformentenHébreu,Arabe,AnglaisetAllemand.Au-delàmêmedelanécessitéexpriméeparl’auteurderestituerlesdialoguesdansleurlangueoriginelle,cechoixconfèreauxmotsuneprésencemusicaleenplusdusensdontilssontporteurs.Les transitions linguistiques sont fluides, parfois mêmeindiscernables. Les grands modules en portent latraduction et font ainsi voyager les motsgéographiquement. Par la polyphonie, les parolesdéploienttouteleuramplitudeetpuissancepoétique.Onse souvient dumonologue deWahida et de la légenderacontée parWassân, exprimée en arabe, à la fin de lapièce. A cet instant, c’est la «langue de l’ennemi» quiapaiseDaviddanssesderniersinstants,avantsonpassagedansl’au-delà.

Wahidaauchevetd’Eitandanslecoma.«Etmaintenant?»

L’ombreenvahitlascène.Combiendetempsreste-ilauxamantsavantd’êtreauxaussiengloutis?

RepasdePâquesracontéparWahida,spectatriceimpuissante

II-ÉPOPÉECONTEMPORAINE Tousdesoiseauxestunevéritableépopéeausensgrecduterme.Mouawadyentremêlelesfilsduréelavecceuxdel’imaginairepourtisserunehistoirepolymorphe.Lesmythesprincipauxsontaunombrededeux. Lepremierayantdonnésonnomà l’œuvre,estceluidecetoiseauqui,désespérédenepouvoirvivreaveccesêtresaquatiquesquilefascinent,décidequ’uninstantdepleinbonheurvaut

bien une vie de privation. Une fois dans l’eau, voué à une mort certaine, il constate avecémerveillementsamétamorphose,inespérée:mi-oiseau,mi-poisson,devenuL’oiseauamphibie.Cecontefaitbiensûréchoàlaquêteidentitaireàlaquellesontcontraintslesdeuxjeunesamants,maisaussi,etsansquecederniernelasachevéritablement,David.Lesoiseauxsontuneutopieentermesdeliberté;ils«vontetviennentdechaquecôtédumur».Pourquoichoisiruncamp,quandonpeutvolerentrelesdeux?AprèsL’Oiseaudebeauté,l’Oiseauduhasard,etl’OiseaudeMalheur,destroispremiersactes, l’OiseauAmphibiearrivecommeunconclusion,uen réponseaudilemmeetauxmauxquisillonnentlapièce:nonpascommeunapaisement,maisplutôtcommelederniercoupdepokerdudestin,assénépournousachever.Carcen’estpasunelégendequipeutrecoller lesmorceauxd’unêtrefracassé,ouépongerlesangdemillénairesguerriers.

Le secondmythe est celui deMohamed Al-Wassân, mieux connu sous le nom de LéonL’africain,diplomateoffertauPapeLéonX,quientreprendsaconversionauchristianisme.CommelepersonnagedeDavid,ilamislesvêtementsdel’ennemi,aprissalangue,sareligion,estdevenusonintime,sonami.CettesimilaritéestsoulignéeparWahidaadoptantalorslerôledemédiatrice,entremortsetvivantsmaisaussientrelescultures.Lepersonnagedecettejeunedoctorantedoitd’ailleurs être abordé dans toute sa complexité: américaine d’origine étrangère, à la beautéfracassante,quienréalitérenfermetoutelapeurettoutelahontedesesorigines,desaculturearabe. Ainsi pour elle également, ce voyage en Israëlmarquera un tournant décisif dans la vie,puisqu’ilseraledébutdel’acceptationdesonipséité.Léonl’Africainquantàlui,objetdethèsedelajeunefille,estunemiseenabîmedeWajdiMouawad,lui-même. La tragédie amoureuse résulte de l’unionimpossibledesculturesdivergentesdesdeuxamants.«Commentpeutonêtreheureuxindividuellementetmalheureuxcollectivement?» interroge l’auteur.Al’imagedeRoméoetJuliette,lesreligionsauxquellesappartiennent Eitan et Wahida s’entre-tuent sansrépit. Pourtant l’amour est posé ici comme unattentat; autant au sens figuré, rébellion contrel’autorité imposée par les parents Norah et David;qu’ausenslittéralpuisque,dansunedesesanecdotesà l’humour corrosif, Leah évoque l’histoire de cesjeunes amants qui, au milieu des foules lesempêchantdevivreleurpassion,sefaisaientexploser.

Wahida,l’oiseaudebeauté,l’envolamoureux

Premierbaiserdesjeunesamants,sousl’effervescentelumièredesnéons

Parunmélangesystématiquedestons,WajdiMouawadnousfaitpasserdurireauxlarmesenquelquessecondes,de lapoésie tragique,aupiquantde la comédie.Chaquepersonnagesedissumulesousunecarapacedefauxsemblantspourcacherlessouffrancesprofondesdesonêtre:lesmauxdeLeahsontdissimulésderrièresonhumoursarcastique,ceuxdeWahidaderrièresonbeauvisage…Ilsemblesisimplederevêtir lemasquede l’indifférence.Maiscetteprotectionsebrise quand le poids des vérités devient trop lourd, et les fissures laissent entrevoir la naturevéritabledeceluioucellequisetientenfacedenous.Lajeunefillesedévoileenabandonnantsesattributsféminins,changeantsarobepourunjean,etcoupantseslongscheveux.Lesrévélationssontbouleversantes,etnousprennentlecœur,commesil’onsetrouvaitdansl’œild’uncyclone:autourtoutchavire,maislà,ici,àcetinstant,seulscesmots,comptent. Cettepuissancedramatiqueestd’autantplus importante,qu’ellenousoppressependantquatreheures.Néanmoins,letempsdansTousdesoiseauxn’estpastraitédefaçondiachronique,bienaucontraire.Ilavéritablementuneexistenceenquatredimensionspuisqueparlebiaisdespanneauxmobiles–seuldécormisàpartlatableetleschaises.Ilsillonnel’espace,lecourbe,letorsade,desmorceauxdupasséseretrouventinclusauprésent,toutensedémarquantsanspeinepourlespectateur,parunjeudelumière,demusique,d’accessoire.Aumouvementd’unobjet,onslalomeentrelestemporalités. Enfin,commentévoquerletravaildeMouawadsansévoquersonrapportaveclecorpsdel’acteur.Commentmarquercettedéchirure?Cettesouffrance?Lecorpsenestlemédiumactif.Lerôleestincarnéparl’acteuretsesmouvements;sesactionsdoiventtraduiredessensationsprécises,secorréleraveclaparole,laporteretsusciterdelasortelesémotionsdesspectateur,lesenflammer.«Aquoibonvenirauthéâtresicen’estpaspourêtrebousculer?»,prévientlemetteurenscène.Lesindividussontainsimisenvaleur,leseffetssontdécuplés.Onrappellelesentimentd’oppressionquinousaprislorsdelascènedelafouilleaucorpsdeWahida,quidériveenviol:lajeunefillesetientlà,nue,aucentredelascène,doscontrelemoduleblanc,lesdeuxautresàsescotésrefermentl’espace,elle sembleminuscule, impuissante… faceà cepouvoir.C’estaussi le casdansd’autresscènestraitantd’extrêmesviolences:celleparexempledumassacredeSabraetChatila,dontnousn’avonsquelarestitutionsonoredescrisetdespleursquinouslaisseenvisagerlepire,estd’autantplussidérantequenous(spectateurs)sommesàlaplacedecesimageshorrifiantes.

DansTousdesOiseaux,WajdiMouawadrestitueauthéâtretoutsonpotentield’immersion.Happerle spectateur, le bouleverser, butqu’il atteint avecunemagnifiquehabiletépar l’alliancedes tons et desgenres. A partir de la recherche identitaire, la pièce bascule dans les questions actuelles de conflitgéopolitique.Alagravitédusujetsecombineunedosedepoésie,demythe,d’ironieetmêmed’humour,justeassezpournousenflammerl’âme.Jeudelumière,tantôtchaude,tantôtglaciale,jeusonore,toutenforceouensubtilité,jeuchorégraphique,mouvementsdegrâceouemplisdeviolencequianimentlescorpslorsqu’ilstraversentl’espace.Lepoidsdesorigines,couronned’épine,oubouletauboutdelachaîne:peut-onréellementunjoursetrouver,secomprendre,porterversl’autreunregardsanshaine,apaisersonâme,secalmer?

Unspectaclesaisissantd’émotion.Naïs

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