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1 Didier Pezant LE SERMENT DES MONSTRES

Le serment des monstres, un roman de didier pezant

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Didier Pezant

LE SERMENT DES MONSTRES

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« Quiconque lutte contre des monstres devrait prendre garde, dans le combat, à ne pas devenir monstre lui-même. » (Friedrich Nietzsche)

« Curtis Le May disait que si nous avions perdu la guerre, nous aurions tous été poursuivis comme criminels de guerre. Et je crois qu’il avait raison. Il s’est conduit comme un criminel de guerre, et j’ajouterai que moi aussi. Qu’est-ce qui rend une action immorale si on perd et morale si on gagne ? » (Robert S. McNamara - The Fog of War)

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Prologue

Il faisait nuit. Aucun bruit ne filtrait de la rue. Martha était réveillée depuis plus d'une heure et ne parvenait toujours pas à trouver le sommeil. Blottie sous une chaude couverture, elle gardait les yeux ouverts dans l'obscurité comme pour percer à jour des détails qu’elle s'imaginait au plafond. Mais elle ne distinguait rien, rien d'autre que des pensées qui l'assaillaient.

Martha n'osait pas bouger pour ne pas réveiller Hantz, ni déclencher des questions du genre « Pourquoi tu ne dors pas ? », « A quoi tu penses ? », « Qu’est-ce qui ne va pas ? ». Elle ne voulait pas s’expliquer, en tout cas pas maintenant.

De toute façon Martha avait une sainte horreur de répondre à ce genre d’interrogation. Elle en avait souvent fait les frais dans son enfance et son adolescence.

Le problème des rêveurs, songea-t’elle, c’est que leur cerveau travaille en permanence, mais en silence. Alors voilà pourquoi, à ce genre de question, elle répondait le plus souvent par un « rien » véhément et parfois rageur, ce qui offusquait sa mère. « Laisse-la tranquille, si elle a envie d’en parler, elle en parlera », l’encourageait alors son père, dont la désinvolture feinte cachait une curiosité qu’il croyait pouvoir être assouvie par quelques futures confidences… qui ne viendraient pas, pensait Martha, pas dupe de ce petit jeu entre ses parents.

Le souvenir de ces instants saugrenus en famille lui revenait maintenant pour finalement la décider à en faire autant avec les éventuelles questions de Hantz. Heureusement, la curiosité ne constituait pas son principal trait de caractère.

Elle gardait donc le silence et fixait son regard dans le vague, immobile. La nuit allait bientôt se dissiper dans la pénombre du petit matin et Martha réfléchissait toujours, anxieuse. Elle tourna la tête et posa ses yeux sur son mari. Il dormait à poings fermés, d'un sommeil profond de bébé que rien ne semblait pouvoir interrompre.

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L’homme de sa vie pensa-t-elle. Elle l'admira, esquissant un instant un sourire amoureux comme au premier jour, mais son visage se durcit soudain. Un flot de tristesse la submergea. Incontrôlable. Leur vie avait changé et elle savait qu’un jour ou l’autre elle changerait encore plus radicalement. L’avenir semblait tellement incertain et fragile. Elle prit une profonde inspiration et soupira, regardant à nouveau vers le plafond, les yeux dans le vague.

Leur histoire, si belle en apparence, semblait prendre un tour inéluctable dans une direction qu’elle n’aurait jamais cru imaginer au début de leur mariage. Mais les caractères changent, s’affirment, mûrissent, les opinions aussi, et c’était sans doute cela, la cause...

« Mon Dieu, se prit-elle à songer. Comment en est-on arrivé là ? »

Elle cligna des yeux plusieurs fois pour empêcher des larmes de couler sur ses joues. Sans succès. Elle connaissait la réponse à cette question, sans encore trop oser se l’avouer à elle-même. Car l’aveu était peut-être la première étape avant de subir le changement, ou plutôt d’en être à l’origine.

« Que va-t-il se passer maintenant ? »

En attendant de formuler une vraie réponse, Martha n’avait que ses questions et ses idées noires. Et surtout, comme une appréhension, le sentiment inexplicable que le pire était à venir. Non seulement pour elle et Hantz, mais pour tout un monde.

« Les gens ne s'en rendent pas compte ? Si je pouvais savoir où et quand cela a dégénéré. »

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Les premières lueurs du jour perçaient sur la ville. Engourdie dans le froid de février, la vie reprenait lentement son cours habituel. Comme bien souvent, la nuit avait été calme sur Dresde. Située au sud-est de l’Allemagne, éloignée des zones de combat, l’agglomération semblait protégée, réfugiée sous l’apparent abri de ses batteries anti-aériennes. Pour la plupart des habitants, les bombardiers alliés, au rayon d’action soi-disant moyen, semblaient incapables de l’atteindre. Ils conservaient ainsi une fausse sensation, celle d’une guerre lointaine qui n’arriverait jamais jusqu’aux rives de l’Elbe. Même si quelques frappes avaient pourtant été déplorées ces derniers mois dans la région, sans trop de dommages pour la ville, elle avait peu subi les effets du conflit et semblait vivre dans une sorte de vase clos.

Attablés dans leur petite cuisine, Hantz et Martha se faisaient face. Comme chaque matin, ils partageaient un petit-déjeuner frugal avant d’aller travailler. La conversation portait sur le temps prévu dans la journée. Encore des températures froides, ce matin. Rien de plus normal à cette époque. Ils étaient habitués à vivre chaque année des hivers rigoureux mais celui-ci n’en finissait pas. Particulièrement précoce, il s’était installé depuis novembre, couvrant la ville d’un duvet glacial de plus en plus difficile à supporter. Les beaux jours semblaient encore si loin. Les rives de l’Elbe pouvaient se targuer d’offrir ainsi un panorama fantomatique et merveilleux à la fois, baigné chaque matin dans la brume, sous la neige et la glace.

Hantz et Martha terminaient leur repas sans échanger un mot. Seul le bruit de la pendule accrochée au mur terne de la cuisine venait perturber ce silence. Ils portaient de temps en temps leur regard vers l’extérieur et depuis le quatrième et dernier étage de l'immeuble, ils pouvaient découvrir à l’horizon des nuages de fumées blanches qui s’échappaient des toits. Ces

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petits panaches semblaient s’envoler comme autant de signes de vie et de messages d’espoir. Ou d’appels de détresse ?

- On devrait avoir une journée ensoleillée, lança Hantz pour briser le silence. C’est ce qu'ils prévoient à la radio. Ils disent même que les températures vont monter cet après-midi, un avant goût de printemps.

Le regard tendu vers l’extérieur, Martha hocha la tête, toujours plongée dans ses pensées, celles des fantômes de sa nuit d’insomnie. Nul doute que la population accueillerait cette nouvelle avec soulagement, songeât-elle. Enfin un peu de soleil et de ciel bleu, en espérant que cette prévision soit suffisamment fiable pour réchauffer un minimum l’atmosphère et surtout les cœurs.

Le décor de leur appartement était dépouillé. Il respirait la simplicité, celle d’un jeune couple installé depuis peu et qui ne roulait pas sur l’or. Sur la table trônaient une cafetière Moka offerte par Hantz juste avant la guerre, deux petites tasses, quelques couverts et chiffons, et une boîte en fer dans laquelle s’amassaient des morceaux de sucre avec quelques gâteaux. Le couple vivait dans un logement exigu mais fonctionnel. C’était un modeste deux-pièces avec une chambre, une salle de séjour et une petite cuisine. Malgré leurs faibles moyens, ils l'avaient décoré avec goût lorsqu’ils avaient emménagé. Seul bémol, les sanitaires se trouvaient sur le palier, ce qui, en ce moment, n’était pas de première commodité. L’immeuble se trouvait sur Guericke Strasse, à l’est de Dresde, dans le quartier de Leuben. C’était l’une des nombreuses communes qui faisaient anciennement partie de la banlieue de la ville. Située à moins de dix kilomètres à l’est du centre historique, elle avait été absorbée par l’urbanisation galopante.

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Le bâtiment avait été construit au début des années 1910. A l’époque, l’activité industrielle de l’agglomération en plein essor avait engendré une pénurie de logements. De nombreux programmes immobiliers étaient alors sorti de terre dans cette partie de Leuben. Ils avaient rapidement transformé la physionomie de la ville et de ses faubourgs. L’immeuble était habité par plusieurs familles ouvrières et se trouvait à quelques encablures à peine de leur lieu de travail respectif. C’était une enclave plutôt ouvrière à l’est du poumon vert que formaient le Grosser Garten et le jardin botanique, et dans lequel ils avaient pris l’habitude de se promener le weekend.

Martha avait fait chauffer du café, un luxe de plus en plus rare en cette période de pénurie. Il restait encore quelques biscuits au fond de la boite en fer. Le temps des restrictions était maintenant venu. On était loin des petits déjeuners d’avant-guerre, et ceux du dimanche où la charcuterie, le fromage et parfois la confiture égayaient la table. C’était il y a longtemps, une éternité presque, à l’époque où les sourires illuminaient leurs visages et éclairaient les journées. Désormais, même si le conflit semblait encore loin, l’humeur était morose. Malgré ce que l’on pouvait entendre sur les grandes ondes, de sombres nouvelles commençaient à affluer de l’est. Mais aussi du front ouest. Les allusions devenaient de plus en plus claires. Alors la propagande tentait par tous les moyens d'étouffer le bruit des rumeurs et de rehausser le moral de la population. Cela semblait fonctionner jusqu’à présent. Pourtant Martha n’était pas dupe. A l’hôpital où elle travaillait, elle voyait et entendait beaucoup de choses sur la situation réelle. Elle était désormais convaincue que tôt ou tard la guerre serait perdue. C’était une question de mois. Le régime ne pourrait plus tenir longtemps, elle le pressentait. Et surtout, contrairement à son mari, elle n’y croyait plus. Il fallait maintenant songer à l’après guerre.

Elle resservit Hantz, qui la gratifia d’un sourire amoureux.

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- Profites-en, lui dit-elle, il ne nous reste plus de café maintenant. On n’en trouve plus. Alors on n'est pas prêts d’en reboire à nouveau, je peux te le garantir.

Hantz hocha la tête en silence, interdit. Ce n’était pas le manque de café qui l’interpellait, mais plutôt le ton qu’elle avait employé. Depuis plusieurs mois, il la trouvait de plus en plus soucieuse et sèche. Il se doutait bien que son moral était lié à la situation du pays. Mais la politique était un sujet qu’ils ne préféraient pas aborder ensemble car c’était à coup sûr une source de friction. Pour avoir vécu dans le passé des conversations passionnées, au début de leur relation, ils savaient qu'il y avait des sujets à éviter. Ils en avaient fait un principe sacré, une sorte de pacte : ici, on ne parlait pas de ça. A l’origine, il leur semblait que c’était le gage d’une parfaite harmonie dans leur couple. Et puis Martha avait fini par trouver cela confortable. Mais elle ne tenait plus et elle y faisait de plus en plus allusion, sans avoir l’air d’y toucher, à petites doses. La pression qu’elle connaissait à son travail n’y était sans doute pas étrangère. Ce n’était rien, juste quelques mots, quelques références de temps en temps et quelques anecdotes sur ce qu’elle voyait à l’hôpital. Mais cela suffisait à alerter Hantz désormais. Malgré tout, il préférait ne pas polémiquer. Il avait la sensation que Martha s’était comme résolu à la défaite, comme si elle lui lançait ce message subliminal. Mais lui, il y croyait toujours. Peut-être était-ce lié à son éternel côté optimiste et insouciant. Ou bien au milieu familial dans lequel il avait baigné dans son enfance. Des oncles tombés dans les tranchées, des parents résolument nationalistes qui avaient vécu la défaite et le traité de Versailles comme une humiliation qu’il faudrait un jour venger. Ou bien, tout simplement, Hantz était-il influencé par les discours de la propagande. L’Allemagne possédait de nouvelles armes, des armes révolutionnaires, alors il n’en doutait pas : à coup sûr elles allaient changer le cours de la guerre. Finalement Martha finirait bien par accepter cette évidence. C’était la guerre totale désormais, comme disaient les autorités, et ils allaient la gagner.

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Hantz avait trente-deux ans. C'était un grand jeune homme, plutôt beau garçon. Sa carrure athlétique, ses cheveux bruns et ses yeux gris lui conféraient un charme inné. Difficile d’échapper à son regard craquant et à son sourire désarmant. Il était né à Dresde, où il avait toujours vécu. C’était le petit dernier de la famille, une famille impliquée dans le régime comme beaucoup à l’époque. C’était aussi, peut-être, pour s’assurer la tranquillité et ne pas s’attirer d’ennuis, plus que par conviction politique. A vingt ans, dans l’insouciance de la jeunesse, il s’était engagé dans l’armée de l’air et avait prêté serment au drapeau et au Führer. C’était un peu poussé par ses parents, et pour montrer aussi qu’il pouvait prendre sa vie en main, à l’instar de ses frères également sous les drapeaux. C’était en 1933, peu après l’arrivée d’Hitler au pouvoir. A l’époque, l’avenir lui semblait radieux. Avec un tel Guide à sa tête, l’Allemagne pouvait désormais porter haut et fort ses couleurs dans le monde, face à ceux qui l’avaient humiliée après la défaite. Pour un jeune garçon comme lui, faire sien cette promesse d’avenir avait quelque chose de grisant. Certes, contrairement à d’autres plus fanatiques, il était loin de vouer une adoration sans bornes pour le Führer. Mais il lui trouvait cependant un charisme séduisant et magnétique, somme toute difficile à expliquer. Il y avait quelque chose d’ensorcelant chez cet homme, qui forçait le respect. Suffisamment en tout cas pour accepter ses thèses nationalistes et antisémites. Il avait sans doute raison. Et puis cette notion d’ordre, de devoir, de responsabilités que le Führer véhiculait, lui était essentielle. C’était aussi le fruit de son éducation familiale. Voilà pourquoi le projet de redressement du pays avait autant d'importance pour lui. Et surtout, il avait prêté serment. Dans son esprit, cet acte avait une signification primordiale. Il avait donné sa parole. Cela revêtait autant de valeur que son mariage avec Martha. Alors, comment pourrait-il revenir dessus aujourd’hui ?

Avant tout, Hantz était passionné d’aviation. Depuis sa plus tendre enfance, il portait son regard vers le ciel et les nuages. La

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conquête des airs dans ces machines fabuleuses avait alimenté ses plus beaux rêves de gosse. Pour lui, l’avenir était là-haut. Dès qu’il en eut la possibilité, il effectua sa formation à l’école de l’air. Il voulait devenir pilote et comme beaucoup de jeunes de sa génération. Il s’y engagea à fond et sorti parmi les premiers de sa promotion, ce qui lui donna l’opportunité de rejoindre alors la Luftwaffe renaissante. Il choisit d’être affecté à l’aérodrome militaire de Klotzsche, au nord-est de Dresde. Il connaissait bien cet endroit pour s’y être rendu fréquemment quand il était gamin. Avec d’autres copains, il prenait le tramway de la ligne 7 qui montait vers le nord, direction Weixdorf. Après quelques minutes de marche, il pouvait se retrouver près de l’aérodrome, aux premières loges pour voir pendant des heures les avions décoller, atterrir et effectuer des manoeuvres d’entraînement. Ses yeux d’enfant brillaient devant ce spectacle. Un jour il serait l’un de ces héros dans les airs. Pendant les cinq années qui suivirent son incorporation, il vécut alors comme dans un rêve. Il pilota, s’entraîna, effectua chaque jour des exercices de combat. Il appartenait enfin à la glorieuse Luftwaffe et il avait le sentiment de participer au renouveau de l’Allemagne, dont les ambitions n’avaient désormais plus de limites. Aux commandes de son Messerschmitt, il se sentait puissant et se voyait déjà prêt à suivre le projet du Führer et à porter le glaive aussi haut que possible pour la gloire de son pays. Mais il ignorait que son rêve se briserait.

Car le destin avait prévu autre chose pour lui et l’année 1938 allait remettre en question l’avenir qu’il s’était imaginé. Il aura suffit pour cela qu’un jour, au retour d’une mission d'entrainement, une panne de moteur lui fasse perdre le contrôle de son appareil à l'atterrissage. Ecrasé en bout de piste dans son épave fumante, il trouva cependant les ressources nécessaires pour s'en extraire, alors que les secouristes arrivaient. A bout de forces, mais vivant, il s’effondra avant que son avion ne prenne feu. Ses jambes ne le portaient plus et il était facile pour lui de réaliser aussitôt la gravité de ses blessures. Touché au dos et aux jambes, il était inutile de se voiler la face, son avenir de pilote était désormais bien compromis. Cet accident allait totalement bouleverser sa vie, tant dans sa chair que dans son coeur.

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Transporté à l’hôpital Rudolf Hess de Dresde, l’un des plus grand centre médical de la ville, on lui fit aussitôt comprendre qu’il ne devait pas se faire d’illusions sur son avenir dans la Luftwaffe.

Hantz resta plusieurs mois en soins, le corps en souffrance, dans cet hôpital grouillant. C’était aussi une faculté de médecine réputée et il pouvait se dire qu’il était entouré par un personnel médical qualifié. Il ne croyait pas si bien dire. Au fil des mois son état de santé s’était amélioré et il put entamer sa rééducation. Hantz voyait dans cette épreuve une remise en question totale de sa vie. Il allait devoir faire preuve de courage pour avancer. Mais sur le chemin de la convalescence, il n’avait pas imaginé pouvoir compter sur un allié surprise, en la personne de Martha.

***

Martha était employée à l’hôpital et c'est là qu’elle fit la connaissance de Hantz. Il avait vingt-cinq ans, elle en avait dix-huit et venait d'intégrer l'établissement un peu plus tôt cette même année, comme assistante du directeur. Elle devait mettre à jour les dossiers administratifs des patients et était tombée sur celui de Hantz. Le dossier semblait incomplet et surtout, au delà de ça, sa situation l’avait intriguée et elle avait décidé de lui rendre visite. Ce fut un véritable coup de foudre au premier regard. Immédiatement chacun sut que leur vie serait bouleversée à jamais. C'était comme une évidence. Ils avaient devant eux, juste sous leurs yeux, la personne dont ils avaient rêvé, qu'ils avaient tant de fois imaginée.

Enfin. Aucun des deux ne croyait au coup de foudre ni aux contes de fées, mais pourtant, il fallait se rendre à l’évidence. C’était sûr. C’était là, inutile de tergiverser, inutile de chercher ailleurs. C’était inespéré. Leur premier regard imposa

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naturellement un sourire béat sur leur visage, simultanément. Pas un mot. Juste un regard. C’était clair, comme un soulagement de ne pas avoir à chercher. Nul besoin de lutter. Inutile de poser des mots sur leurs sensations. La réponse était là, devant eux.

Martha venait tous les jours lui rendre visite. Elle prenait des nouvelles et passait dès que possible du temps avec lui. Ce petit manège n’avait pas échappé au directeur, ce qui le faisait sourire. Cela lui rappelait tellement de choses. Les deux amoureux apprirent à s’apprivoiser et firent connaissance. Au fil des mois cet amour ne cessa de grandir, leurs conversations devenaient de plus en plus intimes, les rendant plein d’allégresse et d’espoir dans l’avenir, malgré les nuages noirs de la guerre qui s’amoncelaient au-dessus de l’Europe.

Grace à cette rencontre, à l'attention et la présence quotidienne de Martha tout au long de sa convalescence, Hantz put concentrer son attention et ses forces sur sa récupération. Ce n’était plus un challenge personnel, mais c’était pour Martha qu’il le faisait. Il ne se sentait plus seul, il avait un objectif, loin de l’armée, celui de construire quelque chose avec elle à ses côtés, et à terme pourquoi pas, fonder une famille.

Quelques mois plus tard Hantz apprit officiellement qu’il ne pourrait plus piloter. Même s'il le pressentait, cette décision fut difficile à accepter. Il devait dire adieu à son rêve de gosse. Il pouvait tout de même rester dans l’armée de l’air mais dans un poste au sol qui l’ennuyait. Lorsque la guerre commença, on lui proposa soit de rejoindre la Flak, la défense anti-aérienne de Dresde, soit de travailler en détachement à la défense civile.

- Vous vous sentez de gérer une batterie anti-aérienne ?

- Franchement, je ne sais pas. Ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus. Et Dresde n’est pas non plus une cible stratégique.

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J’aurai préféré intercepter des bombardiers ennemis en plein vol.

- Je le sais, Hantz. Mais ce n’est plus possible. C’est la Flak ou la défense civile. On vous laisse le choix, estimez-vous heureux.

Il y avait fort à parier qu'il s'ennuierait à ce poste, alors il préféra choisir la seconde option.

Dès le début du conflit, il fut affecté au château d’Albrechtsberg, dans le quartier de Loschwitz, au nord-est de Dresde. L’endroit se trouvait perché sur une colline de la rive gauche de l’Elbe, à l’est de Neustadt. Situé sur les bords du fleuve ses deux tours imposantes et moyenâgeuses embrassaient de leur hauteur le quartier de Blasewitz de l’autre côté du fleuve. Comme une coïncidence, c’est là-même où se trouvait l’hôpital où travaillait Martha. Une vue magnifique s’offrait sur la vallée de l’Elbe et la ville avec la Frauenkirche et la place Adolf Hitler où se trouvaient l’opéra Semper et le Palais Zwinger.

Depuis 1937, le château, ainsi que le parc et les écuries, étaient utilisés par une division de SA, les Sections d’Assaut. Puis, au début de la guerre et à cause des menaces d’attaques alliées, les caves du château avaient été reconverties en abri anti-aérien. C’est là qu’il officiait. A partir de 1943, le château recueillit des orphelins qui étaient logés dans les chambres du bâtiment. Et maintenant, depuis plusieurs semaines, on voyait des colonnes de réfugiés rejoindre continuellement le complexe afin d’être hébergées sur place ainsi que dans les dépendances du parc. Cette arrivée massive sensibilisa pour la première fois Hantz à la situation de son pays. Mais elle était loin de remettre en question sa loyauté et sa foi dans un avenir meilleur.

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Martha se resservit à son tour et termina le fond de la cafetière, sous le regard tendre de Hantz. Elle était toujours aussi belle. Il lui sourit et lui caressa la main amoureusement. Elle lui rendit son sourire. Elle venait d’avoir vingt-cinq ans et resplendissait de beauté. Elle était grande et sa silhouette élancée lui donnait un charme et une élégance naturelles. Ses cheveux blonds mettaient en valeur de magnifiques yeux verts. Son regard semblait constamment analyser la situation et percer à jour les gens qu’elle observait. Il témoignait de sa vivacité d’esprit et de son intelligence. C’est ce qui avait séduit Hantz dès le premier instant. Avec son sourire, tellement craquant. Au contraire d’elle, il se sentait parfois ridicule ou insignifiant face à sa perspicacité.

Martha reposa la cafetière, désormais vide. Par son attitude désinvolte elle sembla le déplorer d’un air gêné, comme s’excusant d’être à court de denrées.

- Ce n’est pas grave, dit Hantz. Cela va s’arranger.

Martha l’observa machinalement et sourit, sans un mot. Croit-il vraiment à ce qu’il vient de dire, se demanda-t-elle. Elle le fixa, pensive. Chaque fois qu’elle le regardait, elle revoyait le beau jeune homme qu’elle avait rencontré suite à son accident. Il était si mignon et si attentionné. Elle avait succombé à la beauté naturelle de ses vingt-cinq ans. C’était devenu son héros. Il l’avait rendue heureuse, la faisait rire chaque jour. Aujourd’hui, l’amour qui les liait était toujours aussi fort et le temps avait agrémenté leur relation de multiples centres d’intérêts, alimentant continuellement leurs conversations et leur complicité. Mais Martha regrettait qu’ils ne soient plus sur la même longueur d’onde. Elle savait qu’il y avait encore du chemin à faire pour qu’ils puissent évoquer la situation sans confronter leur désaccord.

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- C'est vrai, tu verras. Ca va aller, continua Hantz.

Devant une telle remarque, Martha ne chercha pas à polémiquer. Elle se dit que le manque de café n’était pas un prétexte suffisant pour débattre avec lui de la chute du régime. En tout cas elle n’osa pas l’utiliser pour parler de la défaite qu’elle savait inéluctable. Et de ce terrible secret qu’elle devait garder. Jusqu’à quand arriverait-elle à lui cacher la vérité ? Elle se sentait mal de porter le fardeau du silence, mais c’était pourtant nécessaire. Elle ne pouvait faire autrement. Il en allait de leur sécurité. Si seulement il pouvait la comprendre, pensa-t-elle.

- Ca va ? interrogea Hantz, intrigué par son silence soudain.

Martha sortit de ses pensés. Une fois de plus elle cacha automatiquement la vérité, s’en voulant aussitôt de ne pas lui dire tout simplement que non, cela n’allait pas du tout, que l’on allait perdre la guerre, que les alliés prenaient le pays en tenaille, qu’ils fonçaient sur Berlin tant depuis l’est que depuis l’ouest. Toutes ces informations que Hantz ignorait, ou faisait semblant d’ignorer, parasité par la propagande.

- Oui, oui, tout va bien, s’entendit-elle répondre.

Martha sentit aussitôt qu’une nouvelle occasion venait de s'évanouir. Et quand bien même elle l’aurait saisie, qu’aurait-elle dit à Hantz ? Comment réagirait-il si elle lui annonçait que les Russes avaient découvert un camp d’extermination à Auschwitz, le mois dernier ? Qu’ils ne cessaient de progresser. Que c’était pareil avec les Américains, à l’ouest. Lesquels des deux seraient les premiers à investir la ville ? Les Américains ou les Russes ? Elle voulait avant tout préserver son couple. C’est l’une des raisons pour lesquelles, bien avant le début du conflit, Martha avait toujours voulu rester à l’écart de la propagande du régime. Sur son échelle de valeurs, la politique venait bien loin derrière

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ses convictions religieuses qui, pourtant, lui importaient si peu. Elle voulait éloigner tout cela de sa vie. Car elle n’avait jamais souhaité s’impliquer. Jusqu’à ce qu’elle ouvre les yeux. Jusqu’à ce qu’elle découvre la vérité et surtout l'horreur. Aujourd’hui elle regrettait cette sacro-sainte règle d’or instaurée entre eux. Comme c’était puéril ! Cette règle risquait un jour de faire éclater leur couple devant la réalité. Elle le savait, plus elle temporisait dans le mensonge, et plus l’explosion serait violente. Mais comment faire autrement maintenant ?

Qu’elle le veuille ou non, Martha était désormais sensibilisée à la situation. Dès les premières années de guerre, l’afflux des blessés et des réfugiés l’avait inquiété. Cela avait surtout remis en cause sa vision du système. Son esprit critique s’éveilla lentement. Etait-elle la seul à voir ce qui se passait ? A ressentir cet horrible sentiment de culpabilité, tout en devant garder le silence ?

***

Au fil des ans, elle devint très liée au directeur de l’hôpital, Horst Neumann. Elle éprouvait beaucoup de respect pour lui et, avec le temps, une confiance de plus en plus forte s’était installée entre eux, comme entre un père et sa fille. Horst avait détecté dans l’attitude générale de Martha et dans quelques-unes de ses réactions à l’hôpital, un certain potentiel critique. Mais il voulait en avoir le coeur net. A plusieurs occasions il lui avait tendu quelques perches pour qu’elle s’exprime. « Vous en pensez quoi, Martha ? ».

Au début Martha avait essayé de noyer le poisson. Mais l’air jovial du directeur facilitait la confidence. « Vous pouvez me le dire, cela ne sortira pas de ce bureau ».

- Je ne sais pas, je préfère ne pas en parler. On s’est interdit d’en parler d’ailleurs chez nous avec Hantz.

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- Je comprends, évidemment. Il y a des choses qu’il est préférable de garder pour soi, s’amusait-il à répéter, sourire malicieux aux lèvres.

Martha l’ignorait mais, dès le début de leur collaboration, toutes ces questions furent pour le directeur le moyen de pressentir les opinions de Martha et de voir si elle pourrait être un jour une personne de confiance capable de lui être utile et de l’assister dans ses missions.

Le directeur se voyait en effet affecté de plus en plus souvent à des missions d’étude sur le terrain. Ses qualités de management et d’organisation en médecine d’urgence lui permettaient de jouer un rôle de plus en plus important. C’était un atout précieux aux yeux de la hiérarchie militaire médicale. Lorsqu’on lui proposa début 1943 de partir quelques semaines en mission sur le front de l’est, il prit la décision de demander à Martha de l’accompagner pour l’assister dans le recensement des besoins. En tant que directeur d’un des plus grands établissements de Dresde, Horst avait été délégué pour réaliser toute sorte d’audits des besoins des troupes en matière de médecine de guerre. C’était quelques mois après la défaite de Stalingrad. Le ravitaillement et l’organisation autour des services de santé était au plus mal et nécessitait un état des lieux précis avant de nouvelles prises de décision et d’éventuels réorientations.

Au terme de cette affectation, Martha revint à Dresde bouleversée par cette expérience. Elle changea alors définitivement son opinion sur le régime. Au contact des soldats, elle découvrit à quel point la situation était désormais dramatique sur le terrain. La boue, le dénuement des troupes, le manque d’habits, de matériel médical et de médicaments sautait aux yeux. Les blocs opératoires étaient sous-équipés et les infections et les gangrènes compliquaient la tâche des équipes médicales.

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Le taux de mortalité était indigne d’une armée moderne et poussait le moral au plus bas. Les soldats désertaient, d’autres se suicidaient. Beaucoup devaient se droguer ou boire pour résister à la pression. Sans parler qu’ils commettaient des exactions.

Ce séjour de quelques mois lui permit d’observer la lente agonie des troupes et l’horreur de la guerre. De part et d’autre, le tableau des horreurs prenait une teinte abominable. Les ennemis se rejoignaient dans la soif d’anéantissement et dans l’immoralité. Et contrairement à ce que racontait la propagande, cela préfigurait l’avenir sombre du régime. Cette expérience fut donc effarante pour elle et remit définitivement en question le rôle de spectatrice qu’elle avait joué jusqu’à présent.

Alors ici, au centre hospitalier, contrairement à ce qui se passait chez elle, Martha pouvait extérioriser maintenant ses craintes et développer son esprit critique. Ils avaient de très fréquentes discussions sur le système, le gouvernement, la situation politique et militaire du pays. Mais rien ne sortait de leur bureau. S’en était trop. Un soir, prise de remords, elle brisa le silence et se confia au directeur.

- Sérieusement, on ne peut pas gagner cette guerre. Ce n’est pas possible. Non ? Après tout ce que nous avons vu là-bas ?

- Je sais, Martha.

- Sincèrement, on bat en retraite ! Personne ne le sait ? Et il faut nous taire, évidemment ? Dire que tout va bien ?

- C’est ce que nous sommes sensés faire, oui. Nous taire et suivre les consignes. Approuver la situation en cachant la réalité. Dire que les approvisionnements en médicaments sont corrects, dire que les soins sont efficaces. Que les pertes sont minimisées. C’est le travail de la propagande de faire croire que nous progressons, que nous cumulons les succès contre l’ennemi. Que des revers comme Stalingrad ne forment pas

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une retraite ni une défaite, mais plutôt un changement de stratégie. Et ça marche, tu sais. Aujourd’hui seuls les cadres du Parti sont au courant des pertes exactes de ce conflit. Tu vois, Martha, il est préférable de continuer à croire. Sinon il y a bien sûr une autre possibilité. C’est tenter de faire comprendre la teneur réelle de la situation. Mais c’est moins confortable. Plus risqué. Et la majorité ne veut pas finir fusillée sur la place de la Mairie.

Face au regard perplexe et déterminé de Martha, le directeur sourit. Sa réaction était saine. Martha avait le potentiel idéal pour l’assister. Ainsi il lui suggéra de s’impliquer un peu plus à ses cotés.

- Tu sais, Martha, je fais des visites pour la Croix-Rouge depuis un an maintenant. Ce sont des visites de prisonniers, des inspections dans des Stalags et des Offlag. J’ai pour rôle de les encadrer.

- Je sais, oui.

- Je songe à poursuivre et à étendre ce programme de visites, en complément de la Croix-Rouge. J’ai déjà un peu commencé. C’est nécessaire. Alors je me suis posé la question. J’y songe depuis quelques temps. Voudrais-tu venir avec moi ?

- Dans quel but, je veux dire, c’est toujours dans le cadre de la Croix-Rouge ?

- Disons que j’utilise cette casquette officielle pour effectuer ces visites de ma propre initiative, enfin, avec l’accord tacite de quelques amis à l’administration sanitaire et à la Croix-Rouge.

- C’est légal, je veux dire…?

- Je ne suis pas résistant, si tu veux tout savoir. Et d’ailleurs, qui pourrait être résistant dans ce pays aujourd’hui ? Disons que j’apporte juste de l’aide. C'est une petite contribution. Il y

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a beaucoup de choses à faire, beaucoup de travail, de visites. D’aide à donner car il y a beaucoup de monde en détresse. C’est pour cela que j’ai besoin d’être épaulé. Et j’ai pensé à toi. Mais attention, cela nécessite que tu n’en parles à personne, pas même à Hantz. Tu devras garder le secret. Tu n’es pas obligée de répondre maintenant. Réfléchis Martha.

Martha avait pris le temps de la réflexion, pesant le pour et le contre mais c’est essentiellement son coeur qui faisait pencher la balance. Un exercice solitaire qui devait décider dans quel sens son destin allait basculer. Un exercice dans lequel elle avait dû exclure Hantz. C’était le prix à payer. Elle avait pris la décision quelques semaines plus tard, début 1943, alors que ses nuits étaient hantées des souvenirs fantomatiques des victimes mourantes et mutilées qu’elle avait côtoyées à l’arrière du front. Si elle avait pris cette décision, c’était avant tout pour elle et pour le pays. Mais en faisant ce choix, elle avait choisi de retourner la carte du secret et de cacher la vérité à Hantz.

- Alors d’accord. Cela m’intéresse, lui avait-elle annoncé un matin en arrivant au bureau.

Le directeur avait accueilli cette nouvelle avec satisfaction mais de manière sobre. Il avait désormais conscience de la tâche qui attendait Martha, et des sacrifices qu’elle serait contrainte d’accepter.

- Très bien Martha. Je t’en suis reconnaissant. Mais sache que maintenant le plus dur nous attend. Je te tiendrai au courant de la suite à venir. Et je compte sur ton silence auprès de Hantz. Moins de personnes sont au courant de notre petit réseau d’entraide, et plus longtemps nous pourrons contribuer à améliorer les choses. A notre modeste niveau.

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Martha se souvenait de cette conversation comme si elle avait eu lieu la veille. Elle avait conditionné son avenir mais aussi celui de son couple. Dès cette période, avec le directeur, ils opérèrent principalement auprès des camps de prisonniers de guerre alliés. Martha put alors apporter sa modeste contribution au réseau d’entraide comme l’appelait Horst. En revanche, dès cet instant, elle affichait chez elle un double visage pour ne rien révéler à Hantz. Voilà pourquoi, depuis deux ans maintenant, elle lui cachait ses activités, mais au prix d’un sentiment de culpabilité de plus en plus difficile à supporter.

***

Hantz reprit un dernier morceau de pain tandis que Martha se leva pour déposer la cafetière sur le réchaud derrière elle. Puis il brisa le silence.

- Qu’as-tu prévu pour aujourd'hui Martha ?

Martha s’assit lentement. A peine remise de son occasion manquée, peut-être pouvait-elle en saisir une nouvelle. Et si le soudain intérêt de Hantz pour son programme de la journée lui permettait d’évoquer enfin la situation ? Pourrait-il admettre la réalité, quitte à le pousser dans ses retranchements idéologiques qu’elle sentait pourtant encore loin de s’effondrer. Hantz n’était pas un fervent Nazi de la première heure. Juste un jeune homme qui croyait que ses choix étaient les bons et qu’il pouvait changer le monde. Juste un jeune homme qui récitait un discours qu’il avait appris depuis si longtemps. Un jeune homme sans esprit critique et qui croyait au bien fondé des ses actions. Un maillon dans une immense chaîne de mort. Alors il faudrait bien qu’il admette un jour ou l’autre la réalité. Et que la vérité jaillisse. Martha avait conservé le secret depuis trop longtemps. Elle était lasse de devoir mentir au quotidien. Pourtant il le fallait, c’était trop risqué. Pour tous.

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Elle répondit à Hantz d'un ton désabusé.

- Cela ne va pas être joyeux. Il y a de nouveaux réfugiés qui arrivent. Ils fuient les Russes. Entre les blessés du front et les familles qui ont tout perdu, cela commence à devenir difficilement gérable pour nous.

- Je sais, renchérit Hantz, coupant alors Martha. Pour nous aussi. On va devoir en accueillir de plus en plus au château, et la place risque de manquer. Heureusement cela ne devrait plus durer longtemps. J’ai vu qu’il y avait des renforts en route pour le front. On a des pièces d’artillerie de la Flak qui sont envoyées à l’est aussi. Ils repousseront les Russes.

Cette dernière remarque agaça au plus haut point Martha qui ne put s’empêcher de fermer les yeux et de souffler. Le vernis d'indifférence qu'elle avait maquillé sur son visage s'effrita enfin, dans un profond soupir.

- S’il te plaît, Hantz, arrête avec ta propagande ! Tu sais très bien qu’on ne pourra pas stopper les Russes. Il va bien falloir que vous vous en rendiez tous compte, non?

La franchise de la réponse de Martha étonna Hantz. Il tenta de se justifier.

- Ce n’est pas de la propagande Martha.

- Mais si. Tu récites mot pour mot le discours de Goebbels. Il serait temps que tu ouvres les yeux. Les Russes sont à peine à cent cinquante kilomètres d’ici. On a déjà été bombardés deux fois cette année alors qu’on avait toujours été à l’abri jusque-là. Tu ne sens pas que le vent a tourné ? Il faut qu’on passe à autre chose maintenant. Regarde la vérité en face.

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- Si tu t’entendais Martha. Tu te rends compte de ce que tu dis ? Allons, tu verras que tout s’arrangera.

- Non. Non ! Je suis désolée ! Non ! Et puis ça va s’arranger pour qui ? En tout cas pas pour nous.

- Tu es trop défaitiste, Martha, tu...

- Oui, oui, je suis défaitiste ! Et figure-toi que j’ai de bonnes raisons de l’être. Surtout si tu voyais ce que je vois tous les jours à l'hôpital. Il va bien falloir que ce gâchis cesse.

- Tu vois tout en noir, plutôt.

- J’adore ton optimisme, Hantz. Mais excuse-moi, tu te rendras bien à l’évidence tôt ou tard. Et cela viendra bien plus vite que tu ne l'imagines !

- Bon, allez, il vaut mieux qu’on arrête cette conversation. On avait dit qu’on en parlait pas. On ne va pas se fâcher pour ça.

- Bien sûr. On ne va pas se fâcher pour ça.

- Oui.

Hantz conclut ainsi la conversation et se leva pour poser sa tasse dans l'évier. Martha débarrassa rapidement la table de la cuisine et l’essuya, dans un silence lourd de sens. Son cœur battait à tout rompre, elle était encore effrayée et surprise à la fois par son culot, son insolence et par leur altercation. Malgré l’amour et l’admiration qu’elle avait pour lui, la crédulité de son compagnon l’assommait tout comme sa foi dans le discours d’un régime auquel elle ne croyait plus. Mais il serait difficile de convaincre Hantz. Pourtant le vif échange qui venait de les opposer était peut-être de nature à la rassurer sur sa capacité à faire éclater bientôt la vérité au grand jour. Ou peut-être pas. Le clivage était de plus en plus grand. Comment le combler sans trahir ?

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Seulement, dans sa tête, les pensées se bousculaient maintenant. Si rien ne se passait, peut-être Martha devrait-elle un jour se résoudre à une autre évidence, bien plus lourde de sens. Petit à petit elle voyait que leur couple avait changé. Elle l'avait senti imperceptiblement, les instants de connivence et leur complicité, la guerre les avait comme effacés, elle les avait recouvert d'un voile de réalité funeste, comme une chape de plomb qui rendait leur quotidien pesant. Et puis il y avait ce poids terrible, celui des non dits sur son activité. La vérité jaillirait bien sûr un jour ou l'autre, mais quand ? Et dans quelles circonstances ?

À vrai dire elle sentait qu’il y avait bien plus que cela. Tous deux avaient changé. Chacun s'était peu à peu renfermé sous cette couverture chaude et douillette du train-train quotidien, ce drap de mensonges qui les engourdissait jour après jour et dont la seule issue était de noyer leur couple dans la défaite. Hantz la trouvait parfois fuyante, esquivant certaines de ses remarques, elle s'emportait de plus en plus lorsqu'il évoquait la situation. Martha pouvait en dire autant de lui, qu'elle ne parvenait plus à suivre dans son idéologie et dans son inaction. Tous deux semblaient se fuir comme deux aimants de même pôle. Certes, hantz n'était pas du genre à épancher ses sentiments, il les masquait au début derrière une véhémence politique et des emportements insupportables qui souvent dépassaient ses pensées. Même s’ils étaient sur le ton de l’humour ou dans un style vachard revendicatif, ils avaient maintenant le don d’agacer Martha. C’était pourtant ce qui l’avait séduite aussi au démarrage de leur relation. Mais plus maintenant. Aujourd’hui, il était davantage question de silence et de replis, de banalités, le temps qu’il fait, le travail, l’activité, et ils échangeaient de moins en moins. Il était rare maintenant qu'il se confie à elle, sur ce qu'il ressentait et ce qui le bouleversait et lorsque les rares occasions s'étaient présentées, il retournait systématiquement la situation et ses états d'âme vers un espoir prochain d'amélioration, comme insouciant. Les quelques fois où ils avaient évoqué ensemble la situation, la tension était immédiatement montée. Alors plus personne n'abordait le vrai problème. Hantz la devinait

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tourmentée, inquiète, mettant cela sur le compte de la situation qui les éprouvait. Chacun restait à sa place, aveuglé de fausses certitudes, de celles qui repoussent les échéances à plus tard, mais de celles qui au final détruisent les couples. Personne ne voulait de cette issue. Alors Martha avait peur. Elle avait peur un jour de devoir faire face à la réalité, faire face à la vérité, elle avait peur un jour de regretter de n'avoir rien dit. Elle rêvait d'en finir avec les non-dits, d'en finir avec le secret, elle rêvait d'être enfin un jour en paix avec elle-même et avec ses mensonges. Être en paix dans un monde en paix. Mais était-ce seulement possible ?

Ils passèrent leur manteau et quittèrent leur domicile. Arrivés sur le trottoir devant l’entrée de leur immeuble, ils retrouvèrent le side-car de Hantz. Une fois la bâche de protection ôtée, Martha sangla son casque et prit place dans le panier côté passager, tandis qu’il enfourcha l’engin, ajustant ses lunettes avant de démarrer. Comme tous les matins, ils firent la route ensemble et Hantz déposa Martha devant l’entrée principale de l’hôpital. Un baiser d’au revoir et la promesse de se retrouver le soir, puis Hantz reprit la route vers sa caserne. Cette journée promettait d’être belle, c’était Mardi gras. Les enfants allaient investir les rues toute la journée en se déguisant pour l'occasion. Et demain ce serait la Saint-Valentin. Il ne faudra pas oublier d’y penser, songea-t-il.

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Hantz mit les gaz, slalomant pour son plaisir dans les rues de cette cité millénaire à l’architecture baroque incomparable. Dresde, c’était la ville qui l'avait vu grandir. Il l’adorait. Même si ses connaissances culturelles étaient limitées, il éprouvait une fierté sans nom pour cette ville d'art et d'histoire, une ville de culture, de musées, ouverte au monde, grouillante de vie et où il faisait bon vivre. La simple vue de la cité depuis les berges du fleuve lui suffisait pour considérer qu’il avait devant lui la plus belle ville d’Europe, voire du monde. Lorsqu’il en avait le temps, il s’installait sur la grande terrasse de l’Albrechtsberg et admirait le panorama magnifique des rives de l’Elbe. Cela faisait partie de ses plus grands plaisirs.

Tous les jours, il effectuait ce même trajet vers son lieu de travail, c’était devenu comme un rituel. Il roulait jusqu’à l’est du centre-ville dans le quartier de Blasewitz et y déposait d'abord Martha à l’hôpital. Puis il prenait ensuite la direction du nord-est en longeant les quais par l’Hindenburg Ufer, traversant ensuite l’Elbe par le pont de Loschwitz. Il longeait alors les bords du fleuve par la Körner Weg, vers l’ouest, avant de monter vers le château de l’Albrechtsberg et de prendre son service au comité de défense civile.

Il affectionnait ce trajet au volant de son bolide. Il se sentait envahi par une incroyable sensation de liberté comme il en éprouvait rarement. Une fois chaussé de ses lunettes d’aviateurs, qu’il avait conservées en souvenir de son passé de pilote, il pouvait s'élancer, les yeux protégés de l’air glacial. Il retrouvait aussitôt ses réflexes comme aux commandes de son avion et voguait dans le flot de la circulation avec l’agilité d’une hirondelle. Les larges avenues de la ville lui permettaient ce luxe. L’hiver n’était pas la meilleure période pour en profiter le plus. Malgré les gants qui le protégeaient, il sentait le froid

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engourdir ses mains. Il préférait de loin l’été. Là, il se permettait d’ôter son casque et de circuler cheveux au vent. Comme lorsqu'il pilotait. Il aurait tellement aimé voler à nouveau. Hélas, depuis ce fatal accident, il n'avait plus jamais eu l'occasion de revoler. C'était bel et bien terminé. Sans cela, qui sait, peut-être serait-il devenu un As de l’aviation allemande. Peut-être pourrait-il combattre, voler de victoire en victoire, faire la fierté de ses glorieux aînés. Mais c’était ainsi aujourd’hui. Et puis, sans cet accident il n’aurait jamais rencontré Martha.

Ce matin, contrairement aux jours précédents, Hantz devait faire face à une circulation beaucoup plus dense. Les tramways notamment circulaient au ralenti. C’était conforme à ce que lui avait dit Martha un peu plus tôt. Il y avait sur sa route de nombreuses colonnes de civils. Les réfugiés fuyaient l’avancée des troupes communistes. La plupart d’entre eux provenaient des régions du front de l’est, anciennement annexées par l’Allemagne. Il s’agissait essentiellement des Etats Baltes et de la Silésie. Les pauvres avaient échappé aux exactions de l’Armée Rouge en progression et qui, disait-on, dévastait tout sur son chemin. Plus que le soulagement d’avoir sauvé leur peau, le visage des réfugiés exprimait la terreur de ceux qui avaient assisté au pire. Leur plus grande angoisse maintenant était de voir les bolchéviques s’emparer de leur ville d’accueil. Ils seraient alors inéluctablement envoyés dans des camps de prisonniers, ou pire, exécutés. Autant dire qu’une mort certaine les attendait. A leurs yeux, Dresde constituait le dernier havre de paix, avec l’espoir que leur situation puisse maintenant s’améliorer.

Tous ces malheureux voyageaient avec les quelques affaires qu’ils avaient pu sauver dans leur fuite. Certains semblaient revenir d’un long périple, les traits marqués. Pris en charge plus loin à l’est, ils avaient réussi à rejoindre Dresde par la route ou par le train. Un curieux chassé-croisé s’opérait par endroit avec les troupes partant en renfort. Les convois de civils fuyant les

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Soviétiques croisaient ainsi les convois de militaires envoyés sur le front pour tenter de contenir l’inexorable avancée.

Hantz éprouvait un certain malaise devant cette vision de détresse humaine. Visiblement ces pauvres gens avaient tout abandonné. Et aujourd’hui rien ne l’assurait qu’il ne devrait pas en faire de même avec Martha, si jamais les Russes investissaient Dresde pour tout détruire, comme ils avaient la réputation d'agir. Oui, si les Russes arrivaient, que feraient-ils ? Dieu seul sait ce qu’ils deviendraient. Ils devraient fuir sans aucun doute, comme tous ces gens. Et où iraient-ils ? Ils n’avaient aucune famille en dehors de Dresde pour les accueillir. Et si Martha avait raison ? Il l’avait trouvée si bizarre ce matin, avec ses allusions pessimistes. Elle semblait ne plus croire à la victoire de l’armée allemande. Pourtant, Hantz n’osait imaginer la défaite. Cela lui paraissait impossible. Il balaya aussitôt cette pensée sinistre, la trouvant ridicule. De toute façon, l’afflux de soldats vers le front et le déplacement des batteries anti-aériennes devraient suffire à enrayer l’avancée des Soviétiques. Le Führer le leur avait promis. Sans parler des nouveaux avions, les ME 262 à réaction. L’un de ses amis pilote lui en avait parlé. Ces flèches d’acier volaient à plus de 800 kilomètres à l’heure. Elles pouvaient fondre en quelques secondes sur les appareils ennemis et les pulvériser de quelques rafales de mitraille. Le décrochage ensuite était parait-il vertigineux, au point que les pilotes subissaient une pression énorme dans leur cockpit. Cette arme absolue était sans nul doute vouée à écraser les chasseurs ennemis. Comme il aimerait en piloter un, ne serait-ce qu’une heure.

Hantz poursuivit sa route, plongé dans ses rêves d’aviateur. Son trajet en moto lui permettait de cultiver ses glorieuses illusions. Il parvint enfin sur son lieu de travail, se gara et coupa le contact de son side-car. Il retrouva alors avec plaisir ses collègues. Une intense journée de travail l’attendait.

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Martha se présenta dans les couloirs de l’hôpital, salua ses collègues et rejoignit son bureau. L’établissement était l’un des principaux centres de santé de la ville. Dresde était réputée dans toute la région pour ses infrastructures modernes. Elle comptait plus d’une vingtaine d’hôpitaux civils et d’infirmeries, mais aussi de nombreux postes de secours militaires. C’était désormais l’une des principales villes où les blessés du front étaient soignés. L’endroit dans lequel elle travaillait comprenait un grand bâtiment administratif jouxtant un grand complexe hospitalier qui regroupait une dizaine de baraquements en dur. A proximité se trouvait une clinique qui accueillait essentiellement des femmes et plus loin, près d’un parc arboré, se situait une école d’infirmières.

Une nouvelle journée de travail pouvait commencer. Martha allait devoir comptabiliser à nouveau le flot ininterrompu d’entrées à l’hôpital, afin de déterminer les besoins et d’ajuster le planning des interventions. Il n’y avait rien de bien enthousiasmant, mais c’était un travail administratif nécessaire au bon fonctionnement de l’établissement. Le directeur n’était pas encore arrivé. La porte de son bureau, mitoyen au sien, restait fermée. Elle s’installa et commença à travailler, ouvrant du courrier d’un geste machinal puis, posant le coupe papier sur le bureau, elle se lança dans le classement d’une pile de documents. Le directeur fit son apparition quelques minutes plus tard, la salua et entra prestement dans son bureau. Il referma aussitôt la porte derrière lui. Cette apparition éclair étonna Martha. Même pressé, le directeur ne l’avait pas habituée à un comportement aussi cavalier. Il avait l’habitude de s’intéresser à elle, et lui lancer une blague ou une anecdote sur un ton léger et amical. Néanmoins Martha ne dit rien et s’en retourna à son activité. Il devait être accaparé par les soucis.

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***

Horst Neumann était âgé de cinquante-cinq ans. C'était un grand gaillard assez corpulent, qui dégageait une aura de pouvoir autour de lui. Son port altier, presque aristocratique, et sa voix grave et forte inspiraient le respect. Son visage rond était souligné par une barbe blanche. Il avait des yeux marron et son regard perçant semblait analyser en détail ses interlocuteurs, sondant leur esprit et leurs pensées, ce qui le rendait impressionnant. Il fumait la pipe et lorsqu’il recevait un invité, il prenait un malin plaisir à observer chaque étape du rite de l’allumage. Tenant la tête délicatement dans le creux de sa main, il tassait méticuleusement le tabac dans le fourneau, avec un rictus de plaisir et le sourire aux lèvres. Lentement, il s’amusait à souffler quelques bouffées et projeter en l’air un nuage de fumée odorante. Ainsi, ce cérémonial lui permettait de jauger ses interlocuteurs. Et bien souvent ceux-ci s’impatientaient. En apparence austère au premier abord, Horst était en réalité un bon vivant, un être jovial avec ceux qui le connaissaient.

Il travaillait dans l’hôpital depuis de nombreuses années maintenant. Il avait d’abord rejoint l’établissement comme chirurgien, au début des années vingt, alors qu’il venait de fêter ses trente ans. Treize ans plus tard, on lui proposa de prendre la direction de l’hôpital. Il était apprécié et aimé de tous, reconnu tant pour sa gentillesse que pour ses compétences médicales et administratives. Il accepta avec joie. Son acharnement à la tâche lui avait permis de gravir tous les échelons jusqu’au poste suprême.

Ce caractère positif cachait en réalité un véritable puits de tristesse, fruit du drame qui l'avait touché quelques années plus tôt, en 1920. Cette année augurait pourtant d’être marquante, il était sur le point de devenir chirurgien et sa femme Maria allait donner naissance à leur première fille. La fierté de Horst en était

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décuplée. Mais l’espace d’une journée, un pan entier de sa vie allait s’effondrer, avec le décès en couche de sa femme. Il avait suffit d’à peine quelques heures pour que sa vie soit anéantie avec la perte de Maria et de leur enfant.

Dans ces heures sombres, Horst pouvait pourtant compter sur quelqu’un d’inattendu. Herbert était le pasteur de la petite église Sainte Barbara à Eschdorf. Dans cette bourgade de la grande banlieue de Dresde, tout le monde se connaissait. Et le pasteur appréciait particulièrement bien Maria, l’une de ses meilleures paroissiennes. Maria avait passé son enfance à Eschdorf et Herbert l’avait ainsi suivie dans toutes les étapes de sa jeunesse. Elle se confiait souvent au pasteur qui était devenu peu à peu un ami proche, comme il pouvait l’être avec de nombreuses familles. Si bien qu’elle lui avait présenté Horst le jour où elle s’était fiancée avec lui. Ainsi, tout naturellement, le pasteur les avait mariés quelques années plus tard, en juin 1914. A vingt quatre ans, Horst terminait ses études de médecine à Dresde et n’imaginait pas endosser quelques mois plus tard la blouse de médecin militaire sur le front. Comme départ dans la profession il y avait mieux. La guerre lui était tombée dessus deux mois après son mariage et le séparait déjà de Maria.

Avec le décès de Maria, c’est un autre destin, bien plus cruel, qui s’était abattu sur Horst. Que faire, quelle décision prendre ? Rester chez lui, seul parmi tous ses souvenirs, à déprimer et se morfondre sur son sort ? Ou rebondir pour oublier, et de quelle façon ? Là-aussi, les paroles et le soutien du pasteur avaient été déterminants.

- Je connaissais très bien Maria, Horst. Elle t’aimait passionnément, profondément. C’était quelqu’un d’altruiste et savoir que tu avais dédié ta vie aux malades était ce qui la rendait le plus fière. Elle aurait été heureuse de voir que tu gardes la foi, qui tu ne baisses pas les bras, que tu n’abandonnes pas tout et que tu penses à elle dans tout ce que tu entreprends, au quotidien.

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Les paroles réconfortantes du pasteur avaient touché juste. Le choix lui apparu clairement, mais en avait-t-il un autre ? A force d’abnégation et de volonté il progressa et gravit les échelons au sein de l’hôpital, jusqu’à en devenir directeur. Le travail était le seul moyen qu’il avait trouvé pour ne pas sombrer dans la folie du deuil.

Le travail et la foi. Car dans cette épreuve l’attitude attentionnée du pasteur avait imprimé les fondations de futures années d’amitié et de confidences partagées.

Aujourd’hui, plusieurs portraits de Maria ornaient les murs de son bureau. Le visiteur pouvait ainsi contempler des photos d’instants de bonheur dans la vallée de l’Elbe, Maria et lui, tous deux souriants et comblés d’amour. L’image comme l’esprit de Maria faisaient constamment partie de sa vie, veillant sur lui. Le bureau était décoré avec goût et soigneusement rangé. En revanche, Horst n’avait pu empêcher que l’on accroche au mur un portrait du Führer. Il n’avait pas eu le choix.

Depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir, en 1933, Horst préférait se tenir à l’écart de l’agitation politique. Certes, il s’était rallié au NSDAP, le parti national-socialiste des travailleurs allemands. Mais c’était par pure nécessité, afin de conforter sa position de directeur d’établissement hospitalier, poste ô combien important dans la hiérarchie. Lui, il ne militait pas. Car malgré tout, son appartenance au parti ne l’empêchait pas d’éprouver un malaise en voyant la politique d’exclusion et les persécutions du gouvernement. Mais il préférait se taire et suivre le mouvement, comme tous, c’était plus sûr ainsi. Toutefois, lorsque les partis et les syndicats furent interdits, il commença à prendre la vraie mesure du problème. Mais la situation était arrivée à un point de non retour. La machine de guerre nazie était lancée à pleine vitesse et plus rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Que faire ? Tout

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risquer ? Non. Horst préférait se préoccuper en priorité de ses malades et de son personnel. Chaque allemand préférait d’abord gérer le plus important, le travail, le quotidien, suffisamment précaire pour l’ensemble de la société et subvenir aux besoins de leurs familles. Pour le reste, quelle importance ? Le régime se chargeait de s’occuper de tout, pour peu qu’on lui en laisse la possibilité. Mais qu’on le veuille ou non, le régime s’était lui-même octroyé toutes les prérogatives et les citoyens n’avaient plus voix au chapitre. Tant pis ou tant mieux, si cela permettait à terme de réparer l’humiliation ? Alors pour Horst, l’idée de s’engager contre le régime lui paraissait inutile car trop dangereuse. La fatalité l'avait envahi, comme elle avait envahi la grande majorité des citoyens.

Il n’y a qu’avec le pasteur, et en privé lors de leurs rencontres, qu’il pouvait se permettre de faire quelques allusions à la situation. Horst se rendait en effet assez souvent sur la tombe de Maria dans le petit cimetière mitoyen de l’église. C’était ensuite pour lui l’occasion de rendre visite à Herbert. Le souvenir de Maria les animait et leur permettait de mettre un peu de côté la pression de plus en plus forte exercée par le régime sur la vie quotidienne des allemands. Mais le spectre de la réalité revenait bien souvent dans la conversation et ils en venaient alors à aborder certains aspects de la société. Horst pouvait de moins en moins mettre ces sujets de côté tant les doutes le nourrissaient.

- Fermer les yeux, c’est ce qu’on devrait faire, vous croyez ?

- C’est la guerre Horst, maintenant. On ne peut plus rien y faire et quand bien même il y aurait quelque chose à faire, quoi ? Je ne sais pas

- Moi non plus je ne sais pas.

Jusqu’à la guerre il resta silencieux, comme beaucoup, pensant qu’un jour les choses changeraient, naturellement, et que la chape de plomb qui recouvrait le pays finirait par disparaître. Sa fonction le confrontait pourtant de plus en plus à la tragédie que

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vivait la population, mais il préférait ne rien dire et travailler simplement. Songer à résister, et comment le faire, n’était même pas imaginable. Et puis cette décision avait une valeur particulièrement importante à ses yeux. C’était aussi le cas pour un grand nombre d’Allemands. Dire non ne signifiait pas seulement lutter contre Hitler et son régime, mais c’était aussi, et surtout, devenir un traître à la patrie. Cette patrie qui était maintenant en guerre à ses frontières et qu’il fallait défendre à tout prix. Et puis, dans le pays, la stigmatisation des réfractaires prenait de plus en plus d’ampleur à mesure que le conflit s’étendait. Quant à la Gestapo, son organisation méthodique avait tissé sa toile dans toute la société et son acharnement à traquer les traîtres s’effectuait avec une abnégation dramatique. Pour le directeur, comme pour bon nombre de citoyens, le risque était trop grand. Il valait mieux se faire petit et ne pas attirer l’attention sur soi.

Horst se réfugiait donc dans ses conversations avec le pasteur, au cours de leurs promenades près de l’église. 1941 était l’année charnière qui allait décider de tout et Horst ne pouvait plus masquer ses préoccupations. Certains évènements allaient déclencher chez lui un processus de prise de conscience augurant d’un prochain passage à l’acte.

- Qu’est-ce qui te préoccupe Horst ?

- Je ne sais pas si vous êtes au courant. Je pense que non. Vous saviez que l’on avait commencé à faire disparaitre certains malades ? Des malades mentaux. Des handicapés physiques ?

- Oh, mon Dieu, oui, je ne le sais que trop.

- J’ai entendu parler que le processus était maintenant systématique.

- C’est vrai ?

- Il semble. On euthanasie les « semi-humains », comme on dit. Les déficients mentaux, les enfants avec des maladies

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génétiques ou des malformations. Ce serait à grande échelle maintenant. Une extermination pour la pureté de la race.

- Mon Dieu. C’est diabolique. Mais que pourrions-nous faire ?

- Hélas rien, j’ai l’impression.

- Peut-être diffuser l’information. Mais cela ne changerait rien.

- Je ne vous vois pas diffuser cela ici, à la paroisse, dans vos sermons.

- C’est vrai qu’il y a trop de risques à agir, mais comment le faire sinon ? Regarde autour de toi, Horst. Il n’y a pas de résistance dans ce pays, pas d’associations, pas d’opposition, plus de détracteurs, plus de presse libre, plus de syndicats. Aucune organisation. Tout est… anéanti.

- C’est évident.

- Nous sommes muselés. L’appareil bureaucratique et la surveillance sont en place. La répression fonctionne à plein. Que faire ? Rien ! Nous devons attendre. Et prier.

- Sans doute. Vous avez raison.

***

Pourtant, à la fin de l’automne 1941, deux événements le poussèrent à agir. Le constat de la vitesse fulgurante avec laquelle affluaient de plus en plus de blessés de guerre, des soldats gravement mutilés et d’autres traumatisés. Beaucoup souffraient en effet de séquelles psychologiques graves et parfois irréparables. Il retrouvait des symptômes qu’il n’avait que trop vus dans les tranchées. Le second évènement fut son autorisation, dans le cadre de ses obligations à l’hôpital, de visiter les camps de prisonniers de guerre de la région. Ce

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nouveau statut lui ouvrit les yeux et fut une vraie prise de conscience. Ce fut un choc. Au cours de ses premières visites, il réalisa de façon définitive à quel point la situation, tant extérieure qu’intérieure, s’était détériorée. Observant autour de lui, alors un long processus se mît en place. Il s’en confia au pasteur un jour, après de longs moments de réflexion et d'interrogations.

- Vous savez que j’ai été réquisitionné dans le cadre des opérations de la Croix-Rouge ?

- Oui, tu m’en avais parlé la dernière fois.

- Eh bien cela m’a donné une idée.

- Ah oui ? Et laquelle ?

- Je pense qu’on pourrait faire de l’aide humanitaire.

- Tu crois ? Mais comment ? Dans quel cadre ?

- Je pense qu’on pourrait se débrouiller pour apporter de l’aide aux prisonniers de guerre ou à la population. Ce n’est pas de la résistance à proprement parler, non ? C’est de l’aide humanitaire. La Croix-Rouge le fait bien, pourquoi pas nous ? Les services de santé ?

- Oui, j’entends bien, mais, méfie-toi. La Croix-Rouge a un mandat et l’aide est encadrée par les autorités. Tu crois qu’il y aurait une alternative ?

- Il y a deux choses qui peuvent aider. L’Eglise. Et la santé.

- Attention. Le régime surveille de très près la religion en général et les églises en particulier. Tant luthériennes que catholiques. Il faut être très méfiant. Leur objectif est de nous faire disparaître, tu sais.

- Oui, et c’est pour cela que je pense aux services de santé. On pourrait peut-être réfléchir à faire de l’aide via la santé.

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- C’est limite, Horst. Parce que de toute façon, quoiqu’on fasse, les services de la Gestapo tenteront d’empêcher toute velléité de d’organisation. Regarde avec La Rose Blanche. Sans parler des complots ratés contre Hitler. Il est difficile de retourner les habitants contre le régime. Je ne te parle même pas des critiques, il y a des oreilles qui trainent partout. Alors envisager cela…

- Non, ce que je veux dire, c’est qu'on n’aura pas les moyens d’organiser un réseau de résistance. Et quand bien même nous le ferions nous aurions une espérance de vie réduite. Non, en revanche, ce que je pense possible c’est de créer un réseau d’entraide.

- Oui, mais à terme tu voudrais qu’on verse dans la résistance ou pas ?

- Non. A terme non. Ce sera suffisamment dangereux comme ça. Mais ce que je crois possible, c’est d’anticiper ou plutôt d’accompagner la chute. Si l’on agit comme aide humanitaire par exemple, auprès des prisonniers de guerre alliés, je crois que nous pouvons communiquer auprès d’eux, leur faire comprendre qu’il n’y a pas que des monstres en Allemagne. Mais qu’il y a aussi des pacifistes, des gens qui tentent d’améliorer les choses, qui luttent mais qui sont muselés et contraints à la clandestinité. On tente d’exister. C’est ce message qu’il faut faire passer aux alliés. Nous ne sommes pas tous pour Hitler. Nous subissons aussi Hitler.

- D’accord. Je comprends. Pas une résistance violente, mais une communauté de bonnes volontés.

- Oui. Une résistance pacifique. Nous n’avons pas les moyens de nous battre, de faire sauter des ponts ou des voies de chemin de fer. Et puis nous n’avons pratiquement pas d’armes. Autour de nous je ne connais que des religieux ou du personnel hospitalier. Et ce ne sont pas les alliés qui vont nous parachuter des armes et des munitions. On n’existe même pas pour eux et de toute façon on serait considérés comme des espions du régime.

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- Tu ne penses pas être l’objet de soupçons par ton activité aux côtés de la Croix-Rouge ? Si l’on t’interroge, que dire ?

- Que c’est peut-être un moyen d’amadouer les prisonniers alliés et de recueillir des informations ? Comme pour jouer double jeu. De les retourner en somme.

- Cela me semble très périlleux.

- C’est pour cela qu’il faut le faire en douceur. On ne va pas lever une armée.

- C’est sûr. Mais réfléchissons bien avant de prendre une décision.

***

L’année 1942 était l'année de tous les dangers. Elle augurait des futurs revers sur le front de l’est. L’avancée allemande était stoppée par les Russes et l'armée s’enfonçait dans le bourbier de Stalingrad. La propagande cachait à son peuple la situation réelle de son armée, bientôt mise sur le reculoir. Le directeur était sûr que le rapport de force allait changer définitivement en faveur des Russes.

Horst utilisa donc son travail avec la Croix-Rouge pour le compte de son futur projet de réseau. Il nota des échanges, des conversations, des remarques de son entourage proche mais aussi plus lointain, professionnel ou pas. Dès lors, à la faveur de ses contacts dans les différentes couches de la société, dans le monde ouvrier et auprès des membres locaux de l’Eglise, Luthérienne et Catholique, il commença discrètement à sonder les esprits et les mentalités. Certains étaient évidemment pour le régime et Horst ne préférait pas les approcher plus que de raison.

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Il fallait se méfier, savoir à qui l’on s’adressait, quelles étaient les rôles, les prérogatives et attributions de chacune des personnes qu’il croisait, s’assurer de ne pas être soupçonné, de ne pas être suivi, laisser la sensation d’être irréprochable et engagé pour sa mission aux côtés de la Croix-Rouge en se montrant digne d’avoir été choisi pour y participer.

Mais d'autres, plus discrets ne laissaient entrevoir leurs doutes qu'en très petit comité. Il eut ainsi des conversations informelles mais néanmoins intéressantes qui le firent progresser dans son désir de vérité et de justice, dans la conviction qu’il avait vu juste, qu’il y avait peut-être quelque chose à faire. Il disait ainsi qu'il voulait à sa manière apporter de l’aide aux persécutés dans les camps de prisonniers. Mais ses idées traduisaient une soif d'égalité et de justice. Pourtant tout cela valait-il la peine de prendre autant de risques et d’entraîner avec lui d’autres personnes dans son éventuelle chute si jamais il était arrêté ? Etait-il justement possible de constituer ce petit cercle ? De le créer lentement autour de lui et du pasteur ? Un petit cercle de penseurs ? De gens qu'il avait pour certains déjà côtoyés et qui ressentaient les mêmes sentiments sur la situation ?

Toutes ses connaissances pouvaient lui être utiles le cas échéant, mais peut-être valait-il mieux rester prudent pour l’instant, avant d’étendre le cercle dans son entourage. De par sa position à l'hôpital, Horst pouvait déjà apporter une aide modeste mais précieuse à son niveau. Cela pouvait déjà suffire pour commencer. Alors il ne s'en priva pas.

Il était conscient que ce ne serait qu’à la faveur de quelques opportunités et de circonstances que le cercle pourrait étendre peu à peu son influence. Peut-être qu’un jour il pourrait commencer à cacher quelques déserteurs de l’armée allemande, ou des pilotes alliés abattus. Mais pour le moment il

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n’était pas question de mettre le pied dans l’organisation d’un réseau de grande ampleur. Chaque chose en son temps. Plus il resterait longtemps à ce niveau et plus il avait de chances d’être efficace et de rester vivant.

Pour masquer son activité secrète, le directeur pouvait compter sur l’aura de sa fonction. Elle lui permettait de composer un personnage de façade et de frayer avec la fine fleur culturelle et politique dresdoise. Il semblait en effet particulièrement apprécié par les membres de la société civile et militaire. Il apparaissait d’ailleurs aux yeux de tous comme un sympathisant honorable du parti, au-dessus de tout soupçon. Il se rendait ainsi volontiers aux cocktails et autres mondanités organisées par l’élite intellectuelle du parti. D’ailleurs, la simple évocation d’élite intellectuelle pour le parti Nazi le faisait sourire. Comment ses membres pouvaient se considérer comme des intellectuels ? Et surtout des élites ? Quelle antinomie ! Mais, grâce à cette précieuse couverture, ses activités furent heureusement toujours dissimulées.

Sans faire de vagues, sans faire parler de lui, au fil de ses missions pour la Croix Rouge, il était devenu un élément précieux qui alimentait le pasteur d'informations importantes. Il était clair qu’un jour elles pourraient être utiles et servir aux intérêts d’une structure plus large dans laquelle il pourrait jouer un rôle de plus en plus important. Il sentait cependant le besoin d'être épaulé dans les missions les plus délicates, en particulier lors des visites de camps de prisonniers. Afin de l'assister, il avait songé à Martha dès la fin de l’année 1942. Pourquoi ne pas la recruter ? La visite sur le front de l’est allait être un élément déclencheur.

- Tu penses que c’est nécessaire ?

- Oui, le fardeau est trop lourd, seul, pendant les missions. J’ai besoin de m’appuyer sur elle.

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- C’est comme tu préfères. C’est toi qui la connais le mieux, si tu penses qu’elle peut être fiable. Mais c’est peut-être délicat pour elle ? Si tu la penses capable à cent pour cent d’endosser ce rôle, je n’y vois pas d’inconvénient.

- Je compte sur mon séjour sur le front pour voir ses réactions sur le terrain et si c’est positif ou pas. Je déciderai après.

- Et comment penses-tu qu’elle réagira confrontée aux évènements ?

- On verra. Peut-être qu’elle prendra parti. Je lui proposerai alors de travailler avec moi.

- Comme tu le souhaites. Et si elle travaille avec toi, ce sera dans quel cadre ?

- Ce sera dans le cadre des visites de camps. Cela doit s’arrêter là. Pour le reste je m’en occupe.

- Bon, d’accord.

- Je tiens à laisser le cercle fermé. Elle n’interviendra pas au niveau de mes contacts.

- D’accord. De ce que tu m’en dis, elle ressemble beaucoup à Maria, non ?

- Par certains traits de caractère, peut-être.

- Tu sais, Horst, elle n’est pas Maria. Et elle n’est pas ta fille non plus. Alors sois prudent si elle te rejoints dans le cercle. Je ne voudrais pas que tu regrettes un jour de l’avoir embarquée dans ce piège.

- Je ferais attention. Mais si elle rejoint notre groupe, ce sera d’abord son choix.

- Très bien. Personne dans votre entourage ne devra être au courant.

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- Bien sur. D’ailleurs, à propos d’autre chose, j’ai discuté avec un ami banquier. Il me dit une chose intéressante. Le Plan d’Epargne de Fer, dont on entend parler, ne fonctionne pas. Personne n’y souscrit.

- Pourtant le taux est alléchant je crois ?

- 15%. Mais il est lié à la victoire alors il n’y a que les cadres du parti qui le prennent. Ils y sont forcés. Il semblerait que la situation financière du pays soit très mauvaise. Or figure-toi que mon ami me dit qu’il y a de moins en moins d’assurances vie et d’emprunts qui se sont contractés cette année. Une tendance forte.

- Tu crois que les gens commencent à ouvrir les yeux ?

- Je ne sais pas, en tout cas c’est un signe.

- Peut-être. C’est une première étape mais la route est encore longue.

- Hitler sera jugé responsable de la défaite à l’est. Les gens finiront par le comprendre. A mon âge, je ne me fais plus guère d’illusions, mais je sais que le vent de l’histoire tournera.

Horst était persuadé d’avoir vu juste à propos de Martha. Par ses compétences et par son regard acerbe sur la société, la jeune femme pouvait apporter une aide précieuse à Horst. Celle-ci semblait en effet sincèrement touchée par la situation que vivaient le pays et sa population. Le départ sur le front de l’est eut lieu au début de l’année 1943. L’ordre était l’évaluation des besoins médicaux de l’armée et la mission ne devait pas sortir de ce cadre.

C'était ce qu'il attendait et elle réagit comme il l’avait prévu. C’est ainsi qu’elle s’engagea. Martha sentait qu’elle pourrait être

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utile à quelque chose pour faire avancer son pays. Elle se disait que si tout le monde agissait de cette façon peut-être cela pourrait-il changer le cours des évènements et aider le pays à sortir de l’ornière dans lequel le nazisme l’avait plongé. Cela supposait de faire le sacrifice de son avenir et d’entrer dans une forme de clandestinité en travaillant en sous-main avec Horst et en le suivant dans ses visites. C’était peu de chose, mais cette décision avait un poids à ses yeux. En apparence cela ne changerait pas ses habitudes. Sauf qu’elle ne devrait en parler à personne. Si intégrer le groupe était la seule solution pour jouer un rôle positif et tenter d’améliorer la situation, alors cela en valait la peine. Il fallait au moins enrayer la souffrance. Horst lui avait dit qu’au final ils n’auraient rien à se reprocher. Ils ne trahissaient en effet personne, ils faisaient juste de l’humanitaire. C’était la réalité aussi.

Quelques semaines plus tard, au printemps 1943, Martha pouvait désormais l’accompagner dans ses futures missions et agir à ses côtés, en visitant des camps de prisonniers de guerre. Le travail de Martha était bienvenu, il permettait d’amplifier l’efficacité des visites. Cette activité s’était en effet intensifiée malgré les risques encourus. C'était une mission d’aide humanitaire sous l'égide des autorités carcérales et de la Croix-Rouge. Mais, sous l’aspect officiel de simples visites médicales, elle était en réalité le moyen de créer des contacts, d’échanger secrètement des messages et de faire passer des documents ou des vivres pour améliorer l’ordinaire.

La région de Dresde comprenait un grand nombre de camps de prisonniers de guerre de toutes nationalités. Elle faisait partie du secteur militaire IV qui regroupait la région de Dresde et celle de Leipzig et de Chemnitz. Ces trois villes formaient une sorte de triangle de l'incarcération. Pas moins de sept Stalags avaient été construits dans ce périmètre, portant des initiales de A à G. Deux Stalags gérés par la Luftwaffe y étaient également présents. Quant aux camps d’officiers prisonniers de guerre, les Oflags, ils étaient au nombre de quatre.

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Elle devint ainsi son bras droit. La confiance était maintenant totale entre eux. A tel point qu’aux yeux de Horst, Martha représentait quelque part la fille qu’il n’avait pas eue.

***

Le directeur était assis derrière son bureau, l’air grave. Il consulta un document dactylographié qu’il plia et rangea dans une enveloppe, puis referma à clé dans un tiroir. Il se leva et lança un bref regard vers le portrait de Maria avant d'ouvrir la porte du bureau de Martha. Le directeur lui demanda de le rejoindre. Elle prit son calepin et entra, refermant directement derrière elle. Alors Horst annonça dans un murmure.

- Martha, il faut que je vous parle, asseyez-vous, lui annonça-t-il en lui indiquant le siège devant son bureau. Elle s'exécuta.

Elle savait ce que signifiait ce ton de confidence. Quelque-chose d’important allait se passer, sous le sceau du secret. Personne dans cet hôpital n’était au courant du pacte qui les liait. Horst s’éloigna de la porte et s’approcha de la fenêtre, s’assurant que personne à l’extérieur ne se trouve à proximité et ne puisse entendre. Même fermées, les fenêtres avaient des oreilles. Il retrouva sa place, et s'assit à son tour devant elle. Il parla d’une voix grave mais calme.

- J’ai appris que la Gestapo a redoublé d’effort depuis deux semaines pour traquer des résistants qui opèrent apparemment dans les environs, à partir de Leipzig. Alors il nous faudra rester sur nos gardes. Ils ont procédé à une série d’arrestations dans la région et poursuivent des fugitifs. Ils recherchent notamment des aviateurs alliés qui se sont parachuté. Ils sont certainement pris en charge quelque part. Ils recherchent aussi un prêtre connu pour ses sermons

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contestataires. Il a été dénoncé et a dû fuir sa paroisse. En fait, il se trouve qu’il s’est présenté ici hier soir et je l’ai provisoirement caché dans une des caves du sous-sol de l’hôpital. Mais l’endroit n’est pas sûr. On m’a d’ailleurs signalé des mouvements d’agents dans les parages. Alors nous allons devoir rapidement le transférer vers un autre lieu en sécurité.

L’information ébranla Martha, elle sentait battre son cœur à tout rompre. Passé le choc, elle reprit ses esprits, tandis que Horst continua, semblant tout de même obligé de se justifier.

- Oui, je sais. Nous entrons maintenant dans un autre domaine, que je n’avais pas prévu, enfin, que je n’aurais pas cru venir aussi rapidement. Et de cette manière. C’est pourquoi je dois le cacher ailleurs en sécurité. Et vite.

- Où cela ?

- Il devra rejoindre l’un de nos amis. Il faudra procéder à l’extraction dès ce soir et l’emmener à l’église Sainte-Barbara. C'est à Eschdorf. Tu vois où c’est. Le pasteur là-bas est des nôtres. Il le mettra à l’abri une fois sur place, grâce à ses contacts.

- Pourquoi ce soir ?

- Parce que c'est le carnaval. Cela devrait rendre l’opération plus aisée. C’est toi qui te chargeras de le conduire. Moi, je suis bloqué ici et je dois rester. Tu devrais d’ailleurs prévenir Hantz maintenant, et lui dire que tu rentreras tard ce soir. Dis-lui que tu es de garde avec moi à cause des réfugiés et du carnaval.

- D’accord.

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Martha semblait toutefois pensive. Elle allait devoir à nouveau mentir à Hantz pour cacher ses activités. Les scrupules l’assaillirent, mais elle ne voyait pas d’autre solution. Le directeur l’interpella.

- Martha, ça va ? A quoi penses-tu ?

- Rien, c’est juste que j’ai de plus en plus de mal à mentir à Hantz. J'ai peur qu'il ait des soupçons un jour et d'être obligée de lui dire la vérité à un moment donné. Et puis je ne vois pas comment ni quand je pourrais lui dire la vérité. J’ai l’impression d’être dans une situation sans issue.

- Nous avons déjà eu cette conversation, Martha. Tu dois absolument lui cacher ton rôle. Et cela le plus longtemps possible. Il sera bien assez tôt pour lui dire, mais uniquement lorsque les évènements nous seront favorables. Le moment n’est pas venu, tu le sais. D’autant plus que nous sommes contraints de passer maintenant à un autre niveau de résistance…

- De résistance. Oui, je sais. Je comprends.

- Pourquoi ? Tu crains qu’il ne découvre la vérité, c’est cela ?

- Je crains plutôt qu’il ait des soupçons.

- Et s’il en avait, comment crois-tu qu’il se comporterait envers toi ?

- Je l’ignore à vrai dire. Je pense qu’il se sentirait trahi, et ce serait normal, non ?

- Et tu penses qu'il irait jusqu'à te dénoncer à la Gestapo ? Écoute Martha, je vais te dire le fond de ma pensée. Que se passerait-il ? De deux choses l’une. Soit il ne comprendrait pas pourquoi tu fais ça. Ce qui est normal sachant qu’il est quelque part impliqué dans le régime et qu’il y croit. Peut-être qu'il te dénoncerait. Ou qu'il partirait. Je ne sais pas. Soit il ne pourrait que constater l’évidence et se rallier à toi, ou au pire

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se taire. En complice en quelque sorte. Il t’a toujours fait confiance, non ?

- Jusqu’à présent oui.

- Et vous avez prêté serment tous les deux, non, quand vous vous êtes mariés ?

- Oui, mais je ne vois pas ce que cela a à voir avec...

- J’y viens justement. La question est : quel serment l’emportera ? Celui de son devoir envers le régime ou celui de son amour pour toi ? Tu réfléchis à cette question et tu auras une partie de ta réponse, Martha. En attendant, le secret est ta meilleure couverture. C’est ce qui nous sauvera tous.

Martha acquiesça en silence, perplexe devant l'aplomb du directeur. Il connaissait Hantz que grâce à quelques photos qu’elle avait montrées de lui. Et par la façon dont elle l’avait décrit. Or, même s'il ne l'avait rencontré qu'à très peu de reprises, le directeur semblait bien sûr de son fait, avec un avis bien tranché. Pendant ce temps de réflexion, ce dernier avait enchaîné sur la situation qui le préoccupait. Il lui parla alors des détails de la mission. Après avoir reçu toutes les explications nécessaires, Martha prit congé de lui. Elle se retrouva seule, assise derrière son bureau. Elle tourna son regard vers la fenêtre. Les yeux fixés sur l’horizon, elle resta pensive de nombreuses minutes. Au dehors, le froid engourdissait la ville.

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La tension était palpable. L'unité était réunie dans la salle de briefing pour recevoir les dernières instructions. L'officier les toisa du regard en attendant que tout le monde prenne place. Beaucoup de jeunes figuraient dans l'assemblée. Il était loin d’en être étonné et les regarda s'installer. C’était devenu une curieuse habitude de les observer. Ils dégageaient sans le vouloir une parfaite inexpérience qu’ils tentaient de masquer dans une attitude de fausse sérénité. Difficile de cacher son trac ou sa peur dans de telles circonstances. S’embarquer dans un avion et voler pendant des heures pour bombarder une cible n’avait rien de naturel. On s’apercevait alors que la vie ne tenait qu’à un fil, là-haut dans les airs. Un problème technique, une panne, des éclats de shrapnells de la DCA ennemie, les balles des chasseurs allemands. Il avait vu tellement de gamins rassemblés ici pour leur dernier vol. Des cercueils volants, voilà ce qu’étaient ces bombardiers. Il haussa les sourcils et roula les yeux, se retournant pour contempler la grande carte d'Europe placardée au mur et entourée de tableaux noirs et de paper boards. Organisée depuis plusieurs semaines, l'opération Thunderclap devait être décisive pour les alliés. La planification avait été méticuleuse et aujourd'hui tout était prêt pour lancer ce nouveau raid. Inspecté, alimenté en carburant et en bombes, le matériel était opérationnel. Aucun échec n'était permis. Le Bomber Command lui avait donné des ordres stricts ainsi qu'une feuille de route à respecter à la lettre. Les hommes n'avaient plus qu'à suivre la tactique d'attaque mise en place. L’officier se souvint être resté incrédule quelques secondes lorsqu’on lui avait désigné la nouvelle cible à détruire. L’ordre venait d’en haut, indiscutable. Derrière cela il y avait certainement des intérêts stratégiques qu’il ne valait mieux pas chercher à comprendre et qui le dépassaient.

Le bruit des chaises et les voix se turent progressivement, laissant la place à une nervosité silencieuse qui rendit soudain l'atmosphère lourde. Les pilotes et membres d'équipage étaient

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prêts maintenant à écouter les instructions. C'était le briefing de la cinquième flotte de bombardiers de la RAF. Stationnée à l'aérodrome de Reading, à l´ouest de Londres elle était essentiellement composée de Lancaster, les bombardiers de nuit de la RAF. Ils avaient déjà fait preuve de leur efficacité sur Berlin, Hambourg et Cologne, grâce aussi aux nouvelles tactiques d'attaque des flottes alliées. Si toutefois l’on pouvait dire que déverser un tapis de bombes sur les villes faisait partie d’une tactique. Briser le moral de la population pour renverser le pouvoir, cela avait-il un sens, s’interrogea l’officier. Peut-être. C’était la revanche de Coventry ou de Londres. Mais ces bombardements allemands avaient surtout soudé la population autour de Churchill. Etait-ce le bon choix? Il ne valait mieux pas songer à tout cela et exécuter plutôt les ordres, tels que définis par le Bomber Command.

L'officier s'assura que ses collègues à ses côtés soient prêts également, puis se racla la gorge. L'assemblée l'observa, attentive, alors qu'il prit la parole.

- Bien.

Il agrippa la tige de bois qui lui servait à indiquer les objectifs sur la carte et au tableau puis commença son discours.

- Messieurs, l'objectif de cette nuit sera la ville de Dresde.

On entendit quelques murmures parcourir l'assistance, avec quelques signes de joie chez ceux qui voulaient en découdre. L'officier poursuivit son speech.

- Il y aura trois vagues d'assaut et vous ferez partie de la première. Dresde se situe à un peu plus de 1000 kilomètres et à plus de 5 heures de vol d'ici. Vous devrez parcourir au total environ 2700 kilomètres aller-retour, car vous l'imaginez,

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vous ne volerez pas en ligne droite. Pour arriver sur zone à l'heure prévue, vous décollerez à partir de 17h30. Le trajet que vous devrez emprunter survolera le nord de la France en direction du cœur de l'Allemagne. Là où je pointe vous serez alors derrière la ligne de front. Aujourd'hui elle occupe toute cette zone. Vous ne devriez pas rencontrer de résistance normalement, la chasse allemande n’est pas au mieux, mais soyez tout de même vigilants. A partir d'ici vous bifurquerez alors par un couloir situé entre Dortmund et Bonn, ici, et remonterez par le nord, vers Magdebourg pour redescendre ensuite par le nord de Leipzig, selon une route sud/sud-est en direction de Dresde. Ceci doit permettre de faire croire à la Flak que nous allons faire un raid sur Berlin.

- Et on peut pas bombarder Berlin plutôt ? Lança une voix dans l'assistance.

Cela eut le mérite de détendre la situation et l'officier sourit, à l'instar de ses collègues derrière lui.

- Désolé mais Berlin ce sera pour une autre fois. Chacun doit avoir droit à son lot de bombes, non ? Plus sérieusement, une fois que vous serez en vue de Dresde, le point d'orientation initial sera le terrain de football à l’ouest du vieux centre de la ville, que vous pouvez voir ici sur cette carte. Il se situe ici par rapport au centre ville, dans la banlieue. Plus précisément dans le grand parc Ostra Gehege. Vous devriez arriver en suivant l’axe de la Pieschner Allee, ici. Ce terrain, c’est le stade de Ostra Gehege. Il servira de marqueur cible pour les autres vagues alors il ne faut pas le louper. Vous devriez arriver sur zone aux alentours de 22h00, 22h15. Votre vague sera constituée de trois groupes d'action. Le premier groupe et le plus petit en nombre s'occupera de placer les marqueurs. Vous décollerez à 17h30. Au mieux vous serez sur zone à 21h45, selon les vents. Le second groupe, dans la foulée, sera équipé de bombes explosives, et quelques incendiaires. Vous connaissez le procédé, on détruit les bâtiments et on empêche l'accès aux secours. Le troisième groupe comprendra le reste des incendiaires. Nous avons pour

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mission de noyer la ville sous les cendres, alors soyez sans pitié. Tout le monde a bien compris ? Vous ne quittez la zone qu'une fois toute votre cargaison larguée. Vous aurez votre affectation de groupe en sortant. Souvenez-vous d'une chose. Traverser l'Allemagne est la mission la plus dangereuse. Vous aurez une escorte de Mosquitos et volerez à haute altitude. Une fois que vous aurez largué vos bombes vous emprunterez le trajet de retour par le sud avec un passage par cet itinéraire, au sud de la ville de Nuremberg, ici, et vous suivrez ensuite cette route vers le nord de la France. Est-ce que tout est clair ? Des questions ?

- Oui. La gare fait partie de l'objectif ? Je ne la vois pas sur le plan.

- Toute la ville fait partie de l'objectif. Pour votre information, la gare se trouve ici. Au sud. Et là se trouve la Prager Strasse qui mène au vieux centre. Tout doit être détruit. Avec le vecteur que vous allez emprunter, la ville constitue la cible principale avec la gare, la vieille ville et l'Altmarkt. Jusqu’au grand jardin, là. Vous toucherez également la banlieue et la rive de l'Elbe près du centre. Les ponts aussi sont à détruire. C’est tout ? Ok. Vous avez encore quelques heures avant le décollage alors profitez-en pour vous préparer et revoir les procédures. Rendez-vous à 16h30 sur le tarmac. Vous pouvez disposer.

Dans l'assistance, Richard n’avait pas perdu une miette du briefing de l'officier. Il restait dans ses pensées tandis que, autour de lui, les équipages commençaient à se lever pour quitter la salle et regagner leurs quartiers dans un brouhaha fait de remarques en tout genre et de blagues sur le prochain bombardement. Confronté à la mort, on évacuait le stress souvent par l'humour et la dérision. Mais Richard n'y parvenait pas. C'était sa première mission de guerre. Son voisin l'observa et le sorti de ses pensées.

- Si tu ne bouges pas on ne risque pas de décoller. Ça va ? T'as l'air bien songeur ?

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Richard le regarda et revint aussitôt à la réalité.

- Oui, oui, pardon.

- Toi, c'est ton premier raid on dirait, pas vrai ?

- Oui je sors de l'instruction.

- La bleusaille. T'inquiète alors, tout se passera bien. Tu fais juste ce qu'on te dit.

- Ok.

- Et tout ira bien.

Richard acquiesça. Il se leva et laissa le pilote passer puis le suivit vers la sortie pour rejoindre son équipage. Dresde. Il connaissait cette ville, non pas qu'il ait déjà eu l'occasion d'y aller, mais parce que son père lui en avait souvent parlé. Il travaillait dans un cirque, avant la guerre, et s'occupait des animaux. Lui-même avait voulu suivre la voie paternelle avant que n'éclate le conflit. Son père lui avait souvent parlé des zoos et des autres cirques d'Europe car il avait eu l'occasion d'en visiter pendant sa carrière. Et il lui avait parlé de celui de Dresde, le cirque Sarrasani. C'était d'après lui le plus majestueux des cirques qu'il avait connu. Lui, il ne le connaissait pas mais il allait certainement devoir bombarder le cirque que son père adorait. Il évacua cette pensée en rejoignant son affectation, se forçant à masquer son appréhension.

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La journée s’écoula dans une atmosphère particulièrement enjouée, qui parvenait jusqu’aux fenêtres du bureau de Martha. Ce 13 février n’était pas un jour normal. C’était Mardi Gras et à cette occasion, la population avait eut l’autorisation de célébrer l’événement. Le prétexte était idéal, en effet, pour éloigner pendant quelques heures les soucis et le spectre d’une guerre qui se rapprochait à grand pas.

Pour fêter le carnaval, beaucoup d’enfants s’étaient déguisés et peints le visage. Ils étaient sortis dans les rues avec la bénédiction de leurs parents qui souvent les accompagnaient. Les portes cochères des immeubles, les places, les jardins étaient devenu des lieux de fête où les enfants s'amusaient, criaient, chantaient et dansaient. Un air d’avant-guerre régnait sur la ville. Cette journée ensoleillée et relativement chaude était parfaite, même si les colonnes de réfugiés que l'on apercevait parfois au détour d’un coin de rue rappelaient à tout le monde l'ombre lugubre du conflit.

La soirée serait placée sous le même signe. Elle ne faisait que commencer, et plusieurs évènements avaient été prévus pour l’animer. Ce soir, la représentation du cirque Sarrasani promettait disait-on d’être exceptionnelle. De nombreux parents avaient prévu d’y emmener leurs enfants pour, l’espace de quelques heures, faire de cette journée une fête. De renommée internationale, le cirque n’avait jamais fermé depuis le conflit et avait au contraire vu son affluence accroître. Il offrait de superbes numéros équestres avec également la présence exceptionnelle d’animaux exotiques. Quant au spectacle de clowns, sa réputation se lisait sur les lèvres des enfants excités par l’évènement et promettait de ravir chaque spectateur.

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Les personnes qui recherchaient davantage le calme ou le côté esthète d’un rendez-vous culturel de standing, avaient préféré se rendre au Semperoper. On y jouait ce soir « Der Freischütz », un opéra en trois actes de Carl Maria Von Weber. Le cadre majestueusement baroque de l’endroit accueillait une foule de passionnés d’art lyrique, venus sur leur trente-et-un. On faisait tout pour se rappeler ainsi les soirées d’avant-guerre. C'était un soir de sorties, de cirque, de cinéma et les visages radieux balayaient ainsi le voile de la guerre.

Plus la soirée avançait, et plus les rues se remplissaient de badauds. Les gens sortaient en couple ou entre amis, et affrontaient les températures redevenues fraîches avec la nuit tombante. Une population bigarrée de civils, de personnes âgées, d’enfants et de soldats en uniforme déambulait ainsi dans les rues. On se retrouvait dans les tavernes, où l’on se réchauffait, on y buvait quelques bières et on jouait aux cartes. Ce soir, c’était une atmosphère particulière que les gens ressentaient. Quelque chose qu’ils n’avaient plus connu depuis longtemps. Le sentiment de vivre en paix.

Si la guerre semblait vraiment loin, elle était pourtant à moins de cent cinquante kilomètres de là. Et bientôt, elle serait encore plus proche.

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Les locaux du siège de la police secrète étaient restés hermétiques à cette atmosphère festive. L'effervescence y était tout à fait différente. Le chef de la Gestapo avait reçu ce matin le rapport hebdomadaire d'activité de ses services et avait convoqué Wilfried, l’un des sous-officiers qui en était l'auteur. Le rapport revenait notamment sur une affaire qui occupait les enquêteurs depuis quelques semaines. Un poste de TSF avait été retrouvé dans la cellule d'un camp de prisonniers de la région. Il provenait à coup sûr de l'extérieur. D'habitude la Gestapo ne s'occupait pas de ces affaires internes, c’était même du ressort de la SS, mais étant donné la situation du régime, elle s'y était intéressé. La menace pesait non plus sur une éventuelle évasion mais sur la provenance de cet objet, preuve que des réseaux subversifs continuaient à agir dans la clandestinité.

Jusqu’à présent, le travail de la police secrète avait toujours empêché la formation de réseaux de résistance. L’activité d’éventuels opposants ait été enrayée en partie grâce à un maillage efficace de toutes les couches de la société. Il suffisait de quelques démonstrations violentes bien ciblées, de quelques exécutions publiques pour l’exemple, souvent précédées de procès politiques largement médiatisés par la propagande pour étouffer dans l’œuf toute velléité d’opposition. A cela s’ajoutait la pression permanente exercée par les agents de renseignement quadrillant le terrain et la peur insufflée dans toute la société. Ainsi rassemblés, tous ces éléments s’accumulaient avec leur lot de dénonciations. Ils remontaient de précieuses informations, parfois inutiles, et faisaient régner ainsi une chape de plomb sur tout le pays. Pourtant, de plus en plus, l’efficacité de cette organisation atteignait ses limites.

Wilfried fit son apparition et fut invité à s'asseoir. C'était un sous-officier de confiance et de grande valeur, qui prenait à cœur

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son travail et ne comptait pas ses heures, n'hésitant pas à aller sur le terrain pour prendre le leadership sur les enquêtes et les interrogatoires en cours. Le chef prit la parole.

- Wilfried, j’ai lu votre rapport. A propos de cette histoire de TSF, que donnent les interrogatoires de prisonniers ?

- Rien pour le moment. Ils sont toujours en cours.

- C'est ennuyeux. Il faut vraiment poursuivre jusqu'à ce que vous en tiriez un résultat. On ne peut pas rester sans rien.

- Très bien.

Le supérieur feuilleta le rapport et s'arrêta sur une page précise. Wilfried devinait qu’il l’avait déjà parcouru à de nombreuses reprises, n'hésitant pas à écorner des pages et souligner des paragraphes entiers au crayon de bois.

- Le rapport est assez succinct sur la situation, vous pouvez m'en dire davantage ?

- Oui. Tous nos indicateurs nous rapportent les mêmes éléments. Nous manquons de ressources et le moral de la population est au plus bas.

- Bien sûr, peu m'importe, je sais tout cela.

- Mais nous percevons de plus en plus de signes inquiétants. Ce n'est pas que la population abandonne mais on sent une certaine lassitude. Les opérations de propa…

- Évidemment ! C'est pour cela qu'il faut redoubler d'efforts ! Mais de votre côté il ne faut plus rien laisser passer. Berlin l'exige et moi aussi. Je veux être au courant du moindre indice et de la moindre suspicion.

- Très bien.

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Le chef de la Gestapo feuilleta à nouveau de Long en large les pages du rapport. Il revint sur la première partie, dont il avait déjà parlé au début.

- Bon. Concernant ce poste dans l’Offlag, il faut faire aboutir cette enquête. Je veux tout savoir sur les prisonniers, et s’il y a des projets d'évasion. Il faut absolument que vous avanciez dessus. Et surtout je veux savoir d'où il provient. Les prisonniers officiers n'ont normalement pas de contacts avec l'extérieur, c’est bien ce que vous dites ?

- Oui. Et nous avons annulé depuis décembre la plupart des sorties et des transferts d'officiers.

- Donc vous voulez dire que le poste était déjà là avant ?

- Selon toute vraisemblance, mais personnellement je n'y crois pas.

- Pourquoi ?

- Parce que les fouilles sont effectuées régulièrement, toutes les deux semaines.

- Vous pensez que cela pourrait venir d'une complicité de la part des gardiens ?

- Non, honnêtement j'en doute. Ce serait trop facile. Et ils sont triés sur le volet, ils ont fait l'objet d'enquêtes. Et ce sont eux qui nous ont alerté.

- Je vois. Et il n'y a pas de transfert ni visites vous dites. Pas de visites à part la Croix-Rouge peut-être ?

- Oui, mais là aussi les fouilles sont strictes.

- Et il n'y aurait pas eu de sorties vers un centre de santé ? Pour des soins ?

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- Non. Pas à notre connaissance. Et les soins sont effectués sur place depuis le début d’année.

- Sont effectués sur place, mais par qui ? Vérifiez tout de même dans toutes les visites et entrées et sorties. Ce ne peut-être que cela. Des médecins de la Croix-Rouge ?

- Non, je ne crois pas.

- Je veux des certitudes Wilfried, alors vous vérifiez. Je veux en être certain.

- Très bien.

- Il y a forcément des complicités extérieures alors je veux que vous élargissiez l'enquête sur tous les services sanitaires qui visitent les centres de détention ainsi que sur la Croix-Rouge.

- Y compris la Croix-Rouge ?

- Vous savez Wilfried, il faut savoir soupçonner tout le monde. Alors oui. Et j'irais même plus loin. Pourquoi cela ne proviendrait pas des cliniques ou des hôpitaux de la ville ? Je veux que vous me récupériez les noms de tous ceux qui y travaillent et ont eu un contact avec la Croix-Rouge et les centres de détention. Arrangez-vous pour me retrouver les dossiers de chacun d'eux. Tout pour moi est suspect, depuis le brancardier jusqu'au directeur d'institution. Tout doit être vérifié.

- Vous croyez que les services de santé pourraient être impliqués ?

- Qu'est-ce que j'en sais ? Pourquoi pas. N'importe qui est prêt à sauver sa peau, vu la situation. Il faut enquêter. Sur tout le monde.

- Très bien.

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Le chef de la Gestapo replongea dans le silence. Il parcourut d'autres pages du rapport et s'arrêta soudain.

- Toujours rien au sujet de ce prêtre ?

- Non. Toujours rien. Les enquêteurs n'ont pas pu nous fournir d'éléments pour l'instant.

- Ce n'est pas possible. Nous ne pouvons pas piétiner ainsi. Comment on peut imaginer qu'un simple curé de paroisse puisse nous échapper ainsi ? On ne peut plus perdre de temps. Je veux que vous investissiez toutes les paroisses et tous les lieux de culte. On va faire parler toute l'Eglise s'il le faut, et jusqu’à Rome.

- Nous avons déjà passé au crible bon nombre d'églises, sans aucun résultat.

- Évidemment. C'est une mafia. Eh bien recommencez et cherchez encore !

- Très bien.

- Ils ont des complices et je veux qu'on les trouve. Ce ne sont pas quelques résistants qui vont se mettre en travers de notre route. Nous avons toujours réussi à les repérer et à les contenir jusqu'à présent.

- Nous faisons tout ce que nous pouvons, mais pour l'instant nous n'avons pas beaucoup avancé dans leur recherche.

- Eh bien nos services de renseignements doivent absolument nous trouver quelque chose. Comment peuvent-ils rester aussi stériles.

- Nous faisons de notre mieux.

- Vous ne savez dire que ça. Eh bien ce n'est pas assez. Vous ne m'avez rien ramené de significatif depuis longtemps. Aucune piste nulle part. C'est à croire qu'il n'y a plus de résistants !

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- Mais peut-être que…

- Tut-tut-tut ! Ouvrez les yeux Wilfried. Regardez la situation en face. Est-ce que vous pouvez m'affirmer qu'il n'y a plus de réseaux ? Foutaises !

- C'est certain.

- Eh bien moi je vais vous le dire Wilfried. Vous savez de quoi je me méfie maintenant ? Des institutions, des hôpitaux, des religieux, des fonctionnaires et même des membres du Parti. De tous ceux qui ont travaillé pour le système. C'est dans cette période que je les sens prêts à trahir le Führer. Beaucoup vont vouloir sauver leur peau.

Sur le visage du chef de la Gestapo se lisait maintenant comme une rage évidente. L’homme était saisi de tics et ses traits étaient marqués par la folie. Celle de ceux qui sont prêts à aller jusqu'au bout. Et par tous les moyens, quitte à faire sombrer l'ensemble du pays dans leur chute. Il continua dans son délire obsessionnel et paranoïaque.

- Oui Wilfried. Oh oui, vous verrez, beaucoup vont se débiner. Beaucoup vont sortir du bois. Et c'est là, maintenant, qu'il faut les traquer. Vous savez, j'imagine tout. Et vous devriez en faire autant. Hein ? J'imagine que certains pensent que nous sommes voués à l'échec, que nous allons perdre. Oui, j’imagine très bien. Alors ils essayent de placer leurs pions. Là, comme ça. Hein ? Regardez les tentatives d'attentat contre notre Führer. C'est pour ça que nous ne devons rien laisser passer. Rien du tout !

- Je comprends.

- C'est maintenant que nous devrions redoubler d'efforts, vous savez. Ceux qui ne partagent pas notre culture, nos convictions, nos traditions, ceux-là sont prêts à trahir. Ils devraient être éliminés purement et simplement. Et pour moi, Wilfried, les religieux en font partie. Nous nous sommes

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débarrassés des juifs, mais nous aurions dû nous débarrasser des autres religions. Toutes ces communautés sont autant de traîtres potentiels. Et je me méfie des prêtres et de leur foi comme de la peste. Vous avez surveillé la Hofkirche ? Qu'est-ce que ça donne ?

- Rien pour le moment.

- Eh bien c'est un bastion de la religion et il fourmille de traîtres, j'en suis sûr. Il mériterait d'être détruit. Comme quand on a incendié la synagogue.

- Nous faisons surveiller la Frauenkirche, la Hofkirche, la Kreuzkirche, l’église des trois Rois Mages, entre autres…

- Eh bien faites-les toutes surveiller, toutes celles de la région. Vous savez Wilfried, quand vous voyez qu'il y'a des pilotes ennemis abattus qui se baladent dans la nature. C'est qu'ils ont des soutiens parmi la population, non ? C'est que des réseaux sont encore actifs.

- C'est vrai.

- Alors c'est autant de raisons pour les traquer. Retrouvez-moi ce curé et surtout avancez sur la question des services sanitaires. Qu'on règle au moins ce problème de radio. Je compte sur vous personnellement, Wilfried. Maintenant retournez au travail.

- À vos ordres.

Le chef de la Gestapo le regarda partir et s'enfonça dans son siège, posant son regard sur le portrait du Führer. La rage se lisait toujours sur son visage fanatique. De son côté Wilfried avait sa petite idée. Il avait préféré ne pas aborder un point crucial car il attendait de récupérer un dernier renseignement. Mais il se sentait proche de la vérité concernant cette histoire de poste de TSF. C’était une question d’heures.

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Le directeur entra dans le bureau de Martha. Il était plus de vingt heures trente et la nuit était tombée depuis longtemps. Martha avait réussi à justifier son absence auprès de Hantz en l’appelant plus tôt au château pour le prévenir. Il l’avait rassurée aussitôt et lui avait annoncé qu’il était d’astreinte ce soir-même, jusqu’à ce que son unité ait terminé de prendre en charge les nouveaux réfugiés qui n’avaient cessé d’affluer tout au long de la journée au château. Une fois de plus, Hantz n’avait pas posé de questions. Il ne faisait, heureusement pour elle, pas preuve de beaucoup de curiosité. Cela aurait été certainement plus délicat à gérer s’il avait demandé des explications et des détails sur les raisons de son absence.

Le moment était venu de procéder au transfert. Le directeur avait prévu une voiture pour conduire le prêtre jusqu’au lieu de rendez-vous.

- Si cela peut te rassurer, Martha, avec la liesse qu'il y a dans la ville en ce moment, cela devrait t’aider à passer inaperçue, même si cela te fera perdre du temps. Mais ce n’est pas cela le plus important.

Martha sembla brièvement déconcertée lorsque le directeur lui annonça qu’elle ne devrait pas suivre l’axe normal pour rejoindre l’église. Il lui transmit l’itinéraire à suivre pour se rendre sur place. Martha le consulta.

- Mais cela va faire un détour important, lança-t-elle. Eschdorf n’est qu’à une vingtaine de kilomètres. On n’en a pas pour très longtemps d’habitude.

- Le temps importe peu. Tu emprunteras plutôt les petites routes de campagne. Elles sont plus sûres et ne sont pas contrôlées.

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Martha acquiesça, sceptique, puis le directeur fouilla dans sa poche et sortit un pistolet qu’il tendit à Martha.

- Tiens, Martha, tu prendras cela avec toi, on ne sait jamais.

A cette vue, Martha resta interloquée. Le directeur se justifia.

- Pour ta sécurité, il vaut mieux que tu aies une arme. Tu ne t’en serviras certainement pas, mais il vaut mieux prendre des précautions dans ce genre d’opération.

Martha se saisit de l’arme qu’elle observa, anxieuse. C’était la première fois qu’elle se trouvait en possession d’un tel objet pour effectuer une mission. Jusqu’à présent elle était toujours accompagnée par le directeur pour faire la navette vers les camps de prisonnier. Jamais ils ne portaient d’armes. Mais cette fois-ci, elle serait seule pour se défendre et ne pourrait compter que sur elle-même. Elle la cacha maladroitement dans une de ses poches intérieures. Le directeur eut beau la réconforter, Martha sembla prendre enfin la mesure de la dangerosité de l’opération. Elle était soucieuse, immobile et silencieuse. Il s'absenta un instant dans son bureau et revint un instant plus tard pour lui tendre une tablette de chocolat Lobeck´s.

- C'est ma dernière et je préfère que tu la prennes avec toi.

Martha le regarda incrédule et lui sourit tandis que le directeur se rapprocha d'elle pour la prendre dans ses bras et lui souhaiter bonne chance. Elle eut aussitôt un désagréable sentiment de profonde séparation, comme si quelque chose devenait irréversible. Comme si le directeur lui faisait ses adieux. Jamais Horst ne l’avait serrée dans ses bras. Et son ton grave n’avait fait qu’amplifier cette sensation. Une sorte de processus s’était

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enclenché qui sous entendait qu’ils ne se reverraient plus. Martha n’osa porter crédit à ses sentiments qu’elle mit sur le compte du stress. C’était le moment de partir et Horst rejoignit à nouveau son bureau.

Martha resta interdite et rangea quelques affaires pour faire disparaître le malaise, puis passa son manteau et quitta la pièce, en refermant la porte derrière elle. Tout était calme et il n’y avait personne à l’horizon. Elle emprunta le couloir désert qui menait aux sous-sols de l’établissement, puis ouvrit la porte en acier. Devant elle, l’obscurité. L’angoisse de se retrouver seule dans le noir l’étreignit. Elle respira lentement pour se calmer et alluma la lumière. Les lampes du plafond prodiguèrent une clarté bienvenue. Elle descendit en silence les marches et se retrouva dans la cave humide de l’hôpital. Le directeur lui avait confié les clés de la réserve. Martha n’aimait pas se rendre dans ces sous-sols. Elle les trouvait lugubres, bien qu’ils soient correctement éclairés et bien équipés. Il y avait de l’eau et des bancs se trouvaient de chaque côté des couloirs pour permettre aux gens de s’assoir et de patienter. Ils servaient en effet d’abri anti-aérien pour les personnels et patients de l’établissement en cas de raid. Autant dire qu’ils avaient rarement été utilisés jusqu’à présent. Le plafond était bas, même pour Martha, et elle devait se vouter pour progresser dans une odeur déplaisante d’humidité, comme c’était le cas dans la plupart des caves de la ville, proches du fleuve. Martha avança encore et s’approcha d’une porte en bois vermoulu, celle de la réserve. Elle déverrouilla le cadenas et entra lentement en chuchotant le nom du prêtre.

Le directeur avait mis l’homme au courant du transfert et de l’arrivée prochaine de Martha. Elle actionna l’interrupteur et alluma la lumière de la pièce. Aussitôt une lueur rassurante émana du plafond, découvrant le décor spartiate de la réserve. Elle comprenait une petite table en son centre, avec trois chaises en bois. Au fond se trouvaient plusieurs étagères où étaient entreposées quelques bouteilles de vin. Enfin à droite, vers le coin, une paillasse servait de lit d’appoint. Allongé dessus, le

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prêtre somnolait. Il n’avait pas entendu l’arrivée de Martha. Elle l’appela à nouveau, un peu plus fortement cette fois.

- Mon père !

Le prêtre sursauta et se redressa instantanément. Martha s’excusa de l’avoir effrayé et l’homme esquissa un sourire. Il était visiblement soulagé par la présence de Martha, ainsi que cela avait été convenu avec le directeur.

Martha referma doucement la porte derrière elle et s’approcha de lui. Il se tenait debout désormais, près de la table. Ils se dévisagèrent brièvement. Le prêtre brisa le silence le premier.

- Vous êtes Martha, c’est cela ?

- Oui, je suis venu vous chercher, nous allons partir, c’est le moment.

- Très bien.

- Je vais vous conduire jusqu’au lieu de rendez-vous.

- D’accord, je vous suis.

Le prêtre rassembla dans un sac en toile le peu d’effets personnels qu’il avait avec lui et rejoignit Martha, qui s’en était déjà retournée vers l’entrée de la réserve.

- Nous allons sortir, traverser le couloir pour remonter à l’extérieur, lui expliqua Martha, comme pour se rassurer elle-même sur la suite des opérations. Le directeur a mis une voiture à notre disposition. Nous devrons sortir de l’établissement puis traverser la cour pour la retrouver. Il faudra faire vite. D'accord ?

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Le prêtre acquiesça en silence. L’homme d’église était vêtu de sombre. Petit et râblé, il apparaissait plutôt enrobé. Son visage rond possédait un regard rieur avec des rides d’expression autour de ses yeux clairs. Le crâne dégarni, il avait les épaules larges et l’allure massive du bon vivant qui ne rechigne ni sur la bière ni la charcuterie, même au petit déjeuner. Martha se prit à songer un instant qu’il ressemblait à ce que l’opinion pouvait se faire des hommes d’église et autres moines, avec leur réputation d’avoir bon appétit. Mais peu importait finalement l’aspect physique du prêtre. La mission pouvait commencer.

Tous deux retrouvèrent l’extérieur. Il faisait nuit. Le froid du début de soirée les saisit, les obligeant à se calfeutrer dans leurs manteaux. Au loin on pouvait entendre l'allégresse des fêtards du carnaval s'exprimer dans les rues. Ils quittèrent d’un pas rapide l’enceinte de l’établissement par une porte de service avant de rejoindre le véhicule garé à l’endroit prévu. Martha prit le volant et démarra. La voiture quitta l’établissement hospitalier, s’engouffrant dans les rues de Dresde. Elle suivit à la lettre les indications du directeur pour sortir sans souci de la ville. Elle traversa l’Elbe en empruntant le pont de Loschwitz. Dans l’obscurité de la ville, les poutrelles métalliques du pont lui donnaient l’allure d’une Tour Eiffel fantomatique effondrée sur le flanc. Puis le véhicule s’éloigna par les faubourgs dans la direction du point de rendez-vous, vers l’est. A l’intérieur du véhicule, tous deux restèrent silencieux et concentrés. Martha laissa ainsi Dresde derrière elle. Concentrée sur sa mission, elle ne se doutait pas un instant de ce qui se préparait en ville.

Loin au-dessus d’eux, l'équipage dans lequel opérait richard était tout aussi concentré et silencieux. Ils approchaient lentement de leur objectif.

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Wilfried se rendit devant le portail d'entrée de l'hôpital. Il avait apporté avec lui les notes qu'il avait rassemblées sur les membres du personnel. Le chef de la Gestapo lui avait conseillé de se rendre avec diligence dans tous les endroits susceptibles de fournir des pistes pour faire progresser l'enquête. C'était une priorité absolue qui d'ailleurs justifiait de forcer les portes des plus réticents aux questions. Wilfried était bien décidé à utiliser cette méthode pour interroger jusqu'au directeur de l'hôpital. C'est pourquoi il avait pris la décision de se rendre dans son bureau. Même si ce dernier ne s'y trouvait pas, il pourrait s'y introduire et fouiller à loisir dans les affaires et les dossiers personnels du directeur. L'urgence de la situation lui arrogeait ce droit et il comptait bien l'utiliser. Tous les moyens étaient permis maintenant que le régime était aux abois.

Il traversa la cour centrale et se présenta devant l'accueil. Son uniforme ainsi que son sigle caractéristique firent frissonner la secrétaire et les quelques infirmières à proximité lorsqu'elles l'entendirent prendre la parole.

- Savez-vous où se trouve le bureau du directeur ?

- À l'étage, au fond du couloir à droite. Vous avez de la chance, je crois qu'il est encore là à cette heure. Je vais le prévenir de votre arrivée, qui dois-je annoncer ?

- Ce ne sera pas nécessaire, c'est un ami. Je vais lui faire la surprise, ajouta Wilfried, esquissant un sourire que l’on devinait carnassier.

Wilfried grimpa l'escalier central puis s’engagea dans le couloir, là où se trouvait la partie administrative. L'opportunité d'interroger le directeur était trop bonne et il fallait la saisir. En

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parcourant son dossier plus tôt dans l'après midi, il n'avait trouvé aucun élément tangible. En revanche, le directeur effectuait souvent des visites d'accompagnement des services de la Croix-Rouge et se rendait à cette occasion dans des Offlag. Ses réponses ou sa collaboration éventuelle pouvaient permettre de faire progresser l'enquête. Il devait y avoir d'autres complicités.

Alors qu'il se rapprochait, il aperçu au loin une silhouette qui sortait d'un bureau et accéléra le pas pour la rejoindre. Le directeur verrouillait la porte au moment où il senti la présence de l’officier derrière lui.

- Herr Directeur, puis-je me permettre de vous déranger ?

- Oui ?

- Je travaille pour la Gestapo et j'aurai quelques questions à vous poser.

- À cette heure ? Il est plus de neuf heure et demie !

- Les questions du Führer n'attendent pas, et je crois savoir aussi que personne ne vous attend chez vous non plus, alors vous pourriez bien m'accorder quelques minutes ?

L'allusion à la vie privée du directeur l'alerta sur la perfidie de l'officier. Cette visite ne semblait pas une visite de courtoisie et il devait se montrer très prudent. De toute évidence, la situation devait être assez grave pour qu'il suscite autant d'intérêt particulièrement à cette heure tardive. Pourtant l'officier était venu seul, sans être accompagné, et à cette heure, cette visite semblait comme informelle. Mais c'était peut-être un piège. Il redoubla de prudence et se résolut à faire entrer l'officier, mais pas à l'emmener dans son propre bureau. Ils resteraient dans celui de Martha.

- Évidemment, venez, nous serons plus à l'aise à l'intérieur.

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L'officier enleva son manteau et ne se fit pas prier pour s'asseoir tandis que Horst prit place de l'autre côté du bureau. Il préférait garder sa veste pour signifier que cette conversation ne devait pas s'éterniser. Sans attendre, Wilfried l'interrogea.

- J'aurais besoin de votre aide sur un dossier important.

- Dites-moi.

- Je voudrais accéder aux dossiers de tout votre personnel soignant et administratif.

Le directeur ne cacha pas sa surprise.

- Ah ? Puis-je savoir pour quelle raison ?

- Nous enquêtons sur une affaire assez délicate et nous soupçonnons des agissements dangereux au sein du milieu hospitalier. À ce propos, je voudrais pouvoir avoir la liste des personnels qui partent en mission régulièrement dans les camps de prisonniers de la région.

C'était donc cela. Porter les soupçons sur les missions d'aide humanitaires pouvait mettre directement en péril son activité. Cela laissait craindre effectivement un danger imminent pour son entourage si la Gestapo effectuait de tels rapprochements. Horst joua l'étonnement pour gagner du temps et essayer d'en savoir un peu plus.

- Vous pensez qu'il y aurait des traîtres au sein des services de santé ?

- Peut-être. Ou peut-être pas. Le fait est que nous avons retrouvé un poste de TSF dans la cellule d'un Offlag et que seuls les services de santé sont aujourd'hui autorisés à leur

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rendre visite. Vous ne trouvez pas qu'il y a là quelque chose de surprenant, et d'alarmant ? Non ?

- Certes. Mais les prisonniers peuvent parfois les bricoler eux-mêmes, non ?

- Dans ce cas précis ce n’est pas ce qui s’est passé. Dites-moi, j'ai noté que votre établissement était très en pointe dans ce genre d'opération. Vous faites souvent ce genre de visite ?

- Cela nous arrive parfois effectivement.

- Bien. J'aimerais avoir votre collaboration pleine et entière sur ce sujet et notamment avoir l'accès à votre planning de visite de ces dernières semaines.

- Bien sûr, je vous laisserai le consulter évidemment.

- Vous effectuez également ce type de déplacement, je crois savoir ?

On y venait enfin songea Horst. Il sentait que l'étau se resserrait progressivement. Il tenta de cacher sa nervosité.

- À titre professionnel il m'arrive oui d'accompagner les membres de la Croix-Rouge, afin de veiller à ce que les procédures soient respectées.

- Et vous vous êtes déjà rendu à l'Offlag IV, je suppose ?

- Cela m'est arrivé à quelques reprises. C’est la Croix-Rouge qui communique une liste de camps à visiter. Aussi bien des Offlag que des Stalag. C’est ensuite l’administration qui sélectionne les camps pour l’organisation des tournées.

- Et depuis le début de l'année ?

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- Étant donné que la plupart des transferts ont été suspendus, il est normal que la Croix-Rouge effectue des visites de contrôle.

- Et vous voyez les prisonniers lors de ces visites ?

- Évidemment, oui, les officiers. En Offlag.

- Et vous leur donnez des choses, du matériel, de la nourriture, des colis ?

- Non, c'est strictement encadré vous savez. Nous respectons les conventions, certes, mais dans une stricte limite. Tout n’est pas permis. Il est arrivé parfois aux prisonniers de demander des couvertures ou autre, mais c'est à l'administration pénitentiaire de les leur fournir, pas à nous. Nous n'avons aucun rôle là-dessus. C'est leur santé qui est notre priorité.

- Je vois. Et pour les colis, vous en faites acheminer ?

- Non, c'est la Croix-Rouge qui s'en occupe le cas échéant, mais c’est très rare. Ce n'est pas de notre ressort. Et je suppose que c'est contrôlé.

- Vous leur faites parvenir quand même des dons ?

- Mais, je ne comprends pas, où voulez-vous en venir exactement ?

- Je ne sais pas. Je vous pose la question. Je me demande si vous n'acheminez pas des objets ou des transistors par exemple. C'est possible ?

- Non, c’est impossible. A cause des contrôles. Et puis qu'est-ce que vous insinuez ? Nous ne leur apportons que du réconfort et nous les soignons, c’est notre travail. Voilà ce que nous faisons. C'est ça notre rôle et ça s'arrête là. C'est déjà largement suffisant.

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- Vous travaillez uniquement dans le cadre de la Croix-Rouge, et pas du tout à titre privé, si je comprends bien. Vous ne les aidez pas à s'évader donc.

- Qu'est-ce qui vous prend ? Je vous retourne la question. Quel est notre intérêt à les faire s'évader ? Pour qu'ils soient repris ou fusillés ? Non, croyez-moi, ils sont bien mieux en internement qu'en liberté ! Au moins ils sont en sécurité, pas comme nous.

Wilfried sourit à cette allusion. Il se dit qu'il avait touché juste.

- Vous ne vous sentez pas en sécurité ?

- Et vous, est-ce que vous vous sentez en sécurité ? Rétorqua Horst sèchement.

Le silence s'installa, lourd de sens. Ils se dévisagèrent et le mépris l'emporta. Horst s'en rendait compte clairement maintenant. Il y avait une fracture évidente. Une fracture entre deux camps, entre deux Allemagne. Celle de la jeunesse et du fanatisme, prête à verser dans le chaos, quitte à tout perdre et à mourir, et qu'il avait maintenant sous les yeux, devant lui. Et puis il y avait celle des anciens, tout aussi responsables de la situation, qui avait vécu déjà l'horreur de la guerre, et qui avait plongé le pays dans l'abîme. C'était la sienne. Mais cette Allemagne avait mûrit, avait compris les leçons de la folie et comme lui, avait ouvert les yeux. Il était peut-être trop tard mais cette Allemagne ne laisserait pas la folie l'emporter. Horst était résolu à se battre et à lutter. Pour la justice, l’honneur et la liberté.

À cet instant une sirène d'alerte retentit. Wilfried reprit la parole.

- Je vais vous demander de me suivre.

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- Nous devrions plutôt aller dans l’abri au sous-sol, si je puis me permettre.

- Non. Vous allez me suivre, j'ai d'autres questions pour vous. Vous ne m’avez pas tout dit.

L'officier se leva, prenant le temps de remettre son manteau, comme pour instaurer encore plus de solennité dramatique à la situation. Animé par l'orgueil qu'on lui avait inculqué, il tenait à montrer qu'il portait naturellement en lui cet air suffisant de supériorité. Celui du vainqueur qui savoure la défaite de son ennemi. De l’autre côté Horst ne se faisait guerre d’illusions. Suivre l’officier signifiait se retrouver dans les locaux de la Gestapo. Une fois là-bas il serait soumis à un flot de questions. Rien ne garantissait qu’il ne serait pas torturé et qu’il n’avouerait pas son activité secrète en dehors de la Croix-Rouge. Faire passer des pièces détachées d’un poste TSF avait été une erreur monumentale. Mais cela s’avérait nécessaire. En revanche sa découverte constituait un véritable risque pour la suite et pour Martha. S’il y avait quelque chose à faire pour empêcher cela, c’était maintenant qu’il fallait agir.

L'occasion était trop belle. Horst empoigna le coupe-papier sur le bureau de Martha et se rua sur l'officier. Le maintenant fermement par la nuque, il enfonça la lame dans le cou de l'homme, profondément, sans pitié, longuement, lui coupa le souffle et lui sectionna la carotide, un geste d’une précision de chirurgien qui ne laissa aucune issue. Il le maintint fermement le temps de l'agonie, puis collé contre son dos, Horst le posa sur la chaise encore toute chaude, délicatement, sans faire de bruit. Wilfried tremblait toujours, les yeux exorbités, il râlait éjectant des flots de sang par la bouche et par la lame toujours enfoncée dans son cou. Puis il se tut. Horst retira le coupe-papier du corps de sa victime et le laissa tomber au sol. Une giclée de sang chaud s'éjecta du cou de Wilfried qui, dans un dernier soubresaut, versa sur le côté et s’effondra.

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Ses mains étaient pleines de sang. Horst s'essuya avec un mouchoir, ferma la porte d'entrée de l'intérieur puis se dirigea dans son bureau. Assis derrière la table de travail, il déverrouilla les tiroirs, sorti des papiers et des dossiers qu'il brûla dans la poubelle en acier. Puis il sorti une liste du fond d'un autre tiroir qu'il plia et rangea dans une enveloppe. Il l'enfouit dans la poche intérieure de sa veste. Au loin, l'impact des bombes commençait à se faire entendre. Il fit brûler d'autres documents à nouveau puis retourna dans le bureau de Martha. Du sang avait été projeté contre le mur et des gouttelettes parsemaient le bureau. Wilfried gisait désormais inanimé dans une marre écarlate qui imprégnait le tapis. Il s'approcha et fouilla dans ses poches. Il se saisit de ses papiers et parcourut des yeux les documents que l'officier avait apporté avec lui. Le dossier et les notes manuscrites montraient maintenant clairement que la Gestapo était sur les traces d'un réseau et que les pistes se recoupaient autour de l'hôpital. Wilfried avait fait un travail de recherches en croisant les dates des visites avec les mouvements des services sanitaires et ceux de la Croix Rouge. Horst mît le feu aux documents et brûla également les papiers d'identité de l'officier. S'en était fini. Il fallait prévenir les autres. Il fouilla à nouveau l'officier puis s'empara de son Lüger qu'il rangea dans une de ses poches. Puis il agrippa le corps inanimé et le traîna jusqu'au placard qui servait de penderie. Il le poussa à l'intérieur et referma à clé derrière lui.

Dehors les sirènes hurlaient toujours et les impacts des bombes se rapprochaient toujours plus près. Il s'approcha de la fenêtre et observa l'extérieur. Il pris alors conscience de l'orage de feu qui s'abattait maintenant sur la ville. Il devenait urgent de se mettre à l'abri, ou plutôt de fuir s'il n'était pas déjà trop tard.

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Hantz en avait enfin terminé avec la prise en charge des réfugiés du château. Sa journée avait été éreintante et plus longue que d’habitude. Depuis ce matin, il avait récupéré plusieurs dizaines de malheureux à la gare centrale et les avait acheminés jusqu’à l’Albrechtsberg. Après plusieurs allers-retours en camion, il pouvait enfin retrouver un peu de calme à la caserne. Il avait commencé à ranger ses affaires dans son casier et se préparait à partir. Heureusement que la perspective de rentrer s’annonçait. Il songea à Martha qui, la pauvre, devait poursuivre sa soirée à l’hôpital au moins jusqu'à vingt-trois heures, lui avait-elle dit. Quant à lui, dans quelques minutes, il pourrait se mettre aux commandes de son side-car et rentrer à la maison pour bénéficier d’un repos bien mérité. S’il roulait suffisamment vite, il arriverait certainement chez lui passé vingt-deux heures.

Lorsque l'alarme retentit, Hantz stoppa aussitôt son activité, à l’instar de toute la ville. La sirène stridente était le signe d’une attaque aérienne imminente.

- Merde

***

En route, Martha s’enfonçait dans la campagne en direction de Eschdorf. Elle approchait du lieu de rendez-vous et entendit à son tour le lointain hurlement des sirènes. A l’endroit où elle se trouvait, loin de la ville, elle était en sécurité. Mais ce qu’elle avait si souvent redouté risquait de se produire. Elle ralentit le véhicule et baissa la vitre à l’écoute du bruit caractéristique des moteurs d’avion. Rien. Le prêtre prit la parole.

- C’est peut-être une fausse alerte ?

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- Peut-être. J’aimerais, mais je crains que non.

- On n’entend pas la Flak non plus.

- C’est normal, mon mari m’a dit ce matin que les pièces d’artillerie avaient été déplacées sur le front de l’Est.

- C’est vrai ?

- Oui. J’en ai bien peur.

Martha reprit la route et accéléra. Elle pensa à Hantz. Elle voulait terminer au plus vite la mission pour revenir à Dresde et le retrouver.

***

Sous le chapiteau du cirque Sarrasani, le premier numéro du spectacle s’arrêta aussitôt. Tout le monde se figea dans les gradins comme sur la piste. Les regards se croisèrent, dubitatifs puis interrogateurs. Dresde n’avait jamais fait l’objet d’une attaque sur le centre-ville. Les précédents raids s’étaient toujours orientés vers les quelques objectifs industriels ou militaires en périphérie. Donc on ne risquait certainement rien. Pourtant le directeur du cirque fit son apparition.

- Mesdames et messieurs, j'ai le regret de vous annoncer une alerte. Veuillez rejoindre les abris rapidement et dans le calme.

***

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L’alerte raisonnait toujours dans les couloirs de la caserne où se trouvait Hantz. Il referma son casier et remit son manteau pour rejoindre son équipe. Les gestes maintes fois répétés s’exécutaient maintenant pour de vrai, presque par automatisme. Hantz avait été affecté à une unité qui devait gérer l’évacuation du quartier de Johannstadt nord, limitrophe de celui de Blasewitz, là où travaillait Martha. Tandis que d’autres unités s’occupaient de conduire les enfants vers les sous-sols du château, celle de Hantz se rassembla dans la cour. Ils embarquèrent dans des camions et prirent la route du quartier pour assurer l’évacuation. Ils ne seraient pas très loin de l’hôpital de Martha. Peut-être aurait-il l’occasion de la croiser s’il devait acheminer quelques blessés aux urgences.

***

En ville, les hurlements des forces de sécurité incitèrent vigoureusement les gens à rejoindre les abris. Au même moment, dans le cirque, l’appréhension l’emporta lorsque des membres de la défense civile firent à leur tour irruption dans l’enceinte, appelant à quitter immédiatement les lieux. La musique de l’orchestre s’était tue depuis quelques instants et les gens filaient déjà dans un calme relatif. Certains avançaient d’un pas rapide, préoccupés par l’urgence de la situation. Pourtant, la majorité de la foule semblait faire preuve d’une certaine confiance ; « Dresde n'est pas un objectif militaire. C’est une ville ouverte, avec des réfugiés, et nous sommes si loin du front » pouvait-on entendre au gré des conversations. Tout le monde se voulait rassurant. La propagande avait semble-t-il fait du bon travail, faisant oublier à la population les nombreuses infrastructures militaires et les bâtiments industriels construits dans les banlieues. Des usines qui tournaient vingt-quatre heure sur vingt-quatre et fournissaient une part importante dans l’effort de guerre allemand. Et qui étaient des cibles potentielles.

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Les premiers spectateurs du cirque partirent à pieds en direction du fleuve. Les policiers leurs conseillèrent de rejoindre au plus vite une école jouxtant les bords de l’Elbe. Elle servait d’infirmerie et un abri pourrait les y accueillir. Non loin de là se trouvait l’hôpital de Martha, avec également ses sous-sols aménagés. D’autres choisirent de rejoindre leur domicile où les caves des immeubles d’habitation pouvaient constituer également d’excellents refuges. Les résidents déjà sur place s’y rendirent automatiquement après avoir rassemblé quelques effets personnels et parfois un peu de nourriture et d’eau pour certains, même si l’on pouvait entendre des propos rassurants. « Cela ne durera pas très longtemps, ce n’est qu’une alerte. Généralement on est à peine descendu que c’est déjà fini. »

***

Dans les rues engourdies par le froid, le temps s’écoulait et l’incitation des forces de sécurité se faisait de plus en plus pressante. Les visages des miliciens et des policiers laissaient maintenant transparaître une angoisse latente, un sentiment de dangereuse urgence. Dans l’ordre, mais non sans une certaine appréhension, les abris se remplirent peu à peu. L’inquiétude était désormais palpable au fur et à mesure que la foule affluait dans les caves, descendant des escaliers exigus envahis par la pénombre. Ici on retrouvait pourtant une chaleur réconfortante comparée au froid qui sévissait dehors.

Mais le ciel de cette nuit hivernale était d’un sombre inquiétant. De gros nuages s’accumulaient et voilaient maintenant la clarté des étoiles. Ils laissaient présager du pire à venir.

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Hantz arriva avec ses collègues sur la zone qui leur avait été attribuée. Elle couvrait l’est du centre-ville avec les quartiers de Johannstadt nord et sud. L’évacuation avait déjà été bien avancée et ne consistait plus qu’à presser les derniers retardataires dispersés dans les rues. Les consignes étaient strictes : il fallait les emmener vers les abris les plus proches et leur ordonner de s’y cloîtrer au plus vite, quel que soit le lieu. Face aux plus récalcitrants, Hantz pouvait même brandir la menace d’une arrestation. Par endroit la panique l'emportait et, les minutes s’écoulant, l'afflux dans les caves gênerait une certaine confusion.

Pourtant, au fond de lui-même, il ne croyait pas à un bombardement sur le centre-ville. Et puis les forces aériennes déployées à l’aérodrome militaire de Klotzsche auraient vite fait d’enrayer l’attaque alliée. La base n’était pas bien loin, au nord-est de l'agglomération. Hantz connaissait personnellement la valeur de certains pilotes et leur faisait entièrement confiance. Si seulement il avait pu les rejoindre, grimper dans un cockpit, mettre les gaz et ressentir autour de lui les vibrations de la carlingue et la violente poussée du moteur au décollage. Il n’aurait fait aucun sentiment face aux soi-disant forteresses volantes. Une pointe de regret l’envahit, mais il en fit peu de cas. C’est maintenant qu’il devait se préparer à donner le meilleur de lui-même pour assister la population. En même temps pourquoi s’en prendrait-on au centre-ville, ce n’était pas une cible, pensa-t-il une fois de plus, comme pour se rassurer.

Hantz aida une mère de famille à rejoindre une des caves. Son fils venait d'être réveillé en pleine nuit et portait toujours son pyjama. Avant de la laisser, il prit soin de la rassurer et prodigua quelques conseils.

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- Quand il y aura les explosions, bouchez-vous les oreilles et gardez la bouche ouverte. À la fin de l'attaque vous entendrez une sirène. Elle vous donnera l'ordre de quitter l'abri, d'accord ?

Elle acquiesça en silence, juste d'un sourire, puis descendit les marches de l'escalier. Hantz rejoignit alors ses collègues. Là où il se trouvait, les rues étaient devenues désertes. Avec ses camarades, il s’éloigna de la zone, avec le sentiment du travail accompli. A l’intérieur des caves, il savait maintenant que les gens attendaient dans l’angoisse. Mais au moins, tout le monde semblait en sécurité et le dispositif d’alerte avait parfaitement fonctionné. Il rejoignit l’unité d’intervention qui se trouvait sur les bords de l’Elbe, non loin de l’hôpital de Martha. Conformément aux ordres, ils restèrent en faction à ce niveau mais ils se préparaient à devoir renouveler les rondes durant l’attaque et surtout après, afin de calmer les gens et de les aider à sortir de terre.

***

Puis le ronronnement sinistre des avions se rapprocha, couvert encore par les sirènes d’alerte. Vingt-deux heures allaient bientôt sonner. L’optimisme forcené avait maintenant laissé place à un silence pesant. Partout, des regards angoissés se croisaient.

Trois minutes s’étaient écoulées. Un grondement sourd se fit entendre au loin. Puis un autre, puis deux. Le battement macabre s’accentua. Ce n’était plus seulement le bruit des moteurs. Hantz entendit les premières bombes de marquage s’écraser au loin sur la ville. Il savait qu’elles devaient permettre de délimiter la zone d’impact pour un raid à venir. Elles progressaient et se rapprochaient maintenant, semblant à moins de trois kilomètres. Il sut alors que quelque chose clochait. Les impacts étaient trop

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près. Le marquage se trouvait de l’autre côté du centre-ville, en ligne droite, là où se situaient les installations sportives de Gehege.

- C’est pas normal, le marquage ne devrait pas être là, pensa-t-il.

L’inquiétude se lisait sur les visages des autres sauveteurs autour de lui. Ils échangeaient des regards indécis. Une seule certitude accabla désormais tous les esprits. Ce n’était pas la banlieue que l’on visait, ni les usines là-bas. Et cela se rapprocha encore. « Non, ils ne vont pas viser le centre-ville ? ».

- Ils se sont trompés dans le marquage et ça va tomber sur le centre !

- T’es sûr ?

- Complètement. Si ils mettent des repères sur cet axe et si près du centre, c’est qu’ils vont bombarder là ! Merde !

Enfin le bruit s'estompa. Le marquage était terminé. Et l’angoisse de l’attente commença. Seules les sirènes continuaient de diffuser leur plainte entêtante. Les quelques minutes qui suivirent furent interminables. Il ne se passa plus rien. C’était comme le calme avant une tempête attendue. Deux minutes, cinq minutes, sept minutes. Le bombardement était-il terminé ? Déjà ? Vraisemblablement pas. Hantz, lui, savait d’expérience qu’une seconde attaque n’allait pas tarder. Effectivement, le bourdonnement sourd se fit de nouveau entendre, lointain, mais plus fort cette fois. Et de plus en plus proche, à mesure que l’armada aérienne survolait son objectif. Au bruit, le nombre d’avion semblait impressionnant.

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Sur les bords du fleuve, transit de froid, Hantz se sentait jusqu’à présent en sécurité. Mais il éprouvait de la compassion pour tous ceux qui s’étaient calfeutrés en sous-sol. Dresde n'était pas une ville correctement équipée en abris. Les caves étaient pour la plupart situées sous les immeubles ou dans les maisons, lorsqu’il y en avait. C'était le cas des constructions récentes dans la banlieue. Mais le vieux centre accusait un manque d’infrastructures, avec des caves peu profondes et mal équipées. Il imaginait facilement l’angoisse monter chez les habitants. Etait-ce cela qui le faisait frissonner ou bien la température ? Pour l’avoir appris pendant sa formation de secouriste, il connaissait trop bien ce sentiment de peur et de claustrophobie parmi ceux qui se terraient. Il était facile d’imaginer qu'un peu partout en ville, des familles entières se serraient encore plus, se calfeutrant pour se protéger en vue de l’attaque. Il savait que, dans peu de temps, les lumières des modestes ampoules électriques des plafonds grésilleraient. Sous le coup de chaque impact le courant se coupait fréquemment dans les caves pour revenir timidement tenter d’éclairer la pénombre. Il savait que, sous les vêtements, les poils se hérissaient de peur, que beaucoup agrippaient fermement leurs objets de valeurs, parfois de simples broutilles auxquelles pourtant ils tenaient le plus au monde. C’était comme pour se raccrocher à la vie. Il savait que là-bas, au fond des trous, chacun était désormais confiné dans sa propre solitude et dans la prière. Avec au-dessus de la tête, un toit de pierres comme linceul.

Hantz tenta d’évacuer ces pensés insupportables. Il porta alors son regard vers le centre-ville. Au loin les bombes de marquage avaient déclenché des incendies qui balisaient le périmètre d’attaque. La voie était toute tracée pour mener à bien le raid. Depuis la haute altitude, les équipages des Lancaster de la Royal Air Force pouvaient désormais s’appuyer sur ces signaux lumineux comme sur autant de messages de bienvenue. Le bombardement allait réellement commencer maintenant et ils allaient pouvoir déverser leur flot de mort. Hantz serra les mâchoires, se préparant au choc. Il était envahi de haine contre les alliés.

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Le sifflement des bombes, de plus en plus strident, indiqua alors le début du raid. Le bruit des moteurs, comme celui des sirènes, était désormais couvert par les impacts des bombes. Elles se rapprochaient. Le vacarme s’amplifia au rythme des déflagrations qui éventraient les toits et les murs des bâtiments, et enflammaient les habitations. Hantz sentait la terre secouée comme par un séisme. Sous ses yeux, la vieille ville s’enfonça peu à peu dans les décombres et dans les flammes. Il valait mieux être sous terre à cet instant. Ou bien à l’endroit où il se trouvait.

***

A l’intérieur de son Lancaster, Richard s'apprêtait à survoler la ville. Installé à l'arrière de l'appareil, depuis son poste de mitrailleur, il pouvait constater le succès avec lequel les bombes commençaient à éventrer la ville. Il faisait partie du troisième groupe de la première vague. Les marqueurs avaient bien joué leur rôle et touché juste. Ils traçaient dans la nuit la direction à suivre. Son escadre se trouvait maintenant à une trentaine de kilomètres du centre-ville mais déjà il pouvait apercevoir l’incendie dans le centre. Il distinguait aussi dans la nuit les bâtons incandescents des bombes qui fendaient le ciel et tombaient, illuminant la cible comme un sapin de Noël. Il pouvait même entendre les explosions. Plus il se rapprochait et plus la lueur émise par la ville devenait aveuglante.

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Hantz et ses camarades scrutaient le ciel et se préparaient à subir le bombardement de plein fouet, comme un boxeur attend le coup de grâce. Ils avaient peine à imaginer l’ampleur de la tache et le danger qui les attendaient. Ce n’était pas le moment de partir en patrouille. Cela s’annonçait dantesque. Là-haut, les premières escadrilles de bombardiers effectuaient leur passage. Il n’y avait rien d’autre à faire que constater l’acharnement destructeur des bombes qui s’écrasaient sur les différents quartiers. C’était comme assister à un orage sans pluie, où le tonnerre ne cessait de gronder dans un vacarme assourdissant, faisant vibrer le sol, projetant des gerbes de feu qui illuminaient la nuit. Hantz n’en revenait pas. Les explosions se révélaient encore démultipliées par la configuration de la ville et de la vallée de l’Elbe, dont le relief les renvoyaient en écho depuis l’autre côté de la vallée. Cela rendait les impacts encore plus impressionnants et presque irréels.

Déjà, les premiers rescapés les rejoignirent près des berges. Ils provenaient du centre et fuyaient les départs d'incendie. La plupart souffraient de brûlures, de coupures ou de shrapnells. Ils venaient avec des témoignages édifiants. Des immeubles en feu, des effondrements sur plusieurs étages, des abris touchés parfois. On racontait que certaines rues étaient jonchées de morts, qu’on avait vu des corps brûlés jusqu’aux os. Hantz et ses camarades semblaient sceptiques. Plongé dans ses pensés, Il tentait de visualiser mentalement ce qu’on lui disait lorsqu’il entendit un signal. C'était l’ordre de déploiement autour des quartiers de Blasewitz et de Johannstadt. La mission était maintenant de partir en patrouille pour secourir des caves qui paraît-il venaient d’être touchées. Les témoignages étaient donc vrais ?

***

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Le Lancaster survola la ville. Richard se retourna pour observer le reste de l’équipage. Stephen était concentré, les yeux derrière son viseur, tandis que James pilotait à l’avant. Appliqué, il tentait de conserver le même cap sans dévier de son objectif, et de garder une trajectoire rectiligne. Il baissa d'altitude. Puis il fit un signe de tête au copilote, lançant un bref message dans la radio. « Ouverture ». Un courant d’air glacé envahit aussitôt l’appareil, déstabilisant un instant la carlingue. Puis une étrange odeur, comme une bouffée de chaleur. Stephen maintenait quant à lui le pouce de sa main droite au-dessus de la gâchette qui commandait le largage. Concentré et silencieux, il avait le regard figé sur sa cible. Il fallait attendre le moment idéal, propice au largage. Le moment venu, il déclencha d’un coup sec le processus. Les bombes se désolidarisèrent de l’avion et se déversèrent en silence. Son travail de précision allait payer.

Richard n'osa pas imaginer ce qui se passait en dessous au moment où l'avion survola la zone et largua sa cargaison. Dresde scintillait sous ses yeux, parcourue de flashs puissants et de clignotants lumineux. Et surtout ce qui le frappait, c'était les battements sourds des impacts qui masquaient presque le ronronnement des moteurs. C’était comme un roulement de tambour. Il toucha la carlingue et il lui sembla ressentir la chaleur émanant du brasier. Il se dit que son imagination lui jouait des tours. Autour de lui, le reste de l’équipage était silencieux et concentré. Plus personne ne parlait dans la radio.

***

Accompagnés de véhicules de pompiers, ils s’ébranlèrent en plusieurs convois et traversèrent les premières rues désertes. Le plan d’évacuation semblait avoir été suivi à la lettre. Mais cette sensation fut brève. Les premières silhouettes fantomatiques apparaissaient à l’horizon. On aurait dit des zombies s'avançant lentement. Plus loin, ils retrouvèrent d'autres pompiers. Ils

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luttaient contre les flammes qui léchaient des bâtiments touchés. La chaleur s'élevait au fil des minutes. Plus ils se rapprochaient du centre, et plus il leur semblait entrer dans une sorte d'enfer à la clarté aveuglante. Hantz tentait de se protéger les yeux, accommodant difficilement son regard alors qu’il essayait d’observer au loin, là où se trouvait le centre-ville, vers Altstadt, la vieille ville et la gare. C’était là où les impacts des bombes se poursuivaient sans relâche. Les explosions semblaient fracasser les habitations et les constructions. Leur bruit était déroutant.

Ils continuèrent à s’avancer, croisant de nouveaux sauveteurs. Il fallait à présent prendre en charge et mettre en sécurité des habitants choqués qui s'étaient échappés de caves démolies. Et puis soudain une explosion plus forte que les autres résonna, perçant les tympans, noyant leurs casques sous des acouphènes. Aussitôt, comme en écho, toutes les lumières disparurent. Une bombe venait certainement de s’écraser sur la centrale électrique, pensa Hantz. Il n'y avait plus de courant. Tous le réseaux d’électricité de l’agglomération étaient hors service et seul le halo funeste de l’incendie peuplait les rues d’ombres funestes. Maintenant, les caves devaient être plongées dans le noir et même les sirènes électriques restaient muettes désormais.

La chaleur émanant du centre-ville devenait de plus en plus suffocante au fil des minutes. C'était comme un mélange d’odeurs de brulé et de vapeurs toxiques provenant des matériaux qui se consumaient. Elle se faisait sentir là où se trouvaient maintenant Hantz et ses camarades, et pourtant, ils étaient situés au nord de Johnnstadt, à plusieurs pâtés de maison du centre. Il devenait de plus en plus dangereux pour eux de tenter de se rapprocher du vieux centre-ville, ou même du quartier sud. Hantz s’arrêta un instant pour reprendre sa respiration et faire le point. Jamais il n'avait vu un tel chaos. En regardant les flammes qui s’échappaient de certaines zones de Blasewitz, il compris que les bombes n’avaient pas épargné non plus ce quartier. C'était effrayant car cela signifiait que toute une partie de la ville risquait de devenir la proie des flammes. Mais

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Hantz n’eut pas le temps d’y songer davantage et sortit de sa réflexion. À quelques mètres de lui une jeune femme perdue et affolée tentait de fuir, mais se dirigeait au contraire directement vers le brasier. Il la rattrapa et la stoppa, en l'agrippant fermement dans ses bras. La fille ne voulait rien savoir. Elle était totalement terrorisée. Hantz la secoua et lui assena une gifle pour qu'elle reprenne ses esprits. Puis il tenta de la calmer et lui donna de l’eau. Tout en l'emmenant vers un des camions pour l'extraire de la zone et la mettre en sécurité, il chercha à en savoir plus. La fille ne cessait de parler dans un flot ininterrompu parfois incompréhensible. Le blanc de ses yeux exorbités lui donnait l'air d'une folle. Elle provenait, disait-elle, du sud de Johannstadt. Elle était complètement sous le choc et saignait de la tête. Elle avait le visage noir de suie et ensanglanté, sentait le roussi, et sa robe et son gilet avaient commencé à brûler. Elle s’agrippa à lui en marchant, pleurant et marmonnant son récit.

- On était dans la cave avec ma famille, avec les résidents de l'immeuble et des voisins avec nous. C'était ce qu'on nous avait dit de faire. On était assis en attendant la fin et on a entendu les explosions autour de nous.

Elle stoppa son récit. Hantz lui demanda alors ce qu’il s’était passé et la femme se figea alors, le regard perdu dans la terreur.

- Pendant un instant on a crut que s’était fini. C'était redevenu calme. On pensait que l’immeuble n’avait pas été touché et qu'on allait pouvoir sortir. On se disait que le quartier était épargné. On attendait d'avoir le signal pour aller dehors. Mais il n’y avait rien. Et les sirènes qui hurlaient toujours à l’extérieur. Et puis ça a recommencé à exploser partout autour de nous. A l’oreille, on essayait de savoir à quelle distance tombaient les bombes et à peu près quel bâtiment elles détruisaient. Mais ça s'est rapproché. Il y en a eu une plus forte que les autres, ça nous a secoués et les murs ont tremblé. Et puis une pluie de plâtre est tombée du plafond. Il y avait des projections dans toute la cave. Avec des gravats aussi. On était envahis de poussière. C’était comme un nuage et on n’y voyait rien. On ne pouvait presque pas respirer et les bébés pleuraient. Après on a vu un peu mieux. On entendait plus

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trop le bruit à l’extérieur. La cave était redevenue silencieuse un instant. Et les enfants se sont mis à hurler. Moi, j’avais mal aux oreilles, j’ai passé ma main dans les cheveux et là, j’ai vu que je saignais. Mes oreilles sifflaient mais le plus insupportable c’étaient les bébés dans leurs landaus, ils pleuraient presque tous en même temps. Je n’entendais plus que ça. C'était horrible, j’ai regardé autour de moi et j’ai vu les mamans, elles étaient désemparées, elles n'arrivaient pas à les calmer. Et cela a recommencé. Les bruits de bombes. Cela s'est rapproché et là, il y a eu une grosse explosion, à l’autre bout de la cave, à l’entrée, elle a crevé le plafond. On pouvait voir dehors. Il y a eut un flot de feu et plein de fumée qui est arrivé par là. On aurait dit de la lave qui coulait de la rue. C’était aveuglant, comme un volcan. Horrible. La rue brûlait. On s’est tous levé, on voulait sortir. On s’est rué les uns sur les autres. Pour partir d'ici. Alors les gens qui ont commencé à sortir ... Ils ont … pris feu. Ils se sont... Vaporisés. Vaporiser, comme on peut se vaporiser ? Je les ai vu. Et moi je me suis vue mourir. On est tous reparti au fond de la cave, c'était la folie. Il fallait partir à tout prix. On commençait à tousser. On s’est mis à casser le mur du sous sol. Des briques, c’était facile. On a détruit la cloison pour aller trouver refuge dans la cave d'a côté. Elle était vide. Il n'y avait que de la poussière. On a avancé, on voyait presque rien et on est tombé sur des gens asphyxiés. Ils étaient morts, figés, raides comme des marionnettes. Et tout noirs. Des fantômes. On pouvait plus respirer. On a cassé une autre cloison. Et puis l'autre cave. Elle avait une sortie. Il faisait moins chaud. On a couru. J’ai regardé derrière moi et j'ai rien vu. Plus personne. ça s’était effondré.

La femme se figea alors. Dans son oeil Hantz pouvait lire l’horreur de ce qu’elle avait vécu. Il n’y avait plus de larmes, plus de traces de vie en elle, ses mots étaient la mort incarnée. Elle reprit son récit.

- Je ne sais pas ce qui s’est passé. Comment j’ai fait. Dans la rue, c’était méconnaissable. C’était une mer de feu. Partout, je voyais des survivants, ils s’enfuyaient, en charrettes, dans des

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voitures. Ceux qui étaient à pieds couraient, ils cherchaient leur chemin dans les ruines. Je me suis un peu éloignée de mon immeuble et je me suis retournée. Je ne voyais plus rien. Il avait été soufflé et n’existait plus. Il n’en restait que des décombres qui baignaient dans les flammes. J’étais toute seule. Je ne reconnaissais personne qui était avec moi dans la cave. On avait tous les visages noircis. Et il n'y avait pas d’autre issue. J’ai couru, ça continuait d’exploser autour de moi. Je suis parti chercher un autre endroit où me réfugier. Il y a un pompier dans la rue qui m’a indiquée une autre cave. Il m'a mise à l’abri. On était dans un sous-sol. C'était surpeuplé. Plein d’enfants et de femmes. Le bruit était horrible, les pleurs, les cris, les prières. Dehors cela redoublait de violence, pire que le tonnerre. Une pluie de bombes. Pourquoi j’étais encore rentrée dans une cave ? Je voulais sortir de là.

La jeune femme s’arrêta soudain et fondit en larmes dans les bras de Hantz. Il tenta de la calmer. Elle avait perdu la trace de sa famille. Autour d’eux le souffle des déflagrations s’intensifiait au rythme incessant du pilonnage. Il était temps pour Hantz de quitter ce lieu infernal et de mettre la victime en sécurité. Autour de lui, d’autres rescapés les rejoignaient maintenant. La femme dans ses bras recommençait à hurler, hystérique.

- Je veux pas aller dans la cave ! Je veux pas aller dans la cave !

Il la secoua à nouveau pour lui éviter de sombrer dans la folie et la confia à un brancardier. Puis il regarda l'endroit d'où elle provenait. Les façades du pâté de maisons étaient entièrement dans les flammes, il y avait des bourrasques de feu, des gerbes d’étincelles.

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Soudain, aussi rapidement qu’il était apparu, le vacarme des bombes s’estompa et avec lui le ronronnement des avions. Il laissa place à un bruit de fond désagréable, de crépitements, d’effondrements et de cris. L’attaque semblait enfin terminée. Au fond des sous-sols, l’inquiétude restait palpable sur les visages éclairés à la bougie. L’espoir de quitter l’enfer et de remonter à la surface renaissait chez les survivants. Car sous terre le manque d’air se faisait sentir et beaucoup commençaient à suffoquer. Mais avant de sortir, il fallait pouvoir se repérer dans le noir jusqu’à l’extérieur. Certains restèrent prostrés, n’osant bouger, paralysés par la peur. « Si je bouge, je vais mourir". Mais pour la plupart des civils, s’en était trop, la panique commença à les gagner. Il fallait s’échapper au plus vite. Pourtant ils ne se doutaient pas de ce qui les attendait à l’extérieur. Les habitants remontèrent les escaliers, pensant que le pire était passé. Mais non, car le pire les attendait dehors.

Au même moment, après vingt minutes de chaos, des sirènes d'évacuation retentirent, annonçant la fin de l'attaque. On pouvait sortir des caves. Toute la ville était en agitation. De nombreux abris avaient été touchés par les bombes. Les blessés affluaient, sortant de leurs trous lorsqu’ils le pouvaient, ils étaient aussitôt pris en charge par les secours quand ceux-ci étaient sur place. Des soldats blessés par des éclats se mêlaient aux civils plus sérieusement atteints. Partout, les cris et les voix d'outre tombe rendaient l’atmosphère aussi lugubre qu’effrayante. Devant l’ampleur de la tâche qui les attendait, les secouristes semblaient totalement désemparés.

Au loin, le centre historique de la ville était maintenant plongé dans un immense brasier. La pression exercée par l'incendie, la tempête de cendres et de flammes était infernale. Tout n'était que ruines autour de la Frauenkirche et de l'Altmarkt. Les foyers

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d’incendies commençaient à se propager, ils se rejoignaient et s’étendaient lentement aux quartiers voisins. Les façades des immeubles, dévorées par les flammes émergeaient raides comme des fantômes immobiles dans une sinistre lueur orangée. Rares étaient ceux qui réussissaient à s’aventurer dans ce brasier. Chacun voulait s’en échapper. Ceux qui avaient la chance de croiser des secouristes étaient sommés de prendre la direction du fleuve. Les rues étaient jonchées de débris, de carcasses de véhicules, de tramway calcinés, de morceaux de façades effondrées. Les bombes avaient parfois creusé des cratères si énormes qu’ils barraient les accès aux pompiers. La chaleur commençait à devenir insupportable et déjà beaucoup de corps inertes parsemaient les décombres. À certains endroits l'amoncellement de gravats avait fait disparaître les rues. Ce n’était qu’un champ de ruines, des immeubles vidés de leur substance, vides de rien, qui menaçaient de s’effondrer, un chaos de pierres, de briques et de morceaux de métal.

Dans les banlieues entourant Dresde, toutes les lignes téléphoniques et systèmes électriques avaient été coupés et les casernes de la périphérie, comme les hôpitaux environnants, ne recevaient plus aucune information depuis la ville. Beaucoup d’unités attendaient les ordres pour intervenir, mais rien ne venait. Près de l’aérodrome, la caserne de Klotzsche était sans nouvelles. D’ici, on avait entendu avec effroi les explosions sans réussir à savoir ce qui se passait réellement. Il leur semblait n’avoir pas entendu de tirs de la Flak, ni de décollages d’unités aériennes.

Au contraire, Hantz devinait aisément ce qui se passait. Depuis les bords de l’Elbe où il était retourné pour mettre à l’abri les premiers rescapés, la vision était monstrueuse. Il assistait impuissant à la décomposition du centre historique. Dans la nuit noire, l’incendie se reflétait clairement dans le fleuve, effrayant. Avec ses collègues, il attendait les renforts, fébrilement, mais rien ne venait pour le moment et ils n'avaient plus aucun moyen d’entrer en contact avec les centres de secours

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de la région. Après avoir été déployée dans le quartier périphérique du nord de Johannstadt, son unité allait de nouveau devoir tenter de dégager sans grand moyen des blessés fuyant le coeur de ville. Sans appui extérieur, ils ne devaient compter que sur leur courage.

Enfin, dans les casernes de la banlieue, les compagnies de secouristes décidèrent de passer à l’action, mais dans un désordre inhabituel et sans avoir aucune certitude sur la situation réelle. Alors qu'ils s’ébranlèrent lentement vers le centre-ville, les sauveteurs n'imaginaient pas l’enfer qu’ils allaient trouver sur place. On ouvrit le portail de la caserne. Les trois véhicules de lutte contre l’incendie qui servaient à sécuriser l’aérodrome de Klotzsche s’ébranlèrent et descendirent Königsbrucker Strasse en direction du pont Carola, sans se douter que celui-ci venait d’être touché.

Il était presque minuit lorsque les premiers corps de pompiers venant des banlieues éloignées atteignirent le centre-ville. La Neustadt était en partie en feu, le pont Carola, reliant à la terrasse Brühl au vieux centre, était détruit. Il fallait passer par celui de Loschwitz ou par le pont Augustus. Ils y trouvèrent un vaste brasier et des secouristes épuisés. Face à eux une population terrorisée. L’apocalypse qu’elle venait de vivre se lisait sur les visages. Partout des blessés, des corps brûlés et le chaos. Ils se répartirent les quartiers et tentèrent de se rapprocher des immeubles avec l’espoir de retrouver des habitants. La majorité des survivants continuait à sortir des caves, hagards, souffrants de déshydratation et de brûlures. Ils s’avançaient avec peine dans l’amoncellement de ruines incandescentes tandis que les pompiers parvenaient à peine à les refroidir avec leurs lances à incendie.

Depuis la fin du bombardement, la troupe dans laquelle opérait Hantz s’occupait de réguler le flot de blessés. Il fallait les

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orienter vers les ambulances ou les faire prendre en charge par les infirmiers sur place. L’arrivée de renforts fut un grand soulagement. Les sauveteurs prirent aussitôt les opérations en main. Hantz et son unité reçurent des consignes contradictoires, preuve du désordre qui régnait sur place. Il rejoignit alors un groupe de réfugiés blessés afin de les accompagner vers l’hôpital de Martha. Hagards, on les fit monter à l’arrière d’un camion de secouristes. Il grimpa à l’avant, à côté du chauffeur, qui prit aussitôt la direction de Blasewitz. Le quartier semblait à priori intact.

La chaleur devenait pourtant de plus en plus insupportable. On entendait au loin le crépitement des flammes et le fracas des explosions et des bâtiments qui s’effondraient, rongés par le feu. Ils enterraient à jamais les derniers civils encore réfugiés au fond de leurs entrailles, prisonniers agonisant sous les tonnes de gravats brûlants, bientôt réduits en poussière.

Hantz se trouvait sur les restes d'une route qui menait vers l’hôpital de Martha. Son véhicule croisa quelques rescapés qu’ils firent aussitôt monter à l’arrière. L’un d’eux rejoignit Hantz à l’avant, faute de place désormais. Blessé, l’homme venait du zoo situé dans le Grosser Garten, le poumon vert de la ville. Il s’agissait de l’un des gardiens. Il lui apprit que le zoo et le parc avaient été touchés aussi. Son récit bouleversa Hantz. Coincés en cage et terrorisés, les animaux avaient hurlé pendant tout le bombardement. Lui, il avait voulu rester auprès de ses bêtes alors que la plupart de ses collègues étaient parti se mettre à l'abri, mais il ne voulait pas abandonner les animaux.

- Et puis le bombardement a empiré. On a été noyés sous les bombes, ça pétait de partout dans le parc. Pourquoi ils ont visé le jardin ? Des arbres, un bois avec le zoo ? Pourquoi ? J’ai commencé à courir vers une des caves, mais c'était tellement horrible de les laisser sur place que j'ai fait demi tour. C’est à ce moment que les impacts se sont rapprochés. J'ai dû me réfugier dans une des baraques du zoo. Dedans il y avait un

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des vétérinaires. Lui aussi il était resté sur place. Dehors ça explosait un peu partout. On entendait les animaux hurler. C’était horrible, ils étaient terrorisés et ils n’avaient aucun moyen d'échapper à ça. C’était devenu insupportable. Et puis ça s'est un peu calmé, le véto s’est levé et il m’a dit qu’il devait rejoindre ses bureaux. Mais je savais ce qu’il était parti chercher. Je suis tellement désolé. Mais, tu sais, on n'avait vraiment pas d'autre choix. C’était horrible. J'ai encore leurs cris en tête. C'était mes animaux.

Le gardien fit le silence et se prit la tête dans les mains et pleura. Il se frotta les yeux, rougis autant par les larmes que par la chaleur qu’il avait affronté. Il avait préféré ne pas assister à la scène et était parti. Hantz ne put dire un mot. Son regard se tourna vers l’extérieur. A travers la vitre du camion, il semblait perdu au loin, observant vaguement la route qui se découvrait devant lui et les colonnes de rescapés aux visages noircis par les fumées. Il pensa à Martha vers qui il se dirigeait. C'était pour lui la seule lueur d’espoir dans ce marasme. Si le Grosser Garten a été touché, j’espère que le quartier de l’hôpital n’a rien, songea-t-il.

Pendant ce temps, le feu se propageait encore dans le centre. Il narguait des pompiers rendus impuissants par les conditions affrontées. Face au chaos, ils n’avaient plus qu’une action dérisoire. Désormais, il s’agissait pour eux de guider les rescapés vers les centres d’accueil. Les colonnes de survivants et de blessés s’allongèrent dans les rues pour se diriger vers les faubourgs de la ville, abandonnant derrière eux des logements détruits et des proches disparus.

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Hantz arriva aux abords de l’hôpital et ce fut un choc en découvrant les ravages causés par le raid. Les rues étaient méconnaissables. En chemin, les bombes ne lui avaient pas semblé avoir touché cette partie de Blasewitz. Le bruit des impacts provenait plutôt de l’ouest du quartier. Il avait surtout vu beaucoup de civils errer dans les rues, ou parmi quelques ruines, à la recherche d’effets personnels. Il n’avait pas saisit l’ampleur des destructions et pourtant, le constat était terrible et, plus il s’approchait, plus il s'enfonçait dans l’effroi. Ici aussi des immeubles étaient en flamme et menaçaient de s’effondrer. Ici aussi de nombreux véhicules s’étaient embrasés et dégageaient des nuages de fumée opaques. C'était évident, l’hôpital avait aussi été la cible des avions. Le parc, tout comme les principaux bâtiments, avaient subi d’importantes destructions et le feu achevait le travail. Hantz fixa son regard sur les infirmières, rassemblées à l’extérieur de l’enceinte pour porter secours aux victimes. Il y avait un semblant d’organisation. Les blessés avaient été évacués du mieux possible de la fournaise. Des patients et du personnel tentaient encore de s’échapper des décombres qui se consumaient. Ils étaient pris en charge sur le parking par les médecins et les infirmières. Où est Martha, pensa-t-il ?

Hantz s’approcha le plus prêt possible du bâtiment principal et fit garer le véhicule. Inutile d’avancer plus loin, la progression était impossible. La grande cour s’était transformée en hôpital de campagne. Les malades avaient quitté les dortoirs pour les abris et maintenant se retrouvaient sur le parvis. Hantz aida à faire descendre les blessés du camion et chercha du regard s’il reconnaissait Martha parmi le personnel. Il ne la vit pas. Après avoir déposé quelques blessés sur des lits d’appoint disposés à même le sol, il s’approcha d’une infirmière et lui demanda si sa femme se trouvait dans les parages. Accaparée par sa tâche, elle ne lui accorda qu’un bref instant, réfléchit et s’essuya le front du revers de sa main avant de lui répondre.

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- Non, je ne sais pas où elle est. Elle n'était pas dans l’abri.

Hantz continua à marcher sur l’esplanade et interrogea d’autres médecins et infirmières autour de lui. Leurs réponses étaient négatives. On lui dit qu’elle devait être près du bureau du directeur mais que celui-ci avait été touché. Hantz porta son regard sur le bâtiment principal, qui abritait la partie administrative. Il s’était écroulé, éventré, les murs extérieurs avaient été comme balayés et le toit s’était effondré. Un frisson de terreur parcourut Hantz.

- Merde !

Il courut aussitôt vers les décombres que des sauveteurs tentaient de déblayer, comme après un tremblement de terre. Une chaleur suffocante provenait de l’endroit. Mais il devait s’avancer encore, peut-être trouverait-il un survivant. Il gardait l’espoir, voyant à quelques mètres de lui des secouristes dégager des blessés. Il marcha dans les ruines, observant minutieusement à l’intérieur. Hantz tendait l’oreille avec attention, prêt à capter un bruit ou une voix qui sortirait de cet amas de pierre, de brique et de bois. Plus il s’approchait, plus la chaleur et la fumée étaient difficilement supportables. Tout autour de lui des pans de murs menaçaient de s’écrouler. Il s’enfonça davantage encore dans les décombres. Sous ses pas, la vision sinistre de corps sans vie fauchés par les explosions. Aucune trace de Martha. Hantz ne pouvait pas imaginer qu’elle ait pu se faire piéger dans l’attaque. Il s’arrêta soudain. Il avait cru entendre un râle venant de sa gauche à quelques mètres seulement. Il se tourna vers l’endroit et le scruta avec attention. Puis il appela. Il ne s’était pas trompé, une voix faible jaillit des décombres. Il se précipita dans sa direction et découvrit un homme enseveli sous des gravas. Hantz commença à déblayer les débris qui entravaient l’individu. Mais l’homme était coincé, les jambes prises sous de lourds blocs de pierre et de bois. Il semblait grièvement blessé. Hantz dégagea un autre morceau de bois et reconnut enfin le directeur de l’hôpital qui gisait devant lui, presque mourant.

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A une vingtaine de kilomètres de là, Martha s’engagea enfin dans l’allée qui menait vers le parvis de l’église Sainte-Barbara. Comme prévu, elle avait fait un long détour par de petites routes, roulant parfois sur de tortueux chemins de terre. Le froid hivernal avait heureusement gelé le sol, l’empêchant de s’embourber par endroit. Mais elle avait mis en revanche un temps considérable pour atteindre sa destination. Soulagée d’être enfin arrivée, elle se gara et coupa le moteur. Elle descendit aussitôt du véhicule et porta son regard en direction de la ville. Alors, seulement, elle se figea. Malgré la distance, un halo lumineux orange lui parvenait de Dresde. Il donnait l’impression d’être un soir de pleine lune éclairant la nuit.

Le prêtre sortit de la voiture à son tour, ferma doucement la portière et s’approcha de Martha, silencieuse et inquiète. L’homme d’église observa l’horizon, lui aussi en proie à l’effarement. Devant ce spectacle, aucun des deux ne put prononcer le moindre mot. On n’entendait plus le bruit des déflagrations ni le fracas des bombes. Là où ils se trouvaient le silence régnait désormais. Dans le froid de la nuit, leurs pensées se confondaient vers les malheureux pris dans la tourmente. Le prêtre se signa tandis que Martha ne put s’empêcher de prononcer quelques mots dérisoires.

- Mon Dieu, se prit-elle à murmurer. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Elle songea à Hantz, qui se trouvait quelque part là-bas, confronté aux évènements. Ainsi qu’au directeur. Elle ignorait quelle partie de la ville ou de la banlieue avait été touchée. Visiblement, ce devait être du côté de la gare, c'est ce qu’elle redoutait. C’était un noeud ferroviaire important. Elle en avait oublié quelques instants la mission confiée par le directeur. Mais, se retournant vers le prêtre, elle prit à nouveau conscience

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de ce pourquoi elle était venue. Le prêtre la devança, reprenant la parole.

- Je sais que vous vous inquiétez pour votre famille, là-bas. Mais vous ne pouvez plus rien faire maintenant. Je suis désolé.

C’était comme s'il avait lu dans le plus profond de son âme et mis à jour ses préoccupations. Elle s’attendait à ce que l’homme d’église surenchérisse avec un message sur la religion, sur l’importance de se raccrocher à Dieu dans un instant aussi dramatique. Bref, tout ce qu’elle avait ingurgité durant son enfance et auquel elle ne croyait pas un instant. Pourtant le prêtre se tut. Il savait que Dieu ne pouvait rien faire à propos de ce qui se déroulait ce soir. Il n’y était pour rien, et il n’y pouvait plus rien non plus. Seule la folie humaine était responsable de la tragédie. Et dans ce domaine, puissances alliées comme puissances de l’Axe rivalisaient d’ambition.

Martha posa son regard sur le prêtre et acquiesça silencieusement d’un mouvement de tête, comme pour approuver la remarque qui se voulait réconfortante. Puis son visage fixa à nouveau l’horizon.

Elle aurait tant voulu être sur place, mais elle savait que cette idée était ridicule. Qu’aurait-elle pu faire sinon courir jusqu’à la cave avec les pensionnaires de l’hôpital et les autres malades. Elle savait que Hantz était dans cette fournaise, tentant certainement de sortir les blessés des abris. C’est à lui qu’elle pensait. Elle aurait voulu être à ses côtés. Mais elle aurait été bien inutile aussi. Elle ignorait tout de ce qui se passait là-bas. Et peut-être que sa mission lui avait sauvé la vie. Si jamais elle était rentrée plus tôt dans la soirée à Leuben et que son immeuble avait été touché ? Elle serait peut-être morte à l’heure qu’il est. Toutes les spéculations étaient vraiment possibles. Elle surprit

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son esprit vagabondant sur les méandres de ces interrogations stériles et décida de reprendre le dessus. Elle devait contrôler désormais ses sentiments. Le temps viendrait bien assez tôt de découvrir ce qui s’était réellement passé en ville. En attendant, elle avait une mission à effectuer. Elle se tourna à nouveau vers le prêtre.

- Venez, je vais vous mettre à l’abri. Nous avons rendez-vous avec le pasteur. C’est lui qui vous prendra en charge.

Le prêtre suivit Martha qui avait déjà pris la direction de l’arrière de l’église. Il la rattrapa au moment où elle cognait à la porte de l’entrée du presbytère. Le code frappé par Martha était le bon. Comme convenu, le pasteur ouvrit.

- Ah, vous voilà enfin. J’étais inquiet.

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Hantz tenta de dégager les abords des ruines d’où émergeait une partie du corps du directeur. Il envoya valser au loin quelques briques et planches de bois puis s’approcha plus près de l’homme qui, allongé sur le dos, semblait sévèrement coincé. Seuls le haut de son torse, ses épaules, sa tête et son bras droit étaient resté dégagés. Le reste de son corps était prisonnier des gravats, coincé sous une imposante poutre en bois. Il lui était impossible d’effectuer un quelconque diagnostic sur son état de santé. Autour des deux hommes, la température ne cessait de grimper. L’incendie gagnait les abords du bâtiment mitoyen qui menaçait de s’effondrer. Hantz s’escrimait à le délivrer, mais pour le moment ses efforts restaient vains. Le directeur le reconnut alors et lui adressa la parole.

- Ce n'est pas la peine Hantz, tu n’arriveras pas à me sortir de là. Et puis j'en ai plus pour longtemps. Je ne sens déjà plus mes jambes ni mon bassin et je ne peux même plus bouger la tête. C'est inutile de t’escrimer.

Hantz n’osait songer à cette perspective. Il fallait tout tenter pour le sortir de là. Et puis voir le directeur ici était un indice important pour le mettre sur la piste de Martha. Il décida de le maintenir éveillé le plus longtemps possible et de l’interroger afin de savoir où était sa femme. Seulement, depuis quelques instants le directeur ne cessait de parler dans un flot incompréhensible qui ressemblait de plus en plus à du délire. Sa voix devenait plus faible, parfois inaudible, masquée par le bruit des explosions et le fracas des pans de murs qui tombaient au loin et par les appels dérisoires des sauveteurs qui hurlaient tout autour. Hantz s’impatientait et pourtant, il hésitait à l’interrompre. C’est alors qu’il l’entendit prononcer le prénom de Martha. A l’évocation de sa femme, il se rapprocha encore un peu plus de la voix mourante et interrogea le directeur.

- Vous avez vu Martha ? Où est-elle, questionna Hantz, fébrile.

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Hantz ne tenait plus, mais il devait se montrer patient et laisser l’homme s’exprimer à son rythme. Il aurait voulu le secouer pour le faire parler plus rapidement. Au prix d’un immense effort et d’une grimace de douleur, le directeur tourna légèrement la tête vers Hantz. Il le fixa puis reprit la parole. Il lui annonça qu’il ne devait rien craindre pour Martha. A ces mots, Hantz ne masqua pas son étonnement et le directeur dû s’expliquer.

- Là où elle se trouve, elle est certainement en sécurité.

Hantz ne comprit absolument pas où il voulait en venir et eut du mal à cacher un rictus d’agacement. Il lui demanda des explications et Horst poursuivit alors son récit.

- Martha n’est pas ici. Elle n’était pas dans l’hôpital quand le bombardement a commencé. Elle n’était plus en ville.

Hantz eut un choc à l’annonce de cette nouvelle. Mais que faisait-elle donc en dehors de Dresde pendant la soirée ? Il ne put dire mot. Voyant son air surpris, le directeur se sentit obligé de lui dire la vérité.

- Martha est en vie, loin d’ici. Elle a quitté l’hôpital avant le bombardement.

- Oui, où est-elle dans ce cas, lui demanda Hantz qui n’en revenait toujours pas.

- Je l'ai envoyée effectuer une mission. Pour moi. Elle est partie à Eschdorf. À l'église sainte-Barbara. En voiture.

Hantz ne comprenait toujours pas pourquoi. Il s’agaça.

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- Pourquoi ? Qu'est-ce qu'elle fait là-bas ?

- Elle est partie pour accompagner un prêtre. Que la Gestapo recherche.

Ce fut un coup de massue pour Hantz qui prit cette révélation de plein fouet. Son esprit bouillonnait à mesure qu’il essayait d’intégrer la nouvelle. Comment sa femme pouvait-elle prendre en charge quelqu'un en cavale ? Hantz eut à peine le temps d’imaginer toutes les conséquences de cette information que le directeur poursuivait déjà son discours, déballant l’ensemble de la mission qu’il lui avait confiée. Cette vérité ébranla Hantz encore plus fort que le bombardement.

Voyant son air anéanti, le directeur lui demanda de fouiller dans la poche intérieure de sa veste et de récupérer quelque chose. Hantz s’exécuta et en sortit une enveloppe qu’il observa, interdit.

- L'enveloppe. Il faut que tu la gardes avec toi. Précieusement. Et remets-la à Martha. C'est très important.

Sans laisser à Hantz le temps de répondre, il fit éclater la vérité aussi fort qu’un impact d’explosif.

- Martha et moi nous agissons avec quelques amis dans un petit réseau clandestin et ces documents doivent absolument revenir à Martha. Tu es le seul à pouvoir les lui donner, Hantz. Il ne faut pas que cette lettre tombe dans les mains de la Gestapo. Si elle la trouve, Martha sera recherchée et le réseau sera décimé. Ils me recherchent, ils ont des soupçons et nous sommes tous en danger, y compris Martha. Peut-être même qu’ils sont au courant pour le transfert du prêtre. Cela n’a plus d’importance pour moi, de toute façon, mais j’ai peur qu’ils fassent le rapprochement avec Martha après le

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bombardement. Alors préviens-la vite. Qu’elle soit extrêmement prudente.

Le directeur avait de plus en plus de mal à s’exprimer, sa respiration n’aidait pas à sa compréhension. Hantz, interloqué, lui demanda alors ce que contenaient les documents.

- Je n’ai plus assez de temps pour t’en parler. Tu verras cela avec Martha, elle te dira tout.

Hantz resta immobile, comme interdit. Son esprit ne parvenait pas à analyser sereinement la situation. Le directeur, dans un souffle rauque, le rappela à l’ordre.

- Je te dis qu’il n’y a plus beaucoup de temps, Hantz. Alors si tu veux la sauver, tu dois y aller. Tout de suite.

- Vous voulez dire que je dois quitter la ville alors que je suis sensé rester ici pour aider la population. Si je pars je risque de passer pour un déserteur.

Le directeur s’impatientait et jeta ses dernières forces pour tenter de le raisonner.

- Arrête ! Si tu veux sauver Martha, tu n’as pas le choix. Tu dois la rejoindre. Alors oublie tes ordres et regarde plutôt autour de toi. Il n’y a plus rien à sauver ici. Tu ne vois pas que c’est le chaos ?

- Il y a encore des gens, et je… Mes supérieurs vont…

- Au diable tes supérieurs, coupa alors le directeur. Il y a surtout Martha. Qu’est-ce qui est le plus important pour toi ? Tes ordres ou sa vie ? Si tu ne pars pas, c’est comme si tu l’abandonnais. Ils vont la retrouver et ils s’en prendront à elle.

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Elle est en danger. Et tu es le seul qui puisse empêcher la Gestapo de mettre la main sur ces documents. Alors tu dois te rendre à l’église. Le plus vite possible.

Hantz semblait toujours perdu, comme noyé dans la confusion de ses pensées. Le directeur rassembla alors ses dernières forces.

- Je suis désolé, Hantz, mais tu dois le savoir. Martha t’aime et elle a toujours essayé de t’en parler. Cette question n’a cessé de la culpabiliser, mais je lui ai toujours interdit de te dire la vérité. Si elle a gardé le secret, c’est à cause de moi et c’était pour te protéger. Si tu n’étais pas si crédule et aveuglé par le régime, elle t’en aurait déjà parlé. Alors maintenant, va la retrouver. Tu dois la rejoindre.

L’esprit de Hantz bouillonnait, submergé de contradictions. Le poids de l’indécision le rendait passif. Le directeur était maintenant à bout de force et le temps lui était compté. Il sentait son corps l’abandonner et la vie s’éloigner lentement. Et surtout, il voyait Hantz, indéterminé, perdu, toujours planté à ses côtés.

Il demanda une dernière fois à Hantz de le laisser seul et de partir retrouver Martha. Puis il s’énerva, lâchant prise.

- Assez, Hantz. Ne reste pas là et fais quelque chose, je t’en prie. Qu’est-ce qui compte le plus pour toi ? Les ordres qu’on t’a donné ou la femme qui t’aime ? Tu risques de perdre Martha en ne faisant rien, alors vas-y, maintenant. Pars la sauver.

Autour d’eux le reste du bâtiment, rongé par les flammes sur son aile ouest, était sur le point de s’effondrer. Hantz sentait déjà la chaleur de l’incendie des immeubles du centre-ville se rapprocher. Une partie de l’hôpital était en feu et des

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flammèches incandescentes volaient maintenant jusqu’à eux. Soufflées par l’énergie du brasier, elles venaient lui frapper le visage, comme autant d’aiguilles acérées qui pénétraient sa peau. La douleur devenait difficilement supportable et Hantz devait maintenant se protéger le visage et les yeux. Le directeur, mû par l’énergie du désespoir, lui ordonna à nouveau de partir sur le champ, et de le laisser. Hantz n’avait pas d’autre choix que de l’écouter, s’il voulait lui-même survivre. Mais abandonner le directeur à son terrible sort lui brisa le cœur.

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- Où est Wilfried ? Vous l'avez vu ?

Ressortant de l'abri souterrain resté intact après l'attaque, le chef de la Gestapo recherchait son plus fidèle élément.

- Non, il est parti juste avant le raid.

- Et il vous a dit où il allait ?

- À l'hôpital Hess. Il voulait voir le directeur apparemment.

- Ah ? Et il était seul ?

- Je l'ai vu partir tout seul, oui.

L'officier trouva cette situation très bizarre. Normalement un officier était toujours accompagné d'un second collègue lorsqu'il se rendait quelque part pour chercher des renseignements, ou même pour une visite de courtoisie, comme il appelait cela dans son jargon. Savoir Wilfried seul le préoccupa.

- Est-ce que vous savez ce qu'il voulait ?

- Aucune idée.

Interroger le directeur avait certainement à voir avec l'enquête sur le transistor retrouvé en prison. Wilfried devait certainement suivre une piste. Le menait-elle vers le directeur de l'établissement ?

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- Bon, vous enverrez deux agents sur place pour le chercher quand ce sera plus calme ici, lança-t-il, en espérant qu'il ait échappé à l'attaque.

***

Au même moment, le vol du retour était silencieux. Calfeutré dans sa veste de cuir, Richard songeait à la mission qu'ils venaient d'effectuer. Elle devait être réussie. Le regard porté vers le ciel étoilé, il réfléchissait, les yeux dans le vague. Des images lui revenaient par flash. Les flèches incandescentes des bombes, l'éclat lumineux des explosions. Certaines rues lui avaient semblé s'animer comme des rivières charriant de la lave dans la nuit. Même l'eau du fleuve lui avait donné l'impression d'être en feu. Ce devait être les reflets de l'incendie. Comme si le feu était partout où il avait posé son regard. Pour rien au monde il n'aurait voulu être là-dessous. L’avion suivait désormais la route du retour et Richard avait lancé un dernier regard sur Dresde. Depuis la haute altitude, la ville ressemblait à un amas de cendres incandescentes dans la nuit. Des souvenirs lointains de son enfance lui étaient revenus, qu’il croyait avoir oubliés. Lorsqu’à l’automne il aidait son père à rassembler dans le jardin des feuilles mortes dont ils faisaient un grand tas, auquel ils mettaient le feu. Le soir venu, il revenait le voir pour s’assurer que tout avait correctement brûlé. Le tas n’était alors plus qu’un amas de cendres dégageant une odeur agréable de feuilles brulées. Dans l’obscurité, il restait longtemps incandescent, parfois ravivé par un bref courant d’air. Aujourd'hui, la ville ressemblait à un tas de feuilles mortes brûlées dans la nuit.

C'était le prix à payer pensa-t-il. La revanche après les bombardements de Londres et de Coventry. Et puis il songea au cirque. Aux animaux, aux lions, aux éléphants dont son père lui avait parlé quand il était petit. Ils ne pouvaient se défendre et n'étaient responsables de rien. Comme ils avaient dû souffrir.

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Cloitrés, terrorisés. Richard resta silencieux. Il souffla longuement, provoquant de la buée sur le Plexiglas. Puis il scruta ciel. Comment croire au bien fondé de nos actions ? Il culpabilisa de penser ainsi. Il ne fallait pas avoir d’états d’âme.

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Hantz s’éloigna du tas de ruines où gisait le directeur. Il ne se remettait pas de la nouvelle et tenait toujours l’enveloppe en main. Il s’arrêta un instant et observa le morceau de papier. Il hésita. Finalement il n’osa pas l’ouvrir. Il avait peur d’en savoir plus et déjà il en savait beaucoup trop : il portait sur lui la preuve de l’activité clandestine de sa femme. La preuve du mensonge dans lequel il avait vécu pendant toutes ces années. Martha oeuvrait dans la résistance alors qu’il la croyait tout aussi fidèle que lui au parti et à son Führer. Aujourd’hui tout s’écroulait autour de lui, au propre comme au figuré. Comment avait-elle pu lui cacher ce secret, et pendant combien de temps ? Lui qui croyait former avec elle le couple parfait. Toute sa vie semblait maintenant bâtie sur des fondations de sable et son esprit s’enlisait à mesure qu’il y pensait. Il rechercha des indices dans les méandres de sa mémoire, des déclarations qu’auraient pu lui faire Martha dans le passé. Et qu’il n’avait pas saisi à l’époque. Il ne trouva rien à première vue. A peine depuis quelques semaines commençait-elle à évoquer ses conditions de travail, de plus en plus pénibles. Mais c’était également le cas pour lui, étant donné la situation. Certes, il l’avait sentie tracassée, irritable, mais il n’avait cependant pas fait l‘effort de rapprocher cela avec la situation actuelle. Certes, il lui était arrivé ces derniers temps d’émettre des critiques sur le ravitaillement, sur les conditions de vie de la population, sur le peu d’espoir qu’elle avait en l‘avenir. Mais à chaque fois, leur conversation s’était rapidement abrégée. Le sujet était tabou. Il admit que la communication avait depuis longtemps été coupée à ce niveau. Et aujourd’hui, il s’en mordait les doigts. Son engueulade d’hier matin lui revint à l’esprit. Ils s’étaient séparés sur un froid et il ne voulait pas garder ce souvenir de Martha. Il fallait la voir. Pourquoi n’avait-il pas davantage pris soin d’elle ? Ne l’avait-il pas plus écoutée ? Peut-être qu'à force d’attentions et de discussions il aurait pu l’empêcher de faire les mauvais choix ? Martha résistante. Il n’en revenait pas. Il regarda à nouveau l’enveloppe. Comment était-ce possible ?

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Toujours traumatisé par cette révélation et plongé dans ses réflexions, Hantz ne réagit pas lorsque derrière lui un pan de mur s’écroula, projetant une gerbe de feu. Ce n’est qu’à l’instant où le souffle chaud lui parvint qu’il sursauta et se retourna. Il découvrit l’endroit où se trouvait le directeur auparavant. Ce n’était plus maintenant qu’une montagne de ruines brûlantes. L’homme avec qui il venait de discuter était désormais englouti à jamais. Il était temps de déguerpir. Hantz rangea l’enveloppe dans la poche intérieure de son manteau et se remit en marche vers l’esplanade. Il ne l’avait pas ouverte.

La rue où il se trouvait n’était plus que chaos. Tout autour de lui il voyait le feu en furie progresser d’immeuble en immeuble. Il était certain que des corps devaient être piégés sous les décombres. Près des habitations, les pompiers s’escrimaient toujours vainement à combattre un brasier infernal. Hantz marchait lentement. Abasourdi par la vérité, il tentait de rassembler ses esprits dans cette inextricable situation. Il commençait à prendre conscience qu’il était devenu malgré lui le dernier espoir d’un réseau dont il ne voulait rien savoir. Un réseau auquel il ne comprenait rien et avec lequel il n’avait aucun lien, à part Martha. Il rajusta son casque pour se protéger et continua sa progression, observant maintenant tout autour de lui. Plus que jamais, sa mission dans la défense civile se rappelait à lui. La détresse humaine l’appelait, lui qui avait promis de vouer sa carrière à la population. Le doute l’assaillit alors. Que pouvait-il faire ? Rester, faire son devoir et abandonner son amour ou partir, rejoindre l’inconnu et trahir le régime et ses convictions. Un insupportable dilemme l’étreignit.

***

L’attaque était terminée depuis près de trois heures. Mais au loin, dans le silence glacial de l’altitude, une seconde escadrille de bombardiers avançait, se rapprochant inéluctablement de sa

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cible. Une avancée facilitée par la lueur de l’incendie qui les guidait par delà les nuages. Plus besoin de bombes de marquage. Les pilotes pouvaient l’apercevoir à une cinquantaine de kilomètres dans le ciel de cette nuit de février. Ils se préparaient à donner l’assaut final. Certains membres d’équipage, à la vue des flammes qui léchaient le ciel avec leur cortège de fumée, percevaient déjà l’horreur qui devait se jouer au sol. Mais, sans autre choix que d’avancer, ils se dirigeaient vers l’objectif fixé, prêts à donner le coup de grâce fatal. Eux aussi avaient reçu des ordres. Ils avaient une mission à accomplir. La victoire finale passait par là.

A terre, le crépitement des flammes et le vacarme des explosions alimentaient un bruit de fond dramatique sur toute la ville. Il couvrait surtout le ronronnement des moteurs qui s’approchaient. Les installations électriques détruites avaient en effet rendu muettes les sirènes d’alerte. L’armada aérienne avançait dans le silence de l’altitude sans être signalée. Et personne ne s’attendait à vivre bientôt une seconde vague de bombardements.

***

La pièce dans laquelle ils se trouvaient était silencieuse. Le pasteur, le prêtre et Martha y étaient rassemblés depuis quelques heures, attendant la fin du bombardement. Le pasteur en avait profité pour leur servir un repas frugal et ils avaient discuté de la situation globale du régime. Le diner s’était un peu éternisé. Martha semblait de plus en plus impatiente de quitter ce lieu et de partir. Elle voulait rejoindre l’hôpital et avoir des nouvelles de Hantz. Mais le pasteur lui avait demandé de temporiser.

- Avant que tu ne partes Martha, je vais te donner quelques informations que j’aimerais que tu fasses passer à Horst.

- Oui, aucun problème. Vous me direz et je transmettrai.

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- Tout se passe bien de votre côté ? Vous n’avez rien remarqué au niveau des autorités et de la présence de la Gestapo, interrogea le prêtre, alors qu’il resservit de l’eau à Martha et Herbert.

- C’est de plus en plus tendu, répondit Herbert. Pour le moment, cela reste mesuré mais on se rend compte toutefois qu'ils élargissent leurs prérogatives et mènent de plus en plus de recherches tout azimut. D’ailleurs, je suppose que tu peux en témoigner, sinon tu ne serais pas là avec nous.

- Oui, dans ma paroisse j’ai senti ces dernières semaines un regain d’activité de leur part. De plus en plus d’arrestations.

- C’est aussi à mettre en parallèle avec l’activité de la propagande. La présence de Goebbels prend de plus en plus d’ampleur, à mesure que celle d’Hitler s’amenuise. On ne l’entend pratiquement plus. Son dernier discours à la radio date de plusieurs semaines, maintenant, avant le raid sur Berlin, le 3 février.

- Cela me fait penser à ces rumeurs sur sa mort, à la fin de l’année dernière. Il est peut-être effectivement mort ?

- Je ne crois pas, non, mais cela en dit long sur l’état du régime. Il est clairement aux abois.

- En tout cas merci d’avoir organisé tout cela pour moi, sourit Conrad.

- C’est normal. Mais ce n’est pas fini. J’ai pris contact avec un autre groupe pour qu’ils te mettent en sécurité. Ici, c’est un peu dangereux, la Gestapo est sur les dents et il faut se méfier. Ca va, Martha, tu sembles nerveuse ?

- Oui, en fait, je me fais du mauvais sang pour Hantz.

- Je sais. Je vais te passer quelques consignes pour Horst et ensuite tu pourras repartir. Maintenant que le bombardement

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est terminé, tu pourras profiter de la confusion pour retourner là-bas tranquillement.

- Vous entendez, interrogea alors le pasteur.

Ils se levèrent et sortir de la pièce. Dehors, le froid les piqua. Il fallu un instant pour qu’ils s’habituent à la nuit. Le silence des environs les stupéfia. Au delà, on commençait à entendre un bruit bizarre. Le ciel s’assombrissait à nouveau d’angoisse. Il annonçait un message funeste.

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Par dessus la fumée et le bruit, un lourd bourdonnement se propagea. Dans les rues tout le monde leva les yeux pour scruter l’horizon. La fumée de l’incendie leur masquait la vue, mais le son était palpable et parvenait maintenant très clairement. Aucun doute possible. Encore un second raid. C’était de plus en plus près. Et cette fois il allait piéger tous les sauveteurs et rescapés qui avaient réchappé au premier assaut. Il fallait absolument retourner aux abris.

Déjà, le sifflement terrible des bombes fendait l’air et annonçait le cauchemar à venir. « Non, ce n’est pas possible, cela ne peut pas recommencer. Les monstres », pensa Hantz. Il regarda machinalement sa montre. Elle affichait 1 h 23. L’heure de sa mort ? Non, pas question. Il songea à Martha quelque part. Il fallait qu’il sorte d’ici vivant.

Autour de lui, la panique s’empara des rescapés. Beaucoup se mirent à courir en hurlant, cherchant vainement un refuge. Les gens se bousculaient dans les rues et l’anarchie était indescriptible. Sans remord, la foule avançait rendue folle par la peur, sans s’arrêter, sans porter secours. Malheur aux plus faibles perdant leur équilibre. Ceux qui étaient tombés à terre furent piétinés comme des pantins.

Hantz n’eut pas à réfléchir très longtemps entre son devoir et sa mission. Dans cette apocalypse, le but était clair : sauver sa peau. Lui non plus ne dérogea pas à la règle. Il n’avait pas d’autre choix que de courir pour quitter cet enfer le plus rapidement possible. Il laissa de côté la mission confiée par le directeur et se dirigea vers les abris qu’il connaissait, situés aux alentours de Johannstadt. Son devoir l’emportait finalement. Il fallait avant tout rester en vie et aider le plus de monde possible autour de lui.

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Il serait temps plus tard de faire le point, de retrouver Martha et de lui confier les documents.

Il se dirigea vers l’une des caves les plus proches, hurlant pour emmener avec lui le maximum de rescapés. Heureusement il n’était pas tout seul et il reconnut d’autres sauveteurs de son unité. Comme lui, ils poussaient les survivants à se terrer au fond des rares abris encore existants. Certains refusèrent de se calfeutrer. Ils préféraient fuir dans les rues, espérant passer au travers du déluge de feu qui s’annonçait. Hantz passa à la hauteur d’un rescapé le visage noirci par les fumées et qui l'interpella.

- On passe de cave en cave mais la plupart sont déjà surpeuplées, on ne peut pas y accéder, lui apprit-il paniqué.

- Il y en a une à deux pâtés de maison, venez.

Hantz et quelques membres de la défense civile le prirent en charge avec d’autres personnes. Ils s’y dirigèrent ensemble tandis que le déluge commençait à pleuvoir sur d’autres quartiers de la ville. Leur espoir était maigre. Maintenant, ils formaient un groupe d’une douzaine de réfugiés.

Un véhicule de secours les rejoignit et s’arrêta à leur hauteur. Il restait de la place à l’arrière du camion et ils décidèrent de tous s’y installer. Ils pourraient ainsi quitter la zone plus rapidement. Le véhicule démarra à toute allure. Et tandis qu’ils fuyaient, ils entendaient derrière eux les explosions se succéder, avec l’appréhension d’être la prochaine cible. Déjà, deux bombes s’écrasèrent simultanément à une dizaine de mètres en arrière de leur groupe. L’orage de feu s’approchait. Une pluie de projectiles incandescents, soulevés par les déflagrations, tomba tout autour d’eux. Arrosée par ces gouttes brûlantes, la bâche surchauffée qui couvrait le véhicule prit instantanément feu.

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Alors que le camion poursuivait sa route, des passagers s’éjectèrent de l’arrière pour s’échapper du brasier naissant. A proximité, les impacts s’intensifiaient. Les déflagrations pulvérisaient des ruines déjà en flammes. Elle dévastèrent encore davantage le peu qui restait debout. A son tour, Hantz fut projeté au sol par le souffle d’une explosion. Il resta sonné un instant puis se retourna. Il eut peine à recouvrer ses esprits. Le battement de son coeur résonnait sous son crâne. A moins que ce ne fût celui des impacts. Il passa la main sur le côté de sa tête et sentit comme une humidité. La retirant, il l’observa. Elle était ensanglantée. Ses oreilles saignaient, engourdies dans un acouphène qui le désorientait. Il tenta encore de retrouver ses esprits et observa tout autour de lui, accommodant sa vision à la clarté aveuglante des flammes. Il chercha des yeux le camion et vit d’autres personnes également au sol, qui tentaient de se relever. Il regarda plus loin vers le centre-ville, là où se trouvait le centre historique. Ce qu’il contempla le terrorisa.

Là-bas, l’averse de bombes redoublait d’intensité. Elle déclenchait autour d’elle un orage de flammes d’une puissance telle qu’il semblait dévorer le ciel. Hantz n’eut alors plus aucun doute. C’était des incendiaires. L’instruction militaire qu’il avait reçue lui en avait beaucoup parlé. Ces armes avaient déjà fait leur preuve en Espagne, mais plus récemment en Angleterre ou à Hambourg. L’idée était de les larguer après les bombes de marquage puis les bombes pénétrantes. Elles parachevaient ainsi le travail en libérant leurs agents incendiaires sur des ruines dévastées et déjà fumantes. Elle généraient des boules de feu et produisaient artificiellement des tourbillons de chaleur. Leur puissance leur permettait de s’auto alimenter afin de progresser au-delà de la zone à détruire, en aspirant tout ce qui se trouvait aux alentours. Hantz se souvenait clairement des mots employés par l’instructeur.

- Le liquide inflammable dans la bombe a l’avantage, outre sa légèreté, de se répandre facilement. Le gel colle et embrase tout ce qui se trouve à proximité. Impossible de s’en débarrasser. Si vous en recevez sur vous, alors vous serez

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brûlé presque jusqu’à l’os. Et avec la chaleur, tout ce que vous toucherez, pierre ou acier, tout vous brûlera instantanément.

Hantz avait sous les yeux la preuve de l’efficacité de cette arme. Le regard toujours au loin, il comprit avec effroi l’ampleur de la catastrophe. Là où il se trouvait, il voyait que la violence de l’incendie générait de vastes tourbillons de flammes. Sur place, l’ouragan de feu allait aspirer tous les malheureux qui se trouvaient dans les parages. Incapables de résister à sa fore dévastatrice, ils allaient être avalés inéluctablement par la bouche infernale de ce cyclone. Il devenait impossible de s’agripper ne serait-ce qu’au sol, tellement chaud, ou à quelque obstacle que ce soit. La chaleur qui couvrait maintenant l’ensemble du centre-ville rendait vaine toute résistance. Le bitume commençait à fondre puis à s’enflammer par endroit. Ceux qui rampaient pour tenter de s’échapper de cette tempête de feu allaient se consumer inexorablement. On ne pouvait pas sortir vivant d’un tel enfer. S’il restait là, immobile encore quelques instants, il était sûr de subir le même sort.

A ces pensées Hantz tressaillit. Il se trouvait au bord d’une sorte d'apocalypse. Comment pouvait-il en réchapper ? Il reprit ses esprits et revint à la réalité. L’incendie allait certainement progresser vers eux et les engloutir de la même manière. Non, il y avait encore un espoir. Il se trouvait encore loin du centre-ville. Hantz tenta de se relever avec peine mais resta à genou. La tête lui tournait. Il posa les mains sur le sol brulant. L’asphalte effectivement commençait à fondre. Puis il s’appuya de toutes ses forces sur ses jambes et réussit à se relever. Son regard tomba alors sur le camion désormais en proie aux flammes. Par delà la fumée il distinguait des silhouettes pétrifiées à l'intérieur. Hantz s'avança et rejoignit ceux qui l’avaient accompagné jusque-là. Avec ces quelques survivants, ils marcha encore quelques dizaines de mètres et trouva refuge dans le quartier de l’hôpital, à Johannstadt nord, non loin de l’Elbe. Là, un abris en sous-sol les accueillit, lui et son groupe de fantômes rescapés. Il n’y avait pas d’autre solution. A l'intérieur, beaucoup de femmes

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et d’enfants, soulagés de voir du personnel de la défense civile. Ils s'assirent silencieux pour reprendre leur souffle et leurs esprits. Cloîtrés sous terre, il ne restait plus qu’à attendre dans un semblant de sécurité.

Dehors, le vacarme s’intensifia à nouveau. Les détonations se firent plus proches cette fois-ci. Elles redoublaient de violence et ébranlèrent si fort le sol que les immeubles tremblèrent à chaque impact, jusqu’au point de rupture pour certains. Dans son trou, avec les autres survivants, Hantz ne se sentait même plus en sécurité. Tout autour des objets commençaient à tomber à chaque explosion. Il savait qu’au dessus de lui la puissance des bombes soufflait les habitations, et qu’elles allaient se rapprocher. La peur s’installa. Celle de voir leur abri éventré. Hantz se souvint du témoignage de la jeune femme qu’il avait recueilli après la première vague. Qu’était-elle devenue maintenant ? La cave était-elle une bonne idée ? Il en doutait à présent. Il se demanda si lui aussi il n’allait pas finir par subir le même sort, voir son abri transpercé pour laisser ainsi le champs libre aux bombes incendiaires et assister impuissant au déversement fatal de leur torrent de flammes. Il avait le sentiment que leur vie ne tenait plus qu’à un fil. Mais il ne fallait pas montrer sa peur, sous peine de déclencher des crises de nerfs ou des scènes d'hystérie collective. Leur cave était pour le moment encore intacte. Les civils qu’ils avaient retrouvés ici ne lui semblaient pas avoir subit les premières minutes du bombardement dans une panique indescriptible. Ils semblaient au contraire parqués comme des animaux. Leur peur s’était transformée en résignation macabre. La mort les rattraperait forcément, pensaient-ils, tant les détonations et les explosions se multipliaient tout autour d’eux. Comme si l’espoir de sortir vivant s’estompait un peu plus chaque minute.

Hantz tenta de recouvrer sa concentration et de réfléchir malgré l’impression effroyable d’être condamné à mort et la perspective de se faire prendre avec les documents du directeur. Il ne pouvait pas se le permettre. Il lui était impossible de se résigner à l’échec

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ou à la mort car quelque part Martha l’attendait. Ne pas remplir la mission confiée par Horst et c’était faire courir un gros risque à sa femme. Certes, il la savait en sécurité plus à l’est de Dresde. Mais il y avait le danger de voir à tout moment la Gestapo partir à sa recherche. Hantz songea toutefois que le chaos du bombardement ralentirait peut-être l’enquête puisque le directeur maintenant était décédé. Mais malgré tout il pris la décision de rejoindre Martha dès la fin du raid. Elle lui manquait. Et peu importait qu’elle lui ait menti, il l’aimait avant tout et il voulait d’abord la retrouver vivante et la serrer dans ses bras. Aujourd’hui il avait vu trop souvent la mort autour de lui. Il observait dans cette cave des couples blottis les uns contre les autres alors que lui se trouvait à des kilomètres de celle qu’il aimait. Et s’il mourrait au fond de ce trou, ce serait sans jamais avoir eu la possibilité de la revoir ni de s’adresser une dernière fois à elle pour lui témoigner son amour. Il lui était insoutenable d’imaginer cela, il ne le voulait pas.

Pendant ce temps le pilonnage redoublait d'intensité. Plongé dans la pénombre aux côtés des autres naufragés, Hantz se sentait sur le point de perdre ses repères. Ses yeux asséchés commençaient à le démanger. Il pencha la tête en arrière et du revers de la main, se frotta longuement, clignant et plissant les yeux avec force afin d’extraire quelques larmes réconfortantes, mais sans succès. Il recommença l’opération jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que quelque-chose avait changé, insensiblement dans l’atmosphère. Une sorte de brume semblait avoir rempli la pièce, imperceptible, comme tombant lentement depuis le plafond. Il regarda autour de lui, tous les sens en alerte. C’est alors qu’il commença à ressentir une légère odeur. Un fumet métallique et nauséabond et que son sixième sens de sauveteur reconnaissait. Maintenant il en était sûr. C’était bien cela, oui, c’était les fumées toxiques dégagées par les incendies et les bombes incendiaires. Il n’était pas le seul à le ressentir. D’un regard, il compris que ses collègues aussi avaient comme lui saisit l’alarme et l’urgence de la situation. Contrairement aux civils, reclus léthargiques dans le silence et l’attente, il pressentait maintenant clairement le danger. Son instinct professionnel reprit le dessus. Il fallait absolument pouvoir se couvrir les voies

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respiratoires avec quelques morceaux de tissus ou de mouchoirs humides. Qu’importe le liquide, de l’eau, de la bière ou autre chose ferait l’affaire. Heureusement, dans la cave quelques bouteilles éparses étaient entreposées et certains civils avaient fait des provisions d’eau. Hantz croisa le regard d’un gradé qui lui fit un signe de tête. L’homme se leva et prit alors la parole, calmement. Il capta instantanément l’attention de toute la pièce, rendue fébrile par la situation. La nervosité monta d’un cran. L'officier annonça que la fumée risquait de les incommoder et qu’il fallait qu’ils se couvrent tous les voix respiratoires avec un linge humide, désignant les bouteilles entreposées dans la cave. La foule compris immédiatement que c’était la seule solution pour s’en sortir. Hantz regretta cette annonce prématurée, la situation aurait demandé de mettre en place une distribution équitable pour tout le monde, calme et bien organisée. Mais la panique avait pris le dessus et il vit alors les gens se lever à l’unisson et presque se battre pour accéder aux bouteilles. Dans cette cohue où chacun s’affrontait pour sa survie, bousculant et griffant sans vergogne, l’objectif était simplement de trouver quelque-part un récipient rempli d’eau, puis de le garder sur soi pour humidifier un mouchoir. Un geste banal qui en cet instant signifiait peut-être le seul espoir de survie.

Hantz avait pu sauvegarder le fond d’une bouteille d'eau qu’il avait partagé. Mais la chaleur était si forte que l’humidité s’estompa en quelques minutes. Il badigeonna à nouveau son mouchoir avec le liquide et il lui fallut renouveler l’opération à plusieurs reprises pour se sentir moins étouffé et espérer rester en vie. Mais il savait que les émanations mortelles des fumées et le manque d’oxygène guettait inexorablement les habitants de la cave où il se trouvait. S’ils restaient là encore une heure, il était certain que beaucoup allaient périr asphyxiés, tentant malgré tout de lutter jusqu’au dernier souffle, mais tous allaient inexorablement s’endormir ou s’évanouir, puis se figer éternellement dans la mort. Tenant son mouchoir humide sur son nez et sa bouche, il observait ses voisins d’infortune. Beaucoup serraient dans leurs bras ce qu’ils avaient de plus cher au monde, un objet, une compagne, un enfant ou un animal. Il tenta d’évacuer cette vision de son esprit. Car même s’il imaginait la

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fin s’approcher ainsi, il ne pouvait s’y résoudre. « On va crever si on reste là ». Il fallait agir. Réfléchissant une seconde, il se tourna doucement vers le mur et y posa la paume de sa main. Ce fut le déclic. Maintenant, la situation était aussi urgente qu’irréversible car même les murs commençaient à devenir brûlants sous l’effet de la chaleur extérieure.

La température était intenable. Il fallait sortir pour ne pas rester piégé. Il se doutait que dehors, c’était l’enfer qui régnait. Mais il n’y avait pas d’avenir dans cette cave. Au fil des minutes, la situation s’était sensiblement aggravée. Les conditions de survie étaient maintenant de plus en plus précaires et déjà quelques personnes avaient perdu connaissance, d’autres toussaient de plus en plus. Ses collègues s’étaient portés à leur aide pour tenter de les ranimer. Malgré les mouchoirs humides, il était maintenant presque impossible de respirer. Rester ici signifiait y mourir à coup sûr. Alors il se leva et se dirigea avec l'officier vers l’escalier qui donnait sur l’extérieur. Tout le monde l’observa, grimpant vers la sortie jusqu’à la porte. A cette vue, nombre de personnes lui emboitèrent le pas tandis que des secouristes appelaient au calme pour contenir toute bousculade. Hantz se tenait aux aguets devant le sas d’entrée, essayant de capter au dehors un quelconque signe de vie, et d’entendre si le crépitement de l’incendie n’était pas trop proche. Il ne put résister et déverrouilla la serrure pour entrebâiller la porte d’acier et vérifier la situation extérieure. Le bruit de la clenche provoqua une panique indescriptible derrière lui, comme si les gens perdaient la raison. Tous se ruèrent comme un seul homme, tels des naufragés essayant de quitter leur caveau, les plus forts piétinant les plus faibles, abandonnant sur place leurs proches ou leurs effets personnels.

Hantz fut presque éjecté à l’extérieur. Une lumière l’aveugla aussitôt et il se protégea le visage avec ses mains. Il ressentit immédiatement une puissante douleur à l’avant bras et à l’épaule droite. Au dehors, les rares secouristes présents sur place accoururent et tentèrent d’extraire les malheureux de cette

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bousculade, les aidant à sortir de l’abri. Ils firent monter des femmes et des enfants dans des véhicules de la Croix-Rouge. Ils bandèrent les yeux des plus petits pour qu'ils ne soient pas aveuglés, mais surtout pour ne pas qu'ils voient l'état de la ville. Hantz était en souffrance, la gorge sèche et ne pouvant stopper une toux douloureuse, il posa un genou à terre. Un sauveteur le releva et le prit en charge pour qu’il rejoigne aussitôt un groupe de secouriste et de blessés. Là, parmi eux, on lui donna à boire et il tenta de reprendre sa respiration. Il recouvrit ses esprits et essaya d’analyser la situation. Ce qu’il vit alors l’horrifia. C’était l’apocalypse. Cela n’avait plus rien à voir avec les cours théoriques qu’il avait reçus il y a des années. La théorie s’était effacée devant une réalité autrement plus macabre. Sous ses yeux, Hantz voyait au loin des victimes qui se consumaient en courant dans des gestes désordonnés. A terre, des sauveteurs et des soldats gisaient inanimés. Des gens étaient pulvérisés par des bombes. Plus loin, des véhicules brûlaient abandonnés tels des carcasses d’animaux morts. Partout, on appelait à l’aide, on cherchait des proches et des familles et des gens erraient dans les rues, incrédules. Et ce vacarme d’incendie, terrifiant. Il fallait s’enfuir absolument. Il emboita le pas d’une escouade de réfugiés qui se dirigea vers le fleuve. C’était la seule échappatoire à cet enfer. Lorsque Hantz s’approcha des berges il s’arrêta et regarda vers le centre historique. Le bombardement l’avait ravagé, balayant les monuments, les casernes, les habitations, les hôpitaux, les centres de réfugiés et les gares. Tout là-bas semblait partir sous des flammes de plusieurs dizaines de mètres. Hantz devinait l’intensité du feu qui y régnait. Il rendait le fleuve fumant. Il devait être sans doute bouillant. Cela n’empêchait pas les désespérés, léchés par les flammes, de s’y jeter pour éteindre leurs vêtements en feu. Hantz doutait qu’ils puissent à peine y trouver de la fraîcheur. Il s’éloigna encore un peu et, épuisé, il s’assit adossé contre la souche d’un arbre tombé pendant l’attaque. Là, il perdit connaissance, submergé par la fatigue et la peur.

***

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Dans le ciel, l’armada de mort s’éloigna lentement, les soutes soulagées de leur cargaison d’horreur. La mission était réussie. A l’intérieur des forteresses volantes, le silence n’avait jamais cessé. Les membres d’équipage restèrent plongés dans leurs pensés, méditant jusqu’au retour en Angleterre. Face à face avec leur conscience, ils étaient les acteurs et témoins de l’opération Thunderclap élaborée par le Bomber Command. Certains ne doutaient pas un instant qu’à leur retour, la hiérarchie les accueillerait avec les félicitations d’usage. Rare étaient ceux qui se sentaient mal à l’aise face à l’acte qu’ils venaient de commettre. La mission avait été accomplie, Dresde était un noeud ferroviaire crucial qui inondait de troupes et de matériel tout le front de l’est. Et sa région comptait parmi le coeur de l’industrie de l’armement allemande. Une opération de guerre de ce genre ne se contredisait pas et était justifiée. Pourtant le système de défense anti-aérienne de la Flak ne semblait pas avoir fonctionné à leur passage, tout comme la chasse qui avait été inexistante.

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Il était deux heures du matin, ce 14 février. C'était la Saint-Valentin. Le carnaval semblait loin maintenant. La seconde attaque venait enfin de s’achever. Le jour allait se lever dans plusieurs heures. Difficile de se croire pourtant en pleine nuit. La lueur de l’incendie éclairait l’obscurité jusqu’à des kilomètres à la ronde. Dans les rues, on pouvait voir comme en plein jour. Tout n’était plus que chaos et destruction. Les quartiers du centre semblaient immergés sous un fleuve de flammes sorti de son lit, charriant avec lui une chaleur insoutenable. Il s’en échappait de lourds nuages de fumées nauséabondes qui rendaient l’air irrespirable. La ville était recouverte d'une épaisse couche de fumée et de poussière.

Hantz gisait toujours à terre, à moitié conscient. Il entendit une voix qui l’appelait, mais son corps ne répondait plus, usé et meurtri par le drame. Puis il sentit une main commençant à fouiller ses poches. Son esprit embrouillé retrouva alors comme un ressort de conscience, presque mû par quelque alarme instinctive. Mais son corps épuisé ne réagissait pas. Il savait pourtant qu’on le fouillait. Il se doutait bien que quelqu’un devait chercher un indice sur son identité, et voulait mettre la main sur ses papiers. La main baladeuse se dirigeait à tâtons vers la poche intérieure de son manteau. Elle s’apprêtait à trouver l’enveloppe qu’il avait conservée jusqu’ici. Hantz rassembla ses dernières forces. Il eut alors comme un réflexe de survie et ouvrit les yeux. Il tenta de parler mais ce fut un râle qu’il poussa et qui se termina par une quinte de toux rauque. Son geste effraya le secouriste qui stoppa aussitôt ses recherches et se redressa. Hantz maintint ses yeux ouverts et trouva face à lui un membre de la défense civile. Une peur rétrospective s’empara de lui. Si l’homme avait trouvé l’enveloppe, que se serait-il passé ? Il n’osait même pas l’imaginer. Hantz savait maintenant qu’il ne devait plus rester là. Heureusement pour lui, l’homme fit un signe à une infirmière et s’éloigna prestement pour se diriger vers un autre blessé. En voyant l’infirmière arriver, Hantz songea

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aussitôt à Martha. Il devait maintenant la retrouver. Elle se faisait certainement un sang d’encre pour lui. Peut-être même cherchait-elle à revenir à Dresde ? Il fallait absolument qu’il la rassure.

Hantz se redressa légèrement et fit signe à l’infirmière que tout allait bien maintenant. Elle s’esquiva et rejoignit d’autres blessés tandis que Hantz observait tout autour de lui. Il ne reconnut personne à proximité. Les premiers secouristes avec lesquels il était intervenu n’étaient plus là. Ils avaient quasiment tous disparus, peut-être avaient-ils été balayés par le second bombardement, écrasés ou pulvérisés dans les déflagrations. Il se tourna en direction du quartier d’où il était venu. Au loin quelques survivants tentaient de s'échapper dans les rues en feu. D’autres semblaient perdus, désorientés, ou errant dans les restes fumants à la recherche de proches disparus. Par chance, la défense civile les prit en charge pour fuir le chaos.

Hantz posa son regard vers l'Altmarkt. Là-bas, au cœur de la fournaise. Il ne devait plus rester une seule trace de vie en surface comme en sous sol. Il se doutait que l’oxygène s’était raréfié, que le brasier faisait rage et que la température était insupportable. Impossible pour les secours de tenter de s’en approcher. Personne dans ce périmètre n’avait sûrement pu en réchapper. Le quartier submergé par les flammes, il n'y avait aucun espoir de maîtriser la situation. L'incendie allait sans doute s’apaiser, mais cela allait certainement durer encore plusieurs jours.

Hantz pensa à ceux qui se trouvaient toujours dans les caves. Avaient-ils survécu. Ils devaient être encore nombreux à y rester cloîtrés, si l’oxygène le leur permettait, et terrifiés à l’idée de refaire surface. Peu à peu, certains allaient sortir de leurs tanières pour retrouver la lumière des flammes aveuglantes. S’ils

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n’étaient pas aspirés par les typhons de feu, ils auraient comme lui une chance de survie.

Un sentiment de fin du monde le submergea. Il se sentit soudain inutile, perdu face à ce spectacle. Il s’était cru jusqu’à présent épargné par la guerre, comme la plupart des habitants. Il s’en voulait presque de vivre ce désastre aujourd’hui. Ce sentiment de supériorité, celui d’être inatteignable, les avait toujours habité jusqu’ici. Le discours de la propagande leur avait donné la conviction que jamais leur ville ne pourrait être touchée. La conviction que, malgré tout, l’Allemagne l’emporterait. La population de Dresde assistait au grand jour à la destruction de sa vie et vivait l’aube de sa plus grande faiblesse. Celle de s’être cru intouchable. D’avoir lutté pour rien, inutilement. Tout ce qui faisait sa fierté, sa force, son pouvoir même, tout ce qui avait été construit, siècle après siècle, était irrémédiablement détruit, foulé aux pieds, réduit en cendres. Voilà où l’avait mené l’ambition. L’ambition de la grandeur, l’ambition d’une gloire, qui n’était plus rien face à l’implacable réalité. La destruction d’un monde. La destruction d’une ville. La destruction d’une utopie.

Les larmes coulèrent sur ses joues. Il repensa aux propos de Martha, le matin-même. Il se souvint qu’elle s’était énervée. « Il serait temps que tu ouvres les yeux » lui avait-elle lancé. Hantz les ouvrait maintenant. Peut-être trop tard ? Une douleur lancinante martela sa tête. Ses oreilles sifflaient, l’empêchant d’entendre distinctement. Le sentiment de tout perdre s’empara de lui, ouvrant les vannes de son désespoir. Une autre infirmière s’approcha de l’endroit où il se trouvait. Elle l’observa rapidement et s’aperçut qu’il saignait. Elle s’affaira alors autour de lui.

- Je vais vous aider. Vous étiez là-bas ?

- Oui.

- Vous êtes un miraculé, alors, lui sourit-elle.

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Elle pansa la plaie à sa tête et la partie de son visage où le sang avait coulé. Puis elle s’attarda sur son avant-bras droit qu’elle examina soigneusement. Hantz ne sentait étrangement aucune douleur. L’angoisse et le stress avaient annihilé toute sensation, lui faisant oublier qu’il était blessé. Il porta son regard sur sa main et constata que la manche droite de son manteau avait pratiquement disparu. Le tissu, pourtant solide, s’était consumé, laissant sa peau brûlée apparaître à l’air libre. L’infirmière découpa les restes de tissu et couvrit ses plaies d’une crème. Elle enroula ensuite rapidement son bras dans une gaze et une bande qu’elle serra fermement pour l’attacher. Ses gestes étaient précis et rapides, elle devait répéter les mêmes soins depuis le début de la nuit maintenant, songea Hantz. Ses brûlures sommairement soignées, elle passa sa main sur le sillon laissé par ses larmes et lui fit un sourire. Puis elle lui demanda son nom qu’elle nota sur un répertoire avant de sortir de sa besace un morceau de carton accroché à une ficelle, sur lequel elle inscrivit l’état de santé de Hantz.

- Mettez ça autour de votre cou pour vous identifier. Ca va aller maintenant, reposez-vous, lui lança-t-elle. Vous devriez rejoindre l'Albrechtsberg, il y a un convoi qui va bientôt partir. Ils vous prendront en charge là-bas pour soigner vos brûlures.

Puis elle se leva et disparut vers un autre blessé. Hantz se rappela alors Martha, lorsque des années plus tôt elle avait pris soin de lui à l’hôpital. Lorsqu’il était tombé amoureux d’elle. Il comprit alors que l’espoir n’était pas perdu et qu’il ne devait jamais l’être. D’autres, anonymes et courageux, résistaient et donnaient l’exemple. Même si les secours tentaient visiblement de masquer leur désorganisation, ils agissaient. Ils s’étaient regroupés et avaient improvisé sur cette berge un hôpital de fortune pour se concentrer sur les priorités.

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Hantz se doutait qu’au fil des heures, les secours gagneraient en efficacité. Les pompiers essayaient toujours de maîtriser les foyers aux abords des quartiers périphériques ravagés. Leur progression semblait lente mais il fallait circonscrire au maximum la propagation du feu pour sauver les abords de la ville. Pourtant ils soupçonnaient à peine l’ampleur du désastre et l’immensité de leur tâche.

Hantz observa l’hôpital de campagne où il se trouvait. Quelques convois commençaient à s’ébranler pour mettre en sécurité les blessés les plus touchés. Ils allaient vers d’autres hôpitaux de l’autre côté de l’Elbe. Bras en écharpe, il se leva et marcha lentement vers d’autres victimes, rejoignant un flot de blessés. Il avait perdu suffisamment de temps et sentait qu’il ne devait pas rester dans ce périmètre. Il s'approcha d'un véhicule de la Croix Rouge et eut la confirmation qu'il se dirigeait vers le château. C’était l’occasion de s’y rendre et de rejoindre Martha à l’église. Elle devait y être encore. Le jour était loin d’être levé et il aurait plus de facilité pour y aller à la faveur de la nuit. Il grimpa dans le camion en partance. Son uniforme et sa blessure l’aidèrent à passer inaperçu.

Leur véhicule dépassa une colonne de réfugiés qui quittait la rive et empruntait le pont de Loschwitz pour fuir le désastre. Hantz s’éloigna et rejoignit l’autre côté, observant avec maintenant plus de recul la ville en feu. Sur les collines de l’Albrecht, le panorama découvrait une vision de l’enfer, et rétrospectivement, témoignait du chaos auquel il avait échappé. La nuit rendait encore plus apocalyptique les flammes de la ville. Hantz en eut des frissons.

Le véhicule s’arrêta dans le parc et Hantz put en descendre avant que les blessés ne soient pris en charge. Il s’esquiva rapidement et prit le chemin de la cour de la caserne, là où était garé son side-car. Il n’avait plus qu’une chose en tête, retrouver Martha au

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plus tôt. Il passa ses lunettes et mit son casque malgré la douleur qui étreignait son oreille puis il mit le contact et démarra. Hantz rajusta son col et s’assura que les documents étaient toujours bien rangés dans la poche intérieure de son manteau. Pourquoi faisait-il cela ? Pourquoi quittait-il toute cette détresse, abandonnant les gens à leur sort ? Qu’allait-il découvrir là-bas ? Les mots du directeur lui revinrent à l’esprit. S’il voulait sauver Martha, il devait la retrouver le plus tôt possible. Les documents qu’il détenait devaient lui parvenir vite car l’avenir de Martha dépendait maintenant de lui, d'autant plus si la Gestapo soupçonnait le directeur. Hantz eut un instant d’effroi. Si Martha était prise par la Gestapo, elle serait certainement torturée, voire fusillée. Il ne le voulait pas. Autant il se fichait du réseau, autant il tenait à Martha. S’il faisait cela, c’était avant tout pour elle.

Il empoigna le guidon malgré son bras droit blessé et sortit du parc du château pour s’élancer dans la nuit en direction de l’église. C’est une fois en route qu’il put prendre la vraie mesure de la catastrophe. Cela dépassait toutes ses craintes.

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L’église Sainte-Barbara se trouvait dans le quartier de Eschdorf, situé dans la banlieue est de Dresde. C'était à une vingtaine de kilomètres du centre-ville. De confession Protestante-Luthérienne, l’église avait été consacrée en mille deux cent vingt-cinq, sur les fondations d’un ancien lieu de culte slave. Elle devint ensuite un lieu de pèlerinage important avant de tomber peu à peu dans l’oubli. On pouvait y accéder par la route depuis Dresde avant d’emprunter un chemin qui conduisait vers une esplanade de verdure. L’endroit était en pleine campagne, entouré d’arbres et de végétation, suffisamment à l’écart du centre du village pour passer inaperçu auprès des profanes.

A l’intérieur, Martha, le prêtre et le pasteur avaient assisté impuissants au deuxième assaut. Martha se sentait désormais inutile ici, elle se levait, allait voir à la fenêtre et se rasseyait, comme un lion en cage. Si elle n’avait qu’un souhait, c’était de repartir en direction de Dresde, pour retrouver Hantz et le directeur, et surtout, porter secours aux malheureux. Mais dès le début du second raid, le pasteur était resté intransigeant durant toute la première partie de la nuit.

- Avec la nouvelle attaque de cette nuit, je préfère, que nous restions ici jusqu’à demain matin. Il y a des lits dans la pièce à côté et vous pourrez dormir. Je ne vous autorise pas à repartir. C’est pour notre sécurité à tous.

- Comment dormir avec tout ce qui se passe, rétorqua Martha. Je dois rentrer sur Dresde, moi.

- Je sais, mais il n’en est pas question. C’est trop dangereux. On ne sait même pas ce qui vous attend là-bas. Alors attendons demain matin, lorsqu’il fera jour.

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Martha soupira. Un sentiment de dépit mêlé à une profonde inquiétude s’empara d’elle. Elle pensait à tous ceux qui étaient restés là-bas. Et surtout à son mari. Hantz, le pauvre, avait dû vivre l’enfer. Elle savait pourtant qu’elle ne pouvait rien faire pour lui, en espérant qu’il ait été épargné. Hélas, le pasteur avait raison, il fallait attendre dans l’angoisse.

Soudain un bruit de moteur leur parvint de l’extérieur. Ce bruit inhabituel alerta tout le monde à l’intérieur. Ils éteignirent aussitôt la lumière, plongeant la pièce dans le noir. Venu par la route principale, Hantz avait conduit plein gaz dans la nuit, poussant son side-car dans ses derniers retranchements pour rejoindre l’église le plus vite possible. Il avait souffert du vent glacial et de son bras blessé. Il lui avait suffi d’à peine quarante minutes pour arriver à destination. Autour de lui, la nuit offrait une atmosphère lugubre, entretenue par le silence et le froid qui s’était emparés de la nature. Il se gara et coupa le moteur de son side-car, puis descendit de son véhicule pour s’approcher de l’église. Son pas était légèrement engourdit par le froid et, plutôt que d’avancer vers l’entrée, il s’arrêta pour observer les environs. Tout était plongé dans la nuit et semblait abandonné. Il nota la présence de la voiture qu’avait dû conduire Martha et posa une main sur le capot. Le moteur était légèrement tiède. Il s’approcha lentement de l’entrée du presbytère, comme le directeur lui avait conseillé de faire. Il frappa deux coups secs, puis trois autres espacés, appliquant les consignes. Il n’y eut aucune réponse. Il tourna la molette et entrebâilla légèrement la porte, qu’il ouvrit lentement pour pénétrer à l’intérieur, sur ses gardes. Il appela Martha d’une voix faible, presque chuchotée. La lumière s’alluma soudain, éblouissant Hantz. Instinctivement, il leva le bras gauche pour se préserver les yeux et tenter de voir qui se trouvait dans la pièce.

Martha pointait vers lui un pistolet et le mettait en joue. Elle se tenait debout devant lui à l’autre bout de la pièce, droite, rigide et les traits sévères. Cette vision impressionna Hantz et le glaça à tel point qu’il ne put s’empêcher un instinctif mouvement de

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recul. C’était la première fois qu’il voyait Martha tenant une arme. Elle semblait sûre d’elle, froide et déterminée, presque méconnaissable. A ses côtés, se tenait un homme en manteau sombre. C’était le prêtre recherché. Plus à gauche se trouvait un autre homme beaucoup plus âgé, les cheveux blancs dégarnis et l’allure voutée, le pasteur. Celui-ci s’approcha rapidement de la porte d’entrée et s’assura que personne d’autre ne se trouve à l’extérieur avant de la fermer. Martha, elle, reconnut enfin son mari.

- Hantz ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Toujours pistolet en main, elle baissa le canon de son arme, tandis que le pasteur s’approcha de lui pour le fouiller et s’assurer qu’il n’était pas armé. Hantz voulu anticiper et s’apprêta à retirer les documents de sa poche intérieure. Martha le stoppa immédiatement, prête à pointer à nouveau le pistolet vers lui.

- Ne bouge pas, non !

Hantz se figea et laissa le pasteur le fouiller, palpant méticuleusement ses vêtements. Celui-ci sortit les documents de la poche intérieure de la veste. Maintenant qu’il les tenait en sa possession, il les parcourut avec précaution et ne put empêcher d’afficher une mine d’étonnement. « Merde ». Il regarda Martha, incrédule et plongea à nouveau en silence ses yeux sur la liste. Passée la surprise, il rejoignit Martha et lui rapporta aussitôt le feuillet. « Regardez ». Martha le consulta avec intérêt et ne put cacher sa stupéfaction, tandis que le pasteur se tenait à ses côtés, lisant par dessus son épaule pour s’assurer qu’il s’agissait bien des mêmes informations. Le prêtre à son tour s’approcha et observa les documents. Le pasteur murmura, comme pour bien saisir la véracité de ce qu’il avait lu.

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- Ce sont toutes les informations sur le prochain transfert d’officiers. En provenance de l’Oflag IV D d’Oyerswerda. En direction de l’Oflag IV B.

- La forteresse de Königstein. Le transfert doit avoir lieu dans quelques jours, annonça Martha, calmement.

Le pasteur reprit alors les documents et les consulta à nouveau, marmonnant cette fois presque pour lui-même comme pour s’en convaincre.

- Et il y a aussi la liste des contacts des prisonniers. C’est la liste que Horst a préparée, avec les cellules actives qui doivent faire les visites. Qu’est-ce que vous faites avec ça ?

- Oui, Hantz ? D’où viennent ces documents, demanda Martha avec sévérité.

- Je suis venu te les rapporter, et te prévenir que tu es en danger. C’est le directeur qui m’a dit où vous vous trouviez. Il est mort dans le bombardement. Tout a été détruit dans le centre-ville.

Le silence se fit aussitôt à cette évocation.

- Mon Dieu, Horst, marmonna le pasteur.

Martha observa Hantz. Il devait avoir vécu de terribles moments, tant il portait les stigmates de l’horreur. Elle prenait enfin le temps de le regarder. Il était difficilement reconnaissable. Le sang séché maculait ses cheveux. Les traits noircis par la suie et la fumée de l’incendie, les cheveux et les sourcils brûlés, il ressemblait davantage à un mineur qu’à un membre de la défense civile. Il arborait un manteau élimé et brûlé par les flammes, dont l’une des manches avait été arrachée. Il avait le bras droit

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en écharpe et la bande posée par l’infirmière laissait maintenant transparaître des traces de sang. La peau de son visage avait par endroit souffert des flammèches incandescentes.

Prise d’une indicible émotion, elle se précipita vers Hantz, toujours debout près de la porte. Elle ne put contenir sa joie et le prit dans ses bras, lui qu’elle avait cru disparu, quelque part en ville sous les bombes. C’était comme si toute la tension accumulée au cours des ces dernières heures s’évanouissait soudain. Quel soulagement de le retrouver. Il était vivant et l’avait rejointe ici. Obligée de rester dans la pièce, chaque impact qui était parvenu à ses oreilles avait été pour elle le signe d’un destin funeste qui risquait de lui prendre l’homme de sa vie. Pas un instant elle n’avait cessé de penser à lui, ni au fait qu’elle avait du l’abandonner pour cette mission. Ils se serrèrent très fort et s’embrassèrent. Il émanait de lui l’odeur de l’incendie et celle de la peau roussie.

Le pasteur posa les documents sur la table et se racla la gorge pour interrompre ce moment d’effusions sincères. Il voulait visiblement signifier que le moment n’était plus aux célébrations mais plutôt aux prises de décisions.

- Bon. Cela ne résout pas notre problème, au contraire. Je pense que vous allez devoir nous donner quelques explications, Hantz.

Martha n’écouta pas les derniers mots du prêtre tandis qu’elle rangeait l’arme dans sa poche. Elle regardait Hantz avec douceur.

Le pasteur lui fit signe de s’assoir, ce qu’il fit aussitôt. Puis il lui demanda ce qui s’était passé pendant la nuit, s’inquiétant à propos du directeur et de l’enveloppe qu’il tenait toujours dans

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ses mains. L’heure était maintenant aux questions et Martha reprit ses distances. Elle recula pour se placer aux côtés du pasteur et du prêtre. Comme eux, elle voulait le maximum d’informations sur la situation. Mais également souhaitait se tenir à leurs côtés pour ne pas perdre la face. Son camp n’avait pas changé. Scrutant les réponses de Hantz, ils formaient comme un jury d’examen.

Hantz reprit ses esprits et se cala sur sa chaise. Imperceptiblement, ses épaules venaient de se vouter sous l’effet de la fatigue accumulée. Lentement, il posa sa voix et leur raconta comment il avait survécu au bombardement. Martha se doutait du carnage causé par l’attaque mais pas à ce point. Hantz poursuivit son discours et évoqua comment il avait découvert le directeur. Martha fut touchée par l’abnégation qu’il avait montré pour tenter de la retrouver ce qui lui avait permis de mettre la main sur le directeur et sur les papiers. Il relata les propos de l’homme qui allait bientôt mourir sous ses yeux. Il révéla alors que la Gestapo avait apparemment eut vent du transfert et qu’elle soupçonnait Horst. Elle ne tarderait pas à partir à sa recherche, si ce n'était pas déjà fait. C’était aussi la raison pour laquelle il était venu. Il s’inquiétait pour Martha. L'attaque leur avait peut-être laissé un délai supplémentaire.

Le pasteur en conclut qu’ils devaient rapidement chercher une autre planque pour mettre le prêtre en sécurité. Martha digéra en silence les explications de Hantz puis elle prit la parole après un instant de réflexion.

- Toi non plus tu ne devrais pas rester là, Hantz. Désormais tu es autant en danger que nous.

- Peut-être. Mais grâce à lui nous pouvons récupérer ces documents. Ceux de Horst. Paix à son âme. Mon Dieu. Pauvre Horst. Quel malheur. Et malgré tout l’attaque de cette nuit nous laisse peut-être encore à l’écart des soupçons. Enfin j’espère, pour le moment.

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Le pasteur fit alors un signe à Martha pour qu’elle s’approche. Il se pencha vers elle et lui confia ses préoccupations.

- Mais qu'est-ce qu'on va faire de lui ? Pour l'instant il ne sait pas grand chose mais est-ce qu'on peut lui faire confiance ?

Martha s’attendait à ces interrogations, qu’elle trouvait légitimes. Hantz jusqu’à présent n’avait jamais été au courant de son secret et voilà qu’aujourd’hui il se retrouvait non seulement confronté à la réalité de leurs années de mensonge, mais également à la réalité d’une organisation, si petite soit-elle, dans laquelle il venait d’être propulsé malgré lui. Au delà de l’explication qu’elle allait devoir fournir, il lui fallait jouer serrer avec le pasteur comme avec Hantz. Comment réagirait-il ? Le verdict de ses cachoteries allait bientôt tomber, aussi tranchant que le couperet d’une guillotine. Longtemps elle avait tenté de s'imaginer comment un jour elle lui annoncerait sa double vie et si elle devait le faire, ce qu’elle devrait lui dire pour tenter de le calmer, de le mettre de son côté. Jamais elle n’avait imaginé que ce serait si dur. Et jamais non plus elle n’aurait imaginé que ce serait cette nuit, dans cet endroit isolé et dans ces conditions. Elle rassembla ses esprits et décida de jouer franc jeu avec le pasteur.

- Hantz est mon mari. Il a prit un risque énorme en nous rejoignant. Il n’était pas au courant à propos de nous. Et s’il l’a fait c’est pour moi.

- Oui, c'est pour toi et pas pour notre cercle mais maintenant il est au courant. Et il vient de nous remettre des documents compromettants. Rien ne nous garantit sa fiabilité, Martha.

- Je sais.

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Martha ferma les yeux, réfléchissant. Le pasteur avait raison. La prudence imposait une solution radicale. Celle qui était de coutume dans ce genre de situation. Eliminer tout risque. Mais c’était valable dans le cas d’un vrai réseau de résistance, ce qu’ils n’étaient pas. Comment procéder dans leur cas ? Martha devait prendre une décision grave. Depuis la disparition du directeur, l'organisation reposait maintenant entièrement sur le pasteur. Lui connaissait sans doute d’autres personnes, d’autres contacts, mais cela, jamais Horst ne lui en avait parlé. Cela restait cloisonné, hermétique et c’était tant mieux comme cela. Elle se doutait que si le pasteur devait donner des gages de sécurité pour sauvegarder l’organisation, alors il donnerait l’ordre d’effacer les pistes. Mari ou pas, Hantz pouvait effectivement constituer un danger. Elle n’y avait jamais été préparée et ne s’était jamais imaginée devoir vivre une telle situation. Elle avait réussi jusqu’ici à cacher son rôle à son mari, alors qu’il était un loyal serviteur du régime. Le moment était venu de faire tomber les masques et dire la vérité même si elle avait fini par croire que ce jour n’arriverait peut-être jamais. Mais non. Martha se retourna vers Hantz.

- J’imagine que tu comprends la situation. Soit tu es contre nous, soit tu es avec nous. En venant ici, je suppose que tu veux nous montrer que tu adhères à notre cause ?

Hantz ne dit rien et hocha la tête avant de prendre la parole.

- Attends Martha. C’est quoi votre cause ? Je ne sais pas. Je ne sais rien de ce que vous faites ici. Jusqu’à aujourd’hui je ne la connaissais pas, votre soi-disant cause. Je suis juste venu porter un message. Et à vrai dire, je m’en fiche de ta cause. Ce qui m’importait c’était toi. C’est pour ça que je suis là. Mais que tu m’ais caché cela. Franchement. Je ne sais pas, vraiment. Comment as-tu pu me faire une chose pareille ? Tu m’as menti ! Et pendant combien de temps ?

- Je ne devais prendre aucun risque Hantz. Tu comprendras que moins de personnes sont au courant de ce que nous faisons ici

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et plus nous avons de chances de survivre et d’aider la population.

- Ah bon ? Vous faites quoi alors de si important pour aider la population. Vous êtes sous les bombes en ce moment ?

- On fait de l’aide, essentiellement humanitaire, et des échanges d’informations. C’est tout.

- Ouais. C’est ça.

Hantz prit cette information en pleine face, comme une claque.

- Et depuis combien de temps ?

- Je n’avais pas le choix, Hantz. Si je te l’avais dit, je n’ose même pas imaginer comment tu aurais réagi. Et puis, même si tu n’es pas partie prenante, tu n’as jamais cessé de défendre le régime, rappelle-toi. Il a toujours été impossible de discuter avec toi sérieusement. Même pour essayer de te faire prendre conscience de la réalité.

- J’avais mes raisons. C’est ce régime que tu critiques qui nous a rendu notre grandeur. C’est lui qui a vaincu le chômage, qui nous a redonné notre fierté, qui a élargi notre influence. C’est pour ça que j’ai suivi le Führer. Et toi, qu’est-ce que tu fais ? Maintenant que la situation est difficile, tu voudrais que je lui retire mon soutien ?

- Arrête, Hantz. S'il te plait. On ne va pas recommencer. Regarde les choses en face. C’est l’Allemagne qui a besoin de soutien maintenant. Ce n’est plus ton Führer.

Le pasteur s’immisça alors dans la conversation.

- La loyauté au régime n’est rien par rapport à la loyauté au pays, mon cher Hantz. En faisant de l’aide humanitaire, en

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entretenant des liens à notre modeste niveau, nous rendons service au pays, à l’Allemagne. Même si c’est au prix de notre vie. Nous savons que notre espérance de vie est faible, que nous sommes certainement traqués désormais. Mais nous rendons au pays son honneur perdu, bafoué par les monstres qui nous ont trahis et qui ont détruit nos valeurs. Nous rendons service au monde et aux générations futures. Nous pouvons nous regarder dans un miroir et dire que nous servons un pays et pas une dictature.

- Arrêtez avec vos beaux discours, excusez-moi. Je suis venu ici pour Martha. Je ne veux pas avoir affaire avec vous. On est en train de perdre du temps. Et si la Gestapo nous découvre ici comme vous dites, alors c'est nous tous qui allons mourir.

Cette réflexion eut le don d’agacer Martha.

- Au contraire, Hantz, c’est si nous n’agissons pas que nous mourrons, tu comprends ?

- Ah bon ? Et que vas-tu faire maintenant ? Les laisser me tuer ?

- Mais non. Il n’en est pas question. J’aimerais plutôt que tu nous rejoignes.

Le pasteur observa Martha, sceptique. Il s’approcha d’elle à nouveau et lui murmura à l’oreille.

- Martha, s’il nous rejoint, il peut nous mettre en position de faiblesse. Et la décision ne t’appartient pas. Je devrais la faire approuver par mes amis. Et il n’y a plus Horst pour te soutenir, penses-y. Alors je crains qu’il y ait trop de risques et qu’ils ne refusent. Et surtout, tu risques de te mettre en porte-à-faux. Toi aussi tu risques gros. Aux mieux, il te faudra fuir le pays, au pire ils peuvent vouloir qu’on se débarrasse de vous deux car vous en savez trop.

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- Je sais. Mais que voulez-vous que je fasse, c’est mon mari, non ? Il a bravé toutes ces horreurs pour me retrouver et nous confier les documents. Cela ne vous suffit pas ? Pour moi, si !

- Oui, bien sûr. Pour moi aussi. Mais mets-toi à la place de nos amis. Et lui, veut-il vraiment nous rejoindre ?

- C’est pour cela que je lui pose la question.

Hantz ne répondit pas et semblait plongé dans ses pensés. Martha reprit alors la parole et s’adressa à lui.

- S’il te plaît, regarde autour de toi, Hantz. Et ouvre les yeux. Où crois-tu que ce régime nous conduit ? Dresde est dans quel état à l'heure qu'il est ? Et bientôt ce sera au tour de tout le reste de l’Allemagne. Tous les jours des villes sont bombardées. Les troupes reculent sur tous les fronts. Tu vois bien que nous sommes dans une impasse. Nous ne pourrons jamais nous relever. C’est pour cela que nous luttons, pour nous donner une chance de sortir la tête haute de cette guerre.

Hantz resta à nouveau muet. Il était fatigué et n’avait pas d’argument à soumettre. Martha au contraire était prête à l’abreuver de justifications. Comme si tout le discours qu’elle lui avait caché toutes ces années se révélait au grand jour.

- Il est encore temps d’arrêter et de collaborer. C’est maintenant qu’il faut prendre parti. Regarde comme ce régime est aux abois. Et ne me parle pas de ta fidélité au Führer ni de tes serments. Il n’est même plus capable d’assurer notre sécurité ni l’avenir du pays. Sa folie va nous perdre. Ton serment est caduc. Fais-en plutôt un pour le pays, et non pour les fous qui nous gouvernent.

- Il est vrai que vous avez prêté serment à des monstres, avança le pasteur. C’est à vous d’ouvrir les yeux maintenant.

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- Ouvrir les yeux ? Et pour voir quoi ? Allez plutôt regarder dehors. Et vous verrez ce que les alliés ont fait. Détruire et tuer. Dresde est en feu en ce moment.

- Oui, Hantz, coupa Martha. Et tu sais pourquoi ? Parce que nous payons le prix de la folie de nos dirigeants. Ce sont eux qui nous ont précipités dans ce chaos. Quelle erreur nous avons fait en cautionnant cela. Alors comment peux-tu encore imaginer les soutenir ? La guerre est perdue, et depuis longtemps !

Martha était excédée. Hantz s’apprêta à argumenter mais elle le coupa à nouveau.

- Non, Hantz, s’il te plaît. Personne au monde ne pourra nous pardonner de l’avoir précipité dans l’horreur. Et c’est notre faute. Et il est encore temps de nous racheter de nos erreurs.

Hantz se renfrogna, toujours enfoncé dans sa chaise. Le pasteur reprit la parole et s’adressa à Hantz, désormais plongé dans le silence.

- Vous avez cru à ce régime et vous vous êtes trompé. Comme nous au début. Comme tout le monde. Sachez qu’en collaborant avec nous vous risquez aussi votre vie. Mais si vous refusez, ou si vous nous dénoncez à la Gestapo, le résultat sera le même. Et de toute façon, si votre femme est recherchée, vous passerez pour un traître à leurs yeux, quel que soit votre choix.

- Dans les deux cas, Hantz, tu risques gros, renchérit Martha, appuyant le discours du pasteur. Sauf si la cause l’emporte. Et elle l’emportera de toute façon, tôt ou tard, avec ou sans nous. Parce que le vent a tourné.

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Le prêtre intervint alors et enfonça le clou avant de se lever de sa chaise.

- Hantz, on ne vous demande pas d’être un héros. On vous demande de faire ce que vous pouvez, là où vous pouvez. De faire ce qui est juste, ce que votre cœur vous commande.

- Nous savons que les jours du Führer sont comptés, Hantz, conclut le pasteur. Alors c’est maintenant que vous devez faire le bon choix. Regardez Martha et écoutez votre cœur.

Le silence s’installa. Hantz baissa la tête. Les mots prononcés par le directeur lui revinrent en tête. Des deux serments qu’il avait prêté, lequel avait le plus d’importance à ses yeux ? Il songea alors à l’homme, désormais disparu. Il s’était sacrifié pour que les documents puissent leur parvenir. Il avait agi de la sorte et s’était engagé au prix de sa vie. Martha semblait avoir fait de même en rejoignant ce mouvement auquel il ne comprenait rien. Cet acte avait un côté à la fois héroïque pour Hantz, mais aussi particulièrement inconscient.

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Martha s’assit à son tour derrière la table. Le moment était venu de faire le point sur la situation avec le pasteur et le prêtre. Même si le directeur avait trouvé la mort pendant le bombardement, il était fort probable que la Gestapo profite de la fin de l’attaque pour reprendre ses recherches et mettre en place des points de contrôle à la faveur du chaos. C’est lorsque l’on détruit une fourmilière que l’on a plus de chances de trouver la reine, ajouta le pasteur. Hantz eut un sourire, trouvant cette remarque particulièrement stupide. Le prêtre acquiesça en silence tandis que le pasteur reprit à nouveau les documents en main, laissés sur la table. Il les consulta en détail puis les plia et les rangea dans une de ses poches. Il avait l’air soucieux. Il s’adressa à Martha et lui dit que des amis d’un autre groupe allaient bientôt prendre en charge le prêtre pour le mettre en sécurité. L’extraction devait avoir lieu au petit matin.

Le jour allait bientôt se lever. Si l’information était exacte, l’endroit où ils se trouvaient allait être sans doute moins sûr dans les prochains jours. Quant à Martha, il fallait peut-être qu’elle s’apprête à partir. Après un instant de réflexion, le pasteur lui demanda ce qu’elle comptait faire maintenant avec Hantz, et s’ils avaient un autre endroit sécurisé où se rendre. Martha s’apprêta à répondre mais Hantz la devança.

- Nous devons retourner à Dresde.

Le pasteur se tourna vers Hantz et l’observa silencieusement. Après un instant de silence il répondit.

- Ce serait une erreur, il vaut mieux que vous restiez en sécurité ailleurs. Dresde n’est plus sûre.

- Pourquoi, demanda Hantz.

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- Parce que la Gestapo doit certainement enquêter sur le directeur, donc bientôt sur ses activités, donc forcément ils en viendront à Martha et vous. Et il y a trop de risques de revenir en ville.

- Ce n’est pas leur préoccupation principale en ce moment, si vous voulez mon avis, répondit Hantz.

- Détrompez-vous, au contraire. Rien n’arrête le régime. Vous pouvez être sûr qu’en ce moment même, l’objectif est de remettre en marche les usines d’armement, le réseau ferroviaire et les moyens de communication. Tout ce qui participe à l’effort de guerre. Les civils eux, sont secondaires. Alors croyez-moi si je vous dis que l’activité de la Gestapo ne s’arrête jamais.

Martha prit alors la parole et abonda dans le sens du prêtre.

- Il a raison, Hantz. Il y a beaucoup trop de danger si l’on revient aujourd’hui en ville. Et puis on est ensemble maintenant.

Hantz ne put s’empêcher d’essayer de connaître la vérité. Il interrogea alors Martha.

- Mais qu’est-ce que vous faites ? Maintenant, j’aimerai bien savoir pourquoi la Gestapo est à vos trousses ? C’est quoi votre organisation, et ces transferts de prisonniers ? Et toi, Martha, que fais-tu exactement dans tout ça ?

Martha prit un long temps de silence. Elle regarda dans le vide puis tourna légèrement la tête, croisant le regard du pasteur et du prêtre. Le pasteur inclina la tête, d’un hochement d’approbation qui signifiait qu’elle pouvait tout dévoiler. Elle énonça alors le contenu de ses activités.

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- Le directeur et moi visitons…

Martha s’arrêta l’espace d’un instant, elle se pinça la lèvre, réalisant ce qu’elle venait de dire, puis repris en se corrigeant.

- Nous visitions les camps de prisonniers de guerre de la région. Officiellement c’était pour le compte de la Croix-Rouge. Nous allions voir les prisonniers du Stalag IV A à Hohnstein, et ceux de Mühlberg, et d’autres plus éloignés. Il y avait aussi l’Oflag IV B de Königstein où nous allions fréquemment. Bref, tous ceux que nous pouvions visiter. Nous donnions des soins aux prisonniers quand cela était nécessaire, ou nous les faisions transférer vers les hôpitaux et les infirmeries, comme à Neustadt ou à Pohrsdörf. Cela nous permettait surtout de leur faire parvenir quelques vivres, des vêtements, des cigarettes mais aussi de quoi les aider à s’évader, des radios, des cartes, des boussoles. Parfois des messages pour l’extérieur. Alors, si aujourd’hui la Gestapo soupçonne le directeur, c’est sans doute parce que certains évadés ont été repris. Et qu’ils ont dû les faire parler. Ou alors la Gestapo a pu faire le rapport avec nos visites. Quoiqu’il en soit, ce n’est pas rassurant pour nous.

- Tu fais ça depuis quand ?

- Depuis mon retour de mission sur le front de l'est. Ca va faire deux ans. C’est là que tout à changé. C'est là que j'ai su que nous ne pourrions jamais gagner la guerre. Si tu avais vu tout cela… Tu comprendrais comme moi. C’est là qu’on a perdu la guerre. Je n'avais pas le droit d'en parler. À cause de la propagande et des instructions qu'on devait suivre. Mais c'est là que j'ai vu à quel point on nous cachait la vérité. Et qu'il fallait plutôt commencer à préparer la capitulation. C'est moins pire que la défaite.

Hantz encaissa cette information sans dire mot. Le pasteur prit à nouveau la parole.

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- Cela veut dire que Martha aussi va être soupçonnée. Vous comprendrez pourquoi nous ne sommes pas favorables à votre retour en ville. Tous les deux vous risquez d’être démasqués tôt ou tard, et cela, même si le bombardement a tout désorganisé.

- Je suis désolé, mais moi je suis toujours sensé être là-bas. Au château. Et ils savent que je suis en vie. Je suis fiché, ajouta-t-il en présentant la fiche que l’infirmière avait remplie. Et vu les évènements, je devrais y être pour secourir la population. Alors si je manque à l’appel, on va m’accuser de désertion. Donc je dois repartir. Navré, je n’ai pas le choix. Qu’est-ce que tu décides Martha ?

Martha réfléchit en silence un instant puis prit sa décision.

- D’accord. C’est entendu, si tu y vas, alors je t’accompagne.

- C’est de la folie, leur lança le pasteur. Mais je ne peux pas vous en empêcher. En tout cas soyez très prudents. Au moindre signe de danger, vous partez immédiatement.

- On prend la voiture ? Demanda Martha,

- Non, ce sera plus facile de progresser en Side Car. La ville est en ruine.

Maintenant que le prêtre était en sécurité, la mission de Martha était achevée. Hantz et Martha se levèrent de table et prirent congé de leurs hôtes. Ils sortirent dans le froid matinal et retrouvèrent le side-car de Hantz.

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Martha et Hantz reprirent la direction de Dresde. Ils décidèrent d’emprunter de petites routes, pour ne pas attirer l’attention. Ils filaient donc loin de l’axe principal qui, à cet instant, regorgeait de véhicules de secours. Hantz pilotait le side-car, Martha restant assise à ses côtés. La froideur de la nuit, même finissante, engourdissait ses mains, mais peu lui importait. Le principal était là. Hantz était vivant, il avait échappé à la mort dans le bombardement et ils étaient à nouveau réunis. Mais chemin faisant, elle s’interrogeait de plus en plus sur la nécessité de revenir à Dresde. Elle suivait Hantz, qui se sentait obligé de revenir pour participer aux secours. Une fois de plus, elle devait faire face à la loyauté de son mari pour sa fonction. C’était louable, mais aurait-il la même loyauté pour elle ? Pour les décisions qu’elle avait prises et son choix de résister au régime ?

Difficile à dire tant Hantz avait cette croyance utopique qui l’animait constamment, cette volonté de sauver les apparences. Il avait annoncé qu’il risquait d’être taxé de déserteur s’il ne se présentait pas sur place. Mais il pouvait tout autant aider la population sans appartenir pour autant à la défense civile du régime. C’était comme si tous les arguments déployés par Martha n’avaient servi à rien. Elle comprenait pourtant le sentiment supérieur qui animait son mari. Cette notion louable de faire le bien autour de lui. Porter secours aux civils, tenter d’apaiser leurs souffrances. C’était une cause noble qu’il avait toujours eue à l’esprit. Mais elle risquait de les perdre tous les deux. Avec le risque de voir se briser son couple. Le voulait-elle ? N’était-ce pas déjà le cas ? Pour le moment Martha se gardait bien de discuter cela et elle se faisait un point d’honneur à rester aux côtés de Hantz. C’était son rôle également. Mais cela en valait-il la peine ? Et lui, avait-il seulement conscience des dangers qui risquaient de se présenter ? Elle attendait donc d’être sur place pour décider de la suite à tenir.

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Pendant ce temps, le jour se levait désormais sur une ville en feu. Le ciel s'était couvert de fumée et il était difficile de distinguer l'horizon. Plusieurs foyers épars subsistaient dans quelques proches banlieues, signalant que d’autres objectifs excentrés avaient été atteints, notamment industriels et militaires. Une grande partie de Neustadt était en feu, mais le pire se trouvait dans l'Altstadt. Sur la route, les flammes étaient visibles à des kilomètres à la ronde. Un nuage de fumée noire qui s’échappait du brasier. Il était presque onze heures trente lorsque Martha et Hantz entrèrent dans l’agglomération. Ils ressentirent immédiatement une bouffée de chaleur. Le spectacle était effarant. En chemin, ils progressèrent dans la banlieue en ruine et croisèrent ça et là des pompiers qui luttaient contre les flammes. Ils s’escrimaient désespérément. La priorité était d’éteindre les foyers et de sauver encore ce qui pouvait l’être. Ils retrouvèrent aux bord de la route des sauveteurs qui prenaient en charge les survivants pour les conduire dans les hôpitaux encore en activité. Face à eux, dans les rues, un flot de réfugiés marchait, hagards et traumatisés. La peur et l’horreur les avaient totalement épuisés. Tous étaient atteints dans leur chair, le visage noirci, les cheveux brûlés et gravement blessés par les flammes. Ils marchaient en direction de la périphérie, pour rejoindre les abords du fleuve. A la clé, ils seraient pris en charge par des habitants et des secouristes qui leur donneraient de la nourriture et de l’eau. Ils pourraient ainsi se laver et se reposer quelques heures. Pour tenter d’oublier le pire qui pourtant était encore à venir.

La progression de Hantz et Martha, même en side-car, devint plus difficile. Les rues étaient par endroit barrées par des ruines et impossibles d’accès. Ils durent descendre de leur véhicule et continuer à pied, en direction de l’hôpital. Hantz voulait absolument retourner là où il avait subit le deuxième raid et où son unité était intervenu. Il avait peu d’espoir cependant de retrouver ses collègues. Mais il savait que lors du bombardement, les caves étaient bondées. Elles devaient abriter encore quelques survivants. Rien que pour cela, il devait s’assurer que des vies pouvaient encore être sauvées. Quant à Martha, la curiosité l’avait emportée. Elle voulait maintenant s’approcher de l’hôpital et retrouver ses collègues

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pour prendre des nouvelles. Et voir de ses propres yeux l’endroit où avait péri le directeur.

***

Les deux officiers de la Gestapo avaient décidé de se rendre à l'hôpital. Wilfried restait introuvable et devait sûrement y être à l'heure qu'il était. Peut-être pourraient-ils le retrouver sur place. Le chef de la Gestapo souhaitait que Wilfried amasse le maximum d’informations dans son enquête et avait expressément demandé à ce qu’ils le retrouvent au plus vite. Seulement les deux agents espéraient que le raid ne l'ait pas pris par surprise. Ils avaient préféré fouiller directement dans le bâtiment administratif, la où les bureaux du personnel et du directeur se trouvaient. Sauf qu'ils n'avaient pas prévu que le bombardement ait pu raser l'immeuble. L'incendie avait été en partie circonscrit. Ils s'étaient approché avec facilité du tas de gravât fumant et avaient commencé à rechercher d'éventuels indices, se fondant parmi les sauveteurs qui déblayaient et recherchaient des corps. Ils étaient là depuis une bonne heure et commençaient à s'impatienter. Ils ne trouveraient certainement rien parmi les gravats et il fallait se rendre à l'évidence. C'était une fausse piste ou bien les indices étaient tous partis en fumée. Des voix plus fortes à quelques mètres les alertèrent. Des sauveteurs avaient découvert un corps enfoui sous les restes de la charpente. Ils se précipitèrent pour surveiller la découverte. L'un des secouristes reconnu la dépouille du directeur de l'hôpital. Les deux officiers sourirent. Ils s'avancèrent du corps que l'on venait de dégager et poser sur une civière. Ils pouvaient maintenant fouiller ses affaires et les poches de sa veste. Alors ils découvrirent le Lüger de service des officiers de la Gestapo. Leurs regards se croisèrent.

- C'est normal, tu crois, qu'un directeur d'hôpital ait sur lui une de nos armes de service ?

- Tu sais ce que j'en pense.

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Inutile d'en dire plus, ils se levèrent et laissèrent les secouristes emporter le cadavre. Ils observèrent dans les décombres tout autour d'eux. Et continuèrent leurs recherches avec la conviction de toucher bientôt la vérité.

***

Hantz et Martha approchèrent des ruines de l’établissement de santé. Tout n’était que désolation devant leurs yeux et il fut difficile pour Martha de reconnaître son ancien lieu de travail. Les urgentistes s’escrimaient, et le petit hôpital de campagne improvisé ne suffisait plus à accueillir tous les blessés. Martha reconnut une de ses collègues et se précipita vers elle. Son amie était assise, seule, recroquevillée sur elle-même, en état de choc. Elle tenait des propos incohérents sur le bombardement, le refuge dans les abris, des gens qu’elle recherchait. Martha la prit dans ses bras pour la réconforter et eut aussitôt la sensation bizarre d’avoir une poupée contre elle. Désarticulée et molle. Vidée de toute énergie.

Elle tenta de calmer sa collègue pour avoir des réponses à ses questions. Entre deux sanglots, l’infirmière lui annonça alors qu’elle cherchait le directeur mais qu’elle n’avait pas trouvé sa trace. Martha n’osa pas lui dire qu’il était décédé. Pour la rassurer, elle lui mentit

- Il va bien, il a prit la tête des opérations de secours de l’autre côté du fleuve. Je l'ai justement vu avant de revenir ici.

Le visage de la jeune infirmière s’illumina à cette nouvelle. Mais aussitôt elle regarda tout autour d’elle. Elle semblait inquiète. Martha lui demanda ce qu’elle avait et la jeune femme se confia

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alors. Elle baissa la voix et lui parla sur le ton de la confidence. Elle s’inquiétait pour le directeur car la veille, avant l’attaque, elle avait vu un officier de la Gestapo. Il rôdait dans les couloirs et avait demandé à parler à Horst. Il dégageait un air méprisant. Puis elle ajouta qu’il était monté à l'étage, dans le bureau du directeur. A cette révélation, Martha se tourna vers Hantz et le regarda, observant sa réaction. Puis elle questionna à nouveau la jeune femme pour récolter davantage d’informations. Elle lui répondit qu’il fallait prévenir le directeur. Qu’il devait se méfier. Martha la rassura et lui promit qu’elle le préviendrait dès son retour de l’autre côté du fleuve.

Elle laissa sur place la jeune infirmière et s’éloigna avec Hantz. Ils s’arrêtèrent et se dévisagèrent. Inutile de prononcer un mot pour deviner ce que chacun imaginait. L’étau semblait effectivement se resserrer. Il était peut-être temps de s’en aller. Martha prit alors la parole.

- Ca y est, tu viens enfin de comprendre, lança Martha.

- Comprendre quoi ?

- Que l’on n’est plus en sécurité tous les deux. Qu’il ne faut pas qu’on reste là. Que la Gestapo doit être sur les dents maintenant et que je vais être certainement recherchée ?

- Oui, eh bien, à qui la faute ? Cela ne serait jamais arrivé si tu n’avais pas trempé avec cette organisation, toi et tes idées de vouloir changer le monde. Regarde ce qu’ont fait nos ennemis. Et toi, avec ton Horst, tu luttes avec eux, non ? Qui a raison ? Qui a tort, dis-moi ? Tout est détruit maintenant. Et voilà qu’on va devoir partir !

- Tu fais comme tu veux Hantz. Mais moi j’en ai assez. Alors oui, Je vais partir. Et que tu viennes ou pas, ça m’est égal. Et si tu veux savoir, Hantz, tout ce que tu vois, là, devant toi, oui, tout cela, eh bien c’est ce que ton régime a semé. On récolte les fruits de tous ça, de ceux qui ont fait des serments débiles comme toi, qui ont signé un chèque en blanc à ces tueurs au

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pouvoir, à ceux qui nous ont fait sombrer dans l’abîme. Tous ceux qu’on a manipulés et qui ont fermé les yeux, tous ceux qui se sont tus et ont laissé faire. Nous tous, nous sommes responsables de ça. Tu devrais avoir honte d’avoir supporté ces monstres. Et tu veux connaître la vérité ? Hein ? La situation réelle, celle que ta propagande te cache ? La guerre est perdue. Définitivement perdue. Les Américains sont à l’ouest, ils sont sur le point de prendre Bonn et ils marchent sur Berlin. Les Russes ont écrasé nos armées à l’est et c'est la débâcle là-bas. Ils vont arriver ici d’une semaine à l’autre. Et tu sais ce qu’ils découvrent ? Des camps, partout. Des camps d’extermination. Avec des chambres à gaz, des fosses communes. Où l’on entasse des familles entières. Alors quand tu dis que je veux changer le monde, oui, tu as raison Hantz. Je veux changer le monde. Je veux vraiment changer le monde. Parce que j'en peux plus, alors maintenant, tu fais ce que tu veux. Tu restes ou tu pars. Moi en tout cas je pars. Parce que moi j'en peux plus, j'en peux plus de tout ça !

Martha s'effondra en larmes. Hantz ne dit rien et se tut. Il la regarda, s'approcha d'elle et l’accueillit dans ses bras. Il la serra très fort. Elle sanglotait sur son épaule. Il y avait longtemps qu'ils ne s'étaient sentis aussi proches. Après un instant Martha se retira se son étreinte. Sèchement. Elle avait le regard vide, comme si la vie s’en était échappée. Elle fit demi-tour et s'en alla soudain. Il emboîta silencieusement le pas de Martha qui avait prit la tête maintenant, et marchait vigoureusement. Jamais il ne l’avait vue si remontée contre lui et contre la situation.

Il la rattrapa, l’arrêta et la serra à nouveau dans ses bras.

- Je suis désolé Martha. Mais où veux-tu qu’on aille ?

- Comment veux-tu que je le sache ?

- Elle est ici notre vie Martha. Pas ailleurs. On va faire quoi ?

Le silence s’était installé entre eux. Hantz nageait entre la culpabilité, le désir de revanche, celui d’aider ses concitoyens,

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d’agir. Mais il se sentait démuni, ici, au milieu des ruines. Le discours de Martha l’avait touché, mais elle semblait le rendre responsable de tout ce qui s’était passé. Comment pouvait-il se juger responsable de ce chaos ? C’était tout ce qu’il n’avait jamais osé s’imaginer. Tout ce qu’il refusait intellectuellement à accepter. Etait-ce vraiment la situation ? Le chaos autour de lui semblait en témoigner. Et pourtant il n’osait y croire. Comment tout cela pourrait remettre en cause ses convictions ?

***

Poursuivant leurs recherches en compagnie des sauveteurs, les deux officiers redoublaient d'efforts. Leur abnégation finit par payer. Sous les ruines et enseveli autour de plusieurs morceaux de bois ils découvrirent au loin une silhouette grise. Il y avait un autre corps. Ils s'avancèrent pour le dégager. Le cadavre se trouvait comme dans un cercueil, il avait été protégé des gravats et de l'incendie par les planches de bois qui l'avaient entouré. Ils s'aperçurent qu'il s'agissait d'une penderie. Le corps avait été caché à l'intérieur. Ils le sortirent et le retournèrent pour découvrir avec stupeur qu'il portait l'uniforme de la Gestapo. Il était aisé de l’identifier.

- C'est Wilfried.

On l'avait visiblement égorgé et vidé de son sang, qui maculait toute sa poitrine. Cela ne faisait aucun doute maintenant, le directeur l'avait tué et s'était emparé de son arme. Mais pourquoi ? Ils poursuivirent leurs recherches autour de ce qui se caractérisait maintenant comme une scène crime. Leur enquête venait de prendre un jour totalement différent.

***

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Près des ruines de l’hôpital, Hantz suivait Martha qui progressait vers le nord pour s’éloigner des lieux. Elle observa les abords ainsi que l’ancienne esplanade où les blessés étaient regroupés. Tout en progressant, elle restait vigilante et regarda tout autour d’elle si des uniformes foncés ne faisaient pas leur apparition. Alors, parmi les silhouettes fouillant dans les gravats, elle aperçut des hommes vêtus de noir. Ils arboraient des brassards rouges et blancs avec la croix gammée. C’était les brassards caractéristiques, ceux de la Gestapo. Elle fit un rapide signe à Hantz qui posa aussitôt son regard vers eux et se figea.

-Tu vois, lança-t-elle, méchamment.

Il ne fallait pas s’éterniser ici. Conscients maintenant que c’était une erreur d’être revenu, ils accélérèrent le pas.

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Midi était passé depuis plus d’un quart d’heure. Une pause salutaire allait avoir lieu pour une partie des personnels de secours déployés aux alentours du centre-ville. Depuis plusieurs heures, les pompiers étaient à l’oeuvre pour éteindre les incendies et la fatigue se faisait nettement sentir. Ils luttaient dans des conditions extrêmes, sous une chaleur difficilement supportable et avec peu d’espoir de parvenir à contenir les flammes.

Ils avaient jusqu’ici réussi à secourir de nombreux civils blessés mais ne parvenaient désormais à extraire des ruines que des corps sans vie, consumés par le feu, figés dans la mort, pétrifiés comme des morceaux de charbon de bois. Leurs mines graves étaient marquées par l’horreur du désastre. Des renforts bienvenus les rejoignirent.

C’est alors que le ronronnement des bombardiers se fit entendre au loin. A nouveau la menace d’un raid aérien se précisait. L’armada des forteresses volantes du huitième US Army Force se présentait déjà au dessus de la ville et il était presque trop tard pour réagir. Hantz et Martha n’en croyaient pas leurs yeux. Le cauchemar recommençait. Leur seule consolation à cet instant, était d’être ensemble. Et s’ils devaient mourir aujourd’hui, ce serait dans les bras l’un de l’autre. Les bombardiers commencèrent à déverser une fois de plus leur flot de bombes. Une fois de trop.

Impuissants, Hantz et Martha virent avec effroi les premières explosions autour de la gare de triage, mais aussi sur d’autres quartiers limitrophes et dans le centre. Elles dévastèrent les rares bâtiments qui restaient encore debout. Elles furent à nouveau suivies par des bombes incendiaires qui parachevèrent le travail

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de démolition, réalimentant le brasier. La majeure partie du centre de Dresde se retrouva dans un océan infernal. Il fallait fuir à tout prix. Hantz savait que peu de personnes seraient capables de se mettre à l’abri à temps. Et il valait mieux courir pour rejoindre les rives du fleuve plutôt que descendre dans les abris. Car il se doutait que la plupart des caves avaient été abandonnées, devenues irrespirables depuis la veille. Il était donc inutile de s’y terrer. Et pourtant, terrorisés, les réfugiés s’y ruèrent, dans une cohue et une panique effroyable alors qu’au-dessus d’eux, les immeubles menaçaient de s’effondrer. Il valait mieux éviter d’être pris au piège. Des malheureux y étaient certainement déjà ensevelis sous un linceul de cendres.

Hantz agrippa fermement la main de Martha et décida coûte que coûte de l’emmener vers le nord. Il fallait s’éloigner du brasier qui menaçait de se propager vers eux. S’ils tardaient, l’air irrespirable et la chaleur dégagée par les flammes auraient tôt fait d’assécher les malheureux dans leur fuite. Ils coururent alors en direction de Loschwitz pour fuir le raid.

Pendant les dix minutes que dura cette troisième vague, le flot de bombes inonda impitoyablement la ville. Les berges du fleuve étaient désormais la seule issue. Mais même les environs du pont de Loschwitz ne furent pas épargnés. Plusieurs déflagrations obligèrent les réfugiés pris en charge à courir pour le traverser et se mettre à l’abri de l’autre côté de la rive.

Il était midi et demi lorsque l’attaque cessa et que les bombardiers prirent le chemin du retour. Le bruit macabre des moteurs s’estompa et laissa la place à un silence de mort que seul le bruit des flammes venait perturber. Une immense déflagration se fit entendre au loin. La secousse fut d’une violence extrême et provenait de la gare de Neustadt. Un train de munitions devait avoir été atteint par l’incendie.

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Hantz et Martha réussirent à rejoindre les abords du pont tandis que les secours s’organisaient à nouveau par quartier. Hantz savait que les sauveteurs allaient maintenant passer d’immeuble en immeuble, ouvrir puis déblayer de nombreux abris, n’y trouvant souvent que des corps sans vie, piégés par le manque d’air. Il n’avait plus la force de vivre cette horreur. C’était trop pour lui. Tout autour d’eux, une vision de ruines et de corps sans vie, des silhouettes de ce qui avait été auparavant des immeubles ou des arbres. Hantz et Martha marchèrent vers le nord, traversant des rues en ruines, croisant des véhicules d’intervention qui progressaient difficilement. Partout, des débris barraient les voies de circulation. A certains endroits l’asphalte fondu sous la chaleur se collait aux roues.

Ils se regardèrent en silence, la main dans la main, presque comme au temps de leurs premières années de vie commune, lorsqu’ils se baladaient ensemble en amoureux. De longues balades dans le Grosser Garten, près du jardin zoologique. Des pérégrinations amoureuses dans le vieux centre-ville, jusqu’aux jardins du Palais Zwinger. Des moments passés sur les terrasses de café de la place de l’Altmarkt, à observer les passants et à se moquer d’eux. Tout n’était que cendres maintenant.

Martha avait désormais lâché la main qu’Hantz lui tenait. Aujourd’hui, c’étaient deux survivant dans une ville détruite. Ils étaient enfin parvenus au niveau du pont et s’apprêtaient à le traverser. Ils étaient presque en sécurité. Ils devaient maintenant prendre une décision et ils étaient confrontés à un cas de conscience. Rester ou fuir la ville pour sauver leur peau et la menace que la Gestapo faisait peser sur Martha. Leurs regards se croisèrent. Elle avait déjà fait son choix depuis longtemps. Leurs visages étaient marqués par l’attaque, les yeux rougis par la chaleur des incendies, la peau noircie par la fumée. Autour d’eux gisaient des corps méconnaissables, des silhouettes cadavériques figées. Ils observèrent derrière eux la ville en feu et totalement détruite. Ce qui était il y a encore une journée une cité grandiose et préservée de la folie des hommes. Une cité d’une beauté

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éblouissante, unique au monde. Comment avait-on été capable de faire une chose pareille ? Face à cette vision d’apocalypse, Hantz et Martha se rapprochèrent. Ils se prirent tendrement dans les bras. Elle posa sa tête sur l’épaule de son mari. Au loin, Hantz reconnaissait des équipes de sauveteurs qui s’activaient près des berges. Il posa son menton contre les cheveux de Martha. Le parfum dans ses cheveux avait disparu, remplacé par l’odeur de brûlé. Mais elle était en vie et le principal était bien là. Maintenant l’heure du choix était venue. Qu’avaient-ils encore en commun ? Qu’importait le reste maintenant ?

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Épilogue

Un long silence s’installa. Martha commençait à tomber de fatigue. Elle ferma les yeux. La journée avait été tellement éprouvante. Une voix douce la rappela.

- Que s’est-il passé ensuite ?

Martha rouvrit les yeux. C’était la voix de son petit-fils qu’elle venait d’entendre. Emergeant de ses souvenirs, elle observa autour d’elle. L’intérieur rassurant de sa maison la ramena à la réalité de l’époque où elle vivait maintenant. Autour d’elle, le papier peint à fleurs, la petite bibliothèque, la table en bois couverte de sa nappe en toile, et le napperon sur lequel trônait un vase rempli de fleurs. Tout ce décor glané au fil des années, et tellement rassurant. Plus loin, le buffet accueillait des bibelots et des cadres photographiques soigneusement rangés. Accrochées au mur, des photos de Hantz et d’elle, et de leurs enfants et petits-enfants, souvenirs d’une vie heureuse.

L’écran de télévision, à l’angle de la pièce, était resté allumé en sourdine pendant que Martha évoquait cet épisode de sa vie. Il diffusait un reportage sur l’inauguration de la Frauenkirche. L’église, emblème de la destruction de la ville, renaissait enfin de ses cendres. Pierre par pierre, elle avait été rebâtie à l’identique, jusqu’à la grande couple. Aujourd’hui, 30 octobre 2005, elle était à nouveau consacrée, en direct devant les caméras de télévision. Martha eut un sourire à cette vision et une larme coula sur sa joue.

Le salon où elle se trouvait donnait sur un jardin arboré. Martha regarda à travers la fenêtre. Elle pouvait voir au dehors les derniers feuillages d’automne qui ne tarderaient pas à tomber pour laisser place à l’hiver. Les branches se balançaient déjà

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sous un léger vent froid. Elle eut un sourire en pensant aux bons moments vécus ici avec Hantz, après la guerre. Cet endroit lui avait procuré la quiétude à laquelle elle aspirait ces dernières années, après le chaos et les monstruosités du conflit.

La voix de son petit-fils la sortit à nouveau de ses pensées.

- Comment vous en êtes-vous sortis ?

Martha esquissa un léger sourire à cette question, et reprit son récit, amer. Elle se souvenait de cette terrible journée comme si c’était hier. Tout dans sa mémoire était resté intact.

- Je savais que la Gestapo me retrouverait à un moment ou à un autre. Je n’avais pas le choix. Evidemment Hantz et moi étions tiraillés entre la volonté de rester pour aider tous ces malheureux et le désir de sauver notre peau. Si la Gestapo m’arrêtait, je savais que je ne pourrais pas leur résister. Ils pouvaient alors retrouver le pasteur, le prêtre et d’autres personnes de notre cercle. De toute manière ils nous auraient tous tués. Alors j’ai fui. Ce n’était pas très glorieux.

- Vous êtes partis ensemble ?

- Non. Nous avions devant nous une ville ravagée. Tout à reconstruire. C’est ce qui a retenu Hantz. Il voulait rester. Il croyait encore au régime. Je n’ai pas réussi à le convaincre. Alors je suis parti quand même. J’ai abandonné Dresde. Que pouvais-je faire d’autre ? Les amis du pasteur m’ont extrait de la ville. Hantz m’a aidée à me faire passer pour morte. La Gestapo a du poursuivre ses recherches pendant quelques jours puis nous a déclarés officiellement décédés durant le bombardement, le directeur et moi. Hantz avait pris soin de laisser mes papiers près d’une victime méconnaissable. Et il est resté là-bas. Faire son devoir. C’était son choix. Je me crois à penser qu’en restant sur place il m’a sauvé la vie, que c’est pour moi qu’il l’a fait. Mais pour lui c’était la bonne

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décision. La seule possible en tout cas. Tous ces malheurs dont il a été témoin, ces destructions, ces horreurs l’ont poussé à rester pour aider. J’ose parfois espérer qu’il s’est rendu compte que son serment au Reich était une erreur. Toute cette période avait été une effroyable erreur. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Je sais que le pasteur a été arrêté. Le régime était aux abois, prêt à tout. Mais le pasteur disait souvent qu’à son âge il ne pouvait plus rien craindre et que tout ce qu’il faisait c’était pour le bien de ceux qui viendraient après lui. Il a eu le courage de ne jamais parler, comme tant d’autres résistants allemands. Beaucoup ont été exécutés ou emprisonnés jusqu’à la fin de la guerre. Certains se sont fait passer pour des militants communistes et ont évité le goulag. Mais ils sont passés d’une dictature à une autre. Ce n’était pas le cas pour tous, heureusement. Moi, j’ai quitté l’Allemagne puis rejoint la Suisse. C’est la dernière fois que j’ai vu Hantz et ma ville. Ma belle Dresde. Mon âme y est restée à jamais. Ma jeunesse aussi. Mes souvenirs. J’ai voulu vraiment évacuer toutes ces horreurs mais elles m’ont hantée longtemps. Je pensais que le monde en aurait fini avec de telles atrocités. Et puis j’ai rencontré votre grand-père en Suisse. J’ai reconstruit ma vie. La preuve, puisque nous avons de magnifiques petits-enfants aujourd’hui. Quand je vois le monde dans lequel nous vivons, parfois je me dis que rien n’a changé. Parfois, ces souvenirs monstrueux me reviennent en mémoire. L’horreur est la même, et elle restera, cette sensation de prise au piège, d’être oppressé par le chaos. Alors aujourd’hui, quand je vois les images de notre église reconstruite cela me remplit d’espoir. Oh oui, de l’espoir. J’aurais aimé y retourner et revoir Hantz, mais j’imagine qu’il n’est plus là aujourd’hui. Et puis, c’est peut-être mieux ainsi. Car il faut savoir tourner la page.

Martha ferma les yeux à nouveau. Elle commença à s’endormir paisiblement, le sourire aux lèvres. Son petit-fils se leva en silence. Il s’approcha lentement du poste de télévision. L’écran diffusait les images du discours du président Horst Köhler. Le président d’une Allemagne réunifiée. Il éteignit la télévision et sortit en silence du salon. Martha dormait maintenant profondément, engoncée dans son sofa. Elle était à nouveau

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plongée dans les méandres de sa mémoire, avec Hantz, dans une éternité onirique bienheureuse.

***

Dans l'assistance de l’église Notre Dame, Richard était assis. Il avait assisté à la cérémonie. Sobre, dans la crypte. Il avait eu l’espoir de voir un jour le continent européen enfin en paix et réconcilié de cette horreur. C’était le cas aujourd’hui. Il pria pour que cela le soit à jamais. L’Europe avait tellement mérité la paix. Silencieux, il ne peut s’empêcher de pleurer.

FIN

©Didier Pezant - Juillet 2014

@DPezant

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Note de l’auteur

L’écriture de ce roman a été particulièrement éprouvante. C’est la première fois que je décidais de travailler sur un sujet historique aussi délicat et dramatique, mes précédents écrits étant plutôt légers.

J’ai effectué beaucoup de recherches, j’ai visionné un très grand nombre de documents vidéos et de reportages et témoignages consacrés à l’attaque, mais aussi consacrés à cette période de l’histoire, notamment, au régime Nazi, et aux réseaux de résistance allemande.

C’était particulièrement dur, et parfois insoutenable de détails morbides. L’être humain est formidable pour donner le pire de lui-même dans ces moments horribles.

A tel point que j’ai posé le stylo et que j’ai arrêté. L’histoire était pratiquement écrite, mes personnages étaient installés. Mais cela suffisait.

J’ai laissé passer un an, pour revenir à nouveau sur mon texte. Ce retour s’est produit au moment où la guerre civile s’est déclenchée en Ukraine. Je ne sais pas s’il y a un lien. Peut-être parce que tout mon travail de ré-écriture a baigné dans le flux d’annonces terribles provenant de cette région, et peut-être parce que j’ai commencé à m’intéresser à ce conflit, au-delà de l’information mainstream biaisée fournie par nos médias.

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Mais surtout, j’ai repris ce travail parce que je le devais à mes personnages, à Martha, à Horst, entre autre, et aux habitants de cette ville. De façon étonnante, je m’étais attaché à eux, j’avais commencé à les connaître et à aimer leur ville. Alors je suis parti à Dresde.

Cette ville est merveilleuse, elle a souffert le martyre pour des raisons que je n’ai pas à juger, chacun aura son propre avis. Je pense que c’était gratuit. Cela n’a pas changé le cours de la guerre. La propagande s’en est servi. Quelques jours après le bombardement, on relançait la machine de guerre et l’on écrivait sur les murs « Kapitulieren ? Nein ! »

Aujourd’hui, Dresde renait de ses cendres. Nous fêterons les 70 ans de ce bombardement le 13 février 2015.

Aujourd’hui, d’autres bombardements ont lieu. En Europe. Des obus tombent dans le Dombass. Des obus tombent en Russie. Des avions sont abattus. Le tout dans une propagande pro-Otan que ne renierait pas Goebbels.

Dans l’indifférence des citoyens européens et américains, avec les complicités de leurs gouvernements et de l’ONU, un gouvernement putschiste ouvertement extrémiste lance une guerre contre les populations civiles russophones de son pays.

Je n’ai pas l’aura, ni la chemise ouverte d’un quelconque philosophe ou consort pour haranguer les foules et me faire mousser auprès des puissants, leur soufflant à l’oreille la meilleur façon d’agir. Je n’ai pas non plus le même sens de la démocratie que ces gens. J’espère simplement, que quelques personnes liront ce récit, et se diront qu’il est juste et bien de

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lutter pour la paix, et qu’il faut tout éviter pour que l’horreur se perpétue.

Car ce n’est pas aux fous de guerre de nous dire comment doit être la paix.