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1 Conservatoire National des Arts et Métiers (Crf) – Université Paris XIII (Experice) – Université Catholique de Louvainlaneuve (Girsef) – Université de Genève (Form’Action) Mémoire Master Européen de Recherche : Formation des Adultes Auteur : JeanPhilippe Poupard Titre : Le rôle de l’intimité dans les modalités d’expression comportementale des participants face à l’injonction à être soi en formation des adultes : cas d’une formation aux techniques de communication. Directeur de recherche : Etienne Bourgeois Mémoire soutenu au Cnam à Paris, le 15 octobre 2009 Nombre de pages : 94 Résumé : En relais aux exigences de notre époque, les programmes des formations professionnelles sur le thème de l’efficacité personnelle véhiculent un message de sommation à devenir soi, en incarnant l’image d’un être idéal alliant authenticité, autonomie et performance. Ce travail consiste à explorer les modalités d’expression comportementale des participants face à cette injonction paradoxale. La première hypothèse émise dans ce mémoire induit la présence de l’injonction à être soi dans la formation étudiée. La seconde, pose l’intimité perçue par les participants comme un facteur favorisant leur attitude de loyauté face à ce même message injonctif. Ancrée dans la sociologie autour de l’individu contemporain, cette étude a été menée selon une approche de type monographique et s’est construite autour du cadre théorique d’Albert Hirschman : Voice, Exit, Loyalty. Les résultats obtenus valident les deux hypothèses et soulèvent la difficile question de l’éthique dans la manière de faciliter l’attitude de loyauté des participants et en particulier, de présenter l’enjeu du climat d’intimité. Ces résultats montrent également les limites pédagogiques de l’attitude de loyauté. Mots clés : Formation Professionnelle, Efficacité personnelle, Etre soi, Intimité, Comportement, Sociologie, Hirschman, Loyauté, Manipulation, Ethique

Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

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En relais aux exigences de notre époque, les programmes des formations professionnelles sur le thème de l’efficacité personnelle véhiculent un message de sommation à devenir soi, en incarnant l’image d’un être idéal alliant authenticité, autonomie et performance. Ce travail consiste à explorer les modalités d’expression comportementale des participants face à cette injonction paradoxale. La première hypothèse émise dans ce mémoire induit la présence de l’injonction à être soi dans la formation étudiée. La seconde, pose l’intimité perçue par les participants comme un facteur favorisant leur attitude de loyauté face à ce même message injonctif. Ancrée dans la sociologie autour de l’individu contemporain, cette étude a été menée selon une approche de type monographique et s’est construite autour du cadre théorique d’Albert Hirschman : Voice, Exit, Loyalty. Les résultats obtenus valident les deux hypothèses et soulèvent la difficile question de l’éthique dans la manière de faciliter l’attitude de loyauté des participants et en particulier, de présenter l’enjeu du climat d’intimité. Ces résultats montrent également les limites pédagogiques de l’attitude de loyauté.

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Conservatoire  National  des  Arts  et  Métiers  (Crf)  –  Université  Paris  XIII  (Experice)  –    

Université  Catholique  de  Louvain-­‐la-­‐neuve  (Girsef)  –  Université  de  Genève  (Form’Action)  

 

Mémoire  Master  Européen  de  Recherche  :  Formation  des  Adultes  

Auteur  :  Jean-­‐Philippe  Poupard  

Titre  :   Le   rôle   de   l’intimité   dans   les   modalités   d’expression   comportementale   des  

participants   face   à   l’injonction   à   être   soi   en   formation   des   adultes  :   cas   d’une  

formation  aux  techniques  de  communication.  

Directeur  de  recherche  :  Etienne  Bourgeois  

Mémoire  soutenu  au  Cnam  à  Paris,  le  15  octobre  2009  

Nombre  de  pages  :  94  

Résumé  :  

 En  relais  aux  exigences  de  notre  époque,  les  programmes  des  formations  professionnelles  sur  le   thème  de   l’efficacité   personnelle   véhiculent   un  message   de   sommation   à   devenir   soi,   en  incarnant  l’image  d’un  être  idéal  alliant  authenticité,  autonomie  et  performance.    

Ce   travail   consiste  à   explorer   les  modalités  d’expression  comportementale  des  participants  face  à  cette   injonction  paradoxale.  La  première  hypothèse  émise  dans  ce  mémoire   induit   la  présence   de   l’injonction   à   être   soi   dans   la   formation   étudiée.   La   seconde,   pose   l’intimité  perçue   par   les   participants   comme   un   facteur   favorisant   leur   attitude   de   loyauté   face   à   ce  même  message  injonctif.  

Ancrée  dans   la  sociologie  autour  de   l’individu  contemporain,  cette  étude  a  été  menée  selon  une  approche  de  type  monographique  et  s’est  construite  autour  du  cadre  théorique  d’Albert  Hirschman  :  Voice,  Exit,  Loyalty.  

Les   résultats   obtenus   valident   les   deux   hypothèses   et   soulèvent   la   difficile   question   de  l’éthique  dans  la  manière  de  faciliter  l’attitude  de  loyauté  des  participants  et  en  particulier,  de  présenter   l’enjeu   du   climat   d’intimité.   Ces   résultats   montrent   également   les   limites  pédagogiques  de  l’attitude  de  loyauté.    

 

 

Mots   clés  :   Formation   Professionnelle,   Efficacité   personnelle,   Etre   soi,   Intimité,  

Comportement,  Sociologie,  Hirschman,  Loyauté,  Manipulation,  Ethique  

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Conservatoire  National  des  Arts  et  Métiers  (Crf)  –  Université  Paris  XIII  (Experice)  –    

Université  Catholique  de  Louvain-­‐la-­‐neuve  (Girsef)  –  Université  de  Genève  (Form’Action)  

 

Master  Européen  de  Recherche  :  Formation  des  Adultes  

 

 

 

 

 

LE  ROLE  DE  L’INTIMITE  DANS  LES  MODALITES    

D’EXPRESSION  COMPORTEMENTALE  DES  PARTICIPANTS  FACE    

A  L’INJONCTION  A  ETRE  SOI  EN  FORMATION  DES  ADULTES  :  

CAS  D’UNE  FORMATION  AUX  TECHNIQUES  DE    

COMMUNICATION  

 

 

 

 

 

Jean-­Philippe  Poupard        

Sous  la  Direction  de  

Etienne  Bourgeois  

     

Septembre  2009  

Page 3: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

 3  

TABLE  DES  MATIERES  

TABLE  DES  MATIERES ...............................................................................................................................3  

INTRODUCTION.............................................................................................................................................8  

1.   Question  Personnelle.....................................................................................................................8  

2.   Emergence  de  l’objet  de  recherche..........................................................................................9  

3.   Questions  et  Hypothèses ...........................................................................................................10  

3.1   Questions ..................................................................................................................................10  

3.2   Hypothèses ..............................................................................................................................10  

4.   Structure  de  la  présentation  du  travail ...............................................................................10  

Partie  1  :  PAYSAGE  THEORIQUE .........................................................................................................12  

1.   Cadre  conceptuel ..........................................................................................................................12  

1.1   Sociologie  autour  de  l’individu  contemporain .........................................................12  

1.1.1   Le  règne  de  la  compétition  et  de  la  réussite .....................................................12  

1.1.2   Le  devoir  de  devenir  soi ............................................................................................14  

1.1.3   Le  revers  de  la  médaille  et  ses  désillusions ......................................................16  

1.2   Sociologie  autour  de  la  question  de  l’intimité ..........................................................17  

1.2.1   Le  devoir  d’intimité .....................................................................................................17  

1.2.2   Les  limites  du  devoir  d’intimité .............................................................................19  

2.   Cadre  étymologique ....................................................................................................................20  

2.1   Injonction  à  être  soi .............................................................................................................20  

2.1.1   Injonction.........................................................................................................................20  

2.1.2   Etre  soi ..............................................................................................................................21  

2.1.3   Injonction  à  être  soi.....................................................................................................22  

2.2   Intimité ......................................................................................................................................22  

3.   Cadre  théorique.............................................................................................................................24  

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3.1   Théorie  d’Albert  O.  Hirschman  :  Exit,  Voice,  Loyalty.............................................24  

3.1.1   Introduction  à  la  théorie  d’Albert  O.  Hirschman ............................................24  

3.1.2   Exit  :  La  défection .........................................................................................................25  

3.1.3   Voice  :  La  prise  de  parole ..........................................................................................25  

3.1.4   Loyalty  :  La  loyauté......................................................................................................26  

3.2   Motivations  du  choix  de  ce  cadre  théorique .............................................................27  

3.2.1   Solidité  du  modèle  théorique..................................................................................27  

3.2.2   Flexibilité  du  modèle  théorique.............................................................................28  

3.2.3   Antériorité   d’application   du   modèle   théorique   dans   le   champ   de   la  

sociologie  autour  de  l’individu  contemporain................................................................28  

Partie  2  :  DONNEES  EMPIRIQUES.......................................................................................................30  

1.   Méthodologie..................................................................................................................................30  

1.1   Choix  méthodologique........................................................................................................30  

1.2   Constitution  du  matériau ..................................................................................................30  

1.2.1   Choix  de  l’institution...................................................................................................30  

1.2.2   Choix  de  la  formation..................................................................................................32  

1.2.3   Choix  des  sujets.............................................................................................................32  

1.3   Méthode  de  recueil  des  données....................................................................................33  

1.4   Méthode  d’analyse  des  données.....................................................................................34  

1.4.1   Démarche  de  l’analyse................................................................................................34  

1.4.2   Grilles  d’analyse ............................................................................................................35  

1.4.2.1   Grille  pour  les  travaux  préliminaires ..........................................................35  

1.4.2.2   Grille  pour  le  travail  principal ........................................................................35  

2.   Présentations  des  résultats  préliminaires.........................................................................38  

2.1   Analyse  du  programme  de  formation ..........................................................................38  

2.1.1   Traces  d’injonction  à  être  autonome ...................................................................38  

Page 5: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

 5  

2.1.2   Traces  d’injonction  à  être  authentique...............................................................39  

2.1.3   Traces  d’injonction  à  être  performant ................................................................40  

2.1.4   Synthèse  de  l’analyse  du  programme  de  formation......................................41  

2.2   Analyse  de  la  posture  autocritique  du  formateur...................................................42  

2.2.1   Traces  d’injonction  à  l’autonomie.........................................................................42  

2.2.2   Traces  d’injonction  à  l’authenticité ......................................................................43  

2.2.3   Traces  d’injonction  à  la  performance ..................................................................44  

2.2.4   Synthèse  de  l’analyse  du  discours  autocritique  du  formateur .................45  

2.3   Synthèse  des  résultats  préliminaires ...........................................................................46  

2.4   Conclusion  de  la  présentation  des  résultats  préliminaires ................................47  

3.   Présentations  des  résultats......................................................................................................47  

3.1   La  défection .............................................................................................................................48  

3.1.1   Entretien  de  Claudia....................................................................................................48  

3.1.2   Entretien  de  Bernard ..................................................................................................50  

3.1.3   Croisement  des  données  liées  à  la  défection....................................................52  

3.1.3.1   Eléments  communs.............................................................................................52  

3.1.3.2   Eléments  complémentaires.............................................................................53  

3.1.3.3   Eléments  contradictoires .................................................................................54  

3.2   La  prise  de  parole .................................................................................................................54  

3.2.1   Entretien  de  Claudia....................................................................................................54  

3.2.2   Entretien  de  Bernard ..................................................................................................55  

3.2.3   Croisement  des  données  liées  à  la  prise  de  parole ........................................56  

3.2.3.1   Eléments  communs.............................................................................................56  

3.2.3.2   Eléments  complémentaires.............................................................................56  

3.2.3.3   Eléments  contradictoires .................................................................................56  

3.3   La  Loyauté................................................................................................................................57  

Page 6: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

 6  

3.3.1   Entretien  de  Claudia....................................................................................................57  

3.3.2   Entretien  de  Bernard ..................................................................................................59  

3.3.3   Croisement  des  données  liées  à  la  loyauté........................................................61  

3.3.3.1   Eléments  communs.............................................................................................61  

3.3.3.2   Eléments  complémentaires.............................................................................62  

3.3.3.3   Eléments  contradictoires .................................................................................62  

3.4   Synthèse  des  données .........................................................................................................62  

3.4.1   La  défection.....................................................................................................................63  

3.4.2   La  prise  de  parole.........................................................................................................63  

3.4.3   La  loyauté.........................................................................................................................64  

3.4.4   Tableau  de  synthèse....................................................................................................64  

3.5   Analyse  transversale  des  données  observées ..........................................................68  

3.5.1   Une  prise  de  parole  inexistante..............................................................................68  

3.5.2   La  défection  à  défaut  de  prise  de  parole ............................................................70  

3.5.3   La  loyauté  forcée  par  l’intimité ..............................................................................70  

3.6   Conclusion  de  la  présentation  des  résultats..............................................................73  

Partie  3  :  DISCUSSIONS  DES  RESULTATS........................................................................................74  

1.   Limites  du  travail..........................................................................................................................74  

1.1   Taille  réduite  de  l’échantillon..........................................................................................74  

1.2   Phénomène  de  désirabilité  sociale................................................................................75  

2.   Critique  du  cadre  théorique.....................................................................................................77  

2.1   Une  prise  de  parole  absente.............................................................................................77  

2.2   Une  prise  de  parole  potentiellement  paradoxale....................................................77  

2.3   Une  flexibilité  trop  grande ................................................................................................78  

3.   Elargissement  du  cadre .............................................................................................................79  

3.1   Conduites  manipulées.........................................................................................................79  

Page 7: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

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3.1.1   Automanipulation ........................................................................................................79  

3.1.2   Automanipulation  accompagnée...........................................................................81  

3.2   Dissonance  cognitive...........................................................................................................83  

CONCLUSION................................................................................................................................................86  

1.   Synthèse  du  Texte ........................................................................................................................86  

2.   Perspectives....................................................................................................................................87  

2.1   Perspectives  pour  les  pratiques .....................................................................................87  

2.1.1   Intérêt  pédagogique  de  la  prise  de  parole.........................................................87  

2.1.2   Intérêt  déontologique  de  dévoiler  l’enjeu  de  l’intimité ...............................88  

2.2   Perspectives  pour  la  recherche.......................................................................................88  

2.2.1   Les  relations  entre  intimité  et  reconnaissance ...............................................88  

2.2.2   Les  effets  postformation  du  discours  injonctif  à  être  soi............................89  

3.   Conclusion  finale...........................................................................................................................90  

BIBLIOGRAPHIE .........................................................................................................................................92  

Page 8: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

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INTRODUCTION  

1. QUESTION  PERSONNELLE  

Avant  même  de  débuter  ce  Master  Européen  de  Recherche  en  formation  des  adultes  

au  CNAM,  je  cherchais  à  comprendre  pourquoi  les  formations  d’adultes  que  j’animais  

en  entreprise  étaient  si  différentes  les  unes  des  autres.  Pourquoi  l’ambiance  était-­‐elle  

parfois   si  bienveillante  et  d’autres   fois  difficile  ?  Pourquoi  avais-­‐je   le   sentiment  que  

certains   groupes   s’immergeaient   complètement   dans   la   formation   et   que   d’autres  

restaient  en  retenue  durant  toute  la  formation  ?  Certes,  chaque  groupe  est  différent  et  

le  formateur  n’a  pas  toujours  une  qualité  d’animation  égale,  mais  tout  de  même,  n’y  

avait-­‐il   pas   d’autres   pistes   d’explication  ?   Mon   sentiment   personnel   était   que  

l’ambiance   instaurée   dès   les   premiers   instants   de   la   formation   influençait  

notablement  son  succès.  Telle  était  la  teneur  de  mon  premier  questionnement.  

En   parallèle,   j’ai   très   vite   compris   que   le   contenu   des   formations1   que   j’animais  

mettait   en   avant   cela   même   qui   m’avait   fait   fuir   le   monde   de   l’entreprise   pour  

privilégier  le  statut  d’indépendant  à  celui  de  salarié.  Devoir  être  toujours  au  sommet  

de  sa  performance  !  Pour  qui  ?  Pourquoi  ?  Les  réponses  à  ces  questions  étaient  pour  

moi   le   chemin   qui  menait   à   une   vaste   vallée   de   déceptions.   Aussi   avais-­‐je   appris   à  

modeler  les  messages  de  ces  formations  pour  les  rendre,  autant  que  faire  se  peut,  plus  

écologiques2  pour  chacun  des  participants.  Mais  tout  de  même,  dans  l’environnement  

de   l’entreprise   dicté   par   la   compétition,   le   prérequis   de   l’autonomie,   de   la  

responsabilisation,  de  la  performance  et  l’appel  à  devenir  un  bon  gestionnaire  de  soi-­

même  demeuraient.  Ainsi  émergeait  mon  second  questionnement  :  est-­‐ce  cela  que  les  

participants  souhaitaient  entendre  dans  ce  type  de  formation  ?  Mais  alors,  n’y  avait-­‐il  

pas  une  relation  dans  les  réponses  à  ces  deux  questionnements  ?    

                                                                                                               

1  La  plupart  des  formations  que  j’anime  traitent  de  la  communication  et  plus  largement  de  tout  ce  qui  concerne  l’efficacité  personnelle.  Exemples  de  titres  de  cours  :  Gestion  du  temps  et  des  priorités,  Savoir  négocier  efficacement,  Gestion  des  conflits,  Réussir  ses  présentations  orales.  Plus  d’informations  sont  disponibles   sur   le   contexte   et   le   périmètre   de   mon   activité   professionnelle   à   l’adresse   suivante  :  http://www.jeanphilippepoupard.com 2   Terme   emprunté   non   pas   au   lexique   du   Grenelle   de   l’environnement,   mais   à   celui   de   la  Programmation  Neuro-­‐Linguistique.  En  PNL,  un  objectif  écologique  induit  qu’il  préserve  les  équilibres  psychiques  de   l’individu  à  qui   il   s’adresse.  Une  approche  qui   consiste  à  définir   l’objectif  non  plus  en  terme  de  devoir  mais  de  désir  afin  de  réduire  les  freins  à  son  accomplissement.  

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2. EMERGENCE  DE  L’OBJET  DE  RECHERCHE  

Les  questions  personnelles  qui  m’ont  conduit  à  suivre  cette  formation  au  CNAM  sont  

le  socle  même  sur   lequel  s’est  construit  mon  objet  de  recherche.  La  construction  de  

l’objet   de   recherche   a   commencé   à   prendre   forme   par   une   précision   du   message  

inductif   que   je   sentais   commun   aux   formations   que   j’animais.   Au   cours   de   mes  

lectures   scientifiques,   l’expression   injonction   à   être   soi   m’a   paru   résumer  

parfaitement   ce   message   que   je   pressentais   paradoxal.   Dans   ces   mêmes   lectures,  

j’avais   aussi   découvert   un   outil   d’intelligibilité   sur   les   comportements   types   face   à  

une   insatisfaction  :   une   attitude   de   fuite,   la   défection  ;   une   attitude   de   rébellion,   la  

prise  de  parole  ;  une  attitude  de  soumission,   la   loyauté3.   J’ai  donc  ensuite  cherché  à  

comprendre  parmi  ces  trois  réactions  possibles,  celle  privilégiée  par  les  participants  

qui  font  face  à  cette  injonction  à  être  soi.  Un  participant  pouvait-­‐il  réagir  à  l’injonction  

à  être  soi  d’une  manière  différente  de  tel  autre  participant  ou  au  contraire,  pouvaient-­‐

ils  tous  réagir  de  la  même  manière  ?  Et  la  réaction  de  chacun  est-­‐elle  unique  et  stable  

ou   contrastée   tout   au   long   de   la   formation  ?   Et   enfin,   pourquoi   les   participants  

réagissaient-­‐ils  ainsi  ?  Mon  intuition  personnelle  me  guidait  vers  la  piste  de  l’intimité.  

Quelle  pouvait  être   le  rôle  de   l’intimité  dans  ces   trois   types  de  réactions  possibles  ?  

Telle   est   la   problématique   soulevée  par   cette   étude,   qui   est   donc   en   rapport   direct  

avec  mon  champ  de  pratique  de  la  formation  des  adultes  en  entreprise.  

Aussi,  l’objet  de  recherche  de  ce  mémoire  est  l’étude  de  l’intimité  dans  les  modalités  

d’expression  comportementale  des  participants  face  à  l’injonction  à  être  soi  dans  les  

formations  d’adultes.  Nous   limiterons  volontairement   le  périmètre  de   cette   étude  à  

une   formation   en   particulier   issue   de   mon   champ   de   pratique   professionnel  dont  

l’intitulé  est  le  suivant  :  Techniques  de  communication  -­‐  Collaborer  pour  obtenir  des  

résultats.    

A  partir  de  cet  objet  de  recherche  énoncé,  nous  pouvons  formuler  plusieurs  questions  

et  hypothèses  de  recherche.  

                                                                                                               

3   Ce   très   cours   résumé   ne   traduit   pas   la   complexité   et   la   finesse   du   modèle   proposé   par   Albert  Hirschman.   Nous   détaillerons   plus   précisément   cet   outil   d’intelligibilité   dans   le   cadre   théorique   en  partie  1.

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3. QUESTIONS  ET  HYPOTHESES  

3.1 QUESTIONS  

Notre  objet  de  recherche  prend  pour  présupposé  qu’il  y  a   injonction  à  être  soi  dans  

les   formations  considérées.  Ce  présupposé  est-­‐il   valide  ?  Voilà   la  première  question  

qu’il   convient   de   nous   poser  :   y   a-­t-­il   injonction   à   être   soi   dans   la   formation  

étudiée  ?  Pour  y  répondre,  nous  décortiquerons   le  sens  donné  à  cette   injonction  et  

les  critères  qui  nous  permettront  de  la  reconnaître.  

Si  injonction  à  être  soi  il  y  a,  alors  quelles  sont  les  réactions  possibles  des  participants  

face  à  cette  injonction  ?  Quels  sont  les  critères  facilitant  telle  ou  telle  réaction  ?  Et  plus  

précisément  :   quel   est   le   rôle   de   l’intimité   dans   les   modalités   d’expression  

comportementale  des  participants  face  à  l’injonction  à  être  soi  ?  Si  nous  déplions  

cette  question,  quelles  sont  tout  d’abord  les  modalités  d’expression  comportementale  

possibles  ?   Leurs   pourtours   et   leurs   significations  ?   De   la  même  manière   que   nous  

aurons  préalablement  défini  le  sens  de  l’injonction  à  être  soi,  que  revêt  un  mot  aussi  

usité   que   l’intimité  ?   Et   enfin,   l’intimité   influence-­‐t-­‐elle   une   expression  

comportementale  plus  qu’une  autre  ?    

3.2 HYPOTHESES  

Pour   répondre   à   ces   questions,   nous   proposons   de   vérifier   deux   hypothèses.   La  

première  hypothèse  est  une  affirmation  de  la  présence  de  l’injonction  à  être  soi  

dans   la   formation   étudiée.   Valider   cette   première   hypothèse   correspond   à   un  

travail  préalable  à  la  formulation  de  la  seconde  hypothèse.    

La  seconde  hypothèse  est  que  l’intimité  favorise  l’expression  comportementale  

de  loyauté  des  participants  face  à  l’injonction  à  être  soi.    

4. STRUCTURE  DE  LA  PRESENTATION  DU  TRAVAIL  

Pour  vérifier   les  hypothèses  et  répondre  aux  questions  de  notre  objet  de  recherche,  

nous  allons  suivre  le  déroulé  suivant  :    

La   première   partie   de   ce  mémoire   présente   le   paysage   théorique   dans   lequel   nous  

inscrivons  notre  recherche.  Aussi,  nous  reprendrons  tout  d’abord  les  grands  concepts  

et  idées  de  la  sociologie  autour  de  l’individu  contemporain  et  de  la  notion  d’intimité  

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 11  

sur  lesquels  notre  recherche  prend  pied.  Nous  préciserons  ensuite  la  signification  que  

nous   donnons   au   terme   central   de   cette   recherche  :   l’injonction   à   être   soi.   Nous  

éclairerons   aussi   la   signification   de   ce   que   nous   appelons   l’intimité.   Nous   finirons  

cette   première   partie   en   présentant   le   cadre   théorique   que   nous   utiliserons   pour  

mener   notre   travail   d’analyse   et   qui   nous   permettra   notamment   d’explorer   les  

différentes   modalités   d’expression   comportementale   des   participants   face   à  

l’injonction.    

La   seconde   partie   de   ce   mémoire   présente   les   données   empiriques.   Nous  

commencerons   par   préciser   la  méthodologie   adoptée   dans   cette   étude,   notamment  

les   motivations   pour   le   choix   d’une   approche   de   type   monographique.   Nous  

détaillerons  également  la  méthodologie  de  constitution  du  matériau  et  les  méthodes  

de   recueil   et   d’analyse   des   données.   Suite   à   cela,   nous   présenterons   les   résultats  

préliminaires,  répondant  à  la  première  question  de  recherche,  traitant  de  la  présence  

ou   non   de   l’injonction   à   être   soi   dans   la   formation   choisie.   Une   fois   l’hypothèse  

correspondante   validée,   nous   présenterons   les   résultats   d’analyse   des   entretiens,  

répondant   à   la   question   principale   de   ce   mémoire  :   dans   quelle   mesure   l’intimité  

influence-­‐t-­‐elle   les  modalités   d’expression   comportementale   des   participants   face   à  

l’injonction  à  être  soi  ?  Chacune  des  deux  présentations  de  résultats  fera  l’objet  d’un  

tableau  de  synthèse  et  d’une  conclusion.  

La   troisième   partie   consistera   à   discuter   les   résultats   obtenus.   Nous   montrerons  

d’une  part,  les  limites  du  travail  et  tenterons  d’autre  part,  de  poser  un  regard  critique  

sur  le  cadre  théorique  choisi.  Nous  en  proposerons  enfin  des  pistes  d’élargissement.  

Pour   conclure   ce  mémoire,  nous   ferons  une   synthèse  du   travail  de   recherche  mené  

puis  en  proposerons  des  perspectives   tant  dans   le  domaine  des  pratiques  que  dans  

celui  de  la  recherche.  Ce  mémoire  se  terminera  par  une  conclusion  personnelle.  

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 12  

PARTIE  1  :  PAYSAGE  THEORIQUE        

1. CADRE  CONCEPTUEL  

Nous   inscrivons  cette  étude  dans  un  cadre  conceptuel  principalement  ancré  dans   la  

sociologie4.   Nous   nous   inspirons   en   particulier   des   études   et   réflexions   liées   à   la  

question   de   l’individu   contemporain   et   des   paramètres   qui   mettent   en   tension   sa  

construction  identitaire.        

1.1 SOCIOLOGIE  AUTOUR  DE  L’INDIVIDU  CONTEMPORAIN  

Nous   distinguerons   volontairement   trois   axes,   fortement   inspirés   de   la   trilogie  

d’Alain  Ehrenberg5  :  le  règne  de  la  compétition  et  de  la  réussite,  le  devoir  de  devenir  

soi,  les  revers  de  la  médaille  et  ses  désillusions.  

1.1.1 Le  règne  de  la  compétition  et  de  la  réussite  

Beaucoup  de  sociologues  et  d’études   transdisciplinaires  ont   traité  des  changements  

sociaux  qui  ont  modelé  l’homme  moderne.  Nous  nous  référerons  à  plusieurs  d’entre  

eux,   notamment   le   professeur   émérite   Clare   Graves.   Il   a   su   mettre   à   la   portée   de  

chacun   une   grille   de   compréhension   de   ces   transformations.   Selon   son   modèle  

théorique  ECLET6,    nos  sociétés  se  construisent  en  appui  sur  des  systèmes  de  valeurs  

profondes.  Ces   systèmes  de  valeur7   seraient   la   conséquence  de   l’évolution  de  notre  

environnement  et  de  nos  conditions  de  vie.  Ainsi  pendant  fort  longtemps,  nos  sociétés  

occidentales  ont  été  régies  par  une  loi  absolue  sous  l’égide  d’un  empire  idéologique,  

                                                                                                               

4  Au  cours  de  ce  mémoire,  nous  nous  permettrons  toutefois  de  faire  quelques  liens  avec  la  psychologie  sociale   (branche   commune   aux   disciplines   de   la   sociologie   et   de   la   psychologie),   les   sciences   de  l’éducation  et  l’économie. 5  Trois  ouvrages  qui  portent  les  titres  suivants  :  Le  culte  de  la  performance  (1991),  L’individu  incertain  (1996)  et  La  fatigue  d’être  soi  (2000).  Voir  bibliographie  pour  références  complètes. 6  ECLET  :  Emergent  Cyclical  Levels  of  Existence.  La  principale  publication  de  Graves  sur  ce  modèle  est  paru   dans   la  Harward   Business   Review   en   1966.   Depuis,   il   a   été   édité   à   titre   posthume   en   2002   et  2005.   Don   Beck   et   Christopher   Cowan   (1996)   ont   repris,   enrichis   et   renommé   ce   modèle   Spirale  Dynamique,   l’appellation  aujourd’hui   la  plus  communément  retenue.  On  retrouve  aussi  des  traces  de  cette  théorie  dans  l’ouvrage  La  stratégie  du  dauphin  (1989  et  traduit  en  français  en  1994)  rédigé  par  Dudley  Lynch,  un  élève  de  Graves,  dont  il  s’est  fortement  inspiré.   7  Ces  systèmes  de  valeur,  appelés  par  les  théoriciens  du  modèle  vmèmes,  ne  se  substituent  pas  les  uns  aux  autres,  mais  créent  une  holarchie  dont  sa  complexité  est  intégralement  corrélée  avec  la  complexité  croissante  de  notre  environnement  et  de  nos  conditions  de  vie.

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bureaucratique  ou  religieux.  Ce  règne  de  l’ordre  et  de  la  loi  comme  vérité  ultime,  vie  

aux  rythmes  des  récompenses  et  des  punitions.  Amené  à  bout  de  souffle,  ce  système  a  

montré   ses   failles   et   l’individu   s’est   rebellé,   pour   enfin  proclamer  haut   et   fort,   qu’il  

existe,   que   sa   voie   compte   et   qu’il   peut   lui   aussi   influencer   le   cours   de   l’histoire8.  

Richard   Sennett   le   proclame   tout   aussi   fortement  :   «  La   société   moderne   s’est   levée  

contre   la   peur   et   la   répression9  »  ;   Alain   Ehrenberg   met   quant   à   lui   l’emphase   sur  

l’issue   de   cette   rébellion   «  Nous   sommes   entrés   dans   l’âge   ...   où   n’importe   qui   doit  

s’exposer  dans   l’action  personnelle  afin  de  produire  et  montrer  sa  propre  existence  au  

lieu  de  se  reposer  sur  des  institutions  qui  agissent  à  sa  place  et  parlent  en  son  nom10  »  ;  

et  Michela  Marzano  résume  parfaitement  bien  le  changement  de  paradigme  en  cours  :  

«  Du  modèle  paternaliste,  selon  lequel  l’autorité  religieuse,  morale  ou  politique  pouvait  

constamment  interférer  avec  la  liberté  des  individus  au  nom  du  Bien  ou  de  la  prévention  

du  Mal,  nous  sommes  passés  à  un  modèle   individualiste,  selon  lequel  personne  ne  peut  

mieux  que  l’individu  lui-­même  déterminer  sa  conception  du  Bien,  et  ce  qu’il  veut  ou  ne  

veut  pas  faire.11  »    

Ainsi   émerge   notre   société  moderne   où   l’austérité   s’est   transformée   en   désir   et   la  

coercition  en  compréhension  possible  (Lipovetski,  1993).  Cette  société  individualiste  

nous   délivre   du   joug   de   l’autorité   suprême   moralisatrice   et   nous   permet   enfin   de  

vivre   libres  sans  contrainte  et  de  nous  développer  sans  limites  :  progrès  et  bonheur  

deviennent  accessibles  à  quiconque  s’en  donne  la  peine.  L’heure  est  à  la  libération  et  

à   l’émancipation.   Il  suffit  de  vouloir  et  d’agir.  Nous  rentrons  dans  l’ère  du  primat  de  

l’identité  du  je  (Elias,  1987).  

Ainsi  émerge  notre  capitalisme  moderne  où  la  loi  est  devenue  argent.  Expansion  sans  

limites   de   nos   sociétés,   stimulées   par   la   concurrence,   la   compétition   et   la  

consommation.   La   loi   du   toujours   plus   pour   plus   de   réussite,   d’argent   et   de  

reconnaissance  a  remplacé  les  Écritures  saintes  de  la  loi  univoque.  Avec  ce  nouveau  

leitmotiv,  c’est  l’évolution  des  ressources  matérielles  et  intellectuelles  de  chacun  qui  

                                                                                                               

8  Ceci  n’est  pas  sans  rappeler  notre  révolution  française  et  les  début  de  la  démocratie  ou  encore  plus  proche  de  nous,  les  événements  de  mai  68.   9  Richard  Sennett,  Les  tyrannies  de  l’intimité,  Paris,  Seuil,  1974,  p.16 10  Alain  Ehrenberg,  Le  culte  de  la  performance,  Paris,  Calmann-­‐Lévy,  1991,  p.279  11  Michela  Marzano,  Extension  du  domaine  de  la  manipulation,  Paris,  Grasset,  2008,  p.13  

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devient  permise  et  accessible.  L’éducation,  les  revenus,  les  temps  libres  et  les  loisirs,  

voici  les  premiers  résultats  les  plus  observables  de  notre  société  hédoniste.    

Dans   cet   univers   toutefois   incertain   et   complexe   brille   la   nouvelle   bible   des   temps  

modernes  :   le   plan   de   progrès12   ;   l’homme   y   est   mis   à   lourde   contribution.  

Implication,   flexibilité   et   initiative   deviennent   les   maîtres   mots   de   ces  

transformations   socioculturelles   d’après-­‐guerre.   L’homme,   le   cœur   vibrant   de   la  

machine,   doit   suivre   le   rythme,   car   il   est   le   principe   même   de   légitimisation   du  

système  (Honneth,  2006).  Devant,  la  multiplication  des  choix  possibles  qui  l’oblige  à  

se   recentrer   sur   ses   intérêts   personnels,   il   n’a   d’autre   choix   que   d’aspirer   à   la  

réalisation   individuelle   de   soi.   Sur   le   modèle   du   chef   d’entreprise,   emblème   de  

l’efficacité   et   de   la   réussite   sociale,   l’individu   contemporain13   s’improvise   donc  

entrepreneur   de   sa   vie   (Ehrenberg,   1991)   et   s’évertue   à   devenir   unique   et  

paradoxalement  semblable  à  tous  les  autres  qui  comme  lui  s’impose  le  dur  labeur  de  

l’invention  de  soi  (Kaufmann,  2004).  La  quête  de  soi-­même  a  commencé.    

1.1.2 Le  devoir  de  devenir  soi  

La   conquête   de   soi   est   devenue   notre   responsabilité   et   notre   devoir   de   chaque  

instant.   Toujours   selon   Alain   Ehrenberg   (1991)  :   «  chaque   individu   doit,   dans   son  

travail,  ses  loisirs  ou  sa  vie  affective,  conduire  sa  vie  comme  un  vrai  professionnel  de  sa  

propre  performance.14  »  Christopher  Lasch  (1979)  va  plus  loin  encore,  concevant  que  

ce  travail  permanent  de  la  réalisation  de  soi  contraint  l’individu  moderne,  ce  nouveau  

Narcisse,  à  une  surveillance  anxieuse  de  soi.  Il  doit  sans  cesse  questionner  ses  choix  

pour  s’assurer  d’une  relative  conformité  avec  l’identité  mouvante  qu’il  se  construit  et  

le  sens  qu’il  veut  donner  à  sa  vie.  Dans  ce  processus,   la  volonté   individuelle15   toute  

                                                                                                               

12  Programme  de  développement,  plan  d’amélioration  continue,  projet  professionnel,  projet  de  vie  et  autre  démarche  de  développement  personnel,  voilà  quelques  autres  synonymes  habituels  au  plan  de  progrès. 13   Selon   les   auteurs,   l’individu   contemporain   (Marzano)   est   aussi   appelé   l’individu   moderne  (Kaufmann)   ou   encore   l’individu   hypermoderne   (Castel,   Aubert,   Gaulejac).   Nous   utiliserons  principalement   les   deux   premières   appellations.   Pour  Norbet   Elias,   les   sociologues   de   notre   époque  tendent   à   considérer   comme   allant   de   soi   que   la   notion   d’individu   exprime   surtout   le   primat   de  l’identité  du  Je.  Norbert  Elias,  La  société  des  individus,  Paris,  Fayard,  1991 14  Alain  Ehrenberg,  op.cit.,  p.16  15   Notons   aussi   que   la   volonté   individuelle   l’oblige   à   se   tourner   vers   lui-­‐même   et   par   voie   de  conséquence  à  un  isolement  croissant.  Il  est  seul  à  faire  face  à  l’incertitude  et  à  ses  inquiétudes.

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 15  

puissante,   érigée   par   notre   culture   narcissique   en   pilier   de   la   réussite   personnelle,  

laisse  croire  à  l’individu  moderne  qu’il  peut  maîtriser  seul  le  fil  de  son  histoire.  Quand  

Je  deviens  Dieu  ou  comme  l’exprime  Vincent  de  Gaulejac  :  «  le  sujet  lui-­même…  prend  

la   place   de   Dieu   comme   créateur   de   son   existence.16  »   Ce   besoin   d’autoréalisation  

privatise   l’existence   de   cet   individu   souverain.   Libre   de   choisir   sa   vie,   il   devient  

l’unique  responsable  de  la  construction  de  son  destin  et  il  ne  peut  plus  compter  que  

sur   lui  et   son  autonomie  pour  réussir.   Il   se  projette  alors  dans   la  conquête  d’un  soi  

grandiose   au   parcours   ponctué   d’exploits   personnels.   L’individu   devient   alors  

condamné   à   réussir   (Bonetti   et   de   Gaulejac,   1982).   Dans   cette   quête   éperdue,  

l’indicateur   suprême   de   sa   réussite   se   prononce   bonheur  ;   ce   bien-­‐être   durable  

cristallisé   par   toutes   les   aspirations   profondes   en   arrière-­‐plan   de   notre   quête  

identitaire.  Vouloir  devenir  soi  pour  enfin  être  heureux,  tel  pourrait  être  le  credo  de  

l’homme  moderne.    

Pour   cela,   il   n’hésite   pas   à   s’investir   ou   plus   exactement   à   investir   sur   soi,   tel   un  

capital   à   faire   fructifier.   Etudes,   examens,   projets,   loisirs,   actes   de   socialisation,  

expériences  nouvelles  et  bien  sûr  le  travail  en  entreprise  et  sur  soi,  tels  sont  les  clés  

de   voûte   de   son   édifice  :   «  Tout   le  monde   doit   se   développer,   se   former,   se  mobiliser  

pour  trouver  une  place  et  la  conserver17  »  (de  Gaulejac,  2004).  L’individu  moderne  doit  

alors   résoudre   un   problème   insoluble  :  «  se   couler   dans   des  moules   de   socialisations  

conformes,   tout  en  affirmant  une   singularité   irréductible18  »  (Kaufmann,  2003).  Cette  

exigence   sociale   le   conduit   dans   un   mouvement   d’ouverture,   qui   le   contraint   à  

l’expérimentation   de   la   nouveauté   pour   se   construire   soi,   unique   et   incomparable.  

Comme  le  souligne  Jean-­‐Claude  Kaufmann  (2004),  cette  invention  de  soi  est  là  encore  

bien   paradoxale   avec   la   recherche   de   sens,   cette   fixation   de   soi   qui   permet   de  

cristalliser  les  pourtours  mouvants  et  hésitants  de  l’individu  incertain.  Dans  l’absolu,  

l’exigence  de  la  nouveauté  est  une  occasion  de  projeter  de  nouveaux  contours  à  son  

propre   soi   afin   de  mieux  définir   ses   limites   qui   à   peine   fixées,   devront   de  nouveau  

être   repoussées.   Cette   nouveauté   permanente   pousse   aussi   l’individu   à   se   rendre  

                                                                                                               

16  Vincent  de  Gaulejac,  Qui  est  «  je  »  ?  Paris,  Seuil,  2009,  p.198  17  Vincent  de  Gaulejac,  Le  sujet  manqué.   In  Aubert  Nicole,  L’individu  hypermoderne.  Ramonville,  Erès,  2006,  p.  135    18  Jean-­‐Claude  Kaufmann,  Tout  dire  de  soi,  tout  montrer,  Le  débat,  n°125,  2003  

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visible,  vulnérable  et  le  contraint  d’autant  à  l’autonomie  (Ehrenberg,  1991)  et  in  fine  

le  prépare  au  changement  permanent.  Pour  Cécile  Van  de  Velve  «  être  soi,  inventer  sa  

vie,   se   construire   à   travers   de   multiples   expériences,   sont   autant   de   directions   qui  

placent   l’individu   contemporain   dans   la   potentialité   permanente   d’un   nouveau  

changement.19  »   Finalement,   cette   crise   identitaire   permanente   n’est   que   le   reflet   de  

notre   société   où   règne   la   compétition,   l’abondance   des   relations   de   réseau,  

l’incertitude  et  la  précarité  (Dubar,  2000).  

Jean-­‐Claude   Kaufmann   (2004)   donne   un   éclairage   saisissant   de   ce   processus   de  

construction   de   soi  :   «  l’identité   est   au   croisement   de   deux   processus  :   l’énergie  

nécessaire   à   la   constitution   de   l’estime   de   soi   et   la   fixation   d’une   grille   cognitive  

donnant  sens  à  la  vie.20  »  Mais  alors,  que  se  passe-­‐t-­‐il  quand  l’énergie  n’est  plus  là  ou  

quand  il  n’y  a  plus  de  sens  à  donner  à  sa  vie21  ?  Voilà  le  trou  abyssal  qui  guette  chacun  

de  nous,  épris  dans  cette  course  effrénée  de  la  création  de  soi.              

1.1.3 Le  revers  de  la  médaille  et  ses  désillusions  

Dans   ce   travail   éreintant   de   la   construction   de   soi   où   les   paradoxes   sont   légions,  

l’individu   contemporain   est   pris   dans   un   engrenage   d’exigences   et   d’attentes  

croissantes  :  plus  il  prend  conscience  de  l’énorme  responsabilité  qu’il  porte  vis-­‐à-­‐vis  

de  lui-­‐même,  plus  il  se  remet  en  question  et  remet  son  identité  en  question,  alors  plus  

il   prend   conscience   de   l’instabilité   de   sa   construction   et   plus   il   redouble   d’énergie  

pour   y   remédier.  Hanté  par   l’anxiété  d’être   soi   et   la   peur  d’échouer,   notre   individu  

moderne  n’a  finalement  pas  tant   le  choix  qu’il  n’y  paraît.   Il  se  donne  corps  et  âme  à  

l’édification  de  sa  vie  et  exacerbe  tous  les  mécanismes  à  sa  portée  pour  atteindre  un  

hyperfonctionnement  de  soi.  D’autant  que  parallèlement,   l’environnement  s’accélère  ;  

la   dictature   de   l’urgence,   le   culte   de   l’instantanéité   et   la   servitude   au   changement  

permanent   battent   leur   plein   (Aubert,   2004).     Cette   société   flexible   projette   alors  

                                                                                                               

19  Cécile  Van  de  Velde,  Devenir  adulte.  Paris,  PUF,  2008,  p.2  20  Jean-­‐Claude  Kaufman,  L’invention  de  soi,  Paris,  Armand  Colin,  2004    21  Kaufmann  montre  également  que  «   le  paradoxe  d’une  vie  dominée  par   le  processus   identitaire  est  que   l’on  ne   sait  pas  qui  on  est   »   :   un   comble  pour   celui  qui  orchestre  minutieusement   son  parcours  pour  s’approcher  au  mieux  de  l’identité  à  laquelle  il  aspire.  Jean-­‐Claude  Kaufman,  op.cit.,  p.186      

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l’individu  dans  une  errance  apathique  (Lipovetski,  1993)  où  «  le  désir  d’ascension  et  de  

réussite  va  laisser  place  au  poison  de  l’envie22  »  (Haroche,  2004).  

Pour   Alain   Ehrenberg   (1995),   ne   peuvent   subsister   au   final   que   deux   types  

d’individus  :  le  conquérant  qui  réussit  et  le  souffrant  qui  échoue.  Robert  Castel  (1996)  

les   appelle   individu   par   excès   et   individu   par   défaut.   Le   premier   est   maître   de   son  

parcours,  hyperactif,  autosuffisant  et   jouissant  de  ses  ressources  et  de  ses  capacités  

d’action.  Le   second   se  définit  par   le  manque  de   ressources  et   la  perte  d’autonomie,  

d’adaptabilité,   de   performance   et   de   dynamisme   (Aubert,   2004).   Dans   tous   les   cas,  

l’agonie   guette.   Le   stress,   le  burn-­‐out  ou   les   sentiments  de   tristesse,   d’impuissance,  

d’insécurité   intérieure   et   l’asthénie   concourent   à   l’avènement   de   la   pathologie   des  

temps  moderne  :  la  dépression23  (Ehrenberg,  1998).  Pour  conclure,  reprenons  ici  les  

propos   de   Richard   Sennett  :   «  Le   moi   de   chaque   individu   est   devenu   son   principal  

fardeau.  Se  connaître  soi-­même  est  devenu  un  but,  une  fin  en  soi24  ».  Un  fardeau  auprès  

duquel  s’est  portée  en  secours  la  psychologie  moderne,  dont  un  des  principaux  axes  

de  travail  consiste  à  se  dévoiler.    

1.2 SOCIOLOGIE  AUTOUR  DE  LA  QUESTION  DE  L’INTIMITE  

Dans   la   littérature   sociologique   contemporaine,   l’intimité   fait   l’objet   d’une   analyse  

toute   particulière.   Nous   explorons   donc   ici   succinctement   deux   dimensions   de  

l’intimité  :  le  devoir  d’intimité  dans  notre  société  contemporaine  et  ses  limites.  

1.2.1 Le  devoir  d’intimité  

Pour   Richard   Sennett   (1979),   le   devoir   de   dévoiler   son   intimité   et   de   rentrer   en  

intimité   avec   autrui   est   devenu   une   quasi-­‐obligation   morale   de   notre   société  

intimiste.   Ce   qui   était   préalablement   réservé   au   domaine   privé   est   devenu   petit   à  

petit  objet  dévoilé  dans   le  domaine  public.  Ce  que  Claudine  Haroche   (2004)   traduit  

par   un   effacement   crescendo   des   frontières   publiques,   privées,   intimes.   Pour   Alain  

Ehrenberg,   l’intimité   devient   l’objet   d’attentions   croisées  :   «  L'espace   mystérieux   du                                                                                                                  

22  Claudine  Haroche,  Manières  d’être,  manières  de  sentir  de  l‘individu  hypermoderne.  In  Nicole  Aubert,  op.  cit.  23   Ehrenberg   donne   plusieurs   statistiques   saisissantes   sur   cette  maladie,   notamment   celle-­‐ci  :   entre  1980  et  1990,  le  nombre  de  dépression  dans  l’hexagone  a  été  multiplié  par  deux.   24  Les  tyrannies  de  l’intimité,  op.  cit.,  p.12  

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dedans   doit   aujourd'hui   faire   l'objet   d'une   sensation   pour   soi   et   d'une   visibilité   pour  

l'autre.25  »  Rentrer  en  intimité  avec  autrui  délie  les  langues  et  tend  à  autoalimenter  la  

dynamique  du  partage  d’intimité26.  D’ailleurs  pour  Serge  Tisseron  (2001),   l’extimité,  

c’est-­‐à-­‐dire  l’expression  de  son  soi  intime,  est  au  service  de  la  création  d’une  intimité  

plus   riche   avec   les   autres   et   avec   soi,   car   se   dévoiler   à   l’autre   est   aussi   le   plus   sûr  

moyen   de   se   dévoiler   à   soi.   Pour   Henri-­‐Pierre   Jeudy   (2007),   «  l’acte   de   se   dévoiler  

produirait   un   effet   d’altérité,   pour   moi   comme   pour   l’autre.27  »   En   effet,   comme   cet  

auteur   ajoute  :   «  Ne   suis-­je   pas   surpris   chaque   fois   que   je   dis   à   l’autre   quelque   chose  

d’intime,  de  découvrir  dans  la  manière  même  de  le  dire,  un  effet  d’étrangeté  comme  si  je  

me   découvrais  moi-­même  ?28  »   Par   conséquent,   être   en   intimité   avec   l’autre   procure  

non  seulement  l’intensité  émotionnelle  que  provoque  la  découverte  potentielle  d’une  

nouvelle  partie  de  soi,  mais  aussi  permet  de  recevoir  le  regard  de  l’autre  sur  son  soi  

authentique  dévoilé.    

Il   paraît   opportun   de   rappeler   ici   la   description   du   mot   authentique   que   propose  

Richard   Sennett   (1979).   Si   autrefois,   être   authentique   signifiait   être   fidèle   à   ses  

origines   et   avoir   un   caractère   trempé   par   l’odeur   de   son   terroir,   il   en   est   tout  

autrement   aujourd’hui.   Être   authentique   signifie   maintenant   être   capable   de   se  

rendre   transparent,  dans   le   sens  d’entièrement   lisible.  Ses  pensées,   sa  personnalité,  

ses  comportements,  sa  psyché,  son  histoire  de  vie  ne  devraient  plus  avoir  de  secrets  

pour   autrui29.   Cet  espace   du   dedans,   du   secret   dévoilé   est   pour  Henri-­‐Pierre   Jeudy  

(2007)   la   preuve   de   l’exhibitionnisme   débridé   de   l’Ego.   Ce   nouveau   narcisse  

s’estimant  créateur  de  son  existence  est  à  l'affût  de  telles  expériences  d’intimité,  car  

                                                                                                               

25  Alain  Ehrenberg,  L’individu  incertain,  Paris,  Calmann-­‐Lévy,  1995,  p.303  26  Comme  nous  le  rappelle  Anne  Cauquelin  :  «  Plus  il  y  a  d’intimistes,  plus  il  y  a  d’intimité  »,  L’exposition  de  soi,  Paris,  Eshel,  2004,  p.51   27  Henry-­‐Pierre  Jeudy,  L’absence  d‘intimité,  Belval,  Circé,  2007,  p.36  28  Citation  très  proche  de  ce  qu’exprime  le  poète  Henri  Michaux  à  sa  manière  «  un  centre  de  moi-­‐même  si   intérieur   que   je   l’ignorais  »   (L’en-­‐dedans   –   en   dehors  :   Michaux,   Wittgenstein   et   le   mythe   d’une  certaine  intériorité,  In  Henri  Michaux  ,  Le  corps  de  la  pensée,  Tours,  Farrago,  2002)    29   Donnons   ici   trois   exemples   de   travaux   sur   cette   question.   Dans   son   ouvrage   cité   ci-­‐dessus,   Anne  Cauquelin   (op.cit.)   étudie   la  mode   des  webcams   qui   s’invitent   dans   l’intimité   de   gens   ordinaires   ou  encore   la   résurgence   des   journaux   intimes.   Christine   Delory-­‐Momberger   (Les   histoires   de   vie,   Paris,  Anthropos,  2004)  se  concentre  quant  à  elle  sur   la  question  des  histoires  de  vie,   l’écriture  de  soi,  qui  conduisent  parfois  à  des  projets  de  formations.  Et  enfin,  Serge  Tisseron  qui  dresse  une  analyse  critique  sur  une  célèbre  émission  de  reality  show  (op.  cit.).  

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elles  l’aident  à  se  définir  profondément  et  à  se  sentir  dans  la  vérité30.  Justement  pour  

Serge  Tisseron  (2005),  dévoiler  des  éléments  de  son  monde  intérieur  dont  la  valeur  

est  incertaine  est  contraire  à  une  démarche  exhibitionniste,  qui  consiste  à  dévoiler  ce  

qu’on  sait  pouvoir  séduire  ou  fasciner.  Montrer  son  intimité,  c’est  en  fait   le  plus  sûr  

moyen  de  mieux  se  connaître  et  s’approprier  soi.  

Toutefois,  ce  voile  de  transparence  levé  sur  son  intimité  traduit  la  volonté  de  paraître  

authentique  et  de  rentrer  dans  le  rang  de  notre  société  intimiste  où,  comme  le  décrit  

encore   Henri-­‐Pierre   Jeudy,   l’étalage   du   moi   est   devenu   une   pratique   tout   à   fait  

ordinaire,  en  fait,  un  acte  de  socialisation  qui  cache  le  socle  du  désespoir  de  l’individu  

contemporain  :   le   besoin   inassouvissable   de   reconnaissance   (Todorov,   1995).   Ce  

dernier   auteur   poursuit   en   indiquant   que   :   «  La   reconnaissance   de   notre   être   et   la  

confirmation   de   notre   valeur   sont   l'oxygène   de   l'existence.31  »   En   résumé,   le   jeu   de  

l’intimité  avec  autrui  est  une  manière  de  se  reconnaître  mutuellement  et  de   fournir  

une  intensité  et  une  énergie  émotionnelle  qui  exacerbent  le  sentiment  d’être  vu  tel  que  

l’on  est  et  d’être  dans  la  vérité  de  soi.  

1.2.2 Les  limites  du  devoir  d’intimité  

L’auteur   le   plus   critique   sur   ce   devoir   d’intimité   est   sans   aucun   doute   Richard  

Sennett.  Quasiment   chaque   fois   cité  dans   les  ouvrages   sociologiques  qui   traitent  de  

notre   société   contemporaine,   sa   renommée  est   à   la  hauteur  de   sa  prise  de  position  

déjà   explicite  dans   le   titre  de   son  ouvrage  phare   «  Les   tyrannies  de   l’intimité  ».   Il   y  

met  brillamment  en  avant   les  dangers  d’une   société   intimiste.   Premièrement,  «  dans  

une   telle   société,   il   est   tout   à   fait   normal   que   l’artifice   et   la   convention   paraissent  

suspects.32  »  Aussi,  ceux  qui  désiraient  conserver  leur  image  publique  vierge  de  toutes  

colorations  privées  deviennent  de  facto  les  résistants  du  diktat  tacite  d’un  processus  

de   dévoilement   et   de   reconnaissance   mutuels.   Deuxièmement,   contrairement   aux  

idées  préconçues,  le  contact  intime  réduit  la  sociabilité  :  «  les  êtres  humains  ont  besoin  

                                                                                                               

30  Bernard  et  Véronique  Cova  (L’hyperconsommateur,  entre  immersion  et  sécession.  In  Nicole  Aubert,  op.   cit.)   vont   plus   loin   en   reprenant   les   idées   de   Bernd   Schmitt   (1999)  :   «  vivre   des   expériences  intenses   et   positives   cristallisent   la   conscience   de   soi,   donnant   un   sens   et   une   perspective   à   la   vie,  conférant   une   conscience   de   sa   propre   mortalité,   réduisant   l'anxiété   et   améliorant   la   capacité   à  affronter  la  peur.  » 31  Tzvetan  Todorov,  La  vie  commune,  Paris,  Seuil,  1995,  p.119  32  Richard  Sennett,  op.cit.,  p.272  

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de  se  trouver  protégés  des  autres  pour  être  sociables.  Augmentez  le  contact  intime,  vous  

diminuez  la  sociabilité.33  »  Pour  étayer  cette  idée,  Henri-­‐Pierre  Jeudy  (2007)  parle  de  

la   crainte  de   la  violation  des   territoires  du  moi  où   le   simple   fait  de  se  dévoiler  peut  

nous   amener   à   faire   émerger   l’inconscient   de   l’inconnu   en   soi.   Cette   potentielle  

révélation  importune  génère  un  sentiment  d’insécurité,  qui  pour  Richard  Sennett  est  

un   des   autres   dangers   de   l’intimité  :   elle   augmente   la   douleur   et   l’anxiété   du   sentir  

individuel.  

Willy  Pasini  (1991)  a  quant  à  lui  pousser  l’analyse  de  l’intimité  chez  l’individu  jusqu’à  

en  montrer  ses  pathologies  extrêmes.  Parmi  celles-­‐ci,  nous  citerons  les  personnalités  

borderline,   qui   confondent   réalité   externe   et   réalité   interne,   les   personnalités  

perverses,  qui  confondent  intimité  et  promiscuité  et  la  pathologie  de  la  transparence  

excessive   où   l’intimité   devient   rapidement   un   besoin   de   fusion.   Heureusement,   ces  

cas  sont  rares,  mais  ils  le  deviennent  de  moins  en  moins.  

2. CADRE  ETYMOLOGIQUE  

L’étude  que  nous  proposons  dans  ce  mémoire  est  construite  autour  de  l’injonction  à  

être   soi.   Découvrons   ce   que   revêt   sur   le   plan   étymologique   cette   énonciation   en  

décortiquant  tout  d’abord  le  mot  injonction,  puis  en  précisant  ce  que  sous-­‐tend  être  

soi   et   enfin,   en   résumant   le   sens   que   nous   donnerons   à   cette   expression   dans   son  

entier.  Nous  donnerons  ensuite  une  définition  de  l’intimité,  expression  aussi  au  cœur  

de  notre  objet  de  recherche.  

2.1 INJONCTION  A  ETRE  SOI  

2.1.1 Injonction  

Du   latin   injunctio,   l’injonction   désigne   dans   son   sens   originel   une   action   d’imposer  

(une  charge).  En  dehors  de  certains  contextes  spécifiques34,  le  terme  injonction  est  le  

                                                                                                               

33  Ibidem,  p.24  34   Le   terme   injonction   est   notamment   employé   dans   le   domaine   juridique   où   il   peut   se   référer   à  plusieurs   notions.   Tout   d’abord,   dans   le   sens   où   le   juge   peut   à   la   requête   d’une   partie   enjoindre   à  l’autre  ou  à  un  tiers  de  produire  une  pièce  que  cette  personne  détient.  Il  peut  aussi  user  de  son  pouvoir  d’injonction   pour   assurer   la   police   de   l’audience.   Enfin,   «  l’injonction   de   faire  »   ou   «  l’injonction   de  payer  »   est   une   procédure   spéciale   permettant   le   recouvrement   de   créances   pécuniaires   liquides   et  exigibles   qui     s’applique   en   matière   civile   et   commerciale   dans   les   litiges   frontaliers.   (source  :  http://www.dictionnaire-­‐juridique.com)

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plus  communément  utilisé  dans  le  sens  de  «  sommation  à  ».  Cette  sommation  a  induit  

toutefois  un  rapport  de  force.  Pour  reprendre  les  propos  de  Lionel  Bellenger  (2004),  

c’est   même   le   rapport   de   force   qui   confère   la   possibilité   de   l’injonction.   L’auteur  

ajoute  :  «  Elle  restreint  le  débat  en  rappelant  la  dépendance  (soumission  à  l’autorité)  au  

regard  d’éléments  statutaires,  réglementaires  ou  contractuels.35  »    

Pour   rebondir   sur   ces   derniers   mots   à   connotation   juridique,   dans   notre   étude   le  

programme  de   formation   joue   le   rôle  de   contrat   et   le   formateur  de  procureur  :   son  

rôle  consiste  à  faire  respecter  ce  contrat.      

2.1.2 Etre  soi  

Etre  soi  ou  devenir  soi  ?  En  fait,  l’expression  que  nous  traitons  ici  est  plus  le  descriptif  

d’un  processus  qu’un  état   fixe.   Comme  nous   avons  pu   commencer   à   le   voir  dans   le  

chapitre  ci-­‐dessus  autour  de   la  sociologie  de   l’individu  contemporain,  être  soi  sous-­‐

tend  plusieurs  notions  ;  nous  retiendrons  trois  d’entre  elles.  Tout  d’abord,  devenir  soi  

nécessite   une   autonomie   totale.   Pour   se   construire   soi,   encore   faut-­‐il   en   effet   être  

libre  de  ses  actes  pour  être  libre  de  choisir  sa  vie  (Erhenberg,  1998).  Pouvoir  gérer  sa  

vie  affective,  professionnelle,  comme  ses  ressources,  voilà  la  première  exigence  pour  

être  soi.  Ensuite,  être  soi  c’est  être  authentique  avec  soi  et  les  autres.  Pour  reprendre  

la   notion   d’intimité,   être   authentique   c’est   être   capable   de   dévoiler   son   espace   du  

dedans36  à  l’autre  et  d’oser  faire  face  aux  risques  potentiels  d’une  telle  exposition  de  

soi,   en   particulier   la   non-­‐réciprocité,   le   jugement   d’autrui   et   la   violation   de   ses  

territoires   inconscients.   Cet   exercice   egocentrique   à   risque   est   aussi   un   moyen  

d’affiner  sa  connaissane  de  soi  ;  il  s’agit  en  quelque  sorte  de  se  montrer  afin  de  mieux  

se  comprendre.  Enfin,  être  soi  c’est  vouloir  s’inscrire  dans  une  démarche  de  progrès.  

Certes,  progresser  est  devenu  une  exigence  sociale,  mais   l’herbe  reste   toujours  plus  

verte  chez  le  voisin,  car  notre  soif  de  reconnaissance  et  de  sens  remet  sans  cesse  en  

question  nos  acquis.  L’appel  à  la  réflexivité,  à   l’ouverture  et  à  l’adaptation,  forcé  par  

l’environnement  sans  cesse  changeant  et  toujours  incertain,  est  contrebalancé  par  le  

phénomène  de  fixation  de  soi,  qui  consiste  à  fixer  des  images  de  soi  pour  se  sécuriser  

et   se   construire   soi   (Kaufmann,   2004).   Ce   mouvement   paradoxal   à   l’équilibre  

                                                                                                               

35  Lionel  Bellenger,  L’entretien  de  négociation,  Paris,  ESF,  2004    36  Expression  du  poète  Henri  Michaux,  rapportée  par  Henri-­‐Pierre  Jeudy,  op.  cit.

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improbable   contraint   l’individu   à   l’exigence   de   performance   de   soi  :   être   toujours  

plus.    

Pour   résumer,   la   littérature   sociologique   contemporaine   semble   considérer   qu’être  

soi   équivaut   à   être   autonome,   authentique   et   performant37.   Elle   induit   en  

dénominateur  commun  à  ces  trois  dimensions,  la  volonté  personnelle  :  je  veux  donc  je  

peux  !38  

2.1.3 Injonction  à  être  soi  

Selon   les   auteurs,   l’expression   injonction   à   être   soi   est   traduite   de   différentes  

manières.  Pour  Alain  Ehrenberg  (1991),  l’injonction  à  être  soi  se  résume  ainsi  :  «  Nous  

sommes  désormais  sommés  de  devenir  les  entrepreneurs  de  nos  propres  vies.39  »  Vincent  

de   Gaulejac   (2004)   l’exprime   autrement  :   «  Tout   le   monde   doit   se   développer,   se  

former,  se  mobiliser  pour  trouver  une  place  et  la  conserver.40  »  Pour  notre  part,  dans  ce  

mémoire,   nous   considérons  par   injonction   à   être   soi,   une   sommation  du   formateur  

vers  les  participants  à  être  autonome,  authentique  et  performant.  Nous  préciserons  le  

cas   échéant   à   laquelle   de   ces   trois   dimensions   nous   souhaitons   nous   référer,   par  

exemple  l’injonction  à  être  soi  authentique.  

Soulignons  ici  encore  une  fois  tout  le  paradoxe  d’une  injonction  à  être  soi.  Comment  

être   vraiment   soi   si   on   répond   à   la   demande  d’autrui   de   l’être  ?  Dans   la   littérature  

sociologique,   cette   injonction   est   un   parfait   exemple   d’injonction   paradoxale   dite  

aussi  double  bind  (double  contrainte).  

2.2 INTIMITE  

Dans   intimité,   il   y   a   intime   du   latin   intimus   qui   caractérise   ce   qui   est   le   plus   en  

dedans,  le  fond  de41.  L’intimité  se  distingue  de  l’intime,  car  elle  dépend  beaucoup  plus  

                                                                                                               

37  Ces   trois   composantes   rendent  de   facto  une  quatrième   tacite  :   la  volonté.   Sans  volonté,   il   est  peut  probable   que   nous   puissions   rester   autonome,   authentique   et   performant.   Nous   qualifierons   cette  dernière   composante   comme   une   condition   préalable   à   la   démarche   de   se   construire   soi   dans   les  règles  de  l’art  de  notre  société  contemporaine.  38  Titre  du  récent  ouvrage  de  la  philosophe  et  psychanaliste  Elsa  Godart.  Je  veux  donc  je  peux  !  Eyrolles,  2009  39  Alain  Ehrenberg,  Le  culte  de  la  performance,  Calmann-­‐Lévy,  1991  40  Henri-­‐Pierre  Jeudy,  op.  cit.,  p.135  41  Intime  est  aussi  un  superlatif  d’intérieur.  Rappelé  par  Henri-­‐Pierre  Jeudy,  op.  cit.,  p.149  

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des  convenances  et  représentations  sociales.  L’intimité  est  ce  que  l’on  ne  partage  pas  

ou   seulement   avec   quelques   très   proches  :   la   sphère   privée.   Elle   est   aussi   ce   que  

chacun  ignore  de  lui-­‐même  :  l’inconnu  de  soi  sur  soi  (Tisseron,  2005).  Pourtant  le  plus  

souvent,  comme  nous   le  rappelle  Michela  Marzano  :  «  l’intimité  tend  à  échapper  à  ce  

cloisonnement,  à  laisser  des  traces,  à  se  traduire  en  mots.42  »  Ces  facettes  cachées  de  soi  

peuvent  être  dévoilées  avec  parcimonie  et  délicatesse  dans  une  relation  choisie  et  où  

réciprocité  il  y  a,  mais  le  plus  souvent  elles  sont  livrées  à  autrui  à  son  insu.  Le  langage  

non  verbal  jouant  souvent  ici  le  rôle  de  révélateur  de  ce  que  l’on  ignore  ou  ce  que  l’on  

souhaiterait  garder  caché.    

Dans   notre   langage   commun,   l’intime   évoque   plus   généralement   la   chaleur,   la  

confiance  et   l’expression  ouverte  des  sentiments  (Sennett,  1979).  Dans  une  certaine  

mesure   nous   pourrions   dire   que   si   confiance   il   y   a,   l’expression   ouverte   des  

sentiments   et   la   chaleur,   parfois   aussi   exprimée   sous   le   vocable   d’écoute  

empathique43,  produisent  le  sentiment  d’intimité.  Mais  nous  pourrions  tout  aussi  bien  

dire   que   l’expression   ouverte   des   sentiments   et   la   chaleur   produisent   le   sentiment  

d’intimité   qui   génère   la   confiance.   Ou   encore,   le   sentiment   d’intimité   génère   la  

confiance   qui   facilite   l’expression   ouverte   des   sentiments   et   la   chaleur.   En   fait,  

l’interaction   de   ces   différents   facteurs   est   complexe   et   ce   mémoire   ne   vise   pas   à  

donner  une   vision  objective  de   ce  mécanisme  d’interaction44.  Nous  nous   limiterons  

donc  à  qualifier  l’intimité  selon  le  langage  commun,  à  savoir  un  sentiment  développé  

à  partir  d’une  part  du  niveau  de  confiance  que   l’on  accorde  à  chaque   individu  et  au  

groupe,   d’autre   part   à   la   chaleur   humaine   perçue   dans   les   relations   dans   ce  même  

groupe  et  enfin  à  la  facilité  que  l’on  éprouve  à  exprimer  ses  sentiments.    

                                                                                                               

42   Michela   Marzano,   L’intimité   à   l’épreuve   du   récit.   In   Ibrahim-­‐Lamrous   Lila,   Muller   Séveryne.  L’intimité,  Clermont-­‐Ferrand  :  Presses  Universitaires  Blaise  Pascal,  2005,  p.18  43  Nous  nous  référons  ici  aux  travaux  de  Carl  Rogers  (La  relation  d’aide  et  la  psychothérapie,  Paris,  ESF,  2008  -­‐  tradution  et  réédition  de  Counseling  and  Psychotherapy,  1942)  44   A   titre   d’exemple,   pour   Bernard   Eme   et   Jean-­‐Louis   Laville,   la   confiance   dans   les   personnes  «  implique   des   engagements   de   face   à   face   dans   des   rencontres   et   rapports   sociaux   fondés   sur   la  coprésence  ou  sont  recherché  les  marques  et  les  signes  de  fiabilités,  d’intégrité  ou  d’authenticité  par  la  mutualité,   la   réciprocité   ou   le   degré   d’intimité   partagé.  »   L’enjeu   de   la   confiance   dans   les   services  relationnels.   In  Romain  Laufer  et  Magali  Orillard,  La  confiance  en  question,  Paris,  L’Harmattan,  2000,  p.285  

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3. CADRE  THEORIQUE  

Pour  mener  à  bien  notre  analyse,   conduite  dans  un  cadre  conceptuel  décrit  dans   le  

premier  chapitre,  nous  nous  appuierons  sur  un  modèle  théorique  en  particulier.  Nous  

avons   fait   le   choix   du  modèle   Exit,   Voice,   Loyalty   d’Albert  O.  Hirschman  dont   nous  

allons   maintenant   présenter   les   grandes   caractéristiques   avant   d’exposer   les  

motivations  qui  ont  conduit  à  choisir  ce  modèle.        

3.1 THEORIE  D’ALBERT  O.  HIRSCHMAN  :  EXIT,  VOICE,  LOYALTY  

3.1.1 Introduction  à  la  théorie  d’Albert  O.  Hirschman  

Le  professeur  émérite  Albert  Otto  Hirschman  est  un  économiste  américain  dont   les  

travaux  pluridisciplinaires  portent  autant  sur  l’économie,  les  sciences  politiques  ou  la  

sociologie.  C’est  sans  doute  son  parcours  biographique  réactionnaire45  qui  l’a  conduit  

naturellement   à   réfléchir   sur   les   stratégies   de   contre-­‐pouvoir   et   les   conditions  

d’émergence   ou   de   non-­‐émergence   de   l’action   collective.   En   1970,   il   publie   son  

ouvrage   le   plus   connu,   Exit,   Voice   and   Loyalty  :   Responses   to   decline   in   firms,  

organizations,   and   states46.   Il   y   propose   un   modèle   théorique   où   les   individus,   les  

consommateurs  dans   les   principaux   exemples  de  Hirschman,   ont   à   leur   disposition  

trois   choix   lorsqu’ils   sont  mécontents   de   la   qualité   des   produits47  :   la   défection,   la  

prise  de  parole  ou   la   loyauté.  Détaillons   ces   trois   réactions  possibles   en   respect  du  

texte  original  réédité  en  1995  d’Albert  O.  Hirschman.  

                                                                                                               

45   Parmi   ses   états   d’armes,   précisons   que   Hirschman   adhéra   dès   16   ans   (1931)   aux   jeunesses  socialistes  du  Parti  Social  Démocrate  (SPD)  allemand  avec  lesquelles  il  s’opposera,  parfois  violemment,  aux  nazis.  En  1936,  il  part  en  Espagne  combattre  le  franquisme.  En  1938,  il  s’engage  dans  l’opposition  clandestine  à  Benito  Mussolini.  (source  :  http://fr.wikipedia.org)     46  Traduit  en  français  en  1972  sous  le  titre  Face  au  déclin  des  entreprises  et  des  institutions  (Paris,  Les  éditions   ouvrières   -­‐   Economie   et   Humanisme)   et   réédité   en   1995   sous   le   titre  Défection   et   prise   de  parole,  Paris,  Editions  Fayard,  1995.   47  Comme  le  précise  Hirschman,  les  champs  d’application  de  son  modèle  sont  toutefois  beaucoup  plus  vastes   que   juste   celui   de   l’économie.   Il   s’applique   notamment   très   bien   aux   jeux   de   force   dans   la  politique,  les  associations  volontaires,  les  syndicats,  les  groupes  spontanées,  le  mariage,  etc.  

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 25  

3.1.2 Exit  :  La  défection  

La   défection   exprime   le   retrait   du   consommateur   mécontent   de   la   qualité48   d’un  

produit  par  l’annulation  de  son  achat  ou  son  départ  pour  la  concurrence.  La  défection  

agit   comme   un   signal   d’alarme   où   la   possibilité   de   concurrence   joue   le   rôle  

d’instrument  de  redressement  de   la  qualité  du  produit.  Pour  arriver  à  de  telles   fins,  

l’élasticité  de  la  demande  doit  être  ni  trop  faible  ni  trop  grande.  Dans  le  premier  cas,  

l’entreprise  n’aurait   aucun  moyen  de  percevoir  une  défaillance  de   la  qualité  de   son  

produit   alors   que   dans   le   deuxième   cas,   l’entreprise   aurait   fait   faillite   avant  même  

d’avoir   pu   percevoir   la   défaillance.   Une   élasticité   intermédiaire   signifie   que   la  

clientèle  est  composée  de  clients  passifs  (lents  à  la  réaction)  et  actifs  (très  rapides  à  

faire  défection).  Quoi  qu'il  en  soit,  tout  ceci  a  pour  conséquence  immédiate  d’amener  

les   entreprises   rivales   à   s’arracher   les   unes   aux   autres   leur   clientèle   respective.   Le  

cœur   de   l‘argumentation   de   Hirschman   consiste   justement   à   mettre   en   exergue  

l’énorme  gaspillage  d’énergie  engendré  par  cette  course  à  la  conquête  de  clients49  et  

la  manœuvre  de  diversion  que  cela  génère,  empêchant  les  consommateurs  de  militer  

pour  obtenir  une  amélioration  des  produits  ou  les  entraînant  à  user  leurs  forces  dans  

la  recherche  vaine  d’un  produit  idéal.            

Toutefois,   reprenons   les   propos  de  Hirschman  :  «  la   propension  à   faire   défection   est  

subordonnée  au  fait  que  les  clients  ont  la  possibilité  et  la  volonté  de  faire  entendre  leur  

voix.  50»  Aussi,   la   possibilité   ou   la   volonté   de   prendre   la   parole   pour   exprimer   son  

mécontentement  réduira  d’autant  la  propension  à  faire  défection.    

3.1.3 Voice  :  La  prise  de  parole  

Contrairement  à  la  défection,  qui  peut-­‐être  considérée  comme  une  réaction  de  fuite,  

la  prise  de  parole  est  une  tentative  frontale  de  remédier  à  un  état  d'insatisfaction.  La  

                                                                                                               

48  Qualité  peut  aussi  être  remplacé  par  tout  autre  critère  qui  conduit  au  choix  d’un  produit  :  prix,  coût,  esthétique,  etc. 49  Nous  pouvons  élaborer   l’hypothèse  que   la  course  à   la  conquête  s’opéra   le  plus  souvent  au   travers  d’approches  marketing   plus   fines   et   rarement   par   un   changement   qualitatif   intrinsèque   au   produit.  Dans  ce  dernier  cas,   le  produit  sera   le  plus  souvent  mis  à   la  hauteur  de   la  qualité  perçue  du  produit  concurrent,  sans  forcément  la  dépasser,  ni  même  améliorer  réellement  la  qualité  objective  du  produit.  Pour  être  vérifiée,  cette  hypothèse  devrait  s’appuyer  sur  des  sources  plus  rigoureuses,  comme  Michel  Crozier   et   sa   théorie   sur   les   stratégies  des  acteurs  dans   les  dysfonctionnements  organisationnels  ou  encore  la  théorie  du  marketing  guerrier  de  Jack  Trout  et  Al  Ries.   50  Albert  Hirscham,  op.  cit.  

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 26  

prise   de   parole   utilise   donc   la   manière   forte,   visible.   Comment  ?   En   mobilisant  

l’opinion   publique,   en   faisant   appel   aux   instances   supérieures,   en   signant   des  

pétitions,  etc.  Comparée  à  la  défection,  la  prise  de  parole  est  donc  coûteuse  en  terme  

d’énergie   dépensée.   Son   efficacité   est   en   outre   conditionnée   à   l’influence   et   au  

pouvoir  de  négociation  de  celui  qui   l’exerce.  L’impact  de  la  prise  de  parole  est  aussi  

corrélé  au  nombre  de  voix  et  de  leurs  volumes,  qui  augmentent  avec  l’inélasticité  de  

la   demande   ou   l’impossibilité   de   faire   défection.   D’ailleurs,   Hirschman   soulève   un  

paradoxe  de  la  prise  de  parole  :  «  les  clients  qui  sont  les  plus  attentifs  à  la  qualité,  donc  

ceux   qui   seraient   susceptibles   de   prendre   la   parole   avec   le   plus   de   vigueur   et   de  

pertinence,  sont  ceux-­là  mêmes  qui  risquent  d'être  les  premiers  à  faire  défection  en  cas  

de   défaillance.51  »  Enfin,  Hirschman   répertorie   quatre  populations  dans   les   actes   de  

prise  de  parole  :  ceux  tout  d’abord  qui  estiment  avoir   les  moyens  de  «  faire  quelque  

chose  »  et  ont  la  volonté  de  le  prouver  ;  ceux  qui  suivent  les  premiers  en  espérant  un  

résultat   de   leurs   démarches  ;   ceux   qui   agissent   par   crainte   du   changement   (la  

défection  peut  s’avérer  encore  plus  coûteuse  que  l’état  d’insatisfaction  déjà  vécu)  et  

enfin  ceux  qui  agissent  par  loyauté  à  l’organisme  mis  en  cause.  

3.1.4 Loyalty  :  La  loyauté52  

Fondamentalement,  une  personne  loyale  espère  que  le  bien  prévaudra  sur   le  mal  et  

que   rien   ne   sert   de   s’agiter,   il   s’agit   d’abord   d’être   confiant.   En   ce   sens,   la   loyauté  

repose  sur  des  critères  bien  moins  rationnels  que  ceux  déjà  présentés  ci-­‐dessus  pour  

la   défection   ou   la   prise   de   parole.   Par   définition,   un   individu   loyal   est   fidèle   et  

maintient   la   relation  plus   longtemps.   Il   retarde  donc  d’autant   sa  défection53  par  un  

calcul   cette   fois-­‐ci   raisonné  :   être   loyal,   c’est   se   donner   la   possibilité   d’agir   de  

l’intérieur   et   ne   plus   l’être,   c’est   prendre   le   risque   de   détériorer   plus   encore   la  

situation  —  serait-­‐ce  bien54  ?  La  défection  devient  alors  une  menace  potentielle  qui  

                                                                                                               

51  Albert  Hirschman,  op.  cit..    52   La   traduction   française   de   loyalty   proposée   dans   l’ouvrage   de   Hirschman   est   loyalisme   ;   nous  préférons  utiliser  le  terme  loyauté.   53  D’ailleurs  Hirschman  précise  que   «  le   loyalisme   tire   son   importance  du   fait   qu'il   peut   (justement)  neutraliser  dans  une  certaine  mesure  la  tendance  à  faire  défection  qui  caractérise  les  consommateurs  les  plus  attentifs  à  la  qualité.  »  ibid.,  p.126 54  Ceci  n’est  pas  sans  rappeler  l’ordre  impérieux  et  idéologique  mentionné  en  début  de  présentation  du  cadre  conceptuel,  suivant  les  travaux  de  Clare  Graves.

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 27  

renforce  le  poids  de  négociation  de  l’individu  loyal  et  l’efficacité  de  sa  prise  de  parole  

potentielle.   Néanmoins,   la   loyauté   est   pleinement   fonctionnelle   chaque   fois   que   la  

prise  de  parole,  pour  être  efficace,  exige  un  gros  effort  de  créativité  dans  une  situation  

où  la  défection  n’a  qu’un  effet  limité.  

Compte   tenu  de   l’intérêt   de   la   fidélité   et   de   son   pouvoir   de   créativité   lié   à   sa   forte  

implication,   une   organisation   tendra   naturellement   à   promouvoir   la   loyauté   de   ses  

parties   prenantes.   Or   les   procédés   qui   visent   à   promouvoir   cette   loyauté   cachent  

souvent  l’objectif  de  réprimer  à  la  fois  la  défection  et  la  prise  de  parole  notamment  en  

pénalisant  la  défection  ou  encore  en  instaurant  des  droits  d’entrée  élevés.  Ce  sont  les  

dangers  d’une  attitude  loyale  :  être  involontairement  et  inconsciemment  manipulé  et  

peut-­‐être   finir   épuisé   face   à   une   situation   d’inefficacité   qui   perdure   sans   espoir   de  

changement55.    

3.2 MOTIVATIONS  DU  CHOIX  DE  CE  CADRE  THEORIQUE  

Ce   cadre   théorique   peut   paraître   somme   toute   assez   éloigné   du   champ   de   la  

formation  des  adultes.  Pourtant,  ce  cadre  offre  trois  principaux  intérêts  pour  analyser  

l’objet  de  ce  mémoire  :  la  solidité,  la  flexibilité  et  l’antériorité  d’application  du  modèle  

théorique.          

3.2.1 Solidité  du  modèle  théorique  

Fruit  du  travail  de  recherche  d’un  éminent  économiste,  le  modèle  Exit,  Voice,  Loyalty  

est   un   cadre   théorique   qui   a   fait   ses   preuves   et   dont   les   détracteurs   ne   sont   pas  

encore  arrivés  à  leurs  fins56.  La  richesse  des  exemples  pluridisciplinaires  donnés  par  

Hirschman   prouve   en   quelque   sorte   l’applicabilité   de   son   modèle.   D'ailleurs,   les  

travaux   de   Hirschman   ont   suscité   de   très   nombreux   commentaires   et   études   tant  

                                                                                                               

55   Cette   dernière   hypothèse   est   proposée   par   Claire   Edey   Gamassou   à   l’issue   d’un   exemple  d’application   de   la   théorie   de   Hirschman   sur   les   mobilités   internes   des   fonctionnaires   territoriaux,  présenté  lors  du  séminaire  RECEMAP  sur  les  Grands  Auteurs  en  Management  Public  (juin,  2005). 56  Nous  pouvons  notamment   citer   l’article  de  Michael   Laver  :   Exit,   Voice,   and  Loyalty   revisited  :   The  Strategic  Production  and  Consumption  of  Public  and  Private  Goods   (British   Journal  of  Science,   vol.  6,  oct.   1976,  pp.463-­‐482),  qui   vise  notamment  à   revoir   les  postulats   sur   lesquels   s’est  basé  Hirschman  dans  la  construction  de  son  modèle  et  à  modifier  certaines  de  ses  conclusions.

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 28  

dans   les   sciences   économiques   que   politiques   ou   encore   de   gestion   et   lui   ont   fait  

remporter  plusieurs  récompenses  prestigieuses57.      

3.2.2 Flexibilité  du  modèle  théorique  

Pour   traiter   notre   objet,   il   semblait   difficile   d’opter   pour   un   cadre   trop   rigide,  

notamment   pour   permettre   une   lecture   précise   des   différentes   subtilités   dans   les  

réactions  des  participants  face  à  l’injonction  d’être  soi.  Le  modèle  de  Hirschman  offre  

justement   tout   le   contraire  :   une   grande   flexibilité,   qui   permet   de   mesurer   avec  

beaucoup   de   liberté   comment   les   participants   peuvent   s’inscrire   alternativement  

dans  une   réaction  ou   son   contraire,   à  des  degrés  divers   et   en   les   accordant   à   leurs  

manières.   C’est   d’ailleurs   semble-­‐t-­‐il   une   des   raisons   pour   laquelle   Jean-­‐Claude  

Kaufmann  a  utilisée  ce  modèle  dans  son  ouvrage  L’invention  de  soi  —  une  théorie  de  

l’identité  (2004)58.    

3.2.3 Antériorité  d’application  du  modèle  théorique  dans  le  champ  de  la  sociologie  

autour  de  l’individu  contemporain  

Dans  sa  théorie  de  l’identité  (2004),  Jean-­‐Claude  Kaufman  tente  de  clarifier  le  concept  

barbe   à   papa   de   l’identité   et   de   ce   qu’il   renferme.   Après   une   revue   historique   de  

l’identité,  ses  contraintes  et  ses  constituants,  il  propose  trois  modalités  d’expression  

identitaire,   qui   s’ajustent   parfaitement   bien   aux  modélisations   types  de  Hirschman.  

Kaufmann   présente   ces   trois   modélisations   ainsi  :   Voice   «  se   caractérise   par   des  

explosions   émotionnelles   pour   rétablir   l’estime   de   soi59  »  ;   Exit   «  montre   qu’il   est  

possible  de  résister  au  processus  identitaire  ou  d’en  sortir60  »  ;  Loyalty  «  révèle  comment  

l’association  aux  institutions  légitimes  offre  la  possibilité  d’introduire  la  réflexivité  dans  

la  formation  de  l’identité.61  »    

                                                                                                               

57   Citons   notamment   le   prix   Talcott   Persons   de   l’académie   américaine   pour   les   sciences   sociales   en  1983,  le  prix  Toynbee  en  1998  et  la  médaille  Thomas  Jefferson.  (source  :  http://fr.wikipedia.org)     58  C’est  d’ailleurs  au  cours  de  la  lecture  de  cet  ouvrage,  que  j’ai  découvert  le  modèle  de  Hirschman. 59  Jean-­‐Claude  Kaufman,  op.  cit.,  p.204    60  Ibid.  61  Idem  

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 29  

Concernant   cet   emprunt,   Kaufmann   rappelle   qu’«  un   terrain   d’enquête   ou   d’analyse  

n’enferme   pas   toujours   les   concepts   qui   lui   sont   associés62  »   et   se   ravit   de   la   forme  

d’hommage  qu’il  rend  à  ce  véritable  classique63.  Tout  en  conservant  à   l’esprit  que  ce  

modèle  théorique  permet  «  d’aborder  avec  une  aisance  surprenante  des  terres  toujours  

nouvelles.  64»   (Hirschman,   1995),   nous   userons   de   prudence   pour   oser   sa  

transposition  dans  le  champ  des  sciences  de  l’éducation.  

                                                                                                               

62  Id.  63   Rappelons   que   Kaufmann   avait   déjà   utilisé   ce   modèle   dans   un   ouvrage   précédent  :   La   trame  conjugale.  Analyse  du  couple  par  son  linge,  Paris,  Nathan,  1992 64  Albert  Hirschman,  op.  cit.,  p.5  

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30  

PARTIE  2  :  DONNEES  EMPIRIQUES  

1. METHODOLOGIE  

Notre   méthodologie   sera   décrite   sous   quatre   axes.   Nous   aborderons   tout   d’abord   le  

choix  méthodologique  général,  puis  nous  étudierons  l’approche  adoptée  pour  constituer  

le   matériau,   et   nous   préciserons   les   méthodes   de   recueil   de   données   avant   de   nous  

pencher  sur  la  description  de  notre  méthode  d’analyse  des  données.  

1.1 CHOIX  METHODOLOGIQUE  

Pour  mener  à  bien  ces  travaux,  j’ai  fait  le  choix  d’une  approche  de  type  monographique  

et   donc   de   me   concentrer   sur   quelques   sujets.   En   effet,   le   problème   posé   met   en  

évidence   le   besoin   de   creuser   finement   la   perception   que   se   font   les   participants   de  

l’injonction.   Il   était   donc   à   priori   peu   pertinent   d’imaginer   passer   par   une   approche  

ethnographique   en   explorant   une   large   population   et   en   se   concentrant   sur   des  

comportements   observables.   Certainement   pas.   Par   contre,   il   semblait   sensé   de   se  

concentrer  sur  quelques  personnes  et  creuser  leurs  réactions  en  formation  face  à  cette  

injonction   à   être   soi.   Au-­‐delà   des   réactions,   ce   sont   aussi   les   déterminants   de   ces  

réactions  qui  sont  recherchés  au  travers  d’une  telle  approche.  

1.2 CONSTITUTION  DU  MATERIAU  

Choisir  un  champ  de  recherche  exige  plusieurs  étapes.  Pour  cette  étude,  il  a  fallu  dans  un  

premier   temps   trouver   l’institution   appropriée,   puis   repérer   une   formation   adaptée   à  

l’objet  de  recherche  et  enfin  choisir  les  sujets  à  étudier.  Nous  allons  détailler  ci-­‐dessous  

les  motivations  de  chacun  de  ces  choix.    

1.2.1 Choix  de  l’institution  

Le  choix  de  l’institution  s’est  imposé  naturellement.  En  tant  que  formateur  indépendant,  

j’interviens   pour   plusieurs   organismes   de   formation,   dont   la   société   International  

Training  Solutions  (ITS)65.  Intervenant  de  manière  très  récurrente  chez  ce  client  depuis  

maintenant  plus  de  cinq  ans  et  j’avais  pour  ainsi  dire  des  dispositions  facilitantes  pour                                                                                                                  

65   Le   nom   et   les   données   de   la   société   ont   été   ici   délibérement  modifiés   dans   le   but   de   préserver   une  certaine  confidentialité  autour  de  l’organisme  de  formation.  

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31  

mener   mes   travaux   dans   de   bonnes   conditions.   J’avais   notamment   la   possibilité  

d’assister   à   des   formations   en   tant   que   simple   stagiaire   et   ainsi   facilement   obtenir   la  

copie  des  fiches  d’évaluations  des  participants.  

Donnons   maintenant   quelques   informations   sur   la   société   International   Training  

Solutions  (ITS).  Cette  institution  est  un  organisme  de  formation  anglosaxon,  qui  emploie  

495   salariés   et   655   formateurs   indépendants   à   travers   ses   différentes   implantations  

dans   le   monde,   dont   la   France.   Précisons   qu’un   formateur   est   systématiquement   un  

intervenant   externe   à   ITS   et   donc   non   salarié   de   cette   même  maison.   Cet   organisme  

propose  des  formations  sur  les  métiers  de  l’informatique  et  sur  le  management  au  sens  

large,  avec  au  total  une  offre  de  cent  quinze  formations  en  informatique  et  quarante-­‐cinq  

en  management.  Les  formations  ont  toutes  une  durée  comprise  entre  deux  et  cinq  jours.  

Les  clients  sont  très  majoritairement  des  entreprises  du  tertiaire.    

La   particularité   de   cet   organisme   vis-­‐à-­‐vis   de   ses   concurrents   réside   dans   la  

standardisation   de   son   organisation   et   de   ses   processus.   En   effet,   les   objectifs   et  

programmes  pédagogiques,  ainsi  que  les  supports  des  cours  sont  conçus  par  un  auteur  

et  coauteur  le  plus  souvent  américains  ou  anglais,  puis  traduits  en  français  et  en  d’autres  

langues.   Les   supports   pédagogiques   sont   donc   identiques,   comme   les   fiches  

d’évaluations   qui   permettent   ensuite   une   analyse   rigoureuse   de   l’appréciation   des  

participants  et  des  formateurs.  Toutes  les  salles  de  formation  d’ailleurs  sont  équipées  de  

la  même  manière  :   classeur   de   cours,   bloc-­‐notes,   crayon,   porte-­‐prénom   et  même   une  

tablette   informatique   équipée   d’un   logiciel   de   présentation   conçue   spécialement   pour  

l’animation   des   cours   ITS.   La   standardisation   ne   s’arrête   pas   là  :   tous   les   catalogues,  

principal  vecteur  commercial,  sont  rigoureusement  structurés  de  la  même  manière  d’un  

pays   à   un   autre.   Les   programmes   de   formation,   les   objectifs   et  moyens   pédagogiques  

proposés  sont  identiques66.  

                                                                                                               

66   Bien   que   cela   puisse   paraître   déplacé,   nous   avons   volontairement   précisé   ici   quelques   exemples   du  niveau  de  standardisation  chez  ITS.  En  effet,  dans  une  étude  menée  en  2008  sous   la  direction  de  Michel  Bonami   intitulée   «Sens   de   la   standardisation   des   supports   de   formation   dans   un   contexte   culturel  fluctuant   :   cas  de   l’organisation   International  Training  Solutions»,   j’avais  mis  en  évidence  au   travers  du  prisme  de   la   théorie  des  organisations  de  Henri  Mintzberg,  qu’une   telle  organisation  de   type  mécaniste  nécessitait  un  marché  simple  et  stable.  Or  tel  n’est  justement  pas  le  cas  de  la  formation  professionnelle  en  France  en  particulier.  Le  Dif,  la  réforme  de  la  formation  professionnelle,  la  pluralité  des  organismes  et  des  offres   de   formation,   l’exigence   des   clients,   etc.,   viennent   complexifier   le   marché   et   rendent   l’offre  standardisée  de  ITS  inadaptée  au  marché.  Dans  une  telle  configuration,  les  formateurs  sont  contraints  de  

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32  

1.2.2 Choix  de  la  formation  

Parmi  les  quarante-­‐cinq  formations  en  management67  chez  ITS,  il  fallait  en  choisir  une.  

Compte   tenu   de   la   formulation   de   l’injonction,   il   paraissait   important   de   repérer   un  

programme   de   formation   dans   lequel   nous   pouvions   retrouver   assez   facilement   des  

traces  de  cette  injonction.  En  parcourant  le  catalogue  des  formations,  il  m’a  semblé  que  

le  programme  de  la  formation  «  Techniques  de  communication  :  collaborer  pour  obtenir  

des  résultats  »  remplissait  ces  critères.  Le  programme  promettait  à  la  fois  des  exercices  

de   connaissances   de   soi   (tests   psychologiques),   des   exercices   de   simulation  

(amélioration  de   ses   capacités)   et   abordait   les  questions  des   émotions.   Je  me   fis  donc  

inscrire  en   tant  que  simple  participant  à  cette   formation  sur  deux  sessions  différentes  

avec  le  même  formateur.  Nous  reviendrons  ultérieurement  sur  les  traces  de  l’injonction  

à  être  soi  que  nous  pouvons  observer  dans  ce  programme.  

1.2.3 Choix  des  sujets  

Assistant   à   la   formation,   j’avais   pu,   pendant   les   présentations   individuelles,   écouter  

toutes  les  motivations  des  participants,  et  suivre  leur  évolution  tout  au  long  de  celle-­‐ci.  

De  plus,  j’avais  pu  suivre  leur  évolution  respective  tout  au  long  de  la  formation.  Pour  des  

raisons  logistiques,  je  pris  la  décision  de  ne  mener  qu’un  seul  entretien  de  participant  à  

l’issue  de  chacune  des  formations.  En  effet,   je  ne  voulais  annoncer  à  personne  avant   la  

fin  de  la  formation  mon  attention  d’interroger  un  participant  à  l’issu  de  celle-­‐ci  pour  des  

fins   de   recherche68,   et   je   ne   souhaitais   pas   non  plus   demander   à   un  participant,   alors  

qu’il   pensait   finir   le   dernier   jour   à   seize   heures,   d’attendre   une   heure   de   plus   que   je  

finisse  le  premier  entretien.  Enfin,  je  ne  désirais  pas  non  plus  mener  un  entretien  à  froid.  

Je   n’eus   donc   pas   d’autre   alternative   que   celui   d’interroger   un   participant   à   la   fin   de  

chacune  des  deux  formations  suivies.      

                                                                                                               

trouver   le   juste   équilibre   entre   le   respect   d’une   offre   standardisée   et   des   demandes   spécifiques   des  participants. 67  Chez  ITS,  les  formations  dites  de  management  regroupent  des  formations  très  disparates.  La  formation  choisie  rentre  dans  une  catégorie  appelée  par  certains  concurrents  formation  à   l’efficacité  personelle  ou  encore  formation  en  développement  personnel.  Dans  le  jargon  du  métier,  il  est  aussi  fréquent  d’entendre  parler  de  formations  aux  «  soft  skills  »,  traduit  par  la  notion  de  compétences  en  savoir-­‐être.    68  Ceci  aurait  eu  pour  effet  vraisemblable  de  distraire  significativement  l’attention  des  participants  et  de  perturber  le  bon  déroulement  de  la  formation.  

Page 33: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

33  

Par   contre,   j’avais   le   choix   des   participants.   Pour   la   première   des   formations,   j’avais  

choisi  une  femme,  Claudia,  avec  qui  je  n’avais  pratiquement  pas  échangé  tout  au  long  de  

la   formation.   Nous   avions   systématiquement   fait   parties   de   sous-­‐groupes   de   travail  

différents.  La  particularité  de  Claudia   tenait  à  sa   forte  motivation   initiale,  qui  semblait  

s’être   émoussée   au   cours   de   la   première   moitié   de   la   formation.   Pour   la   seconde  

formation,   j’ai   choisi  un   sujet   contrasté  par   rapport   à   ce  premier  participant.   Je   choisi  

donc  Bernard,  un  homme,  qui  lui  était  plutôt  réfractaire  à  l’idée  de  suivre  une  formation  

en   communication,   d’autant   qu’il   venait   sur   les   «  conseils  »   de   son   supérieur  

hiérarchique  et  qui  semblait-­‐il  avait  été  très  agréablement  surpris.  

Pour   les   raisons   que   nous   détaillerons   ci-­‐dessous,   j’avais   également   interrogé   le  

formateur   Pierre-­‐Alexandre   à   l’issu   de   la   première   formation.   Ce   formateur   est   un  

habitué  des  formations  ITS  et  ce  module  de  formation  en  particulier.  

1.3 METHODE  DE  RECUEIL  DES  DONNEES  

Le  recueil  des  données  est  composé  de  deux  supports  :  le  programme  de  la  formation  et  

des   entretiens   individuels   retranscrits   par   écrit.   Le   programme   de   la   formation   est  

l’identique   de   celui   accessible   sur   le   catalogue   papier   et   électronique   de   ITS.   Les  

entretiens  individuels  sont  quant  à  eux  de  type  non  directif.  En  effet,  aucune  question  ne  

paraissait   indispensable   pour   arriver   aux   fins   de   l’étude.   Par   ailleurs,   compte   tenu  du  

fait  que  chacune  des  personnes   interrogées  ne  m’était  pas   inconnue,  puisque   je  venais  

de  passer  trois  jours  avec  elles,  il  me  semblait  bien  plus  approprié  de  mener  l’entretien  

de  la  manière  la  plus  naturelle  qui  soit,  au  lieu  d’adopter  le  ton  aseptisé  d’un  entretien  

impersonnel.   Je   n’avais   donc   préparé   aucune   question   spécifique   avant   chacun   des  

entretiens   et   décidais   de   faire   confiance   dans   le   déroulé   naturel   du   propos   de   la  

personne  enquêté.  Comme  le  souligne  Jean-­‐Claude  Kaufman  (2007),  une  telle  approche  

offre   le  mérite   de   provoquer   un   engagement   plus   fort   de   l’enquêté   au   contraire   d’un  

entretien   trop   directif   où   «  à   la   non-­personnalisation   des   questions   fait   écho   la   non-­

personnalisation  des  réponses.69  »    

                                                                                                               

69  Jean-­‐Claude  Kaufmann,  L’entretien  compréhensif,  Paris,  Armand  Colin,  2007,  p.19  

Page 34: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

34  

1.4 METHODE  D’ANALYSE  DES  DONNEES  

1.4.1 Démarche  de  l’analyse  

A  ce  stade,  nous  pourrions  rétorquer  que  le  choix  de  cette  formation  a  été  quelque  peu  

arbitraire.  La  présence  de  traces  d’injonction  à  être  soi  dans  le  programme  de  formation  

était-­‐elle  suffisante  pour  assurer   la  présence  de   l’injonction  au  cours  de   la   formation  ?  

Rien   n’est   moins   sûr,   bien   que   nous   sachions   que   le   niveau   de   standardisation   des  

formations  chez  ITS  laisse  semble-­‐t-­‐il  peu  de  liberté  au  formateur  de  dévier  amplement  

du   programme   initial.   Quoi   qu'il   en   soit,   c’est   pour   répondre   précisément   à   cette  

question   que   j’ai  mené   un   entretien   avec   le   formateur   Pierre-­‐Alexandre.   Trouverons-­‐

nous  également  des  traces  d’injonction  à  être  soi  dans  son  discours  autocritique  de  son  

intervention,   prouvant   de   la   sorte   la   présence   de   l’injonction   pendant   la   formation  ?  

Notre   analyse   débutera   par   un   travail   préalable   qui   consiste   à   vérifier   la   présence   de  

l’injonction  à  être  soi  dans  le  programme  de  la  formation  —  c’est  ce  support  qui  conduit  

généralement   les  participants  à  choisir  ce  module  de  formation,  et  dans   le  discours  du  

formateur  —   c’est   finalement   lui   le   support   final   de   l’injonction   et   sans   doute   le   plus  

impactant  des  deux.    

Suite   à   cette   préétude,   nous   étudierons   les   réactions   des   participants   face   à   cette  

injonction  sous   l’angle  de  chacune  des  modélisations  de  réactions  types  proposées  par  

Hirschman  dans  son  modèle  Exit,  Voice,  Loyalty.  Nous  préciserons  les  mots,  les  portions  

de   discours,   qui   nous   permettront   d’observer   telle   ou   telle   réaction   chez   chacun   des  

participants  et  surtout  de  comprendre  les  déterminants  de  cette  réaction.  Cette  analyse  

de  chacune  des  réactions  possibles  pour  chacun  des  participants  sera  ponctuée  par  une  

analyse  transversale  aux  trois  réactions  possibles.  Cette  dernière  partie  du  travail  de  la  

présentation  des  résultats  nous  permettra  de  mieux  cerner  les  connexions  et  les  liens  de  

cause  à  effet  entre  chacune  des  trois  réactions  possibles  et  surtout  de  vérifier  si  oui  ou  

non  l’intimité  apparaît  comme  un  élément  d’influence  de  ces  réactions  types.  

Il  paraît  important  de  noter  ici  que  j’ai  volontairement  fait  le  choix,  dans  le  discours  de  

chacun  des  deux  participants,  de  ne  pas  chercher  uniquement   les   traces  d’intimité.  En  

effet,   nous   aurions   pu   limiter   l’analyse   aux   propos   en   résonance   avec   les   critères  

définissant  L’intimité.  Or   je  voulais   laisser   le  matériau  parler  de   lui-­‐même.  Peut-­‐être  y  

aurait-­‐il  un  élément  autre  que  celui  de  l’intimité  qui   jouerait  un  rôle  déterminant  dans  

les   modalités   d’expression   comportementale   observées.   En   cherchant   à   extraire  

Page 35: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

35  

uniquement  les  propos  liés  à  l’intimité,  nous  aurions  ainsi  encouru  le  risque  de  passer  à  

côté  d’autres  éléments  plus  significatifs  que  l’intimité.  Nous  ne  serons  donc  pas  surpris  

de   voir   apparaître   dans  notre   analyse   certains   facteurs   influents   bien  différents   de   ce  

que   l’étude   du   rôle   de   l’intimité,   cité   dans   l’objet   de   recherche,   pourrait   nous   laisser  

croire.        

1.4.2 Grilles  d’analyse  

Pour  mener   à   bien   cette   étude,   nous   utiliserons   une   grille   d’analyse   pour  mener   aux  

résultats  préliminaires  et  principaux.    

1.4.2.1 Grille  pour  les  travaux  préliminaires  

La  grille  de  l’analyse  préliminaire  est  construire  à  partir  de  la  définition  de  l’injonction  à  

être  soi,  donnée  en  première  partie  de  ce  mémoire  résumé   ici  sous   la   forme  suivante  :  

être  soi,  c’est  être  autonome,  authentique  et  performant.  Le  programme  de  la  formation  

et  le  discours  autocritique  du  formateur  ont  donc  été  décortiqués  pour  déceler  les  traces  

d’injonction  de  ces  trois  subtilités.  

1.4.2.2 Grille  pour  le  travail  principal  

La   grille   du   travail   principal   de   ce   mémoire   est   construite   sur   la   base   des   quatre  

questions  suivantes  :    

-­‐ Quelle  est  la  réaction  des  participants  ?  

-­‐ Comment  s’exprime  cette  réaction  ?  

-­‐ Quels  sont  les  éléments  intrinsèques  qui  favorisent  cette  réaction  ?  

-­‐ Quels  sont  les  éléments  extrinsèques  qui  favorisent  cette  réaction  ?  

Les  réponses  à  ces  questions  sont  organisées  par  modélisation  type  (défection,  prise  de  

parole  ou  loyauté)  dressée  en  fonction  de  trois  axes  transversaux  :  éléments  de  réponse  

communs  aux  deux  participants,  éléments  de  réponse  spécifique  de  l’un  d’entre  eux  ou  

éléments  de  réponse  contradictoires  entre  eux.  Nous  remplirons  cette  grille  par  tous  les  

mots   clés   extraits   du   matériau   en   résonance   avec   l’injonction   à   être   soi.   Enfin,  

conformément   à   notre   définition   de   l’intimité,   les   critères   utilisés   pour   reconnaître   la  

trace  de  celui-­‐ci   sont   la  confiance,   la  chaleur  et   l’expression  ouverture  des  sentiments.  

Page 36: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

36  

Tout  extrait  du  texte  pouvant  se  référer  à  l’un  de  ces  critères  sera  considéré  comme  une  

trace  d’intimité.    

Donnons  ici  un  exemple  :  en  parlant  de  sa  crainte  d’un  exercice  de  débat  au  cours  de  la  

première  journée  de  formation,  Bernard  dit  finalement  :  «  A  aucun  moment  avec  tous  les  

participants   je   me   suis   senti   jugé   ce   qui   m’a   permis   de   me   libérer   davantage   et   de  

finalement   prendre   plaisir   à   faire   des   travaux   pratiques  ».   Dans   cette   phrase,   nous  

pouvons   lire   plusieurs   éléments   que   nous   pourrons   ajouter   à   notre   grille.   Mais   tout  

d’abord,   citons   les   mots   qui   nous   permettent   de   croire   que   Bernard   fait   écho   à  

l’injonction  à  être  soi  :  travaux  pratiques  (exercice  de  débat),  se  libérer.  Voilà  qui  résonne  

avec   la  définition  que  nous  avons  donnée  de   l’expression   être   soi.  Etre   soi,   c’est   entre  

autres   oser   se   montrer   et   s’exposer  ;   exactement   ce   qui   est   demandé   au   cours   d’un  

exercice  de  débat.  Revenons  donc  à  l’exemple  de  remplissage  de  la  grille.  La  réaction  est  

ici  la  loyauté  face  à  l’injonction  étudiée  qui  s’exprime  par  le  sentiment  de  plaisir.  Ensuite,  

il  soulève  le  fait  qu’il  ne  s’est  senti  à  aucun  moment  jugé  par  les  autres  participants,  ce  

qui  lui  a  permis  de  se  libérer.  Nous  considérons  que  l’attitude  générale  de  non-­‐jugement  

est   un   facteur   extrinsèque   au  participant   qui   contribue   à   lui   faciliter   cette   attitude  de  

loyauté   face   à   l’injonction   à   être   soi   et   que   le   sentiment   de   libération   est   un   facteur  

intrinsèque  facilitant  cette  même  posture.  Nous  remplirons  donc  la  grille  ainsi  :  

Page 37: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

37  

 

    Injonction  à  être  soi  

Quelle  est  la  réaction  du  participant  ?   Défection   Prise  de  Parole   Loyauté  

Commun  aux  

deux  

participants  

     Comment  

s’exprime  cette  

réaction  ?   Spécifique  à  

l’un  d’entre  

eux  

    Plaisir  

Commun  aux  

deux  

participants  

   Sentiment  de  

libération*  Quels  sont  les  

facteurs  

intrinsèques  

qui  favorisent  

cette  réaction  ?  

Spécifique  à  

l’un  d’entre  

eux  

     

Commun  aux  

deux  

participants  

   

 

Non-­‐jugement*  

 

Quels  sont  les  

facteurs  

extrinsèques  

qui  favorisent  

cette  réaction  ?  

Spécifique  à  

l’un  d’entre  

eux  

     

*  :   Le   sentiment   de   libération   et   l’attitude   de   non-­‐jugement   apparaissent   dans   la   ligne   des   facteurs  

communs,   car   ils   sont   également   des   éléments   qui   ressortent   de   l’analyse   de   l’entretien   de   la   seconde  

participante.  

 

Se  libérer  indique  qu’il  ose  exprimer  son  opinion  et  se  rapproche  ainsi  d’une  partie  de  la  

définition   que   nous   donnions   à   l’intimité  :   expression   ouverte   des   sentiments.   Par  

ailleurs,   une   attitude   de   non-­‐jugement   facilite   l’émergence   d’un   climat   de   confiance  

Page 38: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

38  

indispensable  pour   créer   le  partage  d’intimités.  Nous  pouvons  ainsi  dire  que   ces  deux  

éléments  sont  des  signaux  apparents  d’une  certaine  intimité.      

2. PRESENTATIONS  DES  RESULTATS  PRELIMINAIRES  

2.1 ANALYSE  DU  PROGRAMME  DE  FORMATION  

Nous  allons  ici  explorer  le  programme  de  la  formation  pour  trouver  des  traces  de  cette  

injonction  à  être  soi,  tel  que  nous  l’avons  décrit  en  première  partie  de  ce  mémoire,  c'est-­‐

à-­‐dire   oser   l’idéal   de   soi,   un   être   autonome   et   authentique   dans   sa   quête   absolue   de  

performance.   Nous   rechercherons   donc   d’abord   les   traces   d’injonction   à   l’autonomie,  

puis   à   l’authenticité   et   terminerons  par   les   traces  d’injonction  à   la  performance.  Nous  

finirons  par  une  courte  synthèse  de  cette  première  analyse.    

Précisons   que   le   programme   de   la   formation   (cf.   annexe   1)   décrit   d’abord   les  

compétences   sensées   être   acquises   au   cours   de   la   formation,   puis   les   objectifs  

pédagogiques,  la  population  visée,  les  outils  pédagogiques  employés  et  enfin  le  contenu  

détaillé  des  sous  thèmes  de  la  communication  abordés  au  cours  de  la  formation.    

2.1.1 Traces  d’injonction  à  être  autonome  

Le  préalable  pour  se  perfectionner  est  d’avoir   la  volonté  de  devenir  meilleur  et  repose  

donc   sur   la   capacité   à   construire   cette   démarche   de   manière   autonome.   Cette   idée  

d’autonomie  est  illustrée  à  travers  ce  programme  de  manières  explicites  et  implicites.  

Dans   la   partie   du   programme   intitulée   «  à   qui   s’adresse   ce   stage  »,   la   réponse   est  

explicite  :   «  Ce   cours   concerne   tous   ceux   qui   désirent   renforcer   leurs   compétences   en  

communication  ».  La  formation  vise  donc  ceux  qui  ont  préalablement  un  fort  souhait  de  

s’améliorer,   signifiant   ainsi   que   les   stagiaires   présents   doivent   déjà   être   dans   une  

démarche   autonome   de   progrès.   Nous   voici   donc   avec   une   trace   explicite   et   bien  

conforme  à  l’injonction  qui  nous  préoccupe  ici.    

Ensuite,  nous  pouvons  observer  d’autres  traces  plus  implicites  et  aussi  plus  nombreuses  

d’injonction  à  l’autonomie,  par  exemple  ce  titre  d’un  chapitre  du  contenu  intitulé  :  «  Prise  

de  responsabilité  personnelle  ».  Ce  chapitre  du  cours  invite  le  participant  «  à  reconnaître  

son  rôle  dans  la  réussite  des  communications  »  et  aussi  à  «  identifier  les  facteurs  internes  

et   externes   influant   sur   ses   communications  »  :   en   effet,   tout   un   programme   d’auto  

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39  

responsabilisation.   Tout   au   long   du   descriptif   du   contenu   du   programme,   nous  

retrouvons   de   très   nombreuses   autres   manières   de   procéder   pour   communiquer  

efficacement   comme   «  solliciter   un   retour   d’informations,   reconnaître   les   filtres  

perceptuels   qui   entravent   la   communication  »,   ou   encore   «  déterminer   quoi   dire   et   la  

meilleure   façon   de   le   dire  ».   Ces   techniques   énoncées   dans   le   programme   sont  

indirectement   un   appel   à   la   mise   en   application   de   celles-­‐ci   de   manière   autonome   à  

l’issue   de   la   formation.   Personne   d’autre   que   le   participant,   de   retour   dans   son  

environnement   de   travail,   ne   sollicitera   un   retour   d’informations   pour   lui,   ni   ne  

reconnaîtra   les   filtres  perceptuels  qui   entravent   sa   communication,   ni   ne  déterminera  

quoi  dire  et  la  meilleure  façon  de  le  dire,  etc.  Tout  ceci  dépendra  de  lui  et  de  sa  volonté  à  

se   mettre   en   mouvement   dans   cette   démarche   d’amélioration   personnelle   de   sa  

communication.  

Nous  voyons  clairement  à  travers  ces  quelques  exemples  que  l’injonction  à  l’autonomie  

et  plus  exactement  à  prendre  ses  responsabilités  vis-­‐à-­‐vis  de  soi,  est  bien  présente  dans  

le   programme   de   formation.   Maintenant,   tout   participant   peut   feindre   la   démarche  

d’amélioration  de  son  efficacité  à  communiquer  et  masquer   la  vérité  de  sa  motivation.  

Or   l’authenticité   véhicule   non   seulement   l’intensité   de   sa   démarche,  mais   est   aussi   le  

mode  privilégié  pour  laisser  émerger  cet  idéal  de  soi.    

2.1.2 Traces  d’injonction  à  être  authentique  

Le  programme  de  la  formation  est  moins  directif  sur  cette  question  de  l’authenticité  qu’il  

ne   l’est   sur   celle   de   l’autonomie.   Nous   pouvons   toutefois   trouver   quelques   traces  

d’invitation  à  l’exposition  de  soi  et  à  l’introspection  authentique.  

Dans   la   partie   relative   aux   objectifs   du   programme,   il   est   indiqué   que   le   participant  

apprendra   à   répondre   à   diverses   formes   de   communication   «  grâce   aux   ateliers  

interactifs,   aux   autoévaluations,   aux   jeux   de   rôles   et   aux   simulations   vidéo  ».   Nous  

distinguons  ici  l’invitation  à  s’exposer  via  les  ateliers  interactifs  et  les  jeux  de  rôles  et  le  

devoir   d’introspection   au   travers   des   exercices   d’autoévaluations.   Toujours   dans   la  

même  partie  du  programme,  nous  pouvons  lire  que  le  stagiaire  apprendra  à  «  gérer  des  

situations  avec  une  approche  souple,   sincère  et  confiante  ».  Le  mot  sincère  peut   là  aussi  

être  considéré  comme  un  appel  à  l’authenticité.    

Page 40: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

40  

Dans   la   partie   suivante   du   programme   concernant   les   ateliers   pédagogiques,   nous  

retrouvons   des   traces   de   ces   incitations   à   s’exposer   et   à   s’autoévaluer.   Les   titres   des  

ateliers   sont   évocateurs  :   «  Définir   votre   style   de   communication  »,   «  Mettre   au   jour   les  

filtres  personnels  »,  «  Evaluer  les  relations  que  vous  entretenez  avec  les  autres  »  et  même  

«  Gérer   les   émotions   difficiles  ».   Il   paraît   difficile   de   participer   à   de   tels   ateliers   sans  

s’exposer  soi  et  sans  faire  acte  de  transparence  sur  certains  traits  de  son  parcours  ou  de  

sa  personnalité.  

Le   contenu   de   la   formation   reprend   encore   ces   mêmes   idées.   Le   participant   pourra  

notamment   apprendre   à   «  être   souple   sans   compromettre   son   identité  »,   «  Prendre   la  

responsabilité   de   ses   émotions  »,   «  Faire   preuve…   de   sensibilité  »,   et   aussi   «  Créer  

l’ouverture.  »  Comment   compromettre   son   identité   et   prendre   la   responsabilité   de   ses  

émotions  sans  se  connaître  ?  Et  comment  faire  preuve  de  sensibilité  ou  créer  l’ouverture  

sans   s’exposer  ?   Se   connaître   et   s’exposer   tel   que   l’on   est,   n’est-­‐ce   pas   une   certaine  

preuve  d’invitation  à  être  authentique  avec  soi  et  les  autres  ?  

Comprenons   bien   que   si   le   mot   authenticité   n’est   pas   cité,   il   n’en   est   pas   moins  

largement   évoqué   ou   induit   dans   ce   programme   de   la   formation   en   invitant   le  

participant  à  s’exposer.  

2.1.3 Traces  d’injonction  à  être  performant  

La  formation  regorge  de  paraphrases  pour  décrire  le  titre  de  la  formation  évocateur  de  

performance  :   «  Techniques   de   communication  :   Collaborer   pour   obtenir   des   résultats.  »  

D’ailleurs,   la   première   compétence   apprise   pendant   la   formation   reprend   ce   titre  :  

«  obtenir   des   résultats   en   communiquant   avec   les   autres.  »   Et   pour   «  communiquer  

efficacement  »,   il   faut   entre   autres   techniques   utiliser   un   «  langage   simple,   concis   et  

direct  »  et  aussi  «  développer  des  compétences  en  écoute  active  pour  anticiper  et  éviter  les  

incompréhensions  »,   sources   induites   de   non-­‐performance.   La   dernière   compétence  

précisée   résume   en   substance   toutes   les   autres  :   «  éliminer   les   barrières   qui   vous  

empêchent   de   communiquer   efficacement  ».   Cette  première  partie   du  programme   suffit  

largement  à  démontrer  la  présence  de  l’injonction  à  être  performant.    

En   fait,   cette   injonction  est  omniprésente  dans   le  programme  et  voici  quelques  autres  

exemples  pris  tout  au  long  du  programme.  Tout  d’abord  la  première  phrase  des  objectifs  

pédagogiques  :   «  Avoir   des   compétences   en   communication   est   un   outil   essentiel   que  

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41  

chaque   collaborateur   et   manager   doit   avoir   en   sa   possession.  »   Un   des   ateliers  

pédagogiques  proposés  conduit  les  stagiaires  à  «  créer  des  plans  d’action  pour  améliorer  

ses  performances   lors  de  son  retour  en  entreprise.  »  La  formation  présente  entre  autres  

des   compétences   de   performance   comme   «  définir   des   objectifs   clairs   pour   votre  

communication  »,   «  accroître   l’intérêt   de   ses   communications  »,   «  distinguer   ce   qui   a   de  

l’intérêt   de   ce   qui   n’en   a   pas  »   ou   encore   «  renforcer   votre   message   pour   obtenir   les  

résultats   escomptés   en   créant   des   messages   crédibles  ».   Enfin,   la   formation   aborde   un  

point  capital  au  cœur  du  désir  de  se  perfectionner  :  comment  «  dépasser  ses  limites  »  ?  ;  

sans  doute  l’invitation  qui  traduit  le  plus  nettement  l’injonction  qui  nous  intéresse  ici.  

L’injonction   à   être   performant   est   donc   indiscutablement   omniprésente   dans   ce  

programme  de  formation,  dont  la  finalité  est  de  préparer  psychologiquement  ou  motiver  

le  futur  stagiaire,  au  cours  de  sa  formation,  à  dépasser  ses  limites  dans  le  registre  de  la  

communication.  

2.1.4 Synthèse  de  l’analyse  du  programme  de  formation  

Nous   venons   d’explorer   le   programme   de   la   formation   «  Techniques   de  

communication  »  pour  vérifier  la  présence  de  l’injonction  à  être  soi.  Pour  effectuer  cette  

vérification,   nous   avons   cherché   à   valider   la   présence   de   trois   composantes   de  

l’injonction  à  être  soi  :  être  autonome,  authentique  et  performant.  Nous  avons  d’abord  

mesuré   les   différentes   formes   que   prend   l’invitation   à   être   autonome,   tantôt   explicite  

comme  dans   la  population  visée  par   la   formation  qui  «  concerne   tous  ceux  qui  désirent  

renforcer  leurs  compétences  en  communication  »,  tantôt  implicite  comme  dans  toutes  les  

propositions   de   mise   en   œuvre   des   techniques   pour   communiquer   efficacement,   qui  

finalement   invitent   les   participants   à   prendre   leurs   responsabilités   vis-­‐à-­‐vis   d’eux-­‐

mêmes.   Nous   avons   vérifié   la   présence   plus   rare   de   l’injonction   à   être   authentique,  

induite   ici   et   là   dans   le   programme   de   formation   notamment   dans   certains   titres   des  

ateliers,  comme  «  mettre  à   jour   les   filtres  personnels  grâce  à  des   jeux  de  simulation  »  ou  

encore   «  évaluer   les   relations   que   vous   entretenez   avec   les   autres  »,   qui   invitent   le  

participant   à   s’évaluer   et   à   s’exposer.   Enfin,   nous   avons   observé   l’omniprésence   de  

l’invitation   à   l’efficacité,   relayer   par   de   multiples   paraphrases   tout   au   long   du  

programme,   dont   les   plus   marquantes   sont   d’abord   le   complément   du   titre   de   la  

formation  «  Collaborer  pour  obtenir  des  résultats  »  et  ensuite  un  des  moyens  proposés  :  

«  dépasser  ses  limites  ».    

Page 42: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

42  

Nous   pouvons   conclure   que   l’injonction   à   être   soi   est   bel   et   bien   observable   dans   ce  

programme  de  formation,  sous  la  forme  des  incitations  à  l’autonomie,  à  l’authenticité  et  

à   la   performance.   Nous   pouvons   maintenant   nous   poser   les   questions   suivantes  :   le  

formateur  respecte-­‐t-­‐il   ces   injonctions  du  programme  ?  Et  durant  cette   formation,   lors  

de  son  animation,  évoque-­‐t-­‐il  aussi  l’injonction  à  être  soi  ?  

2.2 ANALYSE  DE  LA  POSTURE  AUTOCRITIQUE  DU  FORMATEUR  

Il   est   communément   accepté   l’idée   que   les   programmes   pédagogiques   ne   sont   pas  

toujours  fidèles  à  l’image  de  ce  qui  se  vit  en  formation  ;  les  formateurs  prenant  souvent  

l’initiative  d’adapter   le  programme  en  fonction  des  attentes  et  des  comportements  des  

participants.  Dans  le  cas  qui  nous  intéresse,  le  programme  a  été  respecté  en  très  grande  

partie   avec   ici   et   là   quelques   apports   ou   nuances.   Toutefois,   il   paraît   important   de  

vérifier   que   le   regard   que   porte   le   formateur   sur   son   rôle   souligne   l’importance  

d’amener   les  participants  à  être  soi  en   formation.  Pour  cela,  nous  allons  nous  appuyer  

sur  un  entretien  non  directif  (cf.  annexe  2)  mené  avec  le  formateur  Pierre-­‐Alexandre  à  la  

fin   de   son   animation   d’une   des   deux   sessions   de   formation   observées.   De   la   même  

manière  que  pour  l’analyse  du  programme  de  formation,  nous  vérifierons  la  présence  de  

l’injonction   à   être   soi   en   recherchant   la   présence   des   injonctions   à   l’autonomie,   à  

l’authenticité  et  à  la  performance  dans  ce  discours  autocritique  du  formateur.  

2.2.1 Traces  d’injonction  à  l’autonomie  

C’est  sans  doute  sur  ce  premier  point  que  Pierre-­‐Alexandre  est  le  moins  expressif.  C’est  

lorsqu’il   décrit   le   mot   énergie   que   nous   pouvons   le   mieux   discerner   l’invitation   à  

l’autonomie  dans  son  discours.  Il  exprime  l’idée  que  l’implication  des  stagiaires  dans  les  

exercices   les   «  dope  »   à   l’émotion,   à   l’énergie   et   que   cela   contribue   à   les   mettre   en  

mouvement.  Pour  expliquer  le  mot  énergie,  il  fait  volontairement  un  jugement  de  valeur  

en  disant  qu’il   y   a  de  bonnes   énergies  où  «  c’est   à   la   fois   de   l’ordre  de   la   volonté   et   du  

plaisir.  »   Le  mot   qui   nous   intéresse   ici   est   volonté,   qu’il   précise   ainsi  :   «  L’ordre   de   la  

volonté,  la  personne  est  volontaire,  du  volume  en  quelque  sorte,  ça  sort.  »  Pierre-­‐Alexandre  

précise   ensuite   que   la   volonté   individuelle   est   différente   chez   chaque   stagiaire,   mais  

qu’il   œuvre   à   la   développer  :   «  je   lui   offre   un   cadre,   un   support,   une   plateforme   sur  

lesquels   elle   (personne   stagiaire)   va   pouvoir   nourrir   sa   volonté  »,   notamment   en  

l’amenant  d’une  attente  plus  ou  moins  forte  vers  un  objectif  précis.  C’est  aussi  un  moyen  

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43  

pour   lui   de   passer   de   la   dynamique   individuelle   à   la   dynamique   collective   comme   il  

l’explique  avec   la  métaphore  suivante  :  «  la  noria,  c’est   la  roue  à  aubes,  c’est  un  concept  

que  l’on  trouve  parfois  ;  c'est-­à-­dire  qu’il  y  a  la  rivière  ou  le  ruisseau  et  ça  fait  tourner  la  

roue.  Il  y  a  de  l’énergie  qui  passe  et  puis  chacun  prend  de  l’eau  et  cela  fait  tourner  la  roue.  »  

Dit  plus  simplement,  quand  le  stagiaire  trouve  la  volonté  nécessaire  pour  se  mettre  en  

mouvement,   il   emporte   avec   lui   ses   camarades   et   la   volonté   se   propage   et  

s’autoalimente.   Enfin,   en   dernier   point   et   pas   des  moindres,   Pierre-­‐Alexandre   précise  

qu’à   son   avis   «  un   stage   réussi,   c’est   quand   les   stagiaires   se   mettent   en   mouvement.  »  

Derrière  cette  idée  de  se  mettre  en  mouvement,  nous  pouvons  comprendre  l’importance  

de  manifester  sa  volonté  de  se  prendre  en  main.  

Nous   comprenons   bien   ici   l’importance   que   revêt   la   volonté   individuelle   aux   yeux   du  

formateur  et  pour  quoi  il  manœuvre  pour  la  développer.  Ceci  nous  permet  de  conclure  

qu’au   cours   de   la   formation,   Pierre-­‐Alexandre   induit   subtilement   dans   son   discours  

l’injonction  à  être  autonome  en  se  mettant  notamment  en  mouvement.    

2.2.2 Traces  d’injonction  à  l’authenticité  

Les  traces  d’injonctions  à  l’authenticité  sont  abondantes  dans  le  discours  autocritique  du  

formateur.  Son  invitation  à  l’authenticité  est  perceptible  dans  la  description  qu’il  fait  de  

sa  manière  de  créer  de  façon  progressive  un  «  climat  de  confiance  ».  Pour  aboutir  à  un  tel  

résultat   et   entre   autres   solutions   mentionnées,   il   invite   les   stagiaires   à   faire   de  

«  l’interconnaissance  »  et   incite  quelques-­‐uns  d’entre   eux   à   se  mettre   en   exemple  pour  

dans  tous  les  cas  «  se  mettre  en  scène  »  et  rentrer  en  «  immersion  ».  

Pour  Pierre-­‐Alexandre,   l’authenticité  commence  à  deux  :  «  ce  qui  est  toujours   favorable,  

ce   sont   les   interviews   réciproques,   donc   là   les   stagiaires   font   de   l’interconnaissance  »   et  

ajoute  «  à  deux,  il  (terrain  d’entrainement)  est  relativement  intime,  car  ce  sont  les  affinités  

intellectuelles  qui  sont  partagées.  »    Ce  binôme  créé,  il  devient  «  comme  un  maillon  d’une  

chaîne  »   que   Pierre-­‐Alexandre   utilise   comme   «  un   continuum   de   confiance,   de  

collaboration,   de   coopération  »   Après  ?   «  J’agrandis   le   terrain   de   sport,   le   terrain   de  

manœuvre,  on  passe  de  deux  à  quatre,  à  six,  on  change  la  composition  des  petites  équipes  

petit   à   petit  ».   Nous   discernons   bien   ici   le   travail   de   mise   en   partage   progressif   des  

stagiaires  entre  eux  et  qui  les  conduit  semble-­‐t-­‐il  inéluctablement  à  :  «  Oser  être  plus  eux-­

mêmes,   oser   se   livrer,   oser   se   mettre   en   scène,   oser   dire   à   l’autre.   Voilà,   parler   plus  

franchement  !  »  Le  message  est  clair  et  confirme  que  le  formateur  invite  habilement  les  

Page 44: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

44  

participants   à   oser   se   montrer   soi,   être   authentiques   en   créant   des   circonstances  

d’interconnaissance.  

Cette   invitation   à   être   authentique   passe   aussi   par   la   mise   en   exemple   de   certains  

stagiaires  ou  du  formateur  lui-­‐même.  La  mise  en  exemple  de  certains  stagiaires  semble  

être   un   puissant   levier   pour   faciliter   l’implication   des   stagiaires  :   «  si   je   sollicite  

habilement  une  poignée  de  personne  pour   se  mettre   en   scène,  probablement,   j’aurais   les  

plus  dynamiques  d’entre  eux  qui  viennent  chercher  de  la  confrontation  et  de  l’évaluation.  

Donc,   ils   se  mettent   en   scène.  »   Pierre-­‐Alexandre   exprime   la  même   idée   ici   aussi  :  «  On  

trouve   toujours   dans   un   groupe   des   volontaires   dès   le   premier   jour   pour   se   mettre   en  

première   ligne…  »   Et   ensuite  ?   «  Donc,   si   l’exemple   est   donné   dès   le   premier   jour   d’un  

exercice   devant   les   autres,   les   autres   vont   oser,   car   il   y   en  a   deux   ou   trois   qui   l’ont   déjà  

fait.  »   Les   extractions   de   l’entretien   se   suffisent   à   elles-­‐mêmes   pour   démontrer   notre  

point.  En  plus  de  ces  exemples  de  mises  en  scène  des   stagiaires,   le   formateur  n’hésite  

pas  non  plus  à  se  dévoiler  en  donnant  des  «  contre-­exemples  »  qui  lui  sont  arrivés  :  «  si  je  

dis  aux  autres,  bien  voilà  dans  telles  situations  j’ai  fait  telle  erreur.  Ils  se  disent  :  ah  oui,  il  

est   comme   nous  »   et   ainsi   permet   «  une   plus   grande   proximité.  »  Nous   voyons   bien   là  

encore   la   finalité   de   la   technique   qui   est   de   faciliter   l’implication   des   stagiaires   et  

permettre  un  climat  de  confiance  propice  à  l’expression  de  soi.    

En  résumé,   la   logique  de  Pierre-­‐Alexandre  est  de  créer  petit  à  petit   les  maillons  d’une  

chaîne   de   confiance,   qui   facilite   l’implication   et   la  mise   en   scène  de   soi.   Car   comme   il  

l’indique  avec  recul  :  «  pour  optimiser  ce  stage,  c’est  mieux  réussir  la  première  journée  en  

les  mettant  en  immersion  plus  rapidement.  »  Nous  pouvons  comprendre  ainsi  que  Pierre-­‐

Alexandre  associe  la  profondeur  et  la  rapidité  d’immersion  à  la  réussite  de  sa  formation  

et  qu’il  a  tout  intérêt  à  convier  «  habilement  »  les  participants  à  être  soi,  authentique.  

2.2.3 Traces  d’injonction  à  la  performance  

Contrairement  au  programme  de  formation,  le  mot  performance  et  son  adjectif  décliné  

sont  peu  utilisés  dans  le  discours  autocritique  de  Pierre-­‐Alexandre.  Quand  il  parle  de  sa  

perception   de   la   formation,   il   utilise   plutôt   des   verbes   comme   «  oser  »,   «  optimiser  »,  

«  doper  »  ou  encore  des  expressions  comme  «  dynamiques  individuelles  et  collectives  ».    

Le  passage  qui  exprime  le  plus  nettement   la  notion  de  performance  est   lorsqu’il  décrit  

justement   l’apport   d’une   dynamique   collective  :   «  c’est   qu’après   ce   climat   de  

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45  

bienveillance,  de  confiance,  d’acceptation,  de  règles  du  jeu,  que  chacun  peut  jouer  sa  partie  

de   leadership  »   et   ajoute   «  cela   facilite   les   performances   et   l’apprentissage   de   chacun  »  

pour  conclure  «  la  dynamique  collective  conforte  et  optimise  les  dynamiques  individuelles.  

Ca   fait   monter   petit   à   petit.  »   Nous   observons   bien   là   que   pour   le   formateur   Pierre-­‐

Alexandre,   le   leadership   individuel   et   la   performance   individuelle   font   partie   du   but  

recherché   de   sa   pédagogie,   centrée   sur   la   création   d’un   climat   facilitant.   Pour   cela,   il  

amène  les  participants  comme  nous  l’avons  vu  ci-­‐dessus  à  se  mettre  en  mouvement,  car  

le   mouvement   peut   les   amener   à   «  se   mettre   en   zone   de   risque  »   et   ainsi   apprendre,  

s’améliorer  :   «  c’est   un   grand   principe   pédagogique…   de   se  mettre   en   zone   de   risque   et  

d’apprendre  dans  un   cadre   (la   formation)  qui  n’est  pas  dommageable  à  priori   s’il   y  a   la  

confiance.  »    Il  précise  ici  le  climat  de  confiance  comme  condition  préalable.  De  la  même  

manière,   il   parle   du   besoin   d’évaluation   des   participants  :   «  certains   n’aiment   pas   être  

bousculés,  la  plupart  d’entre  eux,  quand  ils  le  sont,  c’est  à  leur  bénéfice.  »  Nous  voyons  bien  

là   encore   la   corrélation   entre   la   mise   en   zone   de   risque   et   l’apport   en   terme  

d’apprentissage.    

Ainsi,  nous  pouvons  mettre  en  évidence  qu’il  y  a  bien  la  volonté  du  formateur  à  guider  

les  participants  vers  la  voie  de  la  performance.  L’injonction  n’est  pas  aussi  explicite  que  

dans  le  programme  de  formation,  mais  elle  n’en  demeure  pas  moins  perceptible.  

2.2.4 Synthèse  de  l’analyse  du  discours  autocritique  du  formateur  

Dans   l’entretien   avec   le   formateur   Pierre-­‐Alexandre,   nous   avons   pu   observer  

l’expression  des  trois   facettes  de   l’injonction  à  être  soi  :  être  autonome,  authentique  et  

performant.   L’autonomie   est   abordée   lorsqu’il   évoque   l’importance   d’avoir   des  

participants   avec   une   volonté   forte,   notamment   celle   de   se  mettre   en  mouvement.   Le  

formateur  nous  montre  aussi  ses  efforts  pour  nourrir  cette  volonté  chez  les  participants,  

validant  ainsi  la  présence  certaine  de  l’injonction  à  être  autonome  lors  de  son  animation.  

L’injonction   à   être   authentique   est   quant   à   elle   quasi   omniprésente   dans   le   discours  

autocritique  du  formateur.  Elle  s’exprime  notamment  par  l’invitation  aux  exercices  où  il  

y   a   interconnaissance,   par   la   sollicitation   d’exemples   auprès   des   participants   et   par  

l’illustration  d’exemples  vécus  par  le  formateur.  Avec  à  chaque  fois  pour  finalité,  faciliter  

la  mise  en  scène  des  participants.  Enfin,  la  notion  de  performance  est  moins  récurrente  

dans   le   discours   du   formateur.   Elle   apparaît   dans   la   relation   mise   en   évidence   par  

Pierre-­‐Alexandre   entre   se   mettre   en   zone   de   risque   et   le   bénéfice   en   terme  

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d’apprentissage.  Il  souligne  ainsi  l’importance  que  revêt  pour  le  formateur  de  placer  les  

participants  en  zone  de  risque  pour  leur  faciliter  l’apprentissage  et  donc  l’amélioration  

de   leurs  capacités  ;   ceci  ne  pouvant  s’effectuer  correctement  que  s’il  y  au  préalable  un  

climat  de  confiance.    

Compte  tenu  du  regard  autocritique  qu’il  porte  sur  l’animation  qu’il  a  faite  et  sa  vision  

de  son  rôle  en  tant  que  formateur,  nous  pouvons  conclure  que  l’injonction  à  être  soi  est  

sans   aucun   doute   perceptible   dans   le   discours   qu’il   tient   lors   de   l’animation   de   la  

formation  qui  nous  intéresse  ici.  

2.3 SYNTHESE  DES  RESULTATS  PRELIMINAIRES  

Pour  analyser  la  réaction  des  participants  à  l’injonction  à  être  soi  en  formation,  il  nous  

fallait   préalablement   vérifier   la   présence  de   cette   injonction  dans   le   programme  de   la  

formation  et  le  discours  du  formateur.  Pour  cela,  nous  avons  cherché  les  traces  de  ce  que  

nous  avons  défini  dans  la  première  partie  de  ce  mémoire  comme  l’injonction  à  être  soi,  

c'est-­‐à-­‐dire   être   autonome,   authentique   et   performant.   Dans   un   premier   temps,   nous  

avons  donc  décortiqué   le  programme  de   la   formation  pour  vérifier   la  présence  de   ces  

trois  composantes  de  l’injonction  à  être  soi.  Et  dans  un  second  temps,  nous  avons  utilisé  

la   même   approche   pour   le   discours   autocritique   du   formateur.   Nous   résumerons  

sommairement  les  résultats  de  ce  travail  d’analyse  préliminaire  sous  la  forme  du  tableau  

suivant  où  les  expressions  choisies  représentent  le  plus  fidèlement  le  point  clé  identifié  

dans  chacune  des  analyses  ci-­‐dessus  :  

Injonction à être soi

  Etre  autonome   Etre  authentique   Etre  performant  

Programme  de  la  

formation  

Prendre  ses  

responsabilités  S’exposer  

Dépasser  ses  

limites  

Discours  

autocritique  du  

formateur  

Se  mettre  en  

mouvement  Se  mettre  en  scène  

Se  mettre  en  zone  

de  risque  

Page 47: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

47  

2.4 CONCLUSION  DE  LA  PRESENTATION  DES  RESULTATS  PRELIMINAIRES  

A   la   vue  des   résultats   ci-­‐dessus,   nous  pouvons   conclure  que   l’injonction   à   être   soi   est  

nettement   perceptible   tant   dans   le   programme   de   formation   que   dans   le   discours  

autocritique   du   formateur.   Nous   noterons   également   la   similarité   de   sens   des  

expressions  utilisées.  Prendre  ses  responsabilités  n’est  certes  pas  toujours  se  mettre  en  

mouvement,   mais   c’est   pourtant   bien   comme   cela   qu’elle   est   présentée   dans   le  

programme  de  formation.  S’exposer  et  se  mettre  en  scène  sont  presque  synonyme.  Dans  

les  deux   cas,   nous   retrouvons   l’idée  de   se  montrer   et   implicitement  de   se  montrer   tel  

que  l’on  est.  Enfin,  pour  être  toujours  performant,  ne  faut-­‐il  pas  dépasser  ses  limites  en  

osant   se   mettre   en   zone   de   risque  ?   Même   si   chacune   de   ces   idées   n’a   pas   la   même  

importance   dans   le   programme   de   formation   et   dans   le   discours   autocritique   du  

formateur,   il  en  résulte   toutefois  une   très  bonne  cohérence  autour  de   l’idée  principale  

qui  nous  intéresse  ici  :  l’injonction  à  être  soi.  

En  conclusion,  nous  répondons  par  l’affirmative  à  la  question  :  y  a-­‐t-­‐il   injonction  à  être  

soi  dans  la  formation  étudiée  ?  Et  nous  validons  donc  notre  première  hypothèse.  De  fait,  

nous  pouvons  maintenant  explorer  les  résultats  en  lien  avec  la  seconde  hypothèse  posée  

dans   ce   mémoire  :   l’intimité   favorise   l’expression   comportementale   de   loyauté   des  

participants  face  à  l’injonction  à  être  soi.    

Cette   étude   préliminaire   nous   permet   de   mieux   cerner   la   direction   donnée   à   ce  

mémoire.   En   effet,   bien   que   l’injonction   à   être   soi   recouvre   trois   dimensions,   celle  

concernant   l’authenticité   est   particulièrement   mise   en   avant   par   le   formateur.   Ceci  

contribue  inéluctablement  à  renforcer  l’intensité  de  l’injonction  à  être  soi  authentique  et  

des  réactions  des  participants  à  celle-­‐ci.  Aussi  pour  l’analyse  qui  suit,  nous  serons,  dans  

les  réactions  face  à  l’injonction  à  être  soi,  tout  particulièrement  attentifs  à  la  dimension  

de  l’authenticité.      

3. PRESENTATIONS  DES  RESULTATS    

Maintenant   que   nous   avons   pu   vérifier   la   présence   de   l’injonction   à   être   soi   dans   le  

programme  de  formation  et  le  discours  autocritique  du  formateur,  nous  allons  pouvoir  

explorer   les   entretiens   des   deux   participants   à   cette   formation  :   Claudia   et   Bernard.  

Comme  nous  venons  de  le  voir,  l’injonction  à  être  soi  se  cache  derrière  des  termes  plus  

évocateurs,   tels   que   :   se   mettre   en   scène,   se   mettre   en   mouvement,   prendre   ses  

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48  

responsabilités,  se  montrer,  s’exposer,  oser,  se  mettre  en  zone  de  risque,  parler  de  soi,  

etc.   Compte   tenu   de   la   forte   récurrence   des   messages   liés   à   l’authenticité   dans   le  

discours   autocritique   du   formateur,   nous   pouvons   considérer   que   cette   dernière  

dimension  de  l’injonction  à  être  soi  est  la  plus  prégnante  auprès  des  participants.  C’est  

pourquoi,  nous  tout  particulièrement  attentif  à  la  réaction  de  ces  deux  participants  face  

à  l’injonction  à  être  soi  authentique.    

Nous  vérifierons  donc  les  trois  réactions  possibles  face  à  cette   injonction  :   l’expression  

de   la   défection,   la   prise   de   parole   et   la   loyauté.   Pour   chacune   de   ces   trois   réactions  

possibles,   nous   rapprocherons   les   éléments   communs,   paradoxaux   et   contradictoires  

des   analyses   de   ces   deux   entretiens.   Enfin,   nous   dresserons   une   synthèse   de   ces  

résultats,   avant   de   proposer   une   analyse   transversale   des   données.   Puis   nous  

conclurons.    

3.1 LA  DEFECTION  

3.1.1 Entretien  de  Claudia  

Dans  les  premiers  échanges,  Claudia  exprime  une  forme  de  déception  liée  au  rythme  de  

la  formation  :  «  le  premier  jour,  cela  repose  plus  sur  des  généralités…  je  les  connaissais  déjà  

un   peu,   donc   je   trouvais   le   rythme   un   peu   lent  ».   Le   contenu   lui   étant   déjà   connu,   elle  

semble  sous-­‐entendre  un  certain  ennui.  Ce  qu’elle  rappellera  mot  pour  mot  un  peu  plus  

tard  dans  l’entretien  :  «  on  connaît  ces  notions-­là,  c’est  pour  cela  que  j’ai  trouvé  le  rythme  

un  peu   lent.  »  Elle   lance  elle-­‐même   l’hypothèse  que  sa  perception  était  peut-­‐être   liée  à  

son  impatience  :  «  j’étais  peut-­être  un  peu  impatiente  par  rapport  à  mon  cas.  »    Le  rythme  

de   la   formation   qui   lui   paraît   lent   a   sans   doute   aussi   comme   conséquence   implicite  :  

l’ennui.   Le   rythme   lent   et   l’expression   d’impatience   et   d’ennui   ne   sont   pourtant   pas  

suffisants  pour  parler  de  défection  à  être  soi.  La  séquence  suivante  nous  permet  de  faire  

ce   lien.   Lorsqu’elle   suggère   d’alléger   le   premier   jour   pour   laisser   plus   de   temps   à   la  

pratique,  je  lui  pose  la  question  :  «  est-­ce  que  tu  crois  que  tu  aurais  pu  le  demander  (sous-­‐

entendu  pendant  la  formation)  ?  »  Ce  à  quoi  elle  répond  :  «  mais  je  ne  connaissais  pas  les  

participants.  Mais  aussi  par  rapport  à  cela,  j’aurais  pu…  mais  c’est  de  l’autocensure  ».  Elle  

soulève   ici   deux   points   importants.   Premièrement,   que   sa   connaissance   des   autres  

participants   jugée   par   elle-­‐même   comme   insuffisante,   l’indispose   à   exprimer   sa  

demande.  Deuxièmement,   qu’elle   aurait   pu   passer   outre   si   elle   n’avait   pas   fait   preuve  

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d’autocensure.   Elle   explique   la   raison   de   cette   autocensure   de   trois   manières.   Tout  

d’abord  en  disant  :  «  je  ne  connais  pas  leurs  besoins.  Je  ne  veux  pas  non  plus,  comment  dire,  

passer   pour   un   perturbateur.  »   Cette   phrase   nous   permet   de   faire   le   lien   entre   la  

méconnaissance   des   autres   exprimée   déjà   ci-­‐dessus   et   l’autocensure.   La   peur   du  

jugement  d’autrui  joue  ici  clairement  le  rôle  d’un  puissant  frein  à  s’exposer.  Elle  ajoute  

ensuite  une  deuxième  raison  à  son  autocensure  :  «  je  parle  de  mon  cas…  élevée,  grandit  

dans   l’éducation   asiatique.  »,   insinuant   que   son   éducation   asiatique   serait   aussi   une  

barrière  à   l’expression  de  son  besoin  et  de  sa  demande,   in  fine  une  barrière  à  être  soi.  

Enfin,   la   troisième   raison   qu’elle   donne   à   son   autocensure   est   exprimée   dans   cette  

phrase  :  «  on  est  quand  même  très  discipliné…  dans  un  cadre  assez  formalisé,  avec  pas  un  

maître  et  des  élèves,  mais  presque.  »  Elle  conclut  :  «  on  est  quand  même  dans  un  esprit  très  

scolaire.  »  Ce   passage  montre   que   le   fait  même  d’être   en   formation   réactive   en   elle   le  

sentiment  de  l’élève  sur  les  bancs  de  l’école,  qui  se  manifeste  chez  elle  par  un  devoir  de  

discipline,  qui  lui  semble  peu  compatible  avec  l’expression  libre  de  soi.  Il  est  intéressant  

de  noter   au  passage  que   l’esprit   scolaire   est   associé   chez  Claudia   à   la   relation  maître-­‐

élève   et   au   cadre   formalisé   de   la   formation,   c'est-­‐à-­‐dire   l’exercice   en   formation   de  

principes  plutôt  rigides,  régis  par  un  maître  de  cérémonie,  le  formateur.    

Au-­‐delà   de   cette   question   de   l’autocensure,   elle  mentionne   un   autre   point   qui  mérite  

toute  notre  attention.  Claudia  dit  en  parlant  du  groupe  :  «  tout  le  monde  a  joué  un  peu  son  

rôle  et  à  essayer  de  participer  activement…  parce  que  je  pense  qu’il  y  a  une  part  d’intérêt  

de  découvrir  un  petit  peu  des  notions  nouvelles…  de  faire  du  laboratoire.  »  Nous  pouvons  

distinguer  ici  deux  sous-­‐entendus  paradoxaux  en  lien  avec  la  défection  à  être  réellement  

soi.  Premièrement,  la  formation  c’est  un  peu  comme  faire  du  laboratoire,  c’est  à  dire  ne  

pas  être  vraiment  dans  la  vraie  vie.  Dans  ces  conditions,  il  y  aurait  un  intérêt  à  essayer  

de   participer   activement   pour   découvrir   des   notions   nouvelles.   Dans   participation  

active,   nous   pouvons   d’ailleurs   soupçonner   la   présence   de   l’expression   de   soi  

authentique,   notamment   par   exemple   l’échange   d’avis   ou   d’expériences   vécues.  

Deuxièmement  et  paradoxalement,  elle  attribue  cet  effort  de  participation  à  un  rôle,  qui  

ne  serait  non  pas  elle,  telle  qu’elle  pense  être,  mais  plutôt  celle  qui  obéit  à  ce  qui  lui  est  

demandé   de   faire.   Dans   ces   conditions,   nous   pouvons   suspecter   que   la   personne   qui  

essaie   de   participer   activement   ne   porte   en   fait   qu’un   masque   de   conventions.  

Conventions   d’ailleurs   que   nous   pouvons   rapprocher   du   caractère   scolaire   de   la  

formation   et   de   la   notion   de   discipline   qu’elle   induit,   déjà   exprimés   ci-­‐dessus.  Notons  

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que   Claudia   utilise   plus   tard   dans   l’entretien   le   mot   masque   lorsqu’elle   cherche   des  

solutions  pour  faciliter  la  connaissance  des  autres  et  créer  un  climat  de  confiance  :  «  tant  

que  les  gens  ne  tombent  pas  encore  leurs  masques,  c’est  difficile  de  s’exprimer,  surtout  dans  

ce  genre  de   formation.  »  Elle  dit  ainsi  que   le  port  du  masque  empêche   littéralement  de  

pouvoir   s’exprimer   authentiquement   alors   qu’implicitement   ce   genre   de   formation  

requiert  cette  authenticité.  Ceci  nous  permet  de  valider,  combien  Claudia  est  consciente  

de  l’injonction  à  être  soi  authentique  dans  cette  formation.  

En   conclusion,   Claudia   manifeste   une   certaine   défection   à   être   soi   authentique   pour  

deux  raisons.  La  première  est  liée  à  son  impatience  face  à  un  contenu  déjà  connu  où  elle  

s’autocensure  au  lieu  d’exprimer  son  besoin  d’accélérer  le  rythme  de  la  formation.  Elle  

donne  trois  raisons  à  ce  comportement  :   la  peur  d’être  jugé  par  les  autres  participants,  

son  éducation  asiatique  et  la  discipline  qu’induit  le  caractère  scolaire  de  la  formation.  La  

seconde   raison   est   sa   participation   active   où   elle   joue   un   rôle,   porte   un  masque,   par  

obéissance  aux  conventions  liées  à  la  formation.  

3.1.2 Entretien  de  Bernard  

Dès   le   démarrage   de   son   entretien,   Bernard   exprime   deux   idées   fortes  :   sa   présence  

recommandée  par  son  supérieur  hiérarchique  et   ses  préjugés  vis-­‐à-­‐vis  du   thème  de   la  

formation  :  «  A  l’origine,  je  suis  venu  à  ce  stage  sur  les  conseils  et  les  recommandations  de  

mon   supérieur   hiérarchique.   A   priori,   ce   n’était   pas   ma   tasse   de   thé   les   cours   de  

communication.  »   Compte   tenu   de   la   juxtaposition   de   ces   deux   idées,   nous   pouvons  

supposer  que  la  présence  fortement  conseillée  par  le  supérieur  hiérarchique  joue  plutôt  

ici   le  rôle  de   frein  à  son  engagement.  De  même,  elle  accroît  sans  doute  sa  résistance  à  

s’exposer   soi,   qui   est   déjà   chez   Bernard   une   attitude   peu   habituelle  :   «  J’ai   plutôt  

tendance   à   vouloir   me   mettre   en   retrait   plutôt   que   m’exposer.  »   A   cela   s’ajoute,   ses  

préjugés  sur  le  thème  de  la  formation.  Il  se  considère  comme  «  un  technicien  pur  et  dur  »  

et  ajoute  :  «  donc  à  priori,   c’était   le  genre  de   formation  qui  ne  me  convenait  pas.  »  Nous  

voyons  bien  ici   la  force  de  ses  préjugés  à  l’égard  de  la  formation  et  discernons  aussi   le  

rejet  qu’il  pourrait  exprimer  vis-­‐à-­‐vis  du  contenu  ou  du  déroulé  de  celle-­‐ci.    

Notons   au   passage   que   Bernard   a   assez   rapidement   ressenti   le   premier   jour   que   ses  

«  préjugés  étaient  un  peu   tombés.  »  Toutefois  :  «  quand   j’ai   commencé  à  voir  poindre   les  

ateliers  pratiques,  bon   là   j’ai  eu  un  peu  de  mal   le  premier   jour  »,   insinuant  ainsi  que   les  

ateliers   pratiques   étaient   arrivés   peut-­‐être   un   peu   trop   rapidement   pour   lui.   Il   n’était  

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pas  encore  prêt  à  s’exposer  :  «  j’espérais  en  fin  de  compte  que  je  ne  me  retrouve  pas  dans  

un   débat   (atelier),   mais   plutôt   en   tant   que   spectateur   plutôt   qu’acteur.  »     Des   ateliers  

amenés  trop  rapidement  dans  la  formation  amènent  donc  Bernard  à  réagir  plutôt  par  la  

défection.    

Après   la  présence   forcée,   les  préjugés  et   le   rythme,  Bernard  nous  donne  une  nouvelle  

source  de  défection  :   la  peur  du   jugement.  Dans   le   cadre  des  ateliers,   il  présente   cette  

peur   ainsi  :  «  j’avais   peur   du   jugement   des   autres  ».   Cette  peur  du   jugement  des   autres  

prend  chez  Bernard  une  place  très  importante,  car  il  en  parle  à  de  nombreuses  reprises,  

comme   ici  :  «  C’est   la  peur…  de  ne  pas  dire  ce  qu’il   faut,  de  me  sentir   jugé,   le   regard  des  

autres  sur  moi.  »    Ou  encore  :  «  je  suis  un  peu  gêné  du  regard  que  les  autres  peuvent  porter  

sur  moi  ».  Cette  peur  joue  sans  aucun  doute  un  grand  rôle  dans  la  défection  de  Bernard  à  

s’afficher   et   à   s’exprimer.   Il   le   confirme   d’ailleurs   en   répondant   à  ma   question   si   cela  

l’aurait   gêné   que   les   autres   puissent   croire   qu’il   était   résistant   à   ne   pas   vouloir  

s’exprimer.   Il   répond   alors  :   «  Probablement   un   peu  ».   Cette   crainte   du   regard   d’autrui  

nous   laisse   présager   que   Bernard   cache   un   certain   besoin   d’évaluation   ou   plus  

exactement  un  besoin  de  reconnaissance  de  sa  valeur.  Nous  reprendrons  cette   idée  un  

peu  plus  tard  dans  le  chapitre  loyauté.  

Très  focalisé  sur  le  qu'en-­‐dira-­‐t-­‐on,  il  attribue  aussi  cette  peur  du  jugement  à  un  manque  

d’assurance  en  soi  :  «  Je  m’interroge  toujours  sur  ce  qu’ils  pensent  de  moi.  J’ai  pas  dit  une  

bêtise  ?   Est-­ce   que   je   raconte   n’importe   quoi  ?   C’est   un   peu   un   manque   d’assurance  

également  ».  Manque  d’assurance  aussi  en  dehors  de   la   formation,  puisque  à  peine   fini  

l’entretien,  il  me  pose  la  question  suivante  :  «  Ca  va,  je  n’ai  pas  été  trop  long  ?  »  Aussi,  son  

manque   d’assurance   tend   à   le   conduire   à   la   défection,   à   rester   en   réserve,   à   ne   pas  

s’exposer.    

Ce   manque   d’assurance   est   d’ailleurs   associé   par   Bernard   à   deux   causes   que   nous  

pouvons  considérer  comme  facteurs  de  défection  :  sa  timidité  et  sa  méconnaissance  des  

autres   participants.   Il   l’exprime   ainsi  :   «  depuis   ma   plus   tendre   enfance,   je   suis   d’un  

naturel   timide.   Donc   c’est   vrai   que   se   retrouver   dans   un   groupe   avec   des   gens   qu’on   ne  

connait   pas,   c’est   pas   forcément   évident   dans   les   premières   séances   du   cours.  »   Si   le  

premier  facteur  est  intrinsèque  au  participant,  le  second  est  quant  à  lui  la  résultante  de  

ce  qui  se  passe  pendant  la  formation.    

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Enfin,   dans   l’ordre   chronologique  de   l’entretien,   le   dernier   point   qui   apparaît   est   plus  

subtil  à  interpréter.  Il  dit  que  la  formation  s’est  finalement  très  bien  passée  pour  lui  et  

quand  je  lui  demande  pourquoi,  il  répond  :  «  si  ça  se  passait  autre  part  qu’en  formation,  

ce   serait   peut-­être   légèrement   différent.  »   Pourquoi  ?   «  Là   on   savait   qu’il   fallait   quand  

même   jouer   le   jeu,   on   essayait   de   mettre   en   pratique   quand   même   ce   que   l’on   avait  

appris  ».  En  sachant  la  réticence  qu’il  avait  vis-­‐à-­‐vis  des  ateliers,  dans  l’expression  «  jouer  

le  jeu  »,  nous  pouvons  percevoir  une  défection  à  se  montrer  tel  qu’il  est.  Comme  si  le  fait  

même  d’être  en   formation  conditionnait  Bernard  à   jouer  un  rôle  en  oubliant  au  moins  

momentanément  d’exprimer  son  point  de  vue  réel  ;  une  forme  là  encore  d’auto  censure.    

En   conclusion,   au   démarrage   de   la   formation,   Bernard   fait   preuve   de   défection   à  

s’exposer,  car  d’une  part,  sa  présence  est  forcée  et  d’autre  part,   il  a  des  préjugés  sur  le  

thème  de  la  formation.  Sa  peur  du  jugement  des  autres  est  un  facteur  supplémentaire  de  

défection,  qu’il  impute  à  un  manque  d’assurance  de  sa  part,  lié  à  sa  timidité  naturelle  et  à  

sa  méconnaissance   des   autres.   La   non-­‐reconnaissance   de   sa   valeur   semble   participer  

aussi   au   processus   de   défection.   Le   formateur   et   les   conditions   de   démarrage   de   la  

formation   influencent   aussi   la   défection   de   ce   participant,   notamment   au   travers   du  

rythme  qui  conduit  ce  dernier  à  s’impliquer  personnellement.  Enfin,  le  fait  même  d’être  

en  formation  l’amène  à  «  jouer  le  jeu  »  du  laboratoire,  ce  qui  nous  laisse  interpréter  une  

forme  volontaire  de  défection   à   s’exposer   tel   qu’il   est   vraiment,   comme   s’il   y   avait   un  

souhait  raisonné  de  s’oublier  soi.    

3.1.3 Croisement  des  données  liées  à  la  défection  

Dans   les   deux   analyses   qui   précèdent,   nous   avons   mis   en   exergue   à   la   fois   des  

manifestations  de   la  défection  à  être  soi  et  des   facteurs   intrinsèques  et  extrinsèques  à  

l’expression   de   cette   défection.   Nous   allons   ci-­‐dessous   rassembler   les   éléments  

communs  de  ces  deux  analyses,  ainsi  que  les  éléments  paradoxaux  et  complémentaires.  

3.1.3.1 Eléments  communs  

Dans  les  expressions  de  la  défection  à  être  soi,  nous  pouvons  relever  dans  les  interviews  

de   Claudia   et   Bernard   un   élément   commun   et   deux   distincts.   Tout   d'abord,   Claudia  

utilise  le  mot  «  masque  »  pour  exprimer  l’idée  de  «  jouer  un  rôle  »  pendant  la  formation  ;  

Bernard  exprime  plus  sobrement  l’idée  de  «  jouer  le  jeu  ».  En  fait,  ils  expriment  tous  deux  

la  même  idée  :  les  conventions  liées  à  la  formation  facilitent  une  position  de  coopération  

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par   phénomène   d’ancrage   (retour   sur   les   bancs   de   l’école)   qui   induit   in   fine   une  

défection   à   se   mettre   en   scène   de   manière   authentique.   Ceci   rejoint   les   propos   de  

Claudia,  où  le  caractère  scolaire  de  la  formation  contribue  à  sa  défection  à  s’exposer  soi.  

Dans   les   facteurs   intrinsèques   facilitant   la   défection   à   être   soi,   le   principal   point  

commun   est   la   peur   du   jugement.   Tous   deux   expriment   très   nettement   cette   peur   du  

regard   des   autres.   Cette   peur   du   jugement   est   d’ailleurs   intimement   liée   à   un   facteur  

extrinsèque  :   la  méconnaissance  des  autres  ;  point   là  aussi   très  nettement  exprimé  par  

les   deux   stagiaires.   Enfin,   toujours   dans   les   facteurs   extrinsèques,   le   dernier   élément  

commun  est  le  rythme  d’avancement  de  la  formation  inapproprié.    

3.1.3.2 Eléments  complémentaires    

Claudia  parle  d’«  autocensure  »   quand  Bernard  exprime   son  besoin  de   se   retrouver   en  

«  retrait  »,  en  posture  de  «  spectateur  »  pour  ne  pas  à  avoir  à  s’exprimer.  Dans  les  deux  

cas,  nous  pouvons  observer  la  défection  à  s’exposer  et  à  se  montrer  soi.  

Nous  avons  plusieurs  éléments  intrinsèques  et  extrinsèques  qui  influencent  la  défection  

à  être  soi  et  qui  apparaissent  soit  dans  le  discours  de  Claudia,  soit  dans  celui  de  Bernard.  

Tout  d’abord  dans  les  éléments  intrinsèques,  Claudia  évoque  l’importance  que  tient  son  

éducation  asiatique  dans  sa  posture  d’autocensure.  Bernard  exprime  quant  à  lui  plus  son  

caractère  timide  et  son  éducation,  auquel  il  ajoute  son  manque  d’assurance.  Par  ailleurs,  

nous   avons   vu,   ses   préjugés   sur   la   formation   étaient   bien   ancrés   et   contribuaient   au  

processus  de  défection  au  moins  en  début  de  formation.    

Dans  les  éléments  extrinsèques,  nous  avons  vu  dans  le  cas  de  Bernard  que  la  pression  de  

sa   hiérarchie   pour   qu’il   assiste   à   cette   formation,   jouait   en   faveur   d’une   posture   de  

défection.  Enfin,  comme  nous  l’avons  vu  ci-­‐dessus,  le  rythme  inapproprié  est  un  élément  

commun  de  défection,  mais   les  attentes  divergent  pour  chacun  d’eux.  Claudia  souhaite  

passer   rapidement   sur   les   notions   connues   et   explorer   plus   tôt   les   notions   nouvelles.  

Derrière  le  rythme,  c’est  une  question  de  contenu.  Pour  Bernard,  les  ateliers  pratiques,  

excluant   les   exercices   d’interconnaissance   en   début   de   formation,   sont   arrivés   trop  

rapidement   au   cours   de   la   première   journée.   Dans   les   cas,   c’est   la   question   du  

positionnement  des  ateliers  pratiques  dans  le  déroulé  de  la  formation  qui  est  en  cause.  

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3.1.3.3 Eléments  contradictoires  

Excepté   cette   notion   de   rythme   qui   vient   d’être   explicité   ci-­‐dessus,   aucun   élément  

contradictoire  n'apparaît  dans  les  entretiens.    

3.2 LA  PRISE  DE  PAROLE  

La   prise   de   parole   exprime   un  mécontentement   fort.   Or,   ni   Bernard,   ni   Claudia   n’ont  

exprimé   un   tel   mécontentement   au   cours   de   la   formation.   Par   contre,   pendant   les  

entretiens,  ils  donnent  une  idée  à  quoi  aurait  pu  ressembler  leurs  prises  de  parole  et  à  

quelles  conditions  elle  aurait  été  déclenchée.    

Précisons  également  tout  le  paradoxe  de  la  prise  de  parole  face  à  l’injonction  à  être  soi,  

car  l’expression  du  mécontentement  peut  aussi  être  une  forme  authentique  d’expression  

de   soi.   Pour   exprimer   son   mécontentement,   ne   faut-­‐il   pas   oser   s’afficher,   montrer  

ouvertement   son   opinion  ?   Dans   cette   analyse,   nous   considérerons   que   le  

mécontentement   exprimé,  bien  que   loyal   à   l’injonction  à   être   soi,   représente   toutefois  

une   opposition   franche   au   formateur,   son   discours   et/ou   à   ses   pratiques.   Ainsi,   il   est  

probable  qu’une  telle  expression  de  soi  diffère  des  attentes  du  formateur  en  la  matière.  

3.2.1 Entretien  de  Claudia  

Lors  de  l’entretien,  Claudia  exprime  son  impatience  vis-­‐à-­‐vis  de  la  lenteur  d’avancement  

de   la   formation   le   premier   jour,   car   elle   connaît   déjà   les   notions   abordées   par   le  

formateur.  Comme  nous  l’avons  vu  ci-­‐dessus  (cf.  chapitre  défection),  des  espaces-­‐temps  

réservés  à  des  feedbacks  l’auraient  aidé  à  exprimer  son  impatience  et  son  besoin  d’aller  

plus  vite.   Je   lui  pose  ensuite  la  question  :  «  Est-­ce  qu’il  y  aurait  pu  avoir  autre  chose  qui  

aurait  pu  t’aider  à  prendre  les  rênes  et  de  le  dire  quand  même  ?  »  Ce  à  quoi  elle  répond  :  

«  Je  pense  que  l’on  a  presque  les  mêmes  idées  avec  Jacqueline  (sa  voisine),  je  pense  que  si  

au  milieu  de  la  deuxième  journée,  cela  n’avait  pas  avancé  tel  que  l’on  souhaitait,   je  pense  

que   l’on   aurait   fait   quelque   chose,   mais   cela   aurait   été   peut-­être   trop   tard.  ».   Nous  

pouvons   supposer   ici  que   sans   changement  de   rythme  avant   le  milieu  de   la  deuxième  

journée,  Claudia  aurait  exprimé  ouvertement  son  mécontentement  et  sa  déception  vis-­‐à-­‐

vis  de  la  formation.  Il  semble  que  sa  prise  de  parole  aurait  été  facilitée,  par  le  fait  que  son  

mécontentement  soit  partagé  avec  sa  voisine  et  qu’elles  fassent  alliance  pour  l’exprimer.  

Ainsi,  nous  pouvons  voir  qu’un  mécontentement  dès  qu’il  dépasse  une  certaine  limite  de  

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temps,  ici  la  moitié  de  la  formation,  ou  une  certaine  pression  de  frustration,  peut  aboutir  

à   la   prise   de   parole.   Cette   prise   de   parole   est   donc   facilitée   si   le   participant   sait   son  

mécontentement  partagé  et  a  l’assurance  qu’il  sera  accompagné  dans  sa  prise  de  parole  

par   au   moins   un   autre   participant.   Enfin,   notons   au   passage   que   Claudia   doutait   de  

l’efficacité   d’une   prise   de   parole   si   tardive.   Ceci   nous   permet   de   conclure   que  Claudia  

n’avait  ni  la  volonté  ni  la  confiance  en  elle  suffisantes  pour  considérer  sa  prise  de  parole  

comme  l’issue  à  privilégier  pour  redresser  la  qualité  du  contenu  de  la  formation,  sinon  

sans  doute  l’aurait-­‐elle  envisagé  avant.  

3.2.2 Entretien  de  Bernard  

Bernard  nous  donne  une  autre  piste  pour  décrire  une  réaction  de  prise  de  parole  face  à  

l’injonction   à   être   soi.   Il   explique   qu’avec   un   autre   animateur   qui   ne   l’aurait   pas  mis  

«  dans   les  meilleures   conditions  »,   il   aurait   refusé   de   participer   aux   travaux   pratiques  :  

«  les   travaux   pratiques,   je   suis   désolé,   mais   je   préfère   ne   pas   y   participer.  »   C’est   bien  

entendu   le   refus  de   se  mettre  en   scène  qui   est   en  question   ici   (cf.   chapitre  défection).  

Ceci  nous  permet  de  conclure  que  des  conditions  initiales  non  appropriées  favorisent  la  

prise   de   parole   chez   Bernard.   Nous   ne   pouvons   ici   définir   ces   conditions   non  

appropriées  autrement  que  par  opposition  avec  les  meilleures  conditions  que  Bernard  a  

définies  pour  décrire  la  formation  qu’il  a  suivie.  Or,  voici  comme  il  exprime  cette  idée  :  

«  Le  premier  jour  suite  au  fait  que  l’animateur  ai  mis  en  place  la  présentation  dès  le  début  

de  tous  les  participants,  cela  m’a  quand  même  mis  dans  de  bonnes  dispositions.  »  Même  si  

comme   nous   le   verrons   plus   en   détail   ci-­‐dessous   dans   le   chapitre   sur   la   loyauté,   de  

bonnes   conditions   peuvent   recouvrir   chez   Bernard   d’autres   éléments,   nous   avons   ici  

une  piste  pour  interpréter  quelles  auraient  été  les  conditions  préalables  d’une  prise  de  

parole  :  la  méconnaissance  des  autres  et  donc  implicitement  comme  nous  l’avons  vu  ci-­‐

dessus   (cf   chapitre   défection)   la   peur   du   jugement   des   autres.   Donc,   dans   de   telles  

conditions,   si   le   formateur   avait   demandé   à   Bernard   de   participer   à   un   atelier   où   il  

devait   se   mettre   en   scène,   Bernard   aurait   réagi   par   la   prise   de   parole,   faisant   ainsi  

paradoxalement   face   à   sa   peur   d’être   jugé   par   les   autres   participants.   Cette   prise   de  

parole  aurait  pu  éventuellement  se  concrétiser  par  une  attitude  agressive  au  cours  de  la  

formation,  comme  il  le  laisse  présager  en  parlant  des  exercices  de  débat  :  «  j’aurais  pu  à  

la  limite  réagir  un  peu  violemment  ».    

Page 56: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

56  

3.2.3 Croisement  des  données  liées  à  la  prise  de  parole    

3.2.3.1 Eléments  communs  

Nous   pouvons   distinguer   deux   points   communs   aux   deux   analyses   ci-­‐dessus.  

Premièrement,  la  prise  de  parole  n’a  jamais  eu  lieu  dans  les  deux  cas  et  apparaît  comme  

un  signal  d’alarme  ultime,  une  menace,  pour  redresser  la  qualité  perçue  de  la  formation  

par  le  participant  mécontent.  Ceci  est  d’ailleurs  précisément  le  rôle  de  la  prise  de  parole,  

défini  par  Hirschman.  Deuxièmement,   la  prise  de  parole  semble  requérir  un  niveau  de  

confiance  en  soi  important,  surtout  si  le  participant  ignore  l’avis  des  autres  participants.  

En   fait,   tous   deux   craignent   dans   la   prise   de   parole,   le   jugement   de   leurs   pairs.   Ceci  

explique   sans   doute   leur   hésitation   à   prendre   la   parole   et   leur   préférence   pour   la  

défection.   Toutefois,   si   le   mécontentement   était   devenu   trop   important,   tous   deux  

auraient  franchit  le  seuil  de  la  prise  de  parole.    

Voyons   maintenant   les   éléments   complémentaires   dans   cette   analyse   de   la   prise   de  

parole.  

3.2.3.2 Eléments  complémentaires  

Dans  le  premier  cas,  l’hypothétique  prise  de  parole  semble  requérir  le  soutien  d’autres  

participants,   comme   si   la   prise   de   parole   ne   pouvait   être   envisagée   autrement   qu’au  

profit  d’un  rétablissement  de  la  qualité  de  la  formation  pour  tous.  La  prise  de  parole  est  

donc   raisonnée   et   collective.   Dans   le   second   cas,   la   question   du   soutien   des   autres  

participants  n’est  pas  nécessaire  ;   la  prise  de  parole  est   individuelle  et   instinctive.  Elle  

répond   à   un   instinct   vital   de   protection.   Nous   pouvons   également   mesurer   d’autres  

éléments   complémentaires,   comme   la   source   du   mécontentement.   Pour   Claudia,   le  

mécontentement   est   lié   à   un   rythme   d’avancement   de   la   formation   inapproprié.   Pour  

Bernard,   c’est   la   participation   forcée   à   un   atelier   où   la   mise   en   scène   de   soi   est  

nécessaire,  qui  est  source  de  mécontentement.  

3.2.3.3 Eléments  contradictoires  

Aucun  élément  contradictoire  n’apparaît  dans  ces  deux  entretiens.    

Page 57: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

57  

3.3 LA  LOYAUTE  

3.3.1 Entretien  de  Claudia  

Ce  qui  apparaît  en  premier  lieu  dans  l’entretien  de  Claudia  est  sa  motivation  personnelle  

pour   suivre   cette   formation  :   «  le   contenu   théorique   que   l’on   avait   au   travers   des  

publications   (programme)   m’intéresse   parce   que   je   compte   construire   un   projet  

professionnel,   donc   de   conversion   ou   de   déviation   professionnelle.  »   Sa   motivation   se  

traduit  aussi  par  son  travail  personnel  au  cours  de  la  formation  :  «  je  le  vois  si  tu  veux  au  

travers  de  ces  ateliers  comment  je  peux  les  appliquer,  les  utiliser  ou  au  moins  me  conforter  

par   rapport   à  mes   connaissances.  »   Aussi   peu   à   peu,   nous   découvrons   son   fort   besoin  

d’évaluation  et  de  progrès   chez  Claudia,  qui  d’ailleurs   l’amène  en   formation  :  «  dans   le  

cadre  du  travail  tu  le  fais  (mise  en  pratique  des  fondamentaux  du  cours)  avec  un  objectif  

et  personne  n’ira  te  dire  que  ça  ne  va  pas.  ».  Ceci,  nous  permet  au  passage  de  noter  que  

l’absence  d’enjeu  professionnel  est  également  rassurant  pour  le  participant.  Quand  je  lui  

pose  la  question  si   les  ateliers  lui  ont  été  bénéfiques,  elle  répond  :  «  Bénéfiques,  dans  le  

sens  où…  je  sais  un  peu  près  ce  dont  je  suis  capable  »  et  ajoute  :  «  cela  (les  ateliers)  remet  

en   évidence   un   certain   axe   à   améliorer   ou   un   certain   point   fort   à   peut-­être   renforcer  

encore  pour  pouvoir  l’exploiter  avec  beaucoup  plus  d’efficacité.  »  Dans  ce  passage,  si  nous  

percevons  sans  difficulté   la   loyauté  à  être  soi  autonome  et  performant,   l’expression  de  

l’authenticité  est  moins  évidente.  Pourtant,   son  authenticité  se  dessine  en  arrière-­‐fond  

de  son  discours.  En  effet,  comment  s’évaluer  correctement  à  l’issue  des  ateliers  si  nous  

ne  jouons  pas  un  minimum  notre  rôle  avec  authenticité  ?  Aussi,  nous  voyons  bien  qu’au  

travers  de  cet  exemple,  à  quel  point  les  manifestations  d’autonomie,  de  performance  et  

d’authenticité   sont   intimement   liées.   D'ailleurs,   elle   illustre   parfaitement   bien   cette  

imbrication   dans   ces   propos  :   «  moi   dans   mon   cas,   j’essaie   d’explorer   quelles   sont   mes  

limites   et   je   pense   qu’eux   aussi   ils   sont   dans   cet   état   d’esprit   pour   pouvoir   faire   ce   jeu  

(atelier)…  sans  être  jugé  »  et  ajoute  en  guise  de  conclusion  :  «  il  n’y  a  pas  de  barrières  à  ce  

niveau-­là   et   avec   un   objectif   à   long   terme   c’est   de   pouvoir   être   mieux.  »   Tous   les  

ingrédients  sont  là  :  démarche  autonome  de  progrès  et  implication  authentique  dans  la  

formation.   D’ailleurs,   c’est   sans   doute   cette   dernière   expression   que   nous   garderons  

pour  décrire  le  mieux  l’attitude  de  loyauté  vis-­‐à-­‐vis  de  l’injonction  qui  nous  intéresse.    

Comme  nous  l’avons  déjà  soulevé  au  chapitre  défection,  Claudia  prononce  avec  entrain  

l’importance  de   faire  «  tomber   les  masques,  au  début  pour  avoir  plus  de  confiance  »,  car  

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58  

«  tant   que   les   gens   ne   tombent   pas   encore   leurs   masques,   c’est   difficile   de   s’exprimer,  

surtout  dans  ce  genre  de   formation.  »  Ceci   traduit  bien  son   fort  désir  de  voir   les  autres  

participants   s’impliquer   plus   authentiquement   dans   la   formation   pour   lui   permettre  

tout  simplement  d’avoir  plus  confiance  en  eux  et  ainsi,  s’exposer  sincèrement.  Mais  alors  

qu'est-­‐ce  qui  contribue  à  faire  tomber  les  masques  ?  «  Parler  de  soi  en  dehors  de  tout  ce  

qui  est  représentation,  société,   fonction  quelque  chose  d’un  plus  personnel,  qui   touche  un  

peu  plus  à  la  personne  sans  aller  trop  dans  l’affect  ».  Et  elle  ajoute  :  «  les  gens  s’expriment  

que   quant   ils   sont   dans   un   climat   de   confiance.  »  Le  nœud   gordien  qui   se   tisse   dans   le  

discours   de   Claudia,  met   superbement   en   exergue   l’importance   que   revêt   pour   elle   la  

posture  d’authenticité  en  formation  et  la  complexité  de  l’articulation  des  paramètres  qui  

contribuent   à   créer   le   climat   favorable   à   l’émergence   de   cette   posture.   Quand   je   lui  

reformule  finalement  ma  compréhension  de  son  discours  sous  cette   forme  :  «  le   fait  de  

parler   de   soi   comme   ça   au   travers   de   ce   type   d’exercice,   et   être   amené   à   dévoiler   des  

parties   un   peu   plus   personnelles   de   soi,   cela   contribuerait   à   créer   ce   climat   (de  

confiance)  »,  elle  répond  par  l’affirmative  en  précisant  son  expérience  passée  de  ce  type  

d’expérience.  Quand  enfin,   je   lui  pose   la  question  si   cela   inclut  aussi   le   formateur,   elle  

répond  là  encore  par   l’affirmative  et  avec   insistance  déclare  «  il   faut  qu’il  commence  !  »  

Claudia   donne   précédemment   dans   son   entretien   d’autres   pistes   qui   semble   pouvoir  

contribuer   à   créer   ce   climat   d’authenticité.   Dans   l’ordre   de   ces   propositions,   la  

disposition  de   la   salle  en  U  semble   idéale  pour  Claudia.  Ensuite,   le   formateur  pourrait  

solliciter   régulièrement   des   feedbacks   auprès   des   participants   sur   le   déroulé   et  

l’avancement  de  la  formation,  «  ouvrir  des  canaux  de  libres  expressions  ».  Cette  invitation  

aurait  sans  doute  suffi  à  Claudia  pour  exprimer  son  mal  à  l’aise  de  la  première  journée  

vis-­‐à-­‐vis   du   rythme   d’avancement.   Elle   ajoute   enfin   le   fait   de   pouvoir   régulièrement  

changer   la  composition  des  sous-­‐groupes  afin  de  rencontrer  et   travailler  avec  d’autres  

personnes   que   ses   voisins   et   «  favoriser   les   échanges  ».   Finalement,   toutes   ces  

dispositions  contribueraient  à  réduire  le  caractère  scolaire  de  la  formation,  faciliter  les  

échanges,   la   connaissance   des   autres,   franchir   les   barrières   de   l’anonymat   et   in   fine,  

permettre  la  libre  expression  de  soi.    

Pour   résumer,   la   volonté   de   Claudia   d’être   loyal   à   l’injonction   à   être   soi   est   plus  

nettement  observable  que  la  manifestation  réelle  de  cette  loyauté.  Nous  pouvons  déceler  

sa   loyauté   au   travers   de   sa   très   forte   implication   personnelle,   reliée   à   son   projet   de  

reconversion,   son   besoin   d’évaluation   et   son   fort   désir   d’être   mieux,   notamment   en  

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59  

trouvant   dans   la   formation   «  les   moyens   de   couvrir   ce   qu’elle   est   venue   chercher  ».   Le  

climat  de  confiance  ressort  comme  la  condition  préalable  pour  permettre  cette  loyauté.  

Or   ce   climat   se   créé   par   l’articulation   complexe   de   plusieurs   paramètres   qui   visent  

simultanément  à   faciliter   l’expression  de   chacun  et   à  mieux   connaître   les   autres.  Pour  

Claudia,  ces  paramètres  sont  aussi  variés  que  la  disposition  des  tables  en  U,  l’exemple  du  

formateur  à  se  dévoiler,  des  ateliers  en  sous-­‐groupe  où  chacun  peu  parler  de  soi  et  où  les  

membres   changent   à   chaque   nouveau   atelier,   des   canaux   de   libre   expression   où   les  

participants  seraient   invités  par   le   formateur  à  s’exprimer   librement  sur   l’avancement  

de   la   formation   et   sans   doute   l’absence   d’enjeu   professionnel   dans   les   cas   pratiques.  

Enfin,  nous  comprenons  à  travers  cette  analyse  que  se  dévoiler  soi  équivaut  à  montrer  

sa  confiance  à  l’autre,  qui  par  ricochet  se  dévoile  à  son  tour.  Ce  lien  de  réciprocité  petit  à  

petit   s’élargit   au   sous-­‐groupe,   puis   au   groupe   dans   sa   totalité.   C’est   ainsi   donc   pour  

Claudia  que  tombent   les  masques  et  qu’émerge  l’authenticité  de  soi,  nécessaire  au  bon  

déroulement  de  ce  type  de  formation.    

3.3.2 Entretien  de  Bernard  

Malgré   son   attitude   initiale   très   dubitative   sur   ce   type   de   formation,   Bernard   s’est  

rapidement   senti   dans   de   bonnes   dispositions  :   «  Le   premier   jour,   suite   au   fait   que  

l’animateur  a  mis  en  place   la  présentation  dès   le  début  de  tous   les  participants,  cela  m’a  

quand  même  mis   dans   de   bonnes   dispositions.70  »  Aussi,   nous   pouvons   conclure   encore  

une   fois   que   la   connaissance   des   autres   est   un   puissant   levier   pour   mettre   les  

participants  dans  les  meilleures  conditions.  Bernard  soulève  ensuite  un  deuxième  point  

qui  semble  pour  lui  tout  aussi  crucial,  le  climat  de  non-­‐jugement  :  «  j’avais  peur  un  peu  du  

jugement  des  autres,  à  aucun  moment  avec  tous  les  participants,  je  me  suis  senti  jugé  »  et  

conclue  :  «  ce  qui  m’a  permis  de  me   libérer  davantage  et  de   finalement  prendre  plaisir  à  

faire   les   travaux   pratiques.  »   Voilà   qui   nous   permet   de   comprendre   l’émergence   de   sa  

loyauté  vis-­‐à-­‐vis  de  l’injonction  à  être  soi.  C’est  parce  qu’il  a  dès  le  début  de  la  formation  

rencontré   les   autres,   qu’il   n’a   perçu   aucun   jugement   chez   eux,   qu’il   a   finalement   pu  

s’ouvrir,  se  libérer  et  participer  pleinement  aux  ateliers.  Il  le  dit  une  nouvelle  fois  un  peu  

plus  tard  dans  l’entretien  :  «  j’ai  vraiment  trouvé  le  groupe  super,  ce  qui  m’a  permis  de  me  

                                                                                                               

70  Précisons  que  dans  la  présentation  de  tous  dès  le  début  de  la  formation,  chacun  avait  pu  rencontrer  tous  les  autres  participants  en  tête  à  tête  pendant  une  minute.  

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libérer   assez   rapidement   sans   doute.  »   Le   verbe   libérer   est   d’ailleurs   très   fort   et   sous-­‐

entend  une  délivrance  d’une  contrainte,  comme  si  finalement  être  soi  et  acteur  était  plus  

agréable   que   porter   un  masque   et   être   spectateur.   Ce   qu’il   confirme   par   la   notion   de  

plaisir  qu’il  ressent  une  fois  libéré.  Notons  également  que  sa  loyauté  à  l’injonction  à  être  

soi   s’exprime   par   une   implication   forte,   notamment   dans   les   ateliers   pratiques   où  

rappelons-­‐le   il   est   nécessaire  de   s’exposer   soi.   Ceci   étant   pourtant   bien   contraire   à   sa  

tendance   naturelle   initiale  :   «  J’ai   plutôt   tendance   à   vouloir  me  mettre   en   retrait   plutôt  

que   m’exposer.  »   Ce   qui   finalement   lui   permet   de   conclure  :   «  Donc,   en   fin   de   compte,  

quand  je  regarde  ma  position  du  début  par  rapport  au  cours  et  ce  qui  l’en  résulte  après  la  

troisième   journée,   je   suis   très   satisfait   du   stage.  »   De   cette   phrase,   nous   pouvons   en  

déduire  que   l’attitude  de   loyauté  à   l’injonction  n’est  pas   incompatible  avec  un  à  priori  

négatif  ;  elle  peut  être  le  résultat  d’un  changement  de  perception.  Son  implication  et  son  

changement  de  perception  ne  seront  d’ailleurs  pas  sans  le  surprendre  :  «  J’ai  même  fait  

des  débats   ou  pris   position   sur  des   sujets   plus   ou  moins   chauds  »   ou   encore  «  je  me   suis  

même   surpris   moi-­même  ».   Ceci   montre   l’écart   entre   l‘attitude   qu’il   pensait   adopter  

initialement  et  le  comportement  qu’il  a  finalement  dévoiler.  

Quand  je  lui  pose  la  question  s’il  y  a  eu  d’autres  caractéristiques  dans  ce  groupe  qui  ont  

pu   l’aider   à   franchir   ce   cap,   il   répond   par   l’affirmative  :   «  Oui,   le   fait   que   les   gens  

m’appelaient  par  mon  prénom,  par  exemple  »  et  compare  cela  à  ses  expériences  passées  :  

«  C’est   vrai   que   des   fois,   c’est   très   impersonnel,   là   on   a   senti   que   c’était   vraiment   très  

convivial.  »  Le  tutoiement  proposé  dès  le  début  de  la  formation  par  le  formateur  semble  

y  avoir  également  contribué  :  «  le  fait  qu’on  allait  plutôt  se  tutoyer…  ça  met  un  peu  plus  à  

l’aise.  »  Derrière  cette  satisfaction  d’être  appelé  par  son  prénom  et  tutoyé,  nous  pouvons  

lire   aussi   une   certaine   satisfaction   à   avoir   été   reconnu   non   pas   comme  une   personne  

lambda,  mais   comme  un  être   à  part   entière   à  qui   on   associe  un  prénom,  une   identité.  

Dans  le  chapitre  défection,  nous  avons  parlé  de  besoin  de  reconnaissance  de  sa  valeur,  

nous  pourrions  préciser  ici  :  besoin  de  reconnaissance  de  son  identité.  

Enfin,   il   semble   que   le   formateur   véhicule   des   signaux   plus   ou   moins   propices   à  

l’émergence  de  ce  climat  et  de  cette  libération  :  «  il  est  très  posé…  la  voix  très  douce,  très  

calme  »   et   ajoute   «  on   sent   que   c’est   (la   communication)   un   domaine   qui   l’intéresse  

beaucoup,  qu’il  prend  beaucoup  de  plaisir  »  et  conclu  «  donc  on  prend  plus  ça  comme  un  

jeu,  ça  devient  tout  de  suite  plus  ludique  et  dès  que  c’est  plus  ludique,  on  laisse  retomber  la  

Page 61: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

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pression  ».   Voilà   plusieurs   idées   qui   méritent   toute   notre   attention.   Tout   d'abord,   la  

relation   du   formateur   avec   son   métier   et   son   cours   a   un   impact   direct   sur   les  

participants.   S’il   a   plaisir   à   exercer   son   métier,   il   transmet   cette   bonne   humeur   aux  

participants  ;   la   passion   est   communicative.   Donc,   l’exemplarité   du   formateur   joue   un  

rôle  dans  le  niveau  d’implication  et  d’ouverture  à  soi  du  participant.  Ensuite,  le  fait  qu’il  

n’y  ai  pas  de  pression,  pas  d’enjeu,  notamment  celui  d’être  jugé,  soulage  le  participant  et  

lui  permet  de  s’exprimer  et  s’exposer  tel  qu’il  est.    

Pour  résumer,  Bernard  manifeste  sa  loyauté  à  être  soi  au  travers  d’une  implication  forte,  

notamment   dans   les   ateliers  ;   il   ose   s’exposer.   Plusieurs   paramètres   concourent   à   ce  

résultat.  Tout  d’abord  le  sentiment  d’assurance,  provoqué  en  partie  par  un  sentiment  de  

libération  lié  à  un  changement  de  perception.  Ensuite,  le  climat  de  convivialité  instauré  

dans  la   formation,  avec  notamment   le  tutoiement,   les  exercices  d’interconnaissance  du  

début  et   l’usage  des  prénoms  qui   reconnait   l’identité  de  chacun.  Dans   la  même   lignée,  

l’absence  de  jugement  facilite  sans  aucun  doute  l’émergence  de  ce  climat  de  convivialité  

et  l’attitude  de  loyauté  à  être  soi.  Le  fait  également  que  les  ateliers  n’aient  aucun  enjeu  

professionnel   soulage   le   participant   d’une   certaine   pression.   Enfin,   l’exemplarité   du  

formateur  est  importante  ;  s’il  inspire  le  calme  avec  une  voix  posée  et  dégage  une  forme  

évidente  de  plaisir  à  exercer  son  métier,  il  influence  l’attitude  du  participant  et  le  convie  

naturellement  à  se  sentir  en  confiance  à  se  livrer  tel  qu’il  est.  

3.3.3 Croisement  des  données  liées  à  la  loyauté  

3.3.3.1 Eléments  communs  

L’implication   forte,  en  particulier  dans   les  ateliers  pratiques  où   il   faut  s’exposer,  est   la  

manifestation   commune   la   plus   visible   de   leur   loyauté   à   l’injonction   à   être   soi.   Cette  

implication  est  plus  qu’une  simple  participation  de  présence,  elle  démontre  un  élan  pour  

se   montrer   tels   qu’ils   sont.   D'ailleurs,   Bernard   parle   de   libération   quand   Claudia  

mentionne   la  nécessité  de   faire   tomber   les  masques.  Nous  pouvons  percevoir   là  un   fil  

rouge  :  jouer  un  rôle  pèse  et  se  montrer  soi  libère.  Cette  révélation  de  soi  n’est  toutefois  

possible  que  si  préalablement  la  confiance  est  créée  entre  les  participants  d’une  part,  et  

entre   le   formateur   et   les   participants   d’autre   part.   Pour   Claudia   et   Bernard,   cette  

confiance  se  construit  donc  par  la  simultanéité  de  plusieurs  paramètres.  Une  attitude  de  

non-­‐jugement  entre   tous  est   la  première  condition.  L’exemplarité  du   formateur  suit.   Il  

doit  donc  le  premier  démontrer  une  attitude  de  non-­‐jugement  et  manifester  sa  loyauté  à  

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62  

l’injonction,   c'est-­‐à-­‐dire   s’exposer   soi.   Ensuite,   la   connaissance  des   autres   est   cruciale.  

Pour   cela,   tout   ce   qui   contribue   à   l’interconnaissance   des   participants   et   le   plus   tôt  

possible   dans   la   formation,   influence   positivement   l’émergence   de   cette   confiance.  

L’interconnaissance  s’effectuant  essentiellement  au  travers  d’ateliers,  il  paraît  important  

pour  ces  deux  participants  que  les  ateliers  ne  présentent  aucun  enjeu  professionnel.    

3.3.3.2 Eléments  complémentaires  

Dans  cette  loyauté,  Bernard  évoque  le  sentiment  de  plaisir  et  d’assurance  qu’il  éprouve,  

résultats   d’un   changement   de   perception   positif.   L’attitude   de   loyauté   de   Claudia   est  

quant   à   elle   intimement   liée   à   son   projet   de   conversion   professionnelle.   En   effet,   elle  

précise  qu’elle  assiste  à  cette  formation  dans  ce  but.  Par  ailleurs,  Claudia  estime  que  ce  

type  de   formation   requiert  une  exposition  de   soi   importante  pour   en   tirer   le  meilleur  

profit.   Toujours   dans   les   critères   intrinsèques,   Claudia   est   venue   aussi   chercher   dans  

cette   formation   de   l’évaluation   quant   à   ses   pratiques,   ce   qui   justifie   plus   encore   la  

nécessité  pour  elle  de  s’exposer  telle  qu’elle  est.  Dans  les  critères  extrinsèques,  Claudia  

mentionne  qu’il   lui  aurait  été  aidant  si   le  formateur  avait  aménagé  des  temps  de  libres  

expressions   au   moins   au   cours   de   la   première   journée   pour   savoir   si   la   formation  

répondait  aux  attentes  des  participants.  Elle  précise  également  l’importance  d’avoir  une  

salle  où  les  tables  sont  disposées  en  U.  Bernard  quant  à  lui  semble  être  sensible  au  fait  

d’être  reconnu  dans  son  identité  et  notamment  d’être  appelé  par  son  prénom  et  tutoyé.  

La  posture  posée  et  la  voix  calme  du  formateur  l’ont  aussi  en  partie  aidé  à  se  sentir  dans  

de  bonnes  dispositions.    

3.3.3.3 Eléments  contradictoires  

Aucun  élément  contradictoire  n’apparaît  dans  ces  deux  entretiens.      

3.4 SYNTHESE  DES  DONNEES  

Nous   avons   analysé   les   entretiens   de  deux  participants   sous   l’angle   de   trois   réactions  

possibles  face  à  l’injonction  à  être  soi  :  la  défection,  la  prise  de  parole  et  la  loyauté.  Dans  

chacune  de  ces  analyses,  nous  avons  distingué  la  manifestation  de  cette  réaction  et   les  

éléments   qui   facilitent   l’émergence   de   cette   réaction,   que   nous   avons   divisée   en   deux  

familles  :   éléments   intrinsèques   et   éléments   extrinsèques.   Enfin,   pour   chacune   des  

réactions,   nous   avons   cerné   trois   catégories   de   résultat  :   les   éléments   communs   aux  

deux  entretiens  que  nous  considérons  ici  comme  validés  ;  les  éléments  complémentaires  

Page 63: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

63  

qui   donneront   un   aperçu   d’autres   critères   spécifiques   à   chacun   et   pas   forcément  

antinomiques  ;  les  éléments  paradoxaux.  Aucun  de  ces  derniers  n’ayant  pu  être  observé  

au  cours  de  ces  analyses,  nous  pouvons  conclure  que  les  propos  recueillis  sont  cohérents  

entre  eux.  Aussi,  nous  ne  parlerons  pas  plus  de  cette  dernière  catégorie.    

Résumons  donc  maintenant  les  principaux  résultats  de  ces  analyses.      

3.4.1 La  défection  

D’après   nos   observations   ci-­‐dessus,   la   défection   à   l’injonction   à   être   soi,   c’est   comme  

jouer  un  rôle  où   le  participant   ferait  semblant  d’être  ce  qu’il  n’est  pas.  Une  posture  du  

participant  en  retrait,  en  situation  de  spectateur,  est  une  manière  de  reconnaître  cette  

défection.  Elle  peut  aussi  se  manifester  sous  forme  d’auto-­‐censure.        

Cette  expression  de  la  défection  à  être  soi  repose  en  partie  sur  des  facteurs  intrinsèques  

dont   l’élément   le   plus   nettement   exprimé   est   la   peur   du   jugement.   L’éducation,   le  

manque   d’assurance,   les   préjugés   sur   la   formation   ou   encore   le   sentiment   de   non-­‐

reconnaissance   de   sa   valeur   ressortent   comme   des   facteurs   complémentaires   et  

spécifiques  à  l’un  ou  l’autre  des  participants.    

Le   principal   facteur   extrinsèque  de   la   défection   est   la  méconnaissance  des   autres,   qui  

renforce   cette   peur   du   regard   d’autrui   exprimée   ci-­‐dessus.   Des   conventions   trop  

scolaires,  c’est  à  dire,   trop  rigide  contribuent  également  à  générer  ce   type  de  réaction.  

Un  rythme  d’avancement  inapproprié  influence  aussi   le  mécanisme  de  défection.  Selon  

les   individus,   il   peut   être   perçu   comme   soit   trop   lent   avec   une   attente   forte   sur   de  

nouveaux  apports,  soit  trop  rapide,  avec  en  particulier  une  implication  dans  des  ateliers  

jugée   trop   rapide.   Enfin,   dans   le   cas   de  Bernard,   nous   avons   observé   que   la   présence  

forcée  en  formation,  source  potentielle  de  préjugés  vis-­‐à-­‐vis  de  celle-­‐ci,  tend  à  faciliter  la  

posture  de  défection.    

3.4.2 La  prise  de  parole  

La   prise   de   parole   si   elle   a   lieu,   ce   qui   n’a   pas   été   le   cas   pour   des   deux   participants  

rencontrés,   s’exprime   si   le   mécontentement   est   devenu   inacceptable.   Elle   intervient  

quand  l’espoir  de  rétablissement  est  encore  possible,  mais  où  la  perte  de  cet  espoir  est  

proche.  La  prise  de  parole  aurait   été   exprimée  pour   chacun  des  deux  participants  par  

une  attitude  de  mécontentent  exprimée  à  l’encontre  du  formateur.    

Page 64: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

64  

La   prise   de   parole   requiert   une   certaine   confiance   en   soi,   pour   affronter   l’éventuel  

jugement   des   autres,   ce   qui   d’ailleurs,   peut   conduire   le   participant   à   retarder   sa  

revendication  dans  la  formation.      

Le  soutien  anticipé  et  avéré  d’autres  participants  semble  être  d’une  aide  significative.  Le  

rythme  d’avancement  trop  longtemps  inapproprié  et  la  participation  forcée  à  un  atelier  

sont  deux  facteurs  extrinsèques  qui  facilitent  l’émergence  de  la  prise  de  parole.  

3.4.3 La  loyauté  

La  loyauté  à  l’injonction  à  être  soi  s’exprime  par  une  implication  forte  notamment  dans  

les  ateliers  pratiques.  Cet  élan  à  se  montrer  soi  est  vécu  avec  plaisir,  fruit  d’un  sentiment  

de   libération   et   d’un   changement   de   perception.   Un   projet   initial   de   conversion  

professionnelle   ou   encore   tout   simplement   le   besoin   d’évaluation   sont   des   conditions  

intrinsèques  favorisant  l’attitude  de  loyauté.  

Les  conditions  extrinsèques  jouent  un  grand  rôle  dans  l’émergence  de  cette  attitude  de  

loyauté.   La   confiance   est   indiscutablement   la   plus   importante   de   ces   conditions.  

Plusieurs  paramètres   se   conjuguent  pour  permettre   l’émergence  de   cette   confiance   et  

cette   attitude   de   loyauté.   La   connaissance   des   autres   et   donc   tous   les   exercices  

d’interconnaissance  qui  la  permettent,  sont  un  premier  facteur  important.  L’attitude  de  

non-­‐jugement   général   au   sein   du   groupe   est   un   autre   facteur,   qui   sera   mesuré  

notamment   pendant   les   exercices.   L’exemplarité   du   formateur   est   cruciale   et   il   doit  

notamment   démontrer   sa   faculté   à   s’exposer   tel   qu’il   est,   sans   artifice.   Solliciter   des  

feedbacks  régulièrement,   la  disposition  de  la  salle  en  U,   la  posture  posée  du  formateur  

ou   encore   le   fait   d’appeler   les   participants   par   leur   prénom   et   les   tutoyer,   semblent  

contribuer   à   l’émergence   de   ce   sentiment   de   confiance,   qui   par   ricochet   facilite   la  

loyauté  des  participants  à  l’injonction  à  être  soi.  

3.4.4 Tableau  de  synthèse  

Ces   résultats   peuvent   être   présentés   sous   forme   de   réponses   aux   trois   questions  

suivantes  :    

-­‐ Quelle  est   la   réaction  du  participant  à   l’injonction  à  être   soi   ?  Utilisant   le   cadre  

théorique   d’Hirschman,   la   réponse   peut   être   soit   la   défection,   soit   la   prise   de  

parole,  soit  la  loyauté.  

Page 65: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

65  

-­‐ Comment  s’observe  cette  réponse  ?  Sur  quels  éléments  nous  appuyons  nous  pour  

observer   chacune   de   ces   réactions  ?   Dit   autrement,   à   quoi   reconnaissons-­‐nous  

cette  réaction  ?  

-­‐ Quels  sont  les  éléments  qui  favorisent  cette  réaction  ?  Cette  question  sera  divisée  

en   deux   familles   de   réponses  :   les   éléments   intrinsèques   qui   dépendent  

exclusivement  du  participant  et  les  éléments  extrinsèques,  qui  ne  dépendent  pas  

du  participant.  

Enfin,  nous  pourrons  distinguer  les  réponses  communes  aux  deux  participants  de  celles  

spécifiques  à  l’un  d’entre  eu.    

Nous  obtenons  ainsi  ce  tableau  récapitulatif  :    

Page 66: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

66  

   

    Injonction  à  être  soi  

Quelle  est  la  réaction  du  participant  ?   Défection   Prise  de  Parole   Loyauté  

Commun  aux  

deux  

participants  

Jouer  un  rôle   Mécontentement  Implication  

forte  Comment  

s’exprime  cette  

réaction  ?   Spécifique  à    

l’un  d’entre  

eux  

Posture  retrait  

 

Autocensure  

X  

Plaisir  

 

Assurance  en  soi  

Commun  aux  

deux  

participants  

Peur  du  jugement   Confiance  en  soi  Sentiment  de  

libération  

Quels  sont  les  

facteurs  

intrinsèques  

qui  favorisent  

cette  réaction  ?  

Spécifique  à    

l’un  d’entre  

eux  

Education  

 

Manque  

d’assurance  

 

Préjugés  

 

Non-­‐

reconnaissance  de  

sa  valeur  

X  

Changement  de  

perception  

 

Projet  de  

conversion  

professionnelle  

 

Besoin  

d’évaluation  

Page 67: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

67  

    Injonction  à  être  soi  

Quelle  est  la  réaction  du  participant  ?   Défection   Prise  de  Parole   Loyauté  

Commun  aux  

deux  

participants  

Méconnaissance  

des  autres  

 

Conventions  

scolaires  

 

Rythme  

d’avancement  

inapproprié  

X  

Confiance  

 

Connaissance  

des  autres  

 

Non-­jugement  

 

Exemplarité  du  

formateur  

 

Ateliers  

pratiques  sans  

enjeu  

professionnel  

Quels  sont  les  

facteurs  

extrinsèques  

qui  favorisent  

cette  réaction  ?  

 

Spécifique  à  

l’un  d’entre  

eux  

Présence  forcée  

Soutien  d’autres  

participants  

 

Rythme  

d’avancement  trop  

longtemps  

inapproprié  

 

Participation  

forcée  

Sollicitation  de  

feedback  

 

Disposition  de  la  

salle  en  U  

 

Posture  posée  du  

formateur  

 

Tutoiement  /  

Prénom  

 

 

Page 68: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

68  

Dans  ce  tableau,  nous  avons  volontairement  mis  en  gras  tous  les  éléments  qui  répondent  

à  l’un  de  nos  trois  critères  constitutifs  de  l’intimité,  tel  que  nous  les  avons  désignés  dans  

la   partie   théorique   de   ce   mémoire  :   confiance,   chaleur   et   l’expression   ouverture   des  

sentiments.  Ainsi,  nous  pouvons  observer  que  tous  les  éléments  se  rattachant  à  l’intimité  

figurent  dans  la  colonne  loyauté.  La  confiance  omniprésente  dans  l’analyse  menée  sur  la  

loyauté.   L’implication   forte   et   la   connaissance   des   autres   vont   de   pair   avec   une  

démarche   d’ouverture   de   soi-­‐même.   Une   attitude   générale   de   non-­‐jugement   dans   le  

groupe,   le   tutoiement   et   l’usage  du  prénom,   répondent   au  besoin  de   chaleur  humaine  

nécessaire  pour  se  ressentir  en  intimité.  Par  ailleurs,  à  l’exception  de  l’implication  forte,  

toutes   les   autres   manifestations   de   l’intimité   se   situent   dans   la   famille   des   facteurs  

extrinsèques.   Ceci   nous   confirme   le   rôle   de   l’intimité   dans   le   choix   des   participants   à  

adopter  l’attitude  de  loyauté  face  à  l’injonction  à  être  soi.      

A  ce  stade,  nous  pouvons  d’ores  et  déjà  valider  notre  seconde  hypothèse.  Toutefois,  nous  

pouvons   encore  détailler   le   rôle  de   l’intimité.   C’est   l’objet  de   l’analyse   transversale   ci-­‐

dessous.    

3.5 ANALYSE  TRANSVERSALE  DES  DONNEES  OBSERVEES  

3.5.1 Une  prise  de  parole  inexistante  

Selon  A.  Hirschman,  la  prise  de  parole  fonctionne  si  son  volume  et  le  nombre  de  voix  à  

s’exprimer  sont  significatifs  et  que  la  capacité  d’influence  de  la  personne  qui  s’exprime  

est  forte.  Observons  donc  ensemble  chacun  de  ces  paramètres  dans  notre  contexte.  

Concernant   le   volume   de   la   prise   de   parole,   il   a   été   inaudible,   tout   simplement   parce  

qu’aucun   des   deux   stagiaires   n’a   fait   entendre   leur   voix.   Pourtant,   leur   capacité  

d’influence   était   certaine  ;   la  menace   tacite   d’une  mauvaise   évaluation  par   le   stagiaire  

sur   la   formation   et   le   formateur   lui   confère   une   capacité   d’influence   certaine   sur   ce  

dernier.  Mais  aucun  des  deux  stagiaires  n’a  jugé  nécessaire  de  faire  appel  à  cette  menace  

ou   à   la   prise   de   parole.   D’ailleurs,   les   fiches   d’évaluation   des   deux   participants   ne  

laissent  transparaître  aucune  source  de  mécontentement,  au  contraire.  Cependant,  il  est  

possible,  bien  que  peu  probable  compte  tenu  des  évaluations,  que  la  prise  de  parole  qui  

ne   s’est   pas   exprimée  pendant   la   formation,   puisse   avoir   lieu   après   la   formation  dans  

l’organisation   du   participant.   Quelle   serait   alors   l’importance   qu’accorderait   le  

responsable  formation  à  cette  manifestation  de  mécontentement,  contradictoire  avec  la  

Page 69: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

69  

fiche  d’évaluation,  dont  il  aurait  la  copie  ?  Le  poids  d’une  prise  de  parole  si  tardive  serait  

vraisemblablement  peu  significatif.  

Mais   alors   pourquoi,   la   prise   de   parole   face   à   l’injonction   à   être   soi   ne   sait-­‐elle   pas  

exprimée  ?  Plusieurs   réponses   sont  possibles.  Premièrement,   l’injonction  n’a  peut  être  

pas   généré   d’inconfort   ou   d’insatisfaction   particulière   auprès   de   chacun   des  

participants.  Deuxièmement,  la  méconnaissance  des  autres  en  début  de  formation  a  sans  

doute  représenté  un  gros  frein  à  la  prise  de  parole.  Cette  méconnaissance  des  autres  fait  

craindre  l’inefficacité  de  la  prise  de  parole,  principalement  parce  que  celui  qui  l’exprime  

ignore  s’il  sera  soutenu  pas  d’autres  participants.  Aussi,  cette  formation  interentreprise  

de  trois  jours  n’offrait  pas  les  conditions  appropriées  à  une  prise  de  parole,  compte  tenu  

du   fait   que   les   participants   n’avaient   peut   être   pas   suffisament   de   temps   pour   se  

connaître.   D'ailleurs,   Claudia,   de   peur   d’être   mal   jugée   par   les   autres,   a   privilégié   la  

défection  à  la  prise  de  parole.  Le  deuxième  jour,  si  rien  n’avait  changé,  elle  aurait  pris  la  

parole   seulement  parce  qu’elle   savait   qu’elle   aurait   été   suivie  par   sa   voisine.  Bernard,  

quant  à  lui,  aurait  éventuellement  pris  la  parole  par  crainte  de  devoir  trop  rapidement  

s’exposer.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  voyons  bien  là,   les  difficultés  à  franchir  le  seuil  de  la  

prise   de   parole.   Nous   comprenons  mieux   pourquoi   Claudia   aurait   finalement   préféré  

que   le   formateur   sollicite   plus   réglièrement   les   participants   pour   qu’ils   puissent  

exprimer   leur   sentiment   vis-­‐à-­‐vis   de   l’avancement   de   la   formation.   Ce   que  Hirschman  

confirme  :  «  la  propension  à  opter  pour  la  prise  de  parole  varie...  selon  qu’existent  ou  non  

des   organes   d’expression   susceptibles   de   transmettre   le   message   efficacement   et   à   bon  

marché.71  »   Troisièmement,   dans   le   cas   de   Claudia,   l’attente   tardive   d’une   éventuelle  

prise   de   parole   est   le   plus   sûr   moyen   de   ne   pas   l’exprimer   (surtout   au   cours   d’une  

formation   de   trois   jours)   et   d’envisager   la   défection.   Or   selon   A.   Hirschman   «  faire  

défection,  c’est  perdre  la  possibilité  de  prendre  la  parole72  »  et  la  défection  est  «  adoptée  en  

dernier  recours,  lorsque  l’échec  est  devenu  certain  ».  Ce  qui  signifie  en  substance  que  si  le  

participant  ne  parvient  pas  dès  les  premières  heures  de  la  formation  à  prendre  la  parole  

pour  exprimer  une  gêne,  une  insatisfaction  ou  tout  simplement  un  doute  sur  le  contenu,  

il   fera   appel   à   la   défection.   Et   tant   qu’il   conserve   cette   posture,   il   censure   de   facto   sa  

prise  de  parole.                                                                                                                    

71  Albert  Hirschman,  op.  cit.  p.73  72  Ibid.,  p.64  

Page 70: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

70  

En   conclusion,   la   prise   de   parole   demande   un   gros   effort   sans   doute   quelque   peu  

disproportionné  par   rapport  à  un  enjeu  mal  évalué.  Aussi,   il   était  peu  probable  que   la  

prise  de  parole  émerge,  d’autant  que  la  défection  est  aisée  à  mettre  en  œuvre...  

3.5.2 La  défection  à  défaut  de  prise  de  parole    

Comme  nous  venons  de  le  voir,  la  prise  de  parole  exige  un  certain  nombre  de  conditions  

difficiles  à  réunir  dans  une  telle  formation.  A  défaut  de  prise  de  parole,  la  défection  est  

une   alternative   facile   à   mettre   en   œuvre   pour   montrer   sa   non-­‐adhésion.   Aussi,   nous  

pouvons  d’ores  et  déjà  conclure  qu’un  des  bénéfices  cachés  de  la  défection  est  sûrement  

l’évitement  du  risque  et  de  l’effort  que  représente  la  prise  de  parole.  

Rappelons   que   la  manifestation   de   la   défection   a   été  mesuré   surtout   le   premier   jour,  

dans   une   attitude   de   retrait,   l’autocensure   et   le   sentiment   de   jouer   un   rôle.   Si   la  

défection  à  être  soi  a  vite  disparu  au  cours  de  la  formation,  c’est  sans  doute  parce  que  le  

formateur   a   su   rétablir   la   qualité   perçue   par   les   participants   au   niveau   attendu.   Si   le  

formateur   n’avait   pas   considéré   rapidement   ces   signaux   de   défection   comme  de   réels  

signaux  d’alarme,   il  est   fort  probable  que  la  défection  se  serait   intensifiée  et  propagée.  

Ceci  aurait  eu  pour  conséquence  de  créer  une  forme  de  paralysie,  un  retrait  muet,  tout  

ce   dont   le   formateur   n’a   pas   besoin.   Au   contraire,   pour   rendre   palpable   et   vivante   sa  

demande  d’authenticité,  d’autonomie  et  de  performance,   il  cherche  à  éviter  à   tout  prix  

ces  attitudes.  La  propagation  de  la  défection  des  participants  irait  à  l’inverse  de  l’objectif  

visé  par  le  formateur.  Ce  qui  d’ailleurs,  ne  manquerait  pas  de  lui  faire  perdre  au  passage  

une   certaine   crédibilité   et   de   générer   une   perte   de   confiance,   ce   dont   justement,   les  

participants  ont  le  plus  besoin  pour  adhérer  de  manière  loyale  à  l’injonction.      

En   conséquence   de   cette   éventuelle  menace,   le   formateur   lutte   pour   faire   adhérer   les  

participants.   Il   met   en   œuvre   tous   les   dispositifs   nécessaires   pour   «  accrocher  »   les  

participants  et  éviter  ainsi  à  tout  prix  la  défection  dans  les  rangs.  

3.5.3 La  loyauté  forcée  par  l’intimité  

Comme   le   résume   Hirschman  :   «  le   loyalisme   freine   la   défection   et   favorise   la   prise   de  

parole73  ».  En  effet,  le  participant  loyal  à  l’injonction  à  être  soi  se  sent  responsable  d’agir  

de  l’intérieur,  c’est  à  dire  se  maintenir  en  accord  avec  l’injonction  pour  éventuellement                                                                                                                  

73  Albert  Hirschman,  op.  cit.,  p.125  

Page 71: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

71  

remédier   à   son   imperfection   ou   à   son   insatisfaction   perçue.   En   effet,   lorsque   le  

participant  manifeste  une  attitude  de  loyauté,  agir  soudainement  par  la  défection,  c’est  

prendre   le   risque   de   détériorer   la   situation   (cf.   chapitre   ci-­‐dessus).   Le   participant   est  

donc  comme  pris  en  otage,  voué  à  agir  de  l’intérieur,  dans  le  sens  de  l’injonction.  Voilà  

pourquoi   le   loyalisme   retarde   par   un   calcul   raisonné   la   défection,   sans   toutefois  

l’empêcher  :   «  le   loyalisme   tire   son   importance   du   fait   qu’il   peut   neutraliser   dans   une  

certaine  mesure   la   tendance   à   faire   défection74  ».   Est-­‐il   étonnant   alors   que   la   loyauté   à  

l’injonction  à  être  soi  s’exprime  principalement  par  une  implication  forte  pour  les  deux  

participants  ?  Pas  vraiment.  L’implication  forte  les  rend  acteurs  de  la  formation  dans  le  

sens  où  ils  s’approprient  le  contenu  de  la  formation  en  interagissant  avec  le  groupe  et  le  

formateur.   Cette   implication   forte   n’est-­‐elle   pas   le   meilleur   moyen   pour   agir   de  

l’intérieur  et  rétablir  la  qualité  de  la  prestation  qui  viendrait  à  décroître  ?    

Dans   le  cas  extrême  ou   le  mécontentement  persisterait,   l’attitude   loyale  offre  un  poids  

d’attention  et  de  négociation  certain.  D’ailleurs,  plus   la   loyauté  est   forte,  plus  elle  offre  

un   poids   d’attention   et   de   négociation   important.   Pourquoi  ?   D’une   part,   parce   que   la  

simple   menace   de   la   défection   sonne   alors   comme   un   puissant   signal   d’alarme.   Elle  

enclenche  un  gros  effort  du  formateur  pour  redresser   la  qualité  de  son  intervention  et  

ramener   le   participant   au  plus   vite   à   une   attitude  de   loyauté75.  D’autre  part,   pour   ces  

participants  qui  ont  maintenant  confiance  et  adopté  une  attitude   loyale,   leurs  attentes  

sont   fortes.   Face   à   une   déception   persistente,   la   prise   de   parole   serait   déterminée   et  

redoutable.  Aussi,   elle   exigerait   une   réaction   immédiate  du   formateur   à   la   hauteur  du  

volume   exprimé.   Sinon,   elle   exposerait   ce   dernier   à   un   risque   de   propagation   de   la  

rébellion  ou  à   la  défection  définitive  des  preneurs  de  parole.  Rappelons  quand  même,  

que   pour   le   formateur,   la   prise   de   parole   est   une   opportunité   d’approfondir   le   thème  

incriminé,   élever   les   échanges   et   donc   améliorer   la   qualité76.   Dans   tous   les   cas,   si   la  

défection   ou   la   prise   de   parole   est   exercée   par   une   personne   influente,   c'est-­‐à-­‐dire  

précédemment  considérée  comme  très  loyale,  ou  mieux,  plusieurs  personnes  loyales  en                                                                                                                  

74  Ibid.,  p.126  75  La  défection  serait  toutefois   la  dernière  alternative,  car  si  elle  était  exécutée,   il  deviendrait  difficile  de  revenir  en  arrière.  (id.) 76  Dans   le   cas  où   la  prise  de  parole   serait  prononcée  après   la   formation,   soit   au  près  de   l’organisme  de  formation,  via  notamment  la  fiche  d’évaluation,  soit  au  près  de  son  responsable  formation  qui  remontrait  l’information  auprès  de  l’organisme  de  formation,  c’est  alors  à  ce  dernier  de  se  charger  de  l’amélioration  de  la  qualité.  

Page 72: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

72  

même  temps,  il  ne  fait  aucun  doute  qu’elle  permettra  une  amélioration  significative  de  la  

qualité  par  le  formateur  ;  c’est  l’appréciation  de  la  formation  et  de  sa  prestation  qui  est  

en  jeu.  

Cependant,   cette   attitude   de   loyauté   à   être   soi   authentique   requiert   au   moins   deux  

conditions  :   premièrement,   la   confiance   dans   le   groupe,   qui   s’acquiert   par   la  

connaissance   des   autres   et   une   attitude   générale   de   non-­‐jugement   dans   le   groupe   et  

deuxièmement,   l’exemplarité  du   formateur.  Dit  plus   simplement  :  on  suit   l’exemple  du  

formateur,  on  partage  ensemble  une  partie  de  soi,  on  se  connaît,  on  s’accepte  tel  que  l’on  

est  et  on  se  fait  confiance.    

Nous  voyons  bien  là  que  les  conditions  préalables,  propices  à  l’expression  de  soi,  sont  les  

constituants   du   climat   d’intimité   tel   que   nous   l’avons   défini   en   début   de   ce  mémoire.  

L’intimité   est   le   signe   d’une   loyauté   forte   des   participants   à   l’injonction   à   être   soi.   Ce  

climat   d’intimité   est   plus   qu’un   climat   de   confiance,   car   justement   il   présuppose  

l’ouverture  de  soi  aux  autres  et   la  dimension  de  proximité  entre   tous   les  membres  du  

groupe.  Le  formateur  joue  le  rôle  de  guide  dans  cette  construction  de  l’intimité.    

Toutetfois,   rappelons-­‐le,   le   formateur   a   des   objectifs   pédagogiques   à   atteindre.   Or  

comme  nous  l’avons  déjà  vu  ci-­‐dessus,  la  loyauté  est  aussi  le  plus  sûr  moyen  de  réprimer  

l’attitude  de  défection,  qui  risquerait  de  faire  perdre  au  formateur  l’adhésion  du  groupe  

à  son  programme.  Aussi,  nous  pouvons  percevoir  tout  l’intérêt  que  représente  l’attitude  

de  loyauté  des  participants  pour  le  formateur.  Créer  et  maintenir  un  climat  d’intimité,  et  

donc   faire   adopter   l’attitude   de   loyauté,   c’est   finalement   pour   lui   le   plus   sûr   moyen  

d’atteindre  les  objectifs  pédagogiques  de  la  formation  et  donc  à  priori  la  satisfaction  des  

participants.  En  fait,  il  est  probable  que  le  formateur  met  tout  en  œuvre,  consciemment  

ou   inconsciemment,   pour   empêcher   la   défection   dans   les   rangs   et   tuer   dans   l’œuf   la  

prise  de  parole.  Au   travers  de  cette   courte  analyse   transparait   le  danger  de   la   loyauté  

inévitablement  orchestrée  et  promue  par  le  formateur.  Cette  promotion  de  la  loyauté  à  

l’injonction   s’exprime   ici   notamment   par   des   signes   de   convivialité   (prénom,   tu),   de  

reconnaissance   (non-­‐jugement)  et  par   l’exemplarité  du   formateur   lui-­‐même  à  être  soi.  

L’intimité  permet  donc  de  développer  l’attitude  de  loyauté  et  de  freiner  la  défection  et  la  

prise  de  parole  :  «  les   institutions  et   les  procédés  qui  visent  à  promouvoir   le   loyalisme  ne  

Page 73: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

73  

tendent   guère   à   encourager   la   prise   de   parole.   En   fait,   ils   sont   souvent   conçus   pour  

réprimer  d'un  même  mouvement  et  la  défection  et  la  prise  de  parole.77  »    

Ceci  n’est  pas  sans  rappeler  «  Les  tyrannies  de  l’intimité  »  de  Richard  Sennett  (1974)  où  

l’intimité  est  présentée  comme  un  facteur  à  fort  risque  de  manipulation.  Dans  le  décor  

de  la  formation  profesionnelle  etudiée,  le  formateur  est  comme  le  gardien  du  temple78  où  

il  se  fourvoie  à  l’usage  de  l’intimité  comme  instrument  de  manipulation  pour  réprimer  la  

défection  et  la  prise  de  parole  et  dérouler  son  programme  en  bonnes  et  dues  formes.    

3.6 CONCLUSION  DE  LA  PRESENTATION  DES  RESULTATS  

Notre  question  de  départ  portait  sur  le  rôle  de  l’intimité  dans  les  modalités  d’expression  

des   participants   face   l’injonction   à   être   soi   dans   la   formation   choisie.  Notre   analyse   a  

permis   de   démontrer   que   non   seulement   l’intimité   influence   les   réactions  

comportementales  des  participants,  mais  qu’elle  facilite  tout  particulièrement  l’attitude  

de  loyauté  des  participants  vis-­‐à-­‐vis  de  l’injonction  à  être  soi  au  dépens  des  réactions  de  

défection  ou  de  prise  de  parole.  Nous  validons  ainsi  notre  hypothèse  de  départ.  

Notre   analyse   permet   également   de   montrer   combien   le   formateur   bénéficie   des  

conséquences  de  cette  intimité.  Certes,  elle  est  pour  le  lui  un  excellent  moyen  d’assurer  

la  loyauté  des  participants  à  l’injonction  à  être  soi,  mais  elle  aussi  et  surtout  le  plus  sûr  

moyen  d’assurer  un  relatif  contrôle  sur  le  groupe  en  réprimant  la  défection  et  la  prise  de  

parole   dans   les   rangs.   En   ce   sens,   l’intimité   est   pour   le   formateur   un   moyen  

particulièrement   efficace   de   dérouler   sa   formation   dans   une   ambiance   propice   pour  

atteindre   ses   objectifs   pédagogiques.   Produire   de   l’intimité   à   cette   fin,   sans   en  

communiquer  préalablement  l’enjeu  aux  participants,  c’est  de  la  manipulation.  

                                                                                                               

77  Albert  Hirschman,  op.cit.,  p.146  78   En   référence   aux   gardiens   du   temple   de   Michela   Marzano   (op.   cit.)   qu’elle   associe   aux   coachs   qui  s’érigent  en  gardien  du  fonctionnement  du  groupe.  

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74  

PARTIE  3  :  DISCUSSIONS  DES  RESULTATS  

1. LIMITES  DU  TRAVAIL  

Le   travail   d’analyse  mené,   repose   sur  deux   entretiens  qu’il   convient   de   critiquer  pour  

mieux  en  mesurer  les  résultats  obtenus.  Nous  discuterons  en  particulier  de  deux  points  :  

la  taille  de  l’échantillon  et  le  phénomène  de  désirabilité  inhérent  aux  entretiens  menés  

en  face  à  face.    

1.1 TAILLE  REDUITE  DE  L’ECHANTILLON  

Dans   le   chapitre  méthodologie,   nous   avons   vu   quelles   avaient   été   les  motivations   du  

choix   des   participants.   Prendre   un   homme   initialement   réticent   à   la   formation   et   une  

femme   très   motivée   est   un   choix   contrasté   et   garde   tout   son   sens.   Toutefois,   les  

formations  comme  celle  étudiée  comptent  de  nombreux  participants,  qui  arrivent  dans  

bien   d’autres   circonstances.   Prenons   quelques   exemples  :   le   participant   qui   choisit   ce  

thème   parce   qu’il   lui   paraît   intéressant   pour   son   travail   actuel  ;   le   participant   qui   au  

contraire  choisi  cette  formation,  car  elle  lui  semble  utile  pour  sa  vie  privée  ;  ou  encore,  le  

participant  qui  a  choisi  sa  formation  presque  par  hasard.  Cette  diversité  des  motivations  

initiales   n’a   pas   été   prise   en   considération   dans   ce   travail   pour   des   raisons  

essentiellement   liées   au   manque   de   moyens.   Une   constitution   de   matériaux  

statistiquement   exhaustifs   d’une   réalité   si   diversifiée   et   le   travail   d’analyse  nécessaire  

auraient  requis  énormément  de  plus  temps.  Sans  aller  aussi  loin,  l’échantillon  aurait  pu  

toutefois   compter   un   participant   déçu   en   fin   de   formation,   ce   qui   aurait  

vraisemblablement  permis  d’étayer  les  volets  de  l’analyse  couvrant  la  prise  de  parole  et  

la  défection.  

De  ce  fait,  les  résultats  de  cette  analyse  ne  peuvent  en  aucun  cas  prétendre  à  révéler  une  

règle  générale  de  conduite  des  participants  en  formation  des  adultes  face  à  l’injonction  à  

être  soi.  Au  mieux,  ces  résultats  présentent  quelques  pistes  d’interprétation  de  certains  

comportements   dans   une   formation   d’adultes   où   l’injonction   étudiée   tient   une   place  

importante  dans  le  programme  pédagogique  et  dans  le  discours  du  formateur.    

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75  

1.2 PHENOMENE  DE  DESIRABILITE  SOCIALE  

En  psychologie,  le  phénomène  de  désirabilité  sociale79  désigne  le  mécanisme  par  lequel  

«  de  nombreux  sujets  ont  en  effet  tendance  à  masquer  leur  véritable  choix  et  à  sélectionner,  

au  contraire,  le  choix  opposé  par  ce  qu’il  est  plus  valorisé  socialement.  Cette  tendance  peut  

découler  d’un  refus  des  sujets  de  se  voir  tels  qu’ils  sont  et/ou  d’une  crainte  du  jugement  que  

le   psychologue   peut   porter   sur   eux.80  »   Ce   qu’exprime   très   bien   Jean-­‐Claude   Kaufmann  

(2007)  dans  le  cadre  de  l’entretien  mené  pour  une  finalité  de  recherche  :  «  Il  est  frappant  

de   constater   combien   très   souvent   les   informateurs   entrent   dans   le   rôle   de   bons   élèves,  

prenant   très   à   cœur   l’entretien   et   s’appliquent   pour   bien   répondre   à   chacune   des  

questions81.  »  

Compte   tenu   de   la   faible   taille   de   l’échantillon,   du   fait   que   les   deux   participants   me  

connaissaient  en  tant  qu’autre  participant,   il  parait  nécessaire  de  soulever   ici   le  risque  

d’interférence   du   phénomène   de   désirabilité   sociale   dans   les   résultats   des   entretiens  

menés.   Nous   pouvons   distinguer   notamment   deux   passages   illustrant   justement   ce  

phénomène.  Tout  d’abord,  Bernard  qui,  tout  juste  à  la  fin  de  l’entretien,  demande  à  toute  

hâte  :  «  Ca  va,   je  n’ai  pas   été   trop   long  ?  »  Ceci  nous  amène  directement  aux  propos  de  

Kaufmann  :   «  les   enquêtés   se   sentent   profondément   évalués   sur   la   qualité   de   leurs  

réponses.82  »   Ce   passage   démontre   à   quel   point   le   participant   a   le   souci   de   répondre  

correctement   aux   questions,   d’être   un   bon   élève   en   étant   à   la   hauteur   de   ce   que   je  

pouvais  bien  attendre  de  lui.  Ceci  peut  être  aussi  perçu  comme  une  manifestation  de  la  

continuité   de   son   attitude   de   loyauté   vis-­‐à-­‐vis   de   l’injonction   à   être   soi   et   plus  

                                                                                                               

79   Voici   la   présentation   proposée   sur   l’encyclopédie   en   ligne   wikipedia   pour   désirabilité   sociale   :   «En  psychologie,  le  phénomène  de  désirabilité  sociale  désigne  le  biais  qui  consiste  à  vouloir  se  présenter  sous  un  jour  favorable  à  ses  interlocuteurs.  Ce  mécanisme  psychologique  peut  s'exercer  de  façon  implicite,  sans  qu'on  en  ait  conscience,  ou  au  contraire  être  le  résultat  d'une  volonté  consciente  de  manipuler  son  image  aux  yeux  des  autres  En  effet   si   on  n'y  prend  pas  garde,   cela   introduit  un  biais  dommageable  quant   aux  résultats.  S'il  fallait  montrer  en  quoi  ce  concept  est  opérant,  il  suffirait  de  signaler  que  dans  la  très  récente  enquête  publiée  sur   la  sexualité  des   français,  pour   limiter  ce  risque,   les  enquêtés  ont  été  abordés  par   le  biais  du  téléphone,  ce  qui  permettait  d'introduire  une  distance  objectivante.»  Ce  dernier  exemple  montre  bien  l’impact  parfois  dommageable  de  ce  phénomène  de  désirabilité  sociale. 80  Dany  Laveault   et   Jacques  Grégoire,   Introduction  aux   théories  des   tests   en  psychologie   et   en   sciences  de  l’éducation,  Bruxelles,  De  Boeck  Université,  2002,  p.49     81  Jean-­‐Claude  Kaufmann,  L’entretien  compréhensif,  Armand  Colin,  2007,  p.61 82  Repris  à  partir  des  idées  de  Mauger  (1991)  présentées  dans  son  article  Enquêter  en  milieu  populaire,  Génèse,  n°6

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76  

généralement,   vis-­‐à-­‐vis   de   la   formation83.   Prenons   également   un   exemple   dans  

l’entretien  de  Claudia.  Dans  le  dernier  tiers  de  l’entretien,  je  lui  pose  plusieurs  questions  

d’approfondissement   auxquelles   elle   répond.   Puis,   je   lui   pose   une   nouvelle   question,  

pouvant  involontairement  lui  laisser  croire  que  je  cherchais  une  information  spécifique  

qu’elle   n’aurait   pas   encore   prononcée.   A   cette   dernière   question   «  qu'est-­ce   qui   te  

permettrait  dans  les  premiers  instants  ou  très  rapidement  dans  le  stage  de  te  sentir  dans  

une  position  ou   tu  pourrais  dire   ce  que   tu  penses  »,   elle   répond  après  un  silence  et  une  

excitation   certaine   dans   la   voix  :   «  Qu’on   fasse   tomber   nos   masques  !  ».   Sa   réponse   est  

suivie   d’un   rire   de   satisfaction,   comme   si   elle   était   certaine   d’avoir   visé   dans   la   cible  

qu’elle  pensait  que  je  visais.  Cet  exemple  nous  amène  là  aussi  à  questionner  comment  et  

combien   le   participant   interrogé   transforme   son   propos   par   désire   de   plaire   à  

l’enquêteur.  Ajoutons  dans  le  cas  de  Claudia,  d’origine  asiatique,  qu’elle  se  sentait  peut-­‐

être  flattée  et  reconnaissante  d’avoir  été  choisie  pour  cet  entretien,  alors  que  ses  lacunes  

en  grammaire  française  auraient  pu  à  ses  yeux,  la  desservir.        

Alors  que  pouvons-­‐nous  déduire  de  ces  deux  exemples  ?  Premièrement,  que  les  résultats  

des   entretiens   utilisés   dans   notre   analyse   sont   à   considérer   avec   précaution,   tant   les  

propos  des  particpants  peuvent  avoir  été  influencés  par  le  contexte  même  de  l’entretien.  

Deuxièmement,  et  c’est   là   le  point   le  plus   important,  que   le  phénomène  de  désirabilité  

sociale  observé  ne  remet  aucunement  en  question  la   logique  de  production  de  sens  de  

l’enquêté  (Kaufmann,  2007).  Prenons  un  exemple,  Claudia  utilise   le  terme  autocensure  

pour   expliquer   son   comportement   en   retrait,   lié   à   une   insatisfaction   qu’elle   n’ose   pas  

exprimer.  En  fait,  quel  que  soit  le  mot  utilisé,  autocensure  ou  retrait,  l’élément  important  

pour   notre   recherche   réside   dans   le   fait   que   le   mot   choisi   traduise   une   réaction   de  

défection.  Par  conséquent,   si  nous  ne  pouvons  pas  prendre  au  premier  degré   les  mots  

utilisés   pour   traduire   la   réaction   des   participants   face   à   l’injonction   à   être   soi,   nous  

pouvons  en  revanche,  valider  la  logique  de  production  de  sens  cachée  derrière  ces  mots.        

                                                                                                               

83  La  loyauté  à  l’injonction  à  être  soi  pourrait  donc  menée  à  la  loyauté  vis-­‐à-­‐vis  de  la  formation  et  donc,  de  son  contenu  pédagogique.  Voilà  sans  doute  une  autre  conséquence  de  l’intimité.  Ce  point  soulève  toutefois  une   nouvelle   interrogation  :   le   contenu   pédagogique   de   la   formation   est-­‐il   «  écologique  »   pour   le  participant,  une  fois  celui-­‐ci  retourné  dans  son  environnement  de  travail  ?  

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77  

2. CRITIQUE  DU  CADRE  THEORIQUE  

Nous  avons  utilisé  tout  au  long  de  ce  travail  de  recherche  le  cadre  d’Albert  Hirschman,  

originalement  dénommé  Voice,  Exit,  Loyalty  que  nous  avons  traduit  par  Prise  de  parole,  

Défection,  Loyauté.  Ce  cadre,  bien  que  renommé  pour  son  intelligibilité  et  sa  pertinence,  

peut   présenter   quelques   limites   dans   notre   travail   et   notre   contexte.   Nous   nous  

arrêterons  tout  d’abord  sur  la  prise  de  parole  absente,  puis  sur  le  caractère  paradoxale  

de   cette   prise   de   parole   dans   notre   contexte   d’analyse   et   enfin,   nous   mettrons   en  

exergue  les  limites  de  ce  cadre  trop  flexible.    

2.1 UNE  PRISE  DE  PAROLE  ABSENTE  

Pour   qu’un   cadre   révèle   toutes   ses   richesses,   encore   faut-­‐il   qu’il   soit   pleinement  

utilisable.   Tel   n’est   pas   notre   cas,   puisqu’aucun   des   deux   participants   n’a   montré  

explicitement  une  attitude  que  nous  pourrions  qualifier  de  prise  de  parole.  Par  ailleurs,  

l’enjeu   d’une   formation   de   trois   jours   est-­‐il   suffisamment   important   pour   que   les  

participants  osent  prendre  la  parole  et  faire  entendre  leur  mécontentement  ?  Rien  n’est  

moins   sûr,   d’autant   que   les   conditions   requises   par   la   prise   de   parole   sont   coûteuses,  

avec  en  particulier  une  prise  de  risque  personnelle  élevée  et  un  niveau  de  confiance  en  

soi  requit  important.  Rappelons  ici,  la  rétissence  de  Claudia  le  premier  jour,  à  exprimer  

son   mécontentement   de   peur   d’être   jugé   comme   perturbateur   par   les   autres  

participants.   Par   conséquent,   si   l’enjeu   est   faible,   la   prise   de   parole   est   au   mieux  

mollasonne  et  sans  grand  impact  et  au  pire,  elle  est  absente.  Tel  fût  notre  cas.  

Nous  pouvons  donc  questionner   ici   la  pertinence  du  modèle  Voice,  Exit,  Loyalty  utilisé  

dans  un  contexte  à   faible  enjeu  apparent.  Les  deux  participants  ont  mentionné   lors  de  

leurs   entretiens,   qu’à   certaines   conditions   ils   auraient   pu   prendre   la   parole.   Nous   ne  

pouvons  pas  dire  avec  certitude  quel  en  aurait  été  l’impart.  Par  contre,  ce  qui  est  certain,  

c’est  que   l’enjeu  apparent  ci-­‐dessus  mentionné  est  à  géométrie  variable  et   fonction  de  

l’évolution  du  cours  de  la  formation  et  des  perceptions  de  chacun  des  participants.  

2.2 UNE  PRISE  DE  PAROLE  POTENTIELLEMENT  PARADOXALE  

Si  la  prise  de  parole  ne  s’est  effectivement  pas  imposée  à  chacun  des  deux  participants  

au   cours   de   la   formation,   ils   n’en   ont   pas   moins   émis   l’hypothèse   si   le   cas   échéant,  

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78  

certaines  conditions  les  y  avaient  conduit.  Ce  qui  mérite  toute  notre  attention  ici  est   la  

forme  qu’aurait  pris  alors  la  prise  de  parole.  En  effet,  comme  nous  l’avons  vu,  la  prise  de  

parole   est   une   prise   de   risque,   parce   qu’elle   expose   le   participant   à   de   possibles  

incompréhensions   et   résistances   d’autres   participants.   Prendre   la   parole   et   exprimer  

son  mécontentement  devant  les  autres,  c’est  oser  se  dévoiler.  La  prise  de  parole  face  à  

l’injonction  à  être  soi  reviendrait  finalement  à  être  en  parfaite  loyauté  avec  cette  même  

injonction.  Par  conséquent,  pour  clarifier   ce  paradoxe,   il   serait  approprié  de  discerner  

l’expression   de   soi   en   respect   du   cadre   donné   par   le   formateur   et   l’expression   de   soi  

exprimé   à   l’encontre   du   cadre   donné   par   le   formateur.   Dans   le   premier   cas,   nous  

pourrions  parler  de   loyauté   à   l’injonction  d’être   soi   et  dans   le   second   cas,   de  prise  de  

parole  face  à  l’injonction  d’être  soi.    

2.3 UNE  FLEXIBILITE  TROP  GRANDE  

L’intérêt   du   modèle   Voice,   Exit,   Loyalty   réside   dans   la   pluralité   des   combinaisons  

possibles  et  de   sa  variabilité.  Dans  notre  contexte,  une  même  personne  peut   très  bien  

commencer   par   la   défection,   pour   passer   à   l’attitude   loyale   et   exprimer   plus   tard   son  

mécontentement  par   la  prise  de  parole.  De  plus,   cette   séquence  peut  être   répétée  une  

multitude  de  fois  pendant  la  formation  par  les  participants  et  ceux-­‐ci  pourraient  même  

modifier  le  niveau  de  leur  expression  et  la  séquence  en  fonction  de  leur  vécu  de  chaque  

instant   de   la   formation.   Compte   tenu   du   fait,   comme   nous   l’avons   vu,   que   chaque  

participant  ne  réagit  pas  toujours  de  la  même  manière  aux  mêmes  stimuli,  nous  pouvons  

percevoir  à  quel  point  l’analyse  deviendrait  complexe  et  délicate  d’interprétation  si  nous  

voulions   à   tout   prix   décortiquer   de   la   manière   la   plus   exhaustive   possible   toutes   les  

séquences  possibles  et  leurs  facteurs  déclenchants.  

Le  modèle   est   donc   trop   flexible   pour   permettre   une   parfaite   exhausitivité.   Pour   s’en  

rapprocher  plus  encore,  il  aurait  été  plus  pertinent  de  filmer  le  participant  tout  au  long  

de  la  formation  et  procéder  ensuite  à  un  entretien  de  type  autoconfrontation.    

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79  

3. ELARGISSEMENT  DU  CADRE  

Le  cadre  Voice,  Exit,  Loyalty  gagnerait  à  être  complété  par  d’autres  modèles  théoriques  

qui   viendraient   non   pas   en   réduire   son   effet,   mais   au   contraire   préciser   les   résultats  

obtenus   en   leur   donnant   une   autre   dimension  ;   c’est   l’objet   de   ce   chapitre.   Nous  

explorons   donc   sommairement   deux   approches   complémentaires   pour   élargir   notre  

cadre   théorique  :   l’étude  des   conditions   initiales   sous   l’angle   de   la   psychologie   sociale  

dans   le   domaine   de   la   manipulation   et   le   phénomène   psychologique   fort   connu   de  

dissonance  cognitive.  

3.1 CONDUITES  MANIPULEES  

Pour  illustrer  ce  propos,  nous  nous  appuierons  exclusivement  sur  les  travaux  d’analyse  

et  de  synthèse  de  Jouve  et  Beauvois  dans   leur  ouvrage  «  Petit   traité  de  manipulation  à  

l’usage   des   honnêtes   gens  »   (2002).   Ce   qui   ressort   très   nettement   tout   au   long   de   cet  

ouvrage  est  le  sentiment  illusoire  de  libre  arbitre,  tellement  nous  sommes  manipulés  et  

manipulateurs   à   la   fois.   Ramené   à   notre   cas,   cela   nous   amène   à   poser   la   question  

suivante  :   les   participants   ont-­‐ils   vraiment   eu   le   choix   d’agir   de   telle   ou   telle  manière  

face  à  l’injonction  étudiée  ?  Tellement  de  paramètres  rentrent  ici  en  jeu,  qu’encore  une  

fois,   il   est  difficile  d’être   exhaustif.  Donnons   ici   au  moins  quelques  pistes,   concentrées  

autour   de   la   notion   d’automanipulation   et   de   la   pédagogie   de   l’engagement,   manière  

habile   de   parler   d’automanipulation   accompagnée   ou   plus   franchement   d’acte   de  

manipulation.  

3.1.1 Automanipulation  

Jouve   et   Beauvois   dans   leur   ouvrage   rappellent   quelques   principes   théoriques   qui  

caractérisent   l’idée   d’automanipulation.   Parmi   ceux-­‐ci,   nous   en   avons   sélectionné  

quelques-­‐uns  restitués  sous   forme  d’étapes,  qui  viennent   illustré  ce  que  Lewin   (1947)  

appelait  l’effet  de  gel.  

Le  fait  même  de  prendre  la  décision  d’accepter  de  venir  en  formation  créé  le  phénomène  

d’adhérence   à   la   décision.   Le   participant   a   comme   signé   un   pacte   avec   lui-­‐même  pour  

assister  à   la   formation  et   il  devient   redevable  vis-­‐à-­‐vis  de   lui-­‐même.  Premier  piège  de  

l’automanipulation.   Puis,   vient   l’escalade   d’engagements   où   le   participant   est   engagé   à  

suivre   plusieurs   petits   protocoles   anodins   (signature   de   documents   administratifs,  

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80  

présentations,   tour   de   table,   etc.)   auxquels   il   ne   peut   pas   répondre   par   non,   par  

conventions  et  aussi  parce  qu’il  prendrait  le  risque  de  s’isoler  du  groupe.  Seconde  étape  

qui   peut   le   conduire   involontairement   et   inconsciemment   à   la   prise   de   décision  

dysfonctionnelle,   c'est-­‐à-­‐dire   décider   d’un   acte   sans   cohérence   apparente84.   Ainsi   se  

déroule  petit  à  petit  la  formation  où  l’engagement  évolue  crescendo  et  où  le  participant  

investit  du  temps  et  de  l’énergie85  dans  une  posture  qu’il  construit  petit  à  petit.  Il  devient  

vite  trop  investi  pour  abandonner86  sa  position  et  est  pris  dans  un  engrenage  sans  autre  

issue  que  la  fin  de  la  formation.  C’est  le  piège  abscons87,  ultime  étape  de  cet  effet  de  gel,  

qui  caractérise   l’automanipulation.  Le  participant  s’est  seul  conduit  dans  une  situation  

de  non-­‐choix,  même  s’il  ne  le  perçoit  pas  forcément  ainsi  et  s’est  fait  malgré  lui  le  parfait  

geôlier  de  sa  soumission  inconsciente.  

Arrivés   à   ce   stade,   nous  pourrions   objecter   le   fait   que   l’automanipulation  n’est   que   la  

partie   émergée   de   l’iceberg   et   vouloir   l’associer   à   la   cause   des   réactions   de   prise   de  

parole,  défection  ou  loyauté  pourrait  paraître  une  habile  manière  de  déresponsabiliser  

le  formateur  et  de  le  destituer  de  son  pouvoir  d’influence,  pourtant  irrémédiablement  lié  

à  sa  position.  Tel  n’est  pas  notre  volonté.  Avant  d’aborder  l’importance  de  la  posture  du  

formateur   dans   ce   jeu   de   manipulation,   nous   avions   besoin   de   rappeler   que   le  

participant  n’est  pas  exempt  de  responsabilité  dans  ce  processus  d’interactions  autour  

de   l’injonction   à   être   soi.   Il   est   conscient   ou   non   du   choix   d’accepter   ou   de   refuser  

l’injonction.  Évidemment,  le  formateur  l’aide  à  choisir.    

                                                                                                               

84  Un   tel  acte  est  généralement  suivi  d’une   forte   rationalisation  qui  atténue  à  posteriori   l’impression  de  non  cohérence.  Nous  reviendrons  sur  ce  point  dans  le  chapitre  suivant  qui  traite  de  l’état  de  dissonance  cognitive. 85   Ce   que   Jouve   et   Beauvois   appellent   la   dépense   gâchée   :   «Phénomène   qui   apparaît   chaque   fois   qu’un  individu  reste  sur  une  stratégie,  ou  sur  une  ligne  de  conduite  dans  laquelle  il  a  préalablement  investi  (en  argent,   en   temps,   en   énergie)   et   ceci   au   détriment   d’autres   stratégies   de   conduite,   plus   avantageuses.»    Robert-­‐Vincent   Joule   et   Jean-­‐Léon   Beauvois,   Petit   traité   de   manipulation   à   l’usage   des   honnêtes   gens,  Grenoble,  Presses  Universitaires  de  Grenoble,  2002,  p.38 86  Teger  (1979),  cité  par  Jouve  et  Beauvois,  ibid. 87  Brockner,   Shaw  &  Robin   (1979),   rappelés   par   Jouve   et  Beauvois   (id.).  Notons   les   cinq   spécificités   du  piège   abscons   que   nous   appliquons   ici   au   contexte   de   la   formation,   pour   montrer   à   quel   point   ce  phénomène  est  à  propos  :  1.  Décision  engagement  dépense  (de  temps  et  d’énergie)  avec  un  but  plus  ou  moins  précis  2.  Un  but  certes,  mais  toutefois  sans  certitude  de  l’atteindre  au  cours  de  la  formation  3.  Chaque  nouvelle  dépense  (d’énergie)  lui  fait  croire  qu’il  se  rapproche  de  son  but  4.   Le   processus   est   continu   jusqu’à   la   fin   de   la   formation   sauf   s’il   dit   stop   avant   (la   dépense   a   donc  heureusement  ici  une  limite  de  facto  dans  le  temps)      5.  Initialement,  le  participant  n’avait  pas  fixé  de  limites  à  sa  dépense  d’énergie

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81  

3.1.2 Automanipulation  accompagnée  

Selon  Jouve  et  Beauvois,  l’engagement  d’un  individu  au  profit  d’autrui  est  le  plus  souvent  

orchestré   par   de   savantes   technologies   des   circonstances,   qui   consistent   à   créer   les  

conditions   favorables  à  un  engagement  calculé  et  maximal.  Ceci  nous  permet  d’ores  et  

déjà  de  corroborer  notre  analyse  où  le  formateur  construit  délibérément  petit  à  petit  les  

conditions   appropriées   pour   faciliter   la   loyauté   à   l’injonction   à   être   soi.   Or   comme   le  

disent   Jouve   et   Beauvois  :   «  extorquer   dans   des   conditions   contrôlées   un   premier  

comportement   à   seule   fin   d'en   obtenir   d'autres,   c'est   de   la   manipulation.88  »  

Naturellement,   ces   auteurs   vont   plus   loin   encore,   notamment   en   examinant   de  

nombreuses   techniques   de   manipulation.   Nous   nous   intéresserons   dans   ce   texte   à  

principalement   l’une  d’entre   elles   et   sans  doute   la  plus   connue  :   la   technique  du  pied-­

dans-­la-­porte.  Cette  technique  largement  étudiée  sur  le  plan  scientifique  a  démontré  sa  

redoutable  efficacité  et  donne  un  éclairage  nouveau  à  notre  analyse.        

Commençons   par   rappeler   le   principe   de   la   technique   du-­pied-­dans-­la-­porte.   Cette  

technique   s’opère   en   deux   temps.   Tout   d'abord,   une   première   demande   d’acte   peu  

coûteux  est  formulée,  à  laquelle  il  est  déjà  généralement  difficile  de  dire  non.  Ce  premier  

acte  engage  inconsciemment  l’individu  dans  une  démarche,  une  ligne  de  conduite.  Puis,  

vient  ensuite  une  seconde  demande  explicite  ou  implicite  qui  requiert  la  même  ligne  de  

conduite,   pour   un   acte   cette   fois-­‐ci   beaucoup   plus   coûteux.   Comparés   à   une   simple  

demande   (la  plus   coûteuse  des  deux)  de  manière   contrôlante,   les   résultats  d’une   telle  

technique  sont  très  probants89.            

Cette   technique   n’est   pas   sans   rappeler   certains   aspects   du   process   pédagogique   de  

notre   cas.   En   effet,   comme   nous   l’avons   vu,   chacun   des   participants   a   souligné  

l’importance  des  séquences  en  apparence  bénignes,  en  particulier  le  fait  de  se  présenter,  

de   s’appeler   par   son   prénom   et   de   se   tutoyer.   Chacune   de   ces   séquences   a   été  

préalablement   introduite   par   le   formateur,   à   laquelle   les   participants   ont   répondu  

positivement.  Pouvait-­‐il  en  être  autrement  d’ailleurs  ?  L’acte  est  peu  engageant  et  mieux,  

                                                                                                               

88  Robert-­‐Vincent  Joule  et  Jean-­‐Léon  Beauvois,  op.  cit.,  p.224  89  La  première  étude  sur  le  sujet  fût  menée  par  Freedman  et  Fraiser  (1966).  Elle  concernait  la  pose  d’un  panneau   inesthétique   dans   un   jardin   privée,   et   démontra   que   cette   technique   comparée   à   une   simple  demande   de   type   contrôlante   sans   demande   préparatoire,   faisait   passer   le   niveau   d’acceptation   de   la  demande  (très  coûteuse)  de  16,7  %  à  76%.  

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82  

plutôt   habituel,   voire   attendu.   Cette   première   séquence   correspond   très   bien   à   la  

première   demande   peu   coûteuse   de   la   technique   du   pied-­dans-­la-­porte90.   Elle   est  

d’ailleurs  le  plus  souvent  accompagnée  de  la  technique  dite  du  pied-­dans-­la-­bouche,  qui  

consiste  à  créer   le  dialogue  sous   forme  anodine91  entre   le  solliciteur  et   le  sollicité  :   les  

premiers  échanges  qui  contribuent  à  casser  la  glace  comme  on  dit  dans  le  métier.  De  la  

même   manière,   le   tour   de   table   des   présentations   mériterait   à   lui   seul   une   étude  

approfondie,  tellement  il  semble  être  le  champ  d’application  de  nombreuses  techniques  

de   manipulation   connexes   aux   deux   premières92.   Après   ces   premières   demandes  

acceptées   sans   difficulté,   arrive   naturellement   la   demande   plus   coûteuse,   plus  

engageante.  Dans  notre  cas,  il  s’agit  en  l'occurrence  de  participer  à  des  ateliers  conçus  de  

telles  manières,  que   les  participants  ne  peuvent  pas   faire  autrement  que  de  s’exposer,  

montrer   leur   personnalité.   Sans   surprise,   chacun   de   nos   deux   participants   accepte   de  

«  jouer  le  jeu  »  et  par  la  même  occasion  inconsciemment,  accepte  l’injonction  à  être  soi.  

Pour   nommer   cette   attitude   des   individus,   Jouve   et   Beauvois   (1998)   utilisent  

l’expression  :  soumission  librement  consentie.  Cette  soumission  paradoxale  montre  à  quel  

point   nos   engagements   peuvent   être   orchestrés   à   notre   insu,   par   autrui   et   par   nous-­‐

mêmes,  tout  en  croyant  pourtant  être  pleinement  libres  dans  notre  décision.  Aussi  à  la  

lumière   de   cet   éclairage,   il   serait   sans   doute   plus   pertinent   de   parler   dans   notre   cas  

d’expression   de   soumission   librement   consentie   à   une   attitude   de   loyauté   face   à  

l’injonction  à   être   soi.  Nous  parlons   ici  délibérément  de   loyauté,  puisqu’il   est   très  peu  

probable  que   le   formateur  utilise  un  tel  dispositif  pour  conduire   les  participants  à  une  

attitude  de  défection  ou  de  prise  de  parole.  Au  contraire,  comme  nous   l’avons  vu  dans  

notre   analyse   transversale,   le   formateur   a   tout   à   gagner   à   faire   adopter   l’attitude   de  

loyauté.      

Nous  avons  vu  dans  cette  première  partie  sur  l’élargissement  du  cadre,  que  la  réaction  

de   loyauté   du   participant   peut   être   conditionnée   et   orchestrée   plus   ou   moins  

consciemment   par   lui-­‐même   et   avec   l’aide   du   formateur.   Voyons   maintenant   la                                                                                                                  

90   Ceci   n’est   pas   sans   rappelé   l’escalade   d’engagement   introduite   dans   le   chapitre   précédant.   Toutefois  différence  il  y  a.  Dans  le  cas  présent,  le  deuxième  engagement  est  plus  coûteux,  alors  que  dans  l’escalade  d’engagement,  l’engagement  devient  dysfonctionnel,  c’est  à  dire  sans  cohérence  apparente.   91  Donnons  quelques  exemples  de  questions  pour  aboutir  à  ces  échanges  anodins  :  comment  vous  sentez-­‐vous  ?  On  peut  commencer  ?  Avez-­‐vous  une  question  ?  etc.    92  Nous  pouvons  citer  en  particulier  les  techniques  de  l’étiquetage,  du  toucher,  pied-­‐dans-­‐la-­‐mémoire,  qui  toute  contribuent  à  amplifier  les  effets  de  la  technique  du  pied-­‐dans-­‐la-­‐porte.  Jouve  et  Beauvois,  op.  cit.

Page 83: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

83  

conséquence   d’une   telle   manipulation   dans   l’hypothèse   où   cette   réaction   de   loyauté  

puisse  représenter  un  acte  problématique  pour  le  participant,  qui  ferait  face  alors  à  un  

état  de  dissonance  cognitive.  

3.2 DISSONANCE  COGNITIVE  

Pourquoi   amener   la   théorie   de   la   dissonance   cognitive   dans   ce   mémoire  ?   Les  

participants   étudiés   dans   cette   formation   aux   techniques   de   communication   semblent  

bien   loin   d’une   hypothétique   ressemblance   avec   la   communauté   indienne   étudiée   par  

Leon   Festinger93   et   tout   aussi   loin   des   singes   capucins   observés   par   John   Tierney94.  

Pourtant,  compte  tenu  du  chapitre  précédent,  il  est  fort  possible  que  l’attitude  de  loyauté  

de  nos  deux  participants  engendre  un  déséquilibre  cognitif  plus  ou  moins  important,  tels  

les  sujets  observés  de  ces  deux  chercheurs.  

Avant   d’étayer   cette   réflexion,   rappelons   tout   d’abord   le   principe   de   la   dissonance  

cognitive.  La  dissonance  cognitive  désigne  l’état  d’un  individu  en  présence  de  cognitions  

(connaissances,  opinions  ou  croyances   sur   l’environnement,   sur   soi  ou  sur   son  propre  

comportement)   incompatibles   entre   elles   et   qui   en   éprouve   un   état   de   tension  

désagréable.  Dès  lors,  cet  individu  mettra  en  œuvre  des  stratégies  inconscientes  visant  à  

restaurer   un   équilibre   cognitif95.   Ce   qui   nous   intéresse   tout   particulièrement   ici   est  

justement  ces  stratégies  inconscientes  mises  en  place  pour  rétablir  l’équilibre  cognitif.  

Nous  retiendrons  trois  de  ces  différentes  stratégies,  aussi  appelées  modes  de  réduction  

de   la   dissonance,   pour   lesquelles   nous   reprenons   sommairement   les   définitions  

proposées  par  David  Vaidis  et  Séverine  Halimi-­‐Falkowicz96  (2007)  :        

                                                                                                               

93   Léon   Festinger   a   éloboré   le   concept   de   dissonance   cognitive   en   1957,   à   l’issue   d’une   étude   sur   la  diffusion   de   rumeurs   suite   à   un   tremblement   de   terre   en   Inde   en   1934.   Il   cherchait   à   comprendre  pourquoi   une   communauté,   dont   les   voies   de   communication   étaient   coupées   du   reste   du   monde,    annonçait  la  survenue  d’un  nouveau  séisme  encore  plus  désastreux. 94  Auteur  de   l’article  «Go  ahead,  Rationalize.  Monkeys  do   it,   too.»  paru  dans   la  partie  science  du  célèbre  quotidien   New-­York   Times,   6   novembre   2007.   Il   met   en   exergue   la   présence   du   mécanisme   de  rationnalisation   chez   les   singes   capucins.   Or   ce   mécanisme   de   rationalisation   est   justement   une   des  stratégies  adoptées  pour  rétablir  l’équilibre  cognitif  suite  à  une  dissonance  cognitive.   95  Définition   construite   à  partir  de   la  définition  de  dissonance   cognitive  proposée   sur   l’encyclopédie   en  ligne  wikipedia.   96  David  Vaidis,  Séverine  Halimi-­‐Falkowicz.  La  théorie  de   la  dissonance  cognitive  :  une  théorie  âgée  d’un  demi-­‐siècle.  Revue  électronique  de  Psychologie  Sociale,  2007,  n°1,  p.14  

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84  

-­‐ Rationalisation   cognitive  :   l’individu   modifie   son   attitude   initiale,   afin   de   le  

rendre  plus  conforme  au  comportement  problématique.    

-­‐ Rationalisation   comportementale  :   l’individu,   suite   à   la   réalisation   de   son  

comportement   problématique,   a   la   possibilité   de   réaliser   un   second  

comportement  dans  le  même  sens.  

-­‐ Trivialisation  :   L’individu   dévalorise   son   comportement   problématique   ou  

l’attitude  qu’il  avait  initialement  vis-­‐à-­‐vis  de  ce  comportement.  

Si   nous   revenons   à   notre   étude   et   à   notre   cadre,   nous   pouvons   accepter   l’idée   que   la  

soumission   à   la   loyauté   peut   être   source   de   conflits   cognitifs,   dans   le   sens   où   le  

participant   se   retrouve   à   accepter   tout   au   long   de   la   formation   beaucoup  plus   que   ce  

qu’il  aurait  sans  doute  souhaité  initialement  ;  c’est  le  principe  même  de  la  technique  du  

pied-­dans-­la-­porte.   Face   à   des   actes   qui   peuvent   s’avérer   problématiques,   comme  

prendre  part  à  un  débat  dans  le  cas  de  Bernard,  la  tension  cognitive  semble  inévitable,  

tout   comme   la   conséquence  :   l’état   de   dissonance   cognitive.   Ainsi,   pour   rétablir  

l’équilibre   cognitif,   le   participant   peut   utiliser   une   des   stratégies   résumées   ci-­‐dessus.  

Dans   l’exemple   de   Bernard   justement,   il   est   troublant   de   repérer   dans   son   entretien  

l’étonnement  qu’il   a   vécu  en  posant  des  actes  dont   il   se   croyait   incapable,  notamment  

quand  il  dit  «  je  me  suis  étonné  moi-­même  »  ou  encore  «  j’y  ai  finalement  pris  du  plaisir  ».  

Ceci  montre  bien  qu’il  a  vraisemblablement   fait  appel  aux  stratégies  de  rationalisation  

pour  arriver  à  un  tel  changement  pendant  la  formation.      

Cependant,  cette  alternative  de  rationalisation  (ou  éventuellement  dans  un  autre  cas  de  

trivialisation)   n’est   sûrement   pas   la   stratégie   la   plus   déterminée  ;  Hirschmann   (1972)  

propose  un  autre  mode  de  diminution  de   la  dissonance  :   la  prise  de  parole.  En  effet,   il  

suggère   que   dans   un   contexte   où   l’initiation   a   été   coûteuse97,   la   loyauté   durement  

acquise   renforce   le  niveau  d’attentes   tout   en   retardant   l’hypothétique  prise  de  parole.  

Toutefois  si  la  déception,  avec  son  lot  de  tensions  cognitives,  devient  trop  grande,  alors  

la   prise   de   parole   émerge   de   manière   virulente   et   déterminée.   Cette   stratégie   nous  

ramène  à   l’attitude  de  Claudia  qui  précisait  que  si   le  rythme  ne  s’était  pas  amélioré  au  

                                                                                                               

97   C’est   précisément   la   finalité   des   techniques   de   manipulation   et   celle   du   pied-­‐dans-­‐la-­‐porte   en  particulier,  que  de  permettre  un  engagement  dans  des  actes  coûteux.  

Page 85: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

85  

bout   de   la  moitié   de   la   formation,   elle   aurait   sûrement   pris   l’initiative   de   la   prise   de  

parole  pour  exprimer  sa  déception  et  faire  changer  les  choses.    

Nous  pouvons   comprendre   tout   l’intérêt   que   représente   l’éclairage  de   la   théorie  de   la  

dissonance  cognitive  dans  notre  travail.  Son  application  plus  poussée  nous  permettrait  

de  mieux   cerner   les   processus   cognitifs  mis   en   place   dans   les   réactions   de   défection,  

prise  de  parole  et  loyauté  face  à  l’injonction  à  être  soi.  Elle  pourrait  aussi  répondre  à  une  

question   plus   vaste   portant   sur   l’après-­‐formation  :   quelles   sont   les   conséquences   du  

rééquilibrage   cognitif   nécessaire   à   l’adoption   d’une   attitude   potentiellement  

problématique  telle  que  la  loyauté  ?  En  effet,  la  loyauté  tant  recherchée  par  le  formateur  

et   parfois   le   participant   n’est   sûrement   pas   sans   effets   collatéraux,   à   fortiori   pour   le  

participant.   Ceci   nous   amène   donc   à   poser   une   ultime   piste   de   réflexion  :   est-­‐il  

responsable  et  éthique  de  promouvoir  auprès  des  participants  l’attitude  de  loyauté  face  

à  l’injonction  à  être  soi  ?    

Page 86: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

86  

CONCLUSION  

1. SYNTHESE  DU  TEXTE  

A  partir  de  notre  point  de  départ,   le   rôle  de   l’intimité  dans   les  modalités  d’expression  

comportementale   face   à   l’injonction   à   être   soi   en   formation   d’adultes,   nous   avons  

soulevé   deux   questions   et   émis   deux   hypothèses.   La   première   de   ces   hypothèses,  

condition  à  la  seconde,  est  vérifiée  :  il  y  a  bien  présence  de  l’injonction  à  être  soi  dans  la  

formation   étudiée.   La   seconde   suggère   que   l’intimité   favorise   une   réaction   de   loyauté  

des  participants  face  à  l’injonction  à  être  soi.    

Pour   répondre   à   une   telle   problématique  de   recherche,   nous   avons  puisé  nos   sources  

dans   la   sociologie   contemporaine   et   appuyé   notre   analyse   sur   le   modèle   théorique  

d’Alfred  Hirrschman  :  Prise  de  parole,  Défection,  Loyauté.  Dans  cette  première  partie  du  

travail,   nous  avons  également  pris   soin  de  définir   les   termes  d’injonction  à   être   soi   et  

intimité.  

Dans   la   seconde   partie   de   ce   mémoire,   nous   avons   commencé   par   présenter   notre  

méthodologie  de  travail  et  nos  grilles  d’analyse.  Nous  avons  ensuite  validé  la  première  

hypothèse  en  scrutant  le  programme  de  la  formation  «  Techniques  de  communication  »  

et   l’entretien   autocritique   du   formateur.   Nous   avons   ensuite   vérifié   la   seconde  

hypothèse  en  révélant  l’importance  de  l’intimité  dans  le  discours  des  deux  participants  

interviewés.   Et   combien   elle   influençait   leurs  postures  de   loyauté   face   à   l’injonction   à  

être  soi  aux  dépens  des  attitudes  de  prise  de  parole  et  de  défection.  Aussi,  nous  avons  

perçu  tout  l’intérêt,  pour  le  formateur,  de  mettre  en  place  un  climat  d’intimité  au  plus  tôt  

dans   la   formation   et   de   le   préserver.   Ceci   nous   a   permis   de   mettre   en   exergue   la  

tentation,  pour   le   formateur,  d’utiliser   l’intimité   comme   instrument  de  manipulation  à  

l’insu  des  participants,  pour  s’assurer  d’un  déroulement  propice  à  l’atteinte  des  objectifs  

pédagogiques  de  la  formation.  

Dans   la   troisième   partie,   nous   avons   tout   d’abord   montré   les   limites   du   travail   en  

insistant   sur   le   caractère   circonscrit   de   l’étude   et   des   résultats   obtenus.   Nous   avons  

également  pointé   les   limites  de   l’utilisation  du  cadre  théorique  choisi.  Puis  nous  avons  

proposé   deux   pistes   d’élargissement   à   ce   cadre  :   celle   de   la   dissonance   cognitive,   qui  

nous  aiderait  à  mieux  cerner  le  mécanisme  psychique  mis  en  place  par  les  participants  

Page 87: Le rôle de l'intimité dans la formation des adultes

87  

en   réaction  à   l’injonction  à  être   soi  ;   celle  de   la  manipulation,  qui  nous  permettrait  de  

détecter  les  jeux  de  manipulation  installés  chez  le  participant  lui-­‐même,  mais  aussi  entre  

le  formateur  et  les  participants.    

Maintenant,   après   une   courte   synthèse   de   notre   texte,   nous   allons   pouvoir   proposer  

quelques  perspectives  à  ces  travaux,  d’une  part  les  pratiques  opérationnelles  et  d’autre  

part  pour  la  recherche.  Puis  nous  conclurons.  

2. PERSPECTIVES  

2.1 PERSPECTIVES  POUR  LES  PRATIQUES  

Nous   proposerons   ici   deux   axes   de   perspectives   à   nos   travaux   pour   les   pratiques  

opérationnelles  de   l’animateur   formateur98  :  premièrement   l’intérêt  pédagogique  de   la  

prise  de  parole  pendant  la  formation,  deuxièmement  l’intérêt  déontologique  à  dévoiler  

l’enjeu  de  l’intimité  auprès  des  participants.  

2.1.1  Intérêt  pédagogique  de  la  prise  de  parole  

Comme  nous  l’avons  vu,  la  combinaison  d’un  climat  d’intimité  et  de  l’injonction  à  être  soi  

au   cours   d’une   formation   d’adultes,   tend   les   participants   à   adopter   une   attitude   de  

loyauté  vis-­‐à-­‐vis  de  cette  injonction  et  les  éloignent  de  fait,  d’une  réelle  liberté  à  être  soi.  

De   fait,   il  est  sans  doute  pertinent  de  percevoir   toute  manifestation  de  prise  de  parole  

comme   une   réelle   expression   de   soi   à   l’encontre   de   l’injonction   à   être   soi,   un   refus  

d’obéir  à  l’exigence  formulée  par  autrui  d’être  soi.  Par  conséquent,  la  piste  proposée  par  

une   des   personnes   enquêtées   est   judicieuse  :   créer   des   canaux   d’expression   libre   et  

capter  ainsi  un  feedback  à  intervalles  réguliers  sur  l’état  d’avancement  du  groupe99.  Ceci  

permettrait   l’émergence   de   la   prise   de   parole   de   ceux   qui   seraient   dans   l’inconfort   à  

faire   face   à   l’injonction   à   être   soi.   Cet   espace   d’expression   libre   deviendrait   aussi   un  

moyen  pédagogique  pour  faciliter  l’autonomie  du  participant  dans  son  apprentissage.  En  

exprimant   son   insatisfaction,   il  montre   ouvertement   son   conflit   cognitif   entre   ce   qu’il  

                                                                                                               

98   Ceci   exclu  donc   toute  perspective   opérationnelle   liée   aux   auteurs  des  programmes  de   formation,   qui  viserait   par   exemple   à   remettre   en   question   les   programmes   pédagogiques   qui   incluraient   l’injonction  contradictoire  à  être  soi.    99  En  fait,  un  grand  nombre  de  formateur  pose  régulièrement  une  question  ouverte  du  type  «  Ca  va  ?  »  ou  «  Ca   se   passe   bien  ?  »,   mais   créent-­‐ils   préalablement   l’espace   propice   pour   une   réponse   franche   et  éventuellement  anonyme  pour  ceux  qui  craindraient  le  jugement  des  autres  ?  

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est,  ses  comportements,  ses  croyances,  ses  valeurs  et  ce  que  le  formateur  avance  comme  

concepts  et   suggestions  de  pratique  opérationnelle.  Par  conséquent,   la  prise  de  parole  

permettrait  au   formateur  de   jouer  pleinement  son  rôle  d’accompagnateur  en  aidant   la  

personne  à  formuler  et  donc  conscientiser  ce  conflit  et  ainsi  le  rendre  plus  opérant  dans  

sa  recherche  personnelle.  A  condition  toutefois  de  créer  et  maintenir  un  climat  l’intimité,  

sans   quoi   le   participant   n’aura   peut-­‐être   pas   la   confiance   en   lui   nécessaire   pour   oser  

prendre  le  risque  d’affronter  les  éventuels  jugements  de  ces  pairs  et  du  formateur.    

2.1.2  Intérêt  déontologique  de  dévoiler  l’enjeu  de  l’intimité  

Nous   avons   pu   observer   combien   l’intimité   instaurée   dans   la   formation   profite   au  

formateur.  Elle  lui  assure  d’une  part  la  loyauté  des  participants  à  l’injonction  à  être  soi  et  

d’autre  part,  un  certain  contrôle  sur  le  déroulement  de  la  formation  et  sur  l’atteinte  des  

objectifs   pédagogiques.   Si   l’intimité   est   sollicitée   par   le   formateur   à   ses   fins,   sans   en  

communiquer   préalablement   l’enjeu,   alors   il   use   d’elle   comme   un   instrument   de  

manipulation.  Rappelons  les  propos  de  Jouve  et  Beauvois  (2002)  :  «  Extorquer  dans  des  

conditions  contrôlées  un  premier  comportement  à  seule  fin  d'en  obtenir  d'autres,  c'est  de  la  

manipulation.100  »  Aussi,  par  souci  d’éthique,  il  semble  préférable  d’annoncer  l’enjeu  de  

l’intimité   en   début   de   formation.  Oser   dire   la   vérité   sur   l’enjeu   de   l’intimité   durant   la  

formation   est   une   preuve   d’honnêteté   du   formateur.   C’est   également   une   marque   de  

respect  et  de  confiance  vis-­‐à-­‐vis  du  groupe.  N’est  ce  pas-­‐là  des  qualités  essentielles  que  

chaque  participant  est  en  droit  d’attendre  de  son  formateur  ?  

2.2 PERSPECTIVES  POUR  LA  RECHERCHE  

Parmi   toutes   les   pistes   de   recherche   que   nous   pourrions   construire   à   partir   de   ce  

mémoire   introductif,   nous   en   proposerons   ici   seulement   deux  :   la   relation   entre  

l’intimité   et   la   reconnaissance   en   formation   des   adultes   et   la   mesure   des   effets  

postformation  de  l’injonction  à  être  soi.  

2.2.1  Les  relations  entre  intimité  et  reconnaissance  

Nous   pourrions   croire   à   l’issue   de   cette   étude   que   l’intimité   profite   exclusivement   au  

formateur.   Pourtant,   certaines   pistes   entrouvertes   par   les   deux   participants   enquêtés  

                                                                                                               

100  Robert-­‐Vincent  Joule  et  Jean-­‐Léon  Beauvois,  op.  cit.,  p.224  

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nous   laissent   présager   qu’ils   ont   sans   doute   eux   aussi   des   avantages   à   construire   un  

climat  d’intimité  et  d’adhérer  loyalement  à  l’injonction  à  être  soi.  L’une  d’entre  elles  est  

directement  liée  à  la  question  de  la  reconnaissance.    

Si   nous   nous   référons   aux   formes   de   reconnaissance   proposées   par   Tzvetan   Todorov  

(1995),   l’intimité   renforce-­‐t-­‐elle   plus   la   reconnaissance   de   conformité   ou   celle   de   la  

distinction  ?  L’intimité  favorise-­‐t-­‐elle  la  puissance  des  sentiments  communautaires  ou  la  

compétition   et   l’excellence   personnelle  ?   D’ailleurs,   l’intimité   est-­‐elle   équitable  ?  

Augmente-­‐t-­‐elle   le  déséquilibre  structurel  du  marché  de   la  reconnaissance  mutuelle101  

ou  au  contraire,  en  réduit-­‐elle  les  écarts  ?  Des  questions  qu’il  conviendrait  de  formuler  

dans  le  cadre  d’une  nouvelle  problématique  de  recherche  et  qui  cette  fois-­‐ci  pourraient  

s’appuyer  plus  largement  sur  les  apports  des  sciences  de  l’éducation  déjà  étoffés  sur  le  

sujet.    

2.2.2  Les  effets  postformation  du  discours  injonctif  à  être  soi    

Une   deuxième   perspective   de   recherche   pourrait   se   construire   cette   fois-­‐ci   autour   de  

l’injonction   à   être   soi.   Comme   nous   avons   pu   le   voir,   cette   injonction   est   très  

symptomatique   de   notre   époque   et   sûrement   largement   contributoire   à   l’afflux   des  

formations   dites   de   développement   personnel.   Nous   avons   pu   montrer   également   la  

teneur   paradoxale   d’une   telle   injonction,   qui   de   facto   réduit   le   champ   possible   des  

réactions  des  participants  en  formation.  A  posteriori  de  cette  formation,  qu’en  reste-­‐t-­‐il  ?  

Quel  regard  portera   le  participant  sur   la   formation  et  son  contenu  quelques  semaines,  

quelques   mois   plus   tard  ?   L’injonction   à   être   soi   ressortira-­‐t-­‐elle   de   son   discours  

d’évaluation  à  froid  ?  Qu’en  dira-­‐t-­‐il  ?  Enfin,  a  posteriori,  quelles  seront  les  conséquences  

observables  du  rééquilibrage  cognitif  nécessaire  à   l’adoption  d’une  attitude  de   loyauté  

problématique  pendant  la  formation  ?    

Mon   hypothèse   purement   intuitive   est   qu’un   tel   discours   n’apporte   qu’une   aide  

ponctuelle  de  type  rustine  au  quotidien  du  participant  salarié.  Pire,  ce  discours  injonctif  

à  être  soi  ne  fait  sans  doute  qu’augmenter  la  pression  déjà  importante  sur  ses  épaules  et  

renforce  le  sentiment  de  courir  après  une  performance  dont  les  limites  sont  sans  cesse  

repoussées.   En   fait,   au-­‐delà   de   la   question   de   l’efficacité   du   discours   injonctif,   c’est   la  

                                                                                                               

101  Inspirée  de  la  phrase  :  «  Le  marché  de  la  reconnaissance  mutuelle  est  structurellement  déséquilibré.  »  Jean-­‐Claude  Kaufmann,  L’invention  de  soi,  Paris,  Armand  Colin,  2004,  p.190  

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finalité  politique  de   la   formation  qu’il   conviendrait   d’éclairer.   Comme  nous   le   suggère  

Etienne   Bourgeois   (1996),   faire   un   choix   «  entre   une   formation-­investissement   dont   la  

finalité  première  est  de  servir  de  manière  efficace  et  efficiente  les  objectifs  et  les  stratégies  

de   l’organisation   qui   la   met   en   place   et   la   finance,   et   une   formation   dont   la   finalité  

première   est   le   développement   de   l’apprenant   comme   personne   et   comme   acteur  

social102  ».  

3. CONCLUSION  FINALE  

Je  souhaite  conclure  cette  étude  par  une  réflexion  plus  personnelle.    

En   découvrant   l’ouvrage   de   Michela   Marzano   déjà   cité   dans   ce   texte,   j’ai   été  

particulièrement   interloqué   par   cette   phrase  :   «  Il   n’y   a   rien   de   scandaleux   à   ce   dont  

l’entreprise  exige  l’excellence  de  son  personnel  pour  maximiser  ses  profits.  Ce  qui  est  plus  

contestable   c’est   qu’elle   a   pour   ce   faire   recours   à   la   rhétorique   de   l’épanouissement  

personnel,   c'est-­à-­dire   qu’elle   laisse   penser   à   ses   employés   qu’elle   va   contribuer   à   les  

épanouir.   Car   les   individus   se   retrouvent   alors   soumis   à   des   injonctions   constamment  

contradictoires  :   d’une   part,   ils   se   voient   offrir   des   coachs   personnels,   des   formations  

coûteuses  et  des  parcours  personnalisés  ;  d’autre  part,  ils  sont  régulièrement  soumis  à  des  

processus  d’évaluation  et  de  sanction  toujours  plus  sophistiqués  et  contraignants.103  »    

Bien  que   les  programmes  de   formation  dites  d’efficacité  personnelle104   et   leurs  porte-­‐

paroles,   les   formateurs,   pronnent   l’émancipation   de   l’Homme,   ils   nourrissent   le   plus  

souvent   les   stratégies  de   leurs  organisations   clientes.   Les   formations  professionnelles,  

comme  celle  étudiée,  concourent  très   largement  à   la  course  à   l’efficacité  en  alimentant  

cette  rhétorique  de   l’épanouissement  personnel.  Or  compte  tenu  de   l’actualité  ambiante,  

force   est   de   constater   que   cette   quête   aveugle   de   performance   et   de   réussite   conduit  

notre  société  à  une  impasse  et  l’individu  à  la  fatigue  d’être  soi.    

Les  organismes  de  formations,  les  formateurs  et  autres  coachs  sont-­‐ils  prêts  à  élaborer  

des  dispositifs  de  formation  et  d’accompagnement  à  la  hauteur  des  enjeux  d’aujourd’hui  

                                                                                                               

102   Etienne   Bourgeois,   Identité   et   apprentissage.   Education   Permanente   -­   Formation   et   dynamiques  identitaires,  1996,  n°128,  pp.  34-­‐35  103  Michela  Marzano,  Extension  du  domaine  de  la  manipulation,  Paris,  Grasset,  2008,  p.93  104  Cette  expression  répendue  est  explicite  dans  sa  contradiction.  La   formation  est  commandée  et  payée  par  l’entreprise,  mais  la  formation  est  présentée  comme  d’intérêt  personnel.    

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91  

où   l’homme,   après   avoir   été   une  machine   à   performances,   a   besoin   d’être   réconforté  

pour  ce  qu’il  est  maintenant  et  de  se  sentir  en  harmonie  avec  soi  et  avec  les  autres  ?  Il  

est  maintenant  grand  temps  que  les  formations  à  l’efficacité  personnelle  laissent  place  à  

celles  de  l’harmonie  sociale,  que  la  démocratie  s’efface  au  profit  de  la  sociocratie105.    

                                                                                                               

105   La   sociocratie,   aussi   appelée   gouvernance   par   consentement,   fait   référence   à   un  mode   de   prise   de  décision  et  de  gouvernance  qui  permet  à  une  organisation  de  se  comporter  comme  un  organisme  vivant,  de   s'auto-­‐organiser.   Son   fondement   est   issu   des   théories   systémiques.   L'objectif   premier   est   de  développer   la   co-­‐responsabilisation   des   acteurs   et   d'utiliser   le   pouvoir   de   l'intelligence   collective   dans  l'acte  de  prendre  une  décision  qui  a  des  conséquences  sur  le  collectif.  (source  :  http://fr.wikipedia.org)  

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