Ce mémoire vise à interroger le lien entre le design et le monde moderne sous l'angle d'une sensibilité au changement: polémiques sociales, crises économiques, controverses scientifiques, jusqu'au "changement de paradigme" prédit pour l'ère post-industrielle, il s'agit de voir comment le design - historiquement associé à une image de la prospérité - peut également faire résonance aux périodes qualifiées de crise ... et si cela le structure en tant que discipline, et posture créative.
Text of Design crises controverses - Mémoire de Laura Pandelle
1. Sous la direction de Jacques-Franois Marchandise [ DESIGN
CRISES CONTROVERSES ] Laura Pandelle Mmoire de fin dtudes ENSCI-Les
Ateliers 2012
2. 4
3. SOMMAIRE Avant-propos. Sur une petite archologie du design.
p. 11 Introduction. Penser la crise.p. 19 Crise(s), Modernit.p. 25
Questionner le design dans une crise moderne. p. 27 PARTIE 1. [ AU
NOM DES PRES ] Introduction. Sonder le rcit des origines. p. 36 1/
Un questionnement thorique et pratique de lide de Progrs. Critique
du changement.p. 41 Le temps paradoxal de la Modernit. p. 43 2/ Un
projet essentiellement politique. Entre la Firm et la League :
lintellectuel utopiste et lentrepreneur socialiste.p. 51 Le projet
social, un nouvel idal pour la cration. p. 53 Le Deutscher Werkbund
et les premires contradictions du design industriel.p. 55 3/ Des
crises fondatrices. Passerelles. p. 65 Interstices.p. 72 5
4. Conclusion. Le design dans la construction moderne des
cultures europennes. p. 76 PARTIE 2. [ DESIGN ET IDOLOGIES ]
Introduction. Trois objets.p. 85 1/ Avant-gardes, utopies,
idologies. Futurisme : rvolution.p. 93 Constructivisme : luvre
totale. p. 96 2/ Design sous idologie. Totalitarisme, utopie,
culture. Du design des choses au design de lHomme. Dnaturation /
acculturation. p. 101 p. 104 p. 107 Conclusion. Design et
idologies.p. 110 PARTIE 3. [ AUX INTERSTICES DE SYSTMES EN CRISE ]
Introduction. Le design anti-crise des 30 Glorieuses. p. 122 1/
Projets, manifestes et performances en contexte de crise. Quand le
design passe lacte. De Prisunic IKEA : lattirail anti-crise de la
vie moderne. 6 p. 131 p. 138
5. 2/ mergence du design dans des cultures en crise : le Japon
et lItalie. Tout est design.p. 149 Le Japon : apparition du design
en territoire occup. p. 153 LItalie : miracle stylistique
post-idologique. p. 160 Bilan. p. 170 3/ Objets pour une conscience
de crise : mergence du design critique. Lart et la vie en 1960.
Effrangements de lart et du design. p. 175 p. 178 Introduction.
Humanisme et crise moderne. p. 185 PARTIE 4. [ UN HUMANISME EN
CRISE ] 1/ Le design dans un monde incertain. Le caddie, le bunker,
le bton. Design et critique : phnomne de crise? Bilan. p.197 p. 205
p. 209 2/ Changement de rles. Le mythe dun design sans le designer.
Le design comme un laboratoire du social. p. 213 p. 225 Conclusion
p. 235 Bibliographie p. 243 Remerciements p.253 7
6. 8
7. 9
8. AVANT-PROPOS AVANT-PROPOS Sur une petite archologie du
design. Jai entre les mains un petit livre, peut tre le premier de
ma bibliothque dapprenti-designer. En couverture, une photographie
violette du fauteuil Bulle de Eero Aarnio, en surimpression sur
fond vert - la manire dune srigraphie de Warhol. CHAIRS.
Collection:ICONS. ditions:Taschen. Une petite bible dtudiant,
annote, parcourue, corne, enrichie de coupures de journaux et de
magazines. Au moment de commencer ce mmoire, un point dtape
personnel simpose: je connais peu, ou mal, lunivers de la
discipline que je mapprte exercer. Alors que les vues en coupe et
les dessins dclat ont dsert mes carnets de croquis pour faire place
aux story-boards, schmas, cartographies et autres outils dun design
moins industriel quorganisationnel, la ncessit dexpliquer quel est
le design que je pratique est devenue un trait rcurrent de mes
premires expriences professionnelles. Quel est votre rle, en tant
que designer? Est-ce encore du design?. La question de savoir o je
me situe dans la discipline mouvre donc un abme thorique - et la
tche de dfinir, dfaut de lexpliquer, la limite entre ce qui est du
design et ce qui nen est pas. Je me replonge dans les ouvrages
gnraux qui mont accompagne depuis le dbut de mes tudes en design.
Milles formes, silhouettes, compositions, environnements, dfilent
sur les pages brillantes des ditions Taschen, Pyramid, Thames &
Hudson. Ces merveilleux livres dimages ont probablement constitu
pour moi le premier aperu dun paysage culturel du design, et faute
dun primtre prcis, un ensemble dlments de rfrence et de valeurs
positives. Le design: suite dinstantans, objets connus, nomms,
dats, formes finies. Ces collections dicnes refltent une certaine
culture de lHistoire du design que lhistorienne Jocelyne Leboeuf
dcrypte comme une branche moderne de lHistoire de lArt - cest--dire
jalonne de ralisations exemplaires, des 11
9. Design / Crises / Controverses objets-oeuvres identifis
comme la synthse des aspirations esthtiques et des avances
techniques dune poque. Pour lhistorienne, cette lecture est
construite sur deux figures centrales - lobjet iconique et le
designer crateur - qui sont insuffisantes pour comprendre en
profondeur linteraction entre la discipline et le mille-feuille
conomique, social et culturel qui constitue son poque: une vision
romantique de lHistoire, o la figure du grand designer
charismatique est aussi relaye par un discours mdiatique (...) et
fait en effet croire une possible rconciliation entre aspirations
individualistes et production de masse1 . LHistoire du design est
ainsi balise de silhouettes magiques dobjets du quotidien,
interprtations formelles des problmatiques de leur temps travers la
subjectivit claire de quelques individus - la chaise de caf (la N14
de Thonet, 1859), la lampe de bureau rglable (lAnglepoise de
Cawardine, 1933), la voiture Mini (la 2CV, Citron, 1948), la
machine crire (la Valentine de Sottsass, Olivetti, 1969)
lordinateur portable (lIbook, Apple, 2001). Des ides devenues
progressivement des archtypes, sur lequel sarticule un langage des
objets qui serait propre lunivers du design2. Sortis des livres
dHistoire, le statut de ces objets extra-ordinaires minterpelle.
Dun ct, je les vois comme icnes, formes-images. Mis en scne dans
les revues, les vitrines, les muses, ils semblent tmoigner dun
clair de gnie dans le design, un moment de plnitude, un point
dancrage dans le temps. Dun autre ct, je perois travers eux les
traces et indices des mcanismes socio-techniques qui les ont
produits: on ne peut les comprendre hors dun contexte dnonciation,
une histoire. Ils semblent correspondre ce que la socit aurait
produit de mieux sur une priode donne, et contiennent donc une
forme dachvement ou de perfection dans le design. Chacun dentre eux
semble la fois lexpression particulire dun contexte culturel,
industriel et artis- 1 Jocelyne Leboeuf, De lhistoire de lart
lhistoire du design industriel, compte-rendu des des ateliers de la
recherche en design, 22 et 23 mai 2007, P.114-122. 2 Le Langage des
Objets est un ouvrage de Deyan Sudjic paru en 2012 aux ditions
Pyramid. Une attention y est porte lanalyse dobjets ordinaires qui
ont marqu le 20e sicle, ce qui en fait une anthologie du design
relativement diffrente des recueils dicnes prcdemment voqus.
12
10. AVANT-PROPOS Un crustac dans une douille usage: couverture
de louvrage de Ernesto Oroza Rikimbili, une tude sur la dsobissanc
technologique et quelques formes de rinvention. tique, et une
tentative dabstraire de ce contexte une dfinition gnrale du design.
travers eux, le design mapparat comme une succession darrts sur
image, une nigme rponses multiples. Une discipline qui naurait
connu que des trouvailles, ou des mutations positives. Se pose
alors la question de savoir de quoi licne est-elle la trace, et du
travail qui en est lorigine. Est-il mdiatique, historique,
thorique, critique? Que nous dit-il de la construction du design
comme discipline, au fil de sa trs courte Histoire? Si le design en
tant que champ dactivit semble extrmement balis, il demeure, en
tant que processus, un mystre. cette premire collection dicnes,
dautres images se sont superposes, tout aussi fascinantes: issues
des ouvrages dErnesto Oroza sur la dsobissance technologique dans
la cration populaire Cuba3, ou du Systme P recens par Catherine
Rechard en milieu carcral4, des ouvrages de Victor Papanek sur
lquipement nomade, ou encore de Villa Sovietica, savoureuse
anthologie du kitsch dans les marchandises dimport-export en
ex-URSS5. Ces objets, paradoxalement recenss dans des collections
habituellement consacres au design, constituent un ensemble de
pratiques de conception vernaculaires, sauvages, commerciales,
intimes, publiques ou populaires qui semblent dessiner un autre
dans le design. Au design en relief et en formes absolues des
objets-icnes, soppose un design en creux, issu de la manipulation
ingnieuse, banale et diffuse de la vie quotidienne. une vision
disciplinaire du design, jalonne de ralisations exemplaires,
soppose sa dfinition comme une fonction anthropologique aux
multiples facettes, un processus non-fini de production, de
transformation et dassimilation des artefacts du monde moderne.
Design versus non-design. La restitution (assez rcente) de ces
pratiques dans des ouvrages consacrs au design re-situe la
discipline dans 3 Ernesto Oroza, Rikimbili, Une tude sur la
dsobissance technologique et quelques formes de rinvention,
Publications de lUniversit de Saint-tienne, 2009. Objets rinvents,
avec Pnlope de Bozzi, ditions Alternatives, 2002. 4 Catherine
Rchard, Systme P : Bricolage, invention et rcupration en prison,
ditions Alternatives, 2002. 5 Alexandra Schssler, Willem Mes,
Johnathan Watts, Villa Sovietica, ditions Infolio, 2009. 13
11. Design / Crises / Controverses le contexte dune culture
matrielle voluant au fil du dveloppement de nos socits
industrielles - dans les nuances de linvention, de la fabrication,
du dtournement, de lusage. Elle rvle galement lintrt de chercher
une dfinition du design prcisment au frottement entre les canons de
la discipline, et des objets dont on ne sait pas trop ce quils
sont, mais qui dune manire ou dune autre renvoient au design,
lingniosit de certains dessins et desseins, ou encore qui lui sont
contemporains, et constituent une source dinspiration, dimitation,
de rcupration, ou au contraire, un rservoir dalternatives. Pour
Ernesto Oroza, la pousse de la cration populaire cubaine est avant
tout motive par la dsobissance: Cest une action violente en termes
culturels contre lunivers matriel colonial qui nous entoure et qui
semble incapable de trouver des solutions la vie de chacun (...) je
ne peux pas mempcher de le voir, littralement, comme une
supermastication, un superbroyage, dit lauteur dans une interview
avec Baptiste Menu. Cest pour cela que jai utilis dans [mon livre]
cette image de Fidel Castro la tlvision nationale en train de
vanter aux Cubains un objet chinois qui permet de faire bouillir de
leau (...)6. Le contexte cubain reflte une socit en crise assige
par un consumrisme qui ne lui correspond pas: la production qui en
rsulte est une sorte de re-design permanent de solutions pour la
vie quotidienne. travers lexploration de Ernesto Oroza, le design
ne mapparat plus comme la simple mise disposition de biens pour la
consommation, mais comme un processus tortueux et complexe de
rception, dadaptation, de dtournement, de test, de refus et de
rinvention des choses, qui passe en mme temps par une tape
dcrasement des signes: une de-dfinition de lobjet dsign. Le design
des livres dicnes est une discipline qui fait merger des emblmes,
des objets qui simposent comme une vidence - une discipline qui
serait capable deffectuer une synthse crative entre les styles et
les ides dune poque, et ne pourrait spanouir que dans des moments
dge dor. Le design des ouvrages de Oroza, Rechard ou Papanek est un
ensemble de pratiques htrognes et contradictoires, quil faut saisir
6 Ernesto Oroza, Crations en chane, interview ralise par Baptiste
Menu, Revue Azimuts n35, 2010. 14
12. AVANT-PROPOS sur le vif, quon ne peut extraire de leur
contexte particulier: une nondiscipline, qui pourtant nous en dit
long sur les liens culturels dune socit son environnement matriel.
Au del de la question de savoir si le design peut tre considr
strictement comme une discipline ou non, je constate que le point
de vue de lHistoire sur le design est indissociable de son
laboration thorique. Jocelyne Leboeuf cite cet gard la rflexion de
John A. Walker sur les silences et les impasses symptomatiques dune
histoire du design industriel soumise lidologie du bon design (...)
[What would you think of a general histories which only describes
good people and happy events?]7. La valeur scientifique de
lHistoire du design est galement interroge par Alexandra Midal en
introduction son propre ouvrage sur le sujet: Jusqu prsent il
[nexiste] pas dhistoire du design posant la question naturelle de
son historiographie et mettant en avant les ides, les
contradictions et les thories de ses auteurs8. Il semble donc en
premier lieu que toute comprhension globale du design fasse appel
une vision historique: aujourdhui encore, on tend expliquer le
design travers une gnalogie de concepts, de notions et de
dfinitions - art appliqu, stylique, esthtique industrielle, activit
de conception9 - alors mme que le dbat sur le design thinking pose
la question dun mode de pense radicalement propre cette discipline.
Par ailleurs, il semble que les analyses, les partis-pris et les
points dentre de lHistoire du design voluent en mme temps que la
discipline, et nous proposent diffrents diagnostics sur les
interactions entre le design et son contexte social, conomique et
culturel. Si lHistoire semble tre le champ thorique le plus solide
et le plus document travers lequel on peut comprendre et analyser
le design, il convient de lenvisager comme une production volutive
et critique, et non comme une science exacte. Lhistorien Victor 7
John A. Walker, Design history and history of design, Chicago,
Pluto Press 1989, P.33, cit par Jocelyne Leboeuf, De lhistoire de
lart lhistoire du design industriel, op.cit. 8 Alexandra Midal,
Design : Introduction lhistoire dune discipline, ditions Pocket,
2009, p. 8. 9 Jocelyne Leboeuf souligne dans larticle prcdemment
cit quil est toujours difficile dentreprendre une rflexion sur le
design sans le passage oblig des dfinitions et de lhistoire du mot
depuis ses origines latines. 15
13. Design / Crises / Controverses Margolin plaide ainsi pour
labandon dune Histoire du design centre sur des problmatiques
internes la discipline (ce qui rejoint lanalyse de Jocelyne
LeBoeuf: lHistoire du design comme branche de lHistoire de lart et
de larchitecture10) au profit dune interprtation plus transversale
de la culture matrielle, de ce quil nomme product milieu: the
human-made material and immaterial objects, activities, and
services; and complex systems or environments that constitute the
domain of the artificial11. Selon lui, il est indispensable
dinterroger les liens entre le design et la culture matrielle en
gnral pour saisir le sens, le rle et le mode opratoire de cette
discipline dans la socit o elle se dveloppe. Outre le fait que
cette approche ouvre la voie des recherches qui questionnent le
cadre thorique et pistmologique dune histoire du design base sur
des valeurs occidentales12, commente Jocelyne LeBoeuf, elle a aussi
pour intrt de faire rentrer dans le primtre de lapproche historique
du design prcisment tout ce que lHistoire ne retient pas. Au design
des icnes, expression radieuse des avances technologiques et
esthtiques du 20e sicle, on pourrait donc de superposer un design
des errances, des impasses et des checs, voire des aberrations et
des non lieux de nos univers artificiels. Cette interrogation sur
le sens de lHistoire mamne rflchir aux vnements de crise. Si les
manuels dHistoire gnrale du design ressemblent des catalogues
dinventions gniales, lHistoire gnrale du 20e sicle semble domine
par lirruption des catastrophes dans tous les domaines et toutes
les chelles: krachs boursiers, crises du ptrole, mondialisation des
conflits, menace environnementale, crises sociales. La notion de
crise, utilise pour caractriser un grand nombre de phnomnes de
lHistoire contemporaine, semble la fois faire sens, et rvler une
certaine impuissance saisir ce qui est loeuvre. On peut donc se
demander pourquoi, dans un sicle proccup par le 10 Jocelyne
Leboeuf, De lhistoire de lart lhistoire du design industriel, op.
cit. 11 Victor Margolin, Design in History, texte issu dune
prsentation ralise le 3 Avril 2008 lors du 17e Annual Symposium on
the Decorative Arts and Design Cooper-Hewitt, au National Design
Museum de New York. 12 Jocelyne Leboeuf, propos de la thse de
Victor Margolin, ibid. 16
14. AVANT-PROPOS changement - et boulevers par la difficult
intgrer et comprendre ce changement - une discipline aussi
transversale et pragmatique que le design est interprte
essentiellement comme le reflet des priodes de plnitude et de
croissance. Actuellement, on convoque souvent le design comme une
science au service de linnovation dans les entreprises: une
discipline faite de mthodes, doutils et de pense stratgique, pour
pallier la crise que traversent les modles traditionnels. Le Master
Innovation by Design rcemment mis en place lENSCI-Les Ateliers en
tmoigne: en facilitant les passerelles entre le monde du design et
celui des organisations, il contribue promouvoir et laborer ce rle
dacteur hybride, daccompagnateur du changement. Hypothse qui soulve
par ailleurs de nombreuses critiques au sein de la discipline, et
passe parfois pour un effet de mode, parfois pour une pure
instrumentalisation du design. Il est donc intressant de voir que
si lHistoire du design semble jalonne de controverses stylistiques
et dbats thoriques, la discipline ne semble jamais tre affecte par
un tat de crise: toujours elle se renouvelle, se rinvente, se
repositionne. Dans le contexte actuel, un parallle vident semble
tre fait entre une situation gnrale de crise - crise conomique,
crise sociale, crise cologique - et la capacit du design proposer
des solutions. We design social change dclare la jeune agence
cossaise Snook en en-tte de leur site internet. Cette mobilisation
du design envers des causes globales saccompagne dune forte
responsabilisation du rle du designer. Le design est-il depuis son
origine une discipline sensible au changement? Alors que les livres
dicnes nous dpeignent le design comme une incarnation de la
nouveaut, souvent sous sa forme la plus rayonnante et la plus
optimiste, le Rikimbili de Ernesto Oroza dcrit plutt une forme
dinvention lie la crise, et la ncessit de trouver des voies de
contournement et de ngociation du changement. On est alors en droit
de se demander quels sont les facteurs culturels, sociaux et
techniques qui dterminent le positionnement du design dans la
dynamique du changement - positif ou ngatif - qui affecte
massivement les socits modernes au cours du 20e sicle. 17
15. Design / Crises / Controverses Le but de ce mmoire nest pas
de revisiter lHistoire du design travers le filtre des drames et
des catastrophes qui jalonnent la priode contemporaine. Il sagit
plutt dinterroger le positionnement de la discipline face des
vnements quon a jugs comme crises. Il nous faut tout dabord
comprendre ce quimplique cette notion, sur le plan de la pense et
sur le plan de lHistoire. Il nous faut ensuite interroger ce que
lon sait du design qui est contemporain de ces vnements de crise,
et comment est construite cette connaissance, travers une srie de
cas dtude. Il sagit enfin de se demander si le rapport au
changement est un point de vue pertinent pour comprendre le
fonctionnement du design, et ses liens profonds avec le contexte
social, conomique et culturel o il se dveloppe. Si le design est
apparu dans un sicle de mutations, quelle conscience et quelle
vision ses praticiens ont-ils du changement luvre - et comment
dtermine-t-il leur comprhension des problmes et des situations
auxquels ils se confrontent? Au lieu de regarder le design comme
une succession de rponses, nous allons donc linterroger comme un
processus, fait de projets, de tentatives, de productions, de
manifestes, et de points de vue, afin de comprendre lvolution de
son rle dans les socits modernes. Que peut-on alors penser de
lhypothse actuelle dun design comme pense du changement, que
soutiennent les approches du design thinking ou du design
organisationnel (design for change selon le nom dun label
anglosaxon)? Doit-on lire, dans les ractions du design aux
mutations de son temps, un trait fondamental de la discipline? Loin
de tout militantisme, la question dune vision du monde propre au
design est alors requestionner. 18
16. INTRODUCTION INTRODUCTION Nous avons travers le temps des
ruptures, nous vivons aujourdhui lpoque des crises. Quil affecte le
dveloppement de lindividu, le fonctionnement de la socit, les
rouages de lconomie mondiale, ou le devenir de notre cosystme, le
changement semble massivement interprt travers le filtre de la
crise. Si la crise connat aujourdhui une rosion de son sens, se
manifeste selon des modalits inattendues et dans une trs grande
diversit de contextes, il nous faut galement comprendre quelle
connat un tournant majeur au moment de la Modernit, avec sa
gnralisation un concept global. Paul Ricoeur souligne lors dune
confrence lUniversit de Neuchtel quil sagit dun dplacement de lide
de crise du plan conomique au plan des reprsentations dun phnomne
social et total13, ce qui sous-tend un amalgame des diffrentes
facettes de la crise (rupture dquilibre, perturbation, irruption de
linconnu, mutation) et des diffrentes sphres quelle traverse
(politique, conomie culture). Cette gnralisation de lide de crise
ne va pas sans un parpillement, voire une dissolution de son sens,
cest--dire que le concept ne suffit plus expliquer ce quil dsignait
lpoque moderne. La Modernit est alors vue rtrospectivement comme le
rsultat dune crise (une rupture avec la socit traditionnelle) et
comme une situation de crise en soi. Cest sur cette trame de fond
que nat le design, discipline moderne par essence. On est alors en
droit dinterroger les liens entre lide de crise et lide de design
dans leur acception moderne. Penser la crise. Si lide de crise
apparat aujourdhui comme un concept-valise, Paul Ricoeur prcise
quelle est historiquement polysmique et ambigu. 13 Paul Ricoeur, La
crise, un phnomne spcifiquement moderne ?, confrence donne le 3
nov. 1986 laula de lUniversit de Neuchtel, publie dans la Revue de
thologie et de philosophie n120 (1988) P.1-19. 19
17. Design / Crises / Controverses Employe dans de nombreux
domaines - mdecine, gopolitique, psychologie, sciences sociales et
environnementales - elle renvoie une grande diversit
dinterprtations. Dans le langage mdical, la crise voque la
manifestation extrieure et paroxysmique dune pathologie, ce qui sen
suit soit par une aggravation soit par une amlioration de ltat de
sant. Cest le moment o la maladie se rvle, cest donc aussi un
moment de vrit pour le soignant: du point de vue de la mdecine, la
crise dsigne donc un pisode trs spcifique de la maladie, qui
justifie un processus de mesure, danalyse, dvaluation et daction.
En psychologie en revanche, la crise dsigne le passage douloureux
dun tat de la vie un autre (crise de ladolescence, de la
cinquantaine, etc.). Il ne sagit pas tant dune irruption violente
que dun tat de malaise diffus qui accompagne la recherche dun
nouvel quilibre, et un veil soi. Au sein de la mdecine on voit donc
que la crise tolre des interprtations diffrentes, et signifier
tantt une perturbation, une rupture ou une dsquilibre, tantt une
irruption salvatrice, un dsengorgement. Paul Ricoeur voque trois
autres chelles danalyse du concept de crise - la crise au sens
cosmopolitique, la crise au sens pistmologique dans lhistoire des
sciences, et la crise au sens conomique lpoque contemporaine - ce
qui nous permet de comprendre ceci: la crise peut dsigner dune part
lirruption de linconnu total, un changement de paradigme provoqu
soit par un vnement catastrophique, soit par une dcouverte
inattendue, soit par une invention (disons une nouvelle donne:
lirruption de la relativit dans la mcanique newtonienne en 1905,
les attentats du 11/09, Fukushima...) - elle concerne alors un
processus de rupture profonde et son onde de choc dans le temps.
Dautre part elle peut qualifier un phnomne constitutif de
lorganisme qui lui est sujet, cest--dire un processus de dsquilibre
et de requilibrage. La crise tmoigne alors de la dynamique interne
de lorganisme quelle affecte, et de sa capacit voluer. Ce qui nous
intresse, cest de voir que la crise dsigne laccomplissement dune
transformation dans un systme plus que la nature de cette
transformation en soi. Cest un modle de pense qui dsigne un fait
qui met en crise, qui branle un systme dans son intgralit. Pour
Ricoeur, les deux notions-cl pour une thorie de la crise sont
20
18. INTRODUCTION lautonomie du processus (un accident, un fait
disruptif non prvisible et non-vitable, qui peut tre ressenti comme
une fatalit) et sa priodicit. De fait, la crise sous-tend une pense
dun systme faillible, et les facteurs (plus ou moins irrguliers) de
sa faillibilit. Ide galement voque par Edgar Morin, qui dit : Tout
systme comporte ncessairement des antagonismes qui portent en eux
la potentialit et la mort du systme. Et plus loin: Si lon veut,
pour concevoir la crise, aller au del de lide de perturbation,
dpreuve et de rupture dquilibre, il faut concevoir la socit comme
systme capable davoir des crises...14. Une pense de la crise
saccompagne donc dune pense du monde (corps, organisme, groupe,
socit) dans lequel advient la crise. Ceci nous amne lide dune
reprsentation du monde en crise. La crise est insparable du sujet
qui la pense15 nous dit le mathmaticien Ren Thom dans son texte
Crises et Catastrophes. Ainsi nous sortons dune ide de la crise
comme un pisode ponctuel, un objet fini, fig dans lHistoire et
identifiable selon des critres objectifs (quand bien mme chaque
crise renouvelle ses critres de comprhension) pour lapprhender
comme un modle de reprsentation (ressenti) du cours des choses. On
est alors mme dinterroger limpact que pourrait avoir une
reprsentation crisique de la socit sur des disciplines sensibles au
changement: les arts, les sciences... le design ? Cela nous amne un
deuxime point: la crise saccompagne dun imaginaire trs fort, quelle
nourrit et renouvelle. Paul Ricoeur tente la transposition dune
analyse de la crise lchelle du sujet - crise existentialiste - au
plan de la conscience historique, et dit ceci: Lorsque lespace
dexprience se rtrcit par un dni gnral de toute tradition, de tout
hritage, et que lhorizon dattente tend reculer dans un avenir
toujours plus vague et plus indistinct, seulement peupl dutopies ou
plutt duchronies sans prise sur le cours effectif de lHistoire,
alors la tension entre horizon dattente et espace dexprience
devient rupture, schisme16. Ceci signifie que les lieux (topo,
espaces-temps) o sarticulent les muta14 Edgar Morin, Pour une
crisologie, Revue Communications n25, 1976, P.149-163. 15 Ren Thom,
Crises et catastrophes, Revue Communications n25, 1976. 16 Paul
Ricoeur, La crise, un phnomne spcifiquement moderne ?, op.cit.
21
19. Design / Crises / Controverses tions de lHistoire peuvent
tre affects, dans la crise, par un caractre impossible ou
impensable du changement - do une rupture entre le temps et lespace
de laction. Ds lors, ce quon appelle imaginaire de crise peut tre
aussi considr comme une crise de limaginaire, une incapacit se
projeter dans lavenir de faon quilibre. Jacqueline Barrus-Michel
voque dans une dition des Cahiers de psychologie politique que la
crise sur le plan historique saccompagne gnralement par le
refoulement dune ralit en contradiction avec limaginaire mis en
place (par un systme culturel, idologique ou marchand...), puis, au
moment du paroxysme, par une dfaillance brutale de la symbolisation
(cest--dire que plus rien na de sens) qui est relaye et amplifie
par un imaginaire de crise catastrophiste, paranoaque, violent. La
psychosociologue souligne ailleurs que la crise est alors ncessaire
pour sortir dboucher lhorizon: Si le conflit est naturel et inhrent
(...) aux contradictions de la socit, la crise est peut tre le seul
mode de changement quand il y a rupture entre les donnes de la
ralit, les capacits de matrise symboliques et les penchants
imaginaires17. Cest en quelque sorte un processus accomplir jusquau
bout. Ainsi les rapports entre crise et imaginaire peuvent tre
interprts de deux manires. Dune part comme une caisse de rsonance
du malaise qui prcde et entoure la crise - on peut alors se
demander quelle est la sensibilit des arts et du design cet
ensemble de signaux faibles, par anticipation du changement. Dautre
part comme un premier espace de libert o sesquissent des potentiels
de rsolution et de sortie de crise. Edgar Morin voque dans Pour une
crisologie que la recherche de solutions mythiques ou imaginaires18
intervient bien avant le dclenchement de laction, mme sil en
constitue une forte inspiration. De fait de nombreux moments de
lHistoire montrent lmergence de reprsentations politiques sommaires
mais fortes (leader charismatique, mouvement dopinion radical,
idologie nouvelle) sappuyant sur un imaginaire sociale de crise:
cest ainsi que Thodore Abel analyse (en 1966) la monte du nazisme,
dans le contexte dangoisse et de crise identitaire 17 Jacqueline
Barrus-Michel, Crise(s), Les cahiers de psychologie politique [en
ligne] n14, janvier 2009. 18 Edgar Morin, Pour une crisologie,
op.cit. 22
20. INTRODUCTION de lAllemagne de lentre-deux-guerres.
Limaginaire de crise serait donc la fois le lieu dune amplification
fantasmatique du malaise et le lieu o se renclenche laction. Du ct
de la culture matrielle, on peut se demander si la socit de
consommation nest pas particulirement propice au dveloppement dune
production danticipation de crise (tangible et mentale) dans lequel
le design aurait un rle jouer, ainsi que le marketing, la publicit,
et les mdias. Nous en arrivons un troisime point: la crise stimule
une pense de laction. Lorigine grecque du mot crise (le verbe )
renvoie au jugement et la prise de dcision. Cette dimension
dcisoire et critique est prsente dans quasiment toutes les analyses
du termes prcdemment voques, quel que soit leur domaine de rfrence:
la crise ne dsigne pas un tat statique mais un tat dynamique. On ne
peut parler de crise sans voquer en mme temps le processus de
sortie de crise. Erik Erikson souligne en 1972 que la crise est une
phase cruciale de vulnrabilit accrue et de potentialit accrue19.
Ainsi derrire son effet de dsorientation, de perte de sens et de
perte despoir, la crise est aussi un moment riche en opportunits, o
des solutions en puissance se manifestent. Il est donc intressant
de voir que lide de crise provoque et lgitime laction. Si les
situations de crise peuvent ressembler une paralysie, elles sont
galement accompagnes dun requestionnement et dun renouvellement
(plus ou moins efficace) des modes daction. videmment, ce
dclenchement de laction dans lurgence et en raction une atmosphre
de crise peut tre lourd derreurs et de drives: Jacqueline
Barrus-Michel voque lirruption de la violence, la haine de
ltranger, laddiction, la rbellion contre lautorit, comme des
ractions sociales symptomatiques des situations de crise. Dans son
analyse des origines du totalitarisme, Hannah Arendt tablit
galement un parallle entre une situation gnrale de crise et
dinstabilit de la socit moderne et trois phnomnes de violence
extrme - lantismitisme, la dictature et limprialisme. Edgar Morin,
dun point de vue plus systmique, 19 Erik Erikson, Adolescence et
crise : la qute de lidentit, d. Champs Flammarion, 1972. 23
21. Design / Crises / Controverses envisage la crise comme un
moment daffrontement entre des antagonismes qui sont structurants
pour le systme, mais qui un moment ne supportent plus lquilibre.
Cest donc une rorganisation des forces qui passe par un pisode de
chaos, qui peut tre restructurant ou au contraire fatal. La
situation de blocage amne au dblocage de potentialits inhibes ou
refoules, et surtout non-matrisables, comme dans une affection
auto-immune. Edgar Morin dit ailleurs quen situation normale la
prdominance de dterminismes et de rgularits ne permet laction que
dans des marges trs troites (...). Par contre la crise cre des
conditions nouvelles pour laction. (...) Elle cre des conditions
favorables au dploiement de stratgies inventives et audacieuses20.
Donc si la crise a un caractre incertain et inquitant quant son
issue, elle nen est pas moins un terrain daction extrmement riche:
il en va de la vie ou de la mort du systme, et dans tous les cas de
linvention dun ordre nouveau. Ceci nous montre que la notion de
crise peut renvoyer des phnomnes relativement diffrents en fonction
du contexte o elle est employe, selon quon dsigne un malaise
profond (angoisse, inquitude, dsquilibre, engorgement, impasse,
rpression, refoulement, chec), lirruption violente dun phnomne
(traumatisme, perturbation, manifestation, ruption, paroxysme,
soulagement) ou un processus de transition dans son ensemble
(jugement critique, dcision daction, analyse, reprsentation
crisique). Deuximement, le terme de crise renvoie un certain nombre
daffects corollaires au niveau psychique et social - violence,
fragilisation identitaire, perte des reprsentations structurantes,
refus de lautorit, rbellion, perte du sens, chec symbolique,
anomie, chaos. Cependant chacun de ces effets et chacune de ces
situations ne font pas une crise en soi. Nous avons vu que le
concept de crise renvoie une pense globale du contexte et de la
temporalit dans lesquels se produit le phnomne. En tant quelle
convoque une reprsentation du monde en changement, un imaginaire
puissant et un renouvellement des modalits daction, la crise
ncessite, pour tre comprise, un observatoire conceptuel qui dpasse
la simple description des faits quelle dsigne dans lHistoire. Il
convient alors de sinterro20 Edgar Morin, Pour une crisologie,
op.cit. 24
22. INTRODUCTION ger sur les conditions dnonciation de ce
diagnostic de crise: quelle pense, quelle science, quelle prise de
recul sur les vnements permet de parler dune situation comme crise?
Quelles sont les implications de cette dsignation? partir de lpoque
moderne les critres de formulation de ltat de crise semblent
voluer, et se confondre avec un tat de trouble gnralis qui
caractrise la priode. Il nous faut donc interroger le sens que
prend le concept de crise la Modernit. Dune part parce que cest
dans ce contexte que le design va merger, dautre part parce que la
gnralisation du concept dans ce quon appelle crise de la Modernit
ouvre un dbat nouveau, savoir si cette notion est encore pertinente
lpoque actuelle, si elle a puis son sens, ou si elle est
rinterprter. Crise(s), Modernit. Ricoeur souligne en introduction
la confrence de Neuchtel que le passage dune multitude dacceptions
particulires du mot crise (quil appelle concepts rgionaux) un
concept global de crise de la Modernit ne va pas sans la remise en
cause de la validit de ce concept. Si tout est crise, ou si tout
phnomne de rupture obit une logique de crise, cela ne revient-il
pas rsoudre la priode complexe quest la Modernit une ide-valise,
inspirante mais peu clairante, et qui laisse lnigme entire? Dautre
part, nous vivons encore aujourdhui dans un monde imprgn par lide
de crise. Le monde vit dsormais dans une structure crisique (...)
Cest dire quil ne sagit pas de savoir sil y a crise (sil y aura
crise) mais bien de savoir quand la crise qui forme dsormais la
structure de notre monde va-t-elle se manifester, et sous quelle
forme21 souligne Philippe Grasset, auteur de la lettre danalyse
DeDefensa.org. Hritage moderne? La crise devient une condition du
monde actuel, que nous tentons de comprendre par des nologismes:
temps crisique / structure crisique / enchanement crisique. Edgar
Morin le souligne dans les premires lignes de Pour une crisologie,
La notion de crise sest rpandue au 20e sicle tous les horizons de
la conscience contemporaine, 21 Philippe Grasset, De la chane
crisique au temps crisique, Lettre danalyse DeDefensa. org, 24 fev.
2011. 25
23. Design / Crises / Controverses et il nest pas de domaine,
ou de problme, qui ne soit hant par lide de crise22. La crise
est-elle devenue le seul mode dinterprtation qui nous soit
disponible, face ce que nous ne comprenons pas? Ou a contrario la
manifestation dune irrpressible nostalgie de norme et de normalit?
Notre comprhension des phnomnes de crise est-elle devenue plus
aigu, ou sest-elle simplement largie un plus grand nombre de faits,
considrs comme inhabituels, irrguliers ou aberrants? Quen est-il de
notre seuil de tolrance langoisse que ces situations gnrent? Il
nous faut comprendre plus prcisment ce que la globalisation du
concept de crise signifie. La Modernit est doublement ancre dans
lide de crise. Le passage lre moderne dsigne en premier lieu la
mise en crise de la socit traditionnelle par des valeurs humanistes
et rationalistes hrites des Lumires et avant elles de la
Renaissance. Mais la crise de la Modernit dsigne aussi lchec de
cette entreprise au travers des vnements du 20e sicle: alination de
lhomme par le dveloppement industriel, dbordement de la raison
classique dans les utopies, puis les grandes rhapsodies
idologiques, instrumentalisation du bonheur dans les
totalitarismes, cueil de la libert travers lindividualisme et le
nihilisme. La crise est symptomatique de la Modernit car elle est
porteuse de la contradiction qui hante le projet moderne lui-mme.
Au sens o elle dsigne un idal qui choue au moment de son
panouissement, la Modernit saccompagne dune profonde dsillusion, et
dune raction en chane deffets ngatifs que lon peut interprter comme
crises. Cette superposition dune crise par la Modernit et dune
crise dans la Modernit, qui dsigne avant tout un chec de la pense
face au changement, est ce qui explique que la notion de crise
prend un sens total au 20e sicle. Ricoeur souligne dans son analyse
que chacun des concepts rgionaux de la crise est riche de sens et
danalogies, et peut prter une gnralisation - comparer le corps
social un corps vivant au travers de lanalyse mdicale, par exemple.
Cependant le phnomne moderne ne correspond pas une amplification,
ou une multiplication de crises de natures comparables. Mais plutt
la gnralisation dun 22 Edgar Morin, Pour une crisologie, op.cit.
26
24. INTRODUCTION tat en crise dans tous les domaines, vers un
systme de crises. Comprendre en profondeur les implications du
concept de crise moderne dpasse lenjeu de ce mmoire, et le champ de
rflexion du design. Cependant on peut noter plusieurs choses. Tout
dabord, la formulation dune crise de la Modernit ouvre une pense
crisique du monde - pense qui voque une dgnrescence, et qui succde
une pense du progrs. Cest dans le contexte de cette prise de
conscience que le design va se dvelopper. Dautre part, le design
fait partie des disciplines qui sont inventes par la Modernit
(notamment dans sa critique des modes de production traditionnels).
Mais il est aussi directement li aux domaines qui propulsent la
Modernit vers sa propre crise: lindustrie, le libralisme conomique,
le consumrisme. Ds lors il est difficile de lire lHistoire du
design en dehors de lvolution de la Modernit. On est en droit de se
demander quelle est la distance et la marge de manoeuvre de cette
discipline face la formulation de la Modernit comme crise.
Questionner le design dans une crise moderne. Comme on la voqu plus
tt, questionner le design sous langle dune crise moderne revient
avant tout questionner son Histoire. De fait les passerelles entre
le rcit fondateur du design et les racines de lidologie de la
Modernit sont nombreuses : la recherche dune meilleure adaptation
des techniques industrielles, le dpassement des formes de cration
traditionnelles, la foi dans le progrs social, font partie des
fondements du design, la fois comme discipline et comme activit
professionnelle. Ce sont aussi des ides-cl des courants de pense
puissants qui jalonnent la Modernit, ce qui fait du design une
invention purement moderne. Rappelons que la Modernit est un
phnomne global, qui se traduit par un bouleversement de lordre
tabli dans tous les domaines - esthtique, social, politique,
conomique. Le design apparat dans ce contexte comme une activit
transversale tous ces domaines, qui semble simmiscer dans les
espaces gnrs par londe de choc moderne. En ce sens, le design
pourrait tre interprt comme une discipline de crise, cest--dire
fonde sur le changement et les opportunits gnres par ce changement.
Mais si le design incarne la 27
25. Design / Crises / Controverses cration au sens moderne,
comment peut-on expliquer quil ne sarrte pas avec la formulation
(et la rsolution) dune crise de la Modernit, avec le dclin puis le
dpassement du courant moderne, partir du milieu du 20e sicle? Cest
alors lautonomie idologique du design qui est interroger, au fil de
sa construction disciplinaire, au travers des vnements du 20e
sicle. Dautre part, le rle et le fonctionnement du design semble
avoir normment volu au fil du sicle: entre le stylicien industriel
des annes 50 et le design thinker contemporain, quy a-t-il en
commun? Arlette Despond-Barr voque lors dune confrence lIFM le
temps ncessaire la formation dune vision, dune pense moderne de
lobjet, qui a pris environ un sicle23. De ce point de vue, les
productions du design napparaissent plus alors comme des objets
exemplaires mais comme des tentatives dans la construction
progressive de la discipline - les designers seraient alors des
explorateurs qui ne cherchent pas mais trouvent (Picasso), et le
design ne serait pas tranger lide de se tromper, de revenir en
arrire, ou encore de faire table rase pour se r-inventer.
Lhistorien Pierre Francastel souligne dans Art et Technique que
tout le mouvement [du design] repose sur une trs forte conviction
de la ncessit et de lefficacit de la fonction esthtique24, ajoutant
que cette fonction doit tre renouvele et rintroduite dans la socit
lpoque moderne. Le design opre donc sur un chantier gnral de
rinvention de la fonction esthtique, mais aussi face la mise en
chec par le Modernisme des champs disciplinaires qui assuraient
auparavant cette fonction. Le design est donc par nature amen
prendre des formes diverses, se confronter des controverses
disciplinaires sur les styles, la conduite du projet et la
mthodologie de cration, en parallle du renouveau des autres champs
de la cration - beaux arts, architecture, criture, etc. Ainsi
peut-on se demander si le design nest pas, au del dun rservoir de
propositions pour le monde moderne, une discipline structure par
laventure moderne, et donc capable jouer avec ses contradictions,
de 23 Arlette Despond-Barr, Sur les sources et les conditions
dmergence de lobjet et du design, Confrences publiques de Linstitut
Franais de la Mode, 25 Mars 2009. 24 Pierre Francastel, Art et
Technique, d. Gallimard, Tel, 1956, P.232. 28
26. INTRODUCTION se renouveler, de se rinventer en permanence.
Quelle est alors la place de la critique dans le design? Le design
hrite-t-il des questionnements critiques qui accompagnent la
formulation dune crise de la Modernit, et comment cela se
manifeste-t-il? Pour finir, la responsabilit du design est
interroger. En 1977 Viktor Papanek disait dans un texte clbre: Cest
vraiment regarder les choses par le petit bout de la lorgnette que
de dire les besoins des hommes sont aujourdhui globalement
satisfaits25. lheure actuelle, nous assistons une
hyper-responsabilisation du design. Le petit bout de la lorgnette
est devenu une vue panoramique sur tous les terrains daction o la
responsabilit du designer est convoque: innovation sociale, prise
en compte du cycle de vie des produits industriels, humanisation
des services, rflexion sur lintrt gnral (gouvernance publique,
citoyennet, politique), invention de formes de coopration (partage,
co-production, conception ouverte), la liste des sujets auxquels
sattaque le design est encore longue. Sans entrer dans le dbat de
savoir quel point la discipline est pertinente et efficace sur ces
sujets, on est en droit de se demander do vient ce sentiment
dhyper-responsabilit qui semble affecter le mtier. La question de
la responsabilit est en effet directement lie celle dune crise de
lpoque moderne, puisquelle concerne londe de choc ngative de cette
crise dans le temps, en provoquant une prise de conscience de son
effet, voire un sens de la catastrophe. On peut en effet se
demander si le design nhrite pas dun dfaut de garantie morale du
projet moderne, ce qui le mettrait en position de doute, de remise
en question et de ngociation avec le changement loeuvre. Le design,
que lon a initialement envisag comme une force de proposition et
doptimisme, serait-il sensible une conscience de crise? Le
philosophe contemporain Pierre Damien Huyghe va dans ce sens en
dfinissant le design comme une force dhsitation26 du modle
productif moderne. De fait, si lentreprise moderne dsigne avant
tout 25 Victor Papanek, Design pour un Monde rel, Col.
Environnement et socit, d. Mercure de France, 1971, P.206. 26
Pierre Damien Huyghe, Design et existence, (dans Fonction,
esthtique, socit), Le Design : Essais sur des thories et de
pratiques, d. Regard, 2006. 29
27. Design / Crises / Controverses un renouvellement a priori
infini ou indfini des manires de faire, le design pourrait incarner
la ncessit de choisir, de penser et de lgitimer laction. Cest
encore la porte critique du design quil nous faudra interroger, non
seulement travers lengagement individuel de ses praticiens et dans
ses prises de positions thiques, mais galement travers son mode
opratoire, dans le projet. Cette incursion un peu abstraite dans
les diffrentes implications du concept de crise nous apprend
plusieurs choses. Tout dabord, si la crise dsigne lirruption de
linconnu dans le cours de lHistoire, elle nen est pas moins un
observatoire intressant sur le contexte de son poque. De fait,
penser un vnement comme crise, cest former un diagnostic, qui
sappuie comme on la vu sur: une vision du systme en changement, un
imaginaire spcifique, et une prise de dcision en faveur de laction.
La crise a donc un effet contaminatoire, non pas au sens o elle se
dveloppe jusqu un point de paralysie totale, mais au sens o elle
implique dautres domaines (de la pense, de laction, de la socit)
que ceux quelle concerne directement. Dans ce sens, penser la crise
ne saccompagne pas uniquement dune vision anxiogne et ngative du
changement, cela revient aussi questionner limpact dun vnement dans
un systme dont nous saisissons plus ou moins le fonctionnement -
cest donc aussi le rintgrer dans le sens de lHistoire, dfaut de le
comprendre compltement. Dans un deuxime temps, on a vu que
lvolution du design est indissociable dune Modernit en crise. Dune
part parce quil apparat avec la mise en crise darts traditionnels
par lindustrialisation. Dautre part parce quil suit de prs les
grandes mutations techniques, conomiques et sociales du 20e sicle.
Sil serait prilleux dy chercher un lien de cause effet limpide, il
semble nanmoins intressant dinterroger le rapport entre
ltablissement dun diagnostic de crise sur un vnement, et lvolution
du design contemporain de cet vnement. 30
28. PARTIE 1. [ AU NOM DES PRES ]
29. Design / Crises / Controverses 34
30. PARTIE 1. [ AU NOM DES PRES ] La premire femme de la
Prhistoire qui a fait un collier avec des coquillages, a fait du
design27, dit Ettore Sottsass, avec un brin de provocation. Si on
sen tient sa dfinition la plus simple, on peut ainsi trouver le
concept de design de manire diffuse travers toutes les poques et
toutes les cultures, en remontant jusquaux premiers jours de
lhumanit. Cependant, quand on se penche concrtement sur une
Histoire du design, un paysage plus prcis des origines se dessine:
le 19e sicle industriel, et face lui les Arts and Crafts - lot
thorique tourn vers le pass, autour de la figure charismatique de
William Morris. Lre des machines et des grandes constructions
mtalliques, et la controverse sur leur capacit crer la Beaut,
lpoque des premires Expositions Universelles - face auxquelles les
courants Art Nouveau et Art Dco exprimentent de nouvelles
associations entre la structure et lornement. Et enfin la diffusion
de la pense marxiste, et la question de lengagement des arts dans
le programme socialiste en construction, qui se concrtise dans les
avant-gardes et les coles (Bauhaus, Vouthemas), la recherche dune
convergence entre les thories et les pratiques, entre lart et la
politique. Le design semble natre grce une conjonction trs
particulire entre le rgime technique, le rgime esthtique et la
conscience politique de la nouvelle socit moderne, tout en ayant
une certaine distance critique par rapport elle. De ce point de
vue, son invention en tant que discipline ressemble plutt la
fabrication dun nouveau courant artistique, potique ou littraire
plus qu linvention dun secteur dactivit sur mesure pour lindustrie
montante. Ainsi le design des origines peut tre compris comme un
phnomne culturel, mlangeant prises de position thoriques et
exprimentations dans le domaine de la technique et du commerce.
Mais cette description assez intellectualiste est pour de nombreux
thoriciens contemporains le signe dune Histoire du design largement
mdiatise comme une succession dicnes et de grands noms... dans une
vision qui reste tlologique et soumise au modle dominant des
valeurs de la Modernit 27 Ettore Sottsass, interview par Michle
Champenois pour Le Monde, le 29 Aot 2005. 35
31. Design / Crises / Controverses occidentale28. Alexandra
Midal de son ct voque le manque dune Histoire du design qui rende
compte de la diversit de son panorama29, cest dire capable de
montrer les fondements du design travers une grande varit de
pratiques et dexpriences, et non seulement travers quelques cas
exemplaires, contenant de nombreux prsupposs dogmatiques propos
dune discipline qui nexiste pas encore compltement. Si le design
existe en puissance dans la rencontre des arts et de lindustrie
lpoque moderne, alors il faut faire remonter sa naissance
historique aux premires manifestations dune telle rencontre
(cest-dire la premire Exposition Universelle en 1851), et non aux
premires thories nonces en faveur dune certaine orientation pour
cette rencontre. De cette manire, le design est bien un phnomne qui
tmoigne dune rorganisation des forces en prsence entre les
beaux-arts et les arts dcoratifs30 avant dtre un mouvement, un
courant de pense, ou encore une discipline. Sonder le rcit des
origines. Si le design est un phnomne culturel avant dtre une
discipline cest--dire, sil existe avant quon ne lui ait donn un
nom! - doit-on alors chercher ses sources dans la trs grande
diversit des pratiques o les arts appliqus et lindustrie se
rencontrent, cette poque, ou dans les quelques cas emblmatiques que
retient lHistoire du design? Le contexte moderne est marqu par les
dcouvertes, les inventions, les ruptures: il peut donc sembler
contradictoire de vouloir identifier le design dans quelques
exemples particuliers, alors que lpoque baigne dans un climat de
transformation et dinstabilit gnrale. Ceci nous pousse penser que
lHistoire du design privilgierait un rcit des origines une
chronologie dtaille, soit par manque de connaissances prcises sur
les faits et les pratiques dans lesquelles on peut reconnatre une
forme de dmarche de design - or ce jugement se base 28 Jocelyne
Leboeuf, article LHistoire du design en dbat (3) sur le blog Design
et Histoires. 29 Alexandra Midal, Design, introduction lhistoire
dune discipline, op. cit. p.9. 30 ibid p.13. 36
32. PARTIE 1. [ AU NOM DES PRES ] prcisment sur une dfinition
du design qui sest forme a posteriori et ne sest jamais compltement
fixe - soit par volont au contraire, de fonder le design, de lui
donner des racines, prcisment face la disparit des phnomnes qui ont
pu concourir son mergence, dans un contexte chaotique. Ainsi, on
trouve parmi ces piliers fondateurs les crits de Catherine Beecher
sur la rationalisation de lhabitat, la production artisanale de la
secte des Shakers, le style Nogothique de larchitecte Augustus W.N.
Pugin, les thories de John Ruskin et la vocation morale de lart
selon les prraphalites, linfluence du japonisme, trs prsente en
peinture mais aussi dans les arts dcoratifs (dans lorganisation du
dcor et des objets dans lespace), la pense de William Morris,
crivain utopiste, artiste, et militant socialiste, et enfin le
Deutscher Werkbund, premire forme organise dune association entre
lartisanat et lindustrie. Ces lments forment une gnalogie du design
qui a t formule aprs que le design en lui-mme sest dvelopp dans
lindustrie et les entreprises europennes, notamment travers
louvrage fondateur de Nikolaus Pevsner, Pioneers of Modern
Movement, paru en 1936. Grace Lees-Maffe, chercheuse lUniversit de
Hertfordshire, dmontre dans ses travaux que lHistoire du design est
une discipline en dbat, trop contemporaine de lvolution des
pratiques pour avoir le point de vue objectif et distanci que
lHistoire requiert. Ainsi le PCM Paradigm31 (paradigme de la
production-consommationmdiation), est une lecture du design en
trois temps, qui correspondent trois tapes de questionnement de la
socit moderne - la premire privilgiant une analyse du design
travers le processus de production (histoire des techniques et de
lindustrie, histoire de lart et des arts appliqus, conomie
politique et thories du capitalisme), la deuxime allant vers une
analyse de la socit de consommation, grce lintrt des sciences
humaines pour ce sujet (Baudrillard, Barthes, Moles... au long des
Trente Glorieuses), et la dernire cherchant explorer le design
travers sa mdiatisation (approche contemporaine). Ainsi, on
constate que la construction de lHistoire du design en tant que 31
Grace-Lees Maffe, The Production-Consumption-Mediation Paradigm,
dans The Current State of Design History a special issue d. Hazel
Clark and David Brody, The Journal of Design History, 22 : 4(2009),
pp.351-376. 37
33. Design / Crises / Controverses science/connaissance, et la
lgitimation du design en tant que discipline oprent dans des champs
trs proches, et sur un panel assez rptitif dexemples et dappuis
thoriques. Cette observation nous pousse considrer lHistoire des
dbuts du design comme un acte fondateur plus que comme une
chronologie des faits, cest--dire la reconnaissance de certains
invariants thiques, esthtiques et conceptuels qui vont jalonner la
discipline: en somme, un hritage. Dfinir un hritage, cest se donner
un bagage historique: une manire de fonder le design comme une
pratique intgrale et non un simple courant de pense fruit de
lindustrialisation, et fluctuant au gr des modes et des vnements
conomiques. Or, comme on la dit plus haut, la fin du 19e sicle est
une priode de profonds changements, qui peuvent bien des gards tre
lus comme des crises dans le champ artistique: crise de la
reprsentation dans lart, crise de larchitecture dans le rapport
entre lornement et la structure. Reconnatre les racines du design
dans cette priode-l, nest-ce pas assumer demble quil est une
pratique profondment lie ces changements? Il nous faut alors
questionner les Pres du design, expression qui donnerait penser
quil y a une rserve dme, ou un trsor cach dinspiration dans cette
priode pour le design. Que dire alors dune paternit dans un
contexte de crise? Nous allons tenter de voir si cet hritage,
formul par lHistoire du design et auquel de nombreux praticiens se
rfrent encore de nos jours, nous renseigne sur quelques traits
structurants de cette discipline, ne dans une priode de changement.
38
34. PARTIE 1. [ AU NOM DES PRES ] 1. Aux origines du design :
un questionnement thorique et pratique de lide de progrs. La
deuxime rvolution industrielle (1850-1920) est marque par la mise
en scne du changement. Lindustrialisation arrive son apoge sexprime
dans les vitrines spectaculaires des Expositions Universelles et
des grands chantiers urbains. Cest lpoque du passage lchelle des
innovations, destination des masses. Par lintermdiaire des nouveaux
moyens de communication et de reprsentation (la photographie, le
cinma, le tlphone), la nouveaut nest plus lobjet de curiosit des
cercles scientifiques et des salons, elle doit tre soumise
lapprciation du grand public - ce qui suscite les rumeurs,
fantasmes et reprsentations culturelles de masse que nous regardons
aujourdhui avec humour: peur panique propos des effets
physiologiques du voyage en train, rejet de lautomobile sous ses
premires formes pour son odeur et son bruit ( ...alors quelle sera
lune des marchandises les plus massivement industrialises au monde!
), ou au contraire engouement pour des inventions qui tomberont
rapidement dans loubli (comme le trottoir roulant, appel Rue de
lavenir lExposition Universelle de 1900)... Cest bien dans ces
conditions de reprsentation spectaculaire du nouveau que se diffuse
lide de Progrs - savoir comme une amlioration globale de la
condition humaine, et lavnement dun futur prpar et anticip par une
action humaine rsolument volontariste. Pierre Papon montre dans Le
temps des ruptures que se dessine cette poque une vritable
corrlation entre lvolution des sciences, les transformations
politiques et la philosophie, autour de lide de Progrs. Une vision
messianique propage lide, tout au long du 19e sicle, quil existe un
lien causal entre progrs scientifique et technique dune part, et
progrs social ou moral dautre part, dit-il. Tout se passe comme si
lhistoire tait un 39
35. Design / Crises / Controverses Une scne de lExposition
Universelle de Londres en 1851, extraite de The illustrated
exhibitor comprising sketches of the principal exhibits of the
Great Exhibition of 1851 (Numbers 1-30), collection Robertson.
mouvement linaire quasi continu dans lequel le Neuf serait une
source permanente de progrs32. Ce consensus social sur les
bienfaits du progrs technique est encourag par certaines politiques
europennes, comme un signe du processus de dmocratisation.
Paralllement, lindustrie devient le symbole de la performance des
nations, sur le plan technique, mais aussi conomique et politique,
puisque cela va de pair avec le rayonnement scientifique et
lamlioration du niveau de vie. LExposition Universelle de 1851
Londres est prcisment pense comme un lieu de dmonstration du gnie
britannique, en insistant notamment sur la complmentarit entre les
comptences techniques et le got esthtique du pays, sous linfluence
dHenri Cole, qui dclare en 1847: Du grand art dans ce pays, il y a
abondance, de lindustrie mcanique et de linvention, il y a
profusion sans pareille. La chose qui reste encore faire cest
deffectuer la combinaison des deux, marier le grand art avec
lhabilet mcanique33. travers la pense de Cole, on comprend bien
quune forme de beaut commence tre ressentie dans lexpression
simultane des grandes inventions techniques et de leur inscription
dans la vie sociale, travers des nouveaux usages, un nouveau
confort, dans le courant de Hume, liant le beau et le commode comme
on lie lutile et lagrable. Les Expositions Universelles refltent
ainsi un nouveau rapport la puissance technique, dans lequel les
nations peuvent sidentifier, et voir une forme daccomplissement.
Ainsi, on peut dire que le Nouveau prend ce moment un sens public:
il doit oprer dans la sphre populaire et non plus dans celle des
experts et des intellectuels. Ce qui est aussi le symptme de socits
dont les besoins matriels changent massivement: transition
dmographique, rorganisation des classes sociales, exode rural,
changement des conditions de travail ncessitant de nouveaux lieux
de vie, des nouveaux transports, et une autre organisation du
temps. 32 Pierre Papon, Le temps des ruptures, aux origines
culturelles et scientifiques du 20e sicle, d.Fayard, 2004, p.25. 33
Henry Cole (1808-1882) cit par Henry Petrovsky, The success of
Crystal Palace, dans To Engineer is Human, New York, Saint-Martins
Press, 1985. 40
36. PARTIE 1. [ AU NOM DES PRES ] Critique du changement. Cest
dans ce contexte de positivisme dominant que se dveloppent les
rflexions reconnues comme tant lorigine du design, dans une optique
rsolument alternative. En les comparant, on remarque quelles ont en
commun une dimension contestataire (ou rformatrice), et une
rflexion sur lenvironnement matriel comme reflet de la mentalit,
voire de lthique, dun mode de vie. Ainsi, chez les Shakers
(communaut protestante radicale migre aux tats-Unis la fin du
18e/dbut du 19e sicle), les biens matriels sont standards et
interchangeables afin deffacer toute notion de proprit. Produits
par la communaut et dnus dornements, les objets sont une sorte
denvironnement de base pour une thique de vie pieuse, austre, et
renonante. Ce minimalisme va compltement lencontre de tous les
styles dcoratifs dominants lpoque - tout comme le fait dintgrer
fabrication et usage des choses dans un mode de vie communautaire.
Un mme dsir dauthenticit et dpuration se fait sentir dans la pense
de John Ruskin quelques dcennies plus tard, et sexprime dans sa
dfense du Nogothique. Les Sept Lampes de lArchitecture, son ouvrage
majeur, pose les enseignements dune pratique morale de
larchitecture, base sur la mmoire et lobissance. Cette vision de la
cration rsolument anti-rvolutionnaire est trs originale: Ruskin
soppose la restauration des btiments, affirmant que larchitecture
est un ensemble organique qui doit vivre, durer, tre prserv, et
mourir. Tmoins dun autre temps, les btiments anciens doivent
alimenter limagination des courants contemporains, dans une
continuit historique. Ruskin lutte ainsi contre une amnsie qui
serait fatale lpoque moderne. Cette pense dordre esthtique est
reprise par William Morris, qui lui associe une dimension sociale.
Pour Morris, lide dune avance linaire vers une amlioration de la
socit dans le progrs moderne est un mensonge: Depuis que jai
entendu parler de vin fabriqu sans jus de raisin, dit-il dans une
confrence en 1880, de toile de coton principalement base de
barytine ou de soie constitue aux deux tiers de tripes, de couteaux
dont la lame se tord ou se casse ds que vous voulez couper quelque
chose de plus dur que du beurre, et de tant de mirifiques prodiges
du commerce actuel, je commence me demander si la civilisation na
pas atteint un point de falsifi- 41
37. Design / Crises / Controverses cation tel que son expansion
ne mrite plus dtre soutenue.34 Derrire cette caricature, Morris
pointe la dsynchronisation dont souffre la Modernit- entre le
travail des machines et le travail humain, entre la beaut et le
labeur quotidien, entre lart et la vie. cette vision dsunie du
monde moderne, Morris oppose une vision idalise du Moyen ge, o lart
ntait pas divis entre des grands hommes, des hommes moyens et des
hommes petits35, et les artistes ntaient pas comme aujourdhui des
hommes trs cultivs qui pouvaient par leur ducation, en contemplant
les gloires passes du monde, carter de leur vue la laideur
quotidienne dans laquelle vit la multitude36. Opposant une illusion
une autre, la contestation de Morris passe par lutopie, mais une
utopie qui engage laction, ce qui fait que sa pense est une source
dinspiration fondatrice pour de nouvelles formes darts appliqus,
comme les Arts & Crafts. Dernier exemple de contestation, les
crits de Catherine Beecher - Treatise on Domestic Economy (Trait
dconomie domestique) en 1846 et The American Womans home (1869),
quAlexandra Midal compte parmi les fondations du mouvement
moderne37. Ces ouvrages populaires ont pour but daffranchir la gent
fminine du diktat des tches mnagres. On y parle non seulement de
confort dusage dun point de vue quasi scientifique (prfigurant
lergonomie), mais aussi dorganisation des tches dans lespace, de
qualit de la lumire, et de gestion des eaux: derrire cela, une
volont de rforme sociale se fait sentir, prsentant la cuisine comme
un tout fonctionnel, et lespace domestique comme le premier 34
William Morris, Our Country Right or Wrong, (1880) confrence cite
par Olivier Barancy en commentaire de lge de lersatz, d. de
lEncyclopdie des nuisances, Paris, 1996. 8 - 36 William Morris
(Oeuvres choisies, XXII - 9 et XXII - 25) cit par Nikolaus Pevsner,
dans Les Sources de lArchitecture Moderne et du Design, Thames
& Hudson Ed, p.132. 37Cest la raison pour laquelle il tait
indispensable douvrir cette histoire sur lexception amricaine,
incarne par la pionnire Catherine Beecher, qui la fin de la premire
moiti du 19e sicle, orchestra la rationalisation des dplacements et
des gestes de la mnagre dans lhabitation. Au del de cette promotion
de la raison derrire le discours fonctionnaliste, Beecher visa non
seulement soulager le travail des femmes , mais surtout faire
valoir le bienfond de labolition de lesclavage. Ds lorigine donc,
et cest une donne essentielle, le design relve dun engagement
fministe et abolitionniste Alexandra Midal, Design : Introduction
lhistoire dune discipline, op.cit, p.10. 42
38. PARTIE 1. [ AU NOM DES PRES ] lieu de modernisation des
modes de vie. Soeur de Harriet Beecher (auteur de La case de loncle
Tom), Catherine Beecher est prsente comme lune des premires
fministes, et le parallle avec labolitionnisme est vident. Ainsi,
ces diffrentes penses de lenvironnement matriel tmoignent toutes
dune volont de rforme du got et des manires de vivre de la
Modernit, travers des idologies trs diffrentes: le protestantisme
chez les Shakers, la conscience dun lhritage artistique et de
lHistoire chez Ruskin, lengagement socialiste chez Morris, et la
dfense de la cause fministe chez Catherine Beecher. Derrire cela,
se dessine une vision critique du changement, et lide que le projet
moderne comme une ascension linaire et continue est vou lchec, et
quil doit tre soumis un regard critique. videmment, entre la
posture de renoncement autarcique des Shakers, le militantisme
politique de Morris et les prconisations pratiques de Beecher,
lcart est grand. La seule chose quon peut dduire de ces exemples
divers, cest que les pionniers prsums de ce quon appellera le
mouvement moderne se situent paradoxalement dans un questionnement
profond de ce quest la Modernit et de sa viabilit. Le design nat
donc dans une rflexion qui ngocie entre une forme dutopisme et la
ncessit de transformer pratiquement les conditions de ralisation de
la Modernit. On doit alors se demander quel moment, derrire la
critique du changement, se dessine la ncessit dobjets nouveaux, et
dune forme daction nouvelle. Le temps paradoxal de la Modernit.
Comme on la vu plus haut, les architectes et les artistes des Arts
& Crafts veulent attnuer ou dpasser la rupture temporelle
impose par les inventions modernes. Ainsi, William Morris dfinit
larchitecture comme lensemble des modifications et des variations
introduites sur la surface terrestre pour rpondre aux ncessits
humaines38. Larchitecte contemporain Pierre-Alain Croset analyse
cette notion de modifica- 38 William Morris, The prospects of
Architecture and Civilization, confrence faite au London Institute,
le 10 mars 1881, cit par Leonardo Benevolo, dans Histoire de
larchitecture moderne, vol 1, d. Dunod, Paris, 1978, p.194. 43
39. Design / Crises / Controverses tion comme prcisment en
opposition lide que larchitecte est un dmiurge qui produit des
objets nouveaux: selon lui, lide de modification suppose au
contraire un dpassement de lide de rupture temporelle: le temps
pass doit continuer vivre dans le prsent. Vouloir modifier signifie
agir partir de lexprience de la dure temporelle: partir donc dune
vritable chronophilie, qui signifie lamour du temps progressif39.
Ainsi, la vision de Morris soppose lide dun renouvellement par
table-rase ncessaire du pass - ide qui sera soutenue par nombre
darchitectes modernes: elle dessine une cologie de lenvironnement
artificiel, selon laquelle toute cration nest quune transformation
de la condition pr-existante du monde. Pierre-Alain Croset cite ce
sujet le philosophe italien Franco Rella, pour qui la modification,
loin de minimiser laction, est au contraire une immense prise de
risque. Lamour qui veille sur la chose comme sur une relique pour
un autre temps signifie la mort de la chose, dit-il dans un article
pour Casabella en 1984. Nous ne pouvons faire vivre les choses que
si nous les modifions, que si nous nous faisons sujets de cette
modification, qui les arrache la rigueur mortelle dans laquelle
elles sont enfermes. Les choses sont sauves de cette aura mortelle
seulement si lon ose la majeure transformation, si lon ose par
consquent une vritable transfiguration. Parcourir la voie des
possibles, appartenir son propre temps et aux contradictions
lacrantes qui le traversent, mettre en jeu, dans cette tentative,
les images et sa propre image, reprsente un choix dramatique ? Loin
de toute certitude - y compris la certitude de la fin - tout
parcours se rvle prilleux40. Mis en lumire par le texte de Rella,
la thse de Morris sloigne ainsi dun plaidoyer anti-moderne, elle
exprime au contraire le pril (et donc le courage) dagir dans une
Modernit qui semballe, et la ncessit absolue de penser cette
action, dun point de vue de contemporain, et non de celui dun rveur
tourn vers le pass. Ce qui fait de lui un penseur rsolument
moderne: pris dans les contradictions de son temps, et malgr lui,
condamn inventer et exprimenter des formes daction. Pourtant,
Morris libre une 39 Pierre-Alain Croset, Larchitecture comme
modification, confrence donne en 1984, chaire de Luigi Snozzi 40
Franco Rella, Tempo della fine e tempo dellinizio, dans Casabella
n498-499, janvierfvrier 1984. 44
40. PARTIE 1. [ AU NOM DES PRES ] marge daction et
dpanouissement pour lhomme dans sa conception de lart: lexpression
par lhomme de son plaisir au travail41. Anim par le plaisir dagir
et de fabriquer (ide quil dveloppe longuement dans sa confrence La
socit de lavenir, prononce plusieurs reprises), pote ses heures et
dessinateur inspir, Morris est lorigine dune uvre intellectuelle et
matrielle trs fertile, qui constitue une inspiration majeure pour
la gnration dartistes et darchitectes qui succdera aux Arts &
Crafts. Le vritable progrs, pour Morris, est donc une
transformation mesure du patrimoine existant, plus quune invention
ex nihilo, ce qui implique une conscience aigu du temps dont on est
contemporain et du pass dont on est issu. Notons dailleurs que cest
aussi comme cela quil conoit la rvolution socialiste, qui ne
signifie jamais un changement purement mcanique qui imposerait une
opinion publique hostile un groupe dindividus ayant russi dune
manire ou dune autre semparer du pouvoir (...), mais la
transformation des fondations de la socit42. Ainsi, la pense de
William Morris pointe non pas la difficult de contester le projet
moderne (ce qui pour lui est une vidence!), mais celle de saisir le
juste temps de laction pour le modifier43. Or, dans le contexte de
lpoque, deux choses sopposent cette conception mesure du temps. Dun
ct, videmment, la locomotive du Progrs, la course vers lavenir du
temps moderne: temps fondamentalement paradoxal, note Franco Rella.
Au fur et mesure que la volont de progrs 41 William Morris, cit par
Nikolaus Pevsner, Les Sources de lArchitecture Moderne et du
Design, op.cit. (XXII, 42). 42 William Morris, en introduction sa
confrence Comment pourrions nous vivre ?, prononce le 30 novembre
1884, cit par Serge Latouche, en prface dune re-dition de ce texte,
d. Le Passager Clandestin, Paris, 2010, p.15. 43 Cest en cela que
Serge Latouche dfinit Williamn Morris comme lun des prcurseurs de
la dcroissance. Morris y engage une rflexion sur les conditions
dune transformation mesure et vigilante du monde : ce qui va
lencontre de lhistoricisme dominant lpoque, dans lequel lindustrie
et le progrs technique sont les signes dun mouvement tlologique de
la socit. Laction prconise par Morris et par les Arts & Crafts
se rapproche plus du kairos grec, cest--dire le juste moment dagir,
lquilibre tnu entre la modification du monde et la subjectivit de
lartiste - qui est aussi la cl de lart vritable puisque les anciens
le dfinissent comme le moment infime o loeuvre cesse dmaner de
laction de lartiste pour exister en elle-mme. 45
41. Design / Crises / Controverses et de projet tablit ses
fondements, elle dfait ce qui est dj l, imprimant au monde mme une
oscillation continue, le sens de lcoulement et de la perte
irrmdiable. Le temps de la croissance devient galement le temps qui
entrane les choses vers le nant44. Le temps de la Modernit est
ainsi limage de ses inventions auto-dvorant - conception dont on
trouve chez Raymond Guidot quelle prvaut aussi pour lespace
gographique: Exemple dun processus de dveloppement o tout procde de
tout, o loffre et la demande, sur le plan strictement
technologique, bien souvent se confondent, la machine vapeur,
convertie en locomotive, devient consommatrice, une chelle
considrable, de milliers puis de centaines de milliers de kilomtres
de rails en provenance des laminoirs45. la locomotive infernale qui
consomme le ici et le maintenant, soppose le temps des artistes
prraphalites: une vision nostalgique du pass (le mdivisme) et un
fantasme de socit pr-industrielle harmonieuse et quitable. Si le
pass est une rfrence majeure pour les courants esthtiques de
lpoque, car synonyme dun ailleurs enchant (peu avant lapparition du
fauvisme et de lexotisme), il nest pour William Morris quune source
dinspiration pour construire lutopie dune socit post-industrielle.
Lcrivain Raymond Trousson dit propos de Morris que sa pense ne
relve en rien dun fantasme desthte (ou dune Angleterre de
Disneyland en citant Alexandre Cioranescu)46, elle est au contraire
fonde sur un examen prcis dune situation conomique, et dveloppe un
tableau conforme lorthodoxie marxiste, o ltat a fini par disparatre
et o lextrme dcentralisation conduit un libre humanisme47. Ainsi,
il nous faut comprendre que le temps de laction dfendu par William
Morris et les Arts & Crafts est aussi paradoxal quinspirant: il
ne se situe ni dans le positivisme, qui imagine une volution
naturelle 44 Franco Rella, Tempo della fine e tempo dellinizio,
op.cit. 45 Raymon Guidot, Histoire du design 1940-1990, d. Hazan,
1994. 46Cette utopie situe dans lAngleterre rnove du 22e sicle a
souvent t considre comme la pure cration irraliste dun esthte. A.
Cioranescu ny voit encore que le rve millnariste du communisme
intgral dans une atmosphre de Cocagne ou une Angleterre de
Disneyland. En ralit, elle est tout autre chose que lapologie dun
mdivisme artisanal par un prraphalite. Raymond Trousson, DUtopies
et dUtopistes, d. LHarmattan, 1997, p. 65. 47 - 21 ibid. p.65-66.
46
42. PARTIE 1. [ AU NOM DES PRES ] du machinisme vers un
meilleur environnement humain; ni dans la nostalgie esthtique, qui
renonce au prsent moderne. Cest pourquoi, selon Raymond Trousson,
lutopie de Morris est la seule o coexistent harmonieusement
machinisme et artisanat, et ce nest un paradoxe quen apparence de
faire de Morris le champion clair dun machinisme bien compris48.
Lcrivain ajoute que cette pense marque un tournant majeur dans la
perspective utopiste la fin du 19e sicle, puisquil sagit de faire
le pont entre le progrs en marche, et des visions dun avenir
souhaitable. Si la pense de William Morris est beaucoup plus large,
voil ce quon peut en retenir qui semble poser un point dorigine
conceptuel pour le design: un utopisme cratif serait ncessaire pour
modifier le projet moderne sans le nier. En cela, les Arts &
Crafts sont les vritables pionniers dun nouveau mode daction, qui
renvoie la fois lauto-production minimaliste des Shakers et au
rationalisme pratique de Catherine Beecher. Un mode daction qui
jette donc une passerelle temporelle entre le pass honorer et
lavenir en marche, mais galement entre la Modernit et son propre
avenir, qui lui chappe faute dune vision juste de ce quelle est en
train de raliser. Les Arts & Crafts en eux-mmes ne furent pas
une russite: William Morris dplorait la fin de sa vie de navoir su
raliser quune petite quantit de beaux objets artisanaux (Je ne veux
pas de lart pour quelques-uns, pas plus que je ne veux lducation
pour quelques-uns, ou la libert pour quelques-uns49) et, de la mme
manire, de navoir pas achev le parallle entre la rforme des arts et
le programme socialiste. Cependant, on mesure bien limpact de sa
pense sur le mouvement moderne, travers cette conception du temps
et de laction. Si par la suite les artistes modernes pourront tre
encore partisans de la tablerase (dans un but de libration de lart
- on pense, entre autres, aux futuristes), certains prendront en
compte dans leurs pratiques lide dune homognit temporelle, non pas
incompatible avec la nouveaut, 49 William Morris, cit par Nikolaus
Pevsner, Les Sources de lArchitecture Moderne et du Design, op.
cit. p. 20 (XXII, 26). 47
43. Design / Crises / Controverses mais prcisment ncessaire
pour empcher la Modernit de se mettre en crise delle-mme - ce qui
arrivera cependant... Pierre-Alain Croset cite ce propos une
saisissante description de la cathdrale de Reims, par Le Corbusier,
aprs guerre: Larchitecte plasticien, le pote, passent devant la
cathdrale, lvent les yeux sur la faade : elle est sublime, elle est
tragique, plastique, une unit complte rgne, un souvenir peut y
demeurer jamais inscrit. Il faut laisser les choses dans lordre,
empcher simplement que les pierres ne scroulent, maintenir cette
oeuvre nouvelle de lan 1418. Ce travail des hommes, cet vnement de
lHistoire, cette tonnante aventure, cette leon de morale. Tout tait
prsent, on a tout saccag, ananti. Des archologues sont venus, ils
ont mis des pierres en style gothique, des statues en style
gothique. Cette vision fabuleuse, que jai voque en quelques mots,
sest vanouie jamais50. Le Corbusier, btisseur rvolutionnaire de la
Modernit sil en est, conoit ainsi que la nouveaut doit se faire sur
et avec ce qui lui pr-existe, en excluant tout ftichisme historique
puisquil dit aussi dans la Charte dAthnes: La mort (...) frappe
aussi les uvres des hommes. Il faut savoir, dans les tmoignages du
pass, reconnatre et discriminer ceux qui sont bien vivants. Tout ce
qui est pass na pas, par dfinition, droit la prennit: il convient
de choisir avec sagesse ce qui doit tre respect51. On ressent, dans
cette ide, lhritage des Arts & Crafts, travers une trs grande
responsabilit de la cration, retirant lartiste-artisant-architecte
de sa tour divoire et le plaant rsolument dans un temps
contemporain, avec le devoir de comprendre et de connatre le monde
o il agit. Cette conception va videmment de pair avec une pense
politique et sociale, dont William Morris est encore emblmatique.
50 Le Corbusier, propos darchitecture daccompagnement et de respect
du pass, texte manuscrit datant davril 1946 (Fondation Le
Corbusier), publi dans Le Corbusier le pass et la raction potique,
Caisse Nationale des Monuments et des Sites, Paris, 1988, p.96. Cit
par Pierre-Alain Croset, Larchitecture comme modification, op.cit.
51 Le Corbusier, Charte dAthnes, point 66, d. de Minuit, Paris,
1957, p.88. Cit par Pierre-Alain Croset, ibid. 48
44. PARTIE 1. [ AU NOM DES PRES ] 2. Un projet essentiellement
politique. la fin du 19e sicle, il semble vident que la
contradiction principale de la Rvolution Industrielle est de nature
politique et sociale. Au lieu dmanciper lhomme par le progrs
technique et les dcouvertes de la science, lindustrialisation na
fait que dplacer des rapports de pouvoir (de la noblesse sur les
paysans la bourgeoisie propritaire sur les proltaires) en rendant
ces pouvoirs dautant plus tyranniques quils reposent sur la logique
implacable du capitalisme, et la recherche du profit. Aprs avoir
voqu son rayonnement culturel et social, faisons un pas de ct
volontairement critique sur lindustrie de la fin du 19e sicle. Au
lieu de peupler le monde de crations merveilleuses, elle na fait en
grande partie quimiter les caractristiques du dcorum traditionnel,
reproduisant industriellement le style surcharg et le luxe
ostentatoire du cadre de vie bourgeois. Ainsi, lExposition
Universelle de 1851 se solde par un constat dchec: loin de dmontrer
les capacits de ralisation de lindustrie, elle ne fait que
souligner les diffrences de qualit entre les objets de facture
artisanale et les objets de facture industrielle. Contraste dautant
plus fort que le btiment qui hberge lExposition, le Crystal Palace,
est une formidable prouesse technique, et un succs populaire : du
jamais-vu. Par opposition, les objets prsents lintrieur semblent
fonds sur la simple volont de plaire et de vendre selon le got
dominant. Do la dception des contemporains: au lieu de la
transition merveilleuse [amenant] lunit de la race humaine52 prdite
par le Prince Albert, promoteur de lExposition, ne se trame quune
mise en scne mercantiliste grande chelle des travers de la socit
moderne. En rsulte une premire vague de contestation chez 52 Le
Prince Albert, cit par Michel Chevalier, dans Lexposition
universelle de Londres considre sous les rapports philosophique,
technique, commercial et administratif, au point de vue franais,
Paris, d. L. Mathias, 1851, p.36 49
45. Design / Crises / Controverses les intellectuels anglais
(lAngleterre tant le premier lieu de mise en vidence de cette
contradiction), pointant le fait que le bon usage des techniques
industrielles ne pourra provenir que dune rforme parallle du got et
du mode de vie, plus particulirement ceux de la classe sociale qui
a le plus de pouvoir dchange avec le rgime industriel, savoir la
bourgeoisie. Derrire lesthtique de faussaire des objets
industriels, cest le matrialisme qui est condamn, et la dperdition
des valeurs morales et spirituelles dans un environnement
artificiel o lart vritable na plus sa place. Un deuxime constat
dchec porte sur la dgradation massive des conditions de vie
populaires par lindustrialisation. En parallle des premires
Expositions Universelles, qui sont, dune certaine manire un dmenti
public du progrs industriel, se multiplient les crits scientifiques
sur les dgts de la modernisation sur lhygine et la sant. Le docteur
Cazalis (1848-1909), est parmi les premiers tenter de thoriser ses
prconisations, tablissant un lien de causalit entre insalubrit
matrielle des logements ouvriers et mauvaise sant morale de la
socit. Son ouvrage Les habitations bon march et un art nouveau pour
le peuple53 met en avant les bienfaits dune dcoration pure et saine
- mobilier sobre et solide, murs blanchis la chaux, prfigurant la
Loi du Ripolin de Le Corbusier quelques dcennies plus tard. Cette
thse, vritable amalgame entre une problmatique esthtique et une
problmatique scientifique (ce qui reflte assez bien la vocation de
Cazalis, mdecin et pote parnassien), caractrise pour A. Midal une
esthtique hyginiste et eugniste (...) qui envisage la rsolution des
problmes de sant publique par lapplication de principes de
dcoration54. Pieuse illusion, peut-on dire, dune lite
intellectuelle aise qui tente de trouver des solutions-miracles des
maux dont elle est elle-mme indemne. Cependant on voit travers cela
que la prise de conscience des effets de la modernisation est cette
poque, double: elle concerne autant la dcadence du got esthtique,
que la dcadence de lordre social, 53 Jean Lahor (Henri Cazalis),
Les habitations bon march et un art nouveau pour le peuple, Paris,
Librairie Larousse, 1905. 54 A. Midal, Design : Introduction
lhistoire dune discipline, op.cit, p.47. 50
46. PARTIE 1. [ AU NOM DES PRES ] rduisant lesclavage ou la
drliction des populations entires. Deux paramtres qui prfigurent
une Modernit qui a perdu ses objectifs, et est en train de
fabriquer les moyens de sa propre crise. Ainsi, on voit bien que
les questionnements esthtiques qui sont lorigine du design (la
qualit des produits industriels mais aussi la cohrence de
lenvironnement matriel, la dcoration intrieure, etc.) sont
indissociables de ceux de la science, de la politique et de
lconomie, face au problme global pos par lindustrialisation
galopante. Cette prise de conscience dun constat dchec ou cette
crise de la Modernit est associe, a posteriori, linvention du
design, discipline cheval sur ces diffrentes problmatiques, ce qui
le relie une entreprise essentiellement politique. Il nous faut
voir comment a pu merger, dans des formes de proto-design, une
vocation politique, qui va introduire progressivement les thories
du mouvement moderne. Entre la Firm et la League: lintellectuel
utopiste et lentrepreneur socialiste. Une premire varit de designer
engag sincarne certainement dans la figure de William Morris. Connu
parmi les plus fervents promoteurs des ides marxistes en
Angleterre, Morris co-fonde en 1884 la courte mais prolixe Ligue
Socialiste (1884-1890), pour laquelle il crit un certain nombre de
pamphlets et confrences, ainsi que les Nouvelles de Nulle Part,
dans les annes 90, qui serviront de feuilleton au journal
Commonweal de la Ligue. La vision de Morris est celle dun pote plus
que dun politicien pragmatique, au sens o il imagine une socit o le
travail est le principal vecteur de bonheur et de solidarit, et
cela non pas en niant compltement le rle des machines, mais en
remplaant lindustrie brute par de petits dispositifs techniques
performants, adapts au travail de petits groupes dartisans trs
qualifis. Vision dun territoire partiellement dsindustrialis mais
pas pour autant primitif, qui alimentera de nombreux utopistes
comme Ivan Illich, Ingmar Granstedt ou Andr Gorz, en opposition
celle de la ville tentaculaire, inaugure par Edgard Bellamy, qui
crit quasiment en mme temps que Morris son roman Looking Backward
(1888). En replaant la chane de 51
47. Design / Crises / Controverses Logo pour la Kelmscott
Press, dessin par Morris en 1892. conception, de dessin et de
fabrication dans une organisation du