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Sylvain Métailié Ma copine-tortue Tome 4 : divers regards

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Sylvain Métailié

Ma copine-tortue

Tome 4 : divers regards

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Les petits pas de Gérard et Patricia, timides amoureux l'un de l'autre. Sous mille variantes, lamême histoire, miraculeuse.

Christophe Meunier, 2007

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D'autres que Gérard ….………………………………………… 4Vu par Gérard, suite …………………………………………… 42Gérard plus âgé ……………………………………………… 282

Nouvelle Page n°S'CONNARD DE GÉRARD 4S'TE CONNASSE DE POPOVSKA 8SÉDUCTION DANS LES CHAMPS 12MOUVEMENT PERPÉTUEL 32UN MEUSSIEU PHOTOGRAF BIZARRE 38DÉDOUBLEMENT 42PUZZLE PUISSANCE DEUX 53NONNE 56ADIEUX 65SANS BOUGIES 73SANS BOUGIES, AVEC IMAGES 77UNE QUESTION, LA PREMIÈRE ET DERNIÈRE 86FANTAISIE ? 91EN FACE 97CONCURRENCE 102CHARLOTTE AUX FRAISES 107RACONTER SES VACANCES 112SAINT-BERNARD 114SOÛL, SOÛLE 123CONVOQUÉ 131SYNDROME DE STOCKHOLM 134SUIVIE 138PETITE FLEUR SUR INTERNET 142PILULE BRETONNE 154POST-IT ROSES 158BOISSON SUCRÉE 161BOISSON, VERSION TRISTE ? 166PETITS CANARDS 168FLAN-MAISON 171TRAVERSÉE 174MARKETING 180MAQUETTISTE 187AVOCAT OU DOCTEUR, PHILOSOPHE 192POURBOIRE 194HOLLYWOOD 196EXPLICATIONS 198AGENCE 203AGENCE BIS 207PHARMACIE 212PIPI-CACA 215PETITE PRINCESSE DU BALLON ROND 219CAS AU FOYER 222PRISON 225LOTERIE ? 230DESSINATEUR 234UN ARTIQUE NE MAGAZINE 238TREMBLEMENT DE TERRE 245IMPOSSIBLE COÏNCIDENCE 248CO-SCENARISTE 256PREMIER RÔLE 261PREMIER RÔLE, VERSION X 267EMBAUCHE INVERSE 273MADAME ET MAMAN 282MARIÉ, 36 ANS, SANS ENFANTS 289

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S'CONNARD DE GÉRARD

Bon, restait plus qu'à acheter une pizza-fromage ! Ou un gâteau au chocolat ! Et tout serait fin prêtpour le match ! Le GRAND match, ta-ta-tan… H moins trois : dans trois heures, la finale ! Purée, s'ilsgagnaient la coupe, ces cons ! Il avait acheté les bières, et tout, pour les copains, restait juste à trou-ver de quoi bouffer. Ouais, parce que la Julie et les autres femmes, putains, elles voulaient pas cuisi-ner ! Non seulement elles comprennent rien au foot, ces connes, mais è veulent même pas faire lacuisine pendant qu'ça joue ! Putains ! Feignasses !

Allez, Thomas, tu prends là à droite, y'a un parking plus loin… Une place, là ! Clignotant, rétro,frein, marche arrière, hop ! Yéh, le roi du créneau, yé !

Bon, il trouverait sûrement une pizzeria ou une boulangerie, par-là. Quartier de merde, mais bon,rien à foutre : dans trois heures, c'était la finale ! Dans cinq heures, même pas, la remise de la coupe !

Il a claqué la portière, fermé à clé. Putain, Julie avait laissé son sac sur le siège, connasse, maisbon, s'il s'absentait cinq minutes, personne n'aurait le temps de casser une vitre pour y jeter un œil.

Allez, ce trottoir, par-là, par exemple. Avec plein de crottes de chien, merde, dégueulasse. Putain,ce qu'y faut pas faire pour que Bobonne se la coule douce !

Ouais, là : Pâtisserie ! Hop : contrat rempli ! Prendre un machin quelconque pour six personnes, encomptant les épouses, et il en aurait fini. Rentrer à la maison, pépère, pour préparer le magnéto, lacassette. Putain, c'était peut-être une page d'Histoire, s'ils gagnaient ! Et la Marseillaise et tout :gé-ant !

Allez, entrer, il verrait bien à l'intérieur ce qui y'a, pas besoin d'inspecter la vitrine. Même s'il y avaitque de la merde, il prendrait, pas s'emmerder à faire trente six magasins !

Il est entré. Un machin tout petit, silencieux. Avec une gosse – non, c'était une naine (avec desnichons) – derrière le comptoir, un client devant.

? Merde, ce client c'était… Nesey, le technicien du labo Protos, le collègue de Bastien. Nesey,Gérard Nesey, ouais.– Salut Gérard !

Il s'est pas retourné, ce con ! Juste resté là, en faisant Oui, du menton. Ah-ah-ah ! un mec pasnormal, il se souvenait. Un triste, tout renfermé !– Putain, ce soir c'est le grand soir : la finale qu'on attend depuis quatre ans ! Moi je dis : 2-0, butsde…

Eh ! L'air pas intéressé, l'air gêné… Il regardait l'espèce de ptite naine derrière le comptoir.– Eh, Gérard ! C'est tout l'effet qu'ça te fait, de rencontrer les collègues en ville ?!

Il a avalé sa salive. Silence.– Hein ?! Ben dis quelque chose !

Il a baissé les yeux.– C'est pas ça, c'est… personnel, c'est… le plus gentil moment de la semaine, et quelqu'un débarqueau milieu…

?– Quoi, de la semaine ? C'est le plus grand jour des quatre dernières années, connard ! La finalequ'on attendait tous !– Le Jeudi, je voulais dire…– Hein ?! Ben quoi le Jeudi ?! Le vendredi soir, c'est le week-end, le Jeudi c'est quoi connard ?

Il a rougi, ce con.– Le soir du… flan à la vanille…– Ah-ah-ah ! T'as qu'à en acheter tous les jours ! T'habites ce quartier de merde ?

Il a fait Non.– Non ?! Ben pourquoi tu viens ici alors ?!

Et il a levé les yeux vers cette ptite naine en blouse blanche, avec l'air tout mièvre. Amoureux.– Ah-ah-ah ! C'est qui cette fille ? Ta copine ? Elle te file un gâteau gratis chaque semaine ?– … La plus gentille fille de l'Univers…

Oh-la-la, amoureux, ce con ! Une fille complètement minuscule, une naine ! Et qui faisait ce paquetdepuis dix minutes, à la vitesse d'une tortue !– Ouh-la-là, le couple d'anormaux !

Et la fille était toute rouge, maintenant. Que ce con l'ait qualifiée de Perle de L'Univers ou une autreconnerie. Elle tremblait. Oh-la-la.– Putain, c'est pas ça, la vie, connard ! Tu la prends, tu la sautes, t'en cherches une autre ! T'es pasmarié ? Profites-en, merde !

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Gérard sortait son porte-monnaie. Ouais, la fille avait fini par finir, enfin. Et il payait, ce con. Alorsqu'est-ce qu'elle avait de gentille ? Il a payé, ouais. Putain, ils se faisaient des sourires, des regards,tous les deux, le genre roman-photo à la con, pour midinette débile !– Soir Manemoiselle…

Pour dire au revoir. C'était pas Mireille ou Alberte, il la connaissait pas !– s… s… soir, m… monsieur…– Ah-ah-ah ! Putain, elle est bègue, en plus ?! Ah ouais, ça a l'air vraiment super, tes Jeudis !– Soir Thomas…– Hein ? Salut ! Tu te casses ? Tu veux pas parler football ? Moi je dis : 2-0, les deux buts en secondemi-temps. Sur coup de pied arrêté : 1 coup franc aux vingt mètres, indirect, 1 corner du côté droit,reprise de volée. Eh, tu vas regarder le match, au moins ?!

Il a fait Non de la tête, et il est sorti, ce con ! Ouais, un mec pas normal. Le genre cœur romanti-que, vieux garçon, puceau.

Lui, il a haussé les épaules. Bon, à lui, maintenant, pour le gâteau.? La fille avait les yeux sur Gérard, à l'extérieur. Ouais, elle devait pas savoir quoi en faire, de ce

con. Qui revenait, chaque semaine, comme un con. Et c'était pas une gosse, non, elle avait des ni-chons, pas mal – enfin, relativement à sa taille, bien sûr, parce que dans la main, ça ferait pas bienlourd, à peloter.– Y revient chaque semaine ?

Elle a cligné des yeux, perdue. Revenue à lui.– m… meu… s… ssieu, pardon… pardon…– Ouais, passons aux choses sérieuses, ma grande ! Y me faut un gâteau pour six personnes, etqu'on puisse bouffer devant la télé, pas qui dégouline dégueulasser l'canapé !

Elle est allée vers la vitrine, toute lente, maladive. Putain, qu'est-ce qu'il lui trouvait, Gérard ? Enfin,rien à foutre : ce qui comptait ce soir, c'était le match ! La fi-nale !

* * *

Bénédicte revenait, l'air catastrophée. Merde, raté ! Putain, pourtant il aurait cru qu'entre bonnesfemmes, ça aurait pu passer ! Cette connasse de naine à la con, qui refusait la bagatelle de deuxcents Euros, putain, rien que pour être à la table de Gérard, pour son anniversaire ! Deux cents Euros,merde ! Combien elle demandait ?! Elle se sentait pas déjà foutument honorée d'être invitée à bouffer,gratos ?! Connasse !

Béné secouait la tête.– È veut pas !– Merde, la conne ! È demande combien ?!– Non-non ! Pas du tout ! Le genre timide coincée du cul ! Elle veut pas rencontrer un inconnu, j'crois !– Mais c'est pas un inconnu, merde ! C'est un d'ses fidèles clients ! Son seul amoureux, sûrement ! Tului as dit ?– Ben non ! Tu m'as pas expliqué les détails !– Bon, tu y retournes, tu lui dis que…– Vas chier, Thom ! Moi j'ai essayé, vas-y toi !– Pffh ! Vos histoires à la con, c'est des machins de gonzesse !– C'est toi qu'as eu l'idée !– Ouais, attends, ouais ! J'vais lui dire ! Quand on est haute comme trois queues de pomme à genoux,et bègue, et l'air à moitié débile… moi j'dirais qu'c'est une sacré chance, d'être payée pour faire de lafiguration !– Vas lui dire, ça !– Ouais, j'y vais : j'ai des couilles, moi ! Et des grosses, pas comme l'aut' connard !

Et il est parti, laissant Béné comme une conne – qu'elle était.Il est entré dans le magasin. Sans personne. Que la petite naine débile.

– Salut !Elle a cligné des yeux, perdue. Comme si elle le reconnaissait, six mois après la seule fois où elle

l'avait vu ! Au milieu de milliers de gens !– m… m… meu… ssieu…– Ouais ! Ma collègue Béné me dit qu'tu veux pas v'nir, au resto !

Elle tremblait.– que… que m… monsieur j… Gé-rard, y… y ne sera là...? s… c'est l… lui…?

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– Hein ? Ben ouais ! Tu te souviens son prénom ? C'est pour lui qu'on a besoin de toi ! Son cadeaud'anniversaire, pour sa Saint-Nicolas, c'est un repas au resto avec les collègues, avec toi en face delui !

Elle a rougi, cette conne.– Allez, fais pas chier ! Tu demanderais combien ? Trois cents Euros ?! Déconne pas… déjà deuxcents Euros, à mon avis, tu les vaux pas du tout ! Surtout pour faire plante verte sans coucher ni rien !Merde, c'est déjà un cadeau fabuleux pour une morveuse comme toi !

Elle avait les yeux baissés.– Allez, accouche ! Tu demanderais combien ? On peut ptêt' aller jusqu'à deux cents trente…– z… zéro…– Putain connasse ! Tu peux pas dire Oui ?!– ou… ou-i…– Hein ?! Oui ? Pour combien ? Deux cents trente ou deux cents ?– p… pour z… zéro… p… pour monsieur… Gérard…– Ah-ah-ah ! Qu'elle est con ! Mais on s'en fout : c'est gagné ! Génial !

Bon, mais… maintenant, ils allaient faire quoi des deux cents Euros ? Putain, ce connard, il auraitdes yeux que pour cette fille, cette ptite conne, il ferait pas attention au reste du monde… Même si onlui offrait un ballon exclusif, dédicacé par les onze héros de l'Equipe championne ! C'est dire !

* * *

Ils sont sortis de la bagnole. Les portes ont claqué, les serrures ont cliqué. Génial, à distance, ilaurait dû changer sa vieille bagnole plus tôt.– Voilà : c'est là, l'resto !

Et ce connard de Gé, les yeux baissés. Pas intéressé. Croyant que c'était juste un repas quelcon-que entre collègues, un midi à peine spécial. Auquel on l'avait un peu forcé à venir… Quel con !– Ouais y font des cuisses de grenouille géniales, j'suis venu une fois.– C'est dégueulasse ! Bouffer des grenouilles ! Coâ-coâ ! Ah-ah-ah ! Beuârk !

Et l'autre con qui restait silencieux. Pensant à autre chose. Peut-être à sa visite, dans quelquesheures, à sa petite pâtissière de merde… Gérard, mon coco, attends-toi à un choc !

Ils ont franchi la porte : François et lui, et Marc, et Gérard en dernier. Il y avait tous les collèguesdebout, derrière la grande table, et ils ont commencé à chanter "Joyeux Anniversaire ! Joyeux anni-versaire !"… Mais Gérard a pas compris que c'était pour lui, il a souri. Pour un peu, il aurait presquechanté avec les autres, pour pas se faire remarquer. Mais chanter en public, ça devait pas être sontruc.

"Joyeux anniversaire ! Joyeux a-nni-ver-saire, Gérard !"Là, il a tiqué, il a relevé les yeux, perdu. Et tout le monde a éclaté de rire.

– Et ouais, connard ! Trente ans ! Saint-Nicolas ! Fallait marquer le coup !Tout intimidé, perdu. Il a dit "Merci" doucement. Et c'est tout. Il avait pas encore vu la naine, der-

rière les collègues, trop petite.– Allez ! On s'assoit ! Gérard, tu te fous là, au centre !

Il a obéi, et c'est là, en relevant les yeux, qu'il l'a vue, en face de lui. Tétanisé, la bouche entrou-verte ! Et elle aussi était complètement coincée, paralysée. Ils se regardaient, les yeux dans les yeux,putain. Gérard ne comprenait pas, évidemment, mais il posait pas de question. Il souriait, béat, amou-reux… Quel con !– Ouais, Gé, en plus des collègues, j'ai invité… elle s'appelle Patricia !

Il a hoché le menton, faiblement.– Pa-tri-cia…

Comme si c'était les trois syllabes les plus importantes du monde… ah-ah-ah, le méchant anor-mal ! Putain, mais ça avait l'air d'être le plus beau cadeau du monde, pour lui. L'autre conne auraitmérité ses deux cents Euros, si elle avait pas été si conne, de refuser.

Tout le monde s'est assis, tout le monde parlait – sauf eux deux, qui se regardaient, les yeux dansles yeux.– Bon, Gérard, faut qu'on te dise : on a fait passer une boîte, dans l'usine, récolter quelques sous pourte faire un cadeau !

Il a baissé les yeux.– C'est… pas la peine… merci…

Sous-entendu : "ça suffit" ? Ouais, complètement shooté aux hormones dans le cerveau ou quoi, laflèche de Cupidon plantée dans le crâne, putain. Ou dans le cœur ou dans le zguègue, selon.– On t'a payé une semaine de vacances à Nice !

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Pas intéressé.– Oui. Merci.

Poli. Mais lui, il rigolait intérieurement.– Gérard, on a pensé : on l'a pris pour deux personnes !

Il a cligné des yeux. Perdu. Et puis… un immense sourire a éclairé son visage. Dingue, il l'avaitjamais vu comme ça, Gérard ! Suprême bonheur ! Ah-ah-ah !

Il a croisé les yeux de la petite naine, et ils se sont souris. Simplement. Silence entre eux, toujours.Tout le monde parlait, sinon.

Il a tapé sur l'épaule de Gérard.– Allez, tu trouveras bien quelqu'un ! J'suis sûr !

Et ce connard, visiblement, se demandait : "elle acceptera ?" ! Ou, pire : "je vais oser lui deman-der ?" !– On est Jeudi aujourd'hui, hein ? Le meilleur moment de la semaine, tu t'souviens ?

Et ce connard a baissé les yeux, rougi.– Merci, Thomas…– Tu dis Merci, tu dis Merci, mais ça suffit pas ! Pour vraiment me remercier, c'est simple : vous ap-pellerez votre premier fils Thomas !

Et il a rougi encore.– Promis, euh, si…

Et ça semblait pas être, de sa part, "si on a un garçon", mais plutôt "si elle veut des enfants"… oupire : "si on a un jour des relations"…– Ah-ah-ah ! Connard de Gé, va !

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S'TE CONNASSE DE POPOVSKA

Moi, comme fille, j'suis surtout une fan de disco. Au foyer où j'ai atterri, on est toutes plus ou moinsdes paumées, mais le samedi soir, je fous la musique à fond, je danse en me trémoussant commeune folle, j'm'éclate ! J'suis une des seules comme ça, les autres ont des centres d'intérêt stupides.Y'en a qui s'échangent et se commentent à l'infini des magazines sur les bébés, comme si elles re-grettaient de plus (ou pas encore) avoir de sale marmot pour leur hurler à la gueule et leur vomir des-sus. Y a des connasses qui vont draguer en ville, qu'ont pas encore compris qu'les mecs, c'est de lamerde en barre. Y a des lesbos qu'ont tiré un trait sur les mâles mais qu'ont soif de sexe quandmême. Et puis… inclassable, y avait la Popovska.

J'aurais pu faire comme les autres, l'appeler La Débile, ou La Naine, La Bègue, mais au début çam'a un peu gênée que tout le monde lui chie à la gueule comme ça. Enfin, on est une chambre dehuit, et c'est la seule qui dise pas un seul mot, normal que toutes on lui retourne son silence par lemépris, mais ça me chagrinait quand même : en un sens, c'était une pauv' fille insignifiante, toutegrise, qu'les autres foutaient en corvée de vaisselle tous les soirs. Et elle, cette conne, elle disait rien,elle larmoyait toute seule, putain. J'crois qu'c'est par pitié qu'j'lui ai demandée : "Eh, connasse, t'aspas un nom ?". Elle a cru que j'l'engueulais, cette débile, è m'a fait "p… par-don… par-don…". J'ai cruqu'j'allais laisser tomber, un déchet pareil, mais j'ai fait un dernier essai. "Putain, c'est quoi ton nom,connasse !?" Et là, elle me fait "n… n… niez… n… ni-ezewska…" Là j'rigole : "Une polak ! Une Po-povska ! Ça nous fait une autre bougnoule en plus des fatmas !" Depuis, moi j'l'appelle Popovska !Pour qu'elle oublie jamais qu'elle a rien à foutre dans ce pays, qu'y aurait plus d'argent pour les pau-mées bien de chez nous s'il fallait pas se laisser envahir par toute la misère du monde – salopes, en-culées, rentrez chez vous ! Et y'a plus de mines ici : les Popovski, du balai !

J'croyais être tranquille, avec cette bougnoule de merde, quand un jour, elle est venue me voir,toute timide, craintive. Un soir avant le repas, alors qu'les autres étaient déjà descendues se mettre àtable.– m… madame… par-don…– Ouais ?!

Elle appelait tout le monde Madame, cette connasse, même si on est pas mariée, et même lesfillettes j'imagine (elle travaille dans une pâtisserie, à devoir servir les gens, et tout).– j… je sais pas k… qui nemander…– Demander quoi ? Si c'est de faire la vaisselle avec toi, c'est non ! Démerde-toi !– n… nemander k… comment on… on fait p… pour n'écrire u… une lette, s… si on sait pas é…crire…

Là, je lui ris au nez ! Cette petite conne, sa vie c'était de passer des heures à écrire, se relire, etelle voulait me faire croire qu'è savait pas écrire ?– Ecrire en Français, tu veux dire ?!– ou… i…– Ben, tu me files cent Euros, et moi j'te l'écris, cette lettre !

J'me disais : super, j'm'achèterai le dernier CD des autres, là. Disco ! Mais elle secoue la tête, cetteconnasse.– m… mais s… si… si s… c'est s… secret…?

Faut dire : cette débile, c'est le genre toute renfermée, à se faire des films, sans jamais rien dire nifaire. La fille coincée.– Dans ce cas, c'est simple : vas chier ! Ah-ah-ah !

Et elle, toute larmoyante, s'est recroquevillée. L'air convaincue d'avoir fait une grosse erreur en serisquant dans le monde extérieur ! Elle m'énervait, j'avais envie d'lui botter le cul !– Sans déc', c'est quoi cette lette ? C'est personnel ?

Elle a hoché le menton, pas loin de pleurer.– Tu pourrais enregistrer ta voix qui parle, qui cause, t'achètes une cassette vierge, et tu me louesmon magnéto une demi-heure : cent Euros. Y'a un micro incorporé !

Elle a relevé les yeux, intéressée.– J't'expliquerai, mais me fais pas chier : moi j'ai faim, on verra après le repas !

C'est comme ça que cette histoire de dingue a commencé.J'lui ai expliqué, après bouffer, le principe – et où ça s'achète, les cassettes, elle était vraiment

débile, profonde, sortie de l'asile ! Mais elle était encore paumée après ça, elle m'a demandé "où" ellepourrait enregistrer ! J'ui fait "Rien à foute ! Même si des filles parlent à trois mètres de là, ça s'enten-dra pas sur la cassette !" C'était pas ça son problème : "m… mais k… kéqu'un è… è ne va entendek… kèsce je dis…". Là, j'ai rigolé. Putain, c'était encore sa connerie de secret, qui la travaillait. J'ui fait"Rien à foute !". Mais ça semblait bloquant pour elle… Merde, moi je voulais les cent Euros qu'elle

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aurait été prête à cracher ! J'ui ai dit qu'elle avait qu'à s'enfermer, quelques minutes, avec le magnéto,dans le local à produits ménagers sous l'escalier. J'disais à moitié ça pour déconner, mais ça lui a plu,l'idée d'être assise par terre, sur les serpillières, à délivrer son message ! Le paradis : la solution par-faite à son problème de secret. J'avais vendu ça Cent Euros ! Et elle a payé le lendemain, en liquide,après avoir acheté sa cassette ! Oh, ça a pas été si facile : elle est revenue catastrophée, parce qu'yavait pas de prise de courant dans le cagibis à balais ! "s… sans n'éctricité…", quelle conne ! J'ui aifait acheter des piles (heureusement qu'mon magnéto peut marcher comme ça aussi). Et puis le len-demain elle a enregistré, et elle est revenue dans la chambre, toute toute rouge, heureuse ou confuseou quoi.

J'ui fait : "T'as fini, Popovska ?". Elle fait Oui, elle me rend le magnéto. Y'avait encore la cassettededans, pas rembobinée, rien ! "Eh, connasse, faut rembobiner ! Pour qu'ça soit prêt à écouter !" Là,je parlais apparemment Chinois… c'était beaucoup trop pour ses six ans d'âge mental. "Laisse tom-ber, j'm'en occupe". Et elle m'a remerciée, connement.

"T'as écouté, si ça s'entend, ce que tu racontes ?". Elle a mis la main à la bouche. "j… je sais pasf… faire…". J'ai soupiré, j'me marrais, j'étais un peu curieuse de savoir son secret, quand même. "Tucomprendrais pas, laisse tomber, j'vais vérifier pour toi, et j'te l'fais gratos, même pas besoin d'payerun supplément !" Elle a dit m… mer-ci… mais quand j'ai lancé la lecture et qu'elle s'est entendue, ellea failli mourir, de honte, parce qu'elle avait pas compris que j'allais entendre, tout ! J'ui fais "Tagueule : j'vérifie, c'est indispensabe, sinon ça marche pas du tout !".

Bref, ça donnait à peu près ça :– m… monsieur… p… pardon v… vous dé-ranger, p… pardon, pardon… … que je savais p… pasquoi faire, qui nemander…

J'ai pensé : quelle connasse, elle avait à peine osé me demander comment demander à un typeautre chose ! Eh, à peine bouchée, la fille. Bref.– m… mais que… que vous n… n'êtes l… le plus j… gentil m… monsieur du monde, peut-ête v…vous a… cceptez aider, p… peut-ête…

Quelle connasse, j'me suis dite. Si elle s'imagine qu'un type pas trop méchant ira lui filer des billetscomme ça pour ses "beaux yeux". Les mecs, y pensent qu'à leur bite, ma grande va falloir te prosti-tuer, suffit pas de demander avec des jolis mots ! A supposer qu'tes bégaiements débiles, y trouve çajoli !– que… que je n'a… été a… à la gare… j… je voulais t… tomber d… devant le train, m… mais je n'aeu tènement peur…

Hein ? j'me suis dite. Quelle timbrée, celle-là, pas loin de se jeter sous un train ! Bon débarras,peut-être, mais ça me remuait un peu, j'faisais la grimace. Avec du sang partout, putain… Des mor-ceaux de boyaux accrochés aux roues.– on… on en-tend p… pas bien…?– Ta gueule, attends !

Et sa voix enregistrée continuait.– j… je n'a pensé v… vous n'êtes s… si gentil, p… peut-ête v… vous accepterez ne viende m… mepousser… j… j'aurai p… pas le temps n'avoir peur… j… juste s… surprise et c'est f… fini…

Malade ! La fille complètement timbrée, merde !– et j… je peux s… signer un… un papier, a… vant, que… que je jure s… c'est moi j… je voulais. P…pas la police è ne vous dispute, m… méchante… et je vous donnerai t… tout mon argent, p… pour nerembourser le nettoyage, des rails, des cailloux, pardon…

Putain ! La folle ! A se faire rouler dessus, exploser les boyaux par trente tonnes métalliques, etelle s'inquiétait de nettoyer le sang et la merde…– s… si vous pourrez me dire… d'accord ou non, p… pardon… s… sans déranger, pardon…

"Sans déranger" ! Putain, moi j'en voyais bien une, de dérangée dans sa tête !– au… au voi, m… monsieur, m… mer-ci…

Et c'était fini. J'ai arrêté. Rembobiné.– Tu vas pas lui donner ça, à s'type ?!– on… on en-tend p… pas assez b… bien, p… par-don…?

Elle se rendait pas compte ! Moi j'me sentais en danger, avec ces conneries. J'ai sorti la cassette,j'lui ai donnée. Je voulais garder les Cent Euros, merde.– Allez, vas te faire foute. J'parie qu'c'est pour déconner, hein ? C'est pas le premier avril, mais pourles demeurées dans ton genre, comprende le calendrier, c'est trop compliqué !

J'me disais "Merde, si on m'accuse de Non-Assistance à personne en danger, je jurerai que j'avaiscru que c'était des conneries. Juré craché, merde."

Et elle s'est barrée, contente d'elle. Comme soulagée. Ça a été tout pour ce soir là. Mais le Jeudid'après, j'lai vue le matin, toute tremblante, avec la cassette, qui larmoyait, perdue, et j'ai compris

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qu'elle allait donner ça à l'autre connard, qui allait l'envoyer chier, évidemment. Comme elle avait su-per la trouille de se jeter sous le train, il y avait pas à rameuter tout le monde ni rien. Elle allait se fairerire au nez et elle se lamenterait en silence dans sa merde, comme d'habitude, ça changerait pasvraiment.

Mais ce soir là, elle est pas rentrée à son heure habituelle, du tout, et j'ai pris peur. Est-ce qu'ilfallait rameuter les flics, pour qu'ils foncent à la gare et l'empêchent de faire une connerie ? Qu'elle sefasse écraser par un train, moi j'en avais rien à foutre – un déchet pareil, bon débarras ! – mais si onme cherchait des noises à moi, pour Non Assistance à Personne en Danger, j'voulais pas des sanc-tions ou quoi, interdiction de danse ou merde ! Mais ouf, elle s'est pointée vers neuf heures et demi cesoir là, j'ai rien eu à faire. Pas à m'emmerder à voler au secours des connasses en détresse.

Bon, mais – pour la première fois en une année entière – elle souriait… L'air toute allumée, heu-reuse, j'me suis dit Olah, est-ce que l'autre connard a dit "Oui, si tu me files tout ton fric, j'accepte det'pousser sous le train" ? Mais… est-ce que ce connard, au lieu de prendre son fric pour l'envoyerchier ensuite, il allait faire ça, dingue ? Peut-être un débile comme elle… Et moi, est-ce que ça allaitme retomber dessus, si on apprenait qu'elle avait été déchiquetée par une locomotive, que des fillesdu foyer nous avaient entendu en discuter, et que j'avais rien fait pour empêcher ça ?

Comme d'habitude, elle nous a pas dit un mot, et elle allait se coucher avec ses rêves, moi je suispassée à l'action.– Eh, Popovska, qu'est-ce qu'il a répondu, ce connard ?

Elle a cligné des yeux, pour redescendre sur terre, et j'ai répété la question. Elle a froncé les sour-cils.– p… pas… pas dire nes mots m… méchants de… de lui…

Oulah, le genre "chiez-moi à la gueule si vous voulez, mais dites pas un mot de travers sur monchéri, ou je vous arrache la langue" ! Bon, j'aurais pu lui coller trois gifles, la mettre minable, cettepetite crevure, mais j'me suis contrôlée. C'est aussi une débile, et j'me suis dit qu'avec l'avantage demon cerveau, j'pouvais la dominer fastoche, rien que par les mots.– Mais non, connasse, c'est la Terre entière que j'appelle connards et connasses – sauf les artistesDisco ! – c'est une façon de parler ! Je dis pas de mal particulièrement de ton chéri.

Bon, ça allait mieux, j'avais gagné, rattrapé le coup.– Allez merde, raconte !

Elle s'est toute repliée, les épaules rentrées et tout, comme une tortue !– m… mon s… secret…– Non, Popovska, ça marche pas. C'est toi qui m'as attirée dans cette histoire de mort, moi maintenantje risque d'être accusée de complicité de meurtre, tu le comprends ça ?

Elle comprenait pas, mais elle avait peur.– T'es obligée de m'expliquer. Sinon, moi faut que j'te dénonce à l'assistante sociale, et y vont t'en-fermer à l'asile, chez les dingues, attachée, tu te pisseras dessus !

Là, j'avais touché. Avec un cerveau supérieur, c'est facile.– Alors tu me réponds : qu'est-ce qu'il a fait, ton mec ? Il a déjà écouté la cassette ? Il est revenu tedire sa réponse ?

Elle a hoché le menton. Merde, putain.– Et c'est quoi, sa réponse ?

J'me disais : est-ce qu'y faudra que je rameute tout le monde ce soir ou est-ce que ça peut atten-dre demain ?– que…

Et le silence.– Allez, accouche, merde !– que… y ne m… m'a in-vitée ne restaurant…– Ah-ah-ah !

D'où ce sourire niais, de connasse amoureuse ! Et ce retard, ouais, pour revenir au foyer, ce soir.– C'est toi qu'as payé ? Ou tous les deux ?– l… lui, s… si j… gentil, à infini…– Ah-ah-ah ! Haa-ah-ah !

Je me suis contrôlée, pour pas ajouter "quel con !".– Et alors, qu'est-ce qu'il t'a dit ? Il accepte de te pousser ou non ?– y… s… si gentil, y… y ne réponde… il dit pas non, s… seunement besoin è… ète sûr y n'a aucuneaute solution…

Oulah, un mec tordu. Un peu dans son genre à elle, on aurait cru. A pas envoyer chier les gens, àjamais savoir quoi faire. Enfin, moi aussi j'savais plus quoi faire, avec cette histoire, mais c'est paspareil : j'hésitais pas à dire à la Popovska qu'elle était nulle et con.

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– Et tu lui as dit quoi ? C'est quoi ton "immense problème" ? Faire la vaisselle tous les soirs ?!Elle a rougi, cette conne.

– s… c'était p… pas facile ne… dire…– Accouche, merde !– que… je savais… un… un jour, y… y ne va t… trouver un flan-vanille m… meilleur, au… tre part,et… et y ne va plus j… jamais reviende…

Quoi ?!– Qui ça, lui ?! Et alors ? T'es amoureuse de lui ?! C'est ça, ton problème ?!– s… sans d… déranger…– Comme une menteuse, oui ! Derrière son dos ! Ça fait combien de temps qu'ça dure ?– d… deux ans…– Putain, quelle conne ! Et tu demandes à l'homme que tu aimes de t'pousser sous le train ?!– p… pour pas le… déranger…– Ah-ah-ah ! Putain ! Et qu'est-ce qu'il t'a répondu ?

Elle a rougi, très fort, s'est repliée. Le genre : "ça c'est mon secret"…– Accouche ou j'te fais enfermer !

Déchirée.– Allez !– que… y… y ne va re… reviende t… toujours, t… toujours… et… et jamais goûter un… un flan a…illeurs… que ça s… serait u… une infidélité sa petite p… pâtissière a… dorée…

Sa voix s'est étranglée, putain. Complètement allumée, au bord de l'orgasme ! Putain, sans mêmedanser ni se toucher ni rien !– Alors, ça y est, t'es rassurée ? Tu vas plus nous faire chier avec cette histoire de train ? Même lejour où ton chéri va se marier, avec une autre, évidemment ? Il est pas déjà marié ?

Toute recroquevillée, à nouveau. Toute souriante, confuse.– Dis-moi ou j'te fais enfermer !– y… il… m… m'a d… demandée… en m… mariage, m… moi…– Ah-ah-ah !

Putain, le méchant couple d'anormaux !– Allez, c'est trop pour moi, vos conneries, à tous les deux ! Fais de beaux rêves, connasse !

Et je suis allée roupiller, tranquille. Personne irait me chercher la merde, avec cette histoire à lacon, c'était l'essentiel.

Le lendemain et tous les jours d'après, la Popovska avait ce sourire niais d'amoureuse comblée,putain. Les autres se demandaient ce qui lui arrivait, personne la reconnaissait. Mais ça l'a pas plusépanouie que ça, elle a continué à faire la vaisselle sans protester, esclave.

Le Jeudi d'après, elle est à nouveau revenue tard, le soir. Et avec un bouquet de fleurs. Là, toutesont compris. En commençant à la charrier "Elle est amoureuse, ouh, elle est amoureuse !". Et la Po-povska devenait toute rouge, sans même hocher le menton.

Et un soir, le mois d'après, elle était partie, remplacée dans la chambre par une aute bougnoule,une arabe. J'l'avais pas vue faire sa valise. Florine nous a raconté, elle le savait de ch'ais pas où,qu'La Naine, è s'était mariée ! Un dingue avait choisi cette crevure ! Moi j'ai rien dit, mais j'ai comprisque le connard en question, c'était son assistant au suicide ! Quels cons ! En plus, c'était grâce à moi,l'histoire de la cassette, mais elle m'a même pas invitée à la cérémonie, la salope. Mais j'm'en fous :avec des tristes amorphes comme ça, y devait pas y avoir de disco. Et moi ma vie c'est la danse ! Lerythme disco qui vous pulse le ventre, qui vous secoue la poitrine, un pur délice. La Popovska, cetteptite connasse, elle saura jamais ce qu'est vraiment bon, dans la vie…

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SÉDUCTION DANS LES CHAMPS

La campagne profonde, le rude labeur de la Terre… Vous reconnaissez les images ? En Janvier,votre chaîne favorite – N6 ! – vous présentait le portrait de DIX agriculteurs célibataires, cherchantl'âme sœur, dans l'émission "L'amour et les champs".

Après les candidatures de téléspectatrices, nous vous avons présenté les rencontres, avec NEUFagriculteurs. Mais où était donc passé le dixième, Gérard ?!

En fait, c'était trop atypique, presque maladif, et peu montrable, nous l'avons mis de côté. Nousvous présentons aujourd'hui, à part, à vingt trois heures, ce cas étrange. Après avoir clos la populairesérie "L'amour et les champs"…

Ce n'est plus un hymne à la vie agricole, c'est une curiosité sordide !Commençons par un rappel, déjà vu :LE PORTRAIT.

– Je m'appelle Gérard. J'ai 29 ans. J'habite à Tomeux, dans le Loir et Cher. Je cultive la Terre.Gérard est agriculteur, comme nos autres interviewés, mais différemment. Ce tracteur, qu'il conduit

ici, appartient à la coopérative, non à sa famille. Gérard n'est pas fils de cultivateur, il n'a pas hérité dece travail : les champs appartiennent à son employeur. Il est ouvrier agricole. Depuis cinq ans. Avant ilétait en hôpital psychiatrique, et encore avant il était ingénieur en aéronautique, dans la région toulou-saine, très loin d'ici.

Après ses heures de travail – peu dérangeables – visitons avec lui la petite maison meublée qu'illoue : elle appartenait aux parents de son patron – aujourd'hui disparus. Gérard est un silencieux,nous devons le faire parler par mille questions :– C'est la cuisine ? Vous mangez ce que vous produisez ?– Mon employeur est céréalier…– Et alors ? Vous achetez vos légumes au supermarché ?!– Non, avec cette maison, il y a un potager. Je fais pousser des pommes de terre. Et il y a un pou-lailler.– Pour la fameuse "poule au pot" des campagnes ?!– Non, l'omelette aux pommes de terre, mon plat préféré.– Et quoi d'autre ?– C'est tout.– Pas de viande ?!– Non.– Vous êtes végétarien ?!– Non.– Tous les jours la même chose ? C'est pas du tout équilibré !– J'ai pas le projet de vivre très longtemps.– Et quand une poule meurt, qu'est-ce que vous faites ?!– Je l'enterre.– Ah-ah-ah !

Mais ce n'était pas une plaisanterie : en visitant les alentours, on aperçoit effectivement des petitescroix dans le sol, près du poulailler ! Incroyable ! Comme si les poules avaient une âme !– Vous êtes chrétien ? bouddhiste ?– Je sais pas.– Comme Jésus : humble parmi les humbles ?– Peut-être.– Si vous ne possédez pas la terre, pas la maison, qu'est-ce que vous possédez ?– Une voiture.– Cette vieille 4L, seulement ? Pas très sportive ! Ni très agricole !– Ça suffit pour aller à mon travail, et au village.– Votre voisin le plus proche habite à combien de kilomètres ?– Il y a des maisons abandonnées, par là. C'est habité plus loin.– Et vos amis les plus proches, ils sont à combien de kilomètres ?– J'ai pas d'amis.– Aucun ?!– Non.

On revient dans la maison, pour comprendre la vie de Gérard.– Où est votre télé ?– J'en ai pas.– Qu'est-ce que vous faites, le soir, après votre journée ?!

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– Je dessine, j'écris.– Ah ! Là ! C'est une télé, ça ! Avec N6, la meilleure chaîne du monde ?!– Non, c'est un écran d'ordinateur.– Vous surfez sur Internet, vous voyagez comme ça ? (Entre nous : des sites de pin-up, mh ?)– J'ai pas le téléphone, pas Internet.– Ça vous manque pas ?– Non.– Et vous pensez qu'une compagne aimerait une vie comme ça ?! Sans rien ?– Je sais pas.– Vous pensez surtout offrir "l'air pur de la campagne" ?– C'est plutôt chimique : les pesticides, les herbicides…

Peut-être est-ce de l'humour… Mais la chambre de Gérard est triste, sans poster au mur ni livre dechevet.– C'est tout triste !– Oui, je suis triste. Pardon.– Vous n'aimez pas les grandes affiches, les grands livres ?– Non.– Vous disiez que vous écrivez, vous dessinez !– Oui.– Alors vous aimez les textes et les images !– Pas besoin d'imprimer.– Vous faites tout sur ordi ? Vous dessinez quoi ?– Des avions.– Célèbres ?– Non, qui n'existent pas. Dans les nuages.– Et des tracteurs ?– Non.– Est-ce que vous avez dessiné la femme de vos rêves ?!– Oui.– Nue ?– Non. En blouse blanche. Silhouette, timide.– Et nue dessous ?– Non. Toute sage gentille.– Elle est infirmière, dans vos rêves ?– Non, pâtissière. Petite pâtissière aux longs cheveux clairs… Silencieuse gentille.

Son regard se perd au loin, et il sourit, rêveur…Plus tard, visitant le potager, nous avons réussi à lui tirer d'autres confidences :

– Le métier de cultiver la Terre, vous pensez que c'est le plus beau du monde ?– Je sais pas.– C'est le plus utile à l'Humanité ?– L'agriculture vivrière, peut-être.– C'est ce que vous faites ? C'est votre job ?– Non, des grains pour le bétail, pour que les Occidentaux mangent de la viande trois fois par jour.Quand l'Afrique meurt de faim, l'Asie mange un demi-bol de riz, par jour.– Ça vous dégoûte, les injustices du monde ?– Je sais pas. Je fais mon travail.– Il y a beaucoup d'ouvriers agricoles, comme vous ?– Non. A temps plein et avec une maison, c'est devenu rare. Il y a des saisonniers, étrangers.– Pourquoi étrangers ?– Les chômeurs français préfèrent les allocations chômage, en ville.– Ou banlieue !– Ville de banlieue.– Les Français peuvent faire autre chose que ramasser les carottes ! Vous, vous avez eu un diplômed'ingénieur aéronautique ?– Oui.– Et devenir ingénieur agronome, ça vous tente ?– Non.– Vous avez combien de QI ?– 159, il paraît.– Bigre ! Quel gâchis de n'être qu'ouvrier si vous êtes brillant !

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Il ne répond pas. Nous cherchons à creuser :– Pourquoi avoir quitté l'agglomération toulousaine, pour vous perdre ici ?– Je voulais me suicider, mais mes parents ont pleuré que j'avais pas le droit. Alors je me suis enterréautrement.– Et une femme vous réconcilierait avec la vie ?– Je pense qu'aucune ne voudra de moi, c'est la réponse que j'attends, pour tirer un dernier trait surce monde méchant. Merci de m'y aider, gratuitement, j'avais pas assez pour payer une agence.– La ville la plus proche, le cinéma, est à combien de kilomètres ?– Je sais pas. Trente cinq.– Et l'école la plus proche ? Si vous avez des enfants !– J'aime pas bien les enfants.– Et si votre femme en voulait ?!– Je changerais d'avis.– L'amour, si c'est pas pour faire des enfants, c'est pour l'entraide quotidienne surtout ? Et le plaisir ?– Ou pour rêver à deux, tendrement…– Comme Roméo et Juliette, avant de vous suicider ensemble ?! Ah-ah-ah !– Peut-être…

Voilà un portrait d'agriculteur différent ! Malheureux de sa solitude, lui aussi, mais très TRÈS diffé-remment : plus romantique dans les nuages que terre à terre ! Si l'une de nos téléspectatrices solitai-res était intéressée de faire plus ample connaissance, notez son nom : Gérard. Les détails vous se-ront donnés en fin d'émission.

(Sur cette image de petite maison isolée, se découpant dans la pénombre, nous quittions Gérard,donc.)

Et, sans surprise, nos émissions suivantes ne reprenaient que les autres agriculteurs, depuis lebeau Marc, qui a reçu 128 candidatures :– Bonjour, je m'appelle Marc, j'ai 27 ans. J'habite Jujurieux, dans l'Ain. J'élève des bovins.

… jusqu'au sage Francis, qui a reçu 19 candidatures :– Je m'appelle Francis, j'ai 58 ans. J'habite à Saint-Clément, dans les Hautes-Alpes. Je termine unecarrière de cultivateur-éleveur.

L'étrange et modeste Gérard, lui, n'a reçu que 3 candidatures ! Et il ne s'agissait pas du tout defemmes "normales"… nous allons avoir cette surprise !

LE SPEED-DATING.L'étape suivante était donc le "speed-dating", ou rencontre-express, à Paris, avec les candidates.

– D'après leurs lettres et leurs photos, pensez-vous qu'une d'elles vous conviendra ?Quand vient son tour, Gérard ne répond pas tout de suite, il sourit, bêtement, comme ému, amou-

reux.– Elle s'appelle Patricia… elle est jolie…– Une femme n'est pas du tout qu'une image ! Ça se passe pas comme ça !

Rappel aux hommes :– Vous avez chacun désigné vos 8 préférées, qu'on a fait venir ! Aujourd'hui, vous leur parlez, une àune, cinq minutes ! Vous sélectionnez vos 2 favorites ! Vous dites votre choix aux 8 rassemblées sousles caméras, au risque d'en blesser 6 (que nous interviewerons) ! Dans un mois, les 2 élues viennentpasser une semaine chez vous, dans votre exploitation, apprendre à connaître la vie de la ferme, ap-prendre à vous connaître ! Et puis vous en choisissez une, éliminant l'autre, qui nous expose ses sen-timents. Si celle que vous avez choisie n'est pas hostile, finalement, à la vie des champs, cela conti-nue ! Une semaine après, vous irez voir sa famille, deux jours, vous présenter, essayer d'être accep-té ! Après on vous paye un week-end à deux sur un lieu de vacances ! Et l'émission est finie ! A vousdeux de décider quelle suite donner ! Vie à deux ou aventure passagère, ou séparation !

La séance de speed-dating a bien lieu pour Gérard aussi, même si elle ne sera pas diffusée jus-qu'à ce jour. La première candidate à rencontrer Gérard est Jeanne, que l'on voit ici arriver, d'un pasénergique. Avec ces courts cheveux bruns, coupe militaire, elle n'a pas du tout les longs cheveuxclairs dont parlait Gérard, mais entre rêve et Réalité, un homme peut changer d'avis… Jeanne a 23ans, elle habite Metz, où elle est sans emploi, même si elle arbore fièrement une salopette bleue d'ou-vrière.– Salut camarade !– 'Jour Madame.– Eh ! "Mademoiselle", t'es con ! Si j'étais mariée, j'serais pas ici ! Quoi que ! On se fait la bise ?– Je sais pas.

Ils vont s'asseoir, dans ce salon. Gérard ne la regarde pas. Jambes croisées, Jeanne attend unequestion, puis prends l'initiative :

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– T'as aimé ma lettre ?– Je sais pas.– Pasque je suis pas seulement belle, j'ai d'la cervelle aussi, ah-ah-ah ! 110 de QI, bien au-dessus dela moyenne, moi aussi ! Eh ! Y'a aussi qu'je suis ouvrière, comme toi, pasque l'école et les diplômes,c'est d'la merde réservée aux bourgeois !

Il la regarde, poli.– Gérard, toi et moi, on va engendrer un génie ! Le futur leader de la révolution prolétarienne ! Mon-diale, avec tes étrangers des champs !

Visiblement, Jeanne est une rêveuse aussi, dans son genre.– Gérard, tu penses quoi du communisme ?– Je sais pas.– J'su pas communiste, attention ! Les communistes, c'est des cons, c'est des mous ! Moi, ma vie,c'est le combat, le combat éternel contre les connards de bourgeois et d'apparatchiks pantouflards !Not' fils va couronner mon œuvre, ma vie ! Tellement au-dessus de la Jeanne d'Arc ! Demain j'arrêtela pilule, le mois prochain tu m'engrosses, neuf mois après naît le mouflet, Karl-Jésus, et puis onmeurt au combat, il est élevé dans un orphelinat, en apprenant la haine… à 19 ans, il fait tout péter !

Gérard ne répond pas, ne sourit pas.– Après, il devient leader du monde, à massacrer les bourgeois aristos, mais il se fait tuer aussi, enpremière ligne, y nous rjoint au Paradis ! Et là, re-belote : révolution contre le vieux Con qui gendarmeles nuages ! Et on se bat contre les saloperies de petits anges, CRS la zigounette à l'air ! On leurcrame les ailes à coups de cocktail Molotov ! Yéh !

Gérard ne sourit toujours pas. Jeanne et lui n'ont apparemment pas le même sens de l'humour.– Non, sérieux, en attendant : c'est dans un mois, la semaine ensembe, moi j'vois les choses commeça : tu me présentes ton patron, chez lui, on le séquestre avec sa femme ! Jusqu'à ce que ce connard,il embauche – à temps plein – tous les travailleurs saisonniers sans bicoque, les VRAIS prolétaires –toi t'es d'jà un nanti ! Y refuse, on les attache au pied du lit ! On baise sur leur pieu, sous leurs yeux !Tu me lèchouilles vingt minutes, j'm'envole, je crie, et – de jalousie – la bourgeoise en pisse sur lamoquette, après ça è va tromper son richard-cravate avec un bûcheron bien crade ! Et puis le GIGNattaque, y te descendent, moi j'accouche en prison, y me flinguent quand je m'échappe. Karl-Jésussera fou de haine quand on lui racontera la fin héroïque de ses parents !

Le geste de Gérard, qui regarde sa montre, ne plaît pas à Jeanne.– Merde, on peut discuter, rêver ! On est limité à combien d'minutes ?!– Cinq.– Font chier. T'as qu'à dire merde aux autes filles, ça nous fera davantage de minutes !– Non.– Font chier. Bon, ouais, que j'disais dans ma lette, t'as vu ? Toi y t'ont foutu à l'asile, moi j'ai fait d'laprison : ça ferait des parents pas banals pour Karl-Jésus ! Enfin… trois mois de préventive, pas deprison ferme. J'ai blousé leur psy, y m'a déclarée irresponsable, ah-ah-ah ! Non, sans déconner,c'était pas ma faute : à l'usine, je préparais l'action de grève géante, qu'allait tuer l'usine, quand cesconnards de la direction : y m'achètent ! Augmentation personnelle de 3%, merde, les autres avaientrien ! Tout le monde me faisait la gueule ! Normal, après ça, que je piège la machine, le ptit chef a prisun grand coup – 480 Volts – à travers la gueule, il était moins fier ! J'ai dansé autour du corps enchantant l'internationale – j'connais qu'le début mais bon ! Les collègues en grimaçaient de remords,de m'avoir prise pour une traître ! Mais il était même pas mort, et leur Justice de classe me fait chier ?Putain… Ça fait d'jà cinq minutes, tu crois ? Merde.– Oui. Au revoir.– Putain, font chier ! Salut ! On verra tout ça l'aut' semaine, hein ?

Gérard ne répond pas. Nous on se demande si on pourra diffuser cela. Nous avions diffusé l'his-toire de Gérard même s'il était… médicalement aliéné, mais ce serait franchir un pas difficile que demettre les projecteurs sur une folle avouant une agression grave, un plan de prise d'otage, avoir trom-pé la Justice…

C'est maintenant le tour de la grande et élégante Ludivine, qui arrive ici en ondulant des hanches,d'un pas de top-model sur les planches. Très parfumée, même si ça ne se voit pas à l'image, elle estaussi très maquillée, se lèche les lèvres, gourmande. Le carré frisé de cette fausse blonde, très dé-colorée, ne correspond pas, là encore, au rêve de Gérard, mais bon... Ludivine a 33 ans, elle se ditconseillère, et habite Blois – dans le Loir-et-Cher comme Gérard.– Bonjour Gérard ! Ravie d'vous rencontrer en vrai ! A dix centimètres de votre corps !– 'Madame.– Mademoiselle ! En tant que divorcée, j'ai le statut de demoiselle ! Et super romantique, super sexy,super futée : rien à voir avec une vulgaire bobonne !

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Gérard regarde dans le couloir derrière elle, ne voit personne. Ils vont s'asseoir. Jambes écartées,Ludivine est plutôt impudique, mais nous cadrons plus haut. Gérard avait dépeint la femme idéalecomme "timide, toute sage gentille", ça ne correspond à l'évidence pas.– Bon, Gérard, si tu dis rien : à moi de causer ! Ouais, j'te disais dans ma lettre : je vois les chosescomme ça : tu laisses tomber ce boulot de merde, avec ces pecnauds de merde, tu viens habiter chezmoi, à Blois, centre ville ! Logé nourri, et tout et tout, tu vois ce que j'veux dire… six mois ! Avec lescours par correspondance, tu passes ton diplôme d'ingénieur agronome, et tu rtournes expliquer à cesconnards comment faire marcher leurs tracteurs ! Profession libérale ! Comme moi ! L'élite qui fait larichesse de la France ! Quoi ? Quelle heure il est ? On a cinq minutes ?– Je crois.– Ouais. Pas mal comme programme, hein ? Et t'inquiètes pas : y'a pas de sales mouflets chez moi,seulement le week-end – c'est mon ancien mari qu'a la garde. Qu'le connard de juge a dit qu'les tortsétaient de mon côté, merde ! Et un mari sodomite, c'est pas un tort, putain ? Sans compter qu'monamant d'alors, y s'est pété la gueule en moto, il est tout flasque sur une chaise roulante maintenant, çaa même pas duré douze mois ! On a bien le droit, merde ! On n'est plus au Moyen-Âge !

Ce que Gérard regarde, plus bas, c'est sa montre.– Sinon ! Vérification : t'as pas la télé, mais… j'ai la télé, moi ! Tu vas pas me faire chier avec le foot-ball, hein, rassure-moi ! Tu penses quoi du foot, toi ?– Rien. Un joli but est joli, peut-être.– S'il est marqué du bon côté, hé !– Je vois pas de bon côté : tous les champions semblent des brutes méchantes, écrasant autrui.– Ah-ah-ah ! Même si c'est des bons Français contre des sales bougnouls ?!– Il y a des étrangers gentils, il y a des Français méchants.– Ah-ah-ah ! L'asile, y te shootent encore aux médicaments psycho-machins ?– Je suis suivi, une fois par an, simplement.– Non, c'est une femme qui va te guérir ! Moi ! Retrouver une vie sexuelle saine et épanouie, que tuarrêtes au fond des bois de te… Quoi, c'est déjà l'heure ?

Gérard s'est levé.– Au revoir.– C'est ça, à tout à l'heure ! T'as bien noté : Lu-di-vine ! La reine des suceuses !

Nous secouons la tête. Les précisions sexuelles de cette candidate ne sont pas montrables à uneheure de grande écoute.

Ludivine s'en va, et Gérard reste sur le seuil, attendant la suivante.Patricia passe la dernière. Avec ces longs cheveux clairs (entre blond cendré et châtain clair) et ce

visage qui avait séduit Gérard en photo... Elle a été reléguée tout à la fin par les deux autres, qui ontjoué des coudes pour séduire d'emblée, prendre le cœur libre de Gérard… pensaient-elles.

Gérard sourit, étonné, apercevant Patricia arriver, beaucoup plus petite qu'attendue : elle est…naine. Pas difforme, du tout, mais d'une taille totalement anormale – un mètre vingt-huit, nous avoue-ra-t-elle plus tard, coupable. Elle approche à petits pas, vient vers lui, timide, le cou rentré dans lesépaules, les yeux levés. Patricia, 26 ans, employée dans une pâtisserie, à Lille.– 'Jour Patricia.– j… j… jour, j… Gé-rard…

Oui, Patricia est bègue, en plus... Mais cela semble sans importance. Ils se regardent dans lesyeux, se sourient, tous les deux, sur un nuage. Gérard a trouvé sa douce petite pâtissière imagi-naire…

… Ils restent immobiles, pétrifiés, sans un mot, mais ça ne colle pas du tout, pour l'émission, ilnous faut intervenir.– Bon, vous allez vous asseoir !

Ils baissent les yeux, obéissent. Sans un mot, et puis ils se regardent encore. Gérard s'assoit, Pa-tricia escalade la chaise, trop haute pour elle. Et puis s'assoit, et s'immobilise, tremblante, jambesserrées, les mains entre les genoux, épaules rentrées, toute timide.

Le silence dure, ils sourient, tous les deux, se regardent parfois. C'est apparemment bien la "silen-cieuse gentille" dont rêvait Gérard, mais pour nous, ça ne va pas du tout. Il faudrait meubler avec descommentaires, et pour dire quoi ?– Patricia, si vous dites rien, Gérard va choisir une autre !

Elle baisse les yeux, triste. Semblant dire "hélas"… Mais Gérard la regarde, tout plein de compas-sion.– Non, je…

Silence. On insiste :

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– Patricia, on vous aura prévenue ! C'est pas grave si vous bégayez, rien à foutre, parlez, dites quel-que chose, bon sang !

Elle cherche une idée, ils ont l'air complètement perdus, tous les deux.– j… j…

Elle se tourne vers lui. Ils restent les yeux dans les yeux.– j… je m'escuse que… j… je su p… pas n… normale…– C'est rien... Tout le monde est différent... Et si vous êtes moins "grande gueule" que les filles nor-males, c'est simplement merveilleux… mer-vei-yeux…

Ils se sourient, Patricia rougit. Un silence passe…– m… mais… …

En cinq minutes, ils auront échangé une phrase et demie !– Mais ?– que… en… en plus p… pas ête g… grande… pas bien p… parler, j… je su u… une débile… par-don… par-don…– Non, les débiles sont les gens méchants. Vous êtes gentille.

Aveugle ! Amoureux ! Patricia sourit. Heureuse. Silence. Long silence…– Gérard, si vous dites rien, on arrête là, on la renvoie chez elle. Posez-lui une question, mince !

Il cherche, et puis ce sourire signifie qu'il a trouvé.– Patricia…– ou… i…?– Je suis, a posteriori, un peu… surpris, par votre lettre, votre… euh, votre style aisé, par écrit, votregrosse écriture… Vous… êtes encore mieux en vrai…– que… s… c'est p… pas moi, p… par-don, que n… n'a écrit la lette…

On pense tout de suite que cette débile ne sait pas écrire, mais ce n'est pas l'explication.– que… s… c'est m… madame f… Félicie, è… è n'a écrit… è n'a dit j… je dois è… ssayer…

Voilà l'explication ! Trop timide pour avoir pris elle-même l'initiative de rencontrer Gérard, elle y aété poussée par une collègue ou voisine !– Oui. Vous avez vu le film, sur N6, vous-même ?– ou… i… m… mais j… je su allée m… me coucher, a… après v… vous, p… pas regarder l… lasuite…– Ouf. A quelques minutes près…– que… que j… je voulais c… contre m… mon oreiller, r… rêver s… ça serait moi, v… vote "petite p…pâtissière, s… silencieuse gentille… ti-mide"… pardon…– Oui, c'est vous, Patricia, je crois bien… Pardon.

Il s'excuse parce qu'elle rougit, même si ça ne se voit pas bien à l'image. Il la laisse respirer. Nous,on s'apprête à arrêter, parce qu'ils pourraient se regarder des heures, ces deux là… Et il y a encoredeux agriculteurs et seize candidates, à filmer.– On dira merci à Madame Félicie…– ou… i…

Et ils se regardent, ils se sourient, amoureux, déjà. Sans suspense, gâchant les émissions à venir,ça ne colle pas, non.– Bon, c'est fini. Patricia, vous retournez dans la salle d'attente ! Gérard, vous allez dans l'autre salle,là-bas à gauche !

C'est fini pour le speed-dating de Gérard. Atroce ! Pas une seule candidate normale, montrable !Mais, incroyablement, les choses vont encore empirer…

Dans la salle d'attente commune, il n'y a pas eu de problème, ni de caméra… mais tout changequand on fait entrer les trois candidates de Gérard dans la pièce de résultats. … La caméra tourne,Gérard va entrer dans deux minutes. On laisse les filles se regarder, se mesurer du regard, juger deleurs chances personnelles… On les invite à échanger quelques mots entre elles.– Eh, putain de bourge à la con !– Qu'est-ce t'as, sale prolo, merdeuse !– Ouais, tu seras moins fière quand j't'aurais piqué Gérard !– Attends, t'as pas gagné ! On va se battre toute une semaine, pour le séduire, et c'est moi qui vaisgagner ! Bon, la crevure, là, elle a aucune chance, virée aujourd'hui, mais entre nous deux, ptiteconne, tu vas voir !– Tu déconnes ?! Avec ta tronche de traviole ! J'suis mille fois plus belle que toi !– De gueule, peut-être, mais j'suis bien plus grande, j'ai des seins énormes !– En plastoc !– Les mecs voient pas la différence ! J'suis parfaite ! Le fantasme de tous les mecs !– Même avec trois tonnes de maquillage, t'as une gueule de grand-mère !

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– Et toi, combien tu msures ? Un mète soixante à tout casser ? Ah-ah-ah ! Ça marche pas, pour despositions vraiment jouissives, debout, avec…– Salope de bourge à la con !– Mesdemoiselles, s'il vous plaît !

Nous intervenons avant qu'elles se crêpent le chignon, au sens propre. On n'avait jamais vu pa-reille violence entre candidates…– Une semaine, sept jours ! Il choisira la mieux !– Moi !

La petite Patricia, à côté d'elles, larmoie en silence, apparemment convaincue de n'avoir aucunechance. Idiote. Ne comprenant pas qu'elle sera évidemment choisie.– Mesdemoiselles, Gérard vient vous faire part de son choix.

Gérard entre, tout souriant, mais un peu gêné, en même temps.– Gérard, quel est votre choix, quelles sont vos deux favorites ?– Patricia…

Elle relève les yeux, éberluée, et ils se regardent longuement, en souriant doucement, comme ça.Pendant que les deux autres se font des grimaces, chacune signifiant à l'autre : "il te veut pas, doncc'est moi qui vais gagner !".

Mais le silence dure.– Gérard, le règlement du jeu veut que vous choisissiez DEUX candidates. Patricia et…?

Il se retourne, perdu.– C'est pas un jeu, non…– Si ! C'est un jeu, un divertissement, une émission-télé ! Sinon, on annule tout, on vous renvoie chezvous, vous ne reverrez jamais ces charmantes jeunes femmes, aucune d'elles ! Alors, Patricia et qui ?– … Ludivine, par exemple.– Gagné !– Connasse !– Les mecs, c'est par les couilles qu'on les attrape !– Connasse, t'as rien compris ! Si y me choisit pas, c'est pasqu'il est amoureux de moi : il a peur qu'onse suicide ensembe, que je meure ! C'est moi qui l'ai séduit ! J'ai gagné ! Je gagne toujours !– Vas chier, merdeuse !

Voilà, c'était la séance de résultats, vous comprenez que ce n'était pas DU TOUT dans la ligne del'émission, pas montrable ! On avait touché le fond des poubelles de la République : un pauvre fou,une handicapée physique et mentale, une folle mythomane, une obsédée nymphomane…

Fin de cette journée à Paris – avec la célèbre Tour Eiffel…SEMAINE A TROIS.La suite, dans ce Loir-et-Cher champêtre, se déroule un mois plus tard : la semaine des deux

élues chez Gérard. Touche finale de la compétition. Et si on pouvait craindre une formalité, consolantla petite naine complexée, on se trompait !

En fait, Ludivine, ayant un rendez-vous au gynécologue, serait un peu en retard. Et viendrait elle-même avec sa voiture. Nous avons seulement amené la petite Patricia, avec nos caméras, le lundisoir. Nous sommes ici dans la camionnette. Patricia est rêveuse, émue, regardant le paysage sansrien voir, l'esprit ailleurs.

Le panneau du lieu-dit Tomeux, enfin. Puis la maison de Gérard. On klaxonne. Gérard, en sortantà notre rencontre, a un sourire incroyable, comme on ne lui avait jamais vu, ici.– Bonjour.– Salut ! On vous amène la ptite !

Elle sort, toute petite, timide. Ils se regardent, retenant leur sourire, une douceur incroyable dansles yeux. Amoureux, c'est clair. Mais ça semble un peu terne, s'il n'y a aucun suspense, aucun match,avec Ludivine – on se trompe !– Entrez, Patricia… Bienvenue…

Ils entrent et nous suivons. Il y a des guirlandes dans la cuisine, en signe de fête. Sûrement ache-tées en promotion, parce que ce n'est plus du tout Noël. Et puis Gérard et Patricia s'assoient, à latable de la cuisine – il n'y a pas de salon. Ils se regardent, en silence, se sourient, encore et encore.Nous, on soupire, on continue à filmer, à enregistrer le silence. Avant d'arrêter.

Une heure après, les épluchures : Gérard a dit qu'il allait faire à manger. Patricia a proposé de lefaire à sa place, et ils se sont souris, encore. Il lui a demandé si elle aime l'omelette aux pommes deterre, et elle lui a demandé s'il peut lui montrer comment faire. Et c'est ce ballet incroyable qui se jouealors… Ils se passent les patates, s'effleurent les doigts en tremblant. … Il lui fait tenir la poêle ensoutenant son bras, caressant sa peau… Elle est toute rouge, au bord de l'évanouissement. … Et

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l'omelette pas cuite atterrit dans leurs deux bols. Ils mangent ça avec une petite cuillère, doucement, àleur vitesse, sans un mot… Heureux… et le repas est fini !

(Gérard nous avait demandés avant si on en voulait mais on avait répondu qu'on irait manger unecroûte quand ils seraient couchés. On vous passe aussi les détails sur les toilettes, ces choses-là.)

La suite est encore plus incroyable, pour ces timides : Gérard installe ici la valise de Patricia dansla chambre unique, sur le lit à deux places – Patricia rougit, dans la pénombre, mais Gérard explique àvoix basse qu'il dormira dans la cuisine, lui, sur un lit de camp. Et puis, alors qu'ils vont se dire bon-soir, se quitter, Gérard hésite – nous approchons le micro :– Patricia, avant que la dame méchante arrive, je voulais vous demander… est-ce qu'on pourrait…danser, tous les deux ?– … j… je sais p… pas d… dan-ser, p… pardon, pardon…– Je suis content que vous sachiez pas danser, Patricia. Moi non plus, je sais pas faire. Mais… unemusique douce, comme un câlin…

Elle rougit encore, ça ne se voit pas à contre-jour. Elle murmure un Oui inaudible.Gérard va mettre une cassette dans le magnétophone, et une petite chanson commence. Pas

connue. Mélodie d'une américaine. Il y a marqué "Fleetwoods" sur la tranche de la cassette, on le lirale lendemain. Premier titre : "Happy happy birthday baby".

Les deux tourtereaux se regardent, se sourient. Encore.– m… mon dieu, s… ça éziste u… une musique o… aussi belle…?– Ou bien c'est un rêve.– ou… i…

Il se met à genou, pour être presque à sa taille, à peine plus grand. Il lui prend la main, le coude del'autre côté. Ils se regardent, tout émus. Ils n'ont visiblement jamais dansé, ni l'un ni l'autre. Et puis, là,ils se blottissent l'un contre l'autre. Enlacés. Amoureux. Et ça dure, ça dure… Sans bouger. Ils n'on-dulent même pas, ne se bercent pas, ne font pas des pas, rien. Juste un câlin, avec la musique pouralibi. Il n'y a d'ailleurs guère de place dans la chambre, en plus du lit et du bureau ordinateur, maiscela ne semble pas la raison de leur immobilité : ils ne savent simplement pas danser et ne cherchentpas à apprendre. La chanson se termine, et ils restent serrés, immobiles. Une autre chanson com-mence, et une autre, une autre. La cassette dure trente minutes, leur câlin aussi. Quand le magnéto-phone stoppe enfin, ils restent encore une pleine minute enlacés, amoureusement. Nous on se de-mande comment va réagir Ludivine, le lendemain. S'en ira-t-elle en claquant la porte ? Comment fil-mer au mieux la compréhensible colère d'une fière jeune femme, trompée ?

Finalement ils se séparent, se murmurent quelque chose. Des mercis, apparemment, bonsoirs. Etpuis Gérard retourne dans la cuisine, déplie son lit de camp. Patricia ne ferme pas la porte de lachambre, est-ce une invitation ? En tout cas, Gérard semble trop timide pour y aller en notre pré-sence. Et même trop timide pour se déshabiller, se mettre en pyjama. On prend congé, on les laisse àleur ballet de timides amoureux.

Mardi matin.Quand nous arrivons, nous trouvons Patricia toute seule.

– Où est Gérard ?– p… par-ti s… son t… tra-vail…– Et qu'est-ce que tu vas faire ?– l… l'attende…– Y revient quand ? Ce midi ?– j… je s… sais pas…– Tu lui as pas demandé ? Il a pas pensé à te dire ?– j… je sais pas…

On entre, installer le matériel et tout. Et Patricia balaye la cuisine, semblant se prendre déjà pourune femme au foyer, match gagné !– Comment ça s'est passé, cette nuit ?

Elle ne répond pas.– Patricia, si tu réponds pas, on te ramène à Lille, ce sera fini votre histoire, vu ?

Elle prend peur, se met à trembler.– Comment ça s'est passé, cette nuit ?– b… bien…– Vous avez fait… des choses ?– d… dormi… z… z'heureuse… p… pluss z'heureuse ne toute ma vie…– Tu as des sentiments, pour lui ?– … j… je l'aime, j… Gé-rard…

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Ce Klaxon musical : c'est Ludivine qui arrive ! Dans son coupé rouge, brillant, superbe voiture. Onsort, Patricia reste à l'intérieur. Ludivine déambule gracieusement, couverte de bijoux, d'étoffes rares.– Salut ! Il est où l'autre ?– Parti au boulot !– Merde ! Il a pas pris une semaine de vacances ?! Je vais me faire chier à l'attende ?– Patricia est à l'intérieur.– On a rien à foute de cette morveuse !

Ludivine parle pour elle : le soir venu, quand Gérard revient, que nous sortons tous, il va directe-ment vers sa petite naine, ignorant le reste de l'univers !– 'Soir, ça va ?– s… soir… m… mer-ci…– Eh connard ! Salut ! T'es daltonien ?! Tu vois mieux une naine en gris qu'une superbe créature enrouge sang ?! Qui éclabousse le spectacle de beauté !

Gérard reste concentré sur sa petite chérie.– Patricia, vous avez bien mangé, à midi ? De l'omelette aux pommes de terre ?– Non, connard ! Saloperie ! On est tous allés au patelin pourri à côté, acheter des sandwiches demerde ! Quel trou à rat !– j… je p… préfère n… n'omelette…– Je vous aime, Patricia…– Eh ! Eho ! Ça va pas la tête ! Merde, regarde autour de toi ! Y'a mille fois mieux qu'cette p'titemerde ! J'suis là ! T'as vu la coupe, hein, sexy, hein ? Et le décolleté, pas mal ! Et là, le piercing dia-mant juste où il faut !– Je préfère Patricia.– Ah-ah-ah ! Ah-ah-ah ! Cette ptite crevure de merde !?– Madame, vous devriez vous en aller, c'est pas la peine de rester. Mon cœur a choisi.– Le cœur, c'est des conneries ! D'autres parties de ton anatomie masculine vont préférer mes ni-chons à moi, ça j'te l'garantis ! Ton sexe, et puis tes mains, et puis ta bouche, ta langue ! T'en baves,hein ?!

Gérard se tourne vers nous.– Je… j'arrête, non, c'est pas la peine, je… pas besoin d'une semaine, pour choisir : c'est Patricia.– Hé ! Ce con y vous a pas signé un papier ? C'est le contrat, merde ! Moi j'suis là pour une semaine !J'me laisserai pas insulter, traîner dans la merde !– Gérard, c'était le deal : on filme la compétition pendant une semaine, entre les filles. C'est pour avoirces images qu'on vous a passé à la télé, l'aute fois, et qu'on vous a apporté la ptite gratos.

Il est pris au piège, coincé.– Tu l'as dans le cul ! J'vais vous bouffer tout crus ! La ptite, elle va retourner chez elle en pleurant, endmandant pardon ! Et toi tu viendras me supplier de t'faire une gâterie ! C'est ça l'objectif, le chal-lenge !

Gérard paraît désemparé. Patricia le regarde avec compassion, très malheureuse, ne sachant pasquoi faire. Et il... se met à genou, la prend dans ses bras, à nouveau. La petite pleure, sans bruit,d'émotion, dans l'épaule de son chéri. Nous on filme, Ludivine s'approche.– Il la touche même pas : pas la main au cul, ni rien. Ça va ête fastoche de faire mieux qu'elle !

Gérard soupire, très faible, désemparé. Il se sépare de sa petite chérie, se relève. Va dans la mai-son. Nous, avec la caméra, on le suit, et on rate un geste important… violence physique : Ludivinedonne une calotte à Patricia, une gifle sur l'arrière de la tête, pas très appuyée, juste une expressionde mépris absolu. En lui disant Ptite crotte ! Et Patricia pleure, les yeux baissés, sans se défendre.Gérard ne l'a pas vu. Ni la caméra.

Le soir, dans cette pénombre qui gagne le paysage, Gérard a voulu faire de l'omelette aux pom-mes de terre. Mais Ludivine a répondu que c'était de la merde, qu'on allait en ville, bouffer de laviande rouge, et puis danser. Gérard dit qu'il ne sait pas danser et Patricia ajoute Moi non plus. On nedit rien de leur ballet de la veille au soir, on recommence à filmer.– Mdame, allez danser, vous trémousser. Nous on restera dans la voiture, avec Patricia. En paix.– Et si j'me lève un mec, que j'lui fait des choses, tu seras pas jaloux ? Mh ?– Non.– Non, tu vas voir : regonflé avec du beef dans le corps, tu vas recommencer à bander, à me voir,merde !

Finalement, on est tous allés au village, dans la camionnette télé, mais sans trouver de night clubni rien d'approchant. Ni de restaurant ouvert. Seulement des sandwiches à l'épicerie. Poulet-mayonnaise, il n'y a pas le choix. Retour dans la camionnette, parce qu'il fait froid, venteux.– Putain, mais comment on peut vivre dans ce désert ?!

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Patricia sourit, appuie sa tempe contre le bras de Gérard assis près d'elle. Toute petite, hors cadre,nous filmons ailleurs – Ludivine est plus photogénique, avec son décolleté vertigineux.– j… je serais z… z'heureuse d… dans vote désert, j… Gérard…– Merci, petit ange.– Mais qu'elle est con ! Putain !

Finalement, on les ramène à la maison solitaire, au milieu de rien. Il est presque neuf heures, Gé-rard dit qu'il devra se lever à cinq heures demain matin.– Merde ! Tu vas encore nous laisser une journée entière toutes seules ?! Et y'a rien à foutre, ici !Rien de rien ! Pas un magasin, pas un ciné !– Allez-vous en, madame, rentrez chez vous. Laissez-nous.– Trop facile ! Ptit con, tu vas apprendre à préférer une vraie femme à cette débile naine de merde !– Je l'aime, madame…– On verra : j'sais y faire, tu imagines pas !

Les femmes vont se coucher, dans la chambre, Ludivine ferme la porte. Gérard déplie le lit decamp dans la cuisine, nous prenons congé.

Le lendemain… nous trouvons la maisonnette sans Gérard, bien sûr. Ludivine fume quelquechose, apparemment pas du tabac, et Patricia est à genou par terre, astiquant le carrelage avec uneserpillière.– Ludivine, vous aidez pas la ptite ?– Je pense, et elle exécute. Sinon j'lui botte le cul !– Elle a l'air toute endolorie, vous l'avez frappée ?– Non, pas encore, c'est qu'elle a dormi par terre. J'ai dit qu'le lit, c'était pour moi ! Moi et mon Gérard,pour l'action !– Patricia, vous avez accepté de dormir par terre ? Pourquoi vous acceptez d'être traitée comme unechienne ?– Pasque c'est une chienne ! Non, rectificatif : c'est moi qui suis une chienne, une tigresse, au lit !Non, elle est comme une vache stupide, frigide, et même pas une grosse vache : une vache ratée,minuscule, atrophiée !– Patricia, qu'est-ce que vous répondez ?– Hé débile, dis pardon aux gens d'la télé, ou j'te botte le cul !– p… par-don…– Non, attendez, faut qu'on l'interviewe séparément ! Vous, Ludivine, restez ici, Patricia, venez dehors,on vous filme, on s'explique.

Elle ne bouge pas. Il nous faut menacer.– Sinon on vous renvoie à Lille.

Elle se lève enfin, nous suit à l'extérieur. Ludivine ricane, victorieuse, euphorique dans la fuméespéciale.– Patricia, êtes-vous masochiste ?– …– Si vous ne répondez pas, on vous ramène à Lille. Tout de suite. Patricia, êtes-vous masochiste ?– j… je sais pas k… qu'est-ce s… ça veut dire…– Est-ce que vous aimez souffrir ? Etre dominée, écrasée ?– n… non… s… sauf j… Gé-rard, s… si j… gen-til… j… je serais s… si z'heureuse n… n'ête son es-clave…– Vous pensez que c'est normal, pour une naine débile et bègue ?– ou-i…– Mais que Ludivine vous pique vote Gérard, vous trouvez ça normal ?– è… n'est intéhigente… b… belle… riche… gaie… g… grande…– Mais Gérard l'aime pas du tout, il vous préfère vous…

Elle sourit bêtement, rêveuse, sur un nuage.– Patricia, cette femme va casser votre couple, pourquoi vous laissez-vous faire ?– l… la madame, è n'est m… méchante…– Gérard ne vous protège pas, ça vous met en colère ?– n… non…– Pourquoi ?– j… je mérite j… juste n… nettoyer… o-béir…– Et vous croyez pas qu'un homme, un vrai, vous protégerait ?– s… c'est p… pas possibe… n'en restant gentil…– Gérard devrait devenir méchant, pour vous protéger ! Si c'est un homme !

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Là, elle tique, elle veut bien se laisser insulter, visiblement. Mais si on critique son chéri, elle n'estpas d'accord !– s… c'est v… vous… t… très m… méchants, n… nous em-pêcher n… ne ête t… tous les deux…– Petite imbécile, grâce à qui est-ce que vous vous êtes rencontrés ?

Là elle est cassée. Elle est en miettes.– Vas récurer les sols. C'est fini, l'interview.

Et elle s'en retourne. Il n'y a plus rien à filmer, on s'ennuie ferme. Ludivine dirige l'équipe, maî-tresse-femme :– Allez, on va chercher à bouffer ! La ville d'après ! Merde ! Aute chose que des sandwiches !– On emmène Patricia ?– Non ! Elle reste ici ! Avec son petit corps chétif, elle a pas besoin de bouffer trois fois par jour ! Eh,c'est pas un être humain à part entière : c'est une demi-portion, même pas !– Patricia… dites quelque chose.– j… je va… f… faire n… n'omelette aux p… pommes de terre…– Bien, nourrissez-vous.

Elle a adopté le déséquilibre alimentaire de son amoureux, avec joie !– Mais les œufs c'est plein de cholestérol, et faut boire du lait, faudra faire des analyses de sang, vousallez être complètement…– Rien à foute ! On y va !

Et on part. Laissant la petite naine à ses épluchures, sa solitude au milieu des champs immen-ses…

L'après-midi, de retour, Ludivine décide de faire la sieste, après avoir commandé à Patricia debalayer la cour, toute entière, quatre fois. Et cette petite imbécile obéit, pitoyable. On pense à Calime-ro, le souffre-douleur de la ferme imaginaire des enfants…

On tourne ces quelques images, et puis on replie tout, on va jouer aux cartes, on s'ennuie ferme.Encore trois heures avant que le retour de Gérard réactive les tensions… Mais vers quatre heures,Ludivine se réveille, et elle sort, inspecter la cour. On recommence à filmer, espérant un clash ouquelque chose, entre les deux femmes. Ludivine nous attend, très actrice, consciente que le film n'au-rait aucun intérêt sans elle. On filme ça : … un coup de pied dans les fesses, une humiliation de plus.– Connasse, c'est mal balayé ! Recommence tout !

Et Patricia plie et baisse la tête.– Donne-moi ça ! Ta montre : confisquée !

Ludivine joue les bourreaux, les dominantes. C'est même trop théâtral, caricatural, on ne diffuserapas ces séquences, pense-t-on.– Ludivine, une interview, s'il vous plaît !– Ouais !

Elle se rajuste les cheveux, creuse son décolleté, nous sourit.– Que voulez-vous savoir ? Combien de temps elle va t'nir ?– Non, on voulait vous demander, on se demandait : pourquoi avoir choisi le romantique Gérard ?Parmi les dix agriculteurs célibataires qui étaient présentés…– Ben déjà : il est d'ici, du Loir et Cher, pas me faire chier à faire trois cent kilomètres !– Le speed-dating était à Paris !– Ouais mais "Paris"… les magasins ! Pas une cambrousse de merde à trois cent kilomètres !– Et vous souhaitez devenir sa compagne ?– Hein ?! Non ! Non, c'est juste un fantasme : physiquement et tout, y ressemble à Manuel – biiip – legarçon qu'a failli être le premier mec de ma vie. On avait quatorze ans, j'avais à peine les seins quicommençaient à pointer ! Lui c'était le meilleur élève de la classe, ses parents lui avaient fait lire Ro-méo et Juliette, y voulait se suicider avec moi ! J'ui ai dit "Attends : avant, je veux savoir comment çafait, de coucher" ! On a prévu de faire ça chez lui, un soir de bridge pour ses parents, mais on s'est ditqu'on allait se faciliter ça avec de la came. Facile : y avait du fric dans nos familles, mais attention, moij'voulais pas de piqûres, on a dissous ça dans d'la flotte, et tout bu, c'était dégueulasse. C'est surtoutlui, qu'a bu, pour avoir une bite en béton, j'lui ai dit. Mais, ce ptit con, au lieu d'se déshabiller, y s'estmis à vomir. Moi j'ai vomi aussi, par terre, sur les tapis, dégueulasse. Et ce con, il avait mal de tête, ils'est avachi sur la table, et il s'est endormi ! Pas moyen d'le réveiller, comme dans le coma. Moi j'mesuis barrée, avant qu'ses parents r'viennent, et le surlendemain, lundi, j'ai appris qu'il était mort !Merde, ça aurait pu ête bien ! Au lieu de ça, j'me suis fait violer l'année d'après par un salaud, foot-balleur, dans les vestiaires : Eric – biiip – le fils du – biiiip – Putain, ça a mal commencé, ma viesexuelle ! Voilà pourquoi j'voudrais réessayer d'me faire Manuel, ce ptit con, c'est un fantasme, c'esttout !– Et après, vous resterez avec Gérard ?

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– Non, pas mon genre, nul ! J'lui ai fait croire, baratiné qu'il allait venir à Blois ! Que j'allais l'entretenir,bosser pour lui, pendant qu'il étudie ! Moi j'sais y faire côté baratin, c'est le jeu de la séduction. Après,quand j'aurai obtenu ce que j'voulais : lourdé, ptit con !– Et ce n'est pas dommage de détruire son bonheur possible avec Patricia ?– De quoi ?! Cette ptite pucelle débile qui me prendrait le mec que j'ai choisi ? Moi vivante, ça se ferapas !– Attention, les agriculteurs sont souvent chasseurs – si Gérard a un fusil de chasse, ne lui dites pasça : "moi vivante…", ça pourrait très mal tourner !– Non, il a pas de fusil, sûr ! C'est un ptit gars de la ville, qu'est venu s'enterrer ici. Pas un pecnaud !Mais dites, si… je vire la ptiote, et que Gérard et moi, on passe à l'action, vous allez filmer ?– Ne vous inquiétez pas, nous respectons l'intimité du couple, nous nous éclipserons…– Non, j'veux dire : du sexe à la télé, pour l'audimat, ça ferait grimper les chiffres ! Et pensez auxr'cettes publicitaires, si vous montrez un bout sur la bande annonce, pour rameuter tout le monde !Hein ? OK, mais c'est pas gratuit : qu'est-ce que vous me donnez ?! Une Mercedes décapotable, c'estmon prix !– Non, c'est une émission pour une heure de grande écoute. C'est totalement impossible.– Bande de nuls. Trous du cul.

Evidemment, tout ça ne paraît pas diffusable, on se demande si en coupant, on pourra garder uneou deux répliques. Ce n'est pas évident.– Ludivine, vous jouez la méchante, mais faites-nous percevoir ce qu'il y a de bon en vous – sansnous montrer vos seins !– Quoi "la méchante" ?! Hé, c'est un jeu, comme sur l'aute chaîne ! Le jeu de la séduction ! On rigole,on se bouscule, tous les coups sont permis, ce qui compte c'est le résultat : séduire le mec !– Si vous gagnez, ce sera très dur pour la ptite !– Ah-ah-ah ! Ouais, è va chialer et tout, comme sur l'aute chaîne, ceux qui perdent ! C'est ça le jeu,c'est ça le sport : les grands forts triomphent, rigolent, et les ptits nuls restent dans leur merde puante !– Et si elle se suicide ?– Hein ? Bon débarras ! Non, elle le fera pas ! Moi si j'avais la moitié des tares qu'elle cumule, je meserais djà suicidée ! Depuis longtemps ! Par pudeur !– La pudeur, c'est vot' rayon ?– Quoi ? Non, attends ! Les nichons c'est la beauté, artistique, le sexe c'est l'amour ! Ce qu'est indé-cent, moi je dis, c'est d'être une petite merde pourrie et de pas débarrasser la planète ! L'euthanasiedes handicapés, faudrait en parler !– Et si un accident vous rendait vous-même handicapée ?– Hein ? Non, j'veux dire : handicapée de naissance ! Y'a des mômes ratés, c'est pas humain, c'esttout. Faut les foutre à la poubelle, les noyer comme les ptits chats en trop. C'est pas humain, c'estcomme un môme qui naît sans tête ni jambe, tu fais quoi ? Tu dépenses trois milliards à ce que çareste en vie pendant des années ? Pour quoi faire ? Non : poubelle !– A la naissance, Patricia devait paraître normale.– Ptête, mais à huit ans, ses parents ont bien dû voir qu'elle était naine, bègue, débile mentale, y fal-lait l'euthanasier, pas la prolonger jusqu'à devenir "adulte", pour rien !– Gérard a l'air content qu'elle existe…– Ouais, c'est pour ça qu'le jeu vaut le coup ! On pourrait dire que l'aute est tellement nulle que je vaisgagner facile, y'a même pas d'suspense… Non ! Gérard y sort de l'asile, j'vous rappelle. Il est ptête àmoitié pédophile, avec une toute ptite bite, à vouloir essayer une petite môme ou une naine débile, çaressemble. Et moi faut que je réussisse à déchirer ses complexes pour qu'il préfère enfin une vraiefemme !– Une méchante femme ?– Mais non, merde ! Si vous croyez qu'la débile c'est la gentille, et moi la méchante, c'est qu'vousavez deux siècles de retard ! Putain, une esclave qui dit pas un mot, toute recroquevillée, c'est quepour les bougnouls ignares ! Nous en France, maintenant, pays civilisé, les femmes sont libres etfières de leur corps, de leur vie sociale ! On se bat et on gagne, c'est ça le mérite ! L'aute conne,même deux fois plus grande et avec une cervelle, è serait une serpillière ! Autant de personnalitéqu'une poupée gonflable ! C'est moi qui symbolise l'honneur de la femme, ici ! Dire que cette amorpheamibe est une femme, c'est injurier La femme !

Ludivine s'écarte, sur ce mot qu'elle juge définitif, victorieux, triomphal. Elle va vers Patricia, lève lamain comme pour la gifler, et la petite se ratatine pour amortir le coup, cramponnée à son balai dansla poussière.– Mais bon dieu, qu'elle est con ! C'est pas humain : c'est de la merde sur deux jambes ! Tu méritesmême pas que j'te frappe, j'me salirais la main !

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Et Ludivine s'éloigne, on arrête de filmer. En fait, elle va au poulailler, et ces poules qui sortentmaintenant en tous sens, c'est elle qui les a chassées, en ouvrant la porte, en hurlant Barrez-vous,avec des coups de pieds. Nous n'avons que ces quelques images.

Et puis, au retour de Gérard :– Salut Gérard ! Chéri, y'a un problème : la débile a laissé ouverte la porte des poules, è se sont tou-tes barrées ! S'te conne : fermer une porte après l'avoir ouverte, c'est au-dessus de ses capacitésintellectuelles !

Gérard regarde le poulailler, soupire, nous regarde, mais nous devons rester neutres. Sans déla-tion. La caméra n'est qu'un témoin de leurs relations conflictuelles.

Patricia, là-bas, regarde sans bruit, continuant à balayer le sol pour rien. Il va vers elle, on le suit.Ludivine aussi. Il… prend Patricia dans ses bras, doucement, le balai tombe par terre, hors champpour la caméra.– Patricia…– s… s… c'est p… pas moi…– Si c'est elle ! Menteuse ! Salope !– Patricia, je sais que c'est cette méchante dame…– Putain ! C'est elle !– Patricia… Si… un jour… vous laissez la porte ouverte, ou cassez de la vaisselle…– p… par-don…– Elle avoue ! Ah-ah-ah ! Qu'elle est con, non mais ! Qu'elle est con ! C'est trop facile !– … Ce sera pas grave. On essaiera de réparer, de trouver une solution, tous les deux. Ce qui comp-te, c'est les sentiments, les problèmes matériels c'est pas important.– Et, connard, si è fout le feu à la maison ?! En voulant te faire à bouffer, éh, on laisse pas les gossesjouer avec les allumettes, et elle a quatre ans d'âge mental, j'te signale !

Gérard ferme les yeux, les rouvre, la caméra filme le couple plus que son visage. Finalement, ilrepousse Patricia, doucement, va vers le poulailler. Suivi par nous tous.

Le bac de provision de grain.– Patricia, vous m'aidez à lancer du grain comme ça ?– ou… oui…– Mais bande de cons, y'a plus de poule ! … Merde è reviennent ces connes ?! Putain que c'est conces animaux ! C'est même pas rigolo !

Fin de l'épisode. Ludivine a perdu cette bataille-là, elle contre-attaquera… dans la bataille déci-sive… qui ne va pas tarder.

Dans la cuisine-salon, assis tous ensemble :– Ce qu'on se fait chier ici ! Hein Patricia ?!– …– T'es obligée de réponde ! Sinon y te rembarquent chez toi, et c'est moi qu'ai Gérard ! Alors : dis àGérard qu'on se fait chier chez lui ! Sans télé ! Sans N6 !– a… vec j… Gé-rard, l… le monde est m… m… m… …– Moche ? Merdeux ? Accouche !– m… mer-veilleux…– Qu'elle est con ! Mais qu'elle est con !– Merci Patricia… Oui, le monde sera merveilleux, tous les deux…– Holà ! Stop ! Arrêtez vos conneries à l'eau de rose pour midinette débile ! C'est pas ça la vie ! Toutefaçon, la débile, t'as aucune chance : c'est moi qu'il va choisir !– Non, c'est Patricia. Ce sera Patricia ou personne.– Attends, putain, réveille toi, oh ! C'est une débile mentale ! Une naine !– Patricia est la copine de mes rêves…– Non, attends, écoute ! Regarde ! Tu la connais pas ! Tu rêves !– Patricia est mon plus beau rêve du monde…– Stop ! Allez ! Fini les envolées dans les nuages, on arrête ! Ici on se fait chier, on va jouer à un jeu !Un jeu d'intelligence, tiens ! Gérard, tu nous poses des questions, à toutes les deux, et celle qui ré-ponds la première écrase l'autre, minable !

Gérard secoue la tête, mais nous intervenons, pour dire qu'il faut effectivement meubler, il faut uncontenu aux soirées, pour cela un jeu c'est bien. Et il serait juste, équitablement, qu'il regarde en facela situation. Sinon on remmène sa Patricia loin d'ici.

Il soupire, il demande à Patricia son nom de famille, son adresse postale. Il note ces coordonnées,par écrit.

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– C'est un nom bougnoul qu'elle a, Polak de merde ! Moujik ! Si tu veux de l'exotisme, t'as qu'à te faireune négresse moitié-singe qui récolte les bananes ! Ou une chèvre en train de brouter le foin ! Çamanquait au tableau, putain je suis pas mille fois mieux, c'est un milliard de fois mieux !

Gérard semble résigné à ce que nous emmenions Patricia, à la recontacter par lettre, ou aller lavoir. Nous tentons un dernier essai, pour sauver le film. Nous expliquons que ce jeu des questionsn'est qu'un petit divertissement anodin, une minute, sans enjeu.– OK. … Alors : je vais acheter un flan à un Euro quarante, et un deuxième, je donne cinq Eurostrente, combien on me rend ?– d… deux s… cin-quante…– Merde ! C'est pas une question ça ! C'est son boulot à elle, ses automatismes la cervelle toute vide !– Je vais charger la camionnette du patron, pour emmener aux champs. Je m'inquiète de la charge. Ily a trente trois sacs de trente trois kilos, combien ça fait au total ?– Hein ?! Merde ! Attends, c'est débile mais… Trente trois fois trente trois, putain y faut une calculette,attends…– m… mille k… quatre v… vingt neuf k… kilos… m… mer-ci, j… Gé-rard…– Ah-ah-ah ! N'importe quoi ! J'parie qu'è c'est gourée ! Vous avez une calculette, qu'on vérifie…?– La gagnante, championne, est ma petite Patricia chérie…– Hein ?! Non ! Merde ! C'est pas ça l'intelligence ! Huit ans d'âge mental ! Niveau CE1 ! La cham-pionne c'est moi ! L'intelligence c'est la Culture ! J'ai fait du violoncelle, du théâtre classique ! Molière !Corneille ! Racine !– Personnellement, j'ai l'esprit matheux, j'aime pas bien les littéraires.– Attends ! Réussir à additionner deux et deux, c'est nul à chier ! Ce qui compte, c'est l'étendue dusavoir !– Je préfère l'analyse à la récitation, je préfère une tête bien faite à une tête bien pleine.– "Bien faite" ?! Ta naine difforme ?! Ah-ah-ah ! Non ! Parlons-en : laquelle de nous deux est bienfaite ? Physiquement par exemple ?!– Patricia.– Hein ?! Arrête de rêver, connard ! La caméra sera témoin : comparons nos seins nus !– Non.– Hé ! La télé ! Pensez à l'audimat, merde !

Nous convenons que le défi de Ludivine parait très possible, si Patricia accepte. Mais la pauvre fillegarde les yeux baissés, les joues toutes rouges.– Bien ! È refuse de se déshabiller devant toi, Gérard, tu vois ! Ah-ah-ah ! T'en feras jamais rien, ah-ah-ah !– j… je f… ferai t… tout qu'est-ce j… Gé-rard y me demande…– Allez ! Hop, à poil ! Montre tes ptits seins de merde !– Non, Patricia. Pas ici, pas sous les caméras, pas maintenant…– De quoi t'as peur connard ? Qu'elle soit laide ? Elle EST laide ! Autant le voir tout de suite pour bienchoisir ! Me choisir moi !– L'amour, à mon idée, c'est surtout des sentiments, de la tendresse. Pour le reste, ça vient longtempsaprès, un jour, j'imagine, à notre vitesse, dans l'intimité, nous deux.– Putain, t'as deux siècles de retard, connard !– C'est pas grave : je vis dans le même siècle que Patricia, je crois… Et ça nous va bien.

Il y a un silence. Patricia a les yeux levés vers son héros, admirative, éperdue. Niaise dirons-nous.– Bon ! C'est comme ça ?! Elle veut pas montrer ses seins ? Moi j'te montre les miens ! Te faire ban-der comme une bête en rut ! Comme jamais elle te fera bander ! Avec ses ptits nichons ridicules !– Coupez la caméra. J'arrête. Je vais pas me battre une semaine avec ce bulldozer.

Ce sont les chaussures de Gérard que l'on voit là, il a rabattu la caméra, nous empêchant physi-quement de faire notre travail.– J'ai gagné ! Il a peur de pas pouvoir résister à la tentation !– Je laisserai pas insulter ma petite Patricia. Stop.

Il n'y a que le son, désolé…– Regarde-moi ! Regarde ça ! Ose ! Putain !

Ludivine exhibe ses seins, les soupèse, les caresse...– Allez-vous en. Tous.– Gérard, si vous ne respectez pas le contrat d'une semaine, on remmène Patricia.– Elle pleure ! Ah-ah-ah ! Elle pleure de honte de pas ête bâtie comme ça ! J'ai gagné ! È va r'tournerchez sa mère !– J'irai voir Patricia. La revoir, on n'a pas besoin de vous.– Le prix de notre aide, Gérard…

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– C'est trop. Je vous laisserai pas l'insulter, la faire pleurer. On arrête tout.– C'est grâce à nous que vous l'avez rencontrée ! Il faut nous payer le prix !– J'ai essayé, mais c'est trop. J'arrête.– Hé ! Il a peur que sa moche elle le voit bander pour moi !– C'est fini.

Dans cette petite maison, entre les champs, nous rangeons le matériel. Les filles feront leurs vali-ses. Patricia en pleurs, en silence, Ludivine en chantant, triomphale.

Et nous interviewons Ludivine, tandis que Gérard, à genoux, fait un dernier câlin à sa petite naine,lui parlant doucement.– Alors, Ludivine ! Personne n'a gagné finalement : vous partez toutes les deux !– C'est moi qu'ai gagné ! J'ai mis minable le premier de la classe, romantique et suicidaire ! Mainte-nant y me reste plus qu'à déniaiser un ado mineur, de la haute société à Blois, et j'aurai vaincu lefantôme de Manuel ! Accompli mon fantasme à 100% !

Ludivine refuse de partir la première, pour s'assurer que nous ne laissons pas Patricia ici. Nouspartons en même temps, juste derrière elle.

Nous filmons encore quelques instants : Patricia, à travers la vitre arrière, qui fait au revoir en pleu-rant sans bruit, en regardant son amoureux faire aussi des signes d'adieu...

De plus en plus loin, et la plaine gagne l'image, les champs de céréales. L'immense campa-gne… …

HÉSITATION.Région parisienne, le surlendemain. Les plateaux N6, grouillant d'activité. Pour ce "cas Gérard" :

les visionnages, discussions. Il est envisagé de censurer les trois quarts, sans tout mettre à la pou-belle. Ou de faire une spéciale séparément, en fin de soirée – c'est finalement la présente émission…

Jérôme Fernandes, directeur de programme :– Il n'y a pas eu à proprement parler "rupture de contrat", avec Gérard. On peut considérer qu'il achoisi une des deux femmes, sans le dire en face, timide, on peut poursuivre le scénario. Il suffit de luidemander, sans les deux filles ensemble, écouter ce qu'il dit. Qu'est-ce qui sera finalement le plusfort : la romance sentimentale ou le fantasme physique ?– Je suis Bertrand De Chais, contact de N6 à Tours, pas très loin de Tomeux. Je vais demander àGérard la femme qu'il choisit :

La maison solitaire, le soir qui tombe…– C'est Patricia, sans hésiter.– La chaîne propose que vous alliez passer un week-end là-bas, tous frais payés, pour rencontrer safamille, ses amis. Et une nuit d'hôtel, où nous vous laisserons seuls…

Gérard ne répond pas. Il hésite. Il compte peut-être ses économies, mentalement. Pour savoir s'ilpeut se payer seul le voyage, sans caméra.– Qu'en pense Patricia ?

Finalement, nous avons tout organisé. Avec difficulté. Patricia n'avait pas de téléphone personnel,habitant dans un foyer de travailleuses sans domicile (cette grande bâtisse grise). Et pas de famillequ'elle connaisse – ayant été abandonnée dans un centre pour handicapés mentaux, dans son jeuneâge. Pas d'amis non plus. La "Madame Félicie" qui avait écrit la lettre à Gérard n'habite plus à Lille,perdue de vue. Elle a laissé un mauvais souvenir, voulant convertir les musulmanes voilées à la reli-gion catholique, et placer absolument ses billets de tombola contre la faim en Ethiopie. Comptant sau-ver le monde, donc, et la petite naine débile n'était semble-t-il qu'un détail parmi d'autres, traités éner-giquement…

Nous avons demandé à Patricia des précisions sur son travail à la pâtisserie Le Pellec (cettegrande vitrine, Rue Saint-Jean), espérant de bonnes relations avec une collègue ou son employeur.Mais il s'est avéré que l'insignifiante petite Patricia ne fait que les paquets, à l'arrière. Elle sait compteret rendre la monnaie – raison pour laquelle cette place lui a été affectée – mais elle s'est avérée tota-lement incapable de tenir une conversation cordiale, donc de donner satisfaction à la clientèle nor-male. Sans salaire, elle ne vit que d'une indemnité de handicapée. A son foyer, elle est traitée commeesclave domestique par les autres femmes, et l'accepte. Là encore, la suite du "cas Gérard" ne cor-respondait pas du tout à notre schéma de rencontre – chaleureuse ou méfiante – avec la famille, lesamis. Nous avons tout de même tenté un épisode de rencontre, de son côté à elle, à la ville : Lille.

WEEK-END A LA VILLE.Pour Gérard, cela signifiait prendre le train. Ici la gare de Vendôme, image d'archives. Et l'hôtel –

hôtel Sunitel, à Lille, quartier international. Un luxe inespéré, trois étoiles pour l'humble ouvrier agri-cole !

Mais avant les retrouvailles, Samedi matin, l'attente sur le quai de gare :– Pourquoi vous pleurez, Patricia ?

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– …– Répondez.– j… je l'aime, j… Gé-rard…– Et vous pleurez de quoi ? De peur ? De bonheur ?– d… de tout, p… par-don…– Vous avez eu des cours, sur les choses de la vie, quand vous étiez ado ?

Elle ne répond pas, mais il nous semble percevoir un demi-hochement de tête.– Gérard est un adulte responsable. Il fera sans doute ce qu'il faut, pour vous éviter la maladie, lagrossesse.

Patricia pleure, en silence, comme dépassée. Elle n'a pas su nous dire son âge mental, son QI.Nous craignons qu'elle n'ait pas le titre d'adulte, que ce que nous avons organisé soit illégal. Les motsde Ludivine sur la pédophilie nous reviennent en mémoire. Nous contacterons finalement un juriste,qui nous rassurera a posteriori :

Maître D'Albuseaux, expert.– Moi, je vous le dis : n'est pas poursuivi, par la loi française, un homme qui a des relations… inti-mes… avec une handicapée… consentante, de plus de 18 ans. Même si celle-ci n'a pas le statut ma-jeure, n'a pas demandé l'approbation de ses tuteurs officiels.

Et puis, le train qui arrive… Le sourire immense de Gérard, approchant de sa chérie. A genoux surle quai, la prenant dans ses bras… oubliant son sac, et les caméras, et le reste du monde… Ces au-tres passagers qui contournent le couple, sourient, font coucou à la caméra… sont dans un autremonde : NOTRE monde !

Leur douce étreinte dure, dure… Peut-être un quart d'heure. Ou trente minutes, comme leur cas-sette de musique douce au milieu des champs. Fondus l'un en l'autre, serrés, ils ne se sont même pasembrassés, curieusement. Enfin, il l'embrasse dans les cheveux, mais on attendait autre chose, façoncinéma.

Tuut !– S'iou plaît, s'iou plaît !

Le chariot porte-paquets, de Mohamed, interrompt leur câlin infini, finalement !… L'hôtel, comptoirs, ascenseur.Gérard pose sa valise dans cette chambre confortable. Avec un lit à deux places – Patricia rougit

sans rien dire. Mais au foyer où elle habite, les pensionnaires n'ont pas le droit de découcher, elle nepassera pas la nuit ici. Il est quatorze heures.– Bon, on vous laisse "faire la sieste", on repasse vous prendre pour le dîner ?

Ils se regardent, timides. Sans rien dire.– Allez, on vous laisse ! On prépare le repas de ce soir.

On laisse Patricia un peu tremblante, les yeux baissés. Et Gérard, qui nous accompagne et re-ferme sur nous, paraît plus inquiet qu'excité. Peut-être est-ce pour lui aussi la première fois. A 29 ans !

Quatre heures après : nous revenons. On frappe, mais sans être accueilli par un cri "Une minute,je suis sous la douche !". Non, Gérard nous ouvre, habillé. Calme, paisible, heureux. Notre consœurhume les senteurs de la chambre et rigole.– Ils s'est rien passé ! Rien du tout ! Foutus timides !– Gérard, vous avez… dormi ?

Il ne répond pas, mais les yeux de Patricia, assise au bord du lit là-bas, sont tout embués de som-meil. On ricane.– Pas avant le mariage ?!

Gérard ne répond pas. Et on insiste. Finalement, il consent à dire quelque chose :– Tout est possible.

Décevant.– Avec l'autre candidate, même si ça tombait à la mauvaise période, elle aurait su quoi faire, savam-ment. Vous regrettez pas ?– Non. J'aime Patricia, elle seule au monde.– Mais alors… quand ?– Pff… Vous ne comprenez pas.– Expliquez-nous !– … Patricia et moi, on est deux timides, sans expérience. Deux cœurs amoureux.– Ouais, mais… à la campagne, vous êtes plutôt moins naïfs que nous, à la ville ! Vous avez bien vufaire les vaches et le taureau : c'est ça la vie !– Nous ne sommes pas des bêtes.– Vous êtes… plutôt des handicapés ?

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– Ff… Ecoutez, ça se fera sans doute un jour, et ce sera sans doute merveilleux, aussi. Mais ça vousregarde pas.– Et ça sera quand ?– C'est pas programmé.– Elle n'est pas… excitante ? Elle laisse froid ?

Gérard, qui baisse les yeux, hésite visiblement à nous jeter dehors, une nouvelle fois.– Ne dites pas du mal d'elle… Patricia est la plus jolie fille de l'Univers, la plus désirable. Je n'en diraipas plus.– Attendez : vous n'avez pas peur de lui faire mal, le jour où vous passerez à l'acte ? Pour elle, cesera sans doute la première fois, mais même après : ce sera peut-être difficile avec la différence detaille… Le pur romantisme va bien s'éteindre face à "la dure réalité" ! Non ?

Il soupire. Silence.– Gérard, est-ce que vous l'aimez vraiment si vous refusez de regarder en face la question ?

Gérard est coincé, il ne peut pas se taire sans montrer de mépris envers l'élue de son cœur ! Ilcherche les mots.– On en a parlé, Patricia et moi, tout à l'heure – vous l'aviez persuadée qu'elle passerait à la casse-role, la pauvre.– Elle avait peur de vous ?!– Peur de me décevoir…– Et alors ?– Patricia a aussi peur des enfants, méchants. Alors il n'y a pas de problème, je crois.– Vous resterez sages, indéfiniment ? Un pur amour intellectuel ? Vous croyez que la ptite est uneintellectuelle ?! Gérard, elle plaisantait pas en vous disant qu'elle est intellectuellement handicapée…– Elle vaut mieux que ce qu'elle croit, Patricia. Et que ce que vous croyez. En tout cas, elle n'est pashandicapée du cœur : elle est surdouée…– Un amour sans vous toucher ?! Sans plaisir ?! Façon handicapés physiques ? Si vous voulez sonbonheur, il faudra lui trouver un ptit nain, pour l'emmener au septième ciel ! Et pas facile à trouverdans vote Loir et Cher !

Il ne répond pas. Il ne dit pas Non ! On insiste :– Pour elle, ce serait plus facile de faire votre bonheur : elle pourrait trouver partout une n'importe quide taille normale… Mais est-ce qu'elle est assez intelligente pour comprendre le problème ?!– Ne l'insultez pas où je vous vire. Patricia est réservée, complexée, mais pas idiote.– Mais incapable d'être une femme normale !

Gérard ne peut pas laisser dire ça, va-t-il devenir violent pour nous faire taire ?– On essaiera de se rendre heureux, d'une façon ou d'une autre. Peut-être simplement avec des ca-resses, des bises.– Caresses intimes, bises intimes ?! Ah-ah-ah ! C'est une façon poétique de dire ça, oui ! L'amourfaçon homo ! On est loin des vaches avec le taureau ! Ça change, la campagne ! Et ça continuera àse dépeupler !

La conversation s'arrête là. On comprend mieux leur intimité, et Gérard a le sentiment d'avoir ré-habilité l'honneur de sa dame, un peu…

Le restaurant que nous avons choisi, le très convivial Paolo C, Rue d'Oxford. Patricia et Gérard, lesyeux dans les yeux, souriant. Deux heures, sans un mot, dans le brouhaha des autres clients, quiparlent et rient, et chantent. Rien de leur côté à eux. Ils sont heureux, inaccessibles. Sur une autreplanète.

Nous essayons de lancer une discussion :– Gérard, que pensez-vous de la situation ? Que Patricia a pas d'ami, pas de famille…

Patricia baisse les yeux, coupable, et Gérard l'a regarde d'on œil attendri. C'est peut-être gentil,mais nous souhaitons des paroles…– Hein, qu'en pensez-vous ?– J'espère devenir son ami, sa famille, la consoler du monde…– Et elle ferait pareil avec vous ?

Oui. Patricia hoche le menton, sans relever les yeux. Déprimant, comme "discussion".L'équipe de tournage se consulte. Puisqu'il n'y a rien à montrer de la soirée, que filmer demain ?

Une idée émerge, et nous en faisons part aux amoureux, au dessert :– Demain matin, ce qui est prévu, c'est une séance Piscine, en maillot de bains !

Gérard fronce les sourcils, Patricia se voûte, se rapetissant encore !– j… je s… sais p… pas n… nager, p… pardon…

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– S'en fout ! Juste une séance en maillot de bain, au bord de l'eau. Patricia dans le petit bain enfant,mais avec une poitrine de femme ! Personne a jamais filmé un truc comme ça, décalé ! Vous avez unmaillot de bain de quelle couleur, Patricia ?– j… j'ai p… pas n… ne maillot ne bain…

Nous ne lui proposons pas de se baigner nue : Gérard refuserait, et les employés de la piscineaussi !– Vous en emprunterez un ! A une fille de vot' foyer !– s… c'est… pas m… ma taille, p… par-don…– Ah, merde, c'est vrai. Ou bien… on va en acheter, ouais ! Séance shopping dans les magasins,essayages de maillots… Sous l'œil de Gérard, qui dit ce qu'il préfère, la gorge sèche ! Ah-ah-ah !C'est bon, ça ! Y'a des magasins ouverts le dimanche, ici, comme à Paris ?– p… pour n… nes v… vêtements, s… c'est… …– C'est où ?

Non, ce n'est apparemment pas ça le problème.– C'est quoi ? C'est pas gênant : c'est la vie quotidienne !– s… c'est n… nes magasins n… n'enfant, j… je dois a-ller…– Ah-ah-ah ! Cocasse, ouais ! Encore mieux !– m… mais p… pour s… soutien-g… gorge, j… je d… dois k… commander, s… spécial, p… par l… laposte…– Ah, merde, ouais ! Putain, ça colle pas. Dommage ! Y'a pas de magasin pour les nains et lesgéants, ici ? Aïe, et ouvert le dimanche, ça fait beaucoup demander.

Finalement, nous les raccompagnons à leurs domiciles respectifs. Le foyer de Patricia, dans lesoir, avec les réverbères. Nous avons mis au point un programme alternatif :– Demain soir nous raccompagnons Gérard au train. A seize heures. Le programme : de neuf heuresà dix heures, on vous interviewe – avec un sujet à préparer : quelle lettre vous auriez écrit, Patricia, sivous aviez été candidate pour le cœur de Gérard, sans être poussée involontairement ? Ensuite onvous laisse à l'hôtel. Faire ce que vous voulez… et parler, préparer l'interview finale. A quatorze heu-res, en ville : vous nous direz "comment vous voyez votre avenir".

L'hôtel de Gérard, illuminé…– Bonsoir. … Et après une nuit de sommeil :– C'est ce que j'ai reçu, de Patricia, j'ai cru. De Madame Félicie, en fait.– Lisez-nous.– Ff.– C'est le prix du billet de train, de la chambre, des repas riches…– Cher Gérard, je m'appelle Patricia et je corresponds parfaitement, je crois, à votre description d'unepetite pâtissière silencieuse gentille, timide, avec de longs cheveux clairs. Je suis comme vous tristeet solitaire, sans aucune amie – et encore moins d'ami-i. Je suis rêveuse et je rêvais d'un princecharmant sans visage jusqu'à ce film sur N6… Maintenant je rêve de vous et je souhaite de tout moncœur que nos deux solitudes se transforment en un bonheur à deux. … Euh, quand je disais "princecharmant", je ne voulais pas dire "riche", ne craignez rien. Le confort matériel compte pour moi infini-ment moins que les sentiments, le rêve, les nuages. Les princes étaient des profiteurs armés et jepréfère l'humble sérieux d'un travailleur honnête – si je venais partager votre vie au milieu deschamps, je ne travaillerais plus professionnellement (je ne sais pas conduire), mais je m'attacherais àvous servir, comme une esclave fidèle et dévouée. Tendrement, avec le cœur plein d'espoir… Patri-cia.– Bien, et c'était cette photo, là, qui accompagnait ? Petit portrait… sans échelle !– Oui, si jolie… tellement tellement jolie…– Et vous nous avez imprimé le dessin informatique de votre femme idéale ?– J'ai pas d'imprimante. Et ce n'était qu'une silhouette, sans visage, seulement de longs cheveux, toutdoux, comme Patricia…– Patricia, à vous : lisez-nous la lettre que vous auriez écrite à Gérard, si vous aviez eu le courage !

Il se passe de longs moments avant qu'elle trouve l'aplomb pour lire ce qu'elle a écrit, durant lanuit.– m… m… m… meu… m… m…– Non, ça va pas le faire. Donnez-le à Gérard, il va le lire.

Ils s'exécutent. Mais Gérard jette un œil avant de prononcer un mot, et son visage exprime la gêne,un problème. Patricia est confuse.– p… par-don, j… j… je é… écris pas… bien…– Si, ma chérie, c'est très bien. Je trouve votre toute petite écriture timide : merveilleuse, et…

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– Vous pouvez la tutoyer !– … Et je comprends que c'est… phonétique, ce n'est pas comme on apprend à l'école. C'est bien. Jeprendrai l'habitude, ce sera bien entre nous…

Patricia, toute rouge, retient un immense sourire. C'est visiblement la toute première fois de sa viequ'on la complimente pour son écriture, son orthographe !– Allez-y, Gérard, essayez de lire.– Monsieur… je… m'escuse vous déranger… Si beaucoup des dames très belles et… intéhigentes…elles vous ont écrit, vous pouvez jeter ma lettre… Mais peut-ête… comme vous êtes triste et sansami… sans argent, pessimisse… comme moi… pas comme les héros dans les… lives… ça fait peut-ête moins des candidates, même si vous êtes si beau… Monsieur, mon métier c'est… pâtissière… jesuis silencieuse petite et moins méchante que beaucoup des autes… je sais pas combien on sera,comme ça, à vous écrire, mais je suis une d'elles, simplement… Je garderai toute ma vie ce rêvequ'un monsieur merveilleux comme vous… il aurait pu choisir une fille comme moi presque… Pardonvous avoir fait… perde trois minutes lire cette lette. Patricia.

Les yeux inquiets de Patricia. Le sourire de Gérard, vers elle, pour la rassurer. Et ils échangent celong regard amoureux…– Quelle version vous préférez, Gérard ?– Euh, celle de Patricia est, de loin, la plus touchante, adorable. Mais… je suis aussi content que Ma-dame Félicie m'en ait dit un peu plus.– S'il y avait eu 100 candidates pour vous, vous auriez sélectionné ces deux lettres ?– Avec la photo de Patricia : évidemment. Avec des photos autres, euh… oui, je crois. Ou bien… oui,certainement, si les 98 autres lettres… ressemblaient à Jeanne et Ludivine.– Encore traumatisé par ces femmes fortes ?

Il ne répond pas. Ce qui nous semble un aveu… Gérard n'aime pas les vraies femmes, peut-être,ayant trouvé en Patricia l'être transparent dont il rêvait, misérable ombre effacée.

L'après-midi, nous retrouvons Gérard et Patricia à la terrasse du sympathique café Syrus, place duMarché Ouest. Ils se sont assis côte à côte, se tiennent la main, tendrement.– Vous allez vous revoir ?– Oui.– Patricia, vous êtes d'accord ?– ou… ou-i…– Vous allez vivre ensemble ? … Rougissez pas : répondez.– Oui.– ou… ou… i… m… mon dieu…– Ça vous fait peur, Patricia ?– j… je s… suis p… pas t… très bien…– Si, très bien pour moi : parfaite et mieux encore…– Et vous allez venir à Lille la chercher ? Ou elle tente à nouveau l'expédition, via Paris ? Avec toutesses valises cette fois.– On sait pas encore. Peut-être que c'est moi qui vais venir habiter à Lille, chercher du travail, un ap-partement pour deux. Patricia conserverait son travail à la pâtisserie. Peut-être. On n'a pas décidéencore.– Vous cesseriez votre activité agricole ?– Oui.– Sans regret ?– Il y a des gens bien qui font ce métier, respectable.– Bien sûr, mais : pour vous, qui avez connu les deux mondes, la ville et la campagne, que préférez-vous, personnellement ?– Peut-être qu'on serait plus à l'abri du monde à Tomeux. Mais Patricia est fragile, un peu chambouléepar tout changement, et la vie change déjà beaucoup pour elle, avec ce qui nous arrive.– Patricia, votre avis ?– … j… je serai a… avec j… Gérard, s… s'y ne veut bien ne moi…– Où ça ?– ou… où il veut…– Pas contrariante ! Et… vous pensez vous marier, peut-être ?– Oui.– s… si… si… v… vraiment p… pas t… trouvé m… mieux k… que moi…– Vous vous êtes enfin embrassés, ce matin ?– Oui.– Sur la bouche ?

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– Non…– Vous avez déjà fait un bisou sur les lèvres, dans toute votre vie, Gérard ?– Non.– Patricia ?– n…. n… non, p… par-don…– Aïe-aïe-aïe, à plus de 25 ans !– Nous sommes nés cette année…– Grâce à N6 !– Oui, merci N6.

Voilà. Et sur l'image des deux amoureux, marchant côte à côte, serrés l'un contre l'autre, sur lequai de gare… nous les laissons voguer vers l'avenir, leur première relation, lointaine. Et pour com-mencer : vers la déception de leur tout premier bisou, moins orgasmique qu'Hollywood ne leur a faitcroire… Deux anormaux, en ce monde, qui se sont trouvés grâce à N6, ont trouvé le bonheur grâce ànous, grâce à vous, chers téléspectateurs qui faites vivre ces programmes ! Mais ce n'était vraimentpas insérable dans notre série agricole "l'amour et les champs", vous le comprenez. D'où ce chapitreà part : "Séduction dans les champs".

Le train, qui part de la ville, pour se perdre dans la campagne… Même si on tend à l'oublier dansnos centre-villes et cités, la Nature peut accomplir des miracles, comme cet amour improbable entreun fou très pauvre, surdoué malade mental, et une vieille fille, naine débile.

Musique, avec bien sûr : les violons...Dans cette toute petite maison, entre les champs immenses, vivra un bien étrange amour… …PUBLICITÉ.

– Mais Chérie, tu sais bien que j'digère pas le lait !– Ecoute : lis l'étiquette ! Zéro pour cent de collagène gamma ! Et plein d'Omega-7 : c'est bon pour lavigueur !

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MOUVEMENT PERPÉTUEL

Il a froncé les sourcils, monté le son. On entendait bien la voix de l'ambassadeur, le camaradePiotr Ivanovitch, mais à peine celle de son interlocuteur. Merde ! Il en reparlerait au Sergent de latechnique, et s'il continuait à se foutre de tout, celui-là, il le ferait interner en Sibérie, remplacer ici !

La voix de, l'ambassadeur était tremblante…– Monsieur Nesey, êtes-vous donc certain que c'est la plus importante découverte humaine depuis ladomestication du feu ?

Merde ! Il a augmenté le son… mais rien, on n'entendait rien de ce que disait l'autre type, qui par-lait doucement.

Piotr Ivanovitch a gémi.– Comprenez que je suis à six mois de la retraite, comment pourrais-je…

Lui, il a soupiré. Un énorme soupir. Il s'est levé. Traversé la pièce en trois enjambées. Il a ouvert laporte, et fait irruption dans le bureau principal. L'ambassadeur se tenait la tête dans les mains, et leFransouskii était un jeune homme d'une trentaine d'années, au regard intense.– Excusez-moi, jeune homme, notre Ambassadeur est fatigué. Veuillez passer dans mon bureau, celarelève des opérations militaires et paramilitaires, davantage que de la représentation et des cérémo-nies officielles…

Le jeune homme s'est levé, et ils sont passés dans son bureau à lui. En laissant Piotr Ivanovitchsangloter, incapable.

Refermer derrière eux. La clé à double tour. Il ferait dire deux mots au Kremlin, pour qu'ils n'en-voient plus de vieux mariolles, à Paris.– Asseyez-vous, Monsieur Nesey.

Il s'est assis, sans s'offusquer que la chaise militaire n'était pas au standard de l'ambassade.– Expliquez-moi tout, à nouveau, s'il vous plaît.

Il a soupiré, un peu. Comme s'il craignait de le répéter une fois de plus pour rien.– A l'ambassade de Pologne, ils m'ont ri au nez. Votre ambassadeur a pleuré, j'espère que…– Allez-y, je vous écoute.– J'ai inventé une machine qui réalise le mouvement perpétuel. Qui fait travailler la gravité dans unsystème fermé. C'est une source d'énergie infinie, de puissance infinie. Ceux qui posséderont ce dis-positif seront les Maîtres du Monde.– Vous êtes d'origine polonaise ?– Non, mais je cherche dans ce monde une amie, qui est d'origine polonaise, je savais pas où com-mencer à chercher.

Il a cligné des yeux.– Vous voulez dire que c'est votre prix ? Vous nous donnez votre invention, et on vous trouve unefemme ?

Le jeune homme a souri.– C'est plus compliqué que ça. Patricia, ma copine, n'existe pas, dans ce monde, théoriquement.Mais… c'est elle, précisément, que je cherche, pas une autre.

Oh-là-là, un dingue… Il a soupiré, hésité à refermer son pupitre d'enregistrement.– Sinon, j'irai voir les Américains, ils doivent aussi avoir leurs agents, à l'ambassade de Pologne…

? Il n'aimait pas ça, au cas où…– Attendez. Expliquez-moi d'abord. Mais comprenez que nous ne pouvons pas croire le premier venu,investiguer pour… Vous avez un prototype, des preuves de votre système ?– Pour vos ingénieurs, ce serait simple de construire ce que j'ai calculé. Moi j'ai tout brûlé, pour pasque les espions polonais viennent cambrioler mon appart', ça leur serait revenu peut-être moins cherque de chercher Patricia dans leurs fichiers…– Vous êtes en plein roman, jeune homme !– J'ai même rêvé qu'un général en secret écoutait ce que disait l'ambassadeur soviétique…– Je ne suis pas Général ! Ah-ah-ah ! Non, comprenez qu'il y a la façade pour les cérémonies, et lesaffaires sérieuses.

Hum, oui, et si un dingue a inventé une machine révolutionnaire qui bouleverse la face du monde,c'est sérieux ou non ? Et la situation était grave, avec l'initiative spatiale du Président Ricain, qu'euxne pourraient pas suivre indéfiniment. Leur seule chance pourrait être cette machine.– Monsieur Nesey, admettons. Admettons que nous soyons intéressés par votre invention. En quoiconsisterait exactement votre paiement ? Qui est cette fille dont vous parliez ?– Je sais pas. Dans mes rêves, elle s'appelle Patricia Miyevska, ou Minawska, elle habite à Lille. Maiselle n'a pas le téléphone, je sais pas où la trouver. Elle travaille, ou travaillait, dans une pâtisserie RueSaint-Jean, mais il n'y a pas de Rue Saint-Jean à Lille.

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– Et embaucher un détective privé ne vous est pas venu à l'esprit ?– J'ai pas assez d'argent. Je suis éboueur.

Il a souri.– Vous n'avez jamais fait d'études ?– J'ai un diplôme d'ingénieur en électromécanique, j'ai été trois ans chercheur chez CSF, à Mulhouse.– Et maintenant "éboueur" !

Il a hoché le menton. Ah-ah-ah, un complet mythomane, c'était tout. Se racontant des films.– J'ai été réformé du service national pour troubles psychiatriques, je vous le dis, pas besoin que vousfassiez des recherches. Mais… c'est peut-être un original hors norme qui a inventé l'allumette, le tran-sistor.

Soupir.– Certes, peut-être.

Il commençait à comprendre les sanglots de Piotr Ivanovitch.– Monsieur Nesey, comprenez simplement que ce n'est pas facile pour nous, de justifier vis à vis denotre hiérarchie…– Si les Ricains sont plus réactifs, à la base, il me reste une chance.– Non, nous pouvons faire affaire, détendez-vous. Quelles ont été vos premières démarches aprèsvotre découverte ? Vous avez cherché à déposer un brevet ?– Non, je pensais que ce monde allait s'écrouler, puisque je l'avais poussé à l'auto-contradiction. Se-lon ses propres lois. J'étais quasi sûr que j'allais basculer dans le monde des rêves…– Avec votre copine imaginaire ?– Oui. Mais, bizarrement, ce monde continue quand même, alors elle est peut-être là, dehors.– En dehors de votre tête, vous voulez dire ?– Oui, de ma tête, de ma chambre.

Silence. Il a eu un gros soupir.– Et si nos ne trouvons pas de Patricia Miyevska, dans les fichiers de l'ambassade polonaise ?– Enfin Miyevska ou un nom comme ça, c'est pas très précis dans mes rêves. Pâtissière en tout cas.De très petite taille.– Et si on ne la trouve pas, en vous assurant formellement que nous avons cherché partout… vousallez vous suicider pour changer de monde ?

Il a soupiré, triste.– Je vous expliquerai mon système avant. Avant de partir éventuellement, oui.– Pour que nous cassions ce monde à votre place ?– Non, j'attendrai peut-être pas, je sais pas. Et vos savants trouveront sans doute un moyen, pour quela Planète ne perde pas trop de masse à faire tourner ces engins…– Tourner ? C'est un dispositif rotatif ?– Au départ, oui. Mais vous pouvez convertir ça en translation, en pression, chaleur, déplacement,c'est illimité.

Oui. Que faire de ce cas imprévu, fabuleux ou ridicule ? Pas facile. Piotr Ivanovitch devenait pres-que compréhensible…

* * *

Non, il devait y avoir un truc. Si Nesey n'avait pas brûlé ces manuscrits, ces nouvelles, il devaits'attendre à ce que ce soit photographié, microfilmé, lu à l'ambassade… Ça ressemblait à une miseen scène. La question était : pour quoi, pour qui ?

Pourtant, le temps d'écrire tout ça, à la main, paraissait si énorme. Il y en avait pour des centaineset des centaines d'heures… Ça ne collait pas. Si le KGB avait voulu tourner l'armée en ridicule, pourprendre la place ou quoi, ils s'y seraient pris autrement.

Bon, résumons.Ce Nesey dit rêver d'une Patricia MIYewska, qui travaille dans une pâtisserie Rue Saint-Jean, à

LILLE, qui mesure un mètre vingt HUIT, qui a été classée handicapée mentale, qui bégaye. Et unePatricia NIEZewska travaille dans une pâtisserie Rue Saint-Jean, à DOUAI, dans le même départe-ment français. Elle mesure un mètre vingt NEUF officiellement, elle est classée débile légère. Le dos-sier indique qu'elle est bègue, introvertie, anémique, maladive. Ça colle point par point aux descrip-tions de ce dingue, détaillant sa copine idéale…

Pourquoi ?Le dossier de Nesey ne marque rien au sujet de Lille, ni de Douai, il n'a jamais bougé de Mul-

house, sauf pour des vacances avec ses parents, à Perros-Guirrec et à Embrun. Il ne bouge même

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plus autant, depuis qu'il est adulte. Chez CSF, c'est lui qui a redressé le projet K23, pour le satelliteSDV2000, avec coup sur coup deux inventions jugées "géniales", proprement incroyables… Pfouh.

Mais ce n'est pas possible, il la connaissait, cette fille. Ou une méchante crise d'amnésie, avecquelques lueurs de lucidité éparses…

Non, il n'aurait pas écrit toutes ces histoires parlant d'elle. Avec cinquante versions différentes deleur première rencontre, au magasin. Pfouh.

Est-ce que le service de contre-espionnage français irait inventer une histoire aussi abracada-brante pour tester les manœuvres soviétiques ? Non, il y aurait plus simple, plus crédible. Pareil pourune manigance de la CIA : ça paraissait impossible. Nesey s'était vraiment adressé aux Polaks enpremier, sans venir voir les Soviets directement.

Soupir.Ou bien… faire convoquer la ptite par les Polaks. La cuisiner, voir ce qu'elle cache. Elle, c'était une

anonyme petite cruche, il n'y avait pas besoin de la ménager. Elle serait même éliminable si ça tour-nait mal, qu'elle n'aille pas tout raconter à des journalistes en mal de sensationnel.

Oui. Ça paraissait cohérent, même facile. Il se sentait mieux.

* * *

Le toubib a dit des choses en Polonais. "Ça ne fait pas mal, ne craignez rien", quelque chosecomme ça. La petite Niezewska tremblait, comme une feuille. Ça paraissait sincère, elle était com-plètement terrorisée, perdue, impuissante.

L'infirmière lui a implanté les trois dernières électrodes.– Laissez-vous aller contre le dossier, détendez-vous. C'est juste une mesure, pour voir si vous ditesla vérité.

Lui parlant en Français. Qu'elle comprenait mieux que le Polonais, d'après le dossier. Ils ont fini dela brancher, et le toubib lui a fait signe, à lui.– A vous, Monsieur Igor.

Il s'est approché.– Mademoiselle, j'ai quelques questions à vous poser. En français, simplement.

Elle a avalé sa salive. Elle avait peur.– Quel est votre métier ?

Elle s'est mordu la lèvre.– j… je t… travaille n… ne u… une pâtisserie…

Le toubib a levé le pouce. Ça marche.– Aimez-vous la Pologne plus que la France ?

Blême.– ou… ou-i… s… sans déranger…

Le toubib souriait, le pouce vers le bas. Bien, ça marche aussi côté mensonge.– j… je vais a… annuler, p… pour pas deviende f… française, a… annuler, pardon…– Oui, nous allons vous garder dans notre camp au moins quelques mois. On verra après.

Elle a hoché le menton. Apparemment persuadée d'être cuisinée pour sa demande de naturalisa-tion.– A part votre travail, qu'est-ce que vous faites ?– r… rien… rien de mal, p… par-don…

Il a soupiré.– Vous allez au cinéma, vous rencontrez des amis, vous dansez ?– n… non…– Hein ? Ben qu'est-ce que vous faites alors ?– j… j'écris… j… je lis…

C'était vrai d'après le pouce du docteur.– Vous écrivez quoi ?– m… mes rêves… s… sans déranger, pardon…

?– Et ça parle de quoi, vos rêves ?

Elle a baissé les yeux, rougi.– n… non…– Vous refusez de répondre ? Vous voulez être envoyée aux travaux forcés, en Sibérie Orientale ?Nue dans le froid polaire ?

Elle tremblait.– Répondez : de quoi parlent vos rêves ?

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Elle a soupiré, perdue, larmoyante.– de… de un gentil garçon, qui… n'ézisterait…

Là, c'est lui qui prenait peur, presque.– Comment il s'appelle ?– j… je sais pas… j… juste qui… qui ne passe au magasin…– Quel jour ?– l… le jeudi soir…

Merde ! Ça collait.– Acheter quoi ?!

Elle tremblait.– un… un f… flan à na vanille…

Re-merde ! Il a fermé les yeux, pressant ses paupières.– Et vous avez jamais eu un rêve où vous connaissiez son nom ? Pour votre mariage ou quoi ?

Elle a rougi, cette petite conne.– j… juste un rêve… j… juste…– Répondez ! Quel nom ?

Elle avait peur.– j… Gérard n… Neset… ou Netey, j… je sais pas bien…

Il a fermé les yeux.– Merde, où l'avez vous rencontré ?– d… dans mes rêves…– Et en vrai, où ? Merde !

Elle tremblait.– é… hélas, j… jamais, en… en vrai…

Et le toubib confirmait. C'était trop dingue.– Est-ce que je vous fais peur ?!

Silence.– n… non, p… pardon…

Mensonge, disait le toubib. Bon, ça fonctionnait.– Est-ce que vous avez déjà eu affaire à la DGSE ?

Silence.– j… je c… connais pas…

Vrai.– Vous connaissez des journalistes ?– n… non…– Qu'est-ce que vous pensez du communisme ?

Terrorisée.– j… je suis pas t… très intéhigente…– Qu'est-ce que vous pensez du communisme ?!– j… je connais pas…

Oui. Niaise. Petite paumée. Et ça cadrait trait pour trait avec la fille idéale dont rêvait ce Nesey demerde…– Niezewska, est-ce que vous acceptez de servir votre pays ? votre camp ?

Elle tremblait.– de… de pas n… n'aller en… en prison… l… la tête r… rasée…?– Voilà, est-ce que vous acceptez ?– ou… ou-i…

* * *

Le Lieutenant Tomenko s'est mis au garde à vous. Habillé en civil, ça faisait bizarre.– Repos, Tomenko. Alors, cette petite ?– Rien à en tirer, chef. Elle est complètement inhibée. Timide, maladive. Recroquevillée.

Merde. Nesey risquait d'être fâché, de considérer que ce n'était pas du tout sa Tricia…– Rapport !

Tomenko a souri.– Ben, je suis arrivé. A son banc, dans le parc. J'me suis présenté : "manemoiselle, mon nom est Gé-rard Nesey". Comme vous m'aviez dit.– Ouais, il l'appelle comme ça, au début, toujours. "Manemoiselle".

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– Alors, j'lui ai dit qu'on allait marcher un peu, et elle m'a suivi. Toute tremblante, voûtée. Déjà qu'elleest minuscule, ah-ah-ah !– Et après ?– Ben rien ! Elle disait rien, elle se morfondait, les yeux fermés la moitié du temps. Perdue dans sesrêves ou quoi !– Parce que vous étiez pas son Gérard ?– Qu'est-ce que j'en sais, moi !– Quelle connasse ! Si elle s'imagine qu'on peut lui présenter Nesey comme ça, sans vérifier avant ceque ça donne !– Oui, elle a l'air complètement cruche ! J'ai une cousine comme ça, une grosse, à Dniepr.– Après, vous avez dit quoi ?– Ben, j'étais un peu paumé. Elle disait rien, bougeait pas. Juste à marcher à petits pas, de tortue.– Vous avez pas essayé ?– Si, j'lui fait : "Vous habitez chez vos parents ?"– Et alors ?– Elle a fait Non, de la tête. C'est tout. Rien à en tirer, Colonel. J'vous dit. Complètement coincée. Ona des agents féminines autrement séduisantes, croyez-moi…– Vous pensez à qui ?– Ben, Héléna Romanova, la plus, euh… et puis Tatiana Volonine, que j'ai essayée aussi, superdouée pour… hum, mais il y en a plein d'autres, francophones, au pays, j'suis sûr.

Hum. Oui, mais ce ne serait pas SA Tricia Niezewska. Sa petite naine perdue. Dilemme…– Pour finir, j'lui ai passé le bras autour des épaules, c'était facile, elle est si ptite, j'ai eu qu'à faire ça !– Et alors ?– Ben elle s'est complètement recroquevillée, toute rouge, comme un hérisson !– Ça marchera pas…– Non, Colonel. Pas un homme ne voudrait d'une fille pareille.

Il a soupiré.– Pas un homme normal, non… Mais est-ce qu'un complet anormal…?

* * *

Bien, Nesey arrivait, la caméra 4 l'avait plein cadre, à droite des arbres. Avec son cartable, sonbriquet.

Soupir. Dans le temps, il aurait donné comme instruction de lui mettre une balle dans la tête, iln'aurait pas le temps de brûler les papiers. Mais il devenait sentimental ou quoi, il craignait aussi dessanctions, toute cette histoire ressemblait tellement à une vaste farce.

Soupir.La caméra 2 était sur la ptite, sur son banc, toute recroquevillée stupide. Attendant son deuxième

Gérard Nesey… Elle avait les yeux baissés.– Je l'ai.

Dans ses écouteurs. C'était Petrousian, qui avait le front de Nesey dans son viseur.– Bien, attendez mes ordres. Je dirai Feu. Attendez.

Il a augmenté le son, du côté de la ptite, mais on n'entendait que les oiseaux, bien sûr.Sur l'image, Nesey a… marqué un temps d'arrêt. Il l'avait vue. Aïe. S'il ouvrait le sac, présentait le

briquet, il était mort.Non, il a continué, comme un peu tremblant ou quoi. Déçu ? Croyant que c'était une poule de luxe,

pas sa chère et tendre ? Entre nous, ils auraient bien eu du mal à trouver pareille petite naine dans lesservices, mais bon. Ou une gosse, avec une poitrine en plastique sous le chemisier ?

Elle l'avait aperçu, à son tour, et elle… elle s'est levée, aujourd'hui. Tiens. Elle tremblait.A dix mètres l'un de l'autre, caméra 3. Et ils… avançaient l'un vers l'autre, à petits pas. En se re-

gardant, souriant presque. Ça ne ressemblait pas du tout à l'accueil de Tomenko, ils avaient l'air de sereconnaître ou quoi, qu'est-ce que c'était que cette histoire ? Deux amnésiques pathologiques ?

Et… Nesey s'est arrêté, posé le cartable au sol, avant de continuer vers sa copine.Lui, il a donné des ordres, en quelques mots. Et le Sergent Rigachov est entré dans le cadre, ca-

méra 3, ramasser le cartable abandonné. Et puis courir, il n'y avait pas une seconde à perdre, il le leuravait répété douze fois.– Prêt, Professeur ?

Le vieux monsieur chauve était prêt, la traductrice aussi. Il a ouvert la porte arrière du van. Et Ri-gachov a tendu le cartable. Ouf, on l'a !

Refermé, très vite.

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– On y va !La camionnette a redémarré, s'éloignant de la zone dangereuse. A l'écran, Nesey était face à Nie-

zewska, ils se regardaient, se souriaient… Oui, il se passait quelque chose de spécial. Ils se connais-saient, visiblement. Ils étaient amoureux, timides…

Rien à foutre. Il a ouvert le cartable. Un mince bloc de feuilles, couvertes d'équations, de croquis,avec un peu de texte. Il a tendu ça au professeur.– Est-ce que c'est sérieux ?

Le vieil homme a chaussé ses lunettes, pris le dossier. Et feuilleté. Dans un grand silence. A peinetroublé par le moteur du van.– Vite. S'il vous plaît. En première analyse, c'est du bidon ?

Le vieux s'est gratté le crâne.– Non, c'est en plein dans le sujet. C'est très original, je n'avais jamais vu cette approche. Mais çaparaît trop simple, je pense que ça ne marche pas. Quelqu'un y aurait bien pensé au cours des siè-cles. Il me faut vérifier les calculs. Il faudra construire un prototype, si par hasard ça s'avérait…

Lui, il a souri. Comme un gamin.– Petrousian, ne tirez pas. Repliez-vous.

Et la caméra 3 montrait les amoureux, maintenant assis, sur leur banc, côte à côte. Les yeux dansles yeux, se souriant doucement…

Eviter la troisième guerre mondiale, l'holocauste nucléaire, se jouait peut-être dans ce sourire,incroyablement.

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UN MEUSSIEU PHOTOGRAF BIZARRE

Elle s'est approchée un peu, et elle s'est mise derrière la dame avec le petit garçon qui discutaitavec le meussieu photograf. Son cœur cognait et elle sentait ses joues qui devaient être un peu rou-ges.

Et puis la dame s'est retournée, pour partir, en discutant avec le meussieu encore, qui était restéderrière son comptoir. Et puis la porte s'est refermée et alors... c'était à elle. Mon dieu.

Elle a demandé, sa voix était pas très forte : – è… escusez-moi, m… meussieu...– A vot' service !– est-ce... est-ce ça éziste, pardon, p… pour faire agrandie une photo, u... une petite et que j'ai pas lapellicule...– Le négatif, vous voulez dire.

Elle a avalé sa salive. Elle ne comprenait pas ce qu'il voulait dire, le meussieu photograf.– Vous avez la photo, mais pas le négatif, c'est ça ?– j... juste j'ai la photo, comme... comme si ça serait u... une carte postale, par ézempe, mais encoreplus petite… ou-i…– OK, d'accord. Et vous voulez qu'on vous la fasse plus grande.– c'est... possibe...?– Pas de problème ! Un agrandissement, simplement, vous voulez ?– ou... i... et... et si on pourrait m… me la rende après, quand même, la petite... photo…

Le meussieu a eu un grand sourire.– On a pas bien l'habitude de les manger, vous savez ! Vous inquiétez pas, on vous la rendra !

Il y a eu un silence. Elle, elle se sentait toute heureuse, en pensant à la photo, grande...– Vous l'avez ici, vot' photo ?– ou-i...

Toute toute timide, de montrer le portrait de son Gérard, comme ça, à quelqu'un... Le meussieu, ilallait regarder, c'était sûr...

Elle a sorti sa petite photo, de Gérard, de son porte feuilles, et elle l'a posée sur le comptoir, dou-cement. Avec un dernier regard, qu'il allait lui manquer, pendant ces jours... Si beau garçon, Gérard,mon Dieu...

Elle se sentait toute gênée, un peu, et c'était de donner au meussieu son image, que ça lui faisaittout bizarre.– Jolie carte postale, dites donc !

Elle est devenue toute toute rouge, et elle s'est mordu la lèvre en regardant par terre. Mais lemeussieu a pris la photo et elle elle a dit, un peu perdue : – y... y faut pas mette l… les doigts sur unephoto, ça... l'abîme ?– Hein, oui-oui, vous inquiétez pas : voyez, je la prends comme ça. Je suis du métier, vous savez...– et... et vous allez pas la perde...– Non-non, bien sûr que non !– je... je veux bien que je paye plus cher, que je suis sûre après que elle va pas se perde... meus-sieu...– Non, ben écoutez, ça se perd pas comme ça... Faut pas vous inquiéter...

Et elle se disait, mon Dieu, si... si on lui dirait que elle s'est perdue... Que elle devrait redemander àGérard, en lui disant elle avait perdu... Il... il se dirait, elle avait pas fait attention qu'est-ce qu'elle enavait fait...– ça... fait rien que je paye plus cher, mais y... y faut pas la perde...– Ah-ah-ah ! Si vous voulez absolument payer plus cher, je veux bien, moi !

Et il riait, que il devait pas comprendre que c'était tellement précieux pour elle, ou bien que il se mo-quait un petit peu d'elle, comme ça pour rire. Elle aurait préféré que ce serait une dame photographe,si ça existe, que une dame elle aurait compris qu'est-ce que c'est les choses du cœur. Mais peut-être... peut-être une dame, elle l'aurait volée, sa photo, que Gérard il était tellement tellement beaugarçon. Oui... Gérard... En plus que de être le plus gentil garçon du monde... Et après la dame elleaurait dit que la photo elle se serait perdue. Oui, elle était bien contente, pour finir, que c'était pas unedame...– Bon, enfin, on vous le fait en quel format, cet agrandissement ?

Elle a avalé sa salive.– f... for-mat…?– J'veux dire : on vous le fait "grand-comment" ?

Alors, pour montrer, elle a commencé à mettre ses mains l'une au-dessus de l'autre, pour dire. Mais

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elle s'est aperçue que elle savait pas très bien comment elle voulait. Et elle avait plein de sourires quilui venaient tout seuls que c'était à elle de choisir, et elle pensait à lui, que elle le faisait grandir ou...revenir plus petit, comme elle voudrait... Et elle pensait à sa photo, grande, qu'elle aurait sur sa tablede nuit, Gérard...– Hein ? Vous savez pas trop ? Tenez ! Regardez là ! Vous avez ces formats-là, de possibles. Biensûr, il faut les imaginer en vertical.

Elle a tourné la tête sur le côté, comme le meussieu il voulait dire. Remis ses cheveux derrièreson oreille. Mais elle se décidait pas très bien. Elle avait tellement du mal à imaginer, Gérard...– peut-être... cehui du milieu, ici… ou... ce… cehui à gauche.– C'est comme vous voulez, vous choisissez ! Ça serait pas des fois peur mettre dans un cadre ?

Elle est devenue un peu rouge.– si...– C'est pas que j'sois indiscret, notez, mais dans un cadre "grand-comment", vous voulez le mettre ?– ...qui… qu'il... serait grand comme la photo, et que ça ferait autour, un peu…

Le meussieu a eu un grand sourire.– Oui, ça je m'en doutais un peu. Je veux dire : vous avez pas le cadre d'avance ? Mon petit…

Elle elle se sentait un peu perdue, que le meussieu il avait l'air de se rendre compte que elle étaitpas intelligente. Elle a fait Non avec sa tète, à sa question.– J'en ai, des cadres, vous avez vu en vitrine, si ça vous intéresse...– vous... vous en avez...?– Oui, en bois, en bois travaillé, en acier poli, tout ce que vous voulez. Très joli d'ailleurs, l'acier poli.

Elle sentait son cœur qu'il battait, mon Dieu... Que elle imaginait déjà son Gérard sur sa table denuit, que elle le regarderait avant de s'endormir... en se serrant dans son oreiller, comme si ça seraitdans ses bras…

Le meussieu est allé vers la vitrine, et peut-être elle aurait dû le suivre, en suivant le comptoir, maisil y avait la petite photo posée là, et pour rien au monde, elle aurait pu l'abandonner comme ça.– ... meussieu...– Oui ?

Il attrapait un cadre dans sa vitrine.– vous avez pas peur la photo, elle... elle s'envole, ou que si un voleur il rentre... il pourrait l… laprende…

Le meussieu a hoché le menton, il avait l'air très sérieux tout d'un coup.– Trèèès juste, mademoiselle. Si un gangster rentrait et hop, attrape la photo et s'enfuit avec qu'on aitle temps de rien faire...

Et puis il a éclaté de rire, et elle ne comprenait pas du tout.– Bon, allez, on va vous la mettre en sûreté, votre photo.

Et puis il est revenu au milieu de son comptoir, et il a pris un bloc avec des couleurs et des numé-ros.– C'est à quel nom ?– n… Niezewska...– Ah. Pardon, je savais pas que vous étiez étrangère.

Elle a rien dit, que elle était française, mais ça le regardait pas, et puis, peut-être, il se moqueraitmoins qu'elle comprenait pas très bien.

Il mettait la photo dans la pochette. Où il avait écrit.– Bon. Le format : je noterai ça après. Voilà, et dans le tiroir, vous voyez : en sécurité. Ça c'est le tick-et pour vous, voilà. Tiens, je vous ai pas demandé au fait, vous voulez le tirage en mat ou en brillant ?

Elle a avalé sa salive.– ... n… nattes…?

Le meussieu a souri, et puis il a fouillé dans un tiroir et il a posé deux photos, sur le comptoir. Quiétaient exactement la même, avec une barque et deux petits enfants qui rigolaient. Elle comprenaitpas très bien.– Alors, hein ? Laquelle vous préférez ?

Elle comprenait pas du tout.– s… c'est... pas la peine... c'est des jolies photos, mais moi j… juste je veux ma petite photo plusgrande et c'est tout… je vous remercie, mais je peux vous les rende toutes les deux, pour quelqu'un,d'autre.

Le meussieu l'a regardée, et puis il a éclaté de rire.– Aaah-ah-ah ! Aaaaah...!!!

Elle, elle comprenait plus du tout. Elle a posé les mains sur son sac à main, que si elle aurait su, elle

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aurait pas confié la photo de Gérard à ce meussieu bizarre.– Ouïe, ouïe...! Et ben, pas grand monde ce soir, mais c'est des marrants !

Et il s'est essuyé les yeux en enlevant ses lunettes.– Bon allez, sérieux ! C'est pas un cadeau-surprise, mon petit, c'est pour te montrer une photo mate etune brillante. Tu vois pas de différence entre les deux ? Regarde bien, pas UNE différence ?

Elle elle a regardé les deux photos l'une après l'autre que elle comprenait pas pourquoi qu'on luifaisait des devinettes, comme les jeux des fois dans les magazines, dans la salle d'attente. Où qu'ilfaut trouver les cinq différences. Elle voyait aucune, et elle se sentait gênée. Le meussieu, il devaitêtre un peu fou dans sa tête, elle espérait très fort qu'il perdrait pas sa photo, Gérard... et elle auraitbien voulu être déjà dehors, sans être impolie...

Elle achèterait un cadre ailleurs, quand c'est qu'elle aurait déjà la grande photo.– Hein ? Vous voyez pas qu'y'en a une qui brille qui fait des reflets, et l'autre qui brille presque pas ?

? Oui, c'était vrai.– et... pour ma photo agrandie, je peux choisir...?– C'est ça, ma grande, exactement, tu veux "qui-brille" ou "qui-brille-pas" ?

Peut-être, elle... oui, elle préférait celle qui brillait pas, que ça faisait moins comme une photoneuve, mais que la lumière elle gênait pas, et on voyait mieux l'image.– qui brille pas, je préfère...– Ouf, on y est ! Ben ça s'appelle "mat", vous saurez pour la prochaine fois.

Elle, elle s'est dite elle reviendrait pas ici la prochaine fois. Et puis pourquoi que Gérard il lui donne-rait une autre photo, que elle avait déjà sa photo. Elle, elle aurait bien voulu plusieurs, ou même desmilliers, mais elle pouvait pas lui dire... Peut-être il comprendrait pas. Et ça lui rappelait que il lui avaitdemandé sa photo à elle... à elle... Et elle sentait son cœur qui se serrait rien que d'y penser... Et ilavait dit qu'elle était "toute toute mignonne, là-dessus" sur la photo qu'elle lui avait donnée, qu'elleavait trouvée... Mon Dieu, Gérard... Comme si... il la trouvait jolie, un peu... Et peut-être des fois, il laregardait... sans que elle le saurait jamais... Et peut-être il souriait en la regardant... peut-être il sedisait : "Ma copine...", comme il lui avait dit une fois, très doucement... Seigneur…– Bon, au tour du cadre maintenant.

Elle, elle a avalé sa salive, perdue, elle aurait voulu dire c'est pas la peine, mais le meussieu étaitdéjà dans sa vitrine.

Et puis il s'est retourné avec un très grand cadre que il avait décroché, qu'il faisait au moins un mè-tre de grandeur. Elle comprenait pas, elle... elle avait hésité pour la photo entre les deux plus petitestailles, de photo.– Y serait pas mal, là-dedans, non ? Ah-ah-ah !

Et il l'a raccroché sans qu'elle ait répondu. Et puis il en a pris un petit, mais... que on met à un mur,encore.– Celui-là ? Hein ?– ... ça... éziste pas que... que on pose sur une tabe...?– Ah ? si-si. Sur une table ! Evidement c'est plus cher, ah-ah-ah !– s… ça fait rien...– C'est beaucoup beaucoup plus cher...!– ... combien ça coûte, à peu près...?

Mon Dieu, si elle aurait jamais assez, elle en avait tellement rêvé, de son portrait sur sa table denuit...– Non, j'rigole ! A peu près comme les autres, vous en avez à vingt francs, vous en avez à quatrecents. Faut pas vous inquiéter comme ça !– ah… même... même quatre cents, je pourrais... si c'est cehui je… préfère.– Bon alors, on avait dit 9-13 ou 13-18.

Et il a commencé à sortir tout plein de cadres qu'il posait sur le comptoir, et elle en a remarqué unqu'il avait l'air joli. Il avait l'air comme en métal, mais gris clair qui brille pas. Et puis il était plat et large,et très joli. Et avec une plaque de verre pour la photo – là c'était des mariés, son cœur s'est encoreserré. Mais elle se disait que c'est des choses, c'est pas la peine d'en rêver, pas la peine d'y penser...Elle savait bien quelle fille elle était, et Gérard un jour, il ouvrirait les yeux... Et il se demanderaitqu'est-ce qu'il faisait avec une fille pareille...– Voilà. Et celui-là, c'est tout ce que j'ai. Vous trouvez votre bonheur ?– s… cehui-là, il est joli…– Ah oui, je vous disais tout à l'heure : très discret et très chic, l'alu brossé. Avec verre protecteur enplus, vous avez vu, pour pas abîmer votre chère photo... Alors, ça vous dit ?

Elle a fait Oui, et elle imaginait son Gérard dans le joli cadre, mon Dieu...

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– Oui, il fait Cent quatre-vingt. C'est dans vos prix ?Elle a fait Oui.

– oui... c'est cehui-là je choisis…– Bon entendu, pas de problème, j'en ai en stock.– ... tout neufs, en plus...– Oui, tout neufs en plus, ah-ah-ah ! Ouh-la-la...

Et il s'est encore essuyé les yeux.– Bon, oui, donc ça nous fait format 9-13 pour l'agrandissement. Vous voudrez que je vous monte laphoto ?

... Elle avait pas bien compris. Et puis elle s'est rappelé la vieille dame dans son immeuble, qui sefaisait monter ses courses chez elle, et alors elle a froncé ses sourcils, méchante, qu'est-ce que cemeussieu, il voulait.– Hein, vous voulez que je vous monte la photo dans le cadre, ou vous le ferez ?– la... la mette, v… vous voulez dire...?– Ben oui. La monter sous verre, enfin c'est comme vous voulez, c'est pas sorcier.– Oui, je... je veux bien vous la mettez dedans... que je viendrais la chercher toute prête...– Voilà. Entendu.– je... je vous paye main'nant...?– Non, ben on verra quand vous reviendrez, voyons on est Mardi... Ben Mardi prochain, pas avant.– m... mardi prochain...?– Et oui, pas avant ! C'est assez long ces travaux sans négatifs, ça passe pas par le circuit standard,le circuit E6 tout ça, le nitrate d'argent la chimie moléculaire, hein ? Alors vous comprenez que ça sefait pas en deux jours.

Le meussieu souriait. Elle a fait oui, doucement.– m… mardi prochain, alors...– C'est ça ! Pas avant, je vois que vous avez bien compris.– et… on me rendra ma petite photo, aussi. p… pour mon porte-feuille…

Et pour serrer sur son cœur, tendrement… contre son sein…– Oui-oui. Toujours.– et vous ferez attention pas la perde, que je veux bien même que je paye plus cher, ête sûre que onla perde pas, ma photo.– Entendu ! Vous paierez plus cher. Aucun problème !

Alors c'était sûr en plus, ils allaient pas la perde... Et mardi prochain, dans le joli cadre... Mon dieu,elle sentait sa poitrine qui se gonflait de bonheur, son cœur qui respirait.

Elle a dit – au revoir, meussieu, au photographe qui la regardait avec un grand sourire amusé. Etpuis elle est partie, le cœur léger, en pensant à son Gérard adoré, tendrement.

Gérard, bientôt dans ce cadre… où il y avait eu des mariés avant… Elle osait pas se dire que c'étaitun signe du Seigneur... Elle respirait la fraîcheur de la nuit et regardait les lumières. Elle pensait à lui,très fort, Gérard...

Et elle était heureuse, infiniment heureuse, qu'elle aurait sa photo, maintenant, avec elle. Et queelle pourrait se souvenir, plus tard, quand il serait avec une fille qui lui serait digne, une autre fille...Elle pourrait se souvenir de son Gérard... et ces moments de bonheur. Ces années où elle aurait été...sa copine...

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DÉDOUBLEMENT

Le monde redevenait tout gris, avec ce mois de Mai bizarre : deux Jeudis fériés, sans sa petitepâtissière. Et il devait tenter sa chance un Mercredi, donc. Même s'il craignait qu'elle ne travaille pasle Mercredi.

Il avait fait de savants calculs pour tester les hypothèses. En étant limité à trente cinq ou quaranteheures par semaine, elle n'était assurément pas la seule employée, mais toute la question était desavoir si la vendeuse du Mercredi soir était la même que celle de ses Jeudis soirs bien aimés… Et là,les calculs n'y pouvaient rien, la combinatoire donnait à peu près autant de réponses Oui que de ré-ponses Non. Enfin, on verrait bien.

Ça donnait au moins l'occasion de penser à elle très fort, d'espérer tendrement la revoir, et mêmesi le monde extérieur ne lui donnait pas cette joie, il aurait goûté l'espoir. Avant de la retrouver enfin leJeudi 15…

Bien, le rideau de fer n'était pas baissé, il y avait un rayon de soleil sur la vitrine. Restait à savoirqui serait la fille derrière le comptoir, ce soir.

Il commençait à pleuvoir, et il serait doublement mieux à l'intérieur. Il a poussé la porte de verre, lecœur serré. Et… c'était sa petite pâtissière adorée !…

Il n'y avait aucun client, mais elle… le regardait bizarrement, les yeux très grands ouverts, commeéberluée… Oui, pour la première fois en deux ans, il revenait un autre jour que le Jeudi. C'était gentilà elle d'avoir noté ça, sans se contenter de servir les quidams qui venaient, n'importe qui, quand ilsdécidaient de venir, n'importe quand.– Soir.

Elle est restée sans voix, le regardant dans les yeux, pour la première fois aussi longuement. Mer-veilleux… Elle était belle, belle…

Elle est allée à la vitrine, pour aller chercher sa part de flan habituelle, mais elle a levé les yeux,geste inhabituel, et regardé dehors, longuement, comme ébahie.

? Il s'est approché de la vitrine aussi, regarder dehors, comprendre peut-être. Et il… il y avait unarc-en-ciel, là-bas, dans la direction où elle regardait. Il a souri. Oui, ça devait lui sembler tout bizarre,inhabituel.– m… meu… ssieu…– Oui ?

Elle a avalé sa salive.– s… c'est un… un rêve…?

Il a souri un peu plus. Ses premiers mots du monde, pour lui, au-delà de leurs Soir et Merci…– Oui, peut-être.

Elle s'est retournée, vers lui, sans prendre la part de flan.– c… comme… en vrai… s… si merveilleux…– Oui, peut-être que c'est un rêve, pour compenser, à cause de ces deux Jeudis fériés…

Radieuse. Il ne savait pas bien pourquoi, mais la voir heureuse était merveilleux. Oui, c'était peut-être un rêve nocturne, et son cerveau créait tout au mieux, avec ce grand sourire sur ce visage ado-ré…– et… ne rêve y… ne va… dis-paraîte ne… une minute, ou… bien continuer…?

Elle ne bégayait plus ? Oui, se croyant à l'abri dans sa tête, dans un rêve, apparemment.– J'espère que ce rêve va continuer, plein de minutes.

Heureuse… Mais, aïe, son sourire s'était éteint. Elle regardait les deux jeunes qui s'étaient arrêtésdevant la vitrine, qui discutaient.– mais… les aute gens, y… continuent ne ézister…?

?– Oui, c'est ça les rêves, il y a plein de personnages n'importe comment, des gentils et des méchants.

Elle a hoché le menton. Silence. Elle ne prenait toujours pas sa petite part de flan, comme si elleétait contente de faire durer cette minute, délicieuse pour lui. Oui, c'était forcément un rêve. Il déliraitdoucement, délicieusement.

Elle avait baissé les yeux, réfléchissait, se laissant regarder, gentiment. Si jolie.– que…

Silence.– Oui ?– que… est-ce… si… le rêve y n'est pas fini… tout à l'heure… après mon travail, je… pourrais… vousparler…?

??? Hein ?– Euh, bien sûr, oui.

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Qu'est-ce que…? Il n'y comprenait rien, mais ça confirmait surtout que c'était juste un rêve, pleind'inattendu miraculeux.– Comme un rendez-vous ?

Elle a rougi…– non… bien sûr… juste… comme ne parler à… à quéqu'un… de-mander conseil… comme dans lefime, à na téhévision…– Bien sûr, pas de problème, avec plaisir.

Heureuse…– que… je ai jamais eu d'amis… mais… avec vous… et pas en vrai, sans deuranger… peut-ête… jen'aurais… la force demander…

?– Oui, bien sûr, on peut se parler, simplement. J'essaierai de vous aider. Avec joie. Grande joie…

* * *

Elle s'est assise, aussi, sur la chaise. Souriante.– comme… ne a téhévision…– Oui, simplement. Vous n'étiez jamais venue dans un café, en vrai ?

Elle a fait non du menton. Elle était jolie.– Bien : je vous dis "à votre santé"…

Elle a levé son verre elle aussi, timide. Ils les ont entrechoqués doucement. Joli vert des menthes àl'eau.– san… té…

Et bu une gorgée. Tous les deux.– Bien, en quoi puis-je vous aider ?

Elle a baissé les yeux. Un silence.– que… je sais pas qui demander…– Oui, demandez-moi. Je ne peux pas répondre à tout, mais je peux essayer.

Silence. Elle cherchait les mots, ou classait les idées. Elle a bu encore, comme pour s'humecter leslèvres ou se donner une contenance.– que… Monsieur Le Pellec y n'a dit… ne arrêter le mois prochain nes tartes citron et… nes flans…

? Oui, et…?– alors… je sais pas quoi faire…– Faire pour quoi ? Monsieur Le Pellec, il a sûrement fait ses comptes, regardé ce qui serait le mieuxpour ses affaires. Ce n'est pas la fin.

Elle a cligné des yeux, cherché à croiser son regard.– co… mment ça… marche…? vous… savez pas…? mon probème…? même si c'est… moi je rêve…

Il a souri.– Je sais pas si c'est un rêve, mais chaque personnage est cohérent, souvent. Si je vous rêve, votrepersonnage ne sait pas ce qu'il y a dans ma tête. Et si vous rêvez, mon personnage ne sait pas cequ'il y a dans votre tête.

Elle a mis la main à sa bouche, pensive. Souriant à demi.– ou-i… je… comprends, dans ce rêve… comme si je… serais intéhigente un peu, même si je suispetite, quand même…

Elle rêvait parfois d'être grande ?Silence. Une gorgée de menthe.

– mon… probème, c'est… le plus gentil monsieur du monde… y ne va plus revenir, si y n'a plus deflan…– Aïe.

Amoureuse d'un client ?– Peut-être, s'il est si gentil, il prendra autre chose, non ?

Elle a relevé les yeux.– co… mment ça marche…? que vote… personnage, y sait comment y fera, le vous en vrai…?

?– C'est le "moi en vrai", le plus gentil monsieur du monde ?

Elle a hoché le menton.???Il souriait, il…

– Pfh, attendez, je reprends mon souffle…

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Inspirer, expirer… Presque à en tomber raide mort, c'était dur à avaler, digérer : la fille qu'il aimait,en secret, était à moitié amoureuse de lui, en secret ?– Si je vous dis que le "moi en vrai" reviendra, gentiment, pour vous revoir, toujours…

Elle a fait la moue, un peu.– c'est… merveilleux le rêver, mais… j'ai très peur que le vous en vrai, il reviendra plus jamais…

Certes, comment dire ? S'il lui disait qu'ils ne rêvaient peut-être pas, elle risquait de recommencerà bégayer, rougir, se refermer, confuse…– Attendez, même si j'étais qu'un personnage que vous imaginez, si ce que je dis n'est pas crédible,je… peux vous aider à réfléchir…

Elle a eu un petit sourire. Bu une gorgée.– je… su pas intéhigente…– Euh, vous n'êtes pas sûre de vous, mais c'est peut-être un signe d'intelligence – les gens qui croientsavoir, ils se disent intelligents, mais ils se trompent parfois, ils ne perçoivent pas les problèmes, lesincertitudes, simplement. Ce sont eux qui sont pas intelligents.

Elle a souri un peu plus. Comme heureuse de trouver cet argumentaire quelque part en elle-même.– Ce gentil garçon, il demande toujours un flan ?– il… ne prend toujours un flan, oui…– Mais peut-être que la première fois, il a dit ça par hasard, et il aurait pu prendre autre chose.

Pensive.– Après, quand vous lui avez resservi un flan, sans qu'il demande rien, il…– il a… souri, c'était bien ça il voulait…– Ou bien il a été heureux que vous vous souveniez de lui, de son choix, et ça l'a fait sourire… sim-plement.

Elle avait les yeux lointains, perdue dans ses souvenirs, elle souriait.– Et depuis, il accepte toujours ce flan que vous lui servez, mais il ne le demande pas spécialement.

Incertaine, visiblement. Elle a bu une autre gorgée, et lui aussi.– Tout simplement, jeudi prochain : au lieu de lui servir ce flan, demandez-lui ce qu'il voudrait, ou s'ilne voudrait pas goûter autre chose.– y… ne va dire… un flan, je… suis sûre…– Il est fidèle, c'est vrai, il a l'air heureux de cette habitude de son petit flan, de vous revoir…

Elle a rougi.– Mais demandez-lui, vous ne pouvez pas savoir, peut-être qu'il y aura une bonne surprise pour vous.Et ça ferait disparaître vos craintes pour le futur.

Heureuse… Mais elle… a fini sa menthe à l'eau, et – aïe – le rêve semblait proche de s'évanouir. Ila fini son verre lui aussi.– Vous y repenserez ? Chercherez les mots ?

Elle souriait.– ou-i…

Elle a semblé vouloir se lever, et… oui, ils se sont levés. Elle avait trouvé les réponses qu'ellecherchait, c'était fini. Sans réaliser qu'elle pourrait passer plein d'autres minutes avec lui, non : elleétait amoureuse d'un autre, de "lui en vrai". C'était insensé, comme situation… C'était un rêve idiot,même si c'était lui qui faisait un rêve, que ce n'était pas vrai…– Manemoiselle, je me disais…

Ils marchaient vers la porte, ils allaient se quitter dans quinze secondes…– Jeudi prochain, le 15, vous allez revoir le "moi en vrai", en bégayant toute timide perdue…

Elle a baissé les yeux, souri, hoché le menton.– Est-ce que, nous deux, comme en rêve, on pourrait se revoir, pour en parler, discuter de commentça s'est passé, le lendemain ou quelque chose ?

Heu-reuse…– ou… i… c'est… plus facile… pas en vrai…

Il a souri.– mais… peut-ête je vais… rêver le 15, merveilleux, et… reviende sans problème… mais en vrai, ça…sera la catastrophe…– On ne peut pas savoir. Ce que je vous propose : quand le calendrier vous dira qu'on est Vendredi16, à dix-neuf heures trente, à peu près, venez regarder si vous m'apercevez dans ce bar, qui vousattend, tout seul avec deux menthes…

Elle souriait.– ça… serait la suite… de ce moment mer-veilleux…– Merveilleux pour moi aussi, manemoiselle.

Elle a rougi.

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* * *

Il a poussé la porte de verre, inquiet. Est-ce qu'il avait tout rêvé, ou bien est-ce que…?– Soir.– s… s… swa… s… soir… par-don…

Miracle, sa petite pâtissière n'était pas tranquille mais toute crispée, comme si c'était effectivementle soir capital. Immobile, pétrifiée, n'allant pas chercher sa part de flan habituelle.

Pour l'aider, il est allé jusqu'à la vitrine, regardant longuement toute la série des petits gâteaux, passeulement les flans.– m… meu… ssieu…– Mh ?– è… est-ce v… vous voudrez g… goûter un… un aute g… gâteau, p… peut-ête…?

Il a souri.– Oui, c'est une bonne idée, lequel vous me conseillez ?

Silence. Oui, elle s'était toute empourprée, grimaçant un immense sourire retenu. Son rêve deve-nait réalité, oui, petit ange.

Mais elle s'est comme secouée, perdue, regardant la rangée des gâteaux alignés.– que… que…

Perdue.– Prenez votre temps, je suis pas pressé. Lequel je pourrais essayer, par exemple ?– que… ne chou ou… mille-feuilles, des gens y ne disent s… ça salit tout les doigts, pas comme ne leflan…– Ah oui, vous avez raison, je n'y avais pas pensé.

Petit sourire. Heureuse, comme confortée que quelqu'un approuve ce qu'elle dit.– que… un éclair, s… c'est prope, comme un flan, p… pour ne t… transporter, p… par ézempe…– Bien, je vous remercie. Je vais vous prendre un éclair à la vanille. Par exemple.

Il ré-employait ses mots à elle, pour qu'elle se sente suivie, un peu plus encore. Approuvée.– Et peut-être, la semaine prochaine, j'essaierai un éclair au café, on verra. Il y a plein de choses mer-veilleuses chez vous…

Heu-reuse, radieuse. Aux anges.Mais elle s'est secouée, pour attraper un petit éclair blanc, et l'emmener sur sa table à paquets.

* * *

Dix neuf heures vingt huit à sa montre. Ce serait bientôt le moment décisif. Il a arrangé les deuxverres, bien en position pour être vus du dehors. Regardé encore.

Peut-être la verrait-il passer indifférente, l'esprit ailleurs, ayant oublié ce rêve idiot, promesse derendez-vous. Ou peut-être ne la verrait-il même pas, parce qu'elle allait vers la gauche en sortant dumagasin, pas vers ici. Soupir.

Un vieux monsieur, avec une canne. Deux jeunes. Oui. Il attendrait peut-être jusqu'à huit heures etdemie… Le barman penserait qu'il était simplement un amoureux déçu, et il n'aurait pas vraiment tort.C'est la vie.

? Sa petite pâtissière, adorée… Si jolie… Et elle… a regardé à l'intérieur, vers lui, mon dieu…Il a fait coucou de la main, et elle a eu un très grand sourire. Elle est entrée…Il s'est levé, pour l'accueillir. Ils se souriaient, se regardaient dans les yeux, c'était merveilleux…

– Soir.– s… war…– Asseyez-vous, manemoiselle. Ça va ?

Elle a hoché le menton.– je… suis z'heureuse z'heureuse, p… plus que ne toute ma vie…– C'est vrai ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

Silence, elle avait les yeux lointains, revivant ces souvenirs qui l'émouvaient. Elle s'est passé lamain dans les cheveux, comme épanouie, aux anges.– que y… y veut bien é… ssayer un aute gâteau, oui…– Et donc, quand il n'y aura plus de flan, il prendra simplement autre chose, il reviendra vous voir.– ou-i…

Suprême bonheur…– m… mais s… est encore pluss merveilleux que ça… les mots il n'a dit… y… y ne demandait mon…avis… comme si mon avis à moi ça serait intéressant, presque… pour lui…

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– Vous êtes une spécialiste, en gâteaux…– m… er-ci… merci…

Heureuse. Se répétant les mots entendus hier.– y… n'a dit… v… ou… z'avez raison, je n'y avais pas pensé…– Vous voyez : ça confirme que vous êtes une bonne spécialiste, il vous respecte et il a raison.– que y n'a dit… il y a plein de choses merveilleuses chez vous…– Oui. C'est merveilleux, tous ces petits gâteaux délicieux.– chez… moi…– Oui, il connaît pas Monsieur Le Pellec. Pour lui, ce magasin, c'est vous. Et s'il revient fidèlement àce magasin, c'est qu'il est fidèle à sa petite pâtissière préférée…

Rouge, rouge… la pauvre.Pour la détendre, il a levé son verre.

– A votre santé, manemoiselle…Elle a soufflé, essayé de sortir de ses souvenirs délicieux, un petit peu.

– s… santé… meu… ssieu…– Oui, j'aimerais bien connaître votre prénom, mais je sais pas si c'est possible. Moi je m'appelle Gé-rard.

Elle a cligné des yeux.– pas… Paul…?– Hein, je sais pas, non, pourquoi ?– que… dans le fime… la… jeune fille, toute seule… è ne répétait… je l'aime, Paul…– Et vous êtes amoureuse de cet acteur, aussi ?

Elle a souri.– non… mais s… ça sonnait bien, moi je répétais aussi… en pensant au vous en vrai… je l'aime,Paul…

Amoureuse de lui ? Gulp.– Il y avait une chance sur mille, peut-être, pour qu'il s'appelle Paul.

Elle a baissé les yeux, souriante.– oui…

Silence. Ils ont bu, un peu.– je l'aime, Gérard…

… Ça lui fendait le cœur… à en mourir de tendresse, tomber raide mort…Mais elle avait les yeux baissés, l'ignorant, amoureuse "d'un autre", et c'était complètement dé-

ment, comme situation. Bien sûr, lui savait qu'elle ne rêvait pas, qu'il n'était pas qu'une image donnantl'illusion de la regarder en face, mais… Oui, c'était encore ce rêve bizarre, rêver qu'un des personna-ges croie rêver…– mais…

Aïe, elle ne souriait plus.– Il y a un problème ?– que… si y n'aimait b… beaucoup les… flans Monsieur Le Pellec, j… Gérard – je l'appelle Gérard…– Oui.– si… si c'était son… préféré, c'était normal y ne reviende, toujours… mais… si tous les gâteaux dumonde, y ne veut bien goûter… aïe…

?– Vous craignez qu'il aille goûter ailleurs aussi…?

Elle a souri.– n… non que…

Très amusée, elle était, et il ne comprenait pas. Mais les pommettes rouges, un peu confuse. Ellea bu, pour se ressaisir, se secouer les idées.– dans… un aute fime… la… la madame en colère que… non, moi je suis pas comme ça…

?– Vous pouvez m'expliquer ?– que… la madame en colère de son fiancé, y n'allait embrasser des autes filles, comme goûterailleurs… et devenue très méchante, non… moi je suis pas comme ça…– Qu'est-ce que vous auriez fait à sa place ?

Elle s'est mordu la lèvre, toute confuse.– que… je n'aurais été… inquiète, triste… je me serais dite y… y ne va trouver mieux, c'est sûr… c'esttriste… c'est normal…– C'est un très beau sentiment, de pardonner, d'espérer le retour… Bravo, manemoiselle, vous méri-tez le retour de votre fiancé… Davantage que cette héroïne méchante.

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Elle a souri, doucement.– Moi je trouve que ce fiancé, quand même, il n'était pas correct. Je sais pas pour le "moi en vrai",mais "moi" je suis fidèle… Et je crois que Gérard, il reviendra vous voir, simplement, fidèlement.

Heureuse, rêveuse.– Peut-être qu'il sera fidèle maintenant aux éclairs à la vanille, jusqu'à ce qu'il y en ait plus, peut-êtreun jour. Alors il essaierait autre chose, mais toujours avec sa petite pâtissière préférée…– que c'est… le plus merveilleux garçon du monde…– Pour vous, peut-être, mais vous avez vu qu'il n'a pas d'alliance ?

Elle a hoché le menton, sérieuse, intéressée.– Son cœur est peut-être libre. C'est un vieux garçon, pas marié.– mais… y ne doit avoir nes miyons maîtresses, folles z'amoureuses de lui…

Il a souri.– Vous avez déjà vu une fille avec lui ?

Elle a fait non, du menton.– peut-ête, le soir…– Ou peut-être pas.– m… mais y n'est si beau… si beau, en plus de ête tènement gentil…

Sourire.– Non, manemoiselle, c'est que vous êtes aveugle, c'est pas grave, c'est peut-être automatique quandon a de grands sentiments pour quelqu'un…– les autes filles, è se rendent pas compte…?– Rappelez-vous : plusieurs fois, il y avait des jeunes filles, des jeunes femmes, au magasin, justeavant ou juste après lui…– ou-i…– Et est-ce qu'elles ont eu l'air de s'intéresser à lui, d'être sous le charme ?

Elle se mordait la lèvre, cherchait dans ses souvenirs. Elle a souri.– non…– Et lui, est-ce qu'il a paru s'intéresser à elles ? Est-ce que vous l'avez vu draguer n'importe qui,comme ça, comme les super-mâles des films ?

Elle souriait, heureuse.– non, y n'est… calme, gen-til…– Et solitaire, peut-être.

Elle s'est mordu la lèvre.– Comme vous. Et peut-être qu'il a un faible pour sa petite pâtissière fidèle et solitaire…

Elle a baissé les yeux, rougi…– Non ? C'est pas impossible, vous croyez pas ? Quelle preuve vous avez du contraire ?– que je… su une rien du tout, tout ne monde y me dit…– Lui aussi il vous dit ça ?

Elle a souri.– n… non, lui y… me sourit, me dit des mots gentils…– Ah, vous voyez.

Elle a bu, longuement. Et il l'a imitée.– Manemoiselle, ces moments qu'on passe ici, en tête-à-tête, à essayer d'organiser la prochaine en-trevue, ils pourraient être réels…

Elle a secoué la tête, perdue.– n… n… non, n… n…– Chhht… Non, je veux dire : peut-être que ce garçon et vous, vous pourriez vous voir, vous parler,doucement, simplement.– je… serais si… z'heureuse…– Repensez-y, simplement. Peut-être que Gérard est un garçon fidèle, un peu solitaire, mais avec unfaible pour vous. C'est pas impossible.– mais… presque sûr, c'est… pas ça…– On ne sait pas, tout est possible. Regardez : ça se passe très bien, entre nous, ici, dans cemonde…

Elle a souri, rougi.– ou-i… que…

Silence.– Que ?– que la "moi en rêve" è… è n'est presque z'a-moureuse du "vous en rêve"… mais la "moi en vrai", èn'est z'amoureuse du "vous en vrai", c'est… beaucoup plus difficile…

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– On verra…

* * *

– Un éclair au café, peut-être, s'y vous plaît.Elle a souri, pris le petit gâteau brun. En silence. Souriante, heureuse.Et elle est allée faire le petit paquet, en silence, toujours. Demain elle le raconterait au "Gérard en

rêve", et…Soupir. Gros soupir. C'était tellement absurde, comme situation. Il préférait être dans la peau du

"Gérard en rêve" que du "Gérard en vrai", et pourtant c'était malsain. Il ne rêvait peut-être pas, et dansce cas, il la trompait sur la situation, l'embobinait malhonnêtement.

Soupir encore. Pff… que faire ? Que lui dire demain ? Ou aujourd'hui dans l'autre rôle ?Elle le regardait, comme inquiète. Peut-être à cause de ses gros soupirs, involontaires. Ressem-

blant aux msieurs-dames pressés qui exprimaient leur impatience devant ces longs petits paquets…– Non, je… pardon, je pensais à quelque chose…

Elle l'écoutait, attentive. Oui, il n'avait peut-être pas rêvé, il ne rêvait peut-être pas…– Je sais plus très bien où j'en suis : j'ai fait un rêve, manemoiselle, où on était tous les deux, vous etmoi…

Elle a baissé les yeux, rougi.– Excusez-moi, je veux dire : c'était très propre et gentil et calme. Juste on se retrouvait dans un café,on parlait, un peu…

Elle a relevé les yeux, la bouche entrouverte, perdue.– Je me suis dit : "Gérard, mon bonhomme, il faudrait quand même se réveiller !"…

Ses lèvres ont murmuré, en silence, Gé-rard…– Je sais pas, je crois que ce soir, tout à l'heure, je vais aller dans ce café, encore. Même si on est unJeudi. Et peut-être, si… Non, je…

Elle restait immobile. Silencieuse, perdue.– Pardon, vous trouvez ça bizarre ? Je vous déçois ?

Elle a baissé les yeux, tremblante, cherchant les mots.– n… non… j… je su t… toute perdue aussi… que…

Silence.– que m… moi aussi j… je n'a fait un… un rêve c… comme ça…– Peut-être qu'on pourra en parler, un petit peu, s'expliquer nos rêves bizarres, tous les deux…

Elle a rougi, souri, perdue. Mais le bruit de la rue, un autre client…Alors il a pris le petit paquet, sa monnaie.

– A tout à l'heure peut-être…Il aurait aimé qu'elle hoche le menton, ou sourie, mais elle n'a fait que piquer un fard.Et il est parti.

* * *

Le contraste était saisissant avec son arrivée "en rêve" : pas de sourire, elle tremblait, toute per-due, peureuse. Bien sûr, il n'avait pas commandé leurs menthes à l'eau, pas encore.

Mais elle est entrée, très courageuse, tremblante. Il s'est levé, est allé jusqu'à elle.– Merci d'être venue…– m… mer-ci… m… m… mer-ci, merci… par-don…– Venez, asseyez-vous ici. C'est là qu'on se mettait, dans mon rêve.

Un demi-sourire, presque.– m… moi au… aussi…– Bien. Et ça se passait bien ?

Elle a hoché le menton, le cou un peu crispé.– Parfait. Je vais aller commander des boissons… vous prendrez quoi ?– n… n' menthe à l'eau, s… s'y vous plaît, p… par-don, p… par-don…– Moi aussi, je prenais une menthe à l'eau, bien.

Il est allé commander. Au type barbu, qui ne devait pas comprendre la différence avec leur ren-contre précédente, certes… Si ce n'avait pas été un rêve. Mais il ne poserait pas la question. Et puisça aurait pu être un nouveau rêve, cette fois, rien n'est jamais sûr en la matière…

Il est revenu avec les deux menthes. La petite jeune fille le regardait, la tête rentrée dans lesépaules, timide perdue…– Voilà : les deux menthes…

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– m… mer-ci, j… je vais v… vous rem-bourser, p… par-don…– Non, pas besoin. Je suis heureux de ce petit moment avec vous, en vrai. Petit moment à deux, sanscomptoir au milieu.

Oui, juste une table, quand même… Ce n'était pas un slow langoureux…Elle avait rougi, demeurait silencieuse.

– m… mer-ci…– Merci à vous.

Silence.– Dans mon rêve, vous me parliez de votre métier. Vous m'expliquiez que vous étiez heureuse quandun client vous faisait confiance, un peu…

Elle a hoché le menton.– ou… i…

Silence.– Il y a beaucoup de gens qui vous font confiance, qui sont aimables avec vous ?

Elle tremblait, cherchait les mots, perdue.– p… par-don…– N'ayez pas peur. Prenez votre temps. Dites-moi si ce n'est pas une question facile.– m… mer-ci…

Oh-là-là, ce n'était pas facile, non. Complètement tétanisée, coincée, persuadée qu'une catastro-phe allait arriver. Au premier mot de travers.– Fermez les yeux. Respirez, un peu.

Elle a obéi, docile. Et son souffle s'est posé, un peu. Ses épaules se sont détendues.Silence.

– m… mer… ci…– Soufflez. Tranquille. Tout va bien. Vous êtes juste dans un café, c'est le soir, la fin de journée. Toutva bien.

Elle a fait oui, du menton, imperceptiblement. Les yeux toujours fermés.– Vous avez déjà vu des films où des gens sont au café ?– ou-i…– Bien. C'est juste un petit moment de rien du tout, c'est pas très important. C'est gentil.– s… si j…

Sa voix s'est étranglée. Elle a comme rassemblé son courage, serré les paupières.– si j… gen-til…a… avec v… vous…– Bien. Moi aussi je trouve ça gentil, ce moment avec vous, ma petite pâtissière préférée…

Elle a souri, rougi…– Enfin… je veux pas dire : "n'oubliez surtout pas que notre relation est professionnelle", ce n'est pasça. Au contraire, je suis heureux de faire votre connaissance en tant que personne, gentille personne,à part entière.

Rouge, rouge…– C'est un peu triste, quand on apprécie une personne, de devoir la traiter comme… professionnelle-ment, sans pouvoir dire en face qu'on l'aime bien, un peu… ou beaucoup.

Elle a hoché le menton, très très sérieuse, convaincue.– Voilà, peut-être que vous pouvez ouvrir les yeux maintenant, regarder le verre, on va se dire "bonnesanté"…

Elle a… ouvert les yeux, regardant la table, fixement, son verre.– On y va ?

Il a pris son verre et l'a levé, doucement. Mais elle… avait du mal à suivre, elle a approché la main,elle tremblait, fort.– Attention, de pas renverser. Enfin, si vous renversez, ce n'est pas très grave, ça arrive à tout lemonde.

Elle a réussi à prendre le verre, avec ses deux mains, les bras levés, parce que la table était trèshaute pour elle, petite naine adorée.– Voilà. Je bois à votre santé, manemoiselle…

Elle a presque souri, et avancé son verre tremblant jusqu'à toucher le sien.– Ting !

Un sourire, oui, un vrai.– s… san… s… san-té, m… monsieur j… Gé-rard…– Merci. Et moi, je pourrais connaître votre prénom ?

Elle a rougi, elle a bu. Et lui aussi, a bu.– Je ne bois pas beaucoup, à la fois, j'aimerais que ce petit moment dure longtemps. Avec vous.

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Rouge…Silence.

– m… moi… aussi…– Merci.

Silence.– C'est gentil, très gentil, ce moment tous les deux. Comme dans mes rêves. C'est moins facile, biensûr, mais c'est bien.

Elle souriait, les yeux baissés. Trop timide pour oser affronter son regard. Alors il a regardé vers lemur, longuement, et il a senti, perçu, qu'elle le regardait, longuement. Oui, il fallait lui laisser de longsmoments, comme ça, sans faire peser sur elle…– Le monde "en vrai" vous fait un peu peur, vous aussi ?– ou… i…

Il a regardé la table, tourné un peu la tête, revenant vers elle. Gardant les yeux baissés. Pourqu'elle le regarde sans crainte.– Vous avez peur de quoi ? De gens méchants, de gens en colère ?

Silence.– et que… que le gentil m… monsieur y… y ne sera d… déçu ne moi, b… bien sûr…– Un gentil monsieur ? Peut-être qu'il sera déçu si vous êtes méchante, méprisante, bavarde. Il y a ungros risque ?

Silence.– n… non… m… mer-ci…

Il a souri.– Vous accepterez de… me dire votre prénom ?– oui, p… par-don… pardon, m… mon dieu, p… pardon…

Sourire, tout seul. Elle s'appelait Pardon ?Silence.

– pa… tricia, p… pardon…– Enchanté, Patricia…

Et il a relevé les yeux, croisé les siens, une seconde, avant qu'elle ne baisse le menton, timide.– ch… chantée, m… merci, p… pardon…– Je suis heureux de pouvoir mettre un nom sur votre doux visage, sur votre gentille personne…

Elle a rougi, légèrement.– De mon côté, je vous ai dit que je m'appelle Gérard.

Elle a hoché le menton.– d… dans m… mon rêve, l… l'aute fois…– Vous avez rêvé de moi ? C'est gentil, moi aussi j'ai rêvé de vous, qu'on se revoyait dans ce café…

Heureuse…– m… moi aussi…– C'est magique, c'est un miracle, ou… ce n'était pas un rêve…– s… si… s… s… si… si…– Bien. Simplement deux rêves gentils, qui se rejoignent…

Elle a fermé les yeux, avec une petite moue de… comme de délice. Oui, visiblement, elle se répé-tait ces mots : simplement deux rêves gentils, qui se rejoignent…

Il l'a laissée souffler, se répéter ces mots encore et encore. Quelle fille délicieuse elle était… Touteeffacée, adorable, romantique.– Mais en vrai aussi, ça peut être gentil.

Elle a avalé sa salive. Ce n'était apparemment pas si facile de revenir dans le monde extérieur…– Non ?– s… c'est p… pas pareil…– Peut-être, oui. Expliquez-moi.– que j… je su pas… pas inteureussante…– Pas intéressante ? Je sais pas, moi ça m'intéresse de vous connaître, savoir comment vous voyezle monde, les choses…

Elle en avait presque les larmes aux yeux.– v… vous n'êtes s… si j… gen-til, j… Gérard…– Gentil avec vous, spécialement, parce qu'on s'entend bien, tous les deux. Simplement.

Elle s'est mordu la lèvre, aux anges.– Patricia, je pensais à quelque chose : la semaine prochaine, peut-être qu'on pourrait se revoir, pa-reil. Non ? Peut-être ?

Ti-mide…

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– ou… i… j… je ne serais s… si z'heureuse…– Moi aussi, infiniment heureux. Comme une amitié, un peu, qui se dessine…

Elle avalait sa salive, cherchait les mots.– Oui ?– que…

Silence.– Oui ?– ou-i, que… s… c'est pas f… facile…– Peut-être quand même que c'est possible. Simplement un petit moment, de temps en temps.

Elle a hoché le menton, mais…– m… mais…

Silence.– Dites-moi, ayez pas peur. Ça m'intéresse de comprendre vos réserves, vos sentiments.– que… que a… avec le vous en rêve, s… c'était pluss f… facile…

Dur…Il pouvait encore lui dire "je vous faisais marcher, c'est un rêve, ici, je faisais semblant d'êtreGérard-en-vrai". Mais il allait devenir dingue. Tout mélangé entre deux personnages distincts, le vraiétant le moins agréable…– Patricia…

Elle a… très courageuse, levé les yeux, croisé les siens.– Patricia, je ne sais pas quoi vous dire. Je vous demande, s'il vous plaît : faites-moi confiance, ayezconfiance en vous, donnez-nous une chance, peut-être.

Elle avait la larme à l'œil.– s… ça d… dépend k… qu'est-ce j… je dis…?– Oui. Notre sort est entre vos mains.

Elle s'est mordu la lèvre, perdue, a baissé les yeux.– m… mon dieu… m… mon dieu…

Silence.– Qu'est-ce que vous déciderez ? Peut-être tout à l'heure, ou dans la semaine qui vient, rien nepresse.– m… mer-ci… m… merci k… comprende… s… si j… gentil…– J'essaye de vous comprendre. Ça m'intéresse de vous comprendre. Je le jure.

Elle a reniflé, comme si elle retenait une larme.– m… mer-ci… m… mer-ci…

Silence.– j… Gé-rard… è… è…

Silence.– Oui ?– è… est-ce ça éziste u… une fille qui ne… ne serait f… folle z'amoureuse un… un monsieur m…mais è ne saurait pas comment lui… lui dire b… bonjour, m… merci…?– Oui, je crois que ça existe. Et si le monsieur il est timide aussi, ils ont beaucoup de mal à faire unpas l'un vers l'autre…

Elle a souri, toute seule.– ou… i…– Peut-être que c'est sa faute à lui, il devrait, en tant qu'homme, prendre les devants, brusquer leschoses, peut-être. Je sais pas, non ?

Elle a avalé sa salive.– n… non, p… pas sa faute à nui, t… tènement j… gentil p… pas crier, la disputer…– C'est pas forcément de la gentillesse : peut-être qu'il est fou amoureux d'elle, simplement.

Elle a rougi, très très fort. Oulah, il a même cru que… Non, elle n'allait pas s'évanouir, elle…– Patricia !

Ouf, elle ré-émergeait.– Buvons un petit peu, pour fêter ce… hum.

Fêter ces déclarations, oui, à la troisième personne, indirectement…Elle a… levé son verre, un petit peu, comme saoule…

– s… san-té…– A votre santé, Patricia. Peut-être que beaucoup de docteurs diraient qu'on est malade, mais entremalades, c'est gentil, je trouve…– s… si j… gen-til… m… même en vrai…– Même avec le "moi en vrai" ?

Elle a souri.

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– m… même, ou… ou-i…– Vous sauvez ma santé mentale, Patricia. Je vous en remercie, du fond du cœur.

Rouge…– m… moi aussi… ne… vous dire… m… merci nu fond ne mon cœur… a… infini…

* * *

Il avait hésité très fort, mais il était là, finalement. Venu ce Vendredi, dans le rôle du "moi en rêve",fidèle aussi, d'une certaine façon. C'était peut-être une erreur, s'il ratait l'occasion d'annihiler ce per-sonnage imaginaire qu'elle venait rencontrer. Mais il était si proche d'elle, dans ce rôle, peut-être plusproche qu'il ne le serait jamais dans l'autre monde, sous l'autre "identité"…

Il regardait les deux verres de menthe, pas sûr de lui, sans faire attention au monde extérieur, del'autre côté de la vitre. Il était là, simplement, au cas où. Peut-être qu'elle passerait, aurait un sourire,avant de conclure "Non, je n'ai plus besoin de lui, maintenant, je vais revoir l'autre"…

Il n'était pas jaloux, de lui-même, il était perdu.Le bruit de la rue, quelqu'un entrait, peut-être elle… La porte qui se ferme, le silence.

– s… war… Gé-rard…Il a levé les yeux. Elle avait l'air toute perdue, hésitante.

– Soir Patricia.– que… v… vous v… viendez t… tous l… tous… tous les j… jours, n… n'attende quéqu'un, p… par-don…?

Il a soupiré, souri.– Non, asseyez-vous. C'est pour vous, ce verre. Ce soir, on est Vendredi : je suis dans le rôle du "Moien rêve", vous vous souvenez ?

Elle a souri, s'est assise.– ou… f... mer-ci…– Il vous fait encore peur, le "moi en vrai" ?

Elle souriait, sans répondre, les yeux lointains, se rappelant ses moments avec lui.– y… y n'est si… gentil, si merveilleux…– Peut-être que lui aussi, il vous trouve gentille, merveilleuse…

Elle a rougi, fort.– Tout est possible, Patricia.– mais… toutes nes autes filles, è ne sont mieux…– Patricia, vous avez déjà lu des histoires d'amour, vous savez comment ça se passe ?– avec… des madames très belles, intéhigentes… grandes…– Ou une petite bergère timide, effacée…

Elle a baissé les yeux, hoché le menton, heureuse.– Il ne faut pas vous inquiéter à l'avance, peut-être que ça va très bien se passer. Très simplement.– m… mais j… je sais pas comment faire… comment dire…– Peut-être que lui non plus, il ne sait pas, il est inquiet, il a peur de vous décevoir.

Elle a souri, très doucement.– n… non… y faut pas y ne s'inquiète… tout y ne sera merveilleux… pour moi, qu'est-ce il ne fait, oudit…– Il vous en remercierait, s'il savait ça. Mais sachez qu'il pense peut-être exactement la même chose,de son côté. Il fera tout pour que vous vous sentiez bien, que tout se passe bien.

Elle a mis la main à sa bouche.– m… mais… en vrai, c'est… comment…?– Peut-être comme ici, se parler, simplement, s'aider, se rencontrer, faire connaissance.– m… mais dans les fimes, que… que moi je… sais pas embrasser, ni… faire les choses, de tout nus,mon dieu…– Peut-être que lui non plus ne sait pas, et il a peur de ne pas être bien, ne pas savoir faire.

Elle a souri.– non… non, toute façon, c'est… pas une histoire d'amour, juste u… rencontre, de un petit moment,comme une amitié, peut-être…– Peut-être, ce sera à vous deux de décider, ensemble. Ça sera peut être "amitié et plus si affinités"…

Elle a hoché le menton.– m… er-ci… que… ça m'aide beaucoup vous parler… je… n'étais si z'inquiète…– Merci à vous, de me donner raison, d'être venu, ce soir… Vous verrez, le monde sera doux et sim-ple, maintenant, entre vous deux.

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PUZZLE PUISSANCE DEUX

Il a ouvert le petit paquet, encore tout attendri d'avoir revu son adorée… Attrapé le joli flan et…merde, un petit machin était tombé. Qu'est-ce que ?

C'était sûrement un morceau de papier d'emballage ou quoi, mais, bon, il s'est arrêté, penché, pourramasser ce petit bout de chose.

? Un petit morceau de papier cartonné, blanc, avec des lignes. Ecrit infiniment petit, incroyable. Unmessage de sa petite pâtissière chérie ? Non, c'était écrit beaucoup trop petit pour être lisible. Avecun stylo spécial, rappelant le Rotring 0,15mm avec lequel il dessinait les lignes de structure sur sesmaquettes, autrefois. Il était curieux de lire ce qu'il y avait écrit, tout de même. A moitié secrètement,ressemblant tellement à un geste de sa timide petite pâtissière chérie.

Avec une photocopie échelle 800%, pour commencer, ou double 800%… Et il pouvait le faire à lamaison avec son scanner, pas besoin d'aller dans un magasin.

Il a mordu dans le flan, tout de même, repris son chemin. Simplement intrigué, intéressé, gardantprécieusement ce petit bout de Bristol illisible.

Quand il était gamin, lui, il faisait de très petits dessins, entourés d'un cadre, ses parents disaientque c'était de "taille timbre-poste, ah-ah-ah"… Oui. Et maintenant il était amoureux d'une petite naine,qui écrivait encore plus petit que lui. Comme une longue lettre, sur cinq centimètres par trois… Enayant peur d'être lue, timide, si timide, adorable…

* * *

Elle était allée chercher le petit flan, sans regard particulier, c'était leur simple routine, comme si derien n'était. Elle semblait persuadée qu'il avait laissé choir le petit message secret, ou l'avait jeté à lapoubelle sans se poser de questions. Son "cèr mêsyê"… Pris pour un détritus quelconque. Si ellesavait…

Il hésitait. Allez, peut-être…– Manemoiselle…

Elle s'est immobilisée, cessant d'emballer le petit flan. Comme inquiète, ou même terrorisée.– J'ai… essayé de lire votre petit message…

Paniquée, oui. Immobile, tétanisée.– Je n'ai pas réussi, désolé.

Ouf, visiblement. Elle a repris son emballage, un peu tremblante.– p… par-don…– Manemoiselle, la lettre E avec accent circonflexe, pour vous, ça se prononce EU ?

Elle… a hoché le menton, nerveuse.– Je peux vous demander la clé, pour lire ?– p… par-don, p… pardon, pardon…– C'est rien, c'était gentil de m'écrire une lettre, timidement, mais je voudrais pouvoir la lire, simple-ment.

Toute toute tremblante, la pauvre, les yeux baissés.– que s… c'est ihizibe, qu'est-ce je n'écris, è… è disent t… toutes nes madames…

Madames ? Quelles madames ? Aucun homme dans sa vie, son travail ?– Moi, personnellement, je veux pas vous rejeter en vous déclarant illisible, je voudrais faire le paspour rejoindre votre univers, votre logique, votre langue à vous…

Elle a fermé les yeux, grimaçant et souriant en même temps. En hochant le menton. Comme si ellese disait "J'en avais rêvé, sans oser y croire"… Mais il se faisait peut-être des illusions.– S'il ne vient pas d'autre client, est-ce que vous pouvez m'accorder trois minutes, pour m'indiquercomment lire ?

Elle s'est mordu la lèvre. Sans répondre. Mais elle avait fini le petit paquet, elle est revenue vers lecomptoir.– Oui ?

Ti-mide…– Vous acceptez ?

Silence. Rougeur sur ses pommettes.– v… vous n'êtes s… si j… gentil n… ne perde des… des minutes entières à cause ne moi, s… sanscolère…– Ce n'est pas du temps perdu. Je suis heureux de me rapprocher de vous, un peu. Chercher à com-prendre vos pensées, ou vos sentiments.

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Rouge, la pauvre…Enfin, trouver un papier… tiens, l'emballage du flan, pourquoi pas.

– Alors, on a dit : E avec accent circonflexe, pour vous, c'est ce que les professeurs écrivent "E-U".– p… par-don…– Vous n'avez pas tort, c'est juste une autre façon. Je respecte vos conventions, j'ai seulement besoinde les connaître, pour vous lire, comme vous vous lisez vous-même…– m… mer-ci… t… tè-nement, p… pardon…– A avec accent circonflexe, c'est…?– an…– OK, pour A-N, E-N, bien, vous avez raison, et c'est plus facile de prononcer en son continu :annnnnnn… avec une seule lettre. Bien.

Elle a souri, timidement.– m… mer-ci…– C'est rien, c'est normal.

Elle a secoué la tête.– t… tout ne monde entier, y… y ne me dispute… tous…– Eh bien, vous avez trouvé un allié au monde, c'est bien, non ?

Rouge…Oui, revenir à la grille, vite, avant que quelqu'un ne pousse la porte.

– O avec accent circonflexe, c'est…?– au…– O avec tréma, deux petits points ?– on…– U avec accent circonflexe ?– ou…– I avec accent circonflexe ?– un…– Bien : une seule lettre pour U-N, I-N, A-I-N, c'est bien.

Elle souriait, heureuse.– C'est tout phonétique ? Comment vous lisez vos G-E ?– gue…– Bien, et C-E ?– che…– Ah, excellent, une seule lettre pour le son ch, comme en phonétique. Et le C peut être remplacé parS ou K pour tout. Vous êtes géniale, et pas besoin de signes compliqués, à apprendre et réciter, im-possibles à trouver sur un clavier. Génial, je suis conquis. J'essaierai de répondre à votre lettre, dansvotre langue, simplement écrit un peu plus gros…

Le bruit de la rue, merde, quelqu'un entrait…

* * *

Bon, reprenons, du début à la fin, d'un trait. Maintenant que tout était transcrit en "français", c'étaitplus facile, pour lui. Son cœur cognait.

Cher meussieu,Je mescuz vou dérangé eureuzemen kèsseu je nécri cé ihizibe vou zalé ne jeté à na poubèl byin sur.Je sé byin que, ne tou lé magazin vou zalé, toute lé vendeuz è ne tomb fol zamoureuz de vou, ke vounète le plu genti meussieu du mond, et vou voulé just è ne vou déranj pa tro. Cé pour ça je nauré dugardé ne silence et jé réussi pendan deu zané. Mé mon keur y né tou torturé pensé un jour vou nalétrouvé ayeur dé flan mwin chèr. Alor je né trouvé le couraj vous dir que je seré zeureuz vou donnégratui cé flan, ou un aute si vou trouvé méyeur ayeur, et je pouré vous ne laporté, pa bezwin ne voudérangé j'éspère vou trouvé ça seré une bonne idé. Le méyeur de tou lé flan vou connaissé, gratui,livré ché vou. Et votre sourir en récompense ça seré le plus grand boneur du monde pour mwa. Je sébyin cé pas possib ke ça seré dérangé kan même, cé juste mon rêv de boneur. (Sans dérangé).

Tendremen,PatriciaOh… Il en avait la larme à l'œil. Il a pris une page de brouillon, pour la lettre-réponse qu'il avait

promise. Il écrirait en Français dans un premier temps, en phonétique dans un deuxième temps, avecles lettres de Patricia dans un troisième temps.

Bon…Ma très très chère petite Patricia,

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J'ai une grande et bonne nouvelle pour vous : j'accepte votre idée de flan gratuit, livré chez moi,sans me déranger. Mais je poserai plusieurs conditions, simples :A- Il ne faudra pas amener 1 flan, il faudra en amener 2 : un pour moi et un pour vousB- Il ne faudra pas les laisser à la porte en vous effaçant timidement, il faudra entrer, vous asseoir, eton les mangera ensemble, en se parlant un petit peuC- Il faudra accepter les fleurs gratuites que je vous offrirai de mon côté

Patricia, ce ne sont pas toutes les vendeuses du monde qui sont amoureuses de moi, mais aucuneou presque : il n'y a que la petite pâtissière de la Rue Saint-Jean qui est très gentille avec moi. Et moije pensais que tous les clients mâles qui entraient tombaient fous amoureux d'elle, mais peut-être queje me trompe aussi : j'ai l'air d'être le seul à l'aimer si profondément, à essayer par tous les moyensd'être gentil avec elle.

Je vous laisse une semaine pour lire et relire ces mots, comme j'ai eu toute une semaine pour lireet relire votre délicieuse petite lettre. On se fixera un rendez-vous la semaine d'après, et puis alors onse reverra en dehors du magasin, je ne reviendrai plus (je faisais semblant de venir pour un gâteau, jene venais en fait que pour vos beaux yeux, vos silences timides…).

Amoureusement,Gérard

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NONNE

Il a soupiré, coupé le moteur. Allez, y aller, et dans quatre minutes, la N-ième désillusion. Bien sûrque c'était idiot, de revenir pour cet anniversaire, cette coïncidence : Jeudi 15 Mars 2007, jour pourjour 6 ans après leur Jeudi 15 Mars 2001, première rencontre… Bien sûr, elle ne serait pas derrière lecomptoir, redevenue employée, cela faisait presque quatre ans qu'elle n'était plus ici. Il rêvait seule-ment qu'elle vienne comme lui en pèlerinage, ce soir, pour cet anniversaire de leur rencontre, qu'ellesoit devant le magasin, les yeux perdus dans le lointain… Non, cela ne serait pas. Mais il était venuquand même, pour repenser à ces doux moments d'autrefois.

Il allait tourner au coin de la rue, là, et il saurait immédiatement si…Personne. Non, personne n'attendait devant le magasin là-bas. Pas de petite naine timide à l'hori-

zon. Personne sur ce trottoir, jusque très loin, une grand-mère avec son toutou. Et personne en facenon plus, juste une grande femme en tenue bizarre, religieuse ou quoi, en face de la pâtisserie. Sou-pir.

Aller jusque là-bas, lentement. Marcher à petits pas, peut-être que la petite jeune fille allait arriverun peu après, simplement, il était six heures moins trois. Lui laisser le temps d'arriver, oui. Soupir. Aquoi il jouait, à se raconter des films comme ça ? Bah, ça ne fait de mal à personne.

Marcher, lentement, sur ces dizaines de mètres où son cœur avait tant battu autrefois. Nostalgie.Silence. Le bruit des autos. Là-bas, le chien à la mémère était en position de crotter et la dame regar-dait fixement ailleurs… De l'autre côté en face, la religieuse était en prière ou en méditation. Il regar-dait l'enseigne, lui, nouvelle enseigne du magasin. Pâtisserie. Il préférait les années d'autrefois, telle-ment, sa petite pâtissière en sucre, silencieuse timide, naine gentille. Qu'était-elle devenue ? Soupir.

Mais les mètres passaient, beaucoup trop vite, et il arrivait déjà au magasin, à la vitrine. On voyaitmal, avec le reflet. Mais, sans surprise, hélas, ce n'était pas "elle"… Juste la grande connasse quil'avait remplacée. Il n'y a pas de miracle. Ou pas dans ce monde, en tout cas. Il rêverait de sa petitechérie, ce soir, comme d'habitude, mais il aurait tant aimé la revoir. Ou avoir sa photo.

Soupir. Dans la vitrine, il y avait toujours des flans, entre autres choses, mais ça ne lui faisait pasenvie, non. Il a regardé au loin, des deux côtés, voir si la petite jeune fille arrivait, mais non, sans sur-prise. Dix huit heures une. Snif. Allez, retourner. Le cœur un peu plus bas encore. C'était peut-être del'auto-affliction, une forme sentimentale de masochisme, d'être venu. Connard de romantique, petitcon sentimentaliste. Snif.

Marcher, le cœur gros, simplement. Retourner, à sa voiture, son appartement, sa solitude…– Hé, M'sieur !

? Une voix féminine derrière lui. Mais une voix forte et assurée : non, ce n'était pas sa douce petitefée, sa tendre petite bègue… Il s'est retourné. C'était la religieuse qui avait traversé. Avec son uni-forme, sa toque et sa Bible ou quoi. Une nonne entre deux âges, quarantaine ou cinquantaine.

Il a secoué la tête.– Non, je… pardon…– Monsieur, s'il vous plaît !

Histoire d'ajouter un peu à l'inconfort de la situation…– Demandez à des riches, madame, moi je peux rien pour vous. Et j'ai assez de mes soucis…– Monsieur, le Seigneur a mis sur Terre des handicapés pour éprouver la force de notre amour !– … Oui, bravo, mais laissez-moi…– Monsieur, répondez s'il vous plaît à trois questions et je vous laisse, juré ! Juré sur le salut de monâme ! Il ne vous en coûtera pas un centime !

Soupir. Bon allez, trois questions et puis adieu. Il avait des tas de choses à faire : pleurer, pleurer,pleurer…– Pffh... OK.– Est-ce que vous veniez à cette pâtisserie en 2001-2002 ?

??? Hein ? Quel rapport avec les religieuses, les handicapés, le Seigneur ?– Oui.– Est-ce que vous achetiez un flan, toujours ?

??? Quoi ?– Oui.

Mais qu'est-ce que…? Non, ne pas poser de questions, trois réponses et s'en aller, libéré…– Est-ce que vous dites "Soir" pour dire "bonsoir" ?

???– Ça dépend. Parfois.

C'est ce qu'il disait à la petite jeune fille, oui, rien qu'à elle, petite chérie. En 2001-2002, en ache-tant un flan à la vanille…

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??? Mais quel rapport entre cette religieuse et sa petite chérie ? Sa sœur ?– Libre à vous de vous en aller, monsieur ! Mais j'aurais des milliards d'autres questions à vous poser.Et le fait que vous soyez venu aujourd'hui même, six ans après, jour pour jour, un Jeudi à nouveau…

Merde ! Ça avait bien rapport avec la jeune fille, leur première rencontre. Sa sœur ? Mais la petiteemployée n'aurait pas marqué sur un calendrier l'anecdote de leur première rencontre, détail insigni-fiant de sa vie professionnelle. Non, ça ne collait pas. Il n'y comprenait rien.– Vous ne partez plus ? Vous semblez intéressé ! C'est "elle" que vous cherchiez à voir, à travers lavitrine, sans entrer ?– "Elle"…?

Mon dieu, qu'est-ce que… C'était le miracle, incroyable, impensable, mais autrement. Qui étaitcette nonne ?– Qui vous cherchiez à voir, à travers cette vitrine ? Qu'est-ce que vous vouliez voir ?– Si… si était revenue la petite jeune fille que…

… que j'aime, oui… que j'aime encore, quatre ans après.– Ah-là-là, j'ai des millions de choses à vous dire d'elle, ça vous intéresse ?!– Infiniment, madame, je… Je donnerai tout ce que j'ai pour vos handicapés ou vos anges ou quoi,parlez-moi d'elle… Je ne suis pas riche, mais je pourrai emprunter, je…

Elle a souri, pour la première fois. Et puis levé les yeux au ciel.– Bonne pêche ! Merci Seigneur !

Et elle s'est signée.– Vous êtes sa sœur ? sa cousine ? Qu'est-ce que ? Comment est-ce qu'elle a pu se souvenir du jouroù…?– Je suis la sœur de tous les êtres humains, enfants de Dieu, même ta sœur à toi !– Parlez-moi d'elle, ma sœur, je vous en supplie, qu'est-ce qu'elle devient ?

Elle a souri, bizarrement, comme triomphalement. Comme si c'était un miracle pour elle aussi.Sans répondre.– Je… je peux vous offrir un verre, madame ? Parler un moment, une heure ou deux ?– Ah-ah-ah !

? Qu'est-ce qu'il avait dit de drôle ?– Vous voulez me faire entrer dans une de ces tavernes alcoolisées où règne le Malin ?– Je sais pas, ou devant un distributeur de limonade, s'il y en a dans le coin… Se poser et parler unpeu, non ?– La parole divine m'abreuve suffisamment, mais tu as raison, mon petit, mon grand, allons nous as-seoir, il y a un banc sous les arbres là-bas.– Oui, bien, merci. Merci infiniment.

Ils… se sont mis en route. Elle soulevait sa robe longue pour marcher, pour ne pas marcher des-sus, ça faisait tout bizarre. Une religieuse… non, ce n'était pas du tout la rencontre qu'il avait imagi-née.– Est-ce qu'elle va bien, la petite jeune fille ?

Silence. Il s'est tourné vers la nonne. Elle avait les yeux baissés, remuant les lèvres. Se récitantdes quantiques ou quoi. Oui, la laisser faire à sa façon. En deux heures, il aurait le temps de toutcomprendre, tout savoir.

La petite jeune fille devait être mariée, oui, et donc pas question pour elle-même d'aller voir cetancien amoureux, qu'il était. Elle avait envoyé sa sœur, pour essayer de le consoler, ou le dissuaderde se suicider. Peut-être toutes croyantes, dans la famille. Escomptant sauver des âmes.

Les derniers mètres jusqu'au petit parc, la dame s'est signée encore, avant de joindre les mains.Le banc était inoccupé, sinon on en apercevait de toute façon deux autres là-bas. Ils se sont assis.

– Voilà ! Dis-moi mon grand, comprends-tu que c'est le Seigneur qui a décidé cette rencontre ?– Euh, si vous voulez, mdame. Je ne croyais plus avoir des nouvelles un jour, et, incroyablement,c'est merveilleux, c'est…– C'est un Don du Ciel !

Oui, enfin non, devoir se résigner à la savoir partie à jamais… petite puce chérie, mariée.– Je repose ma question première : es-tu bien persuadé que le Seigneur a mis sur Terre des handica-pés pour éprouver la force de notre amour ? Notre tolérance, notre compassion.

Rester calme, respirer.– Je… madame, je respecte votre engagement, vos bonnes actions, je ne suis pas riche mais j'es-saierai de vous aider, en remerciement… mais, s'il vous plaît, parlez-moi d'elle… qu'est-ce qu'elle estdevenue, est-ce qu'elle est en bonne santé ? Comment peut-elle se souvenir de la date, de premièrevisite, de chacun de…?

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– Ah-ah-ah ! Moi aussi, je sais pas par où commencer ! Et quand je m'interroge… Notre supérieurenous assure qu'en toutes choses, la réponse est dans les Saintes Ecritures !

…– Ah-ah-ah ! Ça ne te fait pas rire ?– Euh, je… je suis mort de trouille, pour ce que vous allez dire. Mais rassurez-moi, un peu, s'il vousplaît, dites-moi au moins qu'elle va bien…

Et elle a… froncé les sourcils.– Tt !– Ça veut dire Oui ?– Es-tu pratiquant ?

?– Euh, je… j'irai donner un peu d'argent à la messe, si vous voulez, mais… euh, j'ai reçu une éduca-tion athée, je suis plutôt agnostique ou même sceptique, je respecte vos croyances, je… Madame,elle va bien, la petite jeune fille ? – ou, euh, "jeune femme" maintenant…

Gulp.– Dis-moi, mon grand, pourquoi t'intéresses-tu à elle ?– Euh, c'est sans déranger, pardon… Je n'ai jamais voulu la déranger. Je faisais semblant de revenirpour un flan, comme un simple client, sans déranger. Ça aurait pu durer trente ans, sans déranger…– Tu voulais la protéger ?– Hein ? Euh, oui, si elle avait eu besoin d'aide, j'aurais… une fois, je l'ai défendue contre un clientméchant, mais je… je ne faisais que passer… insignifiant.– Mh. Excuse-moi, jeune frère, je ne suis pas bien en position de… J'ai appris que tous les hommesétaient des porcs lubriques – sauf mon papa, et les serviteurs du Seigneur – abstinents.

? Silence.– Et…?– Tu es à l'évidence différent, elle avait raison, la ptite.

Elle avait parlé de lui, détaillant son caractère ou quoi ? Il n'avait jamais envisagé qu'elle ait faitattention à lui… Il était touché.– Elle était quoi, pour toi ?– Ben, la plus gentille fille de l'Univers, et la plus jolie, la plus douce, la plus adorable…– Tu es amoureux ?– Oui, mais sans déranger… je comprends bien qu'elle a sa vie, que ce n'est pas possible entre nous.Elle avait pas de bague mais elle devait avoir un copain, elle doit être mariée aujourd'hui, je com-prends.– Et si je te disais qu'elle était handicapée mentale, qu'elle est internée ?– Non, bien sûr. Je vous croirais pas. C'est une fille merveilleuse.

Elle a soupiré.– Dans les Saintes Ecritures aussi, je suis sûre, c'est écrit : "l'amour rend aveugle"… Dé-bile men-tale,si !– Elle rendait parfaitement la monnaie, elle avait le regard intense, et, euh…– Handicapée mentale !

?– Ça ne fait rien, je l'aime quand même, si douce, délicieuse. Je l'aime encore plus si les gens la re-jettent et si, par chance, elle n'avait que moi, comme admirateur. Chevalier servant…

Son cœur cognait.– Ah-ah-ah ! C'est dingue ! Et naine en plus ! Crevure ! Et une ratée pareille, elle se trouve un amou-reux ! Enfin… ça aurait pu, oui, mais c'est trop tard !– Madame, elle… elle ne va pas très bien ?– Elle est en catatonie, inaccessible, partie…

???– Pardon ?– On la fait manger en la menaçant de piqûres. Elle obéit, elle survit, absente, immobile. Elle ne saitmême plus quel jour ou quelle année on est, c'est moi – moi-même – qui ai pensé qu'aujourd'hui spé-cialement, peut-être, je pourrais te retrouver…

Respirer, se secouer les idées, bon sang…– Attendez… je… je pensais qu'elle était mariée, mère peut-être, et que si vous étiez là, c'était pourme dire de l'oublier.– C'est elle qui aurait besoin de t'oublier ! Ou bien te retrouver !– Je suis là, je… je ferai n'importe quoi pour elle, je… je ne comprends pas, je… je suis en train defaire un rêve…?

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– Aïe, elle parlait aussi comme ça, dans son journal. Elle ferme les yeux pour "changer de rêve" ! Et ilsl'ont classée schizophrène, débile schizoïde, ils ne parlent pas de t'interner aussi ?– Non… Je fais semblant d'être normal, je réussis presque.– Aïe-aïe-aïe !– Vous parliez de son journal… elle avait un journal intime, elle vous l'a donné à lire ?– Non, pas "donné", enfin… Quand elle a été renvoyée de son travail, renvoyée chez les handicapésmentaux, elle se raccrochait maladivement à ce cahier, manuscrit. Ignorant le boire et le manger pourlire et relire en silence, tourner les pages… Les médecins lui ont confisqué, évidemment. C'est làqu'elle s'est vraiment toute ratatinée, refermée.– Mon dieu…– Et moi j'ai voulu – Dieu guidant mes pas – lire ce charabia illisible, ces 74 paragraphes, 74 semai-nes, qui avaient tant d'importance pour elle. J'avais été passionnée de cryptographie dans mon ado-lescence. Et j'ai réussi !

… C'était à la fois indécent, de lui avoir volé ses souvenirs, petit ange, et… en même temps, c'étaitvraisemblablement grâce à ça qu'il pouvait avoir de ses nouvelles, aujourd'hui.– Ça commençait le Jeudi 15 Mars 2001 !

?– Tu t'en doutes, hein !– Non, pas du tout, je suis très très surpris… Enfin… Moi aussi, j'ai commencé un journal, ce 15 Mars2001, je savais que je reviendrais chaque semaine, qu'il y aurait plein de pages, je trouvais que c'étaitmerveilleux…– Ah-ah-ah ! Elle, c'était un peu différent. La psy l'avait exhortée à mettre par écrit ses impressions eninsertion professionnelle, en essayant d'écrire français, mais elle ne l'avait pas fait, feignante. Mais là,c'était sa troisième semaine de travail, elle a été très émue de te rencontrer, elle a voulu écrire ça pourelle toute seule. Elle pensait qu'elle ne te reverrait jamais plus, hélas, mais qu'elle allait rencontrer detemps en temps plusieurs beaux jeunes hommes gentils, comme toi.

Touché.– Beau ? euh…– Ça, c'est chacune ses goûts, ah-ah-ah !– Oui, hum…– En tout cas, quand t'es revenu la semaine suivante, là ça a été le déclic, le coup de foudre, la pro-messe de bonheur éternel, elle croyait… Te servir un flan chaque semaine jusqu'à la fin des temps : lebonheur, pur !– Moi aussi, je suis tombé amoureux ce 22 Mars, quand elle m'a resservi un flan sans même que jel'ai redemandé. Elle se souvenait de moi, et elle était belle, belle…– Tais-toi, merde ! Aveugle et sentimental comme ça, tu vas me faire croire qu'il y a des hommes aumonde… éh, merde, j'ai fait vœu de… Me fais pas regretter, connard !– Je… non, je suis le roi des cons, mdame, au lieu de lui tendre la main, de lui venir en aide, je suisresté comme un con, distant, poli…– Et c'était simplement merveilleux pour elle… Plus beau que tous ses rêves…– Rendez-lui son cahier, madame. Il lui appartient, et si elle y tenait tant…– Les toubis veulent pas ! Elle DOIT sortir du trou ! De ce trou là aussi !– Mdame, si vous êtes venu me trouver aujourd'hui, c'est que vous pensez que je peux l'aider, la ra-mener à la vie ?– Pff… Elle est sacrément atteinte, mais je… je crois, oui, que tu peux l'aider. Rien qu'entendre ta voixpeut lui redonner le sourire, même si elle pensera que c'est évidemment un rêve, impossible. Merde !Mais si c'est toi qui lui dis d'ouvrir les yeux, se lever et marcher ou quelque chose…– Je viendrai la voir, je l'aiderai, je ferai n'importe quoi…– Non ! Pas n'importe quoi, attention ! Tu la touches pas, vu ?!– Lui parler doucement, la faire sourire, lui demander de manger, d'ouvrir les yeux, essayer…– Mais tu n'es pas un bon chrétien, et si – en fait – le miracle se produit : ce sera grâce à moi…– Vous en serez remerciée, assurément, mdame…– Amen !

* * *

Le téléphone sonnait. Mh, il valait mieux éteindre le gaz, il ferait cuire les œufs après – si le coupde fil durait…

Allé décrocher.– Allô.

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– Allô ! Monsieur Nesey ? Gérard Nesey ?!? Une voix féminine, mais pas sa mère. Peut-être une publicité.

– Mm.– Ici sœur Sarah !

? Il a souri. La protectrice de sa petite Patricia… Des nouvelles, bien.– Bonsoir madame.– Et je suis avec la ptite, qu'est à l'écouteur !

Il a souri un peu plus, imaginant Patricia, toute timide perdue.– Oui ? Patricia ? 'Soir manemoiselle…– Ah-ah-ah ! Tu verrais sa tronche ! J'ui ai jamais vu un sourire aussi grand ! Suprême bonheur !Mieux encore que ta photo !

… Oui. Si gentil à elle, Patricia. Heureuse d'entendre sa voix, simplement…– Je… suis heureux de reprendre contact, manemoiselle… j'étais si triste de vous avoir perdue…– Ah-ah-ah ! Eh, mon grand, elle est pas en état de te causer, de réponde ! J'la sors à peine de sessonges avec ta photo – que j'ui laisse pas ! pour qu'è revienne temps-en-temps dans le monde exté-rieur – non, elle est pas en état de te faire la conversation, pas encore. C'est à moi qu'y faut qu'tuparles !– Oui, pardon.– Donc ! On t'appelait pour te dire : j't'explique ! J'ui ai dit, à la ptite, que tu pouvais passer nous voir,et elle était toute catastrophée, elle a dit – oui, elle a parlé ! elle est pas muette ! – elle a dit, en bé-gayant mais bon, dit qu'elle avait pas de flan, et elle se sentait perdue, toute perdue – comme toutenue ou quoi !

… Il ne savait pas que dire. Il aurait pu expliquer que ça n'avait aucun importance, ce flan, mais ilne voulait pas bousculer les bases fragiles de sa petite Patricia…– Alors, on est allées à la bibiothèque, j'l'ai emmenée ! Des livres de cuisine ! Et ça fait trois fois qu'onessaye de faire ce fichu flan pâtissier de merde !

Oui. Est-ce qu'il devait dire quelque chose ? Est-ce que son silence inquiéterait Patricia ?– Donc ! Maintenant qu'on est prêtes : Monsieur Nesey, vous êtes invité au Centre, pour un flan-pâtissier-maison, délicieux vous verrez !– Je viendrai, oui, merci… merci Patricia, manemoiselle...– Ben, j'ui ai dit : ça sera pas forcément un Jeudi ! Tu peux ptêt' pas te libérer ! Et pas un Dimanche :c'est le Jour du Seigneur ! Ptêt' un Samedi ? Samedi dans quat' jours ? Vers quinze heures ?

Sourire. Invité. La revoir, Patricia…– Oui…– Parfait !– Je serai heureux, infiniment heureux, de revenir, comme autrefois, revivre ces minutes tous lesdeux, simplement…– Oh-là-là ! Ah ben ça y est ! T'as gagné : elle pleure !– Pardon… pardon…– Mais non imbécile : elle sourit jusqu'aux oreilles, avec des larmes qui coulent ! Avec ce regard niais,dans le vague j'sais pas où !– Si gentille…– Arrête ! Tu vas nous la tuer !– Non. Non je veux pas qu'elle meure. J'ai tellement besoin de la revoir.– T'as entendu, ptite crotte ?! Alors me fais plus jamais chier qu'tu vas "mourir ne bonheur", il te l'in-terdit, lui ! T'as entendu ?!

Silence.– Et il faut qu'tu manges pour survivre, pas seulement par crainte des piqûres, vu ?! C'est lui qui te ledemande !

Il oscillait entre gêne et inquiétude.– Ouais ? Ah-ah-ah ! Elle a compris ! Ou entendu, en tout cas ! Sauvée !

Si indécente, cette dame. Mais il voulait dire un mot gentil, pour conforter la situation, l'acquis.– Bien. C'est bien. C'est important, pour tous les deux, qu'on se revoie. C'est merveilleux. Mieux en-core que de s'éteindre avec le sourire… Ce sera merveilleux, je crois.– Mais rougis pas, ptite sotte ! Personne te regarde !– Madame, laissez-la respirer, s'il vous plaît. Samedi, vous ne serez pas au milieu, j'espère. Patricia etmoi, on se sent mieux tout seuls, partageant des silences et des minutes. Au calme.– Oh-là-là ! J'imagine ! La paire d'amorphes ! Dans l'Evangile selon Saint-Luc, il est écrit, justement…– Chhht… laissez-nous, respirer.– OK, OK, mais…

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– On vous remercie, madame, sœur Sarah. On vous remercie infiniment de nous avoir permis dereprendre contact. Mais maintenant on va essayer de gérer ça par nous-mêmes, à notre vitesse…– Votre "vitesse", ah-ah-ah ! Ah-ah-ah ! Tortues !

Il a souri, oui. Et peut-être Patricia souriait-elle, elle aussi. Heureuse.

* * *

– Voilà ! On y est ! Elle t'attend là-bas, sous le pan Nord du cloître, y'a pas de vitrine mais on lui aréinstallé deux tables, un banc contre le mur, elle est prête ! Elle t'attend depuis midi et demie, cetteconne ! Immobile ! Elle sourit, toute seule !

Oui, retrouvé ses bases, un peu, petite puce chérie…– Et, bon, j'vous dérange pas : je s'rai pas au milieu – elle serait toute coincée – mais je jetterai un œild'ici. Ne t'avise pas de la toucher, vu ?

Soupir. Lui, il l'aurait volontiers prise dans ses bras, pour un long câlin consolateur, mais c'étaitsans doute prématuré, de toute façon.– Même pas une caresse sur la joue ?– Tt-tt-tt, on sait où ça mène.

Il a souri.– Rassurez-vous, ça restera de purs sentiments.– Y'a intérêt !

Ils ont débouché sur un espace demi-ouvert, le cloître, oui. Son cœur s'est serré. Il la cherchait desyeux.– Cht ! On respire, on se calme !– Oui, pardon. Je suis ému, comprenez. Vous, quand vous rencontrez Jésus-Christ ou quoi, vousavez le cœur qui bat, non ?– Certes ! Certes… mais ça n'a rien de sexuel !– Moi non plus. C'est de la tendresse, de la crainte que tout ne se passe pas bien…– OK, OK. Bon, je te laisse, elle t'attend là-bas, tu vois, de l'autre côté, par là. Vas-y. Je surveille.

Il… il est allé, seul, tourner l'angle de ce carré bizarre, demi-ouvert sur un jardin.Derniers mètres… respirer. L'angle…Il n'a rien vu, dans un premier temps, à moins que les tables là-bas, oui… c'était sa petite pâtis-

sière ! Elle se levait de son banc, elle tremblait, la pauvre, toute entière…Et il avançait, doucement, ils se regardaient, ils se redécouvraient – elle était toujours aussi belle,

délicieuse… Emu.Jusqu'à la petite table qui les séparait. Il aurait tant aimé caresser ses cheveux… il le ferait peut-

être un jour, maintenant…Croiser ses yeux, rencontrer son sourire, angélique.

– 'Soir manemoiselle…Emue, elle aussi, tremblante, la pauvre.

– s… s… soir, m… meu… ssieu…Sur la table, il y avait une nappe en papier blanc, et un flan circulaire, moyen, découpé en qua-

drants triangulaires.– Je suis heureux de retrouver mon petit flan, ma petite pâtissière préférée…

Elle a baissé les yeux, rougi, très fort…Et puis elle a avancé ses mains – elle tremblait violemment – pour prendre une des parts de flan.

Délicatement. Et elle s'est retournée, vers l'autre table, oui pour l'emballer. Il ne savait pas que faire,que dire. Peut-être était-ce cette routine toute simple qu'elle préférait, dont elle avait besoin.

Dans le doute, il a sorti son porte-monnaie. Mais il craignait de ne pas avoir l'appoint, et – sanscaisse – elle serait perdue, tout allait s'écrouler…

Il la regardait, si belle. Petit nez de profil. Sa jolie poitrine, hum. Elle se laissait regarder.Son paquet fini, elle s'est retournée vers lui, timide, les yeux baissés.

– p… par-don, s… c'est un n… nouveau papier…Oui, une feuille A4 blanche, simplement. Avec l'en-tête du Centre.

– C'est joli aussi. Merci.Elle a rougi encore, retenant un immense sourire, visiblement.

– m… mer-ci… m… mer-ci…Sans relever les yeux. De peur de croiser les siens ?Il a regardé autour, ailleurs.

– Oui, ça a un peu changé, c'est différent. Mais un peu pareil en même temps, c'est bien.Oui, il sentait qu'elle le regardait quand il avait les yeux ailleurs.

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– b… bien, s… si bien, ou… oui…Silence. Il est revenu à elle et elle a baissé les yeux aussitôt, timide. Si timide, si jolie, mon dieu il

était amoureux, amoureux…– Je reviendrai souvent, c'est sûr. Ce sera bien. Pour toujours, maintenant, j'espère…

Rouge… rouge… retenant un immense sourire.Il l'a laissée respirer, goûter cet instant. Et il était heureux, lui aussi, là, si près d'elle, à la regarder.

Elle était si petite, il avait un peu oublié. Tellement adorable.Elle a tressailli, soudain. Les yeux fixés sur son porte-monnaie, réalisant peut-être qu'elle n'avait

pas de caisse, que tout pouvait s'effondrer. Aïe.– Je vous dois quelque chose, manemoiselle ? Ou bien est-ce que c'est devenu gratuit, dans ce nou-veau monde, un peu différent…?

Le cou comme tétanisé, la pauvre. Elle a relevé les yeux, croisé les siens.– ou… ou-i… s… c'est g… gra-tuit, m… merci… merci…– C'est moi qui vous remercie. C'est très gentil.

Elle a baissé les yeux, rougi encore.Silence.Est-ce qu'il devait prendre le flan, dire "Soir manemoiselle" et s'en aller, comme autrefois ? Peut-

être était-ce ce qu'elle voulait, ce qu'il aurait dû faire, mais il aurait voulu l'aider davantage, bougerdoucement ce cercle qui les avait tenus distants, deux années. Autrefois.

Il cherchait quoi dire. Patricia, les yeux baissés, tremblait sans mot dire.Il a regardé ailleurs. Le cloître. La silhouette de Sœur Sarah qui surveillait à distance… Le jardin,

sous une petite pluie maintenant. La pluie ? Sourire.– Ah, il pleut, dehors, je… je peux manger le flan ici, m'asseoir près de vous, un moment ?

Elle s'est retournée, vers son banc, vers le mur.– ou… ou-i… b… bien s… sûr, m… mer-ci, pardon, mer-ci…

Il a pris le flan et a fait le tour de la table. Venu près d'elle, si petite, adorable. Elle levait les yeuxvers lui, elle souriait, si mignonne…– Voilà, asseyons-nous, simplement. Un moment. Prenez aussi un flan, pour vous-même.

Elle a tiqué, toute crispée.– Ce n'est pas interdit, ici. C'est gratuit. C'est un monde un peu différent. Un monde gentil.

Elle a souri, apaisée. Heureuse.– ou… ou-i…

Elle est allée prendre une part de flan, timidement.– Bien. On s'assoit ?

Elle a hoché le menton. Il s'est assis et elle… elle a posé la part de flan, entre eux, pour se hisseren arrière – oui, c'était un banc pour adulte, pas pour petite naine…

Elle a repris son flan. Lui, il a déballé le sien.– Il a l'air délicieux. C'est vous qui l'avez fait ?

Rouge… timide, émue.– ou-ou… i… avec u… n'dame…– Bien. Bravo.

Mordu dedans, prêt à masquer une grimace si c'était aigre ou quoi. Non, c'était assez bon.– Dé-li-cieux…

Tout sourire, heureuse.Et puis elle a goûté, elle aussi. Dégluti. Souri.

– Vous aimez, vous aussi ?Elle a tourné la tête, croisé ses yeux. Heureuse.

– s… si m… mer-veilleux, le monde… a… vec vous…– Je serai toujours là, maintenant, pas très loin. Ou tout près.

Elle a cligné des yeux. Baissé les paupières.– Le monde sera moins dur, maintenant, j'espère.

Silence.– C'est comme si on était amis, maintenant, un peu. Patricia. Vous n'êtes plus toute seule, perduedans un monde hostile. J'essaierai de vous aider, vous protéger…

Elle a rougi, grimaçant un sourire.– Patricia, je… regrette d'être resté distant, autrefois. Je pensais que vous étiez fiancée, que vous nevoudriez pas de mon amitié.

Silence. Toute recroquevillée, timide.– Maintenant je comprends que… je me suis trompé. Il y avait une amitié, silencieuse, entre nous…

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Elle écoutait, toute perdue, silencieuse. Comme si elle prenait note de chaque mot, pour l'écrireensuite, dans un nouveau journal.– Et maintenant, j'essaierai d'être un ami solide, un soutien. Pour vous aider à sortir d'ici, ou à y survi-vre, en paix.

Silence. Il craignait d'avoir trop parlé, franchi les murs de sa pudeur.– Patricia, qu'est-ce que vous pensez de tout ça ?

Silence. Long silence.– que… que… que…

Silence.– Bien. Essayez de répondre. Prenez votre temps. Rien ne presse. On a toute l'après-midi, si on veut.Toute la vie.

Silence. Elle faisait la grimace, cherchait à formuler une phrase. Pour la dire sans bégayer, de trop,peut-être.

Silence. Minutes, entières. Elle préparait sa phrase.– que…

Silence. Ça venait…– que… j… je comprends pas, que…

Silence.– Qu'est-ce que vous ne comprenez pas ? Pourquoi je ne suis pas venu à votre aide plus tôt ?– que… le… le pluss gentil m… meussieu du monde, y… et… et le pluss beau… n… normanementy… y ne va s'occuper un… un miyon de… de filles avant u… une rien du tout k… comme moi… j…amais… en vrai…

… Non, bien sûr. Enfin, il ne voulait pas la contredire, lui donner tort, elle se refermerait.– Patricia, ce qu'il y a, c'est que… je ne vois pas tout à fait les choses comme ça, en ce qui me con-cerne… Vous savez, quand on a des sentiments pour quelqu'un, on est un peu aveugle. Vous enavez entendu parler ?

Elle a rougi, timide. Mais réussi quand même à hocher le menton. Il n'avait pas prononcé le mot"aimer"… encore moins "je vous aime"…– Eh bien, moi, c'est pareil. Je pense que je suis un rien du tout, pauvre et laid, et que la plus gentillefille de l'Univers, c'était ma petite pâtissière adorée, et la plus jolie, à l'infini…

Rouge… rouge…– Peut-être que je me trompe, peut-être que vous vous trompez, ce n'est pas grave. C'est seulementaffaire de sentiments, et si c'est réciproque, c'est… c'est incroyable, c'est merveilleux…

Confuse, la pauvre… Mais l'air infiniment heureuse en même temps. Comme presque trop heu-reuse pour pouvoir le supporter, elle chancelait, il craignait qu'elle s'évanouisse.

Il lui a posé la main sur l'épaule, l'a serrée, doucement.– Patricia, ça va aller ?

? Galopade quelque part…– Stop ! Stop !!! Tu ne la TOU-CHES pas !!

Hein ? Ah, Sœur Sarah, qui accourait, gendarme…– Pardon.

Il a lâché la petite épaule, fragile.– Maudit Satan ! Dieu a une Sainte horreur envers la fornication !

? Quel rapport ? Complètement obsédée, cette nonne…– La fornication sans mariage ! Quelle horreur ! HO-RREUR !

Il s'est tourné vers Patricia, très doucement. Il souriait, il entrevoyait la porte de sortie…– Patricia, est-ce que… peut-être, un jour… vous accepterez de m'épouser…?

Et sans surprise, elle est devenue cramoisie.Mais elle… elle chancelait, elle… Il l'a rattrapée au vol, tombante, inconsciente… Evanouie.

– Patricia…– Merde ! J'appelle les toubis ! Bordel de Dieu !– Non, madame, je… laissez-lui deux minutes, ça va aller.

Il la soutenait, petit poids plume, abandonnée… Simplement trop timide pour regarder l'amour enface…– Dans les contes, le prince charmant fait un bisou et…

Il avait dit ça avec un sourire, pour plaisanter, mais…– Au secours ! A l'aide ! Au viol ! AU VIOL !!!– Sœur Sarah, calmez-vous, je vous en supplie…

Mais des femmes accouraient, toutes religieuses, et il comprenait qu'il avait raté. Tout raté, unedeuxième fois. Hélas.

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Il a allongé le corps inanimé de Patricia sur le banc, avant de se retourner, affronter la foule enfurie – il pensait se protéger la tête contre les gifles, laisser passer l'orage. Sans rendre les coups,éventuels.

Nouvelle erreur : ses jambes et ses bras furent cassés à coups de balai et de bâton. Il ne vécutpas le piétinement de son corps, l'éclatement de son ventre et bas-ventre : le troisième coup de pio-che a transpercé la tempe et atteint le cerveau.

Sa famille devait expliquer plus tard, au cours de l'enterrement – discret – que son comportement"innommable" devait être attribué à une désastreuse conjonction de fragilité mentale, de repli sur soi,et vraisemblablement d'alcool ou drogue.

Patricia, elle, "changea de rêve" – à sa façon ! – en se fracassant elle-même le crâne contre unmur de pierre. Dieu ayant refusé cet acte de défiance, le petit corps fut maintenu en vie, à l'hôpitalrégional universitaire, une huitaine de jours, avant que la généreuse équipe médicale ne soit soulagéepar une pneumonie finale, dirigeant l'âme de la jeune imbécile vers l'Enfer que méritent tous les can-didats au suicide.

Sœur Sarah fut sévèrement accusée d'avoir fait entrer le Mal dans la Maison de Dieu, et fut con-damnée à sept semaines de repentance, au pain sec et à l'eau, enfermée dans le cachot d'isolementdu centre. Elle se repenta activement, assidûment, s'auto-flagella spirituellement… et devint l'une desmeilleures nonnes de la congrégation, enrichie par la conscience de ses fautes. En 2044, sur son litde mort, elle devait d'ailleurs expliquer la source de ses égarements passés : elle avait été égarée parla parole du Christ "aimez vos ennemis", qui tendrait à l'impossible respect des nazis, des violeurs,des monstres. Sans comprendre au départ que, si la conversion charitable échoue, c'est au bâton ouau canon de rappeler où est le Droit Chemin.

L'âme de Sœur Sarah, purifiée, est vraisemblablement aujourd'hui au Paradis, Royaume du Sei-gneur… Tout est bien qui finit bien.

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ADIEUX

– Pasque ma fille, c'est toujours pareil ! J'la surveille de près !La dame continuait à bavasser, toute seule, et la petite jeune fille faisait le paquet, l'air très malheu-

reuse. Oui, l'air si malheureuse ce soir, la pauvre. Et ce regard perdu qu'elle avait eu vers lui, quand ilétait entré. C'était bien plus que de la gêne sous l'avalanche verbale d'une commère. Elle avait l'airvraiment attristée.

Peut-être, s'il osait, il risquerait un mot, tout à l'heure. "Manemoiselle, ça va ?".– J'avais fait du pot au feu, j'le fais super-bien ! Eh ben, v'la-t-y pas qu'è fait la gueule, qu'è…

Le paquet était fini. La petite employée s'est retournée, les yeux baissés. Apportant le paquet surle comptoir-caisse.– C'est vrai, ça vous paraît normal ?! Bon, combien j'vous dois ?– k… qua-torze, p… par-don…– Ah la vache ! Putain, c'est pas donné ! En plus que ma fille, è va encore cracher dans la soupe, direque c'est dégueu, merde !

Portefeuilles et sac à main.– J'ai pas la monnaie, démerdez-vous ! J'ai acheté des serviettes et des haricots, là-bas, mais…

La petite jeune fille a cherché dans sa caisse, silencieuse gentille. Rendu la monnaie, paisible. Simignonne, cette fille. Mais si triste, souvent, surtout ce soir.– Ouais, OK. Ça paraît juste. Mais attention ! J'surveille ! L'aut'jour, au marchand de journaux, l'aut'connard a essayé de m'estorquer !

Il a regardé dans la vitrine, il cherchait les mots, pour s'inquiéter du moral de la petite jeune fille.Sans s'imposer, sans heurter.– Allez, j'continue ! Y me reste encore à passer au pressing et au machin, là-bas !

La dame partait.– 'v… voir, madame…

De sa petite voix, si douce, jolie.– C'est ça ! Salut, connasse.

Partie, ouf.Il s'est retourné, regardant la petite employée, mais… mon dieu, elle avait les yeux pleins de lar-

mes, maintenant. Les yeux droits dans les siens, peut-être pour la première fois en deux ans et demi.– Manemoiselle, ça ne va pas ?

Elle a baissé les yeux, restant un long moment immobile. Cherchant que répondre peut-être.Et puis elle est allée à la vitrine, chercher sa part de flan traditionnelle. Elle l'a emballée, longue-

ment, lui tournant le dos.Peut-être un deuil dans sa famille. Son papa peut-être. Ou bien son fiancé avait eu un accident. A

l'hôpital, sévèrement touché. Oui, c'était sa vie, il n'avait pas le droit de s'immiscer…Silence. Ses gestes doux, et tremblants. Si mal en point, la pauvre. Pauvre petite.Elle a reniflé, toute seule, et… lui tournant toujours le dos, elle… a fouillé dans sa poche, prendre

un mouchoir, porté à son visage. Sans se moucher, non, elle essuyait des larmes… Ça lui chavirait lecœur, lui.

Mais elle a rangé le mouchoir, pris le paquet, s'est retournée. Les yeux baissés.Silence. Hum. Il a sorti son porte-monnaie, mis l'Euro cinquante qu'il devait. Oui, la laisser à son

chagrin, la pauvre, même s'il aurait tant voulu la prendre dans ses bras, en un long câlin consola-teur…– m… meu… ssieu…

Mh ? Est-ce qu'elle voulait dire "Au revoir monsieur", c'est à dire implicitement "allez-vous en, lais-sez-moi, s'il vous plaît" ?– m… meu… ssieu, j… je voulais v… vous dire a… adieu, m… merci… merci tènement…– Adieu ??

Son cœur s'affolait. Est-ce qu'elle voulait dire "ne revenez plus jamais, s'il vous plaît, me regarderen faisant semblant de venir pour un gâteau" ?

Elle a hoché le menton. Elle… elle pleurait.– que j… je oubirai j… jamais v… vote gentillesse, infinie…

Il cherchait l'air. Sans colère du tout ? Etait-ce elle qui partait ?– Vous… allez quitter ce travail ?– r… renvoyée, m… mais je… oubirai j… jamais vos… sourires, s… si gentils à infini… p… pourmoi…

Catastrophe…– Mon dieu… Et vous avez trouvé du travail ailleurs, vous allez… …?

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Elle a secoué la tête. Les larmes coulaient.– s… c'est f… fini, p… pour moi…

? Qu'est-ce qu'elle voulait dire ? La relation entre eux deux était finie ? Elle ne voulait plus le voir,même ailleurs ? Mais alors pourquoi ces mots si gentils ?

Avalé sa salive, le souffle court.– Qu'est-ce qui est fini ? manemoiselle…

Il s'attendait à un très dur "Rien, il n'y a jamais rien eu entre nous".– l… la vie, n… ne le monde estérieur…

Et elle pleurait, pleurait…– Euh, je… je comprends, un peu, je crois. Moi aussi, je fais de gros efforts pour sortir de ma tête, etvivre un peu dans le monde extérieur – vous m'y avez beaucoup aidé, manemoiselle – et je com-prends que si ça se passe mal… aïe…

Silence. Oui, il fallait sans doute la laisser. A sa tristesse, son chagrin.– v… vous m… m'avez b… beaucoup aidé, au… ssi… t… tènement, m… merci…

?– Oui ? Et maintenant, est-ce que je pourrais vous aider, dans cette épreuve que vous semblez vivre ?Est-ce que vous avez un ami ou un parent pour vous soutenir, ou à qui parler, simplement…?

Larmes, en silence. Ses paupières, closes.– que j… j'ai j… jamais eu d'ami… et mes parents p… pas voulu ne moi…– Mon dieu. Manemoiselle, je… Je vous assure, vous n'êtes pas toute seule au monde. Il y a sansdoute, ici par exemple, des milliers de clients qui voudraient venir à votre secours, votre détresse nousfend le cœur…

Un petit sourire triste. Elle a fait Non, du menton.– Il y a au moins moi, manemoiselle… Je… je voudrais vous parler, plus longuement, vous aider. Ici,quelqu'un peut entrer à chaque seconde, et…

Elle a eu comme une grimace, une nouvelle poussée de larmes.– s… si gentil, à… infini…– Tous les deux, on était devenu comme amis, un peu, semaine après semaine, mois après mois,année après année. Et l'amitié, c'est échanger des sourires quand ça va bien, mais c'est plutôt veniren aide, quand ça ne va pas fort, pour l'un des deux… Mh ?

Elle a reniflé.– m… merci, a… à infini…– Ça veut dire d'accord ?

Silence. L'air si malheureuse, coincée…– Vous avez la liberté de dire "Non merci", je respecte votre liberté, manemoiselle. Simplement, sa-chez que vous n'êtes pas toute seule au monde. Il y a des gens qui vous aiment, profondément, et…

Presque un sanglot. Mon dieu…– Manemoiselle…

Elle… elle se cramponnait au comptoir, elle tremblait.– que…

Silence.– Oui ?– que… j… je vous remercie a… à infini s… ces mots… l… les plus beaux j… je n'a entendu ne toutema vie… (reniflement)… m… mais je va dire n… non…

Il a soupiré.– Si c'est votre choix, je le respecte, manemoiselle.– que… que t… toute ma vie, je ne va m… me souviende s… ces mots, que… que peut-ête s… çan'aurait été possibe… quèque chose… ne u… une amitié…– Oui, très possible. Vous ne voulez pas essayer, tenter notre chance ? On verra bien ce qui…

Elle secouait la tête.– que… en… en vrai, s… ça ne serait u… une catastrophe, tout casser le rêve de… de mon cœur…

Son cœur ? Elle était à moitié amoureuse de lui, elle aussi ? Ou bien il interprétait mal les mots ?– Je vous laisserai décider, manemoiselle. Mais sachez que je suis là, disponible, je serai heureux devous venir en aide. Sincèrement heureux. Et à l'idée de vous perdre, je suis triste, profondément triste,de ne plus jamais vous revoir. Mon dieu…

Lui laisser son adresse ?Elle pleurait, pleurait…

– s… si v… vous me dire… c'est… c'est décidé, v… vous revoir ce soir, a… après le travail…? Silence. Qu'est-ce qu'elle voulait dire ? "Je refuserai" ? Mais il avait déjà dit qu'elle n'était pas

forcée.

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– j… je sais pas k… qu'est-ce je ne réponde…? Il a souri : elle semblait dire qu'il n'avait qu'à la brusquer un tout petit peu pour qu'elle accepte,

même si son mouvement spontané était plutôt de dire Non, hélas… Subtilité féminine escomptant unpeu de force virile ?– Manemoiselle, c'est décidé : je reviendrai vous voir tout à l'heure, à la fermeture. On ira mangerensemble, quelque part, simplement. Essayer de faire le point, tous les deux. Simplement.

Elle se mordait la lèvre. A mi-chemin entre triomphe et peur panique…– Ne vous inquiétez pas, ça se passera très simplement. Juste se parler un petit peu. Juste un repasou une heure, parler, essayer.

Et elle a hoché le menton. Mais le bruit de la rue, merde, quelqu'un entrait…

* * *

La lumière derrière le rideau de clôture s'est éteinte. Elle avait fini. La porte s'est ouverte, et il a vuapparaître sa petite chérie sans blouse blanche, pour la première fois. Il, euh, il n'avait pas vu sonvisage avant qu'elle se retourne, se baisse pour fermer à clé, au sol.

Jolie petite naine en jupe brune, avec une laine beige. Pas de sac à main.Il s'est approché. Elle se relevait.

– 'Soir manemoiselle…Oh mon dieu, ce visage catastrophé, tout en larmes…

– p… par-don, p… par… don…Elle pleurait.

– Ne vous inquiétez pas, tout va bien, manemoiselle… Je sais que c'est fermé, je suis venu vous par-ler. Si vous devez attendre votre patron, encore dix minutes, il n'y a pas de problème.

Elle a secoué la tête.– n… non, è… è ne vient après, m… Madame Le Pellec, ne prende l… la caisse, les invendus… queje su partie…– Bien.– m… mais j… j…

Silence. Incapable de parler, la pauvre.– Respirez, préparez votre phrase, tranquillement. Je suis pas pressé.

Elle a baissé les yeux, se concentrant sur ses mots.Silence.

– que…Silence.

– j… je n'aurais dû v… vous préviende, v… vous serez pas revenu, p… pardon… pardon…– Me prévenir de quoi ?

Silence. Elle cherchait les mots, encore. En reniflant. En s'essuyant les joues avec un mouchoir,maintenant.

Silence.– que… en vrai, j… je su pas u… une normale, b… bien… j… je vais re-tourner ne là où je viens…ch… chez les débiles…

Et elle a éclaté en sanglots…Bon dieu, il… il aurait voulu la prendre dans ses bras, pour la consoler, il n'osait pas.

– Manemoiselle, je… je ne suis pas déçu, pas en colère, je…Elle reniflait, misérablement.

– Je savais que vous n'êtes pas comme les autres personnes. Moi je trouve que vous êtes mieux.Snif, snif…

– Les gens sont méchants, bavards, prétentieux. Vous, vous êtes un petit ange, perdu au milieu. Tel-lement adorable. Peut-être que des professeurs ou des docteurs vous ont classée débile, mais ça nem'intéresse pas…– oh… oh…– Enfin, ça m'intéresse de savoir quelles sont vos difficultés, où vous allez aller. Ça m'intéresse beau-coup, et on devra en parler, tous les deux. Simplement, je ne suis pas convaincu si ces gens me di-sent que vous êtes une débile. Je les entends, et il faut les craindre parce qu'ils sont puissants, maisje ne les crois pas…

Elle a levé vers lui de grands yeux larmoyants, brillants de reconnaissance ou quelque chose. Il yavait une frêle ébauche de demi-sourire sur ses lèvres.– v… vous êtes p… pas f… fâché ne moi…?

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– Pas du tout. Et je suis sûr de moi : une vraie débile, ça ne sait pas rendre la monnaie, parfaitement,comme vous le faisiez. Ils se sont trompés, tous. Oublions-les une seconde. Pour être ensemble, unmoment. On parlera ensuite, on verra comment on peut résister à ces méchants qui veulent vousenfermer. Je sais pas, c'est pas gagné, mais en tout cas, vous n'êtes plus toute seule. Je suis avecvous…

Un sourire, un vrai, enfin grimacé au milieu des larmes.– m… merci, a… à infini…– Merci de vos remerciements, manemoiselle. Vous savez, c'est merveilleux, pour un homme, d'aiderquelqu'un en détresse. On se sent comme un héros, c'est merveilleux.– m… mon hé-ros…– Merci…

Heureux. Vraiment. Et elle le regardait, comme heureuse aussi, ne pleurant presque plus. Lesyeux tout mouillés encore, mais elle n'avait plus l'air brisée.– Venez, on va aller au restaurant. Je vous invite.– p… par-don, que… que je j… jamais été ne… ne restaurant…– Je vous montrerai, pas de problème. C'est simplement comme un magasin où on s'assoit, et onnous apporte à manger, ce qu'on a choisi, sur une carte, menu.

Inquiète, pourtant, encore.– que j… je sais pas que… s… ça ne coûte c… combien…?– Je sais pas. On verra. Mais ne vous inquiétez pas. Je vous invite : c'est moi qui paye.

Il pensait qu'elle allait sourire, ou rougir, mais elle avait l'air toute catastrophée.– m… mon dieu, j… je mérite pas t… tènement, m… mon dieu… v… vous coûter ne l'argent…– A mes yeux, vous le méritez, vraiment. Et, rassurez-vous, je vous ramènerai chez vous, en voiture.Je ne veux pas vous bousculer, vous abuser ou quoi, ce n'est pas ça. Simplement un geste d'amitié,pour une personne que j'aime beaucoup, et qui est en détresse.

Plein de larmes dans ses yeux, à nouveau.– m… mais que… que v… vous n'êtes le… le plus gentil m… meussieu nu monde, s… c'est pas pos-sibe v… vous déranger, p… pour u… une rien du tout, c… comme moi… l… la dernière nes derniè-res…– Moi je pense que vous êtes la plus gentille fille du monde. Et puis je vous dois bien ça, en remer-ciement pour ces milliers de sourires que vous m'avez donnés, qui ont réchauffé mon cœur, plus dedeux années…– que… que…

Silence.– Oui ?– s… c'est pas t… toutes les filles nu monde qui… qui vous font des sourires, à infini, z… z'amoureu-ses…?

Il en a presque ri.– Non, aucune. Enfin, il y avait ma petite pâtissière adorée, Rue Saint-Jean, qui me faisait des souri-res. Elle toute seule, (vous). La plus adorable fille du monde. Peut-être qu'elle me voyait comme ungrand frère, parce qu'on se rassemble, tous les deux. Plutôt effacés, timides, repliés sur nous-mêmes,silencieux…

Elle regardait au loin. Comme si cela l'éclairait, lui faisait comprendre des choses.Mais elle a, soudain, sursauté.

– s… c'est l… la camionnette m… Madame Le Pellec…– Allons-y. Au restaurant. Simplement.

Et ils se sont mis en route, au hasard, vers la gauche.

* * *

Le monsieur est parti, avec la commande. Bien, maintenant qu'ils étaient libérés de ces chosesmatérielles…– Bien, alors, Patricia, expliquez-moi…

Elle souriait. Elle rougissait à demi, comme touchée qu'il emploie aussitôt son prénom. Comme unami.– j… Gérard… j… Gérard…

?– Oui.– j… Gé-rard, je… je ai pas l… l'habitude, pardon…

Il a souri.

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– Je sais, vous êtes toute silencieuse gentille. Et ça fait partie de votre charme, ce que j'adore envous. Mais là on est face au mur, menacés. Il faut essayer, se brusquer…

Elle a baissé les yeux, hoché le menton.– Vous travaillez demain, encore ?

Elle a hoché le menton.– Alors il faut que vous ayez dormi, on n'a pas toute la nuit pour discuter.– et que… que…

Silence.– Mh ?– au… au foyer, y… y faut tou… toutes les pensionnaires è ne sont rentrées onze heures…

Elle vivait dans un foyer pour jeunes filles seules ?Il a regardé sa montre. Sept heures vingt.

– Je vous raccompagnerai vers dix heures. Vous m'expliquerez. Ça nous laisse deux heures et de-mi…– s… cent s… cinquante minutes…

Hein ? Euh, soixante, cent-vingt, et trente, oui. Il a souri.– n… neuf m… mille s… secondes…

Il a souri.– Vous êtes plus forte que moi en calcul mental… Oui, neuf mille secondes pour trouver une solution,un arrangement, une fin heureuse à notre petite histoire, ou une suite heureuse, ce serait encoremieux…

Elle a souri.– l… les n… neuf mille s… secondes nes plus importantes ne… toute ma vie…– Chht… Ne dramatisez pas. Ça va bien se passer, vous verrez. Enfin, on… on pourrait se revoir de-main ?– de… main v… vendredi, j… je dois r… ranger tout, le lit le meube, f… faire le sac, que… que je seraiemmenée s… samedi, s… samedi huit, ch… chez les débiles… peut-ête le matin… c'est… fini…– Patricia, ne voyez pas ça comme la fin du monde. Je pourrai revenir vous voir. Vous connaissezl'adresse ?

Elle a hoché le menton. Bien, chercher un papier pour l'écrire. Son carnet de chèque, par exemple.– Et moi je vous laisse mes coordonnées aussi. Il y a mon adresse sur les chèques, je n'ai pas le télé-phone mais je pourrais le faire installer, si jamais ça pouvait aider…

Il a déchiré un chèque, lui a donné. Et elle lui a indiqué l'adresse du Centre Sainte Julie, c'était àLille, bien, il n'aurait pas trop de route à faire si…– et m… mon nom f… famille, s… c'est n… Niezewska, p… pardon… pardon…– Il faut pas vous excuser. C'est un joli nom.– n… nézeï au… aussi, s… c'est un nom m… mougnoul…?

Nesey ? Bougnoul ?– Ça se prononce Neussé, il paraît. Je sais pas d'où ça vient. C'est peut-être belge ou hollandais, oui.Ou français, peu importe. Vous… vous êtes ma petite polonaise adorée, je vous traiterais pas de"bougnoule"…

Elle a rougi, baissant les yeux, timide.– Patricia, qui a décidé de vous renvoyer dans ce centre ? A qui je pourrais parler, expliquer que…que vous méritez autre chose ?

Silence.– m… mer-ci…

Elle ne répondait pas.Silence. Non, elle réfléchissait. Il ne devrait pas dire deux choses à la fois, ça la bousculait un peu.

– que s… c'est l… la madame ne s… Suivi, qui… qui décide… avec la Docteur méchante… et m…Madame Le Pellec, aussi…– Ça fait trois personnes, bon. Votre patronne, c'est décidé ? Elle vous renvoie, ou bien est-ce qu'il y aun espoir, si les autres dames disaient d'accord ?

Silence. Elle cherchait dans ses souvenirs.– que m… Madame Neuclair, è… è me menaçait t… toujours, d… depuis t… trois ans… s… si je mefais pas des amis, et pas du sport, è va me punir… me renvoyer ch… chez les débiles…– Aïe…– m… mais j… je mentir, p… pardon… je sais c'est mal, m… mais…– Non, vous étiez forcée. Vous étiez menacée. C'est normal. Vous restez une brave fille, même sivous mentiez à la dame méchante, un petit peu.

Elle a souri, comme confortée.

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– m… mer-ci…– Donc… vous aviez cette menace de Madame LeCler depuis des années, et qu'est-ce qui a changé,qui a précipité la fin ?

Elle a avalé sa salive. Elle préparait sa phrase.– que m… Madame Le Pellec, è n'a dit… è… n'a dit, y n'a trois semaines…

Silence.– Qu'est-ce qu'elle a dit ?– que… que è n'en a marre des clientes s… se plainde je fais pas assez vite, je comprends rien, je…je sais pas parler ne m'intéresser l… la vie des gens…

Il a soupiré.– Oui, les mémères sont pas contentes parce que vous bavassez moins qu'elles, mais… ça vous rendadorable aux yeux des hommes – la moitié de la clientèle – c'est un équilibre…

Elle souriait.– n… non, que… que seulement le… le gentil m… meussieu du j… jeudi soir… (v… vous…) y n'avaitl'air c… content ne moi…– Aïe…– et m… madame Le Pellec è n'a dit, è n'avait décidé… prende u… vraie empoyée… même si elleperdait de xonérations handicapés, t… tant pis…

Il a soupiré.– Et ça y est ? Elle vous a fait un papier, comme quoi vous êtes renvoyée ? Il y a pas un préavis pourque vous cherchiez du travail ailleurs ?

Elle a cligné des yeux, visiblement peu au courant de ces détails administratifs.– è… è n'a dit è n'avait envoyé des… pa-piers le mois avant… au toubi des débiles… là elle m'espi-quait à cause qu'elle faisait visiter m… ma rempaçante…

Soupir. Aïe, ça paraissait mal barré.– è ne disait si j… je sabote le travail mes d… dernières semaines, è n'allait m… me raser la tête, m…me traîner toute nue d… dans la rue nevant tout ne monde…– Méchante dame…– ou-i…

Silence.– et m… madame Neuclair, je… l'ai revue, u… ne fois… y n'a quinze jours. C'est elle qui ne m'a dit…je vais retourner ch… chez les débiles, le s… samedi huit… que je fau tiende mes affaires prêtes pourne taxi qui viende…– Elle n'a pas parlé de chercher un autre travail ?

Elle a secoué la tête, triste.– è ne disait je suis une incapabe, v… raiment, que j… j'a raté ma chance… pauv' conne…– Pf… Pour la première fois de ma vie, je voudrais être un riche, un patron… je vous emploierais…

Petit sourire triste.– de… pi-tié…?

Avalé sa salive, embarrassé.– Non, euh… Enfin… moi, personnellement, et sincèrement, je pense que vous êtes la meilleure em-ployée de commerce du monde…

Elle a baissé les yeux, rougi.– m… mer-ci…– Patricia, je crois que… même si je discute avec Madame Le Pellec, votre patronne, c'est trop tard…Je pourrais lui dire que presque tous les hommes tombent amoureux de vous, reviennent pour vosbeaux yeux, et que les femmes vous haïssent évidemment, reviennent pour percer le secret de votrecharme… mais…

Soupir.– Même si elle me croyait, elle a dû déjà faire les démarches d'embauche, de renvoi, elle ne peut plusannuler.– ou… i…– Mais je pourrais aller discuter avec cette Madame Lecler, lui expliquer qu'il faut vous donner uneautre chance. Que vous le méritez.

Petite moue.– è n'est sûre que non… sûre sûre sûre…– Patricia… je peux présenter les choses autrement. Dire que vous avez trouvé un ami au monde, quevous êtes toute transformée, que c'est comme une renaissance : il faut vous redonner une chance.

Rêveuse.– Non ?

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Elle réfléchissait, imaginait, souriante. Sans le contredire. Bien.Mais… aïe, son sourire disparaissait. Un nuage.

– p… peut-ête è… è va croire s… c'est pas vrai… j… je crois è ne savait je mentais, avant, que j'avaistrouvé des amies, nes filles gentilles…– Aïe…– que… que je inventais pas très bien, peut-ête, je disais comme à na téhévision : aller faire des pi-que-niques, prende nes apéritifs…

Songeuse.– m… mais en vrai, j… je pouvais pas… p… parler k… quéqu'un qu'est-ce y n'est important…

?– Qu'est-ce qui est important, pour vous, Patricia ?

Elle a rougi.– m… mon k… cœur…

Il a souri.– Qu'est-ce qu'il y avait dans votre cœur ? Des sentiments, secrets ?

Rouge… Elle a hoché le menton.– p… pour le j… gentil m… meussieu d… u jeudi soir, v… vous…

??? Il souriait, heureux.– Moi aussi mon cœur battait pour ma petite pâtissière chérie, en secret. C'est trop bête, c'est… mer-veilleux de pouvoir se le dire en face. Enfin…

Elle a hoché le menton…– u… huit mille cinq cents s… secondes a… avant la fin nu monde…– Non, attendez, Patricia. Ce n'est pas possible, je…

Silence. Résignée.– Patricia, attendez. Est-ce que je comprends tout de travers, ou…?

Elle a cligné des yeux.– Patricia, je vous le dis en clair, en face : je suis amoureux de vous, infiniment. Depuis deux ans.Amoureux de vous toute seule au monde. Est-ce que c'est réciproque ou est-ce que je me racontedes histoires ?

Rouge… rouge, la pauvre…Silence. Il ne respirait plus.Toute confuse, la pauvre. Elle… elle tremblait maintenant.

– j… j…Silence.

– gé-rard, j… je vous aime, à infini… depuis neux ans et nemi… en secret, pardon…– Merci, Patricia, ma… chérie…? Je… je m'excuse, moi aussi… Il paraît que c'est au garçon de fairele premier pas… C'est ma faute si, aujourd'hui, on est tout au bord de la catastrophe, de la sépara-tion…

Elle a souri, gentille.– n… non… s… si v… vous ne serez c… comme nes hommes normal, j… je serais pas été z'amou-reuse ne vous…– Ouf ! Je suis heureux de mes défauts, alors…

Radieuse.– Mais bon… comment faire que cette histoire d'amour toute neuve ne s'éteigne pas tristement…?

Oui, problème.– v… vous a… vez peut-ête des… amis… pas ête trop tout seul… quand même…– Euh, vous voulez dire… tu veux dire… des amis à moi qui pourraient t'embaucher…?– n-non, b… bien sûr… je voulais dire… p… pour vous, p… pour… toi… ça sera pas tout à fait n… nasolitude…

?– Je n'ai pas d'amis, Patricia. Des amis à mes parents disent qu'ils sont mes amis, mais… Enfin, dansmon univers, il n'y avait que le sourire timide de ma petite pâtissière chérie… secrètement chérie…– et… peut-ête… v… vous ne viendrez me voir… ch… chez les débiles… quand même…?– Bien sûr. Et on pourrait se promener s'il y a un parc ou…

Non.– Ou une cour, s'asseoir sur un banc, l'un près de l'autre…

Petit sourire, de retour.– s… ça ne serait m… moins triste qu'avant, au-trefois, p… pour moi…– Oui ?– m… v… vous revoir, m… mon amour…

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– Je serai heureux de te revoir. Le plus affreux, ce serait de ne te revoir jamais, mon dieu. Pourquoicontinuer à vivre ? Avec toi, même une fois par semaine, la vie mérite d'être vécue…

Mais, au fait…– Patricia, je pensais à quelque chose… autrement : Patricia, est-ce que vous accepteriez de m'épou-ser ?

Rouge… la pauvre, rouge…– n… non, n… non, b… bien sûr…

Dommage. Oui, quel con il était.– Ou bien… vous pourriez venir habiter chez moi, si ce centre pour handicapés n'est qu'un refugeacceptant les gens perdus, pour qu'ils aient un toit, et le couvert. Je ne gagne pas beaucoup, maissans doute assez pour deux.

Rouge…Silence.

– j… je ne f… ferai l… le ménage, repassage, la vaisselle, commissions…– Je ne cherche pas une esclave, mais on pourrait se partager les tâches, oui, ce serait bien.– m… mais v… vous m… méritez m… t… tènement mieux que moi… j… Gé-rard…– Mieux que toi, ça n'existe pas. Je suis aveugle, peut-être, ce n'est pas grave. Patricia, est-ce qu'onpeut dire à Madame Lecler d'annuler le taxi ? Tu n'es plus à l'abandon. Tu as trouvé refuge. Je peuxtéléphoner demain, vendredi.

Songeuse. Souriante.– è… va croire s… c'est pas vrai, s… c'est je suis en danger, ne… un homme pervers, comme è nedisait, y ne veut de sexe… de une petite comme une enfant…– Je ne te toucherai pas, je dormirai sur le canapé, dans le salon…

Elle souriait. Heureuse.– Vos salades, msieu-dames !

Le serveur, oui.– Pardon, merci.

Il aurait presque dit "Non, merci, je n'ai pas le cœur à manger en ce moment"…

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SANS BOUGIES

Elle faisait le paquet, sur le côté, jeune fille jolie, et… Bon, cette année, à l'occasion de son anni-versaire, il n'y avait personne attendant derrière lui, ils étaient seuls, tous les deux, en tête-à-tête : iln'avait pas d'excuse pour ne pas tenter…

Pff… En même temps, c'était risquer la catastrophe, briser le charme, il en avait conscience.Que faire ? Attendre encore un an ? Lui demander trois ans et demi après l'avoir rencontrée ?

Deux ans et demi était déjà passablement ridicule… Allez…– Manemoiselle…

Elle s'est retournée, souriante, gentille. Oui, et casser ça lui faisait mal au cœur.– Cette semaine tombe mon anniversaire. Trente ans, un compte rond.

Elle souriait, peut-être étonnée qu'il parle, comme les mémères habituelles. Elle pensait visible-ment qu'il voulait commander un gros gâteau.– Et je… euh…

Avalé sa salive.– Je voudrais vous inviter, manemoiselle, à mon anniversaire.

Ça y est, il l'avait dit.Elle… a cligné des yeux, les a baissés. Elle est retournée à son paquet, un instant, songeuse. Aïe.

Et puis elle est revenue au comptoir, apportant le petit flan emballé. Professionnelle. Oui.Est-ce qu'elle allait ignorer la question, ne même pas dire non, faire comme s'il n'avait rien dit du

tout. Ça valait peut-être mieux pour tous les deux, elle avait raison.– j… je n… n'amènerais l… le gâteau n… n'anniversaire…?

?– Euh, non, pardon… Je disais pas ça pour avoir un gâteau gratuit. C'est moi qui le ferai, ce gâteau.J'ai l'habitude, faire des gâteaux, au yaourt, à la noix de coco…

Silence. Elle gardait les yeux baissés. Comme timide.– Je… euh… je vous invitais comme une personne, à laquelle je me suis attaché, simplement. Unepersonne gentille qui compte, dans mon univers. Pardon.

Elle a souri, rougi.– m… mer-ci…

Merci à elle de ce mot gentil…Silence.Oui, ils n'étaient pas doués pour la conversation, tous les deux.

– Vous… accepteriez…? Ou vous diriez plutôt… Non merci…?Elle se mordait la lèvre, comme toute perdue, la pauvre.

– que je… que…Silence.

– je… ai pas l… l'habitude… n… ne savoir de… de quoi acheter p… pour un m… meussieu…?Il a souri.

– Non, n'amenez rien. Amenez simplement votre doux sourire, votre gentillesse, je serai très heu-reux… ce serait un cadeau en soi, pour moi.

Elle s'est toute empourprée, et il a compris qu'il était allé trop loin.Mais, merde, la porte s'est ouverte. Une dame entrait, avec trois gamins.

– Chuut !! Attends, Sébastien ! Trois minu-teu !Lui il a sorti le billet-doux qu'il avait préparé, avec son adresse. Et son porte-monnaie. Snif.Posé l'Euro cinquante dans le réceptacle, avec le petit mot.

– J'ai marqué l'adresse, là, et ce serait dimanche, à quinze heures, si…– Matthieu, attention ! Tu laisses ta sœur tranquille ou c'est la fessée ! Cul nu !

La petite jeune fille regardait les enfants, la dame, qui faisaient tant de bruit. Elle semblait perdue,ne sachant que faire, que dire.

Alors, euh…– Au revoir, manemoiselle…– Madeleine ! Pas les doigts dans ton nez ! Je t'ai dit trois mille fois !

Un dernier regard à sa douce et tendre petite pâtissière, les yeux ailleurs.Il a pris son flan, il est parti. Avec ce sentiment de ratage qu'il avait entrevu, même si c'était moins

catastrophique qu'il ne l'avait craint.

* * *

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Bien sûr que c'était idiot : un jour et demi de ménage, pour rendre présentable son appartement,alors que personne ne viendrait… Et fait ces deux gâteaux, au yaourt et flan à la noix de coco. Il lesentamerait ce soir. Peut-être vers dix neuf heures, quand il serait évident qu'elle ne viendrait pas. S'ilavait encore le cœur à manger. Sans vomir.

Elle devait en voir passer, des dingues, tombés amoureux d'elle sans faire exprès, seulement misà genoux par son charme discret, sa douceur tellement adorable. Et, bon, il faisait partie de ces fous,simplement, ce n'était pas très grave. Il rentrerait dans le rang. Reviendrait pour sa part de flan heb-domadaire. Sans plus dire un mot, jamais. Enfin, seulement "Soir, manemoiselle", mais sans plusjamais risquer un pas vers elle, au-delà de son travail.

Elle n'avait pas été en colère, c'était déjà bien. Il avait de la chance, dans sa misère. Pauvre type…? La sonnette, qu'est-ce que…?Trois heures moins vingt, est-ce que…? Son cœur cognait. Non, non, du calme. Sans doute un

voisin qui venait demander un marteau ou quelque chose, ou quelqu'un, d'ailleurs, n'importe qui.Il… est allé ouvrir, quand même. Il tremblait. Et si… peut-être, un peu avant les quinze heures qu'il

avait annoncées…Tourné la clé, baissé la poignée, et…Elle ! Petite fée, petit ange en sucre… elle était venue !Il… il a essayé de moins sourire, se tenir, pour avoir une tête appropriée : elle était là, debout toute

seule, toute toute timide, toute petite et faible…– Jour manemoiselle, merci, merci…– j… j… jour m… eussieu…– Entrez.

Elle est entrée, elle tremblait, la pauvre. Elle aussi.Il a refermé derrière elle, mais sans oser fermer à clé, pour ne pas l'enfermer.

– Entrez, entrez…Passée du hall au salon. Il l'accompagnait. Elle regardait autour d'elle, elle souriait, timidement, la

tête un peu rentrée dans les épaules. Plus petite encore que d'habitude, petite naine jolie.Oui, sur la table les deux gâteaux.

– J'ai… fait les gâteaux dont je vous avais parlé.Elle a hoché le menton. Il n'y avait pas de bougies, mais bon… de toute façon on était quatre jours

après la date exacte…– p… par-don… que j… je su… n'en avance…?– Mh ? Je sais pas, ça n'a pas d'importance. Les gâteaux sont cuits, refroidis, la maison est propre,presque…

Elle a cligné des yeux.– y… n'arrivent à quelle heure, v… vos amis…?

Patatras.Oui, évidemment.Il… il s'est assis, sur le canapé, près du fauteuil, il… se sentait mal. Il l'avait trompée.Elle s'était assise, aussi, timide. Enfin… appuyée au bord du fauteuil, trop haut pour sa petite taille.Soupir.

– Manemoiselle, vous… seriez en colère si…Re-soupir. C'était dur à dire, avouer.

– Si j'avais invité que vous ?Elle a cligné des yeux, très surprise.

– que… que m… moi…?– Oui, enfin : je jure que c'était vraiment mon anniversaire, cette semaine, mes trente ans, mais…enfin, j'ai pas d'amis, ma famille habite pas la région, et…

Elle clignait des yeux, éberluée. Mais sans se diriger vers la porte de sortie, peureuse.– Oui, et je jure que ce n'est pas un guet-apens. Je ne vous veux aucun mal. C'était seulement uneinvitation amicale, envers une personne dont le doux sourire éclaire un peu ma vie, depuis deux anset demi. Simplement.

Silence. Elle le regardait, droit dans les yeux. Sans comprendre. Mais il n'arrivait pas à déchiffrer lesentiment qu'elle avait de la situation.– J'aurais dû vous le dire, je comprends. Vous avouer que vous étiez la seule personne invitée, etalors vous auriez refusé…– n… non… m… meussieu j… Gé-rard…

Gentille de l'appeler comme ça. Lu sur l'adresse qu'il avait marquée.– j… juste, j… je n'aurais… été t… toute perdue, p… pas comprende…

Il a souri, presque.

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– Il n'y a rien à comprendre, je… je suis un pauv' type, simplement, un solitaire… Et dans mon petitunivers, tout rabougri, il y avait un sourire, un seul, le jeudi soir…

Elle a baissé les yeux, souriante.– j… je comprends, m… mer-ci…

Mh ? Pourquoi merci ?– Merci à vous. De le prendre sans colère. D'être là, gentiment, quelques minutes, pour manger unbout de gâteau…

Elle souriait, vraiment, maintenant. Gentille.– ou-i…

Il s'est levé.– Venez, on va passer à, euh…"table"…

Ils sont allés vers la table. Il lui a tiré la chaise brune, même si, euh, côté taille…– Pardon, mes chaises sont, euh, peut-être trop grandes… désolé…

Elle a souri.– j… je n'ai l… l'habitude, m… mer-ci… mer-ci pas m… me dire s… c'est ma faute, n… n'espèce salenaine… peu… petite crotte…– Non, oh non… non… C'est adorable : de petite taille et un caractère effacé, vous incarnez la perfec-tion féminine…

Elle a rougi. Et puis elle s'est hissée en arrière sur la chaise. Oui, elle avait la technique, l'habitudesans doute.– m… mer-ci… merci…– Merci à vous, manemoiselle, de prendre la situation aussi gentiment, sans colère.

Il s'est assis à côté d'elle, sur la chaise du bureau, apportée là.– j… Gé-rard… j… je m'appelle p… Patricia…– Merci. Merci infiniment, Patricia. J'espérais tellement connaître votre nom, un jour… C'est mon ca-deau d'anniversaire, merci…– p… pardon, que… que je n'a r… rien n'amené…– C'est rien, c'est bien. Votre présence est un vrai cadeau. Et connaître votre nom est une fête, vrai-ment. "Patricia"…

Elle a rougi.Lui, il souriait. Il a attrapé la pile d'assiettes, le premier gâteau, servi une part.

– Tenez.– m… mer-ci…

Il s'en est servi une part aussi. Oui, c'était un flan, comme celui qu'il prenait au magasin, en unsens.– s… si v… vous ne savez f… faire ne flan, p… pourquoi v… vous ne viendez au… magasin…?

Soupir.– Pour vous. Vous revoir, votre sourire, partager vos doux silences…

Toute rouge, la pauvre…– Peut-être que je devrais pas le dire. Je sais pas. J'ai aucune expérience. Ne vous mettez pas encolère, dites-moi si je dis quelque chose qui convient pas… s'il vous plaît, je corrigerai, promis.

Silence.– j… Gé-rard…

Silence. Elle gardait les yeux baissés, sur le flan. Elle prenait la cuillère, levée très haut, au-dessusde la table qui lui arrivait au menton.– Gérard, j… je su pas… pas en colère, d… du tout… j… juste t… tènement surprise…

… Il a découpé une bouchée, l'a mangée. Et elle a fait de même. Sans commentaire.– j… je croyais t… tout ne monde entier y… y me déteste, s… sauf le… le plus j… gentil m… meus-sieu du monde, v… vous… que vous n'aimez tout ne monde, m… même u… une petite naine d…débile…– Je n'aime pas tout le monde, je n'aime que vous, au monde…

Rouge…– Et je suis pas le plus gentil du monde, simplement : tout le monde est gentil avec ceux qu'on aime…

Elle se mordait la lèvre, cramoisie...Il l'a laissée respirer, finissant sa part de flan, lui. Et puis il a approché l'autre gâteau, découpé

deux parts.– Ça, c'est un gâteau au yaourt.

Elle a fini son flan, elle aussi.– Patricia, sincèrement : vous pensiez vraiment que tout le monde vous déteste ? Vous n'avez pasdes millions d'amis, des milliers d'amants ?

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– j… je ai j… jamais eu d… d'amis… et l… là où j'habite m… maintenant, au f… foyer de dames seu-les, t… toutes les dames è… è ne sont méchantes avec moi, en… colère…– Mon dieu. C'est pas juste.– m… moi j… je croyais c'est… c'est qu'est-ce je ne mérite…– Non, oh non… Vous méritez des millions d'amoureux, des milliards de bisous et de câlins…

Rouge…– v… vous aussi… j… je croyais…– Vous vous trompiez. Moi je vaux rien.– m… moi aussi…

Il a souri.– Vous êtes merveilleuse. Merci d'être là. Je n'arrive pas à y croire, c'est trop beau…– b… bon anni-versaire, j… Gérard…

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SANS BOUGIES, AVEC IMAGES

Silence.– je… ai pas l… l'habitude… n… ne savoir de… de quoi acheter p… pour un m… meussieu…

? Oui, c'est vrai. La question pouvait se poser à elle en ces termes. Lui répondre de ne rien ame-ner ? Que son sourire et sa gentillesse ? Ou bien…– Sans acheter… j'aimerais bien que vous m'offriez une petite photo de vous…

Elle a rougi, très fort, baissé les yeux. Oups, il y était peut-être allé un peu fort.Mais, merde, la porte s'est ouverte. Une dame entrait, avec trois gamins. Difficile de rattraper son

erreur, de proposer autre chose, dédramatiser.

* * *

La sonnette. Son cœur s'est quasiment arrêté… Etait-ce possible ? Elle était venue ? Il est allé à laporte, il souriait si fort que ça faisait mal, aux pommettes.

Ouvert… et c'était elle, toute petite jolie, avec un sac à main, et un sac plastique. Toute tremblante,intimidée. En bleu pâle et beige, sans sa blouse blanche, pour la première fois.– 'Jour Manemoiselle…– j… j… jour, m… mer-ci… merci p… pardon…– Entrez… entrez, bienvenue…

Elle est entrée, toute voûtée, repliée, timide. Petite naine chérie.– Vous êtes la première. Je sais pas si les autres vont venir. Ma cousine, mon collègue…

Il mentait mal, mais il essayait, pour la mettre à l'aise. Les mettre à l'aise tous les deux.Elle a hoché le menton. Elle était jolie. Et comme l'air toute contente, heureuse. Elle avait peut-être

craint une grande réception, pleine de bavasseries, où elle n'aurait pas bien eu sa place.– j… j…

Toute timide.– Oui ?– je… on… que… v… vous d… donner n… nes cadeaux a… après…?

Il a souri.– Vous m'avez amené un cadeau ? C'est gentil, si gentil… c'était pas la peine…

Elle a cligné des yeux, comme surprise.– n… non…? v… vous n… ne disez j… juste p… pour rire…?

?Du mal à retenir son sourire… Elle avait pris au sérieux sa demande d'une photo d'elle ? Ce serait

merveilleux… Et dans le plastique, il semblait y avoir un catalogue, peut-être l'ensemble de ses pho-tos, depuis toute bébé. Il serait si heureux de les parcourir, tendrement, assis près d'elle. Il demande-rait la permission de toutes les scanner. Il lui rapporterait l'album au magasin.– J'étais sincère, oui.

Elle a baissé les yeux, rougi. Et sorti du sac plastique un paquet cadeau.? Il avait pensé que ce serait juste un recueil à parcourir ensemble, avant de lui rendre. Mais de-

vant cet emballage en couleurs, clos, il était tout étonné, perdu.– Euh, je…– que… à na téhévision, on… on met s… sous ne sapin de… de n'anniversaire…

? Elle mélangeait un peu, semblait-il. Elle lui tendait le paquet, gentiment. Il l'a pris.– Merci, merci infiniment, je… Pardon, je… j'ai pas bien l'habitude de recevoir… Je sais pas com-ment…

Il a posé le paquet cadeau sur la table.– Si vous voulez poser vos choses, votre veste…

Elle a souri, retiré son pardessus, tendu son sac à main. Il a accroché tout ça au portemanteau,près de son blaser. Regard involontaire vers ses jolies formes découvertes, hum.– Voilà. Et on va pouvoir s'asseoir. Je vais regarder mon cadeau, on va prendre un verre. Vous aimezles jus de fruits ?

Elle souriait, l'air toute heureuse. Et comme surprise que ça se passe si simplement, si bien.– ou… i…– J'ai acheté du jus d'orange, du jus de pomme. Lequel vous préférez ?

Elle a rougi encore. Les yeux baissés.– c… comme v… vous voulez…– Bien. Alors ce sera du jus d'orange. OK ?

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Elle a hoché le menton, souriante, heureuse. Et trois minutes plus tard, ils étaient assis côte à côte,sur le canapé. Il a entrechoqué son verre contre le sien.– A votre santé, manemoiselle…– à… à v… vous… v… votre monheur…

Il a fait la grimace, pour plaisanter.– Vous avez raison : à vous, à votre bonheur…

Toute rouge, timide, confuse. Comme peu habituée qu'on lui donne raison, qu'on trouve bonne sesidées, qu'on applaudisse les mots qu'elle avait choisis, timide, en bégayant.– m… mer-ci…

Il a bu une gorgée. Et reposé son verre sur la table basse. À côté du paquet.– Je ne sais pas si les autres vont venir, finalement. Je pourrais peut-être ouvrir mon cadeau tout desuite. S'il faut vous le rendre après, ou euh…

Elle a cligné des yeux, comme si elle ne comprenait pas. Et il en a conclu qu'elle n'avait pas ame-né de photos d'elle, mais des photos de montagnes ou de bateaux. Un beau livre, simplement. Genti-ment.– Je peux ouvrir ?

Elle était toute rouge. Les yeux baissés. Elle a hoché le menton.Alors il a défait le joli emballage. En essayant de ne pas trop abîmer. Il garderait même le papier

en souvenir…?Un album. Comme un album-photo. Pas un livre.Il a cherché ses yeux, mais elle regardait timidement dans son verre, toute repliée confuse.

– Bien. Merci…Il a juste ouvert au milieu, jeter un coup d'œil et… de grandes photos de son visage, pleine page,

petite puce chérie. Elle était belle, belle… Son cœur cognait.– Ma-gni-fique… Tout ce que je rêvais… Merci infiniment…

Rouge… rouge, la pauvre… Les yeux baissés, toute repliée confuse…– Je… regarde, je…

Il a repris l'album, au début.? Sur la couverture, il y avait deux gros cœurs, rouges… Elle savait qu'il était amoureux d'elle ?Première page. Lettres d'or. "Patricia, Avril 2007, pour Gérard, tendrement…" Avec l'étiquette

"Amandine-Photo, 47 Grande Rue, 59000 Lille".Il souriait, immensément.

– C'est vous qui avez choisi les mots ? Ou cette Madame Amandine ?– les… les m… mots…?

Apparemment ce n'était pas elle.– La photographe savait comment je m'appelle ?– è… è n'a dit… p… pour ne faire les… les photos que v… vous voulez, è… è ne doit c… connaîtev… vote prénom, v… vote âge… vote signe astrolomique…– Oui, et avec l'adresse que j'avais marquée, avec la date d'anniversaire, elle a pu tout reconstituer ?

Toute silencieuse, regardant dans son verre. Trop timide pour croiser ses yeux.– è… è n'a dit k… comme ça è n'était s… sûre, cent p… pour cent… et… et si vous êtes pas s… sa-tisfait, v… vous pouvez n'aller ré-clamer… è ne remboursera…– Non, je ne crois pas qu'il y ait besoin, je…

Il a tourné la page, et… une photo de sa petite Patricia, adorée, regardant ailleurs. En pied, enmanteau, dans un atelier de photographe. Prise par surprise. C'était elle, elle, tellement elle…– Merveilleux…

Et il pourrait garder cette photo pour toujours, c'était tant de bonheur… Et sur le recto en face, sonvisage, de plus près, toujours sans flash, presque de profil. Clic sans se faire remarquer, c'était unebonne photographe. Le résultat était merveilleux, si naturel, si doux. Il était amoureux, fou amoureuxde ce visage. C'était tellement elle, Patricia…

Il a tourné la page. Et là, un joli, très joli portrait, un vrai, classique. Ses jolis yeux, ses longs che-veux.– Si jolie…

Rouge… rouge… les yeux baissés, le menton rentré dans la poitrine.Et il a tourné les pages, émerveillé. Son joli visage sous divers angles. Même vu de haut, de près,

un peu sous l'angle où il regardait sa petite naine chérie… Et puis une vue les yeux baissés, les jouestoutes rouges, adorable… C'était tellement elle…– Comment elle a fait, pour vous faire rougir…?

Rouge, à nouveau…

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– n… n…– Mh ?– ne m'a f… fait r… répéter d… des mots…– Des mots ?

Maintenant, elle redevenait toute rouge, rien que d'y penser…– Je peux vous demander quels mots ?

Rouge…– n… nes mots s… secrets ne d… dans m… mon cœur, que… è n'avait deviné, l… la madame…

Sourire. Il n'en saurait pas plus, il ne voulait pas la cuisiner, la traîner dans la confusion.– è… è n'aurait p… pas dû m… mète… u… photo comme ça… m… mon dieu… g… gâcher… encoreplus…– Moi je trouve que c'est merveilleux. C'est tellement vous, toute timide mignonne…

Rouge…– Vous n'avez pas vu les photos ? Elle ne vous a pas montré ?

Non.– è… n… n'avait f… fait ne paquet, déjà…

Ça expliquait les cœurs sur la couverture, les mots de tendresse… La photographe avait voulujouer les entremetteuses…

Continué à tourner les pages.? Patricia, de dos, en lumière faible, sans flash… en soutien-gorge… Et la photo d'après, oui, en

soutien-gorge, de trois quarts face, là… Délicieuse, mais… Oui, elle gardait les yeux baissés, il nesavait pas si elle était au courant. Une séance de strip-tease ? Serait-elle nue sur la page d'aprèsou…? Son cœur cognait. Il ne savait pas ce que… est-ce qu'elle avait pensé qu'il lui demandait ça…?

Il a tourné la page, la gorge sèche. Heureux, mais un peu gêné en même temps…Non, une chemisette rouge, elle s'était changée, simplement. Ouf… ou dommage, ses sentiments

étaient partagés.Mais une chemisette, euh, avec un décolleté vertigineux… Et la photo d'après, les bras sous la

poitrine, mettant en valeur le creux entre ses seins, délicieux… Mais les yeux baissés, les pommettesrouges, sans regarder en face l'objectif...– Vous êtes jolie aussi en rouge.

Les pommettes toutes rouges, maintenant, aussi…C'était la dernière image.

– Ma-gni-fique… ma-gni-fique…Rouge…

– C'est le plus beau cadeau que j'ai jamais reçu. Merci infiniment, Patricia…Cramoisie, incapable de dire un mot.Il a refermé l'album.

– Vous voulez regarder, admirer comme vous êtes réussie ?Elle a secoué la tête.

– n… non, m… mer-ci…Ouf, peut-être. Si elle avait su qu'il l'avait vue à demi-nue… La pauvre aurait été plus confuse en-

core…– j… je me trouve t… très laide…– Moi je vous trouve jolie, très.

Il a reposé l'album sur la table basse.– J'irai peut-être voir cette photographe, pour lui demander un deuxième exemplaire, copie. Pour met-tre à la banque, dans une banque, un coffre. J'ai jamais rien eu d'aussi précieux, et si mon appart'brûlait, mon dieu…

Silence. Elle avait toujours le menton baissé, toute repliée, timide.Il l'a laissée souffler un peu. Sans trop la regarder. Il a repris son verre, bu une gorgée.

– m… mon… mon dieu… n… non…?

– Mh ?Toute catastrophée, elle regardait l'album, maintenant, posé là.

– Qu'est-ce qu'il y a ?– n… ne les… l… les…

? Juste la couverture ?– Les cœurs sur la couverture ? C'est la dame qui a choisi ?– ou… ou-i… s… c'est p… pas m… moi, j… je le jure…

? Il a souri.

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– C'est pas grave. Pourquoi elle a choisi ça ? Hein ?– è… è… è…– Chut, Patricia… Détendez-vous. C'est pas grave.

Elle a respiré, avalé sa salive. Elle cherchait ses mots.– è ne disait v… que… que… u… une seule esplication, ne… ne vouloir u… une photo ne moi… s…sûre s… cent pour cent…

Il a soupiré.– Oui, peut-être qu'elle n'avait pas tout à fait tort.

Il était amoureux, évidemment. Ça se devinait sans grande peine, mais Patricia avait l'air de préfé-rer une autre explication.– n… non, è… è… è ne disait v… vous êtes t… ta… ta… t'amoureux de moi… è disait…

Oui.– Et vous seriez très fâchée si c'était vrai ?

Elle a secoué la tête.– n… non, s… c'est… pas possibe, bien sûr… bien sûr…– Pourquoi ? Vous seriez déçue, en colère, irritée ?

Elle a avalé sa salive. Ses lèvres tremblaient.– j… je serais m… morte… m… morte…– Mon dieu, pourquoi ?– m… morte ne… ne cœur è… esplosé…– Aïe. Oui, je comprends que c'est un choc.

Elle a hoché le menton.Que dire ?

– Vous n'avez pas beaucoup l'habitude que des hommes s'attachent à vous ?– j… jamais, b… bien sûr… m… mon dieu…

Il a soupiré.– Oui, et je comprends que, enfin, passer de… se sentir toute seule, méprisée, à… soudain, aimée, çapeut faire un choc…– que… que mon cœur y… y n'esploserait, s… c'est sûr…

Il a souri.– Patricia, je vois une solution, toute simple, vous allez voir. Je fais appel à vos talents en calcul, ma-thématiques.

Elle a un peu souri, soulagée. Même levé le menton, croisé ses yeux.– ou… i…?– Oui, disons que être toute seule, méprisée par tous, c'est le degré "zéro pour cent" de l'amour…

Elle a cligné des yeux. Hoché le menton.– Et être aimée, infiniment, c'est le degré "cent pour cent" de l'amour.– ou-i…– Et alors, passer soudain, en une seconde, de "zéro pour cent" à "cent pour cent", c'est trop brusque,ça fait exploser le cœur.

Elle a hoché le menton, toute sérieuse, gentille.– Bien. Et vous êtes d'accord que si, un jour, ça passait de 49% à 51%, ça serait moins brusque,moins choquant…

Son souffle tremblait.– Non ?– ou-i… j… je crois, j… je sais pas…– Avec une longue pose au milieu, à 50%…– ou-i…– Bien. Et vous pensez vous situer où, vous…?– z… zéro pour cent… s… c'est sûr… sûr…– Mais vous avez dû remarquer, quand même, que les hommes sont plus gentils avec vous que lesdames, plus… euh, tendres, coulants… non ?

Elle a secoué la tête.– n… non, t… tous m… méchants… aussi, s… sauf le… le gentil m… meussieu ne jeudi soir…

?– Un seul ?– ou-i, v… vous…

Il a un peu souri, même si ça chamboulait toute son argumentation.– Euh, oui, peut-être. Enfin, moi, vous savez bien que je vous méprise pas, je vous aime bien, aumoins un petit peu…

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Toute rouge, les yeux baissés à nouveau.– Ça fait au moins, disons, trois pour cent, vous le saviez, ça…– ou… ou un… un pour cent… s… si j… gentiment… ne pour tout le monde, m… même les chiens…– D'accord, disons : un pour cent. C'est sûr, ça.

Elle a hoché le menton.– et s… si m… mer-veilleux…– Bien. Donc 1% c'était sûr. Et puis, je vous ai dit, rappelez-vous : "manemoiselle, je voudrais vousinviter à mon anniversaire"…

Elle a rougi, encore.– Ça c'est davantage que pour les chiens ou les gens n'importe qui, ça fait bien deux pour cent, non ?

Rouge…– Deux pour cent, c'est très-très loin de cent pour cent, ne vous inquiétez pas…– ou… ou-i… s… c'est vrai… d… deux p… pour cent, m… mon dieu…

Elle avait chaud aux pommettes, elle cherchait l'air…– Bien. Soufflez, respirez. On fait une pause.

Il a bu une gorgée, et elle l'a imité. Et elle a re-bu encore.– Ça va ?

Elle a hoché le menton.– m… mer-ci, pardon…– Bien. Reprenons. Après vous avoir invitée à cet anniversaire, je vous ai demandé, comme cadeau,une petite photo de vous, (je voulais dire : genre photo d'identité), pour avoir un souvenir de ma petitepâtissière…

Rouge, à nouveau…– Et là, la dame photographe s'est complètement trompée : ce n'est pas de l'amour à cent pour cent,c'est de l'amour à trois pour cent – c'est presque zéro, même si ce n'est pas tout à fait zéro...

Elle a hoché le menton, un peu rassurée, réconfortée. Ouf, 3% était passé.– Bien, donc vous êtes allée voir un photographe, et là, la dame vous a dit quoi ?– que j… je savais pas u… une photo comment vous voulez… è ne demandait k… couleur ou noir,s… ces choses…– Et vous avez répondu quoi ?– que… que je… sais pas… du tout… m… mon dieu… k… comment savoir… et j… m… mon dieu, jen'étais perdue, je… pleurais, je…– Mon dieu… Et elle vous a consolée, elle a dit qu'elle savait quoi faire pour être sûre que je trouve aumoins une photo bien ?

Elle a hoché le menton.– que… que ce était pas… pas ne même prix, è disait… mais… quèque chose ça ne marche toujours,toujours…– Aïe, ça vous a coûté combien ?

Elle a souri, rougi, se refermant toute, avant de reprendre sa respiration, relever le menton.– s… secret… ne un cadeau…– D'accord. Enfin, reprenons : donc, elle vous fait une séance de photos, vous aviez amené deux te-nues ?– n… non, s… c'est elle qui… n… na deuxième…

En rougissant.– C'est un détail, pardon. Après, donc, vous avez eu ce cadeau, bien emballé, et vous êtes allée chezce monsieur gentil, c'est ça ?

Oui.– Et là, bizarre : il n'y a pas trois cent personnes, avec vous comme une rien du tout au milieu de lafoule. Vous n'êtes que tous les deux. Vous êtes une des seules personnes qu'il a invitées, une de sespréférées, au monde. Je crois que ça fait 4%…

Toute souriante, songeuse.– Voilà, et on re-boit une gorgée.

Ils ont re-bu leur gorgée de jus d'orange.– Bien, ça va ?

Elle a hoché le menton, souri. Même croisé ses yeux, très courageuse.– On continue ?

Une lueur de peur dans ses yeux. Non, d'inquiétude.– s… c'est… pas f… fini…?– Presque. Juste : le gentil monsieur, quand il a vu vos photos, qu'est-ce qu'il a dit ? Qu'il voulait peut-être celle-là, ou bien celle-là, qu'on pouvait jeter les autres à la poubelle ?

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Elle a rougi. En silence.Silence.

– Qu'est-ce qu'il a dit, Patricia ?Rouge…Silence.

– Je crois qu'il a dit que c'était tout merveilleux, que vous étiez jolie…Toute empourprée.

– Ce n'est pas grave, du tout. C'est juste un signe de 5%.Elle se mordait la lèvre, comme retenant un immense sourire…

– C'est presque rien, 5%, on est très très loin des 100% – elle se trompait complètement, cette photo-graphe, presque, un peu…– ou-i…– Bien, on reboit une gorgée, pour faire une pause.

Ils ont bu.Et puis il a reposé le verre. Elle gardait le sien, un peu tremblante.

– Patricia, maintenant, je voudrais vous dire autre chose : je suis tellement heureux d'être avec vous,cette après-midi, je voudrais vous inviter, la semaine prochaine. Même s'il n'y a pas d'anniversaire.Simplement le bonheur de partager un petit moment, boire un verre.

Rouge…– Que je vous demande ça, je sais que ça fait 6%, mais… peut-être accepterez-vous ?

Les yeux fermés, si confuse perdue.– Patricia, vous accepteriez…?

Rouge…– Vous pouvez répondre d'un mouvement de tête, sans devoir affronter mon regard. Simplement Oui,ou simplement Non-merci.

Rouge… Mais elle a hoché le menton…– C'est oui ?

Oui.– Merveilleux… Patricia, vous faites de moi un homme heureux…

Un sourire, vrai sourire sur ses lèvres. Retenu, coincé…– Ah, et euh… il fallait que je vous avoue un détail : euh, j'ai un peu menti, tout à l'heure – je n'ai pasde cousine qui habite la région, et pas invité de collègue… juste ma petite pâtissière adorée… 7%…

Elle chancelait.– 7%, c'est presque rien, c'est même beaucoup moins que 10%, le cinquième de 50%…

Elle a hoché le menton, faiblement.– j… je sais, ou… ou-i… m… mais j…

Elle a bu encore, et encore, encore, fini le grand verre. Alors il a fini le sien aussi.– m… mon cœur b… besoin b… beaucoup s… souffler, respirer, m… mon dieu…– Oui, on va en rester à 7% pour aujourd'hui. Et puis on se reverra dimanche prochain. Sans bouger,à 7%, et puis un autre dimanche peut-être, et on verra… OK ?

Elle a hoché le menton.– m… mon cœur y… y ne vous… remercie, à… à infini…– Mon cœur aussi, vous remercie, Patricia. D'exister, d'être vous…– s… sept… sept pour cent, s… sept… chht…– Oui, sept pour cent d'amour, aujourd'hui, pas plus. N'ayez pas peur. Tout va bien…

* * *

Les jus de fruits étaient prêts, sur la table basse, tout était bien. L'horloge indiquait trois heuresmoins vingt, et il se demandait si elle viendrait comme la semaine passée, à quinze heures. Ilsn'avaient pas parlé de l'heure, Jeudi. Il y avait du monde dans le magasin, et ils s'étaient seulementsouris, tendrement, dit "à dimanche"… Elle avait rougi, mais approuvé. Il verrait aujourd'hui, ils au-raient le temps de parler. Elle n'avait pas "obligation" de venir, lui restant paresseusement chez lui : ilpourrait se rendre chez elle. Ou ils pourraient se retrouver à mi-chemin. Il serait heureux de se pro-mener avec elle, à l'extérieur, dans un parc ou un jardin. Rien que tous les deux avec les oiseaux etles fourmis. Et s'il croisait un collègue, ce n'était pas grave, il ferait les présentations : "Patricia, macopine…" Elle deviendrait toute rouge, bien sûr, mais plus par timidité que par gêne, désapprobation,il le savait.

? La sonnette ! Trois heures moins le quart, en avance toujours, comme empressée de venir, déli-cieuse…

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Il est allé ouvrir, essayant de ne pas trop sourire, quand même. Rester sérieux, poli, à distanceraisonnable.

Ouvert. Et c'était sa petite Patricia, toute petite jolie, en ciel et beige, toujours. Si jolie, les yeuxbaissés.– 'Jour 'Tricia…– j… jour…

La voix toute bizarre, faible comme d'habitude mais comme… presque cassée.– Entrez.

Elle est entrée, doucement, et il a refermé derrière elle.– Voilà, je vais prendre votre manteau et votre sac, je commence à avoir l'habitude de recevoir, grâceà vous…

Elle a relevé les yeux, et, mon dieu, elle était presque en larmes.– n… non, j… je vais p… pas rester… par-don…– Ah. Un problème ? Un deuil dans la famille ? Quelque chose ?

Elle a baissé les yeux, comme incapable de parler.– Venez, Patricia. Vous asseoir, quatre minutes. Le temps de m'expliquer. Avant de vous en aller.

Elle a hoché le menton, comme très malheureuse, la pauvre.Il craignait que son père soit décédé hier, justifiant ce changement brusque entre Jeudi et aujour-

d'hui, dimanche. En un sens, il espérait presque que c'était quelque chose comme ça, d'extérieur etpassager. Et la semaine prochaine, tout reprendrait comme si de rien n'était. Il espérait que ce n'étaitpas plus sérieux, un refus soudain de la tendresse qu'il avait pour elle, ou un coup de foudre pour unautre homme.– Asseyons-nous, venez…

Elle l'a suivi, gardant son manteau, son sac à main. Venue se hisser sur le canapé, près de lui.– Je ne nous sers pas de verre, peut-être, si vous serez partie tout de suite.

Elle a hoché le menton, faiblement, les yeux ailleurs. Triste…Silence.Long silence.

– que…Silence.

– Oui ?Elle a hoché le menton, les yeux baissés.

– que j… je voulais v… vous re-mercier… l… la… plus belle semaine ne toute ma vie…– Bien.

Silence.– j… je m'étais dite… j… jusque samedi midi, ne… pas réféchir… j… juste goûter le monheur, à…infini…

Réfléchir ?– Bien.

Et puis ?– m… mais j… je devais, à… la fin… f… faire k… comme vous… ne… a-vou-er… qu'est-ce que…

Elle a reniflé, porté la main à sa joue. Essuyer une larme, mon dieu. Il se sentait désemparé, nesachant pas comment la rassurer, ne comprenant pas le problème. Pas encore.– Avouer quoi ? Vous n'avez pas pu mentir, vous ne m'avez rien dit, l'autre fois, presque.

Silence.– que… pas dire… c'est k… comme mentir, j… je crois…

Mentir par omission ?– Mais ce n'est pas grave. Je peux tout accepter, je crois. Si vous me dites que vous êtes mariée, quevous ne portez pas votre alliance pour une question d'allergie, ce n'est pas grave…

Presque un petit sourire, à demi. Dans son malheur.– n… non, p… pas mariée, j… je suis… s… c'est p… presque le contraire…

?Silence.

– Si vous êtes la fille d'un gangster, interdite de mariage pour être promise à son lieutenant, c'est pasgrave, on peut être amis, simplement, ce n'est pas la fin du monde…

Elle a cligné des yeux.Silence.

– v… vous êtes j… gentil… s… si gentil…Non, pas gentil : amoureux, mais il ne pouvait pas le dire.

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– et j… je rêvais, s… si fort, ce dimanche… presque une heure auprès ne vous… sept pour centd'amour… si merveilleux…– Oui, c'est très possible, Patricia.– s… soixante m… minutes, p… plus que trois mille s… secondes… ne monheur…– Merveilleux, oui…

Elle a baissé un peu plus le menton.– m… mais s… sept pour cent que…

Silence. Est-ce qu'il avait été maladroit avec cette histoire ? Ou aurait-il dû en rester à trois pourcent, et "+1%" par semaine, très lentement ?– que je… mérite pas…– Si…– que… v… vous savez pas, que… je vous ai pas préviende…

? Où était le problème ?– Même si vous êtes enceinte ou malade contagieuse, je peux l'accepter, qu'est-ce que…?

Un demi-sourire, à nouveau.– n-non…

Silence. Toute voûtée, repliée, malheureuse.– que j… je ne dois re-descende un… un pour cent, a… vec les chiens…

??Silence.

– Pourquoi, Patricia ?Un gros, très gros soupir. Silence.

– que j… je su u… une débile, en vrai… pa… pas de cerveau, dé-bile… handicapée men-tale…Il a dégluti.

– Non, je… je ne crois pas, non…Elle a hoché le menton, infiniment désolée.

– s… si… en plus de ête laide, et… et naine, et b… bègue… pas ne caractère…– Patricia, non, chht…

Elle pleurait. En silence.– Patricia, je vais prendre votre manteau, votre sac, les accrocher. Je vais vous expliquer, en dix ouvingt minutes…

Elle a secoué la tête, comme brisée.– j… je vais p… pas ne comprende…– On verra. Vous allez m'écouter, simplement. Et puis vous vous en irez, simplement, et vous aurezune semaine entière pour y réfléchir, essayer…

Elle a penché faiblement la tête sur le côté, comme acceptant l'argument. Bon, enfin, cette histoirede portemanteau n'avait aucune importance, il devait surtout se concentrer sur les mots, les idées.– Bien, je commence.

Il l'a vue serrer les poings, faiblement. Comme si elle se concentrait, pour les phrases les plus im-portantes de toute sa vie.– Vous me dites que vous êtes laide, et moi je vous disais que vous êtes jolie…– s… si j… gentil…– Et sincère. Je jure que je vous trouve infiniment jolie, très très très jolie. Ça dépend des goûts, sim-plement. Heureusement.

Elle secouait la tête, tristement.– je su t… très grande-et-belle, t… très bien m… maquillée…– Moi je n'aime pas les filles grandes, les filles maquillées. Du tout.

Elle a cligné des yeux.– n… non…?– Non, pas du tout. Je préfère une jeune fille petite, ou très petite, au naturel, simple gentille…

Une ébauche de demi-sourire, Patricia.– s… ça éziste…?– Vous existez… enfin, je crois… et j'existe, oui…

Elle a essuyé son œil droit, faiblement.– m… mer-ci…– Une femme grande et forte, sûre d'elle, dynamique et bavarde, elle peut écraser les petits angescomme vous, leur dire que c'est elles-mêmes, seulement elles, qui incarnent la perfection. C'est pasvrai. Elles parlent très fort et sont très sûres d'elles, mais elles se trompent.

Elle souriait presque, comme émerveillée.

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– Les hommes voient les choses autrement, automatiquement. Ou au moins certains hommes, ceuxqui ne récitent pas ce que leur a appris leur mère – ou une mère dominante.

Elle clignait des yeux.– que… que ch… chez les débiles, la… la n'infirmière è ne disait j… je dois faire t… très attentionles… les hommes qui n'aiment les filles petites, des p… pénophiles…

Pédophiles ? Il a souri.– Euh, oui. Mais non. C'est vrai qu'il y a des tordus qui veulent violer une petite enfant, attention. Mais,pour les autres hommes, ce n'est pas ça. On préfère une petite jeune fille fragile et timide, comme uneenfant, mais avec une jolie poitrine de femme, comme vous. Je le jure. On n'est pas malade, onéprouve de la tendresse, surtout. C'est pas sexuel, pas agressif, du tout. Enfin, pour certains d'entrenous, au moins, pour moi.

Elle souriait, reniflait. Emue.– Oui, vous êtes très petite, vous êtes bègue, effacée, timide, c'est ce qui fait votre charme, unique.Pour moi. Et ça ne fait pas 1% ni 7%, en vrai, ça fait 15%, vous savez…

Toute toute rouge…Silence. Il l'a laissée digérer, repenser à tout ça.

– m… mais s… ces p… pour cent…– Oui ?– que s… ça m… marche pas, j… je crois…– Non ?

Elle a secoué la tête. Non.Ah.

– que… que v… vous que…Lui ?

– Oui ?– v… vous n'êtes pas à… s… cent pour cent… m… mais m… mille p… pour cent…

? Il a souri. Est-ce que c'était une déclaration, lui disant qu'elle était folle amoureuse de lui ?– Patricia, ne dites pas des choses comme ça : mon cœur va exploser…– oh… oh…

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UNE QUESTION, LA PREMIÈRE ET DERNIÈRE

Il marchait, tranquille, sur cette Rue Machin, avant de tourner le coin de rue. Il se sentait bien, pai-sible, heureux. Dans quelques minutes, il retrouverait le sourire touchant de sa petite pâtissière ado-rée. Comme chaque Jeudi soir. Le meilleur moment de la semaine. Son joli visage, ses gestes doux,ses bégaiements timides… Tellement adorable, cette fille. Il se sentait tout larmoyant de tendresse,rien que d'y penser. Et dans quelques secondes, ce serait le miracle renouvelé, de la revoir, sansdéranger. Et sans se faire jeter, simplement client anonyme.

Le coin de la Rue Saint-Jean, déjà. Oui. Long trottoir jusqu'à cette enseigne bien-aimée. Là-bas,des gens entraient dans le petit magasin, mais il n'était pas jaloux. Bien sûr que tout le monde avait ledroit à ce sourire délicieux, et c'est pour ça qu'il y avait droit lui aussi.

? Là-bas, un peu avant le magasin, cette silhouette assise sur un banc… Mon dieu, on aurait crusa petite pâtissière, sans blouse blanche. Ou une enfant, difficile à dire depuis cette distance. Sespieds ne touchaient pas terre mais ça pouvait bien être sa petite naine plutôt qu'une gamine. Mais queferait-elle là, à l'extérieur, quand le magasin était visiblement ouvert ?

Elle… regardait vers lui… Il s'est retourné, mais il n'y avait personne derrière. Elle regardait verslui, ou quelqu'un devant arriver derrière lui.

Il dirait "Soir manemoiselle", en passant. Sans la déranger. Il se sentait tout perdu. Qu'irait-il fairedans le magasin si elle n'y était pas ? Soupir. Oui, il avait un rôle de composition à jouer : faire sem-blant d'être un client venant pour un gâteau.

Elle… semblait le regarder, lui, mon dieu. Elle… est descendue de son banc, doucement. Debout.Si petite jolie, c'était bien elle. Il ne l'avait jamais vue sans sa blouse blanche, auparavant. Une jupegrise, une veste beige, toute discrète, effacée, adorable. Et des formes délicieuses, c'était la premièrefois qu'il la voyait en silhouette. Toute première fois.

Elle… marchait, venait vers lui, s'éloignant un peu plus de la pâtisserie. Il se demandait s'il pourraitlui dire bonjour quand même, à distance de leur lieu habituel de rencontre. Elle ne ferait sans doutepas la relation, se demanderait qui il était… Snif, c'est triste mais c'est la vie. Et ça vaut mieux que dese faire jeter en dévoilant sa tendresse. Il avait déjà donné de ce côté, merci. C'était il y a quinze ans.Il en avait maintenant trente, oui quinze ans était à mi-chemin. La route aurait pu s'arrêter là, si lessecouristes, les médecins, n'avaient pas fait des pieds et des mains pour ramener cet ado qui voulaitpartir… Mauvais souvenirs, et c'était moche de gâcher ainsi la douceur d'un jeudi soir. Mais la petitejeune fille n'était pas à sa place, derrière le comptoir, c'était un contretemps. Espérons que la semaineprochaine tout rentre dans l'ordre.

Petits pas vers lui. Ils avançaient l'un vers l'autre, oui. Sur ce trottoir gris et vide.Elle ne souriait pas, elle… avait l'air toute… comment dire ? Contrariée ? Inquiète ?Il s'est retourné encore, mais toujours personne derrière lui. Il avait pensé qu'elle rejoignait son

fiancé, que tout n'allait pas pour le mieux, ou… Stop. Ne pas se raconter de film, juste marcher, direbonjour, en passant, prêt à accepter son regard étonné, "qui c'est ce type ?". Soupir.

Dix mètres… Mon dieu, elle avait l'air au bord des larmes…Cinq mètres, trois.Elle… elle ralentissait, elle le regardait droit dans les yeux. Elle se souvenait de lui, le reconnais-

sait ?Il a ralenti aussi, jusqu'à s'arrêter.

– Soir manemoiselle…Elle s'est arrêtée aussi, à un mètre de lui, les yeux levés, effectivement mouillés, la pauvre…

– s… soi…Il pensait qu'elle allait continuer son chemin, qu'il l'a regarderait s'éloigner, tendrement. Mais non,

elle restait là, immobile, face à lui.– m… meu… ssieu…

?– Oui ?– que… que j… je p… pourrais v… vous n… nemander u… une question, s… cinq secondes, p…pardon…?

? Il a souri. Oui, "qui êtes vous ?", sûrement… Ou bien "vous ne pensez pas que j'ai le droit d'êtrelaissée tranquille, hors du magasin ?". Hum.– Bien sûr.– que… que…

Elle a baissé les yeux, toute tremblante, perdue. La pauvre.– que… qu'est-ce c'est y… y se passe… quand qu'on est morte esprès…

???

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– Mon dieu, "suicidée" vous voulez dire ?Elle a hoché le menton, les yeux baissés, comme douloureux. Elle tremblait, vacillait…

– Une personne dont vous êtes proche, euh… s'est…?Sa mère ? Une amie ? Pourquoi lui demander à lui ?Immobile, les yeux baissés. Elle a fait Non, du menton. Et mon dieu, elle avait l'air si mal en point…

est-ce qu'elle envisageait de sauter d'une falaise, elle-même ? Seigneur…– Est-ce qu'on va au Paradis ou en Enfer, ces choses là ?

Elle a frémi, tressailli. Oui, ça semblait être ça, qui l'inquiétait, qui…– Attendez, peut-être qu'il faut y réfléchir plus de cinq secondes, disons cinq minutes, non ? Vous…vous allez quelque part, ou bien…?

Elle a secoué la tête, faiblement.– j…

Silence.– Mh ?– je s… savais pas qui n… nemander… j… je me su dite p… peut-ête le… gentil m… monsieur dujeudi soir…?

Elle parlait de lui ?– Merci. Je vous remercie de cette confiance, cette, euh…

Avalé sa salive.– Je voudrais vous répondre, vous aider, mais ça demande plusieurs minutes, on… on peut retourners'asseoir, sur votre banc ? Réfléchir, expliquer, doucement…

Elle a pincé les lèvres, sans qu'il sache bien ce que ça voulait dire.– m… mer-ci… merci à… infini, p… par-don…– Venez…

Et ils sont retournés vers le petit banc public, là-bas. Son cœur cognait. Il cherchait désespérémentà se clarifier les idées, comprenant que c'était sans doute le moment le plus important de toute sa vie :la fille qu'il aimait lui demandait de l'aide, des explications, et il fallait être à la hauteur.

Ils arrivaient au banc de bois. Il s'est assis le premier, et elle s'est hissée en arrière, pour le rejoin-dre. Les yeux toujours baissés.– Je dois vous dire que, euh… j'ai un peu d'expérience sur le sujet, hélas. J'ai essayé de me suiciderquand j'avais quinze ans.

Elle a relevé les yeux, croisé les siens.– oh… oh…

Elle semblait dire "mon pauvre"…– Enfin, je… je pense pouvoir vous aider à regarder la question, les questions…

Silence. Elle a baissé les yeux, à nouveau. Elle était si petite, assise près de lui, il aurait tant voulului passer le bras autour des épaules, pour la consoler. Mais ce n'était pas une bonne idée, non…– Vous me demandiez… "qu'est-ce qui se passe quand on est morte exprès ?"…

Elle a hoché le menton, faiblement.– La réponse c'est que… personne ne sait… enfin… différentes personnes affirment qu'elles savent,et elles affirment des choses contraires, mais quand on écoute tout le monde, on comprend que per-sonne ne sait, en fait…

Elle a cligné des yeux. Oui, ça ne l'aidait peut-être pas tellement.– Mes parents étaient athées, ils m'ont appris que – quand on est mort – tout s'arrête pour soi, onn'existe plus. C'est même davantage que s'endormir : il n'y a plus rien, rien, jamais…– ou… ouf…

Ça semblait la satisfaire. Et c'était bien, mais si elle franchissait le pas, mon dieu…– Attendez, ce n'est qu'une opinion. D'autres personnes, chrétiennes, affirment que Dieu nous a don-né la vie, comme cadeau et charge, et que si on la refuse, Il sera très en colère, on brûlera éternelle-ment en enfer, dans des douleurs atroces, infinies…

Elle s'est mordu la lèvre.– D'autres disent que Dieu est amour, qu'il pardonne tout, et que toutes les âmes iront au Paradiséternel, dans les nuages…

Elle a cligné des yeux, encore.– Les bouddhistes disent, eux, que quand on est mort – exprès ou pas – on renaît en étant devenuvache ou araignée, en ayant tout oublié, sans rien comprendre.

Elle regardait au loin, perdue.– Un solipsiste – et j'en suis presque un – penserait lui que… enfin, si on se tue ici, on va se réveillerailleurs, dans un lit, en ayant le sentiment d'avoir fait un cauchemar…

Elle a souri, faiblement.

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– Mais le nouveau monde peut être encore pire, rien n'est sûr…Aïe, inquiète…

– Personne ne sait, personne n'est venu raconter… Il vaut mieux être prudent, peut-être, essayer devivre…– m… mais…

Elle pleurait, mon dieu.– mais s… ça f… fait si… si mal…

Il a soupiré.– Oui.

Silence.– Je peux simplement vous dire mon expérience personnelle, je… Enfin, je n'ai pas l'expérienced'avoir été abandonnée par un fiancé, enceinte ou quoi, je… Hum, vous savez, des années après, onse dit simplement que les choses sont moins graves qu'on a pu le penser…

Silence.– Quand j'avais quinze ans, je suis tombé amoureux, pour la première fois. Et la fille que j'aimais m'arejeté, ignoré, brisant le rêve que j'avais fait de notre vie à deux.

Elle a relevé les yeux, toute compatissante gentille.– oh…– Je me suis dit que la vie tout seul ne méritait pas d'être vécue, que je n'allais pas pleurer tous lessoirs, après le travail… il valait mieux tout arrêter…

Elle le regardait, semblant très bien comprendre ce point de vue, hélas.– Et bon, ma tentative d'en finir n'a… pas marché, et je l'ai regretté sur le moment, mais… je croisaujourd'hui, avec le recul, que c'était une erreur…– ou… oui…– Vous comprenez ?

Lui il ne comprenait pas – c'était incompréhensible sans l'élément-clé de son nouvel "amour"…– que… que des… miyons de filles è ne voudraient v… vous rende heureux, ne… rempacer l… laméchante…

Sourire.– Euh, pas vraiment. Mais c'est un peu ça. Pendant des années, les médicaments m'ont endormi latête, et après j'étais seulement triste et seul. Mais je comprenais que ce serait briser le cœur de mesparents que de me tuer. Et puis…

Avalé sa salive. Est-ce qu'il allait le dire en clair ?– Enfin, j'ai rencontré, par hasard, une jeune fille… et je… je me suis dit que… que je m'étais trompé :Lucie n'était pas du tout la plus merveilleuse du monde… Et si je m'y prenais autrement, peut-être queje ne serais plus rejeté, cette fois.

Elle a cligné des yeux.– v… vous p… portez pas de bague, p… pourtant…– C'est que je… enfin, jusqu'à aujourd'hui, je n'ai pas déclaré mes sentiments… c'était un amour se-cret, caché au fond de mon cœur…

Bon, ce n'était pas très viril, évidemment, mais elle n'était pas forcée de le percevoir. En tant quefille.– m… moi au-ssi, que… que un amour secret, m… mais s… c'est plus possibe…– Aïe.– que j… je ne su r… renvoyée, ne mon travail… plus… plus le revoir, j… jamais…

Bon sang : la fin du monde. Amoureuse d'un autre, ce n'était pas une surprise, mais elle allaitquitter ce travail. Il ne la reverrait jamais, même si elle ne se tuait pas…– Peut-être, mais pensez aussi à ceux qui vous aiment : vos parents, les clients secrètement amou-reux de vous…

Elle a eu un demi-sourire, presque.– n… non, p… personne, p… personne y… ne m'aime, moi…

Il a souri.– Peut-être que personne ne vous l'a dit en face, mais… Manemoiselle, je vous l'avoue, je vous jureque c'est vrai : la jeune fille qui a re-fait battre mon cœur, treize ans après, c'est… ma petite pâtissièrede la Rue Saint-Jean… Je faisais semblant de revenir pour un flan… pardon…

Toute toute rouge, cramoisie, la pauvre.– Vous me désignez comme "gentil monsieur", en fait ce n'est pas tout à fait ça : je suis amoureux,discrètement, sans déranger…

Rouge, rouge…

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89

– Et je ne suis sans doute pas le seul. Peut-être que l'homme que vous aimez, en secret, dans soncœur, lui aussi… Je… je pourrais aller lui parler, lui expliquer où vous en êtes, il ferait un geste, versvous, vous proposerait son amitié, en dehors du magasin, peut-être…

Elle… elle pleurait… souriait à moitié, émue, éperdue.Il l'a laissée souffler.

– m… mais j… pas possibe, ne u… une amitié… que…– Tout est possible, peut-être…– que l… lundi, ne… je… je va z'ête… ramenée… enfermée… chez… chez les débiles…

Dans un sanglot.Il… il n'en pouvait plus, là, il… il lui a passé le bras autour des épaules, et… elle s'est laissée faire,

sans le repousser, ni lui retourner une paire de gifles.– Manemoiselle, il… je… enfin, ce n'est pas désespéré… Moi, si vous m'y autorisez, je viendrai vousvoir, en tant qu'ami, vous soutenir, vous réconforter. Et lui, il… peut-être… je vais lui parler, je…

Elle ne respirait plus, elle… a relevé les yeux, plein de larmes.– m… mais s… c'est… v… c'est… le gentil monsieur du jeudi soir, que… je su z'amoureuse…

Hein ?Elle souriait presque, grimaçait…

– v… vous…– Non, c'est le contraire : c'est moi qui suis amoureux de vous. Enfin, c'est peut-être les mots qui em-brouillent tout. Comme en Anglais, "I miss you" pour "tu me manques". Je veux dire : je vous aime,manemoiselle…

Ses grands yeux pleins de larmes.– j… je vous aime, m… monsieur…

???– Vous… vous m'aimez bien, un peu, comme client, vous voulez dire…?

Elle a secoué la tête, souriant au milieu des larmes.– n… non, j… je su f… folle z'amoureuse ne vous… je… je voudrais è… ète morte plutôt que sansvous p… plus jamais…– Manemoiselle, je veux vous revoir, je vais vous revoir…

Et ses larmes semblaient maintenant des larmes de bonheur…

* * *

La porte s'est rouverte, et la dame en tchador est ressortie, avec ses enfants. Bon, c'était leur tour.Il s'est levé et Patricia a glissé de sa chaise, aussi. Un peu nerveuse.– Ça va aller, t'inquiètes pas, Tricia…

Petit sourire en réponse. Ils sont entrés.Une dame en chignon, derrière un bureau.

– Ben asseyez-vous ! Y'a qu'deux chaises mais sans toute la smalah ah-ah-ah !? Ils se sont assis.

– C'est pour quoi ?Patricia avait les yeux baissés, toute intimidée. Oui, c'était peut-être à lui de…

– Mon amie m'a dit que vous deviez la faire raccompagner lundi dans, euh… un centre pour handica-pés, et…– Ah ouais ! La naine débile ! J'avais cru que c'était un papa avec sa gosse ! Ça m'revient !

Aïe. Insultant méchamment Patricia… Elle était toute recroquevillée, dominée, peureuse.– Ouais, ben c'était l'issue prévisib' !– Est-ce qu'il serait possible d'envisager une autre issue ? Patricia pourrait venir habiter chez moi…elle n'est pas à l'abandon…– Tt-tt ! Eh, la débile, t'écoutes ce qu'on dit !?

Elle a hoché le menton, faiblement.– Si ce connard t'héberge, en échange tu lui fais quoi ?

Elle a avalé sa salive.– Hein ?!– ne… ne ménage, ne linge, repassage, k… cuisine, vaisselle…

Gentille, si gentille…– Ah-ah-ah ! Une esclave ?

Elle a hoché le menton.– j… je ne serais s… si z'heureuse…

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– Euh ! Eh, t'es vraiment à la masse, tu le sais, ça !? Un pois chiche en guise de cerveau, ah t'es bientombé, toi connard !

Pfh… pas évident de devoir composer avec une excitée pareille, qui avait le pouvoir d'interner sapetite chérie…– Eh ! Connasse ! Et si y veut te baiser, tu fais quoi, une fois prisonnière chez lui ?!

Lui, il a soupiré.– Toi, ta gueule ! C'est à elle que j'cause ! Eh, tu sais ce que ça veut dire, au moins, "baiser" ?

Silence.– Hein ?!!!– u… une bise…?– Ah-ah-ah ! Qu'elle est con ! Putain, c'est pas possibe d'ête aussi con, niaise, débile ! Y va te violer,pauv' conne, t'enfoncer son sexe velu et puant dans le ventre, ça fait atrocement mal ! Et alors, toi, tufais quoi, s'y fait ça ?!– j… j…

Il ne respirait plus, il ne savait pas s'il devait nier, promettre… ou la laisser parler, respecter saparole, son avis, oui.– j… je n'espère y ne sera content ne moi…– Hein !? Mais pauve conne, ça va pas la tête ! Ah, elle est atteinte, quatre ans d'âge mental, c'estmême pas huit ! Connasse, y te violerait ! Tu comprends ce que ça veut dire, violer ?!

Elle a secoué la tête.– non, que… v… violer, v… violence, c'est s… si on est pas d'accord… m… moi je serais z'heureusey veut bien ne moi…– Aïe-aïe-aïe ! Rien à en tirer ! Elle comprend rien ! Un légume ! Et toi, ça te dérangerait pas de tefaire un légume ?!– Madame, non, je vous assure que… nos relations sont platoniques. Je respecte Patricia, je ne laviolerai pas, je le jure…– Evidemment connard : elle est consentante !– Vous vous trompez complètement : je ne suis pas un super-mâle, la bave aux lèvres. Je suis un amide Patricia, sans expérience, un puceau de trente ans, je suis peut-être impuissant, je ne sais pas.– Oulalah, ce dégât ! Y va falloir t'interner aussi, toi ?– Et si je demandais Patricia en mariage, vous nous laisseriez tranquille ?– Je m'opposerai catégoriquement, au nom de la puissance publique ! A ce "viol légal", merde !– Il me reste plus qu'à l'enlever ? Nous enfuir à l'étranger ? Demander l'asile politique au Canada ?– Tt-tt-tt ! È passe pas inaperçue, la naine ! Et moi je file vot' signalement à la police, aux aéroports !– Pourquoi tant de haine ?– Pour la protéger, ptit con !– Vous préférez qu'on se suicide ensemble ?– Des menaces ?

Il s'est levé.– Viens, Patricia, on s'en va. Pas possible de discuter avec cet ogre femelle, tu avais raison.– Attends ! Comment tu t'appelles, fais voir ta carte d'identité !

Patricia s'est levé, et ils sont sortis. Du bureau de celle que Patricia appelait "la madame mé-chante".– Tu avais raison, Patricia. Hélas. Mais on va essayer de survivre. Essayer, cachés ou je sais pas.

Et, petit ange, elle a levé les yeux vers lui, elle lui a souri…

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FANTAISIE ?

??? La sonnette ? Mais il l'avait démontée il y a trois ans, comment pourrait-elle se remettre àfonctionner ?

Il a posé son stylo, s'est levé, perdu. Et qui ça pouvait être ? Un représentant ou un voisin, un pa-rent ? Il n'aimait pas ça…

Jusqu'à l'entrée, les sourcils froncés. Sans faire de bruit, jusqu'au judas optique. Si c'était un in-connu, il ne répondrait même pas, ferait le mort.

Approché son œil.? Rien, personne.???Il a levé les yeux vers le boîtier de la sonnette. Un court-circuit là-dedans ? Il aurait peut-être du

démonter mieux, sécuriser les fils…– Ahem…

??? Une petite voix derrière lui.Il s'est retourné, perdu, et… il y avait un gamin, de deux ans peut-être, au milieu du hall, chez lui !

flottant en l'air à un mètre du sol…Il a fermé les yeux, les a rouverts. Toujours là.

– Je sais, Gérard, j'devrais pas être là.Avec des boucles blondes, une petite voix enfantine.

– Ou bien j'aurais dû mette le costume d'autrefois. Mais j'me disais qu'au temps de Star Trek et tout,pas besoin de chausser les ailes et tout le barouf.

Un… ange…? Ça existe ?– Qu'est-ce qui existe ou existe pas ? Tu sais bien que c'est des conneries, toutes ces histoires, cesbla-bla de blouses blanches.

Hum. Avalé sa salive.– Et j'aurais pu venir cul nu, la zigounette à l'air, à l'ancienne, j'me suis dit que ça ferait mieux enPampers, non ?

Il a soupiré, touché son front. Il n'avait pas de fièvre, apparemment.– Non, Gérard, sérieux : j'suis venu te voir pasque tu nous mets sacrement dans la merde. Avec lePatron, on sait plus quoi faire.– Dieu ?– Tu L'appelles comme tu veux, peu importe.

Gulp.– On sait vraiment plus quoi faire, pour que ce monde tourne rond, maintenant.

?– Mais je suis un rien du tout anonyme, moi… Allez à l'ONU, je sais pas.– Ah-ah-ah ! A quoi tu joues, Gé ? Fais pas semblant de croire ce que tes profs t'ont raconté. Tu asbien compris que c'est toi le personnage principal, de ce monde.

?– Euh, ben, je suis Moi, certes. Avec la douleur et tout, mais les marionnettes autour racontent qu'el-les sont dans la même position, c'est pas impossible.– Et tu y crois ?– Autant qu'aux anges et aux petits lutins : pourquoi pas ?– Non, Gérard, sérieux : dans ce monde, tout était fait pour toi, pour que tu nous fasses un truc et tout,et paf, tu te recroquevilles, comme un con.

?– J'ai toujours été comme ça, je crois.– Stop ! Là je dis : stop ! Ça devait se décoincer, mais là on est pris de vitesse. Par l'autre.

?– L'autre ?– Ben oui, l'aut' personnage !

Il a cligné des yeux. Sur cinq ou six milliards d'êtres humains, ils n'étaient que deux, quelque part ?– Je crois que je vais aller prendre une aspirine.– Ça sert à rien. Ecoute-moi.– Oui, mais je vais m'asseoir, j'ai la tête qui tourne.– Si tu veux.

Il est allé jusqu'au fauteuil. Pendant que l'ange en couche-culotte se tournait vers lui, assis sur rien,en l'air.– Si je suis le centre du monde, c'est que tu es mon ange gardien ? Aussi égocentré que moi ?

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– C'est que des mots, rien à foutre. Le problème est ailleurs.? Il a attendu.

– T'as toujours pas compris ? Qui c'est le personnage le plus important de l'Univers, pour toi ?Il a soupiré. Un ange freudien, venu lui parler de sa mère ?

– Non, Gérard, sérieux. Vers qui vont tes pensées quand tu t'endors ?Sa petite pâtissière ?

– Eh, t'as quand même noté que tu t'es fait refermer deux fois la porte au nez, quand t'as essayé de tebarrer !

Ses deux tentatives de suicide, ou…?– Bon, nous on t'a ramené, on t'a aménagé le truc bien tranquille, on t'a fait rencontrer…

Il a souri. Non…– Hein ? T'y crois pas ? Eh, pourquoi t'es rentré dans cette pâtisserie, soudain, alors que t'étais venudans ce quartier acheter une maquette ?

Avalé sa salive. Il ne disait pas n'importe quoi, cet ange. Il semblait connaître…– Une envie de gâteau, je sais pas. Comme une envie de pisser, ça s'explique pas.– Allez-allez, elle était croustillante, la ptite, hein ?

Il a rougi.– Et toute recroquevillée, timide, n'attendant que toi, lumière de son univers…– Non, bien sûr…– Tu en as pas rêvé ?– Rêvassé, déliré… en secret, sans la déranger…– Bon, OK, au début. Et t'es revenu, bien. Cent quatorze fois Jeudi dernier…– Tu as compté aussi ? Oui, je suis bête, c'est moi qui rêve, qui te fait parler… Euh, faut que je te dise"vous" ?– Rien à foutre, Gé. On est dans la merde, faut que tu bouges ton cul, que tu secoues tes petites ha-bitudes.

?– Mais si je lui dis que je l'aime, je vais tout casser, briser l'innocente relation, presque amicale, que…– Putain, elle dit pareil, merde. Tu pouvais pas tendre un peu la main, la retirer si tu te fais taper des-sus ? Et sinon, tu avançais un petit pas de plus, éh, c'est comme ça que ça marche !– J'ai pas l'expérience.– Mon cul, oui ! T'es programmé, t'es un mâle, variante timide, ça marche comme ça.

Il s'est gratté la tête.– Oui, je suis peut-être resté un peu trop sur la réserve, par confort.– Bref, maintenant, tu bouges ton cul, tu vas la voir !

?– Mais on est pas un Jeudi…

Le petit ange a poussé un gros soupir.– Pas à la pâtisserie, connard. Avec le Patron, on lui a fermé la porte au nez, elle aussi. Elle est àl'hôpital. Sautée du toit de son foyer à la con.– Mon dieu…– Et elle a repris connaissance, elle a arraché ses tuyaux, ils l'ont ligotée…– Oh non…– Ils la bourrent d'antidépresseurs de merde et tout, mais elle refuse de manger. Le dextrose va pas latenir longtemps…

Oh non, non… la pauvre.– Le Patron aime pas être obligé de faire des miracles pour que ça tienne, Y m'a dit de venir te botterle cul !– Moi ?– Ben ouais ! Si elle a sauté, c'est qu'elle a été mutée au magasin du Centre. Elle sera plus là pour teservir ton flan de merde…

Il a fermé les yeux. Non, c'était un rêve idiot. Jeudi prochain, il allait la retrouver, simplement…– Y s'ra trop tard, merde.– Vous aviez qu'à empêcher cette mutation, avec ton Tout-Puissant, non, c'est pas crédible…– Putain, t'as rien compris ! Eh ! Toi quand tu fais un cauchemar, est-ce que tu contrôles tout ? Non,ben alors… Appelle ça Le Malin ou Le Mal, mais y'a des merdes qui viennent tout gripper le système,on n'y peut rien.

Il a souri.– Le Patron, il ouv' la porte ou non, mais c'est à peu près tout ce qu'y peut faire. Là, y m'a chargé dete botter le cul, pour que tu nous évites que ça parte tout en couille, ce monde, ce rêve.

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Sourire.– Ça te fait rire ? Et que ta copine chérie, elle sanglote à longueur de journée, ligotée et se pissantdessus, c'est joli-joli ?

Il a soupiré.– Qu'est-ce que je pourrais faire ? si…– Tu vas à l'hôpital. Tu la demandes. Son nom c'est Niezewska, Patricia Niezewska.

Patricia, douce petite fée…– T'es complètement à côté de la plaque. Jeudi prochain, tu seras pas sorti de ce rêve-ci. Tu aurasdormi, tu te seras réveillé, OK, mais tu seras revenu ici. Il y aura une remplaçante derrière le comptoir.

Il a froncé les sourcils.– Si ça marchait comme ça, je pourrais claquer dans les doigts et faire disparaître ton apparition ouquoi…– Chiche.

Il a claqué dans ses doigts. Et l'ange s'est volatilisé. Il a souri.– Non, je disais ça pour rire. Reviens.

Mais il n'y a eu que le silence en réponse…

* * *

La dame noire, en blouse blanche, a froncé les sourcils.– Comment s'est son nom ?– Niezewska…– Merde ! C'est pas la ptite naine, qui…

? Elle s'était tue, elle le fusillait du regard.– Oui, elle est de très petite taille, je…

Hum. Que dire ? Il paraissait surtout invraisemblable que cette histoire ait été véridique, qu'elle soitici…– Stop ! Moi j'veux pas d'emmerde ! Pas question de dire le numéro de chambe ! Faut voir avec latoubi ! Venez, suivez-moi !

Il a suivi la dame, dans le couloir blanc. Couloir qui croisait d'autres couloirs, oui, jamais il ne latrouverait tout seul.

Ils arrivaient à un autre box, devant un autre ascenseur. Une dame criait au téléphone.– Mais merde, on manque de lits ! Cette petite conne…

Petite ? Elle parlait de sa petite pâtissière chérie ?– Mais si ! C'est un cas psychiatrique, c'est pas d'not' ressort ! Comment vous voulez qu'on la stabilisesi…

Silence. Réponse au bout du fil.– Mais non ! J'vous dit que…

Silence.– C'est ça ! Allez-vous faire foute !

Et elle a raccroché violemment.– Quelle bande d'enfoirés, d'incompétents ! Y peuvent pas, merde, c'est leur job !

La dame assise a hoché le menton. Et la dame noire s'est raclée la gorge.– Docteur…

La dame en colère s'est retournée.– Ouais, quoi encore ?– Euh, à propos de la ptite naine…– Quoi, qu'est-ce qu'elle nous a fait encore !?– Non, c'est une visite…

Et elle a fait un signe vers lui.– Quoi ?! Mais elle a pas de famille, pas d'amis, qu'est-ce que ? Qui vous êtes vous ?

Il s'est raclé la gorge.– Euh, une connaissance, et je… je pense pouvoir l'aider…– L'aider à quoi ?! A crever ?!

Avalé sa salive.– Pardon, non… Je voulais dire : je pense pouvoir vous aider à la sauver, la ramener à la vie. On m'adit que vous l'avez attachée, droguée, mais, euh…

Elle a froncé les sourcils.– Vous êtes qui, vous ?– Euh, je la connaissais dans son travail, et euh… on était assez proches, euh…

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– Vous pourriez la faire manger ?– Euh, c'est délicat, je pourrais… dans un premier temps, dire bonjour… chercher à prendre contact…– Hum. On y va ! Marlène, c'est quelle chambre déjà ?!– La 43B.– OK. Vous me trouvez un repas, des restes, n'importe quoi, y reste bien…– On a pas encore jeté les restes, même tout son déjeuner, qu'elle a pas voulu toucher. Elle serrait lesdents… J'lui ai bouché le nez, mais elle a pas ouvert la bouche, j'ai cru qu'elle allait s'étouffer, j'ai…lâché…– Salope ! Putain de merde !

Il a soupiré.– La… pauvre…– C'est pour son bien, merde ! Notre devoir médical…– Je… voudrais lui parler…– Non, attendez, vous venez avec moi ! 43 B !– J'vous apporte les plats, Mame Lemaire !– C'est ça !

Il a suivi. Le long du couloir, des couloirs.Jusqu'à ce que la docteur s'arrête.

– Bon, on y est ! J'vais lui parler, moi ! Comment vous vous appelez ?!– Euh, je… elle ne connaît pas mon nom…– Quoi ?!– Euh, je… j'ai su son nom par, euh… hasard, je…– Et j'ui dis quoi moi alors ?!– Ben, si je pouvais la voir, lui parler, doucement…– Pas question ! Y faut qu'elle le mérite ! Qu'elle bouffe pour vous voir ! C'est not' dernière cartouche !

Il a secoué la tête.– Non, je… je pense que…– Qui c'est le docteur, c'est vous ou c'est moi ? Vous voulez m'apprendre mon métier ?!

Il se sentait mal…– Madame, je… je vous remercie, infiniment, de l'avoir sauvée… je… je l'aime, Patricia, et je vousremercie vraiment… mais…– Amoureux de "ça", ah-ah-ah ! Laissez-moi rire !– Désolé… C'est comme ça.– Et si è connaît pas vot' nom, comment j'ui fait miroiter vot' venue, moi ? Qu'est-ce qu'elle gagne àaccepter de bouffer ? J'ui dit qu'son amoureux attend là dehors ?

Il a baissé les yeux.– Euh, non, elle… ne sait pas que je l'aime… c'est… ça le problème, c'est ma faute…– Oh là là ! Putain, ces anormaux ! Et à l'hôpital psychiatrique, y z'osent me dire que c'est pas leursoignons ! "Chacun son job", y-z-ont osé m'dire !– Désolé… Une histoire de timides…– Et j'ui dis quoi, moi, pour la faire bouffer ?!– Laissez-moi lui parler, simplement…– Pas question ! È doit bouffer pour ça !

Soupir.– Dites-lui que… le… monsieur du Jeudi soir… voudrait la voir…– Elle était prostituée ?

?– Non, elle travaillait dans une pâtisserie…– Eh ! Y'avait qu'un seul client le Jeudi soir ?!– Euh… le monsieur qui dit "Soir manemoiselle", à qui elle sert un flan-vanille, toujours. Avant de dire"Soir"…– Pff, c'est maigre ! Ça va rater ! J'sais plus quoi faire, moi !

L'infirmière noire arrivait, poussant un chariot. Avec un plateau repas. Peu appétissant, mais quipouvait sauver sa Patricia chérie…– Bon, Marlène, vous venez avec moi ! C'est vous qui essayez de lui enfourner dans le bec ! J'vaispas m'abaisser jusque là !

Abaisser… Il secouait la tête, perdu.– Si… si elle refuse, mesdames, vous… me laisserez essayer… de lui parler…?

Elles… sont entrées, sans répondre. Et il est resté là, devant la porte, avec le cœur qui saigne…Silence.

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Long, très long silence. Il n'entendait rien. Mais il… a cru entendre un… claquement de doigts. Un"yes !" faiblement… Peut-être signe d'espoir…

Silence. Longtemps. Si longtemps. Et c'était peut-être signe d'espoir. S'il y avait eu refus, ç'auraitété l'affaire de quinze secondes…

Minutes… Cette porte close, blanche. Son cœur cognait.A l'intérieur, ces blouses blanches faisaient peut-être entrer un peu d'énergie dans le corps meurtri

de Patricia, pauvre chérie… Pardon…Il avait les larmes aux yeux. Mais, bon dieu, si elle mangeait, sous le chantage, c'était pour qu'ils

se parlent… et il dirait quoi…? Il se sentait trop nul, il ne méritait pas cet intérêt qu'elle lui témoignait.Et si elle était attachée, est-ce qu'il pourrait la détacher, la libérer ? Au risque d'être interdit de re-

venir… Il se sentait perdu.– Yes !

Les dames qui ressortaient. Avec de grands sourires. Le plateau vidé. La porte s'est refermée.– Gagné !

Il a souri.– Bien. Merci et bravo…– Putain l'amour ! Plus forts que toutes nos pilules, piqûres ! Merde, ah-ah-ah !– Mais attention, toi ! Tu lui promets de revenir, si è continue à bouffer ! Quat' jour ! Et on la lourdevers l'hôpital psychiatrique, vous vous démerderez là-bas !

Il a baissé les yeux.– Je… voudrais revenir, oui…– Allez, è t'attend ! Ah-ah-ah ! Connard qui dit "soir", qui prend du flan à la vanille !

Avalé sa salive. Il s'est approché de la porte.Il est… entré…Petite chambre blanche, fenêtre. Les yeux de Patricia, allongée, ses yeux pleins de larmes…

– Soir, manemoiselle…Et derrière ses larmes, un très petit sourire.

– v… vous…Il s'est approché. Elle était attachée, le bras plein de perfusions, et…Revenu à ses yeux. Essayer de lui sourire.

– Courage, Patricia…Elle souriait, elle pleurait.

– Je m'appelle Gérard, Gérard Nesey. Je n'ai jamais eu l'occasion de vous le dire…– gé-rard…– Je… voudrais vous détacher, vous aider… mais les dames risquent de ne pas me laisser revenir,si…

Elle a cligné des yeux, hoché le menton.– p… pas grave… seunement v… vote présence… tènement ne monheur…

Il en avait les larmes aux yeux.– Merci, Patricia… Pardon… J'aurais dû, bien plus tôt, vous tendre la main… vous dire que derrièrenos sourires, pour moi, il y avait… davantage…

Elle a rougi, légèrement.– m… moi au-ssi…– Patricia, c'est ma faute, je vous présente mes excuses… Je croyais que vous seriez fâchée si jevous avouais mes sentiments, pour vous…

Elle a cligné des yeux.– que…

?– Mh ?– s… c'est pas m… moi t… toute seule, qui… qui n'avais de sentiment p… pour vous…?– Moi aussi, en secret, bêtement, pardon…

Elle a rougi, fermé les yeux.– m… moi au-ssi, en… en secret, m… mêtement, p… par-don…– C'est la déclaration qu'on aurait du se faire ailleurs, sans rien casser… Mon dieu, on est passé àdeux doigts de la catastrophe…– m… mon dieu…– Mais maintenant, on pourra reconstruire, ensemble…– au… au Ciel…

?– Hein ? Non, Patricia, sur Terre… Ici…

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Elle a souri, très doucement.– quand… quand qu'on commence t… tout mélanger, n… nes rêves et en vrai, c'est… la fin qui estproche, s… sans doute…

Aïe.– Je crois qu'on a la chance, l'immense chance, que notre rêve à tous les deux, devienne Réalité…

Elle souriait.– en… en vrai, bien sûr, v… vous sauriez pas j… je su à l'hôpital, c… comment je m'appelle…– C'est notre ange gardien qui me l'a dit, je le jure.

Elle a souri.– ou-i, m… magique, s… si merveilleux, et v… vous seriez a… moureux de moi, aussi, en secret…– C'est vrai, je le jure. Même si ce n'est plus en secret aujourd'hui… Je vous aime, Patricia…

Elle a fermé les yeux, bienheureuse. Et le silence est retombé.Il avait très peur. Ça ressemblait à la fin d'un film où l'héroïne se meurt, heureuse, dans les bras de

son chéri.Il… hésitait à courir demander à la docteur de venir au secours, de…Il a fermé les yeux. Soupiré.Pourvu que le Patron, Là-Haut, leur laisse une chance, une dernière…

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EN FACE

Il a relu la lettre, une dernière fois.Mademoiselle,Je m'excuse, infiniment, de m'adresser à vous pour raison extra-professionnelle. Si je me permets

de le faire, c'est pour raison grave, question de vie et de mort, oui. Ce n'est aucunement de votrefaute, il se trouve simplement que vous pouvez sauver une vie, une vie malade, qui vacille. Si vouspouviez simplement me regarder avec les sourcils froncés, me parler sèchement, presque me jeterdehors, je serais libéré, je crois. Libéré de ma tendresse infinie à votre égard, mon amour pour vous.(L'idéal serait que vous me disiez que vous avez des dizaines d'amants merveilleux, virils et sportifs,que votre travail n'a aucune importance pour vous et que les clients comptent encore moins que cela,mais ce serait peut-être trop vous demander, je ne sais pas, presque impudique, trop loin de votregracieuse réserve naturelle…)

Peut-être faut-il que j'explique, si vous avez encore une minute à consacrer à cette lettre… Il y adouze ans, j'essayais de me suicider. Raté. Après deux ans d'hôpital, j'ai ré-emergé, difficilement, lecrâne bourré de médicaments psychiatriques. J'étais dans un état second, j'étais tranquille, j'étaisbien. Je vivais dans mes rêves, avec une copine imaginaire. J'ai arrêté les médicaments, et continuépaisiblement, ainsi. Et puis, paf, je vous ai rencontrée, et mon cœur s'est serré. Je suis tombé amou-reux, éperdument amoureux. Bien sûr, je n'en ai pas dit un mot, pour ne pas être rejeté, et vous étiezla copine de mes rêves, simplement. Votre visage était moins flou, réactualisé chaque semaine parvotre sourire, pour de vrai. Mais là je craque : je n'ai pas pu m'empêcher de revenir plus souvent, tousles deux jours le mois passé, tous les jours la semaine passée. Et j'ai commencé à chercher un ap-partement plus proche du magasin, pour venir plus simplement chaque jour. Je suis à nouveau es-clave de la Réalité et je sais où ça mène, l'issue est fatale. C'est pour ça que je vous demande de meclaquer la porte de la Réalité au nez, pour que je me rabatte sur le rêve, tant que je suis encore lu-cide, hésitant entre les deux mondes.

Simplement des yeux froncés, des mots secs, un peu brutaux, si ce n'est pas trop vous deman-der…

Gérard Nesey – 47C Route de Douai – 59100 Lille (si vous préférez me dire, par lettre, de ne plusjamais revenir…)

Oui. Dans l'enveloppe. Collé.Soupir.

* * *

Son sourire, si adorable, pour la dernière fois…– Manemoiselle, je… vous ai écrit une lettre…

Et il l'a posée sur le comptoir, près du réceptacle à pièces.Croisé son regard. Elle clignait des yeux, perdue, ne comprenant pas. Evidemment.

– Avec mes excuses pour les deux minutes que ça prendra sur votre temps…Elle regardait l'enveloppe. Et derrière la mamie a toussoté, impatiente. Alors il a… pris son paquet,

petit flan si dérisoire, regardé une dernière fois ce doux visage, aimé.– Soir manemoiselle…– s… soir…

Elle n'avait pas relevé les yeux.Et il est parti. Sans voir si elle prenait la lettre, la rangeait ou la jetait. Il se sentait très bas…

* * *

Il avait guetté son courrier toute la semaine, mais la lettre fatidique n'était pas arrivée. Il aurait peut-être dû ajouter une enveloppe timbrée à son adresse, pour minimiser l'effort de la réponse… Oui.

Mais elle… allait lui dire, en face, maintenant. Ne revenez plus, monsieur, jamais. Ou simplement,idéalement, froncer les sourcils, simplement, en prenant un air hostile, méchant, brisant le charme…

Merde, une mémère entrait dans le magasin, là-bas, il y avait du monde. Il y aurait peut-être quel-qu'un derrière lui, et impossible de parler.

Soupir. Les derniers mètres. Cette vitrine chère à son cœur, qu'il voyait peut-être pour la dernièrefois, du monde. De ce monde, et de tout autre monde…

Il a poussé la porte de verre.Deux dames, oui.

– Pasque Jacqueline è m'a déjà fait le coup ! Allez salut ma grande !

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"Ma grande"… Pauvre petite naine, tout le monde se moquait d'elle. Il aurait voulu tout casser,massacrer la Terre entière, sauf elle…

La première dame est partie.– Alors : à moi ! Moi, je veux un baba ! Un ptit, là, à un quarante, mais pas çui avec l'étiquette plan-tée ! Attention !

La petite jeune fille s'exécutait, en silence, si gentille et faible.– Moi j'dis : c'est dégueulasse, ces machins plantés d'dans, qu'ont traîné ch'ais pas où.

Elle faisait le petit paquet, en pointe pour ménager la crème. Attentive, sérieuse, professionnelle.– J'ai pas la monnaie, mais y vont pas me faire chier, les commerçants ! La monnaie, c'est vot' boulot !

Elle a défait un scotch, elle… tremblait. Il semblait. Derrière lui, la porte s'ouvrait, d'autres clients.Amené le paquet, fini.

– Je disais : j'ai pas la monnaie, et j'en ai rien à foute ! C'est vot' boulot !Elle a ramassé la pièce, hoché le menton, faiblement. Déposé le change.

– C'est vrai, quoi ! Font chier, ces commerçants ! Ça serait à nous d'faire leur métier !La dame a ramassé ses pièces, mises dans son porte-monnaie, en ronchonnant. Et puis elle…

partait…– 'voir, m… adame…– Font tous chier ! Me cassent le cul, moi, ces cons !

En face d'elle, mon dieu. Croisé son regard, perdu, comme s'il n'était pas qu'un client quelconquemais celui qu'elle avait craint de revoir, ou quoi.– m… monsieur…– Mamoiselle…

Elle a avalé sa salive. Sans aller chercher son flan, cette fois. Oui, le charme était brisé. Elle letraitait comme un anonyme quelconque, plus comme un habitué bien connu… Devoir dire "un flan, s'ilvous plaît", même si ça lui déchirait le cœur…

Non, elle… allait parler, elle entrouvrait les lèvres. Pour dire "ce sera quoi pour vous ?" peut-être,un peu sèchement ?– m… monsieur, p… pardon, que j… je sais p… pas bien l… lire… je sais pas n'écrire, en Français…

Sa lettre ? Elle n'avait pas lu ?Il… a hoché le menton, la gorge serrée. Les yeux dans les yeux, mais mon dieu, elle avait le re-

gard mouillé, il ne comprenait rien.– Pardon, je… C'est ma faute. On… on oublie…?

En retenant de gros très gros soupirs.Elle a mordu sa lèvre.

– v… vous p… pourrez pas m… me lire, a… après m… mon travail, ou s… samedi, d… dimanche…????

– Euh, oui, je… bien sûr, pardon… Mais pas vous faire revenir exprès, le week-end, et… euh, si vousdevez rentrer tout de suite après votre travail, qu'est-ce que…?

Elle a baissé les yeux. Silence.– Bon, msieur, vous prenez un truc ?! J'vais pas attende derrière trois heures, merde !

Oui…– Manemoiselle, je… vais m'asseoir sur le banc, là-bas, près des arbres. Si vous avez deux minutes,dans une heure ou deux…

Et elle… a hoché le menton, faiblement.Il… est parti. La romance du flan à la vanille était finie, oui.

– C'est ça ! Casse-toi connard ! A moi maintenant !

* * *

La dame de la camionnette est ressortie. Et puis la petite jeune fille.– Enfin ! Putain, j'commençais à… un mois pourri quand même !

La jeune fille n'avait plus sa blouse blanche. Une petite veste, une jupe grise. Elle était belle, sibelle. Soupir.– revoir, m… madame…– C'est ça ! Vas te faire foute connasse !

Et… elle est venue par ici, à petits pas. Lui, il s'est levé, les jambes pas très solides. Peut-êtreéchanger quelques mots en l'accompagnant jusqu'à son bus, ou sa voiture si elle conduisait. Sans luiprendre la moindre seconde, oui.

Pas surprise de le voir, pas effrayée, non. Seulement l'air toute perdue. Elle… s'est arrêtée en facede lui. Il s'est raclé la gorge.

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– Je… euh, si vous voulez, on peut parler en marchant, sans vous retarder…Elle a avalé sa salive.

– j… je… n… non, je…– Vous préférez que je vous laisse tranquille ? Que je m'en aille, à jamais, tout de suite ?

Son cœur cognait, lourdement.– a… ssoiyons-nous, k… quèques m… inutes…

?– Merci. Merci infiniment, manemoiselle. Pardon.

Elle a cherché dans son sac à main. Sorti une enveloppe, celle qu'il lui avait donnée, oui.– s… si vous p… pourrez me lire…

Ah oui, bien sûr. Pardon…– Oui, je… bien sûr, pardon…

Ils sont retournés jusqu'au banc. Et ils se sont assis. Pas très proches l'un de l'autre. Un peu dis-tants, réservés, tous les deux.

Elle a sorti la lettre de l'enveloppe, lui a tendu.On y voyait encore suffisamment, la nuit tombe tard en Juin. Il… a lu, tout, sans qu'elle l'inter-

rompe. Sa voix n'était pas forte, pas fière non.– … Gérard Nesey, 47C Route de Douai, 59100 Lille, si vous préférez me dire, par lettre, de ne plusjamais revenir…

Silence.Elle regardait par terre, au-delà de ses genoux, sans rien dire.Il a ajouté "Pardon…"

– p… pardon, m… merci, que…Silence.

– j… je n'avais p… presque tout… ré-ussi ne lire… je croyais j… je lisais mal…?

– Hélas non. C'est la triste situation.Silence.Il a regardé la lettre, de papier, prêt à la froisser, la jeter dans le caniveau. Tristement.

– n… non, j… je voudrais l… la garder, s… s'y vous plaît…?Il lui a rendu.

– Pour la police ? Non, je… vais ni vous attaquer, ni laisser un message disant que c'est votre faute…– l… laisser…?

Sa voix tremblait.– Je sais pas, non. je vais peut-être survivre à cette histoire, je suis perdu, je cherche à… euh, trouvercomment me sortir de… là…

Silence.– Ce serait possible, que vous deveniez méchante, avec moi ?

Elle se mordait la lèvre. Les yeux baissés.– j… Gé-rard, je… que…

Silence.Il l'a laissée chercher les mots, prêt à encaisser, durement.

– que j… je croyais p… presque lire, com-prende…Elle avait déjà réfléchi à la situation ? Décidé quelque chose ?

– je v… vous avais n… n'écrit u… réponse…? Bien… elle l'avait amenée ? Mais elle disait qu'elle n'écrivait pas le Français…

– et… et puis une aute… et une troisième lette hier…Aïe.

– Je suis désolé de… vous avoir tant dérangée, mon dieu.Elle a rangé son enveloppe dans son sac.

– m… mais s… c'est pas écrit de… des lettres comme y faut, s… c'est mes lettes à moi… personne ycomprend…

?– Vous pourrez me les lire ? Un jour ?

Elle a sorti des feuilles, couvertes d'une minuscule écriture bleu turquoise.– je n'ai… a… mené…– Merci…

Elle a inversé l'ordre des pages, puis remis comme au départ.– cher… Gérard…

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Il retenait son souffle.– je dirai n'importe quoi pour essayer vous aider, je veux pas vous suicider encore…

? Il ne savait pas s'il devait dire merci, du fond du cœur, ou la laisser finir.– alors : je vous dis je n'a des dizaines d'amants merveilleux, virils et sportifs, que mon travail n'a au-cune importance pour moi et que les clients comptent encore moins que cela…

Il a fermé les yeux, hochant faiblement le menton. Merci…– patricia Niezewska, Foyer Sainte-Clotilde, 227 Rue Victor Hugo, 59200 Lille…

Silence. Long silence.– Merci, Patricia. Merci infiniment…

Mais merde il avait les yeux mouillés, complètement ridicule. Il se sentait comme une petite crotte,puant insignifiant.– n… na deuxième lette…

Hein ? Oui, elle avait dit qu'il y avait trois lettres.– monsieur, je m'excuse, infiniment, de m'adresser à vous pour raison extra-professionnelle…

? Hein ? Elle reprenait ses mots à lui, à l'envers ? Pour lui montrer sa stupidité, son inconve-nance ?– si je me permets de le faire, c'est pour raison grave, question de vie et de mort, oui… ce n'est aucu-nement de votre faute, il se trouve simplement que vous pouvez sauver une vie, une vie malade… sivous pouviez simplement me regarder avec les sourcils froncés, me parler sèchement, me traitercomme une machine stupide, je serais libérée, je crois...

Quoi ? Ce n'était pas tout à fait ses mots à lui. C'était une parodie, retournée ? Pour démontrerquoi ?– … libérée de ma tendresse infinie à votre égard, mon amour pour vous… l'idéal serait que vous medisiez que vous avez des dizaines de maîtresses merveilleuses, grandes et intéhigentes, que ce flann'a aucune importance pour vous et que l'espèce de naine qui le sert compte encore moins que cela,mais ce serait peut-être trop vous demander, je ne sais pas, presque impudique, trop loin de votregracieuse réserve naturelle…

Ça sonnait comme un rêve, mille fois trop merveilleux pour…– … peut-être faut-il que j'explique, si vous avez encore une minute à consacrer à cette lettre… il y aquatre ans, j'ai voulu me suicider… raté, je n'ai eu trop peur les roues du train, la douleur affreusecomme un miyard de piqûres partout... j'ai ré-emergé, difficilement… j'étais dans un état second, jevivais à l'intérieur, loin du monde méchant… je vivais dans mes rêves, avec un ami imaginaire, handi-capé, sur un fauteuil qui roule… et puis, paf, je vous ai rencontré, et mon cœur s'est serré... je suistombé amoureuse, éperdument amoureuse… bien sûr, je n'en ai pas dit un mot, pour que vous reve-nez quand même, et vous étiez le compagnon de mes rêves, simplement… votre visage était moinsflou, réactualisé chaque semaine par votre sourire, pour de vrai... mais là je craque, je commence àrêver qu'entre nous, une histoire serait possibe, n'amitié ou peut-être plus qui sait... je me mélange dela Réalité et j'ai peur… c'est pour ça que je vous demande de me claquer la porte de la Réalité aunez, pour que je me rabatte sur le rêve, tant que je suis encore lucide, hésitante entre les deux mon-des.

Il cherchait l'air.– … simplement des yeux froncés, des mots secs, un peu brutaux, si ce n'est pas trop vous deman-der… Patricia Niezewska, Foyer Sainte-Clotilde, 227 Rue Victor Hugo, 59200 Lille…

Silence. Il en restait sans voix. Mais il fallait répondre, dire quelque chose.– Vous voulez dire que mes mots étaient ridicules ? que…– n… non, que… qui ne m'aidaient dire les… choses de mon cœur, secrètes…

? Ce n'était pas une plaisanterie ?– Vous voulez dire… vous êtes amoureuse d'un autre client, qui prend du flan aussi ?– n… non…– Non, pas amoureuse ? C'est, euh…?– n… non, pas un… aute, v… vous…

???– Non, bien sûr. Je… je comprends pas, vous essayez un traitement genre électrochoc, pour me ré-veiller, me faire prendre conscience…?

Elle… s'est tournée vers lui. Les yeux dans les siens. Sans colère, sans moquerie, il n'y compre-nait rien.– j… je sais p… pas dire, j… que p… peut-ête na troisième l… lette…?

?– Oui. Outch, c'est déjà plus que… mais allons-y, oui…

Il essaierait de digérer après.

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Elle a baissé les yeux, sur le texte, la troisième page.– cher Gérard, je su toute perdue ne vote lette… je pleure je pleure je pleure… de peur de monheurde n'ête toute perdue…

Pardon… Mon dieu, mais pourquoi parlait-elle de bonheur avec ses mots à elle ? Ou "de bonneheure" ?– numéro un : la peur… mon dieu si vous êtes presque à sauter sous les roues du train, mon dieunon, je vous en suppie… je ferai n'importe quoi pour vous retenir vous consoler vous aider, je parleraià cette fille qui n'a brisé vote cœur, j'essaierai… ne sautez pas je vous en suppie…

Il en avait la larme à l'œil. Il ne comprenait pas…– numéro deux : le monheur… mon dieu que un homme au monde y ne serait z'amoureux de moi, envrai… et je… serais toute perdue, en même temps, peureuse, mais c'est pas n'importe quel homme,c'est le gentil monsieur du jeudi soir… cehui ne mes rêves, et même pas ne fauteuil qui roule… justemalade dans sa tête, le pauve… l'homme que j'aimais, en secret, depuis ce 24 Février y n'a deuxans…

24 Février, oui. Elle se souvenait ? Mais elle disait ça pour rire, pour qu'il secoue ses rêves ?– numéro tois : n'ête toute perdue… que comment je vais lui dire ça, qu'est-ce qu'on va faire…? queGérard y ne dit y va mourir s'y ne reste amoureux ne moi… y veut je deviende méchante, pour êtefâchés, tous les deux… que c'est le plusse déchirant rêve je n'a fait toute ma vie… et Gérard il parle laRéalité méchante, comme moi, mais il parle très bien comme dans un livre, c'est pas possible que jefais ce rêve, je su pas capabe inventer aussi bien… et puis c'est trop tard ne lui demander, cette lette,que demain jeudi, deux jours ne courrier… et y ne faudrait tout re-écrire, ne dire vous, pas Gérard… jesuis perdue, je l'aime, Gérard… …Patricia Niezewska, Foyer Sainte-Clotilde, 227 Rue Victor Hugo,59200 Lille…

… Il en restait coi, raide mort.Silence. Elle repliait ses lettres, les rangeait dans son sac.

– Je… vous aime, Patricia… Mais vous méritez mieux, tellement mieux que moi… Un homme solide,pour vous protéger, riche, vous couvrir de bijoux…– gé-rard…

Une très petite voix.– Oui ?– ne… de psychiatrique, p… pour les adultes, s… c'est les hommes et les filles ensembe…?– On se reverra, vous voulez dire ?

Et elle… a souri…

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102

CONCURRENCE

Tiens, un nouveau magasin ? Oui, une pâtisserie, à trente mètres de celle qu'il aimait… Outch, laconcurrence risquait d'être dure. Et ça pouvait amener la faillite de l'une des deux, et il risquait deperdre ce délice de la revoir, le Jeudi soir… petite employée chérie.

Il a regardé un peu cette vitrine, en fronçant les sourcils. Avec plein de choix, oui. Et même desflans, moins chers, plus gros… Il avait peur.

Il a continué. La gorge sèche. Combien de temps allait survivre la Pâtisserie Le Pellec ? Combiende semaines vivrait-il encore le bonheur de retrouver son sourire, petit ange ?

Les derniers mètres.Il a poussé la porte de verre. Et croisé, aussitôt, le doux regard de sa petite chérie. Comme tou-

chée, heureuse, qu'il vienne ici.Il a souri, aussi. Hésitant à dire à haute voix "moi, je préfère ici…".Mais déjà elle allait chercher sa part de flan, faire le paquet. Il a sorti son porte-monnaie, cherché

les pièces. Oui, il avait l'appoint.Regardé sa douce petite chérie, en espérant très fort la revoir, longtemps. Soupir. Si jolie, si douce

et faible… Que serait la vie sans la revoir…?Elle avait fini le paquet, le ramenait, sur le comptoir.Il a posé ses pièces. Derrière, quelqu'un entrait, c'était bien. Plus il y avait de clients, plus la survie

de ce petit magasin devenait possible.Elle avait ramassé les pièces, il a pris le petit paquet. Prêt à prononcer leur rituel "Soir" pour dire

bonsoir.– que… que p… pardon, j… je n'a m… mis dans le paquet un… un petit mot, p… per-sonnel, p…pardon…

? Hein ?Oui, peut-être un mot aux habitués. "Merci de votre fidélité". Il a souri.

– Bien. Je vous dis "Soir", alors.Elle ne souriait pas. Toute tremblante, perdue.

– s… s… soir…Et il est sorti, laissant la place à l'autre monsieur, il était un peu jaloux mais bon, c'est la vie.Il a repris la rue, dans l'autre sens, en direction de l'arrêt de bus. En passant devant cette autre

pâtisserie, qu'il détestait. En regardant leurs gâteaux de merde en faisant la grimace… Sourire. Oui, iln'était pas très fair-play, mais c'était normal : il était amoureux.

Bon, et maintenant, ouvrir le petit paquet, manger ce flan et découvrir le petit mot qu'elle avaitajouté. Sûrement un billet imprimé, fait à la douzaine : "merci à nos fidèles clients". Pas vraiment per-sonnel, mais il le garderait en souvenir. Tendrement.

Ouvert. Et c'était seulement le flan. Non : dessous… Une petite feuille de papier scolaire, qua-drillé ? Avec une écriture manuscrite, bleue, toute petite timide. Il a souri, heureux… Tellement heu-reux de découvrir son écriture, petite fée. Elle avait tout écrit à la main, elle-même. Et découpé chaquemorceau… Mais pourquoi un papier d'école ? Son patron n'avait pas de papier-machine ? Volé troispages de cahier à son fils ?

C'était écrit tellement petit qu'il avait du mal à lire. Il a enfourné le flan, l'a fini en trois bouchées,avant de froisser l'emballage, le jeter dans le caniveau, prendre la lettre à deux mains, en s'arrêtant.

Pardon mersi ne ète reviende mé si un jour vou trouvé moin chèr é mieu si vou plé revené je voudoneré gratui pour vou le flan pardon toujour toujour

???Les fautes d'orthographe le faisaient sourire, tendrement, mais il avait du mal à comprendre. Il a

relu. Et relu encore.Apparemment, c'était une lettre précisément pour lui, parlant de flans systématiques alors qu'il y

avait une vingtaine d'autres choses, dans la vitrine. Il avait du mal à y croire. Il a relu.Gratuit ? Toujours ? Ça, ça ne venait pas de son employeur. Il faut bien vivre.Retourner la voir ? Lui demander des explications ? Non, il y aurait d'autres clients, ils ne pour-

raient pas parler.Que faire ? Relire, bien sûr. Encore et encore, mais… qu'est-ce qu'elle avait bien pu vouloir dire ?

* * *

Il se rappelait chaque mot, de son billet doux. Ce petit mot qu'il avait mis sous enveloppe, qu'iltenait à la main. Qu'il allait lui donner, dans trois minutes…

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Mademoiselle, je vous remercie de votre petit mot la semaine dernière. Pourrais-je vous parler,quelques minutes, en dehors de votre travail ? Par exemple : je vous invite au restaurant, jeudi soir dela semaine prochaine, vous et votre fiancé, si vous voulez. Au Mac Donald de la rue Delagrange, àcent mètres du magasin, à vingt heures. Vous aurez simplement à dire "Oui, merci" ou "Non, merci",la semaine prochaine. Merci à vous.

C'était la vingt-neuvième version qu'il avait retenue. Sur trente quatre. Après une semaine à seprendre la tête, à échafauder mille scénarios tordus…

Bon, maintenant on était au pied du mur. Il a poussé la porte de verre…Croisé le regard silencieux de la petite jeune fille. Qui a souri, très doucement, comme heureuse

de le revoir.Mais elle est allée à la vitrine, aussitôt, chercher son flan. Faire le paquet.Lui, il tenait la lettre, sous un billet de cinq Euros. Il ne savait pas comment elle allait le prendre.Le bruit de la Rue, oui, d'autres clients.

– J'sais bien, mais Clo è m'casse les couilles qu'è veut d'la crème partout ! È s'en fout : c'est moi quipaye !– Ah-ah-ah !

Aïe, oui. Les gens qui venaient encore ici étaient les quelques-uns uns n'ayant pas trouvé à côté…La petite jeune fille revenait, avec le paquet, toute hésitante timide. Comme si elle se demandait si

c'était son premier flan gratuit, qu'il était venu chercher.– J'ai pas la monnaie, manemoiselle.

Il a posé le billet, avec la lettre.– Et j'ai ajouté un petit mot, personnel, pardon.

Elle a tressailli. Et puis cherché la monnaie, dans son tiroir. Rendu, pièce à pièce, elle tremblait.– p… par-don… pardon…– Ah-ah-ah ! Regarde-moi toute cette crème immonde, de partout ! Bonjour les calories !– Ah-ah-ah ! Beuark ! È va adorer, ta grosse !

Il… aurait voulu croiser ses yeux, lire leur expression. Mais elle rangeait le billet, la lettre. En si-lence.– Soir…– s… soir…– A nous ! Dis, tu nous files l'espèce de saloperie de machin à la crème, là ! Café !

Il est parti.

* * *

Sa petite silhouette, hésitante. Au coin de la rue Saint-Jean. Elle était seule. Sans fiancé.Elle avait juste murmuré "ou-i… m… merci…", tout à l'heure, il n'avait pas vraiment été sûr qu'elle

parlait bien de son invitation, au restaurant. Mais elle était là. Et peut-être que son petit copain tra-vaillait le soir, dans une usine ou quelque chose.

Elle venait à petits pas, il était huit heures moins vingt.Elle était jolie, si jolie, petite silhouette adorée. Non, penser à autre chose. Reprendre cette troi-

sième version du dialogue qu'il avait imaginé : "je n'ai pas compris, mademoiselle, pourquoi vous medonneriez gratuit, ce flan : de quoi vivra le magasin ? comment payer votre salaire ?". Non, ça ne col-lait pas. En la voyant arriver, en l'ayant en face de lui, ça ne collait pas…

Elle arrivait, avec son sac à main, toute timide, perdue.– Re-bonsoir.

Avec un sourire. Et elle a souri aussi, doucement.– s… soir…– On mange ici, alors, ça ne vous dérange pas ?

Elle a cligné des yeux.– m… mer-ci… merci…– Oui : c'est moi qui paye. Pour vous remercier de vos mots gentils, au sujet de ce flan éventuellementgratuit.

Elle a baissé les yeux, hoché le menton. Silence. Oui, c'était à lui de guider les choses, comme ilavait prévu.– Venez…

Ils sont entrés.– Vous êtes déjà venue, ici ?– n… non…– Jamais dans un Mac Do ?

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104

Elle a regardé autour d'elle, secouant la tête.– Ils proposent des menus, ceux qui sont écrits là. Par exemple. Ou à la carte.

Elle regardait, en silence, et il se sentait presque coupable, de parler. De brusquer ce doux silencequ'il y avait entre eux, d'habitude.– Je vais prendre un menu Mac Chicken. Et vous, manemoiselle…?

Silence. Elle lisait.Debout, là, près de lui, si petite, adorable.

– ou… i, m… moi aussi…Il aurait peut-être dû expliquer ce que c'était, si la photo n'était pas vraiment explicite… Mais bon.

– Quatorze quarante !– Merde, c'est pas donné ! Putain, vous vous faites pas chier !

Il a souri, ce serait bientôt à eux. Le monsieur avec les enfants se retournait, emmenant son pla-teau.– Allez les marmots : c'est l'heure de miam-miam !

Il s'est approché.– Monsieur ?– Euh, deux menus Mac Chicken, sur place.– OK ! Comme boisson ?!– Euh, un Coca et…

La jeune fille était restée un peu derrière, trop petite pour être le nez contre le meuble, devant.– Manemoiselle, vous prendrez quoi comme boisson ? Un Coca-Cola, ou un jus d'orange ?

Elle a souri.– ou… ou-i…

?– Oui, un jus d'orange ?

Elle a hoché le menton, timide. En murmurant pardon, il lui a semblé.… et quatre minutes plus tard, ils étaient assis à une petite table, dans un box calme et paisible. Il

a partagé les deux menus, qui étaient sur le même plateau.– Voilà.– m… merci…

Il a… ouvert la boîte de son Chicken-machin, il se demandait s'ils allaient manger d'abord, parlerensuite. Ou parler d'abord ?– Manemoiselle, je… je voulais vous parler, mais… au magasin, difficile…

Elle a avalé sa salive, hoché le menton. Et baissé les yeux.Elle préférait manger d'abord ? Non, elle regardait les choses sans y toucher. Sans vraiment y faire

attention, même.– p… par-don, que…

Silence.– que j… je comprends v… vous venez j… juste ne un gâteau, p… pas ne ête dérangé… et… et malète, p… pardon… pardon, par-don…

Il a souri.– Non, vous inquiétez pas. J'ai été très heureux de recevoir votre lettre, de découvrir votre petite écri-ture jolie…

Elle a rougi.Il l'a laissée souffler.

– j… je écris p… pas bien…– Moi j'ai beaucoup aimé. Mais, euh, j'ai pas très bien compris…

Elle a hoché le menton.– j… je voulais dire… que… que si… que…

Elle cherchait les mots.– s… si c'est moins cher à côté, que… que moi, j… je vous ferai g… ratuit, v… vote flan… gra-tuit…– Oui, mais de quoi vous vivrez ? Le magasin va faire faillite si vous ne faites pas payer les clients.

Elle a cligné des yeux, baissé le menton.– n… non, j… je mettrai le… les pièces de… de mon porte-monnaie, d… dans la caisse, p… pourpayer…

?– Pour… tous vos clients fidèles ?

Elle a rougi. Secoué la tête.?

– Juste pour moi ?

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Oui.??? Il avait du mal à y croire, il ne comprenait pas.

– que… ne… toute ma vie… p… personne y n'avait été s… si gentil, a… vec moi… et v… vous revoir,v… vous servir, monsieur, s… c'est devenu t… toute ma vie… s… sans déranger… pardon…

Il a soupiré, pas loin de défaillir.– C'est les mots les plus gentils que j'ai entendus de toute ma vie, manemoiselle…

Elle a rougi, fort.– Moi aussi, le Jeudi soir c'était devenu… le moment le plus important de la semaine, un miracle cha-que fois renouvelé… votre sourire…

Rouge… rouge…Il l'a laissée souffler, il a pris son chicken-burger, et trois frittes.

– Bon appétit…– pétit…

Mordu dedans, mâcher. Silence.– Manemoiselle, je m'appelle Gérard, Gérard Nesey…

Il a tendu la main, par-dessus la table. Et elle lui a tendu ses petits doigts, qu'il a secoués, douce-ment, si faibles délicieux…– m… m'appelle p… atricia… n… niezewska, p… pardon…– Enchanté, Patricia, je suis très heureux de faire votre connaissance…

Les pommettes toutes rouges, elle avait.– s… si z'heureuse…

Silence.– Patricia, je… voulais vous rassurer, pour… euh… Je veux dire : même s'il y a des flans dix foismeilleurs, dix fois moins chers, ailleurs, je… je resterai fidèle à ma petite pâtissière adorée, je le jure…Pour toujours.

Rouge…– Mais…

Son sourire s'est éteint, et elle a ouvert grand les yeux, inquiète.– m… mais…?– Mais je continuerai à payer, pour soutenir votre petit magasin, et Monsieur Le Pellec qui vous em-ploie…

Elle a souri, très doucement.– m… mer-ci…– Patricia, si… je veux dire : si, par malheur, il y avait beaucoup de clients qui préféraient l'autre ma-gasin, si…

Il a soupiré.– Si, enfin, si… la pâtisserie Le Pellec devait fermer, que… vous perdiez votre emploi…

Elle a baissé les yeux.– J'espère que non, mais, je veux dire : si, par malheur, ça arrivait, dans six mois ou un an…

Elle a frissonné.– Patricia, je voudrais vous revoir, vous inviter au restaurant, je… je serais heureux, même, de vousinviter la semaine prochaine, vous revoir des minutes entières, vous connaître…

Son sourire de retour. Non ? Si… Non ? Ouh-là-là, ça semblait bien compliqué…– que… s… si vous me connaîte… v… vous allez ête d… déçu… par-don…

?– Euh, non, je veux dire : je sais bien que vous avez un petit ami, déjà, je rêve pas de prendre saplace, je serais seulement heureux, infiniment heureux, qu'on devienne amis, tous les deux, tous lestrois…

Elle a eu un petit sourire.– j… je su t… toute seule, v… vous, vous n'avez u… une fiancée…?– Non, je suis tout seul aussi. Et pas d'amis, seul. Je… je voulais pas d'amis, je… mais… ma petitepâtissière adorée, c'est pas pareil, c'est un rêve… de bonheur…

Elle a rougi, retenant un immense sourire. Mais son visage s'est soudain assombri.– et… et s… si… que… que je s… serais m… moins bien, t… tènement moins bien que… voterêve…?– Ça serait encore plus merveilleux : vous ne seriez plus une étoile inaccessible, vous deviendriez uneamie que je mériterais presque…

Elle a rougi.– m… mais v… vous, vous n'êtes t… tènement m… mer-veilleux, p… parfait…

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– Non, oh non… Je suis un affreux timide, pas un super-mâle conquérant. Patricia : deux ans, pres-que deux ans et demi, amoureux sans oser le dire…

Elle a cligné les yeux, cessant de sourire.– Je veux dire : amoureux d'une petite pâtissière jolie et douce…

Son sourire de retour, confus, perdu…– Si elle n'avait pas eu le très grand courage de faire le premier pas, m'écrire une lettre, j'aurais pu laperdre. C'est très triste, très moche, je ne vaux rien…– ne… ne u… une lette s… cinquante fautes p… par mot, de u… une débile, u… une naine, et… etbègue… et…– Et adorée : ma petite Patricia chérie…

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107

CHARLOTTE AUX FRAISES

Il y avait du monde aujourd'hui. La petite jeune fille était en train de servir une vieille dame. Et il yavait encore un monsieur avant lui. Mais il n'était pas pressé, lui, au contraire. Quand elle servaitquelqu'un d'autre, il pouvait la regarder en continu, sans qu'elle se sente trop gênée. L'admirer, si joliepetite pâtissière chérie…– Voilà ! Super, mon petit ! Et j'en donnerai un petit morceau à Nestor, hi-hi-hi !

La vieille dame est partie. Au monsieur maintenant.– Bon, à moi, putain ! Eh, t'as une charlotte aux fraises, putain ?

La petite jeune fille a hoché le menton.– s…. s… sis p… personnes, ou… ou huit…?– Ouf ! Ah, putain ! Au quatrième essai ! Presque une heure que je cherche partout, putain !

Elle restait silencieuse, gentille. Attendait une réponse.– Bon qu'est-ce tu fous, connasse ! Tu me la donnes ?! Combien ça coûte ?!– s… sis p… personnes…?– Hein ?! Ben non, connasse, y'a Magali, Justine et moi ! Ça fait trois ! Connasse !

Elle a baissé les yeux, comme coupable, la pauvre.– j… je ai s… seunement p… pour sis p… personnes…– Ah, fais chier ! Putain, j'vais pas encore me taper douze magasins !– p… par-don… pardon…

La pauvre, si gentille mignonne, encaissant les coups, injustes…– Allez, fais chier, putain, combien ça coûte, ton machin ? Ça peut nous faire deux parts chacun !– d… douze Eu-ros… pardon…– Ah, putain !– p… ardon…– Bon, allez, OK. Tu me mets ça, avec quatre bougies. Magali elle est propre, maintenant, faut qu'onmarque le coup, putain !

La petite jeune fille est allée à la vitrine, doucement. Prendre le gâteau.– Magali, c'est son personnage préféré, en dessins animés : Charlotte aux Fraises ! Justine a dit queça serait génial de lui faire goûter la "vraie" charlotte aux fraises, ah-ah-ah !

Elle attrapait le gâteau, toute appliquée.– Ça te fait pas rire ? T'en as rien à foutre ?

Elle pinçait les lèvres, perdue, comme au bord des larmes. Et ça lui faisait mal au cœur, lui, qu'ellesoit traitée comme ça.

Il a fait un pas en avant, décidé à détourner la colère du sale type.– Msieur, c'est vot' fille, Magali ?

Il s'est retourné.– Hein ? Ouais ! Quatre ans aujourd'hui, et è s'torche toute seule ! Fallait marquer le coup, lui fairedécouvrir la "vraie" charlotte, ah-ah-ah !

Il s'est forcé à sourire.– Oui.– Putain, mais pour trouver ça ! Quatre magasins que j'ai dû faire ! Merde !– C'est bien, ici…– Putain, non, le mieux… attends ! Là-bas, y'avait pas de charlotte, juste des éclairs, des flans demerde, mais, putain… une sacrée belle femme, qui servait. Putain. Un canon !

La petite jeune fille faisait le paquet, le visage baissé. Très très malheureuse.– Pas avec cet uniforme d'infirmière à la con, non, putain. Un super décolleté, miam, mini-jupe ! Pu-tain, y'avait que des hommes dans la file, ah-ah-ah ! C'est Rue Machin, là, après le carrefour, à droite,tu vois ?

Il a regardé dehors, hoché le menton.– Je suis jamais entré.– Vas-y, putain. Un sacré canon, cette femme ! Grande et belle, super-bien maquillée, un rire sensuel,une voix sexy. Putain, si j'étais célibataire, moi !

La jeune fille était au bord des larmes. Il a soupiré.– Ça dépend des goûts, msieur…– Ah ça non ! Elle a tout, cette femme ! Elle cause football à l'un, bagnoles à l'autre, c'est pas unepétasse à la con, y'en a pour tous les goûts ! Pas étonnant qu'tous les mecs aillent là-bas ! Direct !Mais elle a pas de Charlotte aux fraises, c'est ça mon problème, à moi !

La petite jeune fille ramenait le paquet.– Ah, t'as fini, toi, connasse ? Douze Euros, putain ?

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Elle a hoché le menton. Et le type a payé.– Et c'est EN PLUS du cadeau, merde. Son bouquin de Charlotte ! Allez j'y vais. Acheter L'Equipe etc'est fini ! Ouf !

Il est parti. Et la petite jeune fille, triste, a dit "au 'voi' monsieur", doucement. Oui.La porte se refermait. Oui. Silence. Silence de cette gentille petite jeune fille. Il est allé jusqu'au

comptoir. Elle… était au bord des larmes.D'habitude, elle le reconnaissait, elle allait chercher sa part de flan, sans qu'il redemande. Mais là,

elle restait toute immobile, comme blessée.– Ça va, manemoiselle ?

Elle a reniflé, faiblement.– m… mer-ci, m… monsieur… m… merci…

D'avoir détourné l'attention du méchant ? Mais elle… bougeait, relevait les yeux, vers lui, oui. Sesgrands yeux étaient pleins de larmes, la pauvre.– s… c'est l… la d… dernière fois v… vous viendez…?

?– Non, pourquoi ?

Les larmes coulaient, mon dieu…– que… l… la madame t… très belle, è… n'a des flans…

Ça lui fendait le cœur…– Moi je préfère ma petite pâtissière, toute timide jolie. Je resterai fidèle.

Elle a cligné des yeux, grimaçant un demi-sourire, les larmes redoublaient.– oh… oh…– Ça dépend des goûts. Vous êtes merveilleuse aussi, autrement… Je préfère vous.

Elle a baissé les yeux, fermé les paupières. Les joues toutes mouillées, la pauvre.– Ma petite pâtissière préférée, au monde…

Elle a eu un frisson, elle tremblait, émue ou quelque chose. Mais ça semblait aller mieux, un peu.Comme si elle se considérait moins comme une moins-que-rien, avec un peu de soutien.

Elle est allée vers la vitrine. Oui, prendre son flan. Et elle l'a emballé, en silence, appliquée. Lar-moyante.– s… s… c'est…

Silence.– Oui ?– s… c'est le plus beau jour n… ne toute ma vie… m… merci, t… tènement…

?– Personne vous a jamais dit de choses gentilles ? Votre petit copain ?

Elle a rougi, secoué la tête. Silence.– v… vous croyez k… quéqu'un y… ne voudrait ne… une fille comme moi…?– Oui. Et il aurait de la chance s'il est l'heureux élu, que vous choisissez, parmi vos amis…

Elle reniflait.– d… des amis, m… moi…?

Il ne savait pas quoi dire. Répondre que bien sûr, elle pourrait avoir des amis, des milliers d'amis ?Elle ramenait le petit paquet, il a sorti son porte-monnaie.

– n… non, s… c'est… cadeau, o… jourd'hui, et… pour t… toujours, p… pour vous… s… c'est mêmepas a… assez re-mercier, m… mon dieu…

Touché. Mais…– Manemoiselle, je peux payer, chaque semaine. Ce que je préférerais, comme cadeau, c'est qu'onprenne un verre, ensemble, en dehors du magasin… Faire connaissance, un peu, peut-être deveniramis…

Rouge… rouge…– C'est comme vous voulez : ou bien vous m'offrez mon flan, aujourd'hui, ou bien vous acceptez moninvitation, pour un verre, ou aller voir un film au cinéma, ensemble…

Confuse, perdue.– Vous aimez le cinéma, manemoiselle ?

Elle a avalé sa salive.– t… tènement triste… que… tout ne monde qui… viendait p… par deux… et moi toute seule…– Ensemble, on sera deux…

Ses yeux émus, larmoyants, comme emplis de reconnaissance.– v… vote f… fiancée, è… sera pas en colère…?

Il a souri.– Vous croyez qu'une fille voudrait de moi ?

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Et elle a hoché le menton avec conviction. Gentille.

* * *

Petite silhouette marchant loin là-bas… Elle l'a aperçu, en relevant la tête, elle a semblé rougir.Oui, il était encore plus en avance qu'elle… Le plaisir d'attendre ce premier rendez-vous… Elle étaitjolie, sans sa bouse blanche. Silhouette menue, robe bleue ciel, discrète. Pas une fille qui cherchait àattirer les regards, non, toute timide gentille.

Enfin, pas besoin de l'attendre devant le magasin, il est allé dans sa direction. Et ils faisaient cesquelques pas l'un vers l'autre, il n'était pas loin de rougir, lui aussi. Premier rendez-vous romantiquede sa vie. A vingt huit ans, vieux garçon, vieux con… Soupir. Elle était si jolie…

Les derniers mètres… Et ils se sont arrêtés, en face l'un de l'autre. Elle gardait les yeux baissés,les pommettes toutes rouges.– Bonjour manemoiselle.– j… j… jour… m… merci… m… merci… merci…

Comme si elle avait cru qu'il ne viendrait pas. Qu'il avait donné ce rendez-vous pour rire, sans sé-rieux aucun.– Merci à vous, d'être venue.

Un peu plus rouge encore. Se mordant la lèvre, confuse.Silence. Elle tremblait.

– On va à quel cinéma ? Vous avez regardé le programme ?Elle a secoué la tête.

– Quel film vous aimeriez voir ?– j… je sais pas…

Il a souri.– Quel genre ? Une histoire d'amour ?

Toute empourprée, timide… Silence.– Oui ? Non ?– a… avec u… une très belle actrice, p… pour vous…

Sourire.– Non, moi je préfère ma petite pâtissière jolie…

Rouge…– Quel genre d'histoire vous ferait plaisir ?

Silencieuse, cherchant son souffle, cherchant les mots.– n… non, que…

? Il l'a laissée trouver ses phrases.– que j… je v… vais pas re-garder, l… le fime… j… juste l… le bonheur è… ète a… assise, dans lenoir, près de vous…

??? Il souriait, souriait…– Merci. Oui, pour moi aussi, c'est le plus important. Une heure et demi à vos côtés, très proche. Aucalme. Sans être dérangés par des clients qui viennent, comme au magasin…

Elle a rougi un peu plus, comme touchée qu'il comprenne.– Mais…

Elle a relevé les yeux, peureuse.– Peut-être qu'il n'y a pas besoin de chercher un cinéma, de payer deux places… On peut s'asseoirsur un banc, simplement. Rester ensemble, tranquillement.

Elle a cligné des yeux, retenant un sourire.– ou… i…? s… ça v… vous embête pas…?

Il a souri, heureux.– Non, ce serait infiniment doux et calme. Le paradis…

Elle a hoché le menton.– m… mer-ci… a… infini…

Elle cherchait l'air, émue. Comme toute remuée, heureuse, oui. Emerveillée, il semblait. Comme sielle avait eu peur qu'ils fassent connaissance, qu'il découvre qu'elle n'était pas intéressante, ou pasintelligente, ou Dieu savait quels étaient ses complexes, la pauvre.– Juste, je vous demande un mot, s'il vous plaît : votre prénom…

Elle souriait, souriait, timide…– pa-tricia, et… et vous…?– Gérard.

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Rouge… Comme si elle pensait quelque chose comme le "Je t'aime Patricia" que lui était en trainde formuler intérieurement…– Venez, on voit des arbres, là-bas. Il y a sûrement des bancs, où s'asseoir.

Elle a hoché le menton, et ils se sont mis en route, doucement. Très doucement, à petits pas,écoutant le silence du dimanche après-midi, respirant l'air et la joie de vivre… Tout était si merveilleux,auprès d'elle…

Et ils ont continué, longtemps. Ils se sont arrêtés au carrefour, en attendant sagement que le feupasse au vert pour les piétons. Et puis traversé, marché encore. Tout le long de la rue. Jusqu'au Parc,près de l'arrêt de bus, oui, il se souvenait. Ils ont trouvé un banc, et se sont assis, bien sagement, ensouriant, heureux.– Voilà, c'est comme au cinéma, on est tout près l'un de l'autre, comme seuls au monde…

Rougeur sur ses joues à nouveau.– ou-i…

Il hésitait à lui passer le bras autour des épaules. Il en avait très envie, mais craignait qu'elle sesente brusquée, ou le prenne mal.– On peut regarder le film imaginaire, là-bas, simplement…

Il était bien calé, contre le dossier. Elle restait au bord, parce que ses jambes étaient trop courtes,le genou sur la pliure du siège.– Patricia, reculez-vous, bien au fond, tranquille…

Elle s'est bougée, souriante timide. Et assise au fond du banc, avec lui, les pieds devant elle. Peti-tes chaussures sages, sans talons.– ou-i… m… merci…– C'est pas comme ça que vous l'imaginiez, dans vos rêves ?

Elle le regardait avec une très douce lumière dans le regard.– ou-i… et d… dans m… mon rêve, d… dans m… mon oreiller, j… je n'avais l… la tempe contre v…votre bras… pardon…

Il a souri.– Allez-y… Vivons votre rêve, essayons…

Et il… a pris sa petite main, tendrement.– Voilà, laissez-vous aller, contre mon bras…

Elle a obéi, docile, câline. Et s'est pelotonnée contre lui, les yeux fermés. Heureuse…Mon dieu, la vie est si belle, auprès d'une fille aimée. Même à son âge, il semblait encore temps de

le découvrir. Petit ange contre lui, petite fée, abandonnée. Comme au paradis.Et ils sont restés longtemps ainsi, très très longtemps. L'un tout contre l'autre, immobiles. Sans

s'endormir, seulement à se tenir chaud au cœur… Plus d'une heure, le temps d'un film, oui.Jusqu'à ce que des gamins passent en hurlant, brisant le charme. Le ballon lui a heurté la jambe.

– Heu, pardon msieur ! Désolé !Oui. Et Patricia a serré fort ses paupières, comme pour refuser le monde extérieur. Il a souri.

– Patricia, il y a encore dimanche prochain, et le suivant, et le suivant…Elle a souri, hoché le menton.

– u… i… m… mer-ci… merci…Il souriait aussi.

– m… merci a… à infini… n… n'avoir réalisé m… mon… rêve…– Avec plaisir, Patricia.– m… mer-ci…

Mais son visage s'est un peu assombri.– Mh ? A quoi vous pensez ?

Elle a soupiré, faiblement.– j… Gé-rard…– Oui ?– m… moi o… aussi, j… je v… je… que… je v… voudrais… n'accomplir v… votre… votre rêve, si… sivous rêvez ne moi…

Avec un peu de crainte dans la voix. Comme si elle acceptait et craignait une relation sexuelle ouquoi.– Patricia, je rêve de vous serrer dans mes bras, tout doucement.

Elle a souri, comme soulagée, hoché le menton… Et redressé sa tête, un peu. Alors lui, il s'estlevé, et elle s'est levée aussi, toute rouge, timide. Mais elle était si petite… Il s'est agenouillé, pour êtreà son niveau, oui. Parfait, et il… il lui a pris les épaules… Elle était toute rouge, les yeux baissés, sou-riante…

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Il l'a attirée dans ses bras, tout doucement. Et il l'a enlacée tendrement, délicieusement… Elle a euun soupir, elle respirait difficilement, émue…

Le nez dans ses cheveux, la douce sensation de sa poitrine contre lui, mon dieu… Amoureux…Il lui a fait une bise dans le cou, et elle a… comme chancelé, au bord de s'évanouir… Aïe.

– Patricia…?– j… je vais m… mourir…

Il… lui a repris les épaules, l'a repoussée doucement. En la regardant, au bord de la syncope, lapauvre.– Respirez, Patricia. C'est rien. C'est fini.– p… par-don… pardon…

Il a souri.– On n'a pas l'habitude, c'est normal.– s… si z'heureuse m… mourir d… dans vos bras, s… Seigneur…– Chht…

Il l'a laissée reprendre son souffle, respirer.– Ce qu'on va faire, c'est qu'on va aller beaucoup plus doucement… Aujourd'hui, notre premier ren-dez-vous, vous vous êtes simplement reposée contre mon bras.

Elle a fait oui, du menton. Elle gardait les yeux fermés.– Voilà. Et je vous ai pris la main. La semaine prochaine, peut-être que je vous passerai le bras autourdes épaules…

Elle a rougi, comme si ça lui paraissait déjà très osé. Comme s'ils ne s'étaient pas enlacés, il y aune minute. Oui, c'était effacé. A titre thérapeutique. Il souriait.– Et semaine après semaine, on se rapprochera. Moi je rêve que, dans cinq ans, je vous prendraidans mes bras, peut-être…

Elle a rougi, pincé les lèvres. Et puis elle s'est redressée un peu, comme faisant un effort sur elle-même.– j… j'espère j… je serai p… prête…

Il a souri.– Ce sera une histoire à notre vitesse. Au ralenti, pour mieux goûter chaque seconde. Du film…

Oui, et il aimait le cinéma, comme ça…

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RACONTER SES VACANCES

La dame continuait :– Pasque tout le monde qui se marche dessus, sur trois centimètes de sable ! Avec des vaguelettesridicules, même pas de marée, de coquillage ! Merci !

La petite jeune fille, polie, écoutait sagement.– Aïe-aïe-aïe ! Ah, y'a quelqu'un derrière ! J'y vais moi ! Faut qu'j'achète des aubergines ! Marcel il ahorreur de ça, mais j'en fait quand même, ah-ah-ah ! Allez…– au voi' madame…

Toute gentille délicieuse…La dame est partie, lourdement. Il s'est approché, lui.

– Soir.Elle a souri.

– s… soir…Il a hésité à dire "Ma pauvre, tous les gens vous racontent leur vie comme ça ? Vous êtes obligée

d'écouter en souriant ?"Mais non, elle l'écouterait en souriant, lui aussi…Elle est partie chercher son flan, traditionnel. Apporter aux gens leur petit caprice gourmand, les

écouter parler, c'est vrai que c'était un grand métier, discrètement, pour aider les gens à vivre.Elle faisait le petit paquet, sur le côté. Toute sage appliquée. Silencieuse. Gentille.

– Manemoiselle, vous allez partir en vacances la semaine prochaine ? Quand le magasin fermera ?Elle s'est retournée, perdue. Avec un sourire quand même.

– m… moi…?Oui, personne ne s'intéressait à elle, dans ce travail. Elle n'était traitée qu'en réceptacle à paroles,

projets, souvenirs…– Oui.– n… non, par-don, et v… vous…?– Non. Mais ce serait bien de parler de vous, un peu, pour une fois…

Elle a rougi, baissé les yeux. Mordu sa lèvre.– j… je su pas t… très intéressante…– Mais personne n'est intéressant, vraiment.

Elle a hoché le menton, retrouvant le sourire.– m… merci… c… comprende… c'est difficile…

Il a souri.– Je vous plains : tous ces gens qui parlent d'eux-mêmes, sans s'intéresser à vous en retour…

Elle a… penché la tête sur le côté, comme si elle objectait, mais elle n'a rien dit.– Non, c'est pas tout à fait ça ?

Elle considérait peut-être que ça faisait partie de son métier.– que… que y n'a un… un monsieur, gentil… j… je voudrais bien, lui, y me parle de lui… de le con-naîte un peu… mais il parle pas comme ça…

Aïe, son cœur saignait. De jalousie, un peu. "Un monsieur gentil", elle disait, avec presque de latendresse.– Ah ? Il dit rien ? Il vous traite comme une machine ? Sans un mot ?

Elle a rougi, secoué la tête.– n… non, v… vous me demandez de moi… s… sans parler de vous…

??? Quoi ? C'était lui le "monsieur gentil" ?Il retenait son sourire, trop grand…

– Ben, je… je m'intéresse à vous, plus qu'à moi-même…Toute rouge, la pauvre.

– m… mer-ci…– Mais si ça vous intéresse, je peux essayer de dire un mot, oui.

Elle a souri.– m… merci…

Que dire ?– En ce moment, je suis en vacances, depuis trois jours, et pour trois semaines encore. Je reste ici,tout seul, sans partir. Tout seul. J'ai pour soleil le sourire de ma petite pâtissière…

Elle a rougi, encore. Le nez dans sa poitrine, toute confuse.– Et vous, manemoiselle, comment ça sera, vos vacances ? Vous avez des amis ? Vous ferez lafête ?

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Elle souriait.– n… non, t… toute seule aussi… n… ne lire k… qu'est-ce je n'ai écrit… relire, encore…– Vous écrivez, vous aussi ?

Elle a relevé les yeux, comme heureuse.– v… vous aussi…?– Oui. Enfin, depuis deux ans et demi. Un journal, chaque jeudi soir, après avoir revu ma petite pâtis-sière…

Rouge, la pauvre, cramoisie…– m… moi o… aussi… l… le jeudi s… soir… ne… ne comment v… vous n'étez habillé, les mots v…vous disez…

???Il souriait à s'en exploser la mâchoire…

– Manemoiselle, si… si on s'intéresse tant l'un à l'autre, peut-être que… pendant ces vacances, qu'onaura ensemble, on pourrait se revoir. Sans comptoir au milieu.

Rouge…– Se donner rendez-vous. Se promener côte à côte, simplement. Non ?

Elle… a reniflé, essuyé sa joue. Une larme, mon dieu.– j… je serais s… si z'heureuse… m… mais j… je su pas intéressante…– Si vous êtes une gentille compagnie, simplement, je serai le plus heureux des hommes…

Elle a fermé les yeux. Et fait le signe de croix. Comme si ses prières secrètes avaient été exhaus-sées…

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SAINT-BERNARD

Mon dieu, elle avait une tête d'enterrement, ce soir. Toute seule derrière son comptoir. Il s'est ap-proché.– Soir.– s… soir…

Et elle le regardait dans les yeux, c'était très inhabituel. Sans aller tout de suite chercher son flan àla vanille. Ça ressemblait à une grande détresse, un appel au secours.– Vous avez l'air toute triste, ce soir, manemoiselle. Ça ne va pas ?

Elle a baissé les yeux, soupirant faiblement.– p… par-don…

Et elle est allée prendre le flan dans la vitrine. Tristement, lentement. La pauvre petite.– Je… peux vous aider ? faire quelque chose ?

Elle faisait le paquet, en silence. Serrant les lèvres. Comme pour se retenir de ne pas pleurer. Il sesentait désemparé, inutile, malvenu.– Non ?

Elle a mis un scotch autour du paquet, est revenue vers le comptoir. Poser le petit flan, et… elle arelevé les yeux vers lui. Toute au bord des larmes.– s… ça s… serait pas v… vous deuranger…?– Non, je serais heureux de vous aider, si je peux. Qu'est-ce que je pourrais faire ?

Elle a pincé les lèvres, avec presque un demi-sourire retenu. Et c'était merveilleux.– s… si j… je pourrais v… vous parler… s… cinq m… minutes…– Bien sûr. Je repasse ce soir, après la fermeture ?

Ça a semblé l'affoler complètement. Aïe, non, ce n'était pas une bonne idée.– que s… si j… je pourrais ré… féchir… ne… ne les mots vous dire… t… trois jours…?– Bien sûr. On peut se voir dimanche, si vous voulez, et l'après-midi, simplement.

Elle a hoché le menton. Et un vrai sourire a détendu son visage.– m… mer-ci…

* * *

Près de lui, Patricia se faisait toute petite, timide. Alors c'est lui qui a tapé à la porte. Trois coups.– Oui ?

Il a ouvert, et ils sont entrés, tous les deux. Une dame d'une cinquantaine d'années, derrière unbureau. Avec des lunettes, levant les yeux vers eux :– Bonjour !– Madame…– m… a-dame…– Asseyez-vous !

Ils se sont assis.Silence. La dame souriait, le regardait, lui.

– Je connais la ptite mais vous, vous êtes qui, vous ?– Euh, je m'appelle Nesey, Gérard Nesey. Je… venais essayer d'aider, de…– A quel sujet ?– Patricia m'a dit que… sa patronne l'avait euh, "remerciée", et que… vous ne vouliez pas qu'elle re-cherche du travail…– Hein ? Non, elle comprend rien, elle est handicapée ! Elle avait un contrat de deux ans, en insertion,avec des aides et tout, et c'est "à échéance" lundi !

Avalé sa salive.– Elle m'a dit que… selon vous, elle avait raté sa chance, que c'était fini pour elle… qu'elle allait devoirretourner…– Ben oui, si elle avait su se montrer efficace et rapide et tout, sa patronne l'aurait embauchée,comme vraie employée. Elle aurait pu sortir du trou ! Mais elle a pas été capabe !– Elle… est une… merveilleuse employée, si gentille, polie, appliquée… elle pourrait retrouver dutravail…– Vous l'avez vue au travail ?– Oui, je… je suis un… client, je…

La dame a souri. Patricia gardait les yeux baissés, toute refermée, sans espoir.– Et vous voulez jouer les Saint-Bernard, pour sauver cette pauv' petite en détresse ?

Avalé sa salive.

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115

– Ça paraît si injuste…– Y faut êt' réaliste : elle a aucune chance, de retrouver un employeur. Elle a bénéficié d'un contratspécial, exceptionnel, maintenant c'est fini. Et sur le marché du travail, en concurrence avec des fillesnormales, elle a pas la moindre chance, faut êt' réaliste !

Toute meurtrie, au bord des larmes.– Je… pourrais l'embaucher… Moi, c'est elle que je choisirais…– Vous tenez un magasin ?

Euh, non.– Vous avez une petite entreprise ?– Non, je suis technicien, je…– Et vous l'embaucheriez pour faire quoi ? A part rend' la monnaie et faire des paquets, è sait à peuprès rien faire, è sait même pas écrire Français !

La pauvre… Toute écrasée, comme coupable.– Si… elle pouvait m'aider à… passer l'aspirateur, nettoyer un peu…– Femme de ménage ? Oui, c'est possible, mais combien d'heures par semaine ?

?– Je sais pas, je… je gagne le SMIC, et j'ai le loyer à payer, l'électricité, le gaz, l'eau, l'assurance, lesimpôts, le bus… le reste : je pourrais lui donner la moitié… ou presque tout… je sais pas combiend'heures ça ferait…

La dame souriait.– Ça suffira jamais à payer sa chambre au foyer ! Elle va devoir retourner chez les débiles.– Elle… pourrait loger chez moi, gratis. J'ai un canapé-lit, en plus.– Jeune fille au pair ? Ça paraît pas possible : si vous l'employez à temps plein, ça fait un SMIC, etavec les charges sociales, ça fait deux SMIC. Le double de votre salaire, et peut-ête dix fois plus quece qui vous reste sans vot' loyer et les impôts !

Il a soupiré.– Mais pourquoi me punir de l'employer ? Je ne veux que partager, l'aider… Pourquoi ça serait réser-vé qu'aux riches ?– Ah-ah-ah ! Me demandez pas à moi ! Ça marche comme ça, la vie !

Il a baissé les yeux. Silence.– Ben, comment tu le regardes, toi ! Tu vois bien que ça marche pas ! Il est pas le prince charmantvenu te sauver au bord du gouffre ! Tu vas retourner chez les débiles !

?Elle le regardait, oui, en souriant avec une infinie douceur, comme une infinie reconnaissance,

pour avoir essayé, en vain…– Attendez, tous les deux, est-ce que… Non ! Je vais vous interroger séparément, vous m'avez l'airsacrément coincés ! Petite, tu sors cinq minutes, je te parlerai après !

Elle a baissé les yeux, perdue. Et elle s'est laissée glisser de la chaise, jusqu'au sol. Elle… estsortie.– Bon !

Qu'est-ce qu'il pourrait bien dire de plus ?– Qu'est-ce que vous êtes, tous les deux ? Amis ?

?– Euh, je… je suis un simple client, qui passe au magasin…– Et c'est elle qui vous a appelé au secours ?– Non… Elle avait seulement l'air si triste, en silence…– Je vois ! Et vous passiez là pour la première fois ?– Non, je passe chaque semaine, depuis un an et demi.– Et quand elle sera plus là, vous pensez que ça sera beaucoup moins bien, avec la nouvelle ?– Je… reviendrai plus… non.

La dame a souri. Presque hilare, même. Oui, c'était un peu ridicule…– Vous la trouvez jolie ?

???– Euh, oui… très…

Elle a à moitié ricané, toute seule.– Vous êtes amoureux d'elle ?

Pf… Non, ne pas rougir, ne…– C'est de la tendresse, une infinie tendresse, je veux pas l'ennuyer, je…– Vous voudrez avoir des enfants ?

Hein ? Avec elle ?…

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– Non, je… pense pas que j'aurai un jour des enfants, qu'une fille voudra de moi…La dame a tapoté sur la table.

– Vous avez jamais eu de copine ?Outch, c'était indiscret, comme interrogatoire…

– L'image de Patricia, son souvenir, était un peu ma copine imaginaire…– Je vois ! Et si elle avait été réembauchée chez un marchand de cravates ?

Avalé sa salive.– Je serais allé acheter une cravate chaque semaine, sans déranger…– Ah-ah-ah ! C'est peut-ête plus simpe que je pensais, finalement !– Mais je… voulais simplement l'aider, comme un ami, sans déranger…– OK OK, allez la chercher ! Et restez dehors ! J'ui parle à elle, main'nant !

? Qu'est-ce qu'elle allait faire de ses réponses ?– Euh, vous… vous n'allez pas lui dire…?– Vous voulez pas ?

Il a secoué la tête.– Entendu. Allez : à son tour !

Il s'est levé, et il est allé jusqu'à la porte. Patricia attendait derrière, toute petite voûtée.– A vous, Patricia…

Croisé ses yeux. Elle avait peur.– Je vous attends.

Comme un peu rassurée.– m… mer-ci…

Et elle est entrée, refermant derrière elle.Silence.Bon dieu, ça paraissait si désespéré… Est-ce qu'il pourrait lui proposer de venir la voir, à son cen-

tre pour handicapés ? Etre comme amis, un peu ?Et que se disait-il derrière cette porte ? Il imaginait bien la dame demander "Vous êtes amoureuse

de lui ?" et elle secouerait la tête, bien sûr, disant qu'il était plutôt comme le grand frère qu'elle auraitvoulu avoir, dans sa famille.

Le silence. La porte blanche. Poignée de porte. La fenêtre, de l'autre côté.Il regrettait. D'avoir abandonné ses études, de ne pas avoir cherché à devenir riche, faire du fric

aux dépens d'autrui, en écrasant la concurrence, brimant les fournisseurs, mentant aux clients. Il au-rait été très moche, mais il aurait pu l'embaucher, la revoir, Patricia…

Mouvement de la porte… et sa petite Patricia, à nouveau. Sans sortir.– m… madame… Bouret è… veut n… nous parler ensembe…– Oui.

Il est entré, et ils se sont ré-assis.– Bien, regardez-moi, tous les deux. J'ai promis que je dirais pas à l'autre ce que vous avez dit sépa-rément… mais je vous dis que vous méritez des claques, espèces de foutus timides !

?– Alors, bon, il y a bien une solution : vous allez souscrire un PaCS : Pacte Civil de Solidarité. C'estpas un contrat d'embauche, c'est juste un contrat d'habitation en commun, d'aide réciproque.

? Le machin du mariage homosexuel ? Euh…– Avec ça, je peux laisser la ptite hors de son foyer de filles perdues, sans la réintégrer chez les han-dicapés. Et msieur, ça vous coûte pas un sou en charges, vous avez juste à acheter de quoi mangeret tout pour deux…

Il souriait, émerveillé…Patricia le regardait, un immense sourire aux lèvres…

– Mais, ayant entendu ce que j'ai entendu, je vous le dis : ça sera "PaCS et plus si affinités" !? Hein ? Quoi, elle parlait de mariage ?Il… il a souri. Non, bien sûr… Enfin… on verra…

* * *

Le divan s'est déplié doucement.– Voilà. Ça devient un lit.

Elle souriait doucement, comme émerveillée.– ou… i… m… mer-ci…– On peut mettre le drap, la couette. Simplement.– ou… ou…

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Silence.– Oui, Patricia ?

Elle a avalé sa salive.– j… je peux dormir par terre, s… si c'est compiqué… j… je su t… tènement z'heureuse ête ici… pasbesoin ne confort, ne… ne vous déranger…

Il a souri.– Ça me dérange pas du tout. Ça rend utile ce canapé-lit, je l'ai presque jamais utilisé comme lit.Seulement deux fois, où mon frère passait par Lille. C'est lui qui m'a aidé à le payer.

Elle souriait, en le regardant, en silence. Comme si elle se disait à elle-même : "il a un frère, j'endécouvre un peu plus chaque seconde".– Voilà, et ça prend une minute de faire le lit, le défaire.

Ils ont mis le drap, et ça faisait tout drôle : c'est plus facile à deux, il n'avait pas l'habitude.– Voilà. Et la couverture.

Hop. Lissé. Il était vingt et une heures, pas de problème.– Demain, avant de partir au travail, je vous montrerai comment le remettre en canapé. C'est simple,vous verrez, pas difficile.

Elle souriait, simplement. Comme si chaque geste, chaque mot, était un enchantement. Et il lecomprenait.– Ça fait tout bizarre, c'est merveilleux, de passer tant de minutes avec vous. A pouvoir vous regarder,vous écouter respirer…

Elle a baissé les yeux, rougi. En hochant le menton.– m… moi au-ssi… s… si mer-veilleux pour moi…

Touché, ému. Si gentille, Patricia…– Voilà, je vais vous laisser. On verra demain pour, euh… je vous libérerai deux tiroirs pour vos vête-ments, vote valise…

Elle s'est mordu la lèvre, en regardant sa valise, par terre.– j… Gé-rard…– Oui ?– que… est-ce… s… sans déranger, j… je…

Silence. Elle voulait parler de la salle de bains ?– Oui ?– est-ce… v… vous n'allez f… fermer l… la porte…?

?– Euh, oui, bien sûr. D'habitude je ferme pas la nuit entre la chambre et le salon, mais là c'est diffé-rent : je respecte votre intimité, bien sûr. Je vais fermer.

Non, ce n'était pas ça.– j… je pourrais… è… est-ce, s… sans déranger… n… non, pardon…

?– Dites-moi, ayez pas peur.

Toute timide, hésitante.– è… est-ce j… je pourrais l… laisser allumé, n… na petite lampe, encore u… une heure, p… parézempe, pardon…

?– Euh oui. Vous craignez un peu l'obscurité ?

Toute mal à l'aise, perdue.– n… non, s… c'est p… pour é-crire, un petit peu…

? La dame avait dit qu'elle ne savait pas écrire. Enfin, écrire Français, elle écrivait peut-être enPolonais.– Vous préférez ce soir, plutôt que demain ?

Toute gênée.– s… sans déranger, p… pardon…

Peut-être que…– Ecrire dans votre journal, personnel ? ce qui c'est passé, avant d'oublier avec la nuit ?

Elle a hoché le menton.– s… c'est un… cahier, s… c'était t… toute ma vie… avant…– Je comprends.– m… mer-ci… merci…– C'est vrai qu'il se passe des choses, dans notre vie, ces jours-ci. C'est comme un nouveau monde…

Elle a rougi.– Bien, je vais vous laisser écrire, vous laisser dormir, vous dire bonne nuit…

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– s… si j… je n'écris p… pluss que une heure, s… c'est pas grave…?Il a souri.

– Vous pouvez écrire toute la nuit, si vous voulez. Vous dormirez demain matin, vous vous rendormi-rez après que je sois parti, simplement. Pas de problème.

Toute confuse, heureuse.– m… mer-ci…

Bien. Dire bonsoir. Est-ce que… il aurait le cran de faire un pas vers elle, lui faire une bise sur lajoue ?– m… mais y… y faut j… je dors quand même, un peu… ne… ne avoir beaucoup de forces de net-toyer, demain…

Il a souri.– Patricia, vous pourrez commencer après-demain, le ménage. C'est pas urgent. Peut-être que le plusurgent pour vous, c'est de faire le point, de mettre vos idées en ordre, réorganiser tout ça. C'est unenouvelle vie qui commence.

Elle était toute rouge.– m… mer-ci… t… tè-nement… m… mon dieu, v… vous n'êtes s… si gentil ch… chaque mot, s… çafera des pages et des pages… en plus…– Vous allez marquer chaque mot que j'ai dit ?

Elle a relevé les yeux, perdue.– s… sans déranger, p… par-don… que v… vous préférez… non…?

Il a souri.– Ça ne me dérange pas, du tout. Mais, Patricia, maintenant : on va habiter ensemble, se parler tousles jours, encore et encore…

Les pommettes rouges, la pauvre.– ou… ou-i… m… mais s… c'est ju… juste une habitude… ch… chaque jeudi soir, je… je n'écrivaisles mots vous avez dit…

?– Je n'étais pas qu'un client comme les autres ?

Rouge… Et elle a secoué la tête, doucement, sans dire un mot.– Merci, je… suis touché, ému, moi aussi. Patricia.

Timide…– Moi aussi, je… je vous montrerai : j'essayais de vous dessiner, mais je dessine pas assez bien. Jerêvais de pouvoir dessiner ma petite pâtissière adorée… pour me souvenir d'elle à jamais, quand elleserait partie, hélas…

Elle a hoché le menton.– ou… i… que… c'est pas p… pour vous voler v… vos paroles, s… c'est juste p… pour me souviende,pour… pour pleurer de bonheur, de me souviende, quand que vous reviendrez plus…

Il a souri, touché.– Je comprends, Patricia. Mais le monde a changé. Ce ne sera plus quelques petits instants isolés,quelques petites perles de bonheur, Patricia, on va vivre ensemble, des mois, des années…

Rouge…– On va tout changer à nos habitudes, apprendre le bonheur en continu… Je rêve, je sais que c'estmoins parfait, en vrai… Mais je ne ferai plus de petits dessins en pensant à vous : on ira faire desphotos, de nous deux, ensemble…– j… je pourrais en… avoir, aussi…?– Bien sûr. Mais on les encadrera, on les mettra sur nos murs, ici, à tous les deux. Vous n'êtes pasjetée dehors…– m… mais si je… écris trop, au lieu f… faire le ménage…– Patricia, vous êtes mon amie, pas ma domestique. L'important pour moi, c'est que vous soyez heu-reuse, que vous vous sentiez bien…

Elle en avait presque les larmes aux yeux, la pauvre.– m… mer-ci… m… mais m… mon bonheur, s… ça serait n… n'ête capabe v… vous servir… v…vous rende heureux…– C'est infiniment gentil à vous. Patricia, ce que je propose, c'est que… pendant une semaine, on metcette histoire de ménage de côté. Vous allez surtout chercher à retrouver vos marques, dire au revoirà votre journal, y expliquer que vous n'écrirez plus chaque mot que je dis.

Elle a souri, hoché le menton.– Ce n'est plus un… refuge pour vos souvenirs précieux, avant la fin du monde. Patricia, le mondecommence, un nouveau monde, tous les deux…

Rouge…

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– m… mon dieu, que… que vous dites des mots s… si beaux, quand même…Donc il faut les écrire ?

– On se dira des millions de mots gentils, Patricia. Dans les années à venir. Et puis on apprendra àmieux se connaître, on se trouvera de petits défauts, c'est la vie. Peut-être que je ronfle, que ça varompre le charme dans dix minutes, pendant que vous serez en train d'écrire…

Un charmant sourire.– s… c'est pas grave…– C'est un autre monde, plus tranquille, plus confiant dans le lendemain. Et un peu moins merveilleux,moins naïf en même temps, sûrement.

Elle souriait, regardant au loin, à travers les murs.– Oui, il y a une vie entière devant nous, Patricia. Une vie à deux.

Elle… pleurait, mon dieu. Emue.– m… mais j… je mérite pas…– Moi non plus, je suis pas l'homme le plus merveilleux du monde.– s… si.

Il a souri.– Patricia, on est tout aveugles tous les deux. C'est pas grave. Il paraît que ça rend aveugle.

Toute toute rouge… Mais elle n'a pas démenti.– Mais il paraît qu'après quelques années, ça devient une routine. Le cœur ne bat plus aussi fort. Ons'habitue.– au… au bonheur…?– On s'habitue l'un à l'autre. Etre ensemble devient normal, simplement. Ce n'est plus une émotion.Enfin, on verra bien…

Heu-reuse.– Patricia, je vais aller dormir, vous laisser. Pour être d'attaque demain matin, pour mon travail.– j… Gé-rard… je vous souhaite… de beaux rêves…

Il a souri.– Moi aussi, je vous souhaite de beaux rêves, quand vous vous coucherez. Mais on a moins besoindes rêves quand on est heureux en vrai…

Elle s'est essuyé la joue.– m… mon dieu, j… j'ai peur y… y n'aura pas assez de pages…– On rachètera un cahier, et puis un autre, et puis un autre, si besoin. Mais je crois que ce ne sera pasbesoin. On va s'habituer au bonheur.

Elle a mis la main à sa bouche.– s… stop… pitié… que m… mon cerveau y ne va esploser… tant de mots m… merveilleux, à mesouviende…

Il a souri.– Oui, je vous laisse. Bonne nuit, Patricia.– b… bonne n… nuit, j… Gérard, m… mer-ci… merci…

Il s'est penché, et il lui a fait une bise, sur la joue. Elle a tressailli, mais ne lui a pas rendu, non.Comme tétanisée.– Bonne nuit, Patricia.

Elle pleurait, en silence. Heureuse.Il est parti, a refermé derrière lui. Après l'avoir regardée une dernière fois. En se disant que le

monde est beau.

* * *

Il a accroché son blouson au portemanteau, il y avait une odeur délicieuse.– Ça sent très bon, Patricia, qu'est-ce que c'est ?

Elle a baissé les yeux, rougi, toute timide.– u… une s… surprise…

Il s'est penché, lui faire une bise dans les cheveux.– Merci, ma petite fée.

Rouge… toute toute rouge, à la lumière du plafonnier, du hall d'entrée.– Il est presque sept heures, je suis en retard. On regarde la surprise ?

Elle a hoché le menton, et ils sont passés dans la cuisine. Patricia est allée ouvrir le four, sortir unplat. Il a souri. Un grand flan-vanille, ô surprise… Mais bizarre, il y avait une bougie dessus, éteinte.– On fête un anniversaire ?

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Toute timide, elle a posé le plat sur la table. Lui, il a pris les allumettes dans le tiroir. Allumé la bou-gie.– que s… ça f… fait un… un mois j… je suis ici…

?– Oui, c'est vrai. Et tu es contente ? Moi je suis très heureux, mais pour toi, c'est bien aussi ?

Elle a hoché le menton, timide.– Alors on va souffler la bougie tous les deux, d'accord ?

Oui. Et ils se sont penchés, tous les deux. Et puis ils ont attendu, bêtement, chacun laissant l'autreprendre l'initiative. Alors il a commencé, doucement, à souffler. Et elle l'a aidé. Zouf, éteint, bien. Ils sesont redressés, se sont souris.– Merci, Patricia.– m… mer-ci…

Il s'est penché, lui faire une bise sur la joue et elle lui a rendu, gentiment. Comme émue.– Voilà, asseyons-nous.

Patricia a pris deux assiettes, un couteau, deux petites cuillers, elle est venue s'asseoir aussi.– Ma petite reine du flan à la vanille…

Elle souriait, heureuse. Et puis il a coupé deux parts, pour commencer, les a servis.– m… mer-ci…– Merci à toi, petit ange.

Et goûté. Oui, délicieux, très vanillé, comme il aimait. Avec sûrement de la vanille en poudre.– Miam… Bravo, Patricia…

Toute rouge, mâchant doucement, elle aussi.– Un mois, oui. Un mois de bonheur. Enfin, pour moi. Pour toi, ça représente quoi ?– m… mer-ci, m… merci…

? Elle voulait dire que c'était moins pire que le centre pour handicapés ? Oui, elle n'avait jamaisvraiment eu l'air sereine, vraiment heureuse.

Il… a tendu la main, l'a posé sur la sienne.– Patricia… qu'est-ce qui ne va pas…? Qu'est-ce qui pourrait être mieux ?

Elle a eu l'air perdue.– n… non, p… par-don… pardon… m… merci…

Il a penché la tête sur le côté, en souriant, la grondant gentiment.– Patricia, je sais que tu me remercies, mais dis-moi, qu'est-ce qui t'inquiète ou te gêne, un peu ?

Elle a baissé les yeux, réfléchissant. Un long, long moment. Il a mangé une bouchée de flan, uneautre. Silence.– Réfléchis, prends ton temps. Rien ne presse. Mais ce serait bien de m'expliquer, de m'aider à tecomprendre.– que… que s… c'est ça… n… ne comprende…

?– Mh ?– j… je su in-quiète que… pas comprende…

?– Pas comprendre quoi ?

Elle a cligné des yeux, cherché ses mots.– que… que j… je n'avais pensé… j… je serais t… très occupée t… t'aider, ne… ne secourir les… leschiens abandonnés… les… les enfants perdus… les pauves en Afrique… m… mais… pas du tout…

Il a souri, secoué la tête. Non, pas Saint-Bernard, pas du tout. Juste amoureux d'elle, Patricia, elletoute seule au monde.– Non, Patricia. Je n'aime pas le reste du Monde, seulement toi, toi toute seule…

Son souffle tremblant.– m… mais j… je comprends pas…

Lui dire simplement "Je t'aime" ?– que… que j… je croyais… que… que au… au foyer y… y n'avait des dames, qui… racontaient…

?– Mh ?– j… je croyais t… tu ne vas p… prende m… mon corps… f… faire mal, un… un peu…

Vierge ?– et f… faire des choses, en-core et encore, d… douloureuses… pardon…

Des femmes battues qui s'étaient plaintes de leur mari sadique ?– et… et c'était l… le prix à payer, j… je comprendais… je me disais s… c'est normal…

Silence. Oui. Il a soupiré.

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– Et tu aurais préféré un ami comme ça ? Un homme, un vrai ?Il se sentait coupable, il se sentait nul, il s'en voulait.

– n… non… j… juste… p… plus facile n… ne comprende… m… me sentir… que… je n'aurais re-mercié, bien…

Il a soupiré. Il cherchait les mots, il ne savait pas par quel bout prendre la question.– j… je sais j… je suis pas s… sexy, pas belle, m… mais si tu ne trouves u… une maîtresse, p… pourramener i-ci, è ne sera en colère de moi, comme u… une petite sœur qui devrait pas ête là… ou… oùje vais aller…?

Il a soupiré encore, en se prenant la tête dans les mains.– Non, Patricia, non… Comment te dire ?

Comment ?– Si toi tu trouves un amant, tu vas le ramener ici ? Me demander de vous laisser l'appartement unenuit ?

Elle… a hésité, souri, faiblement.– n… non, j… je su t… toute seule, t… toujours…– C'est pareil pour moi, Tricia. Depuis deux ans, je suis amoureux de ma petite pâtissière adorée, elletoute seule au monde…– oh… oh…

Emue.– Et maintenant j'ai la chance infinie de l'avoir pour amie, pour compagnie…

Oui, et donc, normalement…– Patricia, je suis pas un super-mâle, ni même un homme normal, je crois…

Elle avait les larmes aux yeux.– J'ai lu quelque part que les hommes normaux avaient leur première relation sexuelle à dix-sept ans,les femmes à seize ans…– n… non…– Et j'ai trente ans, j'ai jamais fait l'amour, peut-être même que je suis pas capable, je sais pas.

Elle reniflait.– s… c'est… pas grave…– Ou peut-être que je suis capable, je sais pas. Mais Patricia, ce sera toi ou personne, au Monde,pour moi…– t… tu peux f… faire k… qu'est-ce tu veux… ne moi…– Je sais pas. Je t'aime, Patricia, tu n'es pas un objet, tu es une personne que j'aime… Je ne veuxpas te prendre simplement parce que tu acceptes, parce que tu crois devoir payer comme ça monaide…

Elle s'est essuyé l'œil.– A mon idée, on allait se rapprocher, peu à peu, l'un de l'autre. Tu allais t'attacher à moi, peut-être.On se ferait des bises, des câlins, même. Peut-être un vrai baiser, des caresses, et… qui sait…

Elle a hoché le menton.– p… pardon, que… que j… je su trop timide… au-cune espérience…– Moi c'est pareil. Je te regarde et je t'admire comme une merveille inaccessible…– t… tu s… seras d… déçu, p… pardon…– Mais non, plus je te connais et plus je t'aime. Je t'adore comme tu es. Mais ça suffit pas, je crois.– n… non…?– Patricia, je te respecte trop pour te prendre comme un dû, prendre ton corps comme paiement…

Elle a cligné des yeux.– j… Gé-rard…– Oui.– j… Gé-rard, s… c'est pas s… seulement ça… que…

Elle a baissé les yeux. Silence.– que… quand j… je ne travaillais l… la pâtisserie…

? Elle détournait la conversation ?– j… je n'étais amoureuse un… un client…

Soupir.– Il avait de la chance.– s… si un miraque on… on m'aurait demandé mon vœu le plus cher…

Silence.– Tu aurais voulu faire l'amour avec lui ?

Elle a secoué la tête.

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– au… au foyer y n'a des madames qui… qui disaient l… le sexe s… c'est le plus grand plaisir dumonde…

Peut-être, avec un amant à la hauteur…– m… moi j… je connais pas… s… c'était pas ça, m… mon rêve, s… c'était de-viende s… sa femme,à lui… et… et bien sûr, m… mon devoir d'épouse, s… ça serait aussi lui… donner mon corps… s… s'ilvoulait…

Il se sentait très bas.– Peut-être que je pourrais lui parler, à ce type. S'il est pas encore marié. Tout est possible, et tu esune femme merveilleuse, et…– et s… ce monsieur, s… c'était… toi, j… Gérard… s… c'est toi…

???– Hein ?

Elle souriait, elle pleurait.– j… je t'aime, j… Gé-rard… en secret, d… depuis s… si longtemps… pardon…

Il souriait si fort que ça faisait presque mal.– Patricia, peut-être qu'on aurait dû en parler, avant de se pacser, non ?

Elle souriait, heureuse, émue.– Patricia, est-ce que tu accepterais de m'épouser, même si ça fait refaire tous les papiers ?

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SOÛL, SOÛLE

Elle a posé le petit flan emballé, doucement, sur le comptoir. Les yeux baissés, toute timide jolie…Il a regardé par terre, un peu, pour ne pas la gêner, ne pas trop faire peser ses yeux sur elle.

Le bruit de la monnaie dans le réceptacle. Oui, sa minute de bonheur hebdomadaire touchait à safin. La regarder une dernière fois… Il a croisé ses yeux. Elle souriait, très gentiment. Et c'était mer-veilleux. Il a pris son paquet, soupiré.– Au revoir, manemoiselle…– v… voir… m… monsieur… m… mer-ci… merci…

Merci pour un Euro… Il aurait payé même cent Euros pour ce sourire, si elle avait vendu des ton-deuses à gazon ou des vases de cristal… Revenant acheter chaque semaine…

Dernier regard, tendrement. Il est sorti.Et la rue, le monde extérieur, à nouveau. Oui. Sans grand intérêt, mais tout lui paraissait presque

beau, le Jeudi soir, éclairé par son doux sourire, petite jeune fille…Il marchait, il mangeait son flan, l'emballage à moitié enlevé.

– Monsieur…Mh ? Un type en face de lui. Peut-être pour demander son chemin, mais il ne connaissait pas trop

le quartier, lui.– C'est un flan que vous avez acheté ?

Il a souri.– Oui, juste là, là-bas à droite, c'est très bien, vous verrez.

Heureux d'apporter de nouveaux clients à sa petite chérie. Pour assurer le chiffre d'affaire, assurerson emploi, assurer sa présence fidèle.– Monsieur, vous venez tous les Jeudis soirs ?

??? Hein ? C'était un type bizarre, avec une grande croix chrétienne autour du cou, qu'il tenaitdans ses deux mains. Un prêtre ? En civil ?– Oui, qu'est-ce que…?– Est-ce que je pourrais vous parler, monsieur. Pour raison grave, question de vie ou de mort.

Très sérieux. Une odeur bizarre, ou son haleine. Lui, il a froncé les sourcils.– Prier pour l'Humanité ? chaque semaine ? Non, désolé, c'est pas du tout mon truc.– C'est pas ça, c'est pour sauver une personne, une seule. Laissez-moi vous payer un verre, quelquesminutes.

Il a voulu contourner le type, se sortir de là.– Non, pardon… Faites ça sans moi…– C'est la ptite qui vous a servi ce flan, qu'est en danger de mort. S'il vous plaît…

Hein ?– Euh, je… oui, ça change tout… Euh, je vous suis, je…

Le type n'a pas souri.– Venez.

Et ils ont… traversé, sans retourner à la pâtisserie, non. Vers un café. Il cherchait à comprendre, àdeviner. Un prêtre qui contactait tous les habitués ? Une quête pour lui payer un voyage en Amérique,pour une opération qui ne se faisait nulle part ailleurs ? Pauvre petite, malade, en danger de mort… Ilen avait les larmes aux yeux.

Café des Sports, Pelforth brune. Oui.Ils sont entrés. Lui il suivait. Ils sont allés à une table isolée, loin des gens. Il pensait à son Plan

d'Epargne Logement. Il le casserait, il donnerait tout. Pour la sauver, pauvre chérie. En espérant queça suffirait, avec tous les autres gens, tous ceux qui l'aimaient, ou l'appréciaient, simplement.

Ils se sont assis. Le prêtre a fait le signe de croix. Les yeux baissés. Silence. Il voulait se recueilliravant d'expliquer les chiffres ?– Monsieur, elle… elle souffre…?

Le type a ouvert les yeux, comme surpris.– Hein ? Oui, je vais vous expliquer. Je sais pas par quel bout. Vous êtes catholique ?

Avalé sa salive. Non, sceptique, mais on s'en foutait…– Je… je suis de culture chrétienne, venir en aide… oui…

Sans dire qu'il était amoureux d'elle, ce n'était pas le sujet…– Aider les pauvres les simples d'esprit ?– Oui, et les malades, la pauvre, mon dieu… J'ai… j'ai de l'argent, à la banque, si… il faudrait ras-sembler combien ?

Le type a cligné des yeux. Et puis il a levé la main.– Attendez.

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? Il a attendu.Silence.

– Messieurs ! Vous prendrez quoi ?!? Le barman, au-dessus d'eux.

– Vodka, double !? Pour un prêtre ? Il a souri.

– Moi, un jus d'orange, merci.Le garçon est parti. Silence.

– Vous vous demandez sans doute qui je suis ? à vous aborder comme ça…Il avait des yeux bizarres, un peu rouges. Comme si… quelques vodkas, déjà…

– Peu importe, je… voudrais aider la petite jeune fille… mon dieu, elle est gravement malade ?– C'est pas exactement… "malade"…

? Qu'est-ce qu'il voulait dire ? Mourante ? Mon dieu, pourquoi n'avait-elle pas arrêté le travail ?– Je suis sûr qu'on est au moins mille clients, prêts à… aider, contribuer… le dernier espoir, c'est uneopération à l'étranger ?

Il a souri, secoué la tête.– C'est pas ça du tout.– Vos consommations !

Le barman, qui a posé leurs verres. Le prêtre a sifflé sa vodka d'un trait.– Garçon : une autre !

… Oui, la religion interdit peut-être, mais… ce type devait être amoureux d'elle, bien sûr, lui aussi.Et pour un prêtre catholique, c'est pas autorisé, il se réfugiait dans l'alcool. Pour oublier.– Y a que vous, msieur, qui pouvez la sauver !

?– Euh, oui, je… moi, je donnerai tout ce que j'ai. Comment vous le savez ?– Je suis un des grands frères de la ptite.

? Ah. Et elle avait parlé de lui ? Mais il ne devait pourtant pas être le seul client à être tombé amou-reux d'elle, ils étaient peut-être mille.– Tous les clients, je crois, euh…– Non, y a que vous.– Euh, ils ont peut-être eu peur, avec votre croix, je… on peut réessayer, moi je suis pas très riche…

Le type a tiqué.– C'est pas une histoire d'argent ! Moi l'argent, c'est fini ! Dieu est venu me dire : Sergueï, tu files lamauvaise pente, reprends la Bible et réveille toi !

Oui, bon, il voulait bien écouter l'histoire de ce prêtre manqué, son frère, petit ange, mais sa santépassait avant ça.– Parlez-moi de votre petite sœur, s'il vous plaît, Sergueï – comment elle s'appelle ? j'ai toujours rêvéde le savoir…– Patricia.

Patricia… douce petite Patricia… chérie, en danger.– C'est pas une histoire d'opération, chère ou quoi : c'est la tête ! È veut se suicider !

Mon dieu… Patricia… Non… Mais qu'est-ce que…?– Je… je ferais n'importe quoi, qu'est-ce que… Elle est enceinte, abandonnée, elle cherche du sou-tien ?– Ah-ah-ah ! Ça risque pas ! Plutôt pucelle, vieille fille, coincée !

Petit ange… Mais alors, quel était le problème ? La solitude ? Il l'épouserait volontiers, si…– Enfin, j'en sais rien, au fond. Ça fait deux semaines que j'l'ai retrouvée, la débile !

Il était saoul.– Dans un foyer pour filles perdues, pas capabes de rien ! Déchets !

Avalé sa salive. Pauvre Patricia, qu'est-ce que…– C'est pour ça : "aimez les simples d'esprit" a dit le Christ, moi j'ai repensé à la ptite sœur, qu'mesparents avaient fourguée chez les débiles…

Patricia… mon dieu. Le drame d'une enfance toute seule, méprisée ?– Et sortie de là, toute seule, nous on a rien fait. Merde la Bible ça fait trente mille pages aussi, onpeut pas se souvenir chaque phrase !– Sergueï…

Son regard n'était pas fixe. La vodka.– Sergueï, elle vous a parlé de moi ?– Putain, ouais, j'ai dû me fâcher !

?

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– Elle me disait rien, elle était toute recroquevillée ! Juste bonjour ! Que moi j'm'étais cassé le cul,déplacé, demandé partout ! Et rien en face, rien !– Votre verre, monsieur.

Le barman.Sergueï a sifflé la vodka.

– Une autre !Le barman à moustache a tiqué.

– Monsieur, je crois que… la législation nous demande de…– Rien à foute, merde !

En tapant du poing sur la table…– Non, c'est tout ! Si vous sortez conduire, c'est moi qui vais en tôle ! Ça fait vingt quatre Euros, mon-sieur essayez de contrôler votre ami, ou j'appelle la police.

Euh… il a sorti son porte-monnaie, payé. Même s'il avait été invité. Le barman est parti. Sergueïavait fermé les yeux.– Sergueï, Patricia a besoin d'aide, concentrons-nous sur ça…– N'empêche que si j'l'avais pas forcée à boire, elle aurait rien dit. Elle serait crevée toute seule !

?– Ouais, pas un mot, rien ! Moi j'me suis dit que l'alcool allait la détendre, la faire rire, chanter, parler.

Pauvre Patricia, non, ça ne lui ressemblait pas.– J'ai dû me fâcher, è disait que Non-merci !– Oui…– Bon, mais une fois le premier verre fini – en douze fois, putain – v'la-t-y pas qu'è s'met à chialer !– La pauvre…– Pauv' conne, oui ! J'ui fait "Mais non, connasse, rigole ! T'es vraiment la dernière des connasses,Papa a eu raison d'te lourder !"

Lui il a soupiré, perdu. Il aurait voulu prendre la défense de sa chérie, mais il ne voulait pas fâcherson grand frère. Surtout avant qu'il ait parlé de cette histoire de suicide, mon dieu. Et ce qu'il pouvait yfaire, lui.– J'ui fait "c'est quoi ta vie ? à part viv' dans ce foyer de merde, bouffer, dormir" !

Oui, elle avait son travail, des amis peut-être, des loisirs.– È m'fait "j'attends le jeudi soir". J'ui fait "quoi, l'Jeudi soir ?". È m'dit : "le plus gentil monsieur dumonde"…

??? C'était lui qu'elle appelait comme ça ?– Moi ?– J'ai réussi à en tirer que c'est le monsieur qui vient pour un flan, c'est tout !

Il en a presque souri, tendrement.– J'ai essayé d'en savoir plus ! Est-ce qu'elle sortait avec lui ? Est-ce qu'elle l'allumait en minijupe ouquoi ?!

Non, oh non, petit ange…– Y'avait rien à en tirer. Elle suait, avec l'alcool, elle était complètement partie, elle pleurait sans riendire.

La pauvre…– J'ui fait "Et qu'est-ce tu vas faire ?". Éh, j'm'inquiétais pour elle !– Merci, oui…– J'étais prêt à lui botter le cul, à elle ou à ce connard qui l'avait séduite !

? Pardon, mon dieu… Patricia… Il… il lui dirait ses sentiments, il…– Et è m'fait "je vais encore demander des cachets pour dormir, quatre fois".

Aïe, barbituriques ?– J'ui fait : "ouv' les yeux connasse ! S'agit pas d'dormir ! Bouge-toi le cul !"

Il a baissé les yeux, faiblement. Coupable, connard de timide, merde, c'est ma faute…– Ouais, è m'dit "je vais prende les douze boîtes en même temps, partir"…– Mon dieu, c'est ma faute…– T'as p't'êt' une femme et quat' gosses, tu peux pas la sauter, mais le Seigneur y t'attend au virage !Tu l'emporteras pas au Paradis !

Il a secoué la tête, faiblement.– Je… vais lui parler…– È va pas comprend', connard, elle est handicapée mentale !

…– Elle… elle est gentille, je… je l'aime beaucoup, je vais lui parler…

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– Fais gaffe, putain ! Elle est complètement coincée, tu lui fais un trop grand sourire è te fait un arrêtdu cœur !

Oui.– Pas facile, oui, je… j'essaierai, je vous jure, de la sauver, de me faire pardonner…– Sinon j't'éclate la gueule.

En serrant sa croix chrétienne, il était saoul.– Merci Sergueï d'être venu me chercher, me prévenir. Si vous sauvez votre petite sœur perdue, vousen serez remercié par votre Seigneur, c'est sûr.– C'est quand même aut' chose qu'un mois sans vodka !

Il a souri, faiblement.– Oui, merci, Sergueï, détendez-vous. Merci.

* * *

Son gentil sourire timide, simplement. Oui, Sergueï ne lui avait pas raconté, pas reparlé, elle lerecevait gentiment, comme un client anonyme. Il était même pris d'un doute. Est-ce qu'il n'avait pasété confondu avec un autre client, un beau ?– 'Soir, manemoiselle…– s… soir, m… merci…

Toute timide, gentille. Baissant les yeux. Comme si, oui, elle retenait beaucoup, de non-dit.– Un flan à la vanille, s'y vous plaît.

Simplement, pour la rassurer, reprendre leur routine tranquille.Et elle est allée chercher le gâteau, simplement. Toute appliquée, sérieuse. Retenant comme un

petit sourire, heureux. Oui.Elle faisait le paquet, maintenant.

– Manemoiselle…Elle a tourné la tête, surprise. Qu'il parle, comme les mémères habituelles ?

– J'ai rêvé de vous…Elle a baissé les yeux, en rougissant, très très fort.

– p… par-don… pardon…Il a souri.

– Non, c'était un rêve gentil. On se promenait, tous les deux, simplement. Dans un grand parc, côte àcôte…

Elle a fermé les yeux, toute confuse, et comme… émerveillée, ou quoi.– Des fois, je vais marcher comme ça, au Parc Marceau, plus loin après l'Avenue. Mais en vrai, je suistout seul. Hélas.

Elle… elle a relevé le menton, ouvert les paupières. Les yeux pleins de larmes.– oh…– Et je rêve qu'un jour, peut-être, vous viendrez vous promener, aussi…

Elle a cligné des yeux, essuyé sa joue.– pa… pa… parc Marceau…– Oui, moi j'y vais souvent, le dimanche après-midi, vers trois heures. Ça fait une promenade.

Elle a hoché le menton.– m… marcher, d… doucement…– Oui.

Derrière, la porte s'est ouverte et un couple est entré.Patricia était retournée à son petit paquet. Le petit instant magique était fini, sa copine-tortue était

retournée se cacher, à l'abri. Oui.

* * *

Est-ce qu'elle viendrait ? Ou en rêverait seulement ? Il ne savait pas quoi penser. Il était trois heu-res moins le quart, et tout était possible.

Il resterait là au moins jusqu'à quatre heures et demie, cinq heures. Attendre, au cas où elle ait eufinalement le courage, sans paraître suivre à la lettre ses paroles…

Sinon, il… essaierait de dire autre chose. Jeudi prochain, au magasin. Est-ce qu'elle ferait un arrêtdu cœur s'il l'invitait au cinéma ? Elle n'était pas comme les filles normales… Enfin, lui non plus n'étaitpas comme les hommes normaux. Sale timide, coincé, vivant dans sa tête. Mais il fallait se bouger. Ildevait la rendre heureuse, pour qu'elle n'ait plus ces idées de suicide, mon dieu…

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? Petite silhouette beige, là-bas… Comme toute tremblante, hésitante, marchant à petits pas…Timide, adorable…

Bon, ne pas rester là, planté. Il… a fait mine de ramasser une herbe. Il ne savait pas si elle l'avaitvu, si elle le regardait. Et il s'est mis en marche, dans sa direction. Pour la croiser, par hasard, sim-plement… Rien que se dire bonjour, ce serait peut-être leur premier pas, pour aujourd'hui… Et peut-être, la semaine prochaine, reviendrait-elle… Client et marchande le jeudi, promeneurs le dimanche…

Trente mètres, elle… elle a baissé les yeux, timide… Toute voûtée, perdue, marchant doucement.Elle… tremblait… La pauvre. Oui, il devait être très délicat, pour ne pas la brusquer, l'effrayer.

Marchant droit devant elle, regardant par terre. Comme si elle n'allait rien dire, allait le croiser sansun mot, aujourd'hui. Juste venue confirmer qu'il était là.

Que faire ?Allez, doucement…

– Tiens, bonjour Manemoiselle…Elle s'est arrêtée, tétanisée, elle a levé les yeux, le cou tout raide, coincé.

– m… meu… ssieu…– Vous me reconnaissez ? Je suis un client du magasin…

Elle a souri, rougi, baissé les yeux. Hoché le menton.Silence. Immobile, en face l'un de l'autre.

– Je me promène, c'est dimanche, c'est bien.Elle a hoché le menton, et… relevé les yeux, très courageuse. Ils se sont regardés… souris.Et puis elle a baissé les yeux à nouveau, fermé les paupières, comme heureuse.Silence.

– A moi, la balle ! Ici ! Passe !Des enfants, avec un ballon, des gens.Silence. L'un en face de l'autre. Elle était jolie, si jolie aussi, sans sa blouse blanche. Et des cou-

leurs toutes discrètes, effacées, une fille tellement adorable.Dire quelque chose, au revoir ou…

– Vous alliez par-là ? C'est joli, là-bas. Vous connaissez ?Elle a avalé sa salive, secoué la tête. En serrant ses petites mains, ses poings, comme si elle crai-

gnait quelque chose. Ou attendait un moment très fort.– … L'autre jour, j'ai montré le ruisseau là-bas, à ma sœur. Avec des poissons, vous voulez que jevous montre ?

Toute toute rouge. Crispée.– m… mer… ci… m… mer-ci…– Venez, manemoiselle...

Et ils se sont mis en marche, côte à côte, tout doucement…

* * *

L'un près de l'autre, simplement. A petits pas. Elle avait un grand très grand sourire. Heureuse. Etc'était merveilleux.

Bien sûr, ce n'était pas grand chose, juste un petit pas l'un vers l'autre, tous les deux. Ils nes'étaient presque rien dits. Seulement "Voilà, c'est le ruisseau. Avec les poissons." Et elle avait répon-du "ou… ou-i… s… si beau…". Simplement. Et ils étaient restés dix ou vingt minutes accoudés à labarrière, l'un près de l'autre. A regarder l'eau, les arbres, à se regarder aussi, sourire… Oui. Et puis ilsavaient repris leur petite marche, promenade. Vers les fleurs, les jeux d'enfant.

Maintenant, ils revenaient à l'entrée, sortie… Est-ce qu'il allait lui dire "à dimanche prochain, peut-être" ? Ou bien seulement "au revoir" ? Et comment se quitter si elle allait dans la même direction quelui ? Pfouh, il n'avait pas bien l'habitude de gérer ce genre de situation. Et avec sa petite pâtissièretimide, c'était plus compliqué que d'expliquer simplement qu'il allait prendre le bus 14 place Clémen-ceau. Ça sonnerait mal. Comme un discours. Et c'était matériel et triste, alors qu'être près d'elle étaitun pur enchantement…

La grande grille… Dix mètres, quinze secondes.Ou bien… Rester un peu plus avec elle, quelques minutes. Consolider leur camaraderie toute

neuve, confirmer.– Manemoiselle…

Elle a baissé les yeux, avec une petite mine triste. Comme déçue qu'ils se disent si tôt au revoir.Après à peine une heure et demie… De silences partagés, douce compagnie mutuelle…– Manemoiselle, est-ce que je peux vous payer un verre, ou quelque chose ? Un petit moment encore,avant de se dire au revoir…

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Elle a rougi, gardé les yeux baissés. Et hoché le menton, simplement. Gentiment.– Merci manemoiselle…

Rouge…– m… er… ci…

Un petit pas de plus l'un vers l'autre, et c'était merveilleux…Ils ont franchi la grille, et il a cherché des yeux autour. Oui, là-bas : Kanterbrau, un nom de bière,

café.Il est allé dans la direction du passage clouté, et elle le suivait, docile, gentille. Si mignonne et

douce, cette fille. Délicieuse.Pendant que des gens se jetaient entre les voitures, eux, ils ont attendu au bord du trottoir. Sages.

Pas pressés. Ils se sont souris, très doucement. Elle était jolie, Patricia.Et puis ils ont traversé. A petit pas, faisant durer ces derniers instants, cette après-midi, partagée. Il

lui dirait "à dimanche prochain, peut-être", tout à l'heure. C'était décidé. C'était tellement plus gentilque leur minute au magasin, entre deux clients. Avec une relation marchande, professionnelle, aumilieu.

Ils sont entrés. Il y avait des tables, boxes, un comptoir. Est-ce qu'il faut commander avant d'allers'asseoir ? Il ne connaissait pas bien les bars, mais il se souvenait de l'autre fois, avec son frère Ser-gueï… Il est allé vers un box isolé, près de la vitre, et Patricia a suivi, gentille.

Une table pour quatre, comme les autres. Une table pour eux.Il a choisi la banquette de droite, et… Non, elle s'asseyait à côté de lui, il avait pensé qu'elle se

mettrait en face. Peu importe. Il aurait peut-être préféré se trouver face à elle, pour la dévisager desminutes entières, tendrement. Mais elle était timide, et elle avait raison : ils restaient côte à côte,comme ça, prolongeaient leur gentille après-midi l'un près de l'autre.– M'sieurs-dames !

Le garçon, du café.– Un jus d'orange, pour moi.

Silence.– Et pour la ptite dame ?

L'air toute perdue.– v… vod… ka…

??? Comme son frère ? Il a avalé sa salive.– OK : j'amène ça !

Le type est parti.– Pardon, manemoiselle, je… j'aurais dû prendre un alcool aussi ? Un homme, un vrai, ça boit del'alcool ?

Elle a cligné des yeux, avalé sa salive.– n… non, s… c'est…

Silence. Il essayait de se souvenir des mots de Sergueï… Qu'il l'avait forcée à boire, qu'elle avaitbu son verre en douze fois… Qu'il avait dû se fâcher…– m… mon frère y… y n'a dit j… je dois, p… pour ne f… faire l'effort… essayer par-ler…

Il a souri.– Je comprends.

Silence.– Moi aussi, peut-être que je ne parle pas assez, pardon…

Elle a bougé, elle… cherchait ses yeux. Elle lui a souri.– n… non, v… vous n'êtes s… si gentil… par-fait…– Merci.

Heureux…– Vous aussi, vous êtes… toute gentille, silencieuse. On peut se comprendre, tous les deux, même siles autres gens n'aiment pas bien ça…

Elle a rougi, soupiré. Heureuse aussi, oui. Ils devenaient amis, c'était sûr, cette fois. Et c'était mer-veilleux. Le monde changeait de couleur. Un avenir de tendresse partagée devenait possible, soncœur battait.– Voilà ! Ça fait onze quarante !

Leurs verres, oui. Patricia a pris son sac à mains…– Laissez, c'est moi qui paye.

Elle a rougi, remercié du menton. Invitée, oui, elle n'avait visiblement pas l'habitude.Il avait l'appoint, il a donné ça au garçon. A moins qu'il faille donner un pourboire, il ne connaissait

pas bien les usages.– Et quarante, OK !

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Et il est reparti, les a laissés seuls.Juste ce verre d'orangeade, petit verre de vodka. Oui. Il a pris le sien.

– A votre santé, manemoiselle…Elle a pris son verre aussi, timide.

– m… meu… ssieu…– Je m'appelle Gérard.

Elle a baissé les yeux, souri.– m… mer-ci, j… Gé-rard… Gé-rard…

Sans dire qu'elle s'appelait Patricia… Il le savait, mais officiellement : non.– Et vous ? Vous vous appelez…

Toute rouge, timide. Toute perdue, parce que quelqu'un s'intéressait à elle.– pa-tricia…– Enchanté, Patricia…

Et il a cogné son verre doucement contre le sien.– ch… chantée, j… Gé-rard…

Il lui a souri, il a bu, une gorgée. Et elle… a trempé ses lèvres, avec une affreuse grimace…– C'est pas bon ?

Elle a secoué la tête, pincé ses lèvres. Oui, ça devait piquer, avoir un goût infect…Silence. Elle a bu encore, et encore, en faisant un très gros effort. Il cherchait les mots pour lui dire

que ce n'était pas la peine, qu'il adorait ses silences, lui.Mais elle semblait considérer ce calvaire comme un devoir, comme un courageux pas vers lui, et

elle s'efforçait de l'accomplir. A moins qu'elle veuille avoir fini tout de suite pour dire au revoir ?Oups, elle chancelait… Elle a reposé son verre, elle tremblait. La pauvre, un effet presque instan-

tané, elle n'avait pas du tout l'habitude.– Ça va, Patricia ?

Elle clignait des yeux, mon dieu, ça n'allait pas du tout, non. Soûle. Déjà.Elle… bougeait, cherchait l'équilibre, sa tête tournait, visiblement.

– Ça va, Patricia ?Elle a fermé les yeux, douloureusement. Chancelante, tout près de lui, presque à le toucher.

– Vous pouvez vous appuyer contre moi, si ça ne va pas très bien…Et… elle a appuyé la tempe contre son bras, elle… elle pleurait, faiblement.

– Patricia…Personne. Oui, son frère avait dit qu'elle avait l'alcool triste, la pauvre.Il… il a passé le bras autour de ses épaules, l'a serrée doucement contre son flan.

– Ça va aller…Non, ce n'avait pas été une bonne idée, cet alcool. Encore que ça les rapprochait de manière in-

croyable : il n'avait pas envisagé de lui passer le bras autour des épaules aujourd'hui ni la prochainefois…

L'un contre l'autre, doucement serrés.– Ça va aller, Patricia…?

Elle a reniflé.– j… je l'aime, j… Gé-rard…

Touché. Même s'il comprenait qu'elle était partie, parlant à son frère ou à quelqu'un.Il s'est penché, lui faire une bise dans les cheveux, très doucement.

– Peut-être qu'il t'aime aussi, tu sais…Elle pleurait, reniflait. Elle a secoué la tête.

– n… ne un jour, y… y ne reviendra plus… et… et je va prende les cachets…La serrer, fort.

– Non, Patricia, non… Tu te rappelles, le parc ? Vous vous reverrez là, toujours.Elle a hoché le menton, douloureusement.Silence.Ouf, ça allait mieux. Il la gardait contre lui, simplement, doucement. Il se demandait s'il devrait la

reconduire chez elle, l'accompagner, la soutenir. Il faudrait qu'elle lui dise quelle ligne de bus, quelarrêt…– m… mais j… je sais pas faire ne… ne sexe…

???– y… y sera t…. très déçu, ne chercher une aute… j… je vais prende tous les cachets…

Il a fermé les yeux, perdu. Que dire ?– Patricia, non…

Silence.

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– Patricia, lui aussi, c'est un vieux garçon, il ne connaît pas du tout. Peut-être qu'il veut simplement lieramitié, faire connaissance… Et plus si affinité, vous verrez bien… à votre vitesse…– j… je l'aime, je l'aime… j… même que ça fait très mal, m… même que jamais un homme il m'a vuetoute nue, m… même…– Patricia…

Mon dieu… Oui, prête à se donner, s'abandonner. S'il avait voulu, s'il avait été un homme, un vrai.– euh… eurh…

Mon dieu, elle allait vomir…Elle a vomi. Et vomi encore. Sur la table, sur lui. Le patron a crié.

– Baah ! Ah, putain, dégueulasse, moi je nettoie pas ! Putain !Il se sentait perdu, il a levé la main, pour protéger son amie.

– C'est ma faute, pardon, je… vais nettoyer…Et le type arrivait, méchant, et… il a ouvert les yeux, regardé son réveil. Minuit et demie, un rêve

idiot, oui. Hélas.

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CONVOQUÉ

Il a refermé la porte derrière lui. Avec un tour de clé. Posé le paquet de lettres et pubs sur la com-mode, retiré son manteau.

Et puis il est allé s'asseoir, dans le fauteuil. Tristement. Un jour de plus, oui, simplement. Il se de-mandait ce qu'il faisait encore ici, dans ce monde. Sans plus aucun intérêt. Soupir. Oui, la pâtisserieavait fermé l'an passé, Rue Saint-Jean, et sans ce sourire timide, petite jeune fille, il n'y avait plus rien.

Ou bien acheter un pistolet, s'il avait peur du train, du vide. Sur la tempe. Et c'est fini. Sans même letemps d'avoir mal, d'avoir peur. Frisson. On verra…

Il regardait par terre. Il rêvait d'elle, bien sûr, toujours, mais ses traits devenaient de plus en plusflous. Il aurait aimé savoir dessiner ce visage aimé. Ou une photo d'elle, simplement… mais non, çan'existe que dans les rêveries. La pâtisserie avait fermé, sans publicité ni rien, à jamais.

Silence. Ou mettre une musique triste, cassette.Soupir.Il s'est levé, pour mettre à la poubelle toutes ces pubs débiles. "Votre vie va changer : des réduc-

tions monstres chez…". Soupir.Et une lettre de la mutuelle, remboursement de ces cachets débiles, qui cachaient le problème…

Planète de merde. Une autre lettre, dactylographiée. Rien d'autre. Emmené celle-là jusqu'au fauteuil, ilviserait la poubelle de là, basket…

Ouvert.Grande lettre avec trois lignes.Monsieur Gérard Nesey,Veuillez téléphoner au 02.71.04.17.37, demander Clotilde Raynaut.(pour raison personnelle, raison grave)? Ça venait du Centre Emile Cateaud, à Douai.Il a chiffonné ça, visé la poubelle, lancé… raté. Soupir.Il s'est levé, et l'a ramassé. Viser la poubelle, à dix centimètres, champion…… Raison personnelle ? Qu'est-ce que ça voulait dire ?

* * *

Il a mis la carte dans le machin, attendu une tonalité ou quoi. Dans la cabine à côté, la grosse dameparlait fort.

Défroisser le papier, pianoter.Ça a sonné. Plusieurs fois. Sans personne, oui il aurait essayé, et acheté cette carte-téléphone pour

rien, même. Raccrocher, allez…– Allô !

? Il a repris l'écouteur. Oups : moins une…– Allô…– Qui est à l'appareil ?!

Une voix forte, une dame, administration ou quelque chose.– Je m'appelle Nesey, j'ai reçu une lettre…– Nesey ? C'est pour quoi ?– Je sais pas.

Elle a soupiré, très fort.– Ça disait quoi, cette lettre ?!

… Il a lu les trois lignes.– Ah ! Oui, j'y suis : c'est pour la ptite naine !

?? La seule naine qu'il connaissait était la petite jeune fille de la pâtisserie, sa bien-aimée. Il a souri.– Niezewska ! Vous êtes quoi, pour elle ?

?– Pardon…?– Patricia Niezewska ! Vous étiez amants ?

Il a cligné des yeux. Non, jamais eu de maîtresse. Et jamais connu de Patricia.– Non, ça doit être une erreur…– Ben non, elle vous a écrit trois mille lettres, en petit nègre, sur son cahier à la con ! Et elle a voulu sejeter par la fenêtre quand on lui a pris son cahier !

? Il a froncé les sourcils.– Ça doit être une erreur…

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– Attendez ! A part vot' nom et vot' adresse, format lettre, elle a dessiné un… chèque. Vous lui avezpas fait un chèque ?

? Il avait fait un chèque une fois, à sa petite naine chérie. Pour le gâteau d'anniversaire, à emmenerà l'usine.– Vous étiez qu'un client de passage ?!

Un client ? Une fille qui travaillait dans un magasin ? Naine ? Son cœur cognait.– Elle… euh… travaillait dans… une pâtisserie…?– Hein ? J'en sais rien, moi ! Dans un magasin, oui ! Avant de nous revenir ! A sa place !

Il tremblait.– Avec de longs cheveux clairs ? De jolis yeux verts ? gris-vert ?– Vous vous en souvenez ?

? Ça voulait dire Oui ?– U… ne petite bègue, timide…?– C'est ça : bègue !

!!! Patricia… Patricia elle s'appelait… Patricia, qui avait lu son chèque, qui se souvenait de cetamoureux stupide…– Dites, vous devriez venir nous aider ! Nous on sait plus quoi en faire !

?– Euh, vous… êtes qui, vous…?– Ben, le centre d'handicapés Cateaud.

?– Elle… elle a eu un… accident, Patricia…?– Ben non, elle est handicapée mentale. Sévère.– Non…– Ah-ah-ah ! C'est pas ma faute ! Mais si vous êtes aveugle, c'est très bien : venez la voir, nous lasortir de là !

Patricia…– Je… ferai n'importe quoi, pour elle…

* * *

Mame Raynaut a froncé les sourcils.– Bougez pas ! J'vais la chercher !

Elle a passé la porte, et il a cru apercevoir une chambre. Avec plusieurs lits, plusieurs dames. Avantque ça se referme.

Il… tremblait, un peu, il cherchait les mots. Que dire ? S'excuser ? Il aurait dû avoir le cran… luitendre la main, la demander en mariage… Etait-ce encore temps ?

La voix de Mame Raynaut à l'intérieur.Et la porte a bougé. Et une dame est sortie, et une jeune femme, elles… portaient Patricia, inerte,

allongée.– Posez là ici !

Mon dieu, la pauvre…Posée par terre. La joue contre le sol, ses cheveux… Il s'est agenouillé près d'elle.

– Voilà ! Voilà tout ce qu'il en reste ! Quand elle vous écrit pas dans son cahier ! Bon vous deux,r'tournez à l'intérieur, y'a rien à voir !

Patricia… Il… il a posé la main sur la sienne. Sur le sol, caresse.– Niezewska ! C'est ton Gérard Nesey qu'est là, merde ! Tu m'entends ?!

Inerte, gentille. Partie.– Putain ! Et vous, parlez-lui merde !

Oui…Il a recoiffé ses longs cheveux derrière son oreille, découvrant son joli visage.

– 'Soir Manemoiselle…– Putain ! Eh, il est dix heures du matin ! Vous êtes atteint, vous aussi ?!

Et… sur ses lèvres… un sourire… Patricia…– Attendez ! Vous avez fait quoi ?! Elle nous revient ?

Ses lèvres ont murmuré s… soir… en silence. Comme bienheureuse.– Première fois que j'la vois sourire, hors de son cahier !

Il a soupiré.– Madame, taisez-vous, s'y vous plaît. Laissez-nous…

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– Tt-tt. Trop facile ! Vous faire faire une gâterie par une de nos débiles ! Je surveille !Soupir.

– Taisez-vous, au moins. Cessez de l'agresser…– Ah ! Pasqu'è se recroqueville ? Mais y faut ça, pour qu'è s'laisse pas mourir !– Je suis là, c'est différent. Laissez-nous essayer, s'il vous plaît…– OK, OK, j'm'éloigne de trois mètres, mais j'surveille !

Il a hoché le menton. Et elle s'est éloignée.Patricia, allongée sur le sol, par terre. En chemise de nuit. Le visage contre le carrelage, les yeux

fermés.– Patricia… je vous demande pardon… c'est ma faute… je… je pensais que ça durerait toujours, nossourires timides… nos petits mots, tous les deux…

Ses paupières gonflées, comme de larmes.– Vous aimez ces mots ? "Tous les deux, nous deux"… Patricia…

Elle a reniflé.– Et maintenant, tout redevient possible… Je vous ai retrouvée, Patricia… On va se revoir, en vrai…

Elle souriait, fermait les yeux un peu plus fort.– Patricia, je suis ici, dehors… Ouvrez les yeux, s'il vous plaît…

Elle s'est crispée, fermant les yeux encore plus fort.– Patricia… s'il vous plaît, faites-moi confiance… Ouvrez les yeux, et nous allons nous revoir… jevous le promets, je vous le jure… faites-moi confiance…

Et elle… a entrouvert la paupière, cligné des yeux…– Voilà, c'est mon genou que vous voyez là. N'ayez pas peur, venez à moi, Patricia…

Elle a… bougé, s'est redressée, faiblement, tremblante. Et ses yeux ont suivi, lentement, le cheminde son genou à son épaule. Elle s'est assise, tremblante.– Bien… Et maintenant, on… se regarde, comme autrefois…?

Elle a tressailli, baissé les yeux.Là-bas, Mame Raynaut a soupiré, très fort.

– Patricia… Pour qu'on me laisse revenir, il faut que je vous fasse revivre, un peu… dans le mondeextérieur…

Elle tremblait.– Moi aussi, je rêvais de vous, je me sentais si seul, sans ma petite pâtissière adorée… Patricia, reve-nez-moi, s'il vous plaît… Je vous en supplie…

Et… elle a relevé les yeux, croisé les siens… Avec un petit sourire, timide, non un grand, grandsourire…– Vous êtes jolie, si jolie, j'avais presque oublié…

Elle a baissé les yeux, perdue.– Patricia, je vous demande pardon… j'étais trop timide…

Elle l'a regardé mais a baissé les yeux aussitôt. Alors il a regardé ailleurs, pour qu'elle le regarde,longuement, sans avoir peur.– Maintenant, c'est décidé, je dirai mes sentiments… mes sentiments pour vous, Patricia…– j… j…

Silence.– Mh ?– gérard… Gérard…

Comme toute abandonnée, la pauvre. Chancelante.Il s'est penché, et il lui a fait une bise, sur la joue.Elle ne lui a pas rendu, mais s'est penchée en arrière, les yeux fermés. Les lèvres entrouvertes…L'embrasser pour de vrai ? Il n'avait jamais fait ça… Il a souri, s'est penché vers elle, soutenant son

corps abandonné…– Stop ! Eh !

? Mame Raynaut…– È croit ptête que tout va lui tomber du ciel tout de suite ! Non ! Y faut qu'è travaille, qu'è se bouge !Le bisou de son chéri, y faut qu'elle le mérite !

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SYNDROME DE STOCKHOLM

Oui, les vacances se finissaient ce dimanche, il ne fallait plus repousser indéfiniment. Il avait fait leplus dur, en prenant la décision, de se tuer. Il avait acheté le pistolet, maintenant il n'y avait plus qu'àappuyer.

Bien sûr, ce n'était pas facile. La terreur devant la douleur atroce, même si ce n'était qu'un instant.Et puis l'extinction du monde. A jamais. Plus rien n'existerait, même le doux personnage de sa petitepâtissière adorée. Ce serait la tuer, en un sens. Oui.

Il est allé chercher le coffret, même s'il n'allait pas appuyer ce matin, comme ça, avant d'avoirvraiment fait le point.

Ouvert l'emballage, feutré, sorti le pistolet. Le monsieur avait dit d'armer comme ça, comme dansles films de cow-boys.

Oui, quitter ce monde serait perdre sa petite pâtissière chérie, mais de toute façon, il fallait se ren-dre à l'évidence : il n'était rien pour elle, qu'un numéro dans une file de clients, sans importance. Elledevait avoir un petit ami, ou des dizaines d'amants. Un jour elle se marierait, avec un riche, un mâle,un vrai. Un prétentieux, qui aurait moins fait le malin avec ce pistolet sous la narine…

Soupir. Non, il ne voulait pas tuer ce connard, même s'il était jaloux. Il respectait les vœux de cettepetite jeune fille, silencieuse.

Il avait rêvé, une fois, être un terroriste tchétchène attaquant une ambassade, et sa petite pâtis-sière était employée de bureau, prise en otage avec les autres gens. Dehors, l'armée cernait le bâti-ment, prête à massacrer tout le monde. Et ses collègues terroristes rudoyaient les otages, les insul-taient. Lui, il se mettait un peu au milieu, pour ménager la petite jeune fille, la protéger. Et, touchée parcette protection, elle avait pour lui des yeux si doux… Il avait lu un article sur le Syndrome de Stock-holm, autrefois : comment les otages se sentent abandonnés par l'extérieur, et pris d'affection, para-doxalement, pour les geôliers qui s'occupent d'eux. Oui. Et son fiancé restait planqué, derrière l'ar-mée, sans rien faire, quand lui, héros, la protégeait de son corps, prêt à recevoir toutes les balles ouobus…

Soupir.Et si… s'il utilisait ce pistolet pour attaquer la pâtisserie ? Il la prendrait en otage, doucement, sans

l'effrayer, et il tuerait cinq policiers qui attaquent en mitraillant partout. Et, avant que l'armée ne donnel'assaut, au lance-flammes, il sauverait sa petite chérie en la délivrant, en tuant le terroriste, en setirant une balle dans la tête. Oui. Ce serait plus héroïque que de faire ça loin d'elle, tout seul, au-dessus de la cuvette des chiottes.

Mais, si la prise d'otage durait trois jours… Bien sûr, ils auraient à manger les gâteaux de la vitrine,elle ne souffrirait pas de la faim, mais… que faire si elle avait besoin d'aller aux toilettes ? Problème.Ou bien… il demanderait à la police de les conduire ici, chez lui, sous peine de mort. Et tout se termi-nerait ici, au calme, avec elle, petite fée. Elle serait assise là, dans le fauteuil, avec un long regardvers lui, si gentil… Et en entendant le fracas de la porte enfoncée, il se tuerait, simplement. La jeunefille aurait les larmes aux yeux. Fin du film… C'était plus beau que de faire ça tout seul, en larmoyantsur son sort. Mourir en recevant une once de tendresse, presque… de sa petite pâtissière adorée.

* * *

Elle faisait le paquet, souriante, jolie. Peut-être étonnée qu'il passe bien avant dix-huit heures,cette semaine. Si elle faisait attention aux habitudes des gens.

Il a soupiré, sorti l'étui du sac plastique. Posé sur le comptoir. Il a pris le pistolet, dans sa main.Viril, un peu, même si c'était ridicule. Comme les connards qui font ronfler le moteur de leur voiture. Ilne dirigeait surtout pas le canon vers elle : c'est dangereux, les armes à feu.– Manemoiselle…

Sa voix n'était pas très assurée.La jeune fille s'est retournée, ramenant le petit paquet.

– J'ai pensé… vous prendre en otage, sans vous faire de mal…Et il a montré le pistolet, de son autre main.Elle… a cligné des yeux, un peu étonnée. Sans avoir peur, c'était bien. Et puis elle a souri, douce-

ment, gentille.– c… comme dans nes fims de guerre…?– Oui. Et la police voudra attaquer, et moi je vous défendrai. Même si je dois en mourir.

Elle a rougi, adorable… Mais la porte s'est ouverte, le bruit de la rue. Un gamin, seul. Aïe, il n'avaitpas prévu ça. Peut-être huit ans, pas en âge d'appeler la police, les journalistes.

Il… il s'est poussé, un peu. Laisser la place.

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– Eh msieur, il est nul, ton pistolet ! Moi j'ai un fusil laser cathodique ! Paw-paw, yéh ! T'es mort !Il… a hoché le menton, dirigeant l'arme vers le mur, ailleurs.

– Tu m'files un éclair ! Vanille ! Les éclairs-café, chocolat, ça ressembe trop aux merdes puantes duMédor à la mamie du troisième !

Et la petite jeune fille est allée prendre le gâteau dans la vitrine.– Pas b'soin d'machin autour, c'est pour bouffer tout de suite !

Elle a pris la pièce dans le réceptacle.– m… merci…– Ma mère è dit qu'faut pas acheter des sucreries ! Ah-ah-ah ! J'fais ce que j'veux !

Et il est ressorti, après un dernier "paw-paw" dans sa direction à lui.Oui. Il est revenu vers le comptoir.

– Je fais pas très peur, comme terroriste, on dirait…Elle a souri, doucement.

– v… vous êtes gentil…Il a souri aussi. Stockholm, ça fonctionne…

– Vous êtes gentille aussi, craignez rien, je vous protégerai…Ils se sont souris, très doucement. Mais… dehors, des dames devant la vitrine. Il a levé son arme,

prêt à menacer les vieilles : "c'est une prise d'otage ! je massacre le premier qui bouge". Il garderaitune dame avec le pistolet sur la tempe, l'autre irait chercher la police.

Mais elles sont parties, en discutant. De chocolat ou calories. Alors il a rabaissé son arme.Il imaginait la vieille, qui aurait été raconter aux inspecteurs… En uniforme, les sourcils froncés,

méchants. "Il veut quoi, ce dingue ?". Euh, oui, au fait…– Euh, manemoiselle, je veux pas prendre votre caisse, votre patron serait pas content, je veux pasvous attirer d'ennui…

Elle regardait la part de flan.– Euh, oui, faut que je vous règle ça, aussi. Pour commencer.

Il a posé le pistolet, tourné vers le mur, et sorti son porte-monnaie. Un Euro dix, même s'il aurait putout donner, puisqu'il allait mourir dans la foulée.

Il a réalisé, trop tard, qu'elle aurait pu se jeter sur l'arme, la prendre avant lui, le menacer, le tuer.Mais elle ne bougeait pas, toute immobile gentille.

Il a posé l'argent, rangé son porte-monnaie, repris l'arme.Et elle a pris les pièces, les a rangées dans son tiroir caisse.

– m… mer-ci…– Merci à vous.

Elle a souri doucement. Elle était jolie.Silence.Regardé dehors. Il n'y avait personne.

– Je vais attendre qu'une personne entre. Je la prendrai en otage. Et puis une deuxième : le l'enverraichercher la police.

Elle a cligné des yeux.– Manemoiselle, ils seront là autour, avec des fusils braqués sur nous, et moins je vous protégerai…

Elle a souri, doucement, encore.– m… merci…– Peut-être qu'ils boucleront le quartier, sans plus une voiture, un passant. Ils crieront avec des hauts-parleurs.

Oui : "libérez les otages ou on donne l'assaut"… ou… ils enverraient un émissaire, avec gilet pare-balles, drapeau blanc, un psychiatre. "Vous voulez quoi, en échange de la vie des otages ?"– Je… dirai que j'exige que…

?– Par exemple : qu'ils abrogent la Loi Gayssot. Vous savez : cette loi qui interdit de douter, de réfléchirlibrement.

Elle a cligné des yeux. Elle ne connaissait pas.– On n'a plus le droit de penser que ce monde est peut-être un rêve. Sinon, c'est deux ans de prison,et une amende de deux ans de salaire…– m… mais c… comment on sait s… si c'est un rêve, ce monde…?– Ils ont pas la réponse, mais c'est interdit de réfléchir. Ils exigent de croire.– m… moi je crois c'est un rêve, ici…

Il a souri.– Et ils veulent vous mettre en prison, aussi. Mais je vous défendrai, je vais tous les massacrer. Aumoins cinq, la sixième balle sera pour moi.

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– oh…Toute gentille, comme attristée parce qu'il allait mourir, mourir pour elle. Tout ce qu'il avait espé-

ré…– Votre fiancé, il ferait pas ça, pour vous ?

Un petit sourire timide.– j… je ai pas… de fiancé…– Ou vos amants ? Combien sont prêts à mourir pour vous ?– j… je ai pas… d'amants…

Hein ?– per… sonne y ne fait attention à moi… que le… le gentil monsieur du jeudi soir…

Du Jeudi soir ?– Le Jeudi soir ? Comme moi ?

Elle a hoché le menton.– v… vous me faites des sourires, si gentiment, c… comme si je serais une personne…– Bien sûr que vous êtes une personne, la plus mignonne de l'Univers, mais… mais jamais vous ferezattention à moi, au milieu de milliers de gens…

Elle a baissé les yeux, rougi.– s… si…

Avalé sa salive.– Alors… pas besoin que je tue tout le monde…?

Elle a souri.– j… je sais pas… j… j'ai pas l'espérience, comment s… ça se passe… quand deux personnes…

? Une mamie entrait. Avec son chariot à provisions. Ses grosses lunettes. Lui, il… a hésité, lui alaissé la place.– Vous avez fini, jeune homme ?– Euh, oui, je… allez-y…

Toute bigleuse, ne voyant pas le pistolet.– Oui, j'ai commandé un framboisier, au nom de Martin, Berthe Martin, comme Berthe aux grandspieds, ah-ah-ah ! Mon vrai nom c'est Mathilde, mais je chausse du 40 !– m… ma-dame… Martin…

Et elle a sorti une boîte, de sous le comptoir.– a… avec huit bougies…– Bien sûr ! Avec quatre-vingt, comment allumer tout ça ?! Et puis souffler !

La petite jeune fille emballait, en silence, avec une ficelle bleue.– J'aurais préféré du beau temps, pour la célébration ! La météo y z'avaient dit "variable", moi j'ycroyais !

Le paquet fini.– Combien ça fait ?– Dix sept Euros, madame, s'y… vous plaît…– L'année dernière, c'était treize ! Bande de voleurs !

Il… il a levé son arme, prêt à défendre sa chérie agressée… Mais elle a tourné la tête vers lui, ellea souri, en faisant non du menton. Alors il… a baissé le revolver…– Enfin, treize ou seize, je sais plus, mais quand j'avais vingt ans, une pièce montée, ça valait quel-ques centimes ! Une pièce montée, une vraie œuvre d'art !

La jeune fille a rendu la monnaie.– ou… i…– Tous ces jeunes, moi j'leur mettrai des paires de claques !

Et elle est partie, avec son panier à roulettes. Sans réaliser qu'elle avait frôlé la mort de près.Euh… oui, il s'est ré-avancé vers le comptoir.

– Je… sais pas quoi faire. La cliente que je vais prendre en otage va être tuée, aussi, mais je veux demal à personne. Seulement aux législateurs, aux "intellectuels", aux journalistes.

Elle a hoché le menton. Gentiment.– Je veux juste vous protéger, et vous tomberiez presque amoureuse de moi. Je mourrai heureux.

Elle a soupiré.– m… moi, je resterais t… toute seule…– Euh, non. Il y aura trois mille journalistes, venus vous interviewer, des avocats, des docteurs. Vousallez rencontrer un bel homme…

Soupir encore.– m… moi je préfère le… le gentil monsieur, du jeudi soir… je pleurerai…– C'est beau…

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Elle a fait une moue, comme de reproche.– n… non, c'est… triste…– C'est un film triste, très beau…

Elle a baissé les yeux.– j… je sais pas c… comment il font les autres gens…– Mh ? Ils dansent, ils bavassent, ils changent de partenaire…

Elle a hoché le menton.– j… j'ai entendu parler, oui…– Moi je sais pas danser, je suis pas bavard, je suis fidèle à ma petite pâtissière adorée… Je suis pasnormal…

Elle a cherché ses yeux.– et… de pas ête normal, c'est… pluss que la prison…? la peine de mort…?

Il a souri.– Non, c'est pas automatique, mais… Enfin, si un Jeudi, au lieu de dire au revoir, je vous avais invitéau cinéma, qu'est-ce qui se serait passé ? Vous m'auriez giflé, ou non, mais plus jamais souri, çaaurait tout cassé…

Il s'est mis le pistolet sur la tempe.– Alors : cinéma ? et boum…

Elle a rougi, timide.– n… non, je… je me serais dite v… vous avez u… une maîtresse qui peut pas venir, vous voulez u…une n'importe qui…– Oh non, non… Ma petite pâtissière adorée, petite fée…

Toute toute rouge.– alors, é… ssayez…

? Hein ?– Manemoiselle, si je vous invitais au cinéma, qu'est-ce que vous répondriez ?– m… merci… m… merci…

Les yeux baissés, timide…– Manemoiselle, je me sens tellement stupide, je mérite cette balle dans la tête…

Elle a souri.– n… non… m… moi aussi… de avoir rien dire, depuis si longtemps… j… juste espérer un sourireencore, et encore…

Il a soupiré, regardé le canon du pistolet.– Qu'est-ce qu'on fait ?– ran-ger le pistolet… aller au cinéma…

Il a souri.– Oui, mais vous devez finir votre journée…– et… aller aux cabinets… c'est tout bizarre, comme rêve…

Sourire.– Oui, je vais pas me tirer une balle dans la tête. Je me réveillerais et ce joli rêve serait fini…

Il a rangé le pistolet dans l'étui, refermé.– Je me sens tout stupide, ridicule.

Elle souriait, gentiment.– Oubliez pas vote flan…

Sourire.– Oui, vous êtes la meilleure anti-terroriste du monde : comme s'il ne s'était rien passé…– c'est mieux, s… se sourire que tuer le gentil monsieur… ou en prison…– Le nouveau Jésus-Christ sera une jeune fille ? C'est vous ?– n… non… les gâteaux seraient gratuits…

Et… ils ont presque ri, un peu, tous les deux.

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SUIVIE

Oui, elle avait l'air soucieuse. Ça se confirmait. Ou triste, inquiète, il ne savait pas.– Ça va, manemoiselle ?

Elle a baissé les yeux. Sur l'emballage, qu'elle finissait.– m… mer-ci, pardon…

Et elle a soupiré, toute seule. Avant d'apporter le petit paquet. Prendre sa pièce.– m… merci…

Il aurait pu partir, mais il…– Ça va ? Je peux faire quelque chose, pour vous aider ? Partir, vous laisser seule, c'est le mieux ?

Elle a fermé les yeux, reniflé. Silence.Bon, y aller, impuissant à l'aider, hélas…

– que y…Silence.

– Oui ?– y n'a un… un aute magasin l… Le Pellec, au cente ville…

?– Oui, merci. Moi je préfère revenir ici, mais… je vous remercie. Je souhaite succès et longue vie àces petits magasins, oui.

Silence. Elle gardait les yeux baissés.– 'Soir manemoiselle…– s… soir…

Il est parti. Un peu triste. En espérant qu'elle ait des amis, des parents, des amants… davantagecapables de la réconforter, la rassurer. Lui, il n'était qu'un rien du tout, quelqu'un qui passe. Habitué,fidèle, mais simple client. De l'autre côté du mur. Et zut.

* * *

Il se demandait si elle aurait retrouvé sa sérénité, petite jeune fille, cette semaine. Elle avait paru sitriste, Jeudi passé. Il lui souhaitait d'être heureuse, sincèrement. Même s'il était un peu jaloux del'homme qu'elle aimait, seul apte à la rendre heureuse. Evidemment.

Soupir.Les derniers mètres, la porte de verre…? Une autre fille.

– Bonsoir ! Vous désirez ?!… Une grande fille brune, à cheveux courts. Mâchant un chewing-gum.

– Elle… est malade, la petite jeune fille…?– Hein ? Ah, l'aut' ! Ben è travaille plus ici, pas capabe tenir un magasin toute seule ! C'est moi qui laremplace !

Mon dieu…– Elle… elle travaille à l'autre magasin, maintenant ? Au centre ville ?– Ben ouais, on a changé ! La patronne a décidé ! Vous allez voir le changement ! Moi j'emballe touten trois secondes, je fais la conversation !

…– Vous… avez l'adresse, de l'autre magasin…?– Ah-ah-ah ! V'z'êtes amoureux ?

Il… n'a pas répondu. Mais peut-être rougi.– Vous… connaissez l'adresse, s'il vous plaît ?– Ben ouais ! J'y ai travaillé un an : 43 Rue De Gaulle !– Merci.

Et il est parti. Pendant que la fille hurlait de rire.– Ah-ah-ah ! Amoureux d'la crevure !

* * *

Belle enseigne, grande vitrine. Oui, c'était ce magasin…Elle était là-bas, petit ange, derrière le deuxième comptoir, derrière les gens. Il était ému.Il a poussé la porte de verre, il est entré, heureux…

– M'sieur !? Euh, non… même si l'autre dame était libre, il préférait attendre…

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– Eh ! Vous désirez ?!– Euh, je vais attendre que… la petite jeune fille ait fini…– Ah-ah-ah ! N'importe quoi ! Eh, connasse, t'as fait une touche !

Elle… elle l'avait vu, elle était toute rouge, timide…– Bon ! Tu l'finis s'paquet ?! Merde ! Laisse ! Vas t'occuper d'l'aut' débile !

Et… la dame a pris sa place, la petite jeune fille venait à ce comptoir. Toute souriante touterouge…– Soir Manemoiselle…– 's… soir… m… monsieur…

Radieuse. Et ça faisait infiniment plaisir de la voir comme ça.Les yeux dans les yeux, tous les deux. Elle n'allait pas chercher sa part de flan, peut-être qu'il n'y

en avait pas, ici. Si, il y avait simplement davantage, plus de choix que Rue Saint-Jean.– n… ne un… un flan…?

Il lui a souri.– Oui, je reste fidèle au flan, fidèle à ma petite pâtissière…

Toute rouge… allant jusqu'à la vitrine. Et revenue à petits pas, transportant la petite part.– Oula-la, connasse !

? La dame là-bas, les gens étaient partis.– Tu verrais comment y te r'garde ! Eh, msieur, le flan, pour vous, c'est vingt Euros !

?Il a sorti son porte-monnaie, pris un billet.

– Ah-ah-ah ! J'en étais sûre ! Quel con ! Allez hop : ouais, vingt Euros !Il a tendu son billet.

– Hop, moi j'encaisse ! Vous venez de la Rue Saint-Jean ? Vous avez suivi la débile ?!Avalé sa salive.

– C'est une excellente employée, madame. Tellement attachante, tous les clients…– Hé ! J'suis pas la patronne, garde ton baratin ! On est collègues !

Elle faisait le petit paquet, là-bas, toute seule. Si jolie…– Hé, connasse ! Il m'a payé vingt Euros, ce con, pour avoir la "chance" de te r'voir !

Elle a cligné des yeux, murmuré quelque chose.– Quoi ?!– je rem-bourserai…– Aah-ah-ah ! Ouais ! Le méchant couple d'anormaux ! Débile ! Moi j'encaisse : vingt plus vingt ! Ah-ah-ah ! Quels cons !

Lui, il souriait, tout attendri. Et il comprenait que, la semaine passée, elle avait effectivement voulului demander de venir, de la suivre… Avec joie, petit ange…

Elle… revenait, avec le petit paquet. Souriante, heureuse.– M'sieurs-dames !

Des gens étaient rentrés. Et derrière lui aussi.La petite jeune fille a posé le flan sur le comptoir, doucement. Et lui il l'a pris. Trop tard pour mettre

les mains sur les siennes, tendrement, non… Une autre fois peut-être.– A la semaine prochaine, manemoiselle…

Elle souriait, les pommettes toutes rouges.– Je reviendrai, fidèle…– m…mer-ci…– Bon ! Il a fini ?! Moi : une baguette, et puis…

Oui. Un dernier regard, sourire, il est parti. Heureux.

* * *

L'air sentait bon, les lumières étaient belles : on était vendredi soir. Ce n'était pas sa chère RueSaint-Jean, mais c'était la Rue De Gaulle, qui l'avait remplacée, dans son cœur. Dix-huit heures trois,à cinquante mètres de…

? Cette petite silhouette, là-bas, devant la boulangerie… C'était elle ? Pourquoi à l'extérieur, sansblouse blanche ? En manteau beige. Elle tenait quelque chose, comme un petit paquet, elle regardaitvers lui. Il ne comprenait pas. Qu'est-ce que…?

Il avait pourtant cru qu'ils allaient retrouver une routine toute gentille ici. Même si sa collègue mé-chante les charriait un peu, pour leur complicité silencieuse.

Il approchait. Il se demandait s'il pourrait lui dire bonjour, sans la déranger – elle semblait attendrequelqu'un. Un fournisseur ? Un client qui devait passer en voiture ? Prendre un petit gâteau, par la

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fenêtre, oui peut-être. Et sa collègue l'avait envoyée, parce qu'il faisait froid, parce que la pluie mena-çait, parce qu'elle était gentille et faible. Petite chérie.

Elle… le regardait, lui, on aurait cru.Oui. Les derniers mètres, les yeux dans les yeux. Elle avait l'air toute craintive, peureuse.

– 'Soir, Manemoiselle…– 's… soir… monsieur… v… vote f… flan…

? Pour lui.– Merci. C'est… pour moi ?

Oui, la question était idiote. Il a pris le petit paquet, sorti son porte-monnaie.– Je vous paye ici ?– n… non, que…

Elle avait les larmes aux yeux.– s… c'est cadeau…

? Il a souri.– Merci. Merci infiniment… Je sais pas quoi dire…

Elle a baissé les yeux.– m… mer-ci…– Je peux vous faire une bise ?

Elle a rentré le cou dans les épaules, tortue… Les joues toutes rouges… Sans répondre. Troptimide. Il a hésité, et puis il s'est penché, très bas, jusqu'à elle, petite chérie. Une bise, sur sa jouetoute douce.

Et puis il s'est relevé, la regarder, si timide perdue. Et l'air si heureuse…– s… soir…

Et elle… partait, sans se diriger vers la boulangerie, comme si elle n'y travaillait plus.? Il… a hésité…

– Manemoiselle…En trois pas, jusqu'à elle. Elle s'est retournée, levant les yeux vers lui.

– Vous ne travaillez plus à… Je vous reverrai ?Elle a baissé les yeux, rougi.

– j… je vous ramènerai ch… chaque semaine, j… j'essaierai…– Mais si vous retrouvez du travail avec d'autres horaires… comment ?

Silence.– j… je crois pas k… quéqu'un y ne voudra de moi…

?– Qu'est-ce que vous allez devenir ?

Elle a soupiré, très faible.– des… dames è disaient… quand… qu'on est u… une fille… et… et plus assez d'argent ne pourpayer la chambre au foyer…

Elle vivait dans un foyer ?– on ne devient p… prostituée, s… ça fait un peu d'argent…– Mon dieu…– m… mais j… je sais pas, m… moi, que… je sais pas faire, et… aucun homme y voudra de moi, jepense…– Moi je voudrai de vous, manemoiselle, je prendrai un abonnement…

Elle a rougi.– Non, manemoiselle, s'y vous plaît, ne faites pas ça… Vous… pouvez venir habiter chez moi, gratuit,je vous donnerai la moitié de ce que je gagne…

Elle a baissé les yeux, souri, faiblement.– v… vous pourrez f… faire ne moi qu'est-ce vous voulez…

Il a souri.– Pour commencer : je voudrai vous prendre dans mes bras…

Et il… l'a entourée de ses bras, tendrement, même si elle était si petite. Et il s'est penché, lui faireune bise sur le sommet du crâne.– Je m'appelle Gérard… Nesey…– j… Gé-rard…– Et vous ?

Avec une caresse dans ses cheveux, tendrement.– pa-tricia n… Niezewska…

Polonaise ?Il a souri.

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– Peut-être, bientôt, ce sera Patricia Nesey…Elle a tressailli.

– oh… oh…Il l'a embrassée, encore, dans les cheveux, fondant de tendresse.

– Ça vous paraît possible ?– j… Gé-rard… Gérard…– Mh ?– s… ça éziste… des… des lives qui… n'espiquent k… comment on fait des flans à la vanille…?

Il a souri.– On verra, c'est pas grave : j'irai plus jamais acheter de flan à l'extérieur, je resterai fidèle aux gâ-teaux de ma petite Patricia…– j… je serai v… vote esclave… s… si z'heureuse…– Chht…

Et il l'a embrassée, encore, tendrement.

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PETITE FLEUR SUR INTERNET

A l'idée de retrouver des personnes perdues de vue, le monde informatique l'avait emballé. Pourles camarades de classe, ça ne l'intéressait pas tellement, mais s'il y avait eu là le moyen de retrouversa petite pâtissière chérie…

Il avait fini la procédure d'inscription, le paiement, maintenant il avait accès à toutes les options derecherche. Pour commencer en douceur, il allait essayer une recherche scolaire, avant de poser LAquestion…

Nom de l'établissement, Ville… Oui. Valider. Oulah, des dizaines de nom, fois des dizaines depages, c'était prometteur. Comment s'appelait son copain de terminale ? Bartin, Robert Bartin. Pagesuivante. Encore. Encore. Bartin Robert, période, année de naissance, tout collait, oui. Il a cliqué surle nom souligné. Et chouette : une photo. Robert, devenu adulte, rigolo. J'habite à Paris, Ma Profes-sion Contrôleur financier, Ecrivez à Robert Bartin, Ma vie aujourd'hui, Je suis marié, J'ai 2 enfants,Mes principaux loisirs...

Il a cherché l'air, fou de joie. Bon, peu importait Robert et les autres, mais s'il pouvait trouver laphoto de sa petite pâtissière chérie… Dix ans après en avoir rêvé, huit ans après l'avoir perdue devue. La savoir mariée, heureuse, mère de deux enfants, faisant du canevas ou quelque chose, femmeau foyer. Et il pourrait lui écrire. Qu'est-ce qu'il lui dirait ?

Iconifier cette page, passer sur le traitement de texte. Il ramènerait ça avec un copier/coller, sim-plement.

Chère petite Madame,Vous ne vous souvenez sans doute pas de moi, je vous ai connue demoiselle, quand vous serviez,

à la Pâtisserie Le Pellec, je vous ai retrouvée grâce à ce site, grâce à Internet, je suis fou de joie.J'avais vraiment cru ne plus jamais vous voir, et ça m'avait profondément attristé. Je m'étais attaché àvous, vraiment, et perdre votre doux sourire semblait pour moi la fin du monde. J'ai continué à rêver àvotre souvenir, toutes ces années, et celle que vous étiez est un peu ma copine, en un sens. Je lisqu'aujourd'hui vous êtes mariée, en vrai, et je vous souhaite beaucoup de bonheur. Pour ma part,avoir trouvé sur Internet votre photo suffit à me rendre heureux. Et connaître votre prénom, votre âgeexact, vos passions, tout cela est merveilleux. J'espère que vous garderez mon contact comme celuid'une lointaine connaissance, quelqu'un qui vous veut du bien. Si un jour votre famille a besoin d'aidefinancière, je donnerai tout ce que j'ai, tout. Et si vous avez besoin de bras bénévoles pour un démé-nagement, je serai un esclave dévoué, trop heureux de revoir votre visage, ne serait-ce qu'une mi-nute. Peut-être avez-vous reçu ce genre de petits mots deux cents fois, de la part d'anciens clients,nous étions tous amoureux de vous. Rajoutez-moi simplement sur la pile, c'est déjà un honneur.

Avec ma fidèle tendresse, sans déranger,Gérard Nesey – acheteur de flans-vanille le Jeudi soir – 1996/97

Oui… Enfin, non, il réécrirait ça cinquante fois, avant de retenir une version finale. Mais ça res-semblerait à ça.

Bon, revenir à Internet. Précédent, Précédent… Recherche libre.Nom de l'établissement. Euh… Est-ce que ça marchait aussi pour les employeurs ? Lui, dans son

parcours, il avait marqué des entreprises, en plus des écoles.Pour contrôler, il a tapé Motorola, à Lille. Ce n'était pas une école, non. Valider. Nesey Gérard, oui,

ça marchait. Bon… dernière ligne droite… Précédent.Nom de l'établissement, hum… Pâtisserie Le Pellec, à Lille. Valider, la gorge serrée...… Aucune réponse ne correspond à votre demande.Euh, oui, peut-être LePellec en un seul mot, sans espace… …Aucune réponse.Ou Le Pellec, sans pâtisserie. Merci de patienter. Aucune réponse.Soupir. Oui, ça aurait été trop beau : sa petite chérie, ressortie du néant…Enfin, peut-être que dans deux ans, son mari achèterait un ordinateur, se lancerait à la recherche

de ses copains de classe, ses anciens collègues. Et il proposerait à son épouse de faire pareil.Un jour. Un lendemain, comme une raison pour lui de continuer à vivre…

* * *Bon, essayer. Deux mois après avoir mis ça en ligne, peut-être que les moteurs de recherche

avaient enfin intégré…Pâtisserie Le Pellec, Rechercher.Ouais ! En premier de la liste : www.GerardNesey.fr ! Les autres avaient tous Pâtisserie et Le Pel-

lec séparés. Il a cliqué sur le lien, et la page s'est affichée.Ode à une petite pâtissière en sucre

Sur la vitrine : "Pâtisserie Le Pellec" en lettres d'or,

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Mais nous venions pour votre sourire notre trésor.Les clientes vous détestaient vous jalousaient,Les hommes fondaient vous adoraient.Vos bégaiements timides serraient notre cœur,De vous perdre un jour nous avions peur.Vous étiez jeune jolie petite naine chérieMais un jour bien sûr vous seriez partie.Un acteur milliardaire un jour viendrait pour vous,Et il vaudrait mieux que nous autres pauvres fous.En quatre-vingt dix-sept il est venu,Et logiquement nous vous avons perdue.Peut-être vos filles connaîtront-elles un jour,La chance de générer comme vous autant d'amour.Nul besoin de vendre de petits flans vanille,Elles séduiront le Monde tant elles seront gentilles.Sachez simplement quel demeure notre rêve :Trouver en ligne une photo de vous petite Eve.Huit ans après, notre tendre sentiment reste entier,Envers celle qui fut notre petite pâtissière bien aimée.Bonsoir, bonsoir mademoiselle,Sans espoir, nous vous restons fidèles.

Gérard Nesey, Mars 2005, [email protected]'était un peu nul, laborieux, mais ça ressemblait à un poème, oui, avec des rimes en alibi. Et le

compteur indiquait trois visites. Parce qu'il était venu trois fois, lui-même. Mais peut-être chercherait-elle un jour des nouvelles de ce magasin où elle avait travaillé. Sans s'inscrire au site des personnesperdues de vue. Juste en première recherche, en tâtonnant avec Internet. Et elle lirait cette déclara-tion d'amour…

Bien sûr, elle ne répondrait probablement pas. Mais il y avait une petite chance qu'elle clique surl'adresse mail, poste une ligne : Merci pour vos petits mots à mon égard, mais oubliez-moi : il est troptard. Signé…

Simplement connaître son nom, son prénom…Soupir.

* * *

Il a cliqué sur la page liste. Bien, quatre mails aujourd'hui, oui. Pas trop de pub. Rien de sa sœur,seulement des magasins ou…

? "La petite chez LePellec"Quelqu'un qui avait vu son site ? Un autre client ? Approuvant, la larme à l'œil ? Expédié par

Jo&MiJo Durand. Oui, marié, ce monsieur. Pas resté le cœur serré, à penser à leur petite chérie.Cliqué sur le titre, pour afficher la lettre, mail.Monsieur Nesey,J'ai lu votre page poème, qui m'a troublée.ÉE ? Une femme ? Peut-être blessée par son mot "toutes les femmes la détestaient", oui, pardon.

Mais il était heureux de lire des mots parlant de sa petite chérie, quoi qu'ils disent.Mon nom de jeune fille est Marie-Jo Le Pellec.? Mon dieu, peut-être avait-elle gardé le contact ? Son cœur cognait.Et j'ai dit de votre chérie, excusez-moi, "aux chiottes, la débile!"??? Quoi ?Je l'ai depuis confessé, et je me repens, j'apprends à mes enfants à ne pas se moquer des handi-

capés.Handicapée, la petite jeune fille ?J'espère faire mieux, aujourd'hui, en vous venant en aide, à tous les deux. Sachez, Monsieur Ne-

sey, qu'elle n'est pas partie se marier, la petite naine débile et bègue que mes parents avaient em-bauchée. Ils l'ont un jour remerciée, et elle a dû retourner chez les débiles, sûrement.

Mon dieu…Elle y est peut-être encore aujourd'hui : en échouant dans cette insertion professionnelle, elle a

raté sa chance. Mes parents sont décédés aujourd'hui, cancers du fumeur, mais j'ai fouillé leurs pa-piers ce matin. Votre chérie s'appelle Patricia Niezewska, elle touchait un demi-SMIC, avec une aide

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de la Cotorep, le machin des handicapés : pas de doute, c'est elle. Avec ça, vous pourrez j'espère laretrouver. Grâce à moi, et à la lumière dont le Christ éclaire notre chemin.

Bonne chance.MiJo Durand, née LePellec.…Patricia… Patricia chérie…Et peut-être pas mariée. Peut-être en larmes, méprisée, rejetée… Oh…

* * *

Ce grand bâtiment peut-être ? Oui, 27-29… Ça pouvait être le 33.Il a continué, nerveux, il allait peut-être la revoir, enfin… Huit ans après. Bien sûr elle ne se sou-

viendrait pas de lui, visage parmi des milliers, qu'est-ce qu'il pourrait lui dire ? L'assurer de son aide,de son… amitié… proposer de revenir de temps à autre, la voir, la soutenir. Douai n'est pas très loin,de Lille, ce bâtiment n'est pas très loin, de la gare. Oui. Deux ou dix fois par an, peut-être…

Il a poussé la porte d'entrée, fort, comme c'était marqué. Et entré dans ce hall, vide, il ne savait pastrop quoi faire. Des portes, ouvertes. "Accueil", oui, bien. Les quelques pas jusque là.

Une petite pièce, un haut comptoir. Personne. Hum. Personne le dimanche ?Attendre. Se répéter les mots qu'il avait préparés, peut-être, ou bien…

– Salut !Une voix féminine, derrière lui. Une dame en blouse blanche, qui entrait, qui est allée s'asseoir

derrière le comptoir.– 'Madame…– C'est pour quoi ?– Euh… Je venais rendre visite à, euh, Patricia Niezewska. Au téléphone, on m'a répondu que lesvisites étaient possibles le dimanche.– Ouais, attendez, j'regarde sur mon computer : y nous ont mis ces machins partout, faut qu'on s'enserve !

Il a attendu. De longues minutes, que ça démarre, que la dame parcoure les fenêtres.– J'y suis ! Comment vous dites qu'elle s'appelle ?– Patricia Niezewska.– Nié-zew-ska. OK, elle est là. Mais…

Aïe, un contretemps ? Oui, ça aurait été trop beau…– Attendez, elle a jamais reçu une seule visite ! Zéro ! Attendez…

Avalé sa salive. Il espérait qu'elle serait d'autant plus contente de rencontrer quelqu'un, venu pourelle, de loin…– C'est qui, cette Polak…? Ah ! La naine !

Oui, petite puce chérie.– Ah-ah-ah ! Vous êtes venu voir la naine ?!

En le regardant droit dans les yeux.– Oui, une jeune fille de très petite taille, Patricia.– Et vous venez pour quoi ? Vous êtes son frère ? Vous avez une pièce d'identité ?

Il a sorti son portefeuilles. Tendu sa carte d'identité.– Euh, je suis… comme un… ami. Si on avait pu se parler un moment, se dire bonjour, reprendrecontact, un peu, gentiment…– Ah-ah-ah ! Mais elle est muette, imbécile !

?– Devenue muette ? Elle… parlait, elle bégayait…– Ohlà ! C'est vrai : pas de visite depuis ch'ais pas combien d'années, vous la connaissez plus !

Avalé sa salive.– Hélas. Je suis venu dès que j'ai su pourquoi elle était partie, et que j'ai réussi à savoir où.

La dame prenait des notes, elle lui a rendu sa carte.– C'était vot' copine ? Vous avez l'air amoureux…

Il a souri.– J'étais un des hommes amoureux d'elle, en secret.– Ben maintenant, y'a plus rien à en tirer : c'est un légume !

?– Elle est… triste…?– Ben, elle est à moitié morte, toute repliée, maladive. On l'a mise en chambre unique pasque sinon,les aut' filles lui marchaient dessus, è s'défendait pas cette conne !

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– Une fille si gentille, oui…– È sort pas, è bouge pas, è lit encore et encore son cahier à la con.

?– Un cahier ?– Ouais ! Les toubis ont essayé de lui enlever, pour qu'elle rejoigne not'monde, mais elle en est pres-que morte : elle bouffait plus, elle buvait plus, elle bougeait plus, si on la nourrissait en perfusion è sepissait dessus ! Mame Charlène elle a décidé d'lui rend', son cahier ! Et depuis, è survit, è bouffe unpetit peu, è s'lave !

Pff…– Vous imaginiez quoi ? Qu's'était un centre de vacances, ici ?

Avalé sa salive.– Et je… pourrais la revoir, lui dire bonjour ? Simplement… Sûrement qu'elle ne se souvient pas demoi, je sais… mais, euh…– On va aller y faire un tour. Mais vous allez êt' déçu, j'vous préviens !– C'est… pas grave.

Rien que revoir ce visage adoré, se sourire, tous les deux. Qu'elle sache que quelqu'un a fait toutecette route pour elle…– Venez !

Il a suivi la dame, hors de la pièce, et dans des couloirs, des escaliers, couloirs encore.– 214B… C'est là !

Avalé sa salive. Emu, devant cette porte. Comme une chambre d'hôpital, peut-être.– Attendez : j'vais aller voir si elle est présentable, pas toute nue en train d'se changer !

Hum, oui, pardon.La dame a cogné contre la porte, l'a poussée, en refermant derrière elle.Silence. Lui, il cherchait les mots, pour dire bonjour, se présenter. "Bonjour manemoiselle, vous ne

vous souvenez sans doute plus de moi, huit ans après…".La porte. Ultimes secondes…La dame, qui passait la tête, seulement.

– V'nez, elle est là, pas de problème : elle est… "comme d'habitude" !Il… est entré. Et… Patricia, Patricia assise au bord d'un lit, les yeux baissés. Si jolie, mon dieu, il

avait presque oublié. Si petite jolie et faible. Il en avait la larme à l'œil, de tendresse.Patricia avait un petit cahier d'écolière, sur les genoux. Elle lisait, immobile.

– Voilà, c'est devenu : ça ! Eh, la naine ! Y'a un amoureux, venu pour toi !Oups, comme elle y allait…Mais Patricia n'a pas bronché. Comme devenue sourde, indifférente au monde.

– V'voyez : y'a plus personne !Avalé sa salive.

– 'Soir manemoiselle…Les mots qu'il prononçait comme client autrefois, comme d'autres gens sans doute, dans cet autre

monde qui avait été peut-être moins dur.Aucune réaction.

– Voilà ! Oh… si vous voulez la voir bouger, c'est facile : vous l'empêchez de lire !Et la dame a… pris l'oreiller, du lit, l'a mis sur le cahier de Patricia, pour l'empêcher de lire. Et Pa-

tricia a… fermé les yeux.– Ça marche, vous avez vu : elle réagit !

Oui, la pauvre.– Non, mais attendez : on l'emmène bouffer, aussi, trois fois par jour !

Et elle… a enlevé l'oreiller, pris le cahier, jetant tout ça sur le lit. Et empoigné Patricia parl'épaule…– Debout, la naine ! C'est l'heure !

Et Patricia s'est laissée faire, s'est levée, les yeux baissés, tristes. Mon dieu…Là, toute petite, en face de lui. Comme éteinte.

– Eh ! Regarde-le ! Ce type venu exprès pour toi !Elle lui a pris le menton, et l'a relevé, de force… Lui il allait dire Non, laissez-la, mais… Patricia

avait maintenant le visage tourné vers lui. Les yeux ouverts, mais… le regard très lointain, commeregardant à travers lui, sans le voir.– Patricia… vous vous souvenez de moi…?

Son regard ne s'est pas focalisé sur lui, comme si elle était sourde, indifférente au monde. Oh mondieu, il aurait voulu être là huit ans en arrière… Aujourd'hui, son rêve de revenir la voir, souvent,s'éteignait, douloureusement… C'était fini, oui…

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– Eh ! Ben msieur, vous allez pas pleurer, quand même ! C'est la vie ! La naine, è n'en vaut pasl'coup : y lui manque une case dans l'cerveau !

Non… Mais il ne voulait pas se battre avec la dame. Qui nourrissait sa petite chérie.– Bon, toi ! Rassis-toi, c'est pas l'heure !

Et Patricia s'est rassise. Toute voûtée, repliée, les yeux baissés, à nouveau.– Allez, nous on sort !

Et la dame l'a empoigné, lui, pour l'arracher à sa contemplation… Patricia tendait la main vers soncahier, posé sur le lit…

Ils sont sortis.– Voilà ! C'était bien, hein ? Non, è vous reconnaît pas plus que nous, mais c'est pas vot' faute, pleu-rez pas !

Il s'est essuyé l'œil, et l'autre, pardon.– Mais… si elle est devenue, euh… non réceptive au bruit, peut-être que… par des papiers, desécrits, comme son cahier…– Mame Charlène a essayé ! Lui écrire un mot, lui mette sous les yeux, sur le cahier : rien. Et pareil enlui mettant des magazines avec de beaux mecs ! Des musclés en maillot de bains, une fois, des visa-ges d'acteurs, une aut' fois ! Ou des textes, des poèmes ! Mais rien ! Pas intéressée, du tout. Y'en aque pour son cahier, dessous !

Avalé sa salive. Qu'est-ce qu'il y avait dans ce cahier ? Avec une petite écriture manuscrite, il luiavait semblé. Des prières ? Des paroles sacrées ?– Ce cahier, euh… vous avez idée de ce que c'est ?– Du charabia illisibe ! J'vais vous montrer ! Mame Charlène a mis une photocopie dans le dossier !J'ai vu ça quand j'ai remplacé la Marie, pour l'informatisation du machin ! J'savais pas comment yclasser ! Mettre un titre ! Si ça se trouve, elle sait pas lire le Français, la naine !

Euh…– Je… je pourrais apprendre le Polonais… Apprendre comment lui parler… lui écrire…– Ah-ah-ah !– Sur Internet, y'a moyen de trouver des logiciels, pour apprendre les langues un peu rares. C'estpossible… Même si c'est cher, si c'est long, je suis prêt à… pour elle…– Non ! Y'a Irina, ma collègue, qu'est moitié Polak, aussi. Elle a dit qu's'était pas du Polonais, du tout !Qu'sur cinquante mots, elle a pas reconnu un seul de Polonais, juste un ou deux, de Français, écrit àla sauce ptit nègre ! Illisible !– Peut-être que je pourrais essayer de déchiffrer, savoir comment lui écrire, lui parler. J'y consacreraistrois ans de ma vie, sans problème…– Aïe-aïe-aïe ! Si, vous avez un problème, jeune homme ! Vous vous rendez pas compte ! Amoureuxd'un légume !

Il a baissé les yeux.– Venez, j'vous trouve cette photocopie de ptit-nègre, et en échange vous me payez un café au distri-buteur ! Un capuccino sucré ! Royal !

* * *

jêdi 13 Mars 1997… elle avait écrit, et ça tombait un Jeudi, donc, d'après le calendrier perpétueld'Internet… Ce n'était effectivement pas du Polonais du tout. Juste qu'elle écrivait "eu" sous forme "ê",par convention personnelle ou par erreur. Et tous ses âîûôö, qu'elle mettait partout, devaient aussicorrespondre à des sons, mal orthographiés. Bien. Il n'y avait plus qu'à essayer de décrypter…

Son cœur cognait. Ça paraissait jouable, ouf.Enfin, il serait possible de la lire, au moins, même s'il n'était pas sûr qu'elle lirait ce qu'il pourrait lui

écrire, dans sa "langue"…On verrait, mais c'était a priori moins désespéré que trois ans de recherches en vain…

* * *

Bon, relire tout, maintenant que c'était transcrit. Il tremblait, ému par ce qu'il avait déchiffré, mais ilfallait essayer de se faire une vue d'ensemble. Il avait l'impression d'avoir tout interprété de travers,maladivement… Un texte que Patricia, elle aussi, relisait maladivement… Bon, allez.

Jeudi 13 Mars 1997Ce soir, il est venu vers six heures quinze. Il faisait un peu froid dehors mais il n'avait pas de gants,

cette semaine. Il avait ce joli pull bleu ciel sous sa veste beige, il était si beau… Il y avait un enfantdevant lui, qui avait pris un éclair. Lui il attendait gentiment, si gentiment, souriant doucement…

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J'avais du mal me concentrer sur le paquet du garçon, et – pardon – j'allais pas très vite. Le garçon aronchonné : "Putain, magne-toi le cul, connasse, ça va pas durer cent sept ans !". Et le gentil mon-sieur derrière, au lieu d'approuver et me faire les gros yeux, il m'a souri, et il a froncé les yeux vers lejeune garçon. En lui faisant "Ssshhht, calme-toi…". Mon dieu, si gentil avec moi et un peu sévère avecles gens qui me veulent du mal… Si merveilleux… Et puis le garçon est parti, pas content, et c'étaitson tour maintenant. Je tremblais toute, émue. Il m'a dit Soir Manemoiselle avec ce si merveilleuxsourire qui me donne des frissons partout… Et puis je suis allé chercher son flan à la vanille et il m'aregardée simplement. Mon dieu je voudrais pouvoir le regarder qui me regarde mais il faudrait unedeuxième tête avec des yeux secrets. Mais des fois j'ai presque l'impression qu'il me trouve jolie…Non bien sûr c'est juste que je dois ressembler sa petite sœur et ça le fait sourire comme un grandfrère. Et c'est pour ça il me protège si merveilleusement, comme l'autre fois où il a dit à la dame mé-chante "Madame, calmez-vous, c'est pas la faute de la petite employée si le pâtissier a raté votrecrème"… Mon dieu c'est la millième fois peut-être que je me répète ces mots si beaux de mon hérosmon amour… Je l'aime je l'aime je voudrais tellement connaître son nom. J'espère tellement que pourson anniversaire, cette année, il commandera un gros gâteau en le payant par chèque, oh je voudraistant… Bien sûr c'est trop cher pour lui mais je voudrais lui dire que je vais le payer presque en entiersi seulement il veut bien payer le reste par chèque, même cinquante centimes... Et connaître sonadresse, peut-être aller me promener dans son quartier pour le rencontrer en dehors du magasin.Rencontrer sa compagne et leur bébé peut-être. Je suis pas jalouse : je l'aime…

Et mon dieu, ces mots envers le gosse, et la dame méchante, il se souvenait très bien… C'était deLUI, lui ! qu'elle parlait, c'était LUI qu'elle aimait, en secret… Mon dieu, quel con il avait été de ne pasle voir, de ne pas même l'envisager…

* * *

À : [email protected] : J'ai déchiffré ! Nous pouvons peut-être la sauver, Patricia…Message :

Madame,Je suis parvenu à décoder le langage écrit de Patricia. Et ce n'est pas un charabia débile, c'est un

système génial de simplification. Ce n'est pas seulement que l'amour me rend aveugle : j'en ai parlé àun de mes collègues, un peu philosophe, et il a été emballé aussi. Il a écrit un site Internet pour pré-senter cette invention merveilleuse, qui sera peut-être le Français qu'apprendront vos petits-enfants àl'école (en sachant lire et écrire à 4 ans, sans plus aucune faute jusqu'à l'âge adulte)… C'est le siteortograf.htm sur cmeunier.chez-alice.fr (si vous avez le temps, vous ou une institutrice de votre fa-mille…). En tout cas, Patricia est une fille brillante, qui mérite bien plus que sa présente misère…

Je suis en mesure aujourd'hui d'écrire, dans sa "langue", un mot que l'on pourrait poser sur soncahier. Question : est-ce que je viens lui apporter, un samedi ou dimanche en votre absence ? ou bienvoulez-vous être présente pour gérer médicalement le choc qui sera peut-être le sien ? J'aimerai êtrelà aussi : son cahier parle de moi, explicitement, citant des mots que j'ai prononcés pour la protégeren 1997, et j'ai peut-être un contact privilégié avec elle – elle pourrait faire un pas vers le monde exté-rieur plus facilement si j'étais là, je pense. Ou bien, la sachant d'une extrême timidité, serait-elle com-plètement bloquée par ma présence ? Je ne sais pas. Je vous demande votre avis.

En vous remerciant encore,Gérard Nesey

PS. Ci-joint la lettre que je lui adresserai si vous décidez de lui montrer sans moi. C'est une image detexte manuscrit avec une photo, à imprimer puis découper selon les traits, pour avoir une petite tailles'insérant dans son cahier.PJ. (traduite en Français) Soir Manemoiselle…Est-ce que vous vous souvenez de moi ? Voici une photo de moi en 1996 ou 97 :Je passais le Jeudi soir à la Pâtisserie Le Pellec, vous acheter une part de flan, toujours. Et vous mefaisiez plein de gentils sourires, timidement. Hélas, vous avez disparu un jour de 1997, et je ne vous airetrouvée que cette année, huit ans après. Je voudrais vous revoir, vous aider, vous protéger, encore.De mon côté, je suis tout seul, fidèle au souvenir de ma petite pâtissière bien-aimée, et le Paradispour moi serait de recevoir un peu d'amitié de votre part. Si cela vous paraît intéressant, essayez defaire un signe aux dames en blouse blanche. Dites leur que vous voudriez me revoir, si c'était possi-ble. Et si parler vous est devenu très difficile, presque impossible, montrez leur cette lettre, avec cesmots qui veulent dire "Je voudrais revoir Gérard Nesey, s'il vous plaît" :JE VOUDRAIS REVOIR GÉRARD NESEY, S'IL VOUS PLAÎT [en Français dans le texte]

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J'espère que ce sera possible, que nous pourrons nous revoir, nous sourire à nouveau… Je pense àvous, je vous dis "peut-être à très bientôt"… tendrement,

Gérard Nesey

* * *

Il était ému, angoissé presque. Attendant que la fenêtre se mette à jour. 2 messages en charge-ment… Est-ce que le Docteur Dupin aurait répondu ? Est-ce que c'était d'accord pour venir essayerdimanche ?

Voyagez moins cher! – publicité… Restait le deuxième…Victoire : elle parle, elle veut vous voir! – de Charlène Dupin…Oh mon dieu… oh, joie…Double-cliqué sur le titre, impatient de lire le message…

Cher Monsieur Nesey,Incroyable! La petite n'était pas muette, pas "partie" tout à fait. Elle revient! Pour vous!Oui, j'ai pensé lui montrer votre lettre sans attendre votre venue. Je pensais que ça ne marcherait

de toute façon pas, et puis aussi que vous vous montiez un peu la tête sur l'importance que vous avezpour elle. Erreur! Double erreur! Quand on lui a posé votre lettre, elle a cligné des yeux, mais au lieude la pousser pour faire de la place à ses lignes à elles, à son habitude, elle a semblé interloquée parla photo. Et elle s'est mise à trembler, à larmoyer, à sourire, on n'avait jamais vu ça chez elle! Elle a luce que vous aviez écrit, elle pleurait, elle s'essuyait les yeux pour pas qu'une larme vienne abîmer letexte précieux! Et puis elle a levé les yeux vers nous, elle nous a vues, elle nous regardait, en face!Pour la première fois depuis au moins cinq ans! Elle est retournée relire votre lettre, encore et encore.Nous on a souri, et puis on s'est demandé quoi faire, si on allait la laisser ou essayer quelque chose.C'est alors que sa petite voix s'est faite entendre, la muette! "m… mes… mes-dames…" On s'est ap-prochées, et elle nous a dit "j… je v… voudrais re… revoir m… monsieur N… nézeï… et… et ap-prende ne faire le… le flan à na vanille… et… et y n'a un… miroir quèque part…?" Incroyable ! Sesyeux brillaient, ses pommettes étaient toutes rouges… ah, le pouvoir de l'amour !

Bon, du calme. Et maintenant ?Je voudrais être là quand la rencontre aura lieu. Je ne veux pas que ça se passe mal, et elle me

paraît singulièrement fragile, la petite. Or vous n'êtes libre que le week-end, où moi je ne travaille pas.Je pourrais faire une exception et venir quand même, à titre semi-privé, parce que cette histoire meremue toute, mais… si je me laisse aller, je vais devenir esclave de mon job, dit mon mari, et j'ai desdizaines de patientes à gérer, je ne peux pas consacrer un week-end à chacune. J'ai donc rédigé uneconvocation médicale pour vous, Jeudi en 8 (la petite parle de vous et du Jeudi comme si les 2 idéesétaient liées!), et vous pourrez présenter cette pièce officielle à votre employeur pour avoir un jour delibre. Ils peuvent me contacter, il y a mes coordonnées téléphoniques et tout (c'est la pièce jointe – siça marche!). Venez jeudi vers dix heures. Jusqu'à midi, je vous réserve deux heures. On verra com-ment réagit la petite. Mais n'oubliez pas que c'est une malade, au bord du gouffre, soyez prudent. Onparlera vous et moi, avant d'aller la voir, pour que tout soit bien clair sur ce qu'il convient de faire et dedire.

Cette affaire a vraiment pris une tournure incroyable. Et je suis bien contente d'avoir sauvé la viede votre copine en la retirant des salles communes, puis en lui rendant son journal…

J'espère qu'on trouvera une solution pour tout le monde, valable dans la durée.Cordialement,

Docteur C. Dupin

* * *

– Ce matin, j'ai fait installer trois chaises, dans sa chambre. Elle sera sans doute moins intimidée dansson connu, sans l'appréhension de l'extérieur. Et je resterai là, pour voir comment ça tourne.

Il a hoché le menton. Madame Dupin a fait un signe de tête.– Bien, allez, on y va. Vous avez jusqu'à midi. Désolée d'avoir été un peu en retard, ça vous laisseplus d'une heure, quand même.– Oui. Merci.

Ils ont repris ces couloirs, ces escaliers, qu'il connaissait, maintenant.Jusqu'à la chambre 214B.

– Bien, allez-y, frappez à la porte. Elle vous attend.Oui… Il avait la gorge sèche. Penser que dans quelques secondes, il allait retrouver sa petite Pa-

tricia, croiser ses yeux…

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Il a frappé trois coups contre le bois, doucement. Silence.Et puis la poignée a bougé, la porte s'est entrouverte, vers l'intérieur, faiblement. Grande ouverte.

Et… dans l'encadrement de la porte : sa petite Patricia, un immense sourire aux lèvres… Et ses yeuxdans les siens, humides, émus.– 'Jour Patricia…

Elle a baissé les yeux, timide. Les pommettes toutes rouges.– j… jour… j… Gé-rard…

Elle s'effaçait, comme pour l'inviter à entrer. Alors il est entré. Et Madame Dupin a suivi.– Je viens aussi ! C'est pour moi la troisième chaise. Contrôler que tout se passe bien. Médicalementet tout.

Patricia a un peu fait la moue. Oui, pas très d'accord. Et c'était peut-être à lui de…– Madame, c'est assez privé, nos retrouvailles, euh…– C'est comme ça ! Vous avez pas le choix ! Soyez déjà heureux que ce soit possible !

Il a souri.– Oui, je suis si heureux de retrouver ma petite Patricia, adorée…

Elle a rougi. Silence.– OK. Allez : on s'assoit !

Ils sont allés vers les chaises, tout intimidés, sans oser passer en premier, tout polis timides…– Moi je prends celle-là !

Mame Dupin s'est assise, sur la chaise la plus éloignée. Et eux, ils… se sont assis, doucement, ense regardant un peu, sans se regarder en face.

Assis. Pas très loin l'un de l'autre. Silence.Il la regardait, elle était si jolie…

– Hé msieur ! Elle peut rester une heure et demie silencieuse comme ça ! Heureuse de ce qui lui ar-rive ! Parlez-lui !

Avalé sa salive. Euh, oui.– Patricia, c'est le plus beau jour de ma vie, je crois…

Elle a rougi, encore.– J'ai tellement eu peur de ne plus vous revoir jamais…

Elle a pincé les lèvres, émue, oui.– Hé, ptite ! Tu lui réponds ! Si tu veux qu'il soit autorisé à revenir, faut qu'y te fasse progresser ! Alorsmontre-moi que tu es plus la même avec lui ! Etre capable de parler, un peu, c'est une chose, maisc'est pas suffisant ! Bouge-toi !– Madame…– Vous, laissez-moi faire. Elle peut très bien comprendre. Et c'est dans votre intérêt à tous les deux,j'crois bien !

Patricia gardait les yeux baissés, semblait chercher les mots.– c… comme un… un miraque… v… votre f… photo, votre prénom, v… votre nom… et ces mots sigentils… et… et que vous n'écrivez c… comme moi s… sans me disputer que c'est mal…– Ce n'est pas mal, Patricia. J'aime votre écriture, je repense à ces professeurs qui m'ont appris leurfaçon tordue et je suis en colère après eux : c'est vous qui avez raison…

Elle a rougi, encore. Silence.– Un de mes collègues – je lui expliqué – a trouvé ça merveilleux aussi. Pas seulement moi.

Heureuse…– m… mer-ci…– Il a expliqué ça au Monde entier, sur Internet – un journal électronique, pour le Monde entier. Vousverrez, je vous y emmènerai, peut-être, sur un ordinateur du centre. Je vous lirai toutes les chosesgentilles qu'il dit de votre invention.

Timide… Silence. Madame Dupin a soupiré, bruyamment. Et Patricia a frissonné sous la menace.– j… je serais s… si z'heureuse n… n'aller promener, a… vec vous, de ne monde entier, n'éclectri-que…

? Sourire.– C'est comme une petite télévision, où on peut demander des choses, des renseignements. Je vousmontrerai un poème que j'ai écrit. Qui parle de ma petite pâtissière en sucre.

Elle a rougi.– p… poème de… k… qui parle de moi…?– Oui. J'espérais que vous le liriez un jour, je laissais mon adresse, pour que vous m'écriviez peut-être…

Elle a levé les yeux, vers lui. Croisé les siens. Comme inquiète, ou désolée, il ne lisait pas bien.– v… vous… vous êtes p… pas trop d… déçu k… qu'est-ce je suis…?

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– Non. Vous avez eu des moments très difficiles, et ça vous a toute cassée, je le comprends. J'auraiaimé être là pour vous aider, vous épauler, mais je ne savais pas. Et j'avais été trop timide, pardon,pour vous dire en face mes sentiments. Vous ne saviez pas que je…

Hum. "Que je vous aime" ? Lui dire en face, comme ça ? Devant la dame ?– Que j'avais ces tendres sentiments pour vous…

Cramoisie, la pauvre…Silence. Long silence. Elle cherchait l'air.

– Je vous présente mes excuses, Patricia. Mes excuses infinies. J'aurais dû vous tendre la main, vousinviter au cinéma ou quelque chose…

Rouge…– J'espère qu'il n'est pas trop tard. Huit ans après, peut-être qu'on peut reconstruire…– Tt ! Elle sort pas d'ici dans cet état ! Elle a encore du chemin à faire !

? La toubib, oui.– j… Gé-rard…

Ses yeux, délicieux… Son doux sourire, d'autrefois.– j… je ferai n… n'importe quoi que… les dames méchantes è me demandent… p… pour que vousserez autorisé ne reviende… pour que on se promène dans ne monde entier, d… dans nos rêves…

Le Monde entier ? Les mots qu'il avait dit tout à l'heure, au sujet d'Internet ?– Oui, peut-être qu'on nous prêtera un ordinateur, et je vous emmènerai en voyage. Je vous appren-drai à vous servir de cette machine gentille. Tous les paysages qu'on peut trouver. Moi j'adore aussiles nuages, photos de nuages. "Clouds" en Anglais, et vous me direz peut-être, en Polonais.– ch… chmu… ra…– Bien… Et je vous montrerai le logiciel d'E-mail. On pourra s'écrire tous les jours, tous les deux…même si je ne peux revenir qu'une fois par semaine, physiquement, le Samedi ou Dimanche.– j… je serais s… si z'heureuse v… vous revoir, v… vous écrire, v… vous parler… m… mais k… ques… si c'est u… une téhévision, s… c'est p… pas possibe g… garder vos lettes… écrites…?– Si, une impression. Vous aurez ça. Et vous pourrez vous faire un classeur, comme un nouveau ca-hier…– Hum ! Msieur, j'suis pas sûr que ce soit une bonne idée !

? Mame Dupin. Il s'est tourné vers elle.– Madame, Patricia serait motivée, pour apprendre l'informatique, la dactylographie, pour demanderson tour sur l'ordinateur, communiquer…– ou… ou-i…

Madame Dupin a souri.– Bon ça va ! Je cède ! On verra où ça nous mène, ces amours entre timides, en ligne ! Ah-ah-ah ! Etdire qu'on nous bassine sur les dangers d'Internet !– Ce sera Internet thérapeutique… un chemin vers le monde extérieur…– et j… je voudrais f… faire ce chemin avec vous, j… Gérard…– Ça sera bien, vous verrez.

* * *

Il lui a pris la main, en approchant de l'escalier. Pour l'aider à monter, et par tendresse, simple-ment. Et elle a rougi, acceptant simplement ce geste, devenu presque normal entre eux. Mais cesescaliers lui donnaient une idée…– Patricia…

Elle a levé les yeux vers lui, souriante.– j… Gé-rard…?– Il y a quelque chose dont je rêve, depuis des années, dans mes rêves, mais depuis six mois en vrai,maintenant qu'on est devenus amis…

Elle a cligné des yeux, les a baissés.– ou-i…

Il a souri.– C'est pas sexuel, n'aie pas peur… Je rêve d'un câlin, te prendre dans mes bras, une minute en-tière…

Toute toute rouge. Silence.– j… j'en rêve aussi… m… mais en… en vrai, je su trop petite taille…– Ben, justement : ces escaliers… Si tu es deux marches au-dessus de moi, l'un penché vers l'autre…

Rouge, rouge, la pauvre…– s… si m… mer-veilleux…

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Ils arrivaient aux marches.– On essaye ?

Elle a hoché le menton, cramoisie, tremblante…Alors il s'est arrêté avant la première marche, et elle a monté les deux premières. Avant de se re-

tourner, le visage illuminé de bonheur.Et ils étaient là en face l'un de l'autre, presque les yeux au même niveau – elle n'était plus qu'à

peine plus petite que lui.– Parfait…

Toute rouge encore, souriante, heureuse.Il a levé les coudes, vers elle, euh…

– Je sais pas très bien comment on fait…– m… moi au-ssi…

Il lui a pris les épaules, très doucement, et l'a attirée contre lui… Et elle est, comme tombée, dou-cement, contre lui, le visage dans son épaule… Et il a enfoui le nez dans ses longs et doux cheveux.Contre lui sa molle poitrine, c'était si merveilleux.

Caresser ses cheveux, les bouger pour découvrir sa peau, lui faire une bise dans le cou… La ser-rer tendrement. Le plus merveilleux instant de son existence, entière…

Et il a senti trois petites bises dans son cou à lui, délicieuses, timides.– Je t'aime, Patricia…

Elle a tressailli.– j… je t'aime, j… Gé-rard… Gérard… m… mon Gé-rard, m… mon amour…

Il l'a serrée un peu plus fort. Amoureux…– Hé ! Vous deux !

? Une voix féminine, derrière lui. Une aide-soignante.– Si les aut' elles vous voient vous faire des mamours, è vont êt' jalouses, ça va êt' l'émeute ! Allezfaire ça dans la chambre !

? Euh, oui, pardon.Patricia tremblait, immobile, pelotonnée dans son épaule. Les yeux fermés, sûrement.

– Oui, viens Patricia. On sera mieux là-haut, dans notre monde à nous…Elle a hoché le menton, faiblement, et il l'a repoussée, doucement. Jusqu'à ce qu'elle retrouve

l'équilibre, sur sa marche, toute seule.– Allez ! Ouste !

Les yeux dans les yeux, un instant. Et puis il l'a rejoint sur sa marche, ils sont montés. Et ils ontsuivi le couloir jusqu'à la chambre, main dans la main. Elle a ouvert, et ils sont entrés.

L'un en face de l'autre, les yeux dans les yeux.– m… mais y… n'a plus d'escaliers…

Il a souri, s'est agenouillé, redescendant à son niveau.– Voilà…

Elle a souri, et… ils se sont enlacés à nouveau, délicieusement. Avec plein de bises sans y penser.Un long long moment ainsi. Tendrement, amoureusement.Mais… enfin, c'était bête, ça lui faisait un peu mal aux genoux…

– Patricia, pardon, pour mes genoux, ça serait peut-être mieux si…Et une minute plus tard, il était assis au bord du lit, Patricia assise sur ses genoux, dans ses bras…

Le monde était si doux… Ils se disaient des Je t'aime à n'en plus finir… La serrer dans ses bras, petitechose en sucre…– i-ci… n… nes madames, è peuvent plus nous embêter…– Oui…

Il a déposé une bise dans ses cheveux. Mais…– Patricia, j'espère, un jour, te faire sortir d'ici. Te libérer, pour toujours.

Silence. Toute pelotonnée contre lui.– n… non, l… les pohiciers y ne te mettraient… en prison…

Il a souri.– Je ne pensais pas t'enlever, en secret. Mais dire officiellement au Monde… Patricia, est-ce que tuaccepterais de m'épouser…?

Elle a tressailli.– j… Gérard… Gérard… Gérard…

Emue…– Oui, Patricia…?– p… peut-ête, j… je n'aurais dû t… te raconter… mon rêve… qu'est-ce c'est mon rêve ne bonheur…à infini…

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?– Oui, raconte-moi…

Silence. Elle cherchait les mots, pelotonnée contre lui. Entre ses bras, à l'abri du monde.– que… tu… ne vas ch… changer, g… grâce à moi, un peu… que… notre amour…

Silence.– Notre amour…– n… not' amour, y ne va te donner confiance en toi, mieux…. Que tu ne vas te rende compte tu peuxêt'aimé, et rende heureuse une fille, u… une femme, à infini…– Oui, j'espère…– et… et peut-ête tu ne vas prende m… mon corps, et… et te dire s…. c'est bien, tu es capabe de çaaussi…– C'est vrai, j'ai aucune expérience. On verra…– et après… tu ne seras un… homme mûr, équilibré, t… tu regarderas autour de toi, et tu verras u…une fille merveilleuse… et tu comprendras s… c'est possibe entre vous…

Il souriait, souriait.– tu ne vas la séduire, et vous vous marierez…– Tu vois, on y revient : je vais t'épouser…– n… non, u… une aute, m… mieux…– Ça existe pas. Même dans mes rêves, la femme idéale, la perfection absolue, c'est ma petite Patri-cia…– n… non… oh non… j… juste p… pour commencer… après, tu verras, tu n'ouvriras nes yeux…– Patricia…– Gé-rard, je… serais heureuse, et fière, heureuse… si je n'ai ch… changé ta vie… si grâce à moi tuas épousé cette fille m… merveilleuse… et des enfants intéhigents… un sang de gagnante…– Je suis pas sûr de vouloir des enfants…– Et ma récompense na plus grande, s… ça serait s… si tu ne reviendes ici, t… tous les deux ans, p…pour toujours, me dire un petit bonjour… f… faire une bise sur la joue… pour dire merci…

Oui, elle s'était fait tout un film, la pauvre. Avec comme idéal absolu d'être laissée tomber, commeune vieille chaussette…– Patricia, je te demande de me croire : je t'aime.– ou-i… s… si gentil… t… tu n'ouvriras nes yeux a… après…

Il a soupiré.– Patricia, comment t'expliquer ?– j… je comprendrais pas… j… je su pas intéhigente…– Chht… C'est des affaires de cœur, de sentiments, tu vas comprendre mon point de vue. Je vaisjuste, euh… attends…

Oui, par quel bout prendre les choses ? Peut-être retourner son argumentation ?– Patricia, c'est toi qui m'as convaincu : je vais essayer de te rendre heureuse, te faire comprendreque tu peux être aimée, tu es très séduisante…

Toute contrite, même si elle était calée trop profond dans ses bras pour secouer la tête.– On fera l'amour et tu te rendras compte que tu peux donner un plaisir fou à n'importe quel homme.Rendre heureux l'homme de ton choix. Et alors, tu regarderas autour de toi, tu choisiras un hommemerveilleux…– m… mon Gérard…– Non, un autre, mieux, et qui veut des enfants, lui, qui hurlent et accaparent chaque seconde… il ferade toi une femme comblée…– n… non… que c'est… pas possibe, s… sans toi…– Voilà, c'est ce que je voulais te dire. Je ressens exactement la même chose, de l'autre côté.

Silence.– j… je com-prends… par-don…– Oui. Bien. On s'aime, Patricia, simplement.– m… mais u… une autre fi… u… une femme, bien, s… ça serait mieux, pour toi…

Il a souri.– Patricia, voilà ce qu'on va faire : on va se marier…– n… non…– Cht : laisse-moi finir… On va se marier cette année… ou l'an prochain, tu vas sortir d'ici, venir habi-ter avec moi…

Elle secouait la tête.– Attends… Et puis dans deux ans, ou trois ans, je me rendrai compte que tu n'es pas si bien queça…

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Elle a hoché le menton.– Bon, et moi je pense que tu te rendras compte que je ne suis pas si bien que ça…

Silence. Elle n'était pas d'accord, évidemment.– Et alors on va divorcer, simplement, sans colère, en restant amis. Et je choisirai une autre femme,merveilleuse.

Elle a hoché le menton. C'était gagné !– Et je pense que tu trouveras un autre homme, merveilleux…

Elle a presque ri. C'était très rare chez elle…– revenue ici…? ne trouver un aute p… prince charmant…?– C'est possible : avec Internet. Je te montrerai, quand on divorcera…

Elle a hoché le menton.– c… comme ça t… tu ne pourras partir s… sans remords…– Voilà !

Convaincue.– Conclusion, Patricia… Est-ce que tu acceptes de m'épouser, temporairement…?

Et dans son épaule, un murmure, délicieux : ou… i…Merci Internet…

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PILULE BRETONNE

Les derniers pas Rue Foch, la Rue Saint-Jean était juste là, il arrivait. Il allait revoir sa petite pâtis-sière, il souriait.

Ça lui rappelait ce rêve gentil, de la nuit dernière. Vacances avec elle, au bord de la mer… Il mé-langeait tout, ces 3 jours l'été passé, où il avait été voir ses parents en vacances, et puis sa routinehebdomadaire, sa petite pâtissière…

Enfin, réveillé maintenant. Et c'était bien quand même. Il allait la revoir.Carrefour. Rue Saint-Jean. Petite enseigne la bas. Il marchait doucement, tranquille, peut-être

heureux même. C'était tellement chouette d'avoir fait la connaissance de cette fille. Même s'ils ne seconnaissaient pas vraiment, s'il n'était qu'un client qui passe.

La petite vitrine, la porte de verre. Il est entré, souriant.– Pasque moi je dis ! C'est un scandale !

? Une vieille dame en colère, la petite jeune fille était au bord des larmes.– Si je commande au café ! C'est au café ! Pas au chocolat ! Et moi je paye, je fais confiance !

Elle allait pleurer. Lui, ça lui fendait le cœur. Il s'est avancé.– Madame…– Hein ?!

Elle s'est retournée.– Vous voulez être remboursée ?– Ben, è m'a remboursé, cette débile ! Mais ça suffit pas, c'était l'anniversaire de mon ptit Jérémy, ym'avait demandé "au café" !– Je vous en rachète un au café, calmez-vous…– Ben non ! L'anniversaire, c'est fini !

La petite jeune fille le regardait, au bord des larmes, mais avec un demi-sourire, heureuse qu'uninconnu lui vienne en aide.– Mais alors, qu'est-ce qu'on peut faire ?– C'est un scandale ! C'est tout !– Et vous allez rester crier jusqu'à ce que cette pauvre petite employée pleure ? C'est ce que vousvoulez ? Ce n'est pas charitable, c'est méchant…

Elle a avalé sa salive, la vieille, cherché de la main son collier, avec une croix.– C'est un scandale ! C'est tout !

Et elle est partie. Ouf.La petite jeune fille lui faisait un très gentil sourire, à demi grimacé, mélangé à ses larmes rete-

nues…– m… mer-ci… m… mer-ci…

Il a souri.– C'est rien. Trop heureux de vous venir en aide.

Elle a baissé les yeux. Et puis elle est allée chercher son flan traditionnel, sans qu'il demande rien.Oui, il n'était pas tout à fait n'importe qui, un des habitués, oui.– m… mer-ci… a… infini…

Gentille.Le silence. Elle faisait le paquet.

– Peut-être il faut que j'explique : en vrai, on se connaît pas, vous et moi, mais j'ai rêvé cette nuit qu'onétait en vacances en Bretagne, tous les deux, ensemble.

Elle a rougi.– Oui, vous étiez ma copine.

Il pensait qu'elle allait rire, peut-être dire "non, désolé, j'ai déjà quelqu'un"…– j… j…

? Toute timide, confuse.– je serais s… si z'heureuse…

??? Heureuse d'être sa copine ?– Oui ? Manemoiselle, je… je vous invite, en Bretagne, pour vos prochaines vacances… Au bord de lamer, avec le soleil couchant, le sable…

Toute toute rouge…Elle avait fini le petit paquet, revenait au comptoir.Il a souri. Oui, assez plaisanté. Il a sorti son porte-monnaie.

– n… non, s… c'est gra-tuit, p… pour mon héros…???

– Merci, merci infiniment…

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– m… merci n… ne vote in-vitation…– Au bord de la mer ? Vrai ? Ça vous intéresse ?– j… je serais s… si z'heureuse… j… je veux dire : l… les autes années, j… je restais ici, de les va-cances, de lire, et…

Silence.– Ici, à Lille ? Vous verrez, là-bas, c'est joli, je crois, et il y a des falaises, des grosses pierres… et…pour moi, ce serait… cesser de rester seul…

Leurs regards se sont rencontrés. Et elle a hoché le menton.– m… moi aussi…

Mon dieu, tellement adorable, et seule ? Il n'en croyait pas ses oreilles. Ça devait être le rêve decette nuit qui continuait, qui avait repris ailleurs, le réveil allait sonner, briser le charme. Bien sûr. Tantde bonheur, ça n'existe pas.

* * *

Un miracle. Ces journées étaient un pur miracle. Autrefois, il n'aimait pas les vacances, la famillequi se retrouve et parle, les amis de ses parents qu'il ne connaissait pas, les petites amies de songrand frère. Depuis qu'il avait été étudiant, il n'était plus parti. Simplement travailler, job d'été, au dé-but. Pour rester chez lui, ensuite. Au calme. Lire écrire, dessiner. Faire des gâteaux, des meubles.Oui.

Mais ces vacances avec Patricia étaient un tout autre monde… un pur délice. Chaque secondeprès d'elle était un enchantement, chaque mot qu'elle disait, bégayait timidement. Il était amoureux,oui. Il était avec elle.

Et la journée d'hier, ces photos qu'il avait fait d'elle sur la plage… Mon dieu, il avait tant rêvé d'avoirune photo de sa petite pâtissière, et là il en avait peut-être soixante, cent… Et ce n'était pas fini, ilavait amené quatre cartouches mémoires, espérant qu'elle accepterait d'être prise en photo. Bien sûr,il l'avait photographiée en robe et petite laine, sage mignonne, mais ils avaient dit qu'ils essaieraientpeut-être de se baigner aujourd'hui. Après la sieste. Et des photos de sa chérie en bikini, ce serait simerveilleux… Les courbes délicieuses de son joli corps, pas seulement son doux visage… Sa poi-trine, son entrejambe…

A-mou-reux.Il s'est tourné, la regarder dormir, sur ce grand lit pour deux. Courbe délicieuse de sa hanche, jolis

cheveux sur l'oreiller… Hum, oui, elle avait été toute rouge, quand ils étaient entrés, il y a trois jours.En constatant que c'était un lit pour deux, pas deux lits séparés, et encore moins deux chambres…Toute toute timide mais elle n'avait pas objecté. Et le premier soir, elle était allée passer sa chemisede nuit dans la salle de bains, et elle était revenue hésitante, tremblante, se demandant peut-être cequ'il allait faire d'elle.

Oui, peut-être qu'il aurait dû, d'ailleurs. Se montrer un homme, un vrai.Mais elle était venue se glisser dans les draps, sans un mot. Discrète petite fée.Ou attendant qu'il se décide, c'est aux hommes de prendre l'initiative, il lui semblait avoir entendu

dire. Et peut-être ne dirait-elle rien, jusqu'à la fin de la semaine, tout en regrettant de ne pas être "ho-norée", désirée… Hum.

Tiens, au fait… est-ce qu'elle… prenait la pilule ? Ce serait la réponse à ses questions, est-cequ'elle s'attendait à des relations ?

Soupir. Il se sentait tellement nul, anormal. Puceau à 31 ans, et elle, à 26 ans, devait avoir connubien des hommes… Mais elle comparerait et ferait la moue, sûrement. Préférant un homme à expé-rience, un musclé, super-membré.

Soupir, encore.Au petit déjeuner, elle ne prenait rien, comme médicament, que ces gélules "pour les globules",

elle disait. Mais peut-être que dans la salle de bains, elle prenait la pilule, chaque jour. Pour ne pasfinir enceinte, s'il se décidait, et si elle acceptait. Pour ne pas avoir sur les bras un papa encombrant,pas idéal, non.

Ce n'était pas facile, comme situation. Est-ce qu'il devait se montrer viril, lui proposer de fairel'amour, ou bien serait-ce tout casser, à leur innocente amitié ?

Peut-être devraient-ils en parler, tous les deux.Mais elle était terriblement timide, rougissant pour dix mille fois moins que ça… Que faire ? Il espé-

rait qu'elle lui ferait comprendre si peut-être…Soupir.Avait-elle seulement idée qu'il se posait ces questions, vivait ce débat de conscience ? Avait-elle,

elle-même, des hésitations semblables ?

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Il la regardait, allongée, tournée de l'autre côté. Si jolie. Et belle.Avalé sa salive.Endormie, ne se doutant pas qu'il se torturait les méninges…Mais au fait… il se souvenait de ce livre d'Aldous Huxley : Le Meilleur des mondes, où on apprend

aux enfants en leur parlant dans leur sommeil… Peut-être que s'il lui disait, quand elle dormait, elle seréveillerait avec l'information, sans savoir d'où elle le tenait… Science-fiction ?

Sourire.– Patricia…

Immobile, inerte, oui. Endormie.– Patricia, je me demandais… si vous prenez la pilule, vous attendez que je me décide à vous fairel'amour ? Vous me mépriserez si je le fais pas, si j'essaye même pas ?

Soupir. Oui.– Et si vous ne prenez pas la pilule… vous avez peur que je veuille vous faire l'amour ? que je dé-truise cette douce amitié pour vouloir tout autre chose de vous ?

Silence.Oui, mais avec ça, que pourrait-elle faire ?

– Si vous me faisiez un signe, que je sache… ce que vous attendez de moi… j'ai peur de vous déce-voir, que je me montre entreprenant ou non, dans les deux cas, ça peut être une très lourde erreur. Jesais pas quoi faire…

Une caresse dans ses longs cheveux. Sans la réveiller.– Je vous aime, Patricia… De tout au fond de mon cœur, et depuis plus de deux ans, en secret. Je nesavais pas que les circonstances feraient qu'un jour, j'aurais la possibilité, peut-être, de…

Soupir.– C'est de votre visage que je suis tombé amoureux, d'abord. Vos jolis yeux, votre petit nez. Et vosbégaiements timides, votre réserve, votre douceur infinie. Mais je peux pas m'empêcher de regarderles jolies formes de votre corps quand vous regardez ailleurs. Je…

Soupir.– Idéalement, on serait amis, au départ. Tendres amis. Deux cœurs qui se rapprochent. Et puis unjour, plein de courage, je vous demanderai en mariage. Et un des jours qui suivent, peut-être, on es-saierait, de faire l'amour, pour que vous contrôliez si je peux vous rendre heureuse, de ce côté, avantde passer devant le maire. Je n'ai aucune expérience, mais je… j'ai de solides érections quand jevous regarde, et… euh… je crois que ce serait géant de faire ça ensemble… un jour… Mais là tout desuite, je sais pas.

Silence. Oui. Ayant entendu ça, si ça rentrait dans son cerveau, que pourrait-elle faire ou dire ?– Pour savoir quoi faire, il suffirait peut-être que je sache si vous prenez la pilule. Pourquoi la prendreen cachette ? Prenez-la au petit déjeuner. Je vous demanderai ce que c'est, ce nouveau médicament.Et vous direz "une pilule", simplement. Simplement…

Pf…Il s'est laissé retomber sur le dos. En fermant les yeux. Voilà, il avait mis dans son cerveau adoré

les informations, et ça surgirait peut-être dans ses pensées éveillées, qui sait ?Mais non, c'était idiot : peut-être qu'elle prenait la pilule pour ses amants d'avant les vacances, et

d'après, tout en espérant se reposer ici, laissée en paix par un timide gentil, sinon elle aurait choisi unsuper-mâle. Et ça cassait son plan pour savoir que faire. Et merde. Pff…

Dormir. La sieste encore une heure peut-être, ils iraient se promener après les grandes chaleurs,au crépuscule. Tous les deux. L'un près de l'autre. Et peut-être, très courageux, lui prendrait-il lamain…

… …? Elle bougeait ? Non, il rêvait…

– j… Gé-rard…?Un rêve…

– Gé-rard, v… vous dormez…?Oui.

– j… Gé-rard… que… j… je n'a rêvé, que…Silence. L'image de Patricia descendant du train, sur le quai de gare, si petite jolie.

– que… que je sais pas que… j… je savais pas qui demander……

– j… je ai pas d'amis… et… toutes les madames où j'habite, è… è ne sont méchantes…Pauvre Patricia…

– è… est-ce un… un gentil garçon, y… y n'invite une fille, y… y croit è ne prend l… la pilule contre lesbébés…?

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?– que… que si je prends pas, et… et y ne veut de moi, j… je vas ête enceinte, et alors s… ça lui ferapeur, il voudra plus jamais me voir… que pas attaché avec un… un enfant, prisonnier… comme dansle livre "l… les chemins du cœur et… et ne la vie"…

Lectures sentimentales, oui, ça devait être son univers. Petite midinette en sucre.– et… et si je prends, y… y ne sera… y… que dire… "quoi ? vous vous imaginez que je v… voudraisne une mocheté pareille"… t… très en colère… c… comme insulté… et penser je su qu'une salope…

Silence.– j… je savais pas quoi faire…

Oui…– a… lors, je me su dite… je vas pas ne prende, que… que si je suis enceinte, je n'aurais été aimée,au… au moins une fois, p… pas mourir idiote… et… et la chance ête d… dans ses bras, m… monGérard, m… mon amour secret… lui d… donner du plaisir, un peu, m… même si je sais pas faire…

…– et v… vous allez me quitter, et le bébé y ne va naître, s… ça sera un… petit Gérard, adorabe… m…ma vie ça sera l'élever, essayer…

Pauvre fille… Non, il ne serait pas le salaud qui la laisserait tomber…Silence.? Elle bougeait, se rallongeait, sur le dos ?Oui, sourire, de ce rêve idiot.Silence.… …Soupir. Il s'est étiré, en baillant. Et puis il s'est assis au bord du lit. Le réveil indiquait trois heures

vingt. Il s'est levé, sans faire de bruit, pour ne pas réveiller Patricia, en paix petite sieste… Tiens, ellene dormait plus sur le côté, mais sur le dos. Elle… elle se réveillait.– Bonjour, Patricia…

Elle a souri, doucement, en rougissant à moitié, il ne savait trop pourquoi.– Vous avez bien dormi ? Fait de jolis rêves ?

Elle avalait sa salive.– pas j… jolis, exactement… que…

Silence. Elle s'est levée. Allée regarder par la fenêtre.– Oui, on va pouvoir aller à la plage, Patricia… J'emmène l'appareil photo.

Elle s'est retournée. En baissant les yeux.– j… Gé-rard… que… m… mon rêve…

? Est-ce que… ce qu'il avait dit – s'il l'avait dit en vrai – avait touché son cerveau ?Il retenait son souffle.

– p… peut-ête y… ne faut j… je passerais l… la pharmacie… v… vous resterez dehors…?? Hein ? Acheter la pilule ? Incroyable… ça avait marché ? et, euh… ce soir, il conviendrait de…?

Combien de temps ça met à faire effet ? Peut-être c'est un cycle complet de 28 jours ou quelquechose, il n'y connaissait rien.

Il a soupiré. Il est venu vers elle, si petite et frêle. Il fallait prendre l'initiative, oui.– Patricia, j'ai rêvé, moi, que… Patricia, est-ce que vous accepteriez de m'épouser…?

Elle a baissé les yeux, en devenant toute toute rouge.– é… pouser m… mon j… mon Gé-rard, m… mon amour…?

?Il… lui a pris les épaules, tendrement. Et il s'est penché, appuyer son front contre le sien.

– Peut-être que ce n'était pas un rêve… ou que la vie est un rêve…– j… je voudrais j… jamais me réveiller…

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POST-IT ROSES

– Salut Nesey !Mh ? Il a levé le nez de son oscilloscope, c'était Pascal, de l'autre atelier, là-bas.

– Jour.– Dis, j't'ai am'né une page de pub, j'ai pensé à toi !

?Et Pascal a posé une feuille sur la table. Arrachée d'un magazine.

– Escuse-moi de te déranger, mais, éh, c'est l'heure d'la pause café ! J'sais qu'tu y vas pas, tu vaspouvoir lire ça ! Ça va changer ta vie, j'suis sûr ! Ah-ah-ah !

Et il est parti.?Enfin, retourner à ses… Non, il était dix heures trois. C'est vrai qu'il pouvait prendre une ou dix

minutes de pause, comme les autres employés. Allez…Il s'est assis, et il a pris cette feuille mystérieuse, publicité "qui allait changer sa vie"…Révolution dans la communication : voici l'outil qui manquait à l'HumanitéDilemme : les êtres humains étaient confrontés à 2 impératifs contradictoires: 1/ La sincérité: il faut

dire ce que l'on pense, toujours ; 2/ La politesse: il faut dire ce qui est requis par les usages, quitte àtaire ce que l'on pense. Les francs privilégiaient la sincérité, générant bien souvent la guerre ; les timi-des privilégiaient la politesse, devenant des menteurs systématiques. C'était l'impasse.

Puis vint le POST-IT ROSE, bouleversant tout ! Il est marqué dessus, sur l'emballage: "Vous êteslibres de jeter ce message. Si vous l'ouvrez et le lisez, vous pourrez dire que vous l'avez jeté". Ainsi,le franc peut dire ce qu'il pense, et si le receveur n'est pas prêt à entendre ses 4 vérités, il peut jeter lemessage (ou faire semblant de ne pas l'avoir lu pour éviter la guerre) ; quant au timide, il peut espérerque le message sera jeté, et avouer ce qu'il pense dessous. C'est la quadrature du cercle ! C'est gé-nial ! L'Humanité ne sera plus jamais la même après, une nouvelle ère de sociabilité est née…

Bien sûr, vous pourriez fabriquer cela vous-même, mais prendre le support officiel fait référence àun agrément implicite entre émetteur et receveur, et puis c'est tellement génial qu'il paraît juste deremercier l'inventeur de cette trouvaille, et le prix d'un sachet de 10 Post-it roses est dérisoire, alors…

Il a souri. Oui, Pascal devait le considérer, lui, comme un foutu timide. Dont on ne savait pas cequ'il pensait. Certes. Même si ça valait mieux que de se battre avec les collègues et supérieurs.

Enfin, jeter ça. Ou le garder pour le rendre. Oui. Poser là.Sous le texte, il y avait une photo de l'enveloppe rose. Avec un billet lilas qui émergeait, marqué

"Je vous aime !!!".Sourire, encore. Oui, ce n'était pas que pour la vie professionnelle, peut-être. Et si… Hum. Oui,

dans sa vie, il avait un vrai problème : le fait de rendre visite toutes les semaines à sa petite pâtissièreadorée, en faisant semblant de venir pour un gâteau. Ça, c'était autrement plus important que le bou-lot – enfin, c'était son boulot à elle, hum…

Tout compte fait, il emmènerait cette page à la maison, il y réfléchirait, très très sérieusement. Il yavait peut-être un moyen de rompre le cercle vicieux, de casser ce sentiment de culpabilité qui le ron-geait depuis deux ans maintenant…

Il dirait merci à son collègue, en tout cas. Par politesse, et avec sincérité, la boucle se bouclait…

* * *

Voilà, c'était écrit. Ce qu'il lui aurait dit, petite pâtissière en sucre, s'il avait été sincère, s'il n'avaitpas eu à affronter les conséquences quand elle l'aurait lu.

Hum, se relire. Avant de recopier sur le papier lilas.Mademoiselle,Je voulais vous présenter mes excuses. Depuis deux ans, je fais semblant de revenir pour un gâ-

teau, mais je ne reviens que pour votre sourire, beauté et gentillesse. Je vous aime, sans déranger,pardon. Je sais que vous avez sûrement un petit ami, qu'il vous rend heureuse, je ne rêve pas deprendre sa place. Je pensais simplement que je devais vous avouer mes sentiments. Pour que vousme disiez soit : 1/ C'est pas grave, vous pouvez revenir, en restant à votre place de client 2/ Fichez lecamp, ne revenez plus jamais ici.

Je vous laisse juge. Dans les deux cas, j'obéirai… et je resterai amoureux, sans déranger.Bon, mais comment lui donner ça ? Au milieu du magasin, entre deux clients ? Par la poste, ça

risquait de se perdre, ou d'atterrir entre les mains d'une collègue… Non, il fallait lui donner en mains

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propres. Mais comment ? Lui donner comme une lettre ? "J'ai écrit quelque chose pour vous, peut-être" ? Ça sonnait mal. Pfouh, même avec leur invention miracle, la vie n'est pas facile pour les foutustimides…

* * *

Il a posé ses pièces dans le réceptacle de verre, et – ouf – il n'y avait toujours personne derrière, nien vue. Il allait pouvoir dire, presque facilement, les quelques mots qu'il avait préparés pour elle.– Manemoiselle…

Elle a levé les yeux de son paquet, avec un très gentil sourire. Adorable, mon dieu, à ne jamaisoublier si c'était l'avant-dernière fois qu'il la revoyait…– J'ai amené un papier, une publicité, c'est un collègue qui m'a donné.

Il l'a posé sur le comptoir. Et ouf, le post-it rose ne s'était pas décollé, sur la face inférieure.– J'ai pensé qu'on se ressemble un peu, vous et moi, on est un peu timides…

Elle a baissé les yeux, rougi…– Pardon, oui… Enfin, différemment, bien sûr. Et c'est pas pareil : chez une fille, ça fait partie ducharme. Enfin, ils expliquent quelque chose, qui peut changer la vie des timides, résoudre bien desproblèmes pour eux… Je vous laisse juge, vous verrez si ça vous intéresse. Ou non.

Elle apportait le petit paquet. Elle a ramassé les pièces, tendu la main vers la feuille, et le post-itcollé dessous.– Au revoir manemoiselle…

Et il est parti, très vite, avec son flan vanille, tout penaud…

* * *

Il avait le cœur serré, en la regardant servir la dame. Dans une minute, il saurait. Il espérait un mottrès simple, comme "C'est le numéro deux que j'ai choisi", et il hocherait la tête, dirait pardon, merci,adieu…

Difficile de savoir, en cet instant, ce que serait sa réaction. Elle était concentrée sur cette dame, quiachetait un gros gâteau pour ses amies, "surtout Mame Lefroy, qu'adore le chocolat, hi-hi-hi"…

Soupir. Dans trente secondes, la fin du monde.– Bien, parfait ! Allez, j'y vais ! Y m'reste encore les légumes et le journal de François !

Dix secondes, cinq. La dame est partie. Et…Elle allait à la vitrine, petite jeune fille. Chercher sa part de flan, comme si de rien n'était… Est-ce

que ça voulait dire qu'il pouvait revenir, en restant simple client, à sa place ?Elle faisait le paquet, en silence, appliquée. Et puis elle l'a rapporté. Et pris ses pièces. Ouvert le

tiroir caisse.Hum, oui.

– Merci, manemoiselle. Merci…? Elle sortait du tiroir son papier, publicité. Aïe, il craignait le pire. Elle gardait les yeux baissés.

– m… m… meu-ssieu, j… je vous rends… ne…Silence, elle tenait le papier entre ses deux mains, comme si, oui, il y avait encore le post-it rose

dessous, elle craignait qu'il tombe, elle ne l'avait pas lu, ouf…– Merci, merci infiniment, manemoiselle…

Et il a pris le tout, il est parti, heureux… Avec d'énormes soupirs plein la poitrine, de soulagement,de déception aussi peut-être, il ne savait pas. C'est très compliqué, la vie de timide, même avec leurinvention géniale…

* * *

Qu'est ce que ??? Bon dieu, ce n'était pas son billet à lui… Cette toute petite écriture bleue tur-quoise. Merde ! Elle l'avait lu ? Elle lui avait répondu ? En achetant d'autres post-it roses pour réobte-nir un billet lilas ? Oh-la-la… Ou bien elle avait jeté son billet, mais été intéressée par l'article, en ré-pondant par ce biais…

Bon, ça changeait tout. Il n'allait pas faire qu'ajouter ça dans son journal, comme une étape de savie, c'était beaucoup plus important. Le monde allait basculer, peut-être. La fin du monde. Et il avaitles barbituriques dans le tiroir de la cuisine…

Sur l'enveloppe : Vous êtes libres de jeter ce message. Si vous l'ouvrez et le lisez, vous pourrezdire que vous l'avez jeté.

Respirer. Lire, oui.

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Meusieu,je é pa lu vote post-it rose, je lé jeté com sété écri posib. mé la paj qi nesplik lé choz cé vré cé trèsintérésan pour les timid com nou. merci.Meusieu, jèspèr vous alez jetez ce post-it rose à moi mé dedan je voulée vous avouée kelke choz: jefée sanblan ke ne vou servir com un simpe client mé en vré je su zamoureuse de vou. com les autrefiy je pense, toutes sou vote charme infini. mé si je le di – é il fau dir kesk on pense ils on rézon – vousalez plus revenir jamé et mon cœur il pleur il pleur a infini. je su toute perdue, j'èspère vou ne lirez passa.

Patricia.Mon dieu… Est-ce qu'elle avait écrit ça pour se moquer de lui ? Lui faire comprendre l'absurdité de

ce qu'elle prenait pour un jeu de rôle complètement idiot ? Ou bien est-ce que c'était sincère ? Avait-elle vraiment jeté son billet à lui ? Pfouh, c'était très très loin de simplifier la vie des timides, leur in-vention bizarre… C'était à se cogner la tête contre les murs.

Encore que, il y avait une chance sur un milliard, que ces mots de Patricia soient honnêtes, timi-des, merveilleux… Si elle s'appelait bien Patricia.

Soupir.

* * *

Elle était toute pâle, Patricia, elle le regardait approcher. Sans aller à la vitrine chercher sa part deflan. Elle avait peur, il semblait. Elle ne rigolait pas, elle n'avait pas fait une bonne blague, apparem-ment. Il n'y comprenait plus rien.– 'Jour manemoiselle…– 'j… j… jour… par-don…

Pardon de quoi ?– J'ai vu que vous m'avez rendu mon post-it rose… je l'ai jeté…

Ouf… un immense soulagement sur son visage, elle a levé les yeux au Ciel, comme pour diremerci. Bon dieu, non, ce n'était pas une blague… Pourtant, ce n'était pas possible. Amoureuse de lui,de lui, mon dieu… Non, juste une blague qui lui avait paru drôle sur le moment mais qu'elle avait terri-blement regretté après, dès fois qu'il la prenne au sérieux.

Elle allait chercher sa part de flan, leur routine reprenait. Doucement. Simplement. Pour des an-nées peut-être… Chouette…

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BOISSON SUCRÉE

Le temps de retourner au centre ville, changer de bus, retourner dans sa banlieue, marcher…peut-être une heure. Pfouh, il avait soif. Même un grand verre d'eau plate aurait suffi, pas besoin deboisson sucrée à bulle. Encore qu'il aurait bien aimé un litre ou deux de limonade, là tout de suite.Une heure. Ou bien s'arrêter s'il voyait un café, ou quelque chose, une buvette, par la fenêtre du bus.Regarder un peu, faire attention au paysage qui défilait.

Tiens, une pub Mac Do. "A 300m droit devant : Mac Do !". Oui, ils doivent avoir du Coca, ou Pepsi,limonade, ces choses-là. Bien. Sourire. Il est allé appuyer sur le bouton. Arrêt demandé.

Et, miracle ou non, l'arrêt de bus était dix mètres après le Mac Do, pile. Il est sorti, heureux. Ilcommanderait peut-être deux Cocas géants, il était mort de soif, littéralement. Entré. Personne à cetteheure. Oui, quinze heures vingt, ils font surtout les repas, Mac Do. Il y avait quand même une dame àla caisse, là-bas. Il s'est approché. Affiché, il y avait des menus, des hamburgers, des frittes, nuggets.Bien, mais côté boissons… Ah, là, parfait. Ils avaient à peu près tout, parfait. Il souriait.– Monsieur.– 'Mdame. Je voudrais deux boissons s'y vous plaît.– Ptite taille, moyen ou grand ?– Grand.

Il a souri. Oui, il allait peut-être caler avant la fin. Enfin, on verrait.– Vous prendrez quoi ? comme boisson.– Une limonade, je connais pas bien les noms.– OK. Les deux pareils ?– Oui.– Les toilettes sont là-bas à gauche.

? Sourire. Oui, s'il buvait deux litres, il faudrait qu'il évacue tout ça, avant d'exploser… Mais il sesentait tellement sec que le corps allait sûrement absorber tout ça, se regonfler, déflétrir.

La dame a pris deux énormes gobelets, appuyé sur le machin, pour faire couler. Derrière, des em-ployés préparaient les choses, pour ce soir, très occupés avec des salades, des…

??? Cette petite silhouette aux cheveux longs… toute petite jeune fille, ce serait pas… Non, si ?SA PETITE PÂTISSIÈRE ADORÉE ? Recasée ici ? C'était elle, mon dieu, si jolie…– Vous voulez manger quelque chose aussi ? Ça vous fait envie ?

Il… il a cligné des yeux, essayant de se réveiller, de s'arracher à la douce, si douce vision de sapetite chérie, retrouvée. Huit mois après son renvoi de la pâtisserie.– Vous prendrez quoi ? Monsieur, oh monsieur ! Vous m'entendez ?!

Si jolie, si mignonne appliquée, sérieuse. Petit ange. En cuisine. Confection de choses.– Ça sera tout ? Seulement à boire ? Ça fera cinq Euros !

Il a cligné des yeux, perdu. Sorti son porte-monnaie. Payé.– Parfait !

Il n'arrivait pas à s'arracher au spectacle de sa petite chérie là-bas, silencieuse occupée.– Vous désirez autre chose ?

Si jolie, elle était, si jolie…– Monsieur ! Vous désirez autre chose ?!

?– Euh, pardon… Si je désire autre chose ?– Oui : vous désirez autre chose ?!

Sa collègue. A la caisse, réception.– J'aimerais connaître son prénom, à la petite jeune fille…– Hein ?!

Il allait ajouter "Non, pardon…" mais la dame s'est retournée, suivant son regard.– Ah ! La naine, ah-ah-ah ! Nous on l'appelle "La Naine", nous !

Hélas, la pauvre… Pauvre petite chérie, méprisée…– Non, mais attendez ! On va lui demander !

? Et elle est allée vers l'étagère où passaient les plats, les boîtes de choses.– Eh ! La naine !

Mon dieu…Elle… elle s'est retournée, a regardé par ici. Si jolie, si merveilleuse. Il ne l'avait pas oubliée, il la

retrouvait. Il était heureux.– Eh ! Y'a un type qui veut savoir ton prénom ! C'est comment ?!

Mon dieu, oui, ça il le paierait volontiers cinq cents Euros. Pouvoir dire dans ses rêves, en s'en-dormant : "Je t'aime, Pauline" ou autre…

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Mais elle, mon dieu, elle a paru toute intimidée, perdue. Et elle… elle a regardé dans sa direction,à lui. Ses yeux se sont posés sur lui. Gulp. Et elle… elle a souri. Comme si elle le reconnaissait. Pourses soixante quatorze visites au magasin. Un sourire, très très doux… Mon dieu, petit ange… petitepuce adorée…– Hein ?! C'est comment, ton prénom !?

Elle a baissé les yeux, bégayé quelque chose, faiblement.– Patricia ? OK !

Patricia… Petite Patricia chérie. Je t'aime, Patricia. Je t'aime…Là-bas, un type a crié quelque chose, et Patricia est retournée à son travail, la pauvre…

– Voilà, j'ai l'info ! Elle s'appelle Patricia !– Merci…

Là-bas, ça a crié encore, et Patricia a bougé. Partie de l'autre côté du chose. Masquée. Et merde.Soupir. Gros soupir.– Ah-ah-ah ! Eh, c'est qu'une ptite naine, un peu débile. Et bègue en plus !

Avalé sa salive. Triste.– Combien je vous dois ?– Vous avez djà payé ! Eh, on se réveille !– Euh, je veux dire : pour le prénom, combien je vous dois ?– Ah-ah-ah ! A votre avis ?– Cinq cents Euros ?– Ah-ah-ah ! Gagné ! C'est pile ça ! C'est l'tarif !– Euh, je peux payer par carte ?– Hein ? Sérieux ? Euh, attendez, non ! Vous avez pas un carnet de chèque ?– Si.– Voilà : un chèque, à l'ordre de Magali Bertin !

Il a sorti son carnet de chèques, son stylo. Sous les ricanements de la dame, il ne comprenait pasbien pourquoi. Patricia était toujours masquée, là-bas, hélas. Patricia, elle s'appelait. Il souriait…

* * *

Bon, c'était idiot, il en avait conscience. Traverser la moitié de la ville, une heure de bus, pour peut-être rien… Mais bon, peut-être serait-elle visible, un instant, Patricia, comme les premières minutes, lasemaine passée. Il reviendrait toutes les semaines, en tout cas, c'était décidé. Pour espérer la revoir,même si c'était une demi-seconde, une fois sur deux. Ou une fois sur dix. C'était toute sa vie. Il n'avaitrien d'autre au monde, dans ce monde, que son amour pour elle… Et en le reconnaissant, la semainepassée, elle avait souri. Elle lui avait souri, si gentiment… Il était bien plus que fou amoureux, il étaitraide dingue, quasi mort de tendresse…

Arrêt demandé. Son cœur cognait. Et puis le bus s'est arrêté, il est descendu. Et il a traversé, unefois le bus parti. Dans sa poitrine, ça cognait dur. Bon, on était Samedi, il était quinze heures cinq. Elledevait travailler, sur cette période, comme la semaine passée. Peut-être même serait-ce son tourd'être à la caisse, il en tremblait d'émotion… Il lui demanderait "Vous me reconnaissez ?"… Non ? Jevous ai connu quand vous travailliez Rue Saint Jean, dans cette petite pâtisserie…

A moins que ce soit un système de deux huit : une semaine l'après-midi, une semaine le matin.Oui. Mais il la verrait une semaine sur deux, peut-être, ce serait déjà merveilleux.

Entrer dans le Mac Do, le cœur serré. Plus encore qu'autrefois, quand il entrait dans la petite pâtis-serie. C'était moins sûr, moins tranquille, ici. Là-bas, au comptoir, c'était la même dame que l'autrefois, hélas. Et il n'y avait quasi personne, cette semaine encore, comme clients. Bien. S'il y avait euquatre vendeuses, des montagnes de boîtes-repas, ça aurait caché sa petite chérie, en cuisine. Ils'est approché. Non, là-bas, deux grandes filles, deux types, en cuisine.– Monsieur !

Oui.– Vous prendrez quoi ?!– N'limonade, s'y vous plaît.– Grande, petite, moyenne ?– Petite.– C'est parti ! Ça fait Un soixante !

Oui. Il a sorti son porte-monnaie, chercher les pièces. Peut-être quand il relèverait les yeux serait-elle apparue, Patricia… Non. Hélas. Non, non, non. Peut-être la semaine prochaine.– C'est la Naine que vous essayez de retrouver ?!

? Mh ?

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– Euh, elle… travaille pas aujourd'hui ? pas cette semaine ? Patricia…Elle a encaissé l'argent, pour la limonade.

– Si vous voulez le savoir, c'est possibe, mais c'est cinq cents Euros !Il a sorti son carnet de chèques.

– Ah-ah-ah ! Ah-ah-ah !Cinq-cents-Euros.

– A l'ordre de… pardon, j'ai oublié…– Magali Bertin !– Oui, euh… mais je… j'ai un peu d'économies, mais je pourrai pas chaque semaine…

Un demi-mois de salaire, oui…– Vous inquiétez pas. Signez là. Les prochaines fois, ça sera gratuit, je pense.

?– Merci. Merci infiniment.

Mais, euh… elle allait crier en cuisine, à Patricia de se montrer… il se sentait un peu gêné.– Bon ! Alors, j'vous dis tout ! Elle travaille plus ici, elle a été virée, elle fait pas assez vite ! Une es-pèce de tortue anémique !

Mon dieu… La perdre une seconde fois… Mon dieu, mon dieu, mon dieu…– Attendez ! Pleurez pas, ah-ah-ah ! J'ai une bonne surprise pour vous : cette petite, vous êtes lepremier admirateur qu'elle a jamais eu, je pense ! Vous savez ce qu'è m'a demandé, la dernière fois,après que vous soyez parti ?

? Quoi ? Mais comment la revoir ? Et quelle bonne surprise ?– Mh ?– Si vous avez payé par chèque ! Elle voulait connaîte vote prénom ! Et j'ui ai vendu, pas cher : cinqcents Euros ! Ah-ah-ah ! Et elle a payé ! Alors qu'elle a pas le sou, qu'elle savait qu'elle était viréeMardi à la fin du mois !

Mon dieu, Patricia qui avait voulu connaître son prénom, à lui… qui avait payé pour ça, la sommeastronomique de cinq cents Euros… Mon dieu, qu'est-ce que ça voulait dire ? Comment était-ce pos-sible ? Est-ce que cette Madame Bertin inventait ?– Bref, mardi c'était son dernier jour, comme employée !– Hélas, mon dieu…– Attendez ! Vous savez pas : s't'après-midi, elle est venue ! Comme cliente ! A deux heures ! È re-gardait partout autour, des fois que vous seriez revenu un peu plus tôt cette fois !

?? Mon dieu, il l'avait ratée à une heure près ?– Bon, maintenant, vous détachez ce chèque, vous me le donnez, et…

Il lui a donné.– Et… vous vous retournez !

? Qu'est-ce que ?Il s'est retourné, à moitié paralysé, et… Mon dieu, trois tables plus loin, toute seule timide, sa petite

Patricia, les yeux baissés. Les pommettes toutes rouges.– Alors, msieur, vous prenez vot' commande, là ! Vous allez vous asseoir à sa table, et le reste, c'estvot' affaire ! Ça valait bien les Euros que j'vous ai pris, tous les deux, hein ? Une agence matrimoniale,ça coûte plus que ça !

Il… il s'est retourné, oui, prendre sa commande, plateau.– Merci madame, merci infiniment…– Merci aussi, éh !

Et il… il est allé vers elle, le pas mal assuré. Cinq mètres. Trois mètres. Deux.– 'Soir manemoiselle…

Elle avait les pommettes toutes rouges. Les yeux baissés.– s… soir… meu… ssieu…

Silence. Un mètre.– Je… peux m'asseoir à votre table…? Patricia…

Elle a souri, très doucement.– ou… ou-i… m… mer-ci… merci, j… Gé-rard…

Il a posé son plateau, s'est assis, ému. Elle aussi avait une petite boisson. Silence. Le bonheurinfini d'être près d'elle, en face d'elle. La regarder, tout près. Si jolie, et belle, belle, mon dieu… Maisne pas la gêner par un regard trop insistant, regarder ce gobelet aussi. L'ouvrir. Elle… le regardait àson tour. Il le sentait. Et il était heureux.

Il a relevé les yeux et elle a baissé les siens, timide. Avant de les relever, très courageuse. Lesyeux dans les yeux, tous les deux. Un magique instant. Ils se souriaient. Et elle avait l'air heureuse,

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c'était merveilleux. Heureuse pour rien, heureuse d'être avec lui… Et puis elle a baissé les yeux. Buune gorgée de son jus d'orange. Silence. Long silence. Long et doux silence, avec elle.

Mais… c'était peut-être la minute la plus importante de toute sa vie. Il devrait lui dire "Je voudraisvous revoir, Patricia, je ne veux pas vous re-perdre", oui… "Je vous aime"… Non, il ne le dirait pascomme ça, la première fois… Peut-être un jour, s'ils se revoyaient, si ce ne serait pas l'effrayer… Si-lence. Lui parler. Il aimait ses silences, timides, délicieux, mais il avait peur de la perdre, de vue, ànouveau. Il fallait ébaucher un semblant d'amitié, camaraderie, peut-être.– Patricia…

Elle a relevé les yeux.– j… Gé-rard… Gérard…– Patricia, votre collègue, enfin, la dame à la caisse, elle m'a dit que… vous aviez perdu cet emploi,aussi…

Elle a baissé les yeux, comme coupable.– Je veux dire, c'est comme la Pâtisserie, ils sont monstrueux de renvoyer la meilleure employée dumonde…

Elle a souri.– Enfin, je suis peut-être un peu aveugle. On dit que ça rend aveugle…

Elle s'est empourprée, toute. Il l'a laissée souffler. Une longue minute.– Patricia, je veux dire : si vous avez besoin d'aide, sachez que je ferai n'importe quoi pour vous.

Elle a pincé les lèvres. Toute timide confuse. Silence.– m… mer… m… mer-ci, j… Gé-rard… Gérard…– Patricia, je ne veux pas vous reperdre de vue… Dites-moi qu'on restera en contact… Je ferai n'im-porte quoi pour vous, pour vous aider…

Elle a reniflé, faiblement.– p… par-don, p… pardon…

Elle s'est essuyé la paupière, les paupières. Au bord des larmes, la pauvre.– Pardon, c'est moi qui m'excuse. J'aurais dû vous en parler bien avant, à la pâtisserie. Mais j'ai eu letort de penser que ça durerait toujours.

Silence. Elle reniflait.– Je pensais que votre petit ami serait fâché s'il savait que tous vos clients étaient fous amoureux devous. En secret.

Elle a eu un faible sourire.– m… moi, j… je pensais v… vote fiancée è… è ne serait en colère, s… savoir t… tous les magasinsoù vous allez, l… les empoyées è ne sont f… folles amoureuses de vous…

Il a souri, presque ri. De bonheur pur.– Vrai ? Vous connaissez 1 magasin où l'employée est folle de moi ?– é… "était"… que n… n'a été r… renvoyée…

Il rêvait. C'était trop beau.– Patricia, je voudrais vous revoir.

Elle a fermé les yeux.– m… moi au… ssi…

Merveilleux… Il devait se retenir très fort de ne pas répondre "Je vous aime"…– j… je n'a… appris n… ne faire l… le flan p… pâtissier à na vanille…– Merveilleux…

Il serait invité chez elle, venir manger un flan ?– que… que d… dans mon rêve, j… je vous faisais l… la cuisine, que…

Silence.– que v… vous n'avez eu un… accident, l… les jambes coupées, a… lors les autes filles è veulentplus de vous, que… que moi t… toute seule…– Si gentille…

Elle a rougi.– et n… ne faire l… la vaisselle, le m… ménage, repassage… et du flan à la vanille, pour que vousserez heureux…

Il souriait, souriait… Lui dire qu'elle comptait mille fois plus que tous les flans du monde ?– Patricia, j'aime pas tant que ça le flan…

Elle a cligné des yeux, perdue.– n… non…?– Si je suis passé, Rue Saint-Jean, acheter soixante-quatorze flans…

Elle a hoché le menton. Comme si elle avait compté aussi.– C'était pas pour un gâteau, c'était pour un sourire, timide, un petit mot gentil…

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Toute toute rouge.– Mais si ma petite pâtissière, adorée, venait habiter chez moi, me faire du flan à la vanille, ce seraitencore plus merveilleux…

Rouge, rouge… Et il souriait, lui, il souriait. Tellement heureux.– m… mais…

Aïe. Un problème ?– Mais ?– m… mais v… vos jambes… è… sont pas coupées…– S'il faut que j'aie les jambes coupées, je vais les couper ce soir, je veux vous avoir près de moi,Patricia…

Rouge… rouge…– Je gagne pas beaucoup d'argent, mais assez pour deux, je pense. Vous n'aurez pas besoin de re-chercher du travail. De rencontrer l'hostilité des gens méchants, pressés.

Elle avait fermé les yeux. Silence.– m… mais…

Elle craignait qu'implicitement, il faille coucher ? Non…– Mais ?

Elle a soupiré, faiblement.– v… vous pouvez ch… choisir l… la fille que vous voulez… du monde entier… t… toutes on… on estamoureuses de vous…

Il a souri.– Je ne crois pas, non. Mais si c'est vrai, ça ne change rien. Je choisirai ma préférée, du monde : mapetite Patricia chérie…

Il a cru qu'elle s'évanouissait, mon dieu… Mais c'est allé, ouf.

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BOISSON, VERSION TRISTE ?

– Bon ! Alors, j'vous dis tout ! Elle travaille plus ici, elle a été virée, elle fait pas assez vite ! Une es-pèce de tortue anémique !

Mon dieu… La perdre une seconde fois… Mon dieu, mon dieu, mon dieu…– Ah-ah-ah ! J'm'en fous, moi, j'garde le chèque ! Ça vous évitera de revenir pour rien, ça a un prix !

Oui. Un mois de salaire, donné en deux fois, mais ça n'avait aucune importance. Il avait cet argentà la banque, économies. Et il n'aurait pas assez de toute façon pour embaucher un détective privé,pour retrouver sa petite chérie…– Vous connaissez son nom de famille ?– Hein ? Non ! Et ça m'étonnerait que vous la trouviez dans l'annuaire, c'était pas la genre à causer autéléphone. Toute anémique coincée, renfermée, ah-ah-ah ! La fille super !

Oui, mais moi je l'aimais, madame.Soupir. Il cherchait quoi demander d'autre, pour en avoir pour son argent. Mais il ne trouvait pas.

– Parlez-moi d'elle, s'il vous plaît.– Hein ? Pour dire quoi ? Cette fille, c'était une rien du tout ! Y'a rien à dire ! Ah si, ptête, une fois, leJean-Guy, il a gueulé plus fort que d'habitude, pour les salades-machin, et cette conne, elle a pleuré !Ah-ah-ah ! Au lieu d'lui dire "Merde va te faire foutre connard, on n'est pas des bêtes" ! Eh ben, non !Elle encaisse, elle dit rien, elle pleure ! Géniale, ste fille !

La pauvre…– Vous pouvez me présenter ce Monsieur Jean-Guy, que je lui casse les dents ?– Non ! Ah-ah-ah ! C'était y'a un mois ou quoi ! Il a eu une promo, y travaille au siège ou quoi,main'nant !

Avalé sa salive.– Oui…– Voilà. Vous savez tout d'elle, vous savez tout de rien, ah-ah-ah !

Snif.

* * *

chèr meusieu nesey,je mèskuz vous déranjé je mapèl patricia on sé revu lautre jour au macdonald. avan je travayè dansune pâtisserie rue saint-jean. je sé pa si vous ne souvyindez de moi. é je mèskuz je koné vote nonvote adrèse sé madam magui ki ma vandu ne regardé vote chèk. san déranjé je rèv vous revoir. je sébyin sé pa possib vous devez déjà avoir des miyons d amies ki vous prène des eur et des eur. meu-sieu nesey je su retournée rue saint-jean le jeudi soir ke je vous avé acheté un flan pour vou donégratui pour un sourir mè vous ète pas vyinde. meusieu je seré la chak jeudi soir pour vous donné sivous voulez il suffi me dir dacor. ke sa seré tèneman de boneur pour moi sans vous dérangé tropjèspèr.

tandreman tristemanpatricia

(patricia niezewska – appt 1403 – 227 rue du docteur collet – 59100 Lille)

* * *

Ma très très chère petite Patricia,Ici Gérard Nesey, qui était votre client, qui est comme un ami maintenant. Merci de votre lettre,

merci de vos mots si gentils, merci de votre tendresse. Patricia, moi aussi je rêve de vous revoir, ten-drement, avec le cœur serré. Mais je ne voudrais pas que ce soit simplement prendre le flan que vousauriez acheté pour moi, dire au revoir et à bientôt. Je voudrais faire votre connaissance, passer desheures entières avec vous, auprès de vous. Je n'ai pas d'amie, et ma petite pâtissière était l'amie queje rêvais d'avoir. Depuis qu'elle ne travaille plus Rue Saint-Jean, je n'y retourne plus, ça n'avait aucunrapport avec un petit flan. C'était des sourires, des regards, des silences, tous les deux. J'espère detout cœur retrouver ce bonheur, avec vous. Mon cœur bat pour vous, Patricia, depuis plus de deuxans maintenant, et j'ai été durement touché, blessé, quand je vous ai perdu de vue. Je voudrais vousrevoir. Vous inviter, au cinéma, au restaurant, je ne sais pas. Pour moi, l'idéal ce serait plutôt unepromenade tous les deux, côte à côte. Ou un long très long moment assis près de vous. Ou mieux :en face de vous, avec deux limonade entre nous. (Vous êtes si belle, je voudrais vous regarder en-core et encore, je rêve d'avoir une photo de vous). Je ne sais pas ce qui sera possible, ce que vouschoisirez. J'espère que je ne vous fais pas peur en me montrant très différent de ce que vous aviez

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imaginé. Comprenez-moi : si vous devenez mon amie, seule et unique, c'est encore plus merveilleux,peut-être, que si je vous avais acceptée comme millième amie, dédiée à la fourniture gratuite de flan-vanille. Non ? Je veux passer des heures avec vous, à faire votre connaissance, à vous écouter respi-rer. Je vous aime, Patricia. Je vous aimais en secret, et je vous l'avoue aujourd'hui. Peut-être aurai-jedû l'avouer bien plus tôt, Rue Saint-Jean, mais je craignais de vous mettre en colère, j'ignorais totale-ment que vous aviez quelque tendresse pour moi. J'ai bien sûr peur de vous décevoir, je ne suis pasl'homme idéal, du tout, je ne suis pas riche, pas musclé, je n'ai aucune expérience amoureuse, maisce que je peux vous offrir, c'est un cœur pur. Un cœur pour vous toute seule. Et plus, bien sûr : sivous n'avez plus d'emploi, je vous aiderai à payer votre loyer, j'ai quelques économies. Patricia, lemonde vient peut-être de changer, tout à fait : nous ne sommes plus tout seuls, tous les deux, noussomme deux, ensemble. Et c'est merveilleux, je crois.

Je vous posterai cette lettre ce Jeudi soir, et je serai Jeudi prochain (le 18 Juin) devant la Pâtisse-rie Rue Saint-Jean, vers dix-huit heures. Si cette lettre arrive en retard, n'ayez pas peur : je reviendrailà aussi le 25 Juin etc. Jusqu'à ce que, peut-être, vous veniez aussi.

Patricia, peut-être que la vie commence maintenant, j'ai l'impression d'être né hier, en recevantvotre lettre. Je n'ai jamais autant souri de toute ma vie. Je vous remercie, à l'infini.

Amoureusement, tendrement,Gérard

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PETITS CANARDS

Elle faisait le petit paquet, toute souriante jolie, si jolie… Et lui il la regardait, l'admirait, avec à l'œilune larme de tendresse. Si merveilleuse, cette fille… Et si cruelle, d'en jouer, et sourire et faire tournerles têtes.

Elle avait fini, revenait au comptoir. Elle a pris la pièce, l'a rangée.– m… mer-ci…

Avec un nouveau sourire, direct. Les yeux dans les yeux. Mon dieu, si délicieuse, il craquait…– Manemoiselle, vous ne devriez pas sourire comme ça, aux hommes…

Elle a cligné des yeux, perdue. Personne ne lui avait encore dit ?– Enfin, on est heureux, amoureux, on en redemande. Et peut-être que c'est bien pour les affaires.

Elle ne comprenait pas. Ce n'était apparemment pas une grosse évidence pour elle.– Mais parmi nous, enfin il doit y avoir des hommes mariés, fiancés. Des fois, tomber amoureux, çafait presque mal.

Elle a entrouvert la bouche, comme toute perdue.– a… moureux ne… ne moi…?– Oui, de votre sourire timide, de votre douceur, votre gentillesse. Pardon. Peut-être que vous faitespas exprès.

Elle a baissé les yeux, et rougi, très fort. Très très fort.– Enfin, c'est la vie.

Il a pris son paquet, petit flan. Dire au revoir.– J'espère seulement que votre petit ami se rend compte de la chance qu'il a. On est plus d'un millionà rêver d'être à sa place…

Elle… elle a secoué la tête. Silence. Alors il… n'est pas parti, tout de suite, attendant un mot, uneconclusion.– que… que un… un seul m… monsieur ne toute ma vie… que… que n'est j… gentil avec moi… v…vous…

???– Hein ? Non, c'est pas possible. Vous devez avoir un amant, ou trois mille, et un million de chevaliersservants…

Toute toute rouge, timide. Elle a fait Non, du menton. Sans lever les yeux.– j… juste l… le gentil monsieur… du jeudi soir, du flan à la vanille…– Mon dieu, j'espère que vous dites pas ça pour rire, à chaque client. Il va y avoir dix mille morts :ceux qui ont le cœur fragile.

Elle a levé les yeux, en pinçant les lèvres, comme très courageuse. Soutenant son regard.– j… je… le jure…

?!– Mon dieu, c'est… trop beau… Enfin, non. Parce que je suis pas beau, pas riche, pas musclé, mais…mon dieu, vous n'avez pas du tout conscience de votre charme ? infini…

Elle a fait une petite moue, délicieuse.– s… si g… grande, m… maquillée, in-téhigente… n… nobe princesse…

Il a souri.– Non vous n'êtes pas une dominante, vous êtes une petite fée, adorable, adorée…

Toute rouge à nouveau, les yeux baissés.– Manemoiselle, des clients peuvent entrer, d'un instant à l'autre… Est-ce que… je pourrais vous par-ler, en dehors du magasin…?

Toute empourprée, timide, perdue. Silence.– que d… dans mon rêve, j… je n'allais d… donner du pain aux canards, d… dans le parc, après… etv… vous aussi… v… vous étez l… là, p… pour les petits canards…– J'aime les canards, manemoiselle, je serais fou de joie. Quel jour, quelle heure c'était, dans cerêve ?

Toute rouge encore. Mais merde, la porte s'est ouverte. Une jeune femme, avec un chapeau. Direquelque chose, n'importe quoi…– Par exemple dimanche ? Vers quinze heures ?

Elle a souri, les joues toutes rouges. Hoché le menton.

* * *

Petit bout de bois, flottant, dans la mare. Ensemble, tous les deux. A regarder les canards, surtout.A se regarder aussi, un peu, timidement. Ils auraient sans doute préféré laisser choir les petits mor-

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ceaux de pain, doucement. Mais ça aurait été la bagarre, entre les canards, pour la place juste endessous. Alors ils lançaient, un peu, à gauche, à droite. Ils se souriaient.– Les canards pourront dire merci à Tonton Gérard…

Il espérait qu'elle comprenne qu'il parlait de lui-même, pas d'un de ses oncles qui aurait donné lepain.– et… et n… ne t… tata p… pa-tricia…

Il a souri.– Enchanté, Patricia…

Elle a rougi.– ch… chantée, j… Gé-rard…

Oui, petits pas timides, l'un vers l'autre… Mon dieu, s'il avait été un homme, un vrai, il aurait faitdifféremment, bien sûr. S'approcher d'elle et attraper la rambarde, en l'entourant de ses bras, se pres-ser contre son dos, lui faire sentir son ventre dur, mâle… Non, il n'était pas comme ça. Et il ne savaitpas si elle aurait préféré.– Hep ! Vous deux !

? Une voix derrière eux. Un monsieur chauve, en uniforme kaki.– Savez pas lire ?! C'est interdit de donner à manger aux oiseaux ! Après y'en a partout, y chient surla tête des gens, c'est plus possibe ici !

Il a souri. Coupable mais heureux.– Ça compte comme oiseaux ? pas comme poissons, les canards ? Ça vit dans l'eau…– Pauv' type ! T'as pas vu qu'ça a des ailes !? Qu'ça vole !

Il était heureux d'attirer la colère du monsieur, loin de sa petite Patricia. Même si elle se sentaitcoupable parce que c'était son rêve à elle, qu'ils avaient suivi.– Oui, poissons volants…– Connard ! Retourne à l'école ! Les poissons, ça a pas de bec !– Poissons perroquets...– Bon, hop, je confisque, vos sacs plastique ! Soyez déjà contents de pas prendre une amende ! Ym'ont enlevé le carnet.

Et il a arraché son sac, méchant, Patricia lui a tendu le sien.– Après, y'a des crottes sur tous les bancs ! Et l'aut' connasse, du bureau, è dit qu'c'est d'ma faute !Connasse ! Elle è passe le dimanche le cul devant sa télé, facile !– C'est de notre faute, pardon, monsieur. On va aller s'asseoir, sur vos bancs, pour voir, pour com-prendre.– C'est ça, bande de petits cons ! Vous êtes adulte, vous msieur. Quel âge elle a, la gosse ?

Patricia a souri, doucement.– v… vingt six ans, p… pardon, pardon…– Ah ! Une naine ?!

Il a souri aussi, lui, heureux de connaître son âge, petite fée.– Moi j'ai trente ans, mais on est… comme un peu handicapés : timides.– Ouais ! Ben allez jouer aux billes, au lieu d'exciter les canards, les faire bouffer pour qu'ils chientpartout !

Oui.– On y va. Au revoir, petits canards…

Et Patricia souriait aussi.– au… 'voi'… petits canards…

Et ils sont partis, tous les deux, penauds. Vers les arbres, les bancs. Il… il lui a pris la main, trèscourageux. Et elle… a accepté, gentille. Si gentille, cette fille… Ils ont marché comme ça, doucement,heureux, en échangeant des regards, des sourires. Jusqu'à ce petit banc de bois peint, au bord de lapelouse.– On s'assoit, Patricia ?

Elle a rougi, hoché le menton. Comme toute heureuse d'être près de lui. Peut-être aurait-il le cou-rage de lui passer le bras autour des épaules… on verra. Ou le bras le long du dossier, au-dessusd'elle, et redescendre, autour de ses épaules… Il en frissonnait presque, rien que d'y penser. Il s'estassis, et elle… euh, oui, elle regardait le bois peint. Un peu sale.– C'est peut-être les fientes de canard dont parlait le monsieur…

Elle a souri, s'est tournée quand même, pour se hisser en arrière jusque là.– Non, attendez Patricia. Vous êtes toute propre jolie, vous. Vous feriez mieux de vous asseoir surmes genoux…

Toute toute rouge, la pauvre. Mais elle a hoché le menton, très courageuse.

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Quoiqu'elle ne sache pas comment faire, pour grimper sur ses genoux, plus hauts encore que lebanc.– Bougez pas…

Et il l'a prise par les aisselles, doucement – elle a levé un peu les bras. Et hop, hissée sur ses ge-noux… Elle s'est mordu la lèvre, fermant les yeux. Comme si c'était un suprême délice…– Bien. Là, vous êtes bien ?

Elle a hoché le menton. Toute heureuse perdue. Et lui il… a passé les bras autour d'elle, douce-ment – pour ne pas qu'elle tombe… Et elle s'est penchée, pelotonnée contre son torse, délicieuse… Illui a fait une bise dans les cheveux, l'enlaçant doucement, tendrement. Lui caresser le dos, l'épaule…Je t'aime, Patricia… L'avait-il dit, ou seulement pensé ?

Une petite bise sous son menton, très courageuse, petite chérie.– Merci. Merci aux petits canards…– et… et au m… monsieur méchant… m… mon rêve préféré…

Il a souri.– Oui, merci à ce monde, où tu existes, Patricia.

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FLAN-MAISON

Il avait le sourire, comme d'habitude, quand il est entré dans la petite pâtisserie. Mais ce sourires'est éteint quand il a vu la tête que faisait la petite jeune fille. Elle avait pleuré ou quelque chose, elletremblait, elle reniflait…

Il s'est approché.– Soir manemoiselle…– s… soir… s… s… soir… m… m…

Monsieur. Oulah, ça n'allait pas fort, ce soir.– Ça va ?

Elle a avalé sa salive, hoché le menton.– pardon, p… par-don…

Oui. Mais elle n'allait pas chercher sa part de flan habituelle. Quelque chose n'allait pas. Ou bientoute traumatisée par la colère d'une cliente. La pauvre. Il la regardait, simplement. Et elle, elle lar-moyait, toute seule, perdue. Il n'avait pas envie de demander "Un flan s'il vous plaît", il préférait luilaisser le temps, de respirer. Retrouver ses marques.– que… que…

Silence. Il a essayé de lui sourire. Un petit peu. Pour la mettre en confiance.– Oui ?

Elle a avalé sa salive.– que m… monsieur l… Le Pellec, y… y…

Le pâtissier ? Son patron ? Il lui avait passé un savon, méchamment ? Le salaud…– y… y… n… ne plus f… y… y… y… y…– Chht… Détendez-vous, manemoiselle.

Elle a fermé les yeux, respiré. Un peu.– y… veut plus faire ne flan à na vanille…

? C'était ça, son problème ? Non, qu'est-ce qu'elle voulait dire ?– Le magasin va fermer, vous voulez dire ?

Elle a rouvert les yeux, cherché les siens, perdue.– n… non… non… que j… je n'a… que… que je n'a… essayé f… faire… pour vous, un flan, m… maispeut-ête s… c'est pas bon…

? Il a souri.– Un flan que vous avez fait vous ? C'est chouette. J'aimerais bien le goûter, pour voir.

Elle a entrouvert la bouche, comme interloquée.– Un flan-maison : bravo, manemoiselle…– v… vous êtes… pas fâché…?

? Lui sourire, la rassurer.– Non, pas du tout. C'est très gentil à vous, merci, d'avoir pensé à vos habitués. Ça a pas été tropcompliqué à faire ?

Elle a avalé sa salive.– que v… vous pourrez m… me dire, s… si c'est t… trop sucré, p… pas assez, pas… bien…– Oui, je reviendrai vous dire, ce que j'en ai pensé.

Et elle… a fermé les yeux, avec comme un soupir de soulagement, ou de bonheur. Il ne compre-nait pas.– que… que m… même j… je pourrai r… rajouter ne la confiture ou… ne la crème, si vous aimez…

?– On verra, oui, vous recevrez sans doute beaucoup d'avis différents.– et… et ça sera g… gra-tuit, p… pour toujours… gratuit, m… même quand que ça ne sera reviendep… presque bon, pardon…

? Il a souri.– C'est infiniment gentil, mais… Votre patron sera pas en colère ?

Elle a cligné des yeux.– n… non, que j… je rembourse, de… mon salaire, c… comme si vous n'avez a-cheté…– Mon dieu, mais ça va vous coûter très cher… En plus des ingrédients pour les flans. Mon dieu…

Un regard de détresse, la pauvre.– v… vous ne serez f… fâché…?

Il a souri.– Non, pas du tout. Rassurez-vous.

Elle a… hésité, ne comprenant pas très bien. Et puis elle s'est baissée. Sortir d'un sac un petitpaquet. Flan-maison.

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– Vous en faites tous les jours ?Elle a cligné des yeux encore.

– j… je ferai t… tous les j… jeudis matins, l… levée très tôt, p… pas de hier, n… non…– Manemoiselle, je sais pas quoi dire : c'est infiniment gentil à vous de vous donner tant de mal, maispeut-être que ce n'est pas la peine…

Un visage catastrophé, livide.– Chht, non, détendez-vous. Pardon. Je voulais pas dire quelque chose qui vous inquiète.

Elle a avalé sa salive, baissé les yeux. Elle a posé le petit paquet sur le comptoir.– Je peux le payer, que ça ne vous coûte pas encore plus cher. Combien vous avez de clients, survotre liste de flans à la vanille ?

La bouche entrouverte, comme perdue, comme prise au piège.– Non, pardon. Oubliez cette question, c'est pas grave.– m… mer-ci… merci… merci…

Réconfortée. Et c'était merveilleux. Mais il ne savait pas s'il devait s'en aller, là, ou la réconforter unpeu plus encore.– Vous vouliez devenir pâtissière, quand vous étiez, euh…

Non, pas "petite", crétin ! Elle était naine…– Quand vous étiez enfant ?

Elle a avalé sa salive.– j… je essaierai f… faire… b… bien… p… pardon…ch… chercher dans les lives encore, ne la bibio-thèque…– Bien. C'est tout expliqué ?

Elle a fait Oui, du menton.– s… sauf le… le four… que s… c'est d… di-fférent…– Oui, tous les fours sont différents.

Heureux que la conversation devienne presque anodine. Pour la rassurer. Peut-être qu'il allaitrester encore une minute ou deux, jusqu'à l'arrivée du prochain client. Pour aider la petite jeune fille àretrouver son aplomb.– Il y a déjà des clients qui vous ont donné leur avis sur votre flan ?

Elle a cligné des yeux, perdue.– Non, chht. Je retire cette question. Détendez-vous.

Ouf, semblait-elle se dire. Bizarrement. C'était chaque fois qu'il parlait des autres clients qu'ellesemblait tétanisée. Mais en un sens c'était merveilleux, qu'elle se sente davantage en confiance aveclui, craignant d'affronter les autres.– Et alors, c'est gratuit ?

Elle a souri, doucement. Bien, il la ramenait au domaine où elle se sentait à l'aise.– ou-i…

Timide. Adorable.– Merci. Merci infiniment. Comment je pourrai vous remercier, mademoiselle, c'est si gentil à vous…

Toute toute rouge, la pauvre. Il l'a laissée souffler. Un long moment.– Mh? Comment je pourrai vous remercier ?

Elle a pincé les lèvres, timide. Elle allait dire quelque chose, mais n'osait pas.– Dites-moi…

Elle essayait, ouvrait les lèvres, très courageuse…– re… reviende… s… s'y vous plaît, n… ne reviende, p… peut-ête…– Bien sûr que je vais revenir.

Aux anges, elle semblait…– Je vais revenir voir ma petite pâtissière préférée, bien sûr.

Toute toute rouge… A tel point que… il se demandait…– Manemoiselle, est-ce que c'est seulement pour moi, ce flan-maison que vous préparez ?

Ça paraissait stupide, mais il espérait la faire sourire, presque rire. Elle… a cligné des yeux, un peuperdue, à nouveau.– v… vous serez f… fâché, s… si… si ça serait v… vous tout seul…?

Il lui a souri. Un grand sourire, qui venait tout seul.– Pas fâché, non, je serais heureux. Honoré. Vous auriez gagné ma fidélité éternelle…

Et elle… mon dieu, elle a presque tourné de l'œil. Comme un spasme, vertige, hoquet. La pauvre.Elle a posé ses mains sur le comptoir, pour retrouver l'équilibre, elle chancelait.– Ça vous ferait plaisir ?– a… à infini… in-fini…– Bien. Détendez-vous. Tout va bien.

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Elle respirait. Heureuse.– Manemoiselle…

Elle souriait. Les yeux fermés. Comme en paix avec le monde.– Qu'est-ce que j'ai de différent des autres gens ? Ils sont méchants avec vous, tous, un peu ?

Elle a hoché le menton.– Et moi, je suis…?

Il attendait "gentil" pour clore leur discussion, sur une note douce, pour dire au revoir.– l… le pusse j… gentil m… monsieur du monde…

??Oui, ça expliquait…

– Et même s'il y a plus de flan Le Pellec, je reviendrai, c'est promis.Heureuse, les paupières fermées. Comme bercée par sa voix.

– Et si vos flans-maison, c'est trop compliqué, je prendrai un autre gâteau, simplement. Un mille-feuilles peut-être.

Aux anges.– Et je reviendrai toujours, toujours.– t… tou… jours…– Voilà. Et je vais vous laisser tranquille. Je suis heureux d'avoir parlé un peu, on n'avait jamais tantparlé, tous les deux.

Elle souriait, les yeux fermés. Elle a hoché le menton.– Je vous dis A bientôt…

Elle a rouvert les yeux, doucement. En confiance, heureuse.– à b… bien-tôt… m… merci… merci…– Merci à vous, manemoiselle…

Et il est parti, souriant.

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TRAVERSÉE

Avec le tangage, le roulis, l'horizon balançait, il se sentait tout chose. Mais ça allait à peu près. Etdans une heure et demie, ils seraient arrivés. Burps. Pas confortable, quand même. Il aurait peut-êtredû prendre l'avion. Mais son père avait insisté : "Non seulement y faut qu'tu viennes nous voir, pasrester un mois solitaire dans ton appart', mais y faut prend' le bateau : l'air du large, ça vous regonfleson bonhomme !".

Oui. Alors il regardait l'horizon, un peu, accoudé au chose. Tristement. Rêvant de sa petite pâtis-sière perdue.

Ça avait fait pareil l'an passé avec le Pastis. Tonton Maurice avait juré que quelques moléculesdans le cerveau lui redonneraient le sourire. Mais il avait l'alcool triste, et il avait pleuré, simplement,libéré. Tonton avait crié, et alors lui il avait vomi…

Soupir. Il rêvait de plage, c'est vrai, mais différemment. Pas de beach-volley et bronzage, mais unepromenade silencieuse, au crépuscule. Avec sa petite pâtissière chérie.– Eh ! Connard !

? Un jeune avec une casquette, des lunettes de soleil.– Ah-ah-ah ! T'as fait une touche !

Qui lui parlait, à lui.– Regarde ! La naine, assise là-bas ! Vingt minutes qu'è te regarde, les yeux tout mièvres ! Ah-ah-ah !

? Une naine ? Comme sa petite pâtissière ? Il s'est retourné, perdu.– Vas-y ! Vas te faire sucer ! È demande que ça, j'suis sûr !

Et… sur le banc, là-bas, c'était… sa petite pâtissière, en personne ! Ici, par quelque hasard mer-veilleux, la retrouver… Sans sa blouse blanche, avec un joli chemisier, presque décolleté… Il souriait,il souriait… Et elle le regardait, dans les yeux, maintenant. Elle commençait à sourire, aussi.

Les quelques pas jusqu'à elle, sur un nuage…– 'Soir manemoiselle…

On était le matin mais ça n'avait aucune importance, c'était leur bonjour rituel, d'antan.– s… soir, m… monsieur…

Elle était belle, belle, il avait presque oublié…– Je suis tellement heureux de vous revoir, manemoiselle. Vous vous souvenez de moi ?

Elle a baissé les yeux, rougi. Hoché le menton. En silence. Si jolie, elle était. Si douce et faible,délicieuse…– j… je s… su t… tènement z… z'heureuse v… vous revoir, v… vous souvenez n… ne moi…?– Bien sûr : ma petite pâtissière adorée…

Rouge…– Je peux m'asseoir près de vous ? Sans déranger ?

Elle a hoché le menton, et il s'est assis. A côté d'elle. Enfin, presque au-dessus, elle était si petite,si mignonne. Et ils sont restés là, silencieux, comme heureux, tous les deux. Regardant les gens, lebateau, la mer. Le monde avait changé de couleur. Il était heureux. Et peut-être il passerait une heureet demie près d'elle, ce serait un pur délice. Il n'avait sans doute jamais autant souri de toute sa vie. Ilétait amoureux. Même si, euh, oui enfin… il regardait les doigts de sa petite fée, ses mains croiséessur ses genoux. Mais il n'y avait toujours pas de bague, ouf. Enfin, c'était peut-être triste pour elle, il luisouhaitait tout le bonheur du monde, mais il était moins triste, de son côté, que s'il l'avait retrouvéemariée, fiancée…

Silence. Doux silence. Là-bas, le jeune à casquette les montrait du doigt, en rigolant, en parlant àun gros type chauve. Oui, ils étaient deux, deux anormaux, deux silencieux en ce monde. Et il étaitamoureux, amoureux… Ce serait sans doute le plus beau moment de toute sa vie. Une heure entièreauprès d'elle. Son joli profil, son petit nez. Si jolie. Sa poitrine… hum.

Une heure. Et demie, même. Et puis… soupir. La perdre, à nouveau. Dans ce vaste monde. Oui.Snif. A moins que… Oui, allez…– Manemoiselle, je… peux vous demander comment vous vous appelez ?

Elle a baissé les yeux, rougi. Silence.– Ou si je pouvais avoir votre adresse, complète, pour vous envoyer une carte de vacances…

Rouge…– Et je vous laisserai mon adresse, si peut-être, euh…– m… mer-ci… merci… merci…

Si gentille.– Je m'appelle Gérard… Gérard Nesey. Et je suis dans l'annuaire, à Lille. Ça s'écrit N-E-S-E-Y.

Elle a eu un grand, très grand sourire. Avant de se mordre la lèvre. Silence.– p… pa-tri-cia… n… Nie-zew… ska…

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Il souriait. Heureux.– Enchanté, Patricia… Ça fait cinq ans que je rêve de connaître ce prénom… A mettre sur votre vi-sage, bien aimé.

Rouge…– Eh ! La naine ! Bordel, qu'est-ce tu fous là !

? Une dame qui approchait, les yeux froncés, droit vers sa petite chérie.– On est toutes su'l'pont du haut, qu'est-ce tu fous ! Pourquoi t'as pas suivi ! Connasse !

Il s'est levé, s'est interposé.– Madame, du calme…– Hein ?! Qui t'es toi ?! Eh, c'est pas une gosse perdue ! C'est une naine ! Une handicapée mentale !On est deux pour en charroyer douze, de ces débiles, bonjour la sinécure !

? Patricia s'était toute refermée, contrite. Les yeux baissés, la pauvre.– Madame, s'il vous plaît, veuillez respecter Patricia, c'est la plus gentille fille de l'Univers…– De quoi ?! Oulah ! T'as l'air atteint, toi aussi mon bonhomme ! È s'appelle pas Patricia, è s'appelleLa Naine ! Et elle est muette, tu risques pas d'savoir comment è s'appelle, ah-ah-ah !– Capitaine ! Capitaine !

Un marin au pas de course, affolé.– Eh ! Quel con ! Un peu plus y m'renversait, ce con !

Le type était rentré dans une salle, à l'intérieur. Sans fermer ni rien.– C'est un scandale ! Et le respect des passagers, hein ?! Eh, c'est nous qu'on paye leur salaire, cescons ! Putain !

…– Mesdames-messieurs…

Le haut-parleur, là-bas.– Gardez votre calme, messieurs-dames !

Un murmure sur le bateau. Le bateau qui penchait, comme si…– Nous allons procéder à l'évacuation, dans le calme, et…– Merde !! C'est quoi, ça ?! Putain, où elle est Maguie ?! Merde ! Les débiles !

Et la dame est partie. Ouf.Plus bas, la petite jeune fille restait assise, comme concentrée, souriant doucement. Il… il s'est

rassis, à côté d'elle. Il… a posé la main sur la sienne.– Ne craignez rien, Patricia. Ça va bien se passer.

Toute timide, regardant cette main sur la sienne. Comme émue. Sans paraître réaliser le danger, ledanger de mort, d'un naufrage. La dame avait dit qu'elle était handicapée mentale.– Patricia, c'est bien, un peu, ce qui nous arrive. J'étais triste que cette heure et demie, avec vous,s'écoule trop vite.

Elle a hoché le menton.– m… moi aussi… s… c'est pour ça…

? Mh ? Pour ça que quoi ? Enfin, peu importe.– Et comme ça, on va vivre toute une aventure ensemble, avec des heures et des heures…– de… de bonheur…

?? Il a souri.– Oui, de bonheur. Ensemble.– et… puis mourir, heureux, n'aller au… au Ciel, ensembe…

?– Euh, peut-être, oui. Mais ça serait peut-être encore mieux de… vivre, ensemble.

Il y avait du bruit, des cris, bousculades.– Patricia, peut-être qu'il faudrait qu'on y aille, suivre les gens…

Elle avait baissé les yeux.– v… vivre… en… ensembe…

Oui, petit ange. Il… il est revenu à elle, disant merde au monde extérieur.– Oui, c'est possible. Je vous ai retrouvée, je ne vous perdrai plus maintenant.

Toute toute rouge.– On pourra vivre ensemble, peut-être se marier, tout devient possible…

Elle a reniflé, et… essuyé une larme.– p… par-don, que… que…

Silence.– Mh ?

Il lui a passé le bras autour des épaules, protecteur. Et elle s'est toute pelotonnée contre lui.– que j… je sais pas re… refermer les… les trous d… dans les murs du bateau… pardon…

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– C'est pas grave. C'est pas notre faute. On va monter sur un petit bateau à rames, beaucoup demonde serré.

Et il la serrait dans ses bras.– v… vous êtes pas en… en colère, j… je n'a fait s… ces petits trous partout…?

Hein ? Elle ? Comme dans le film "Carrie", par psychokinèse ? Il a souri.– Non, c'est une gentille histoire, merci. Une aventure, tous les deux. Et ça rabat un peu leur caquetaux gens méchants, qui vous bousculaient, sûrs d'eux-mêmes…– Eh !!! Les amoureux, merde ! On évacue ! Ça va couler d'une seconde à l'autre ! Merde !

Il a souri, s'est levé, et Patricia s'est levée aussi, souriante. Le type rougeaud leur tendait des giletsde sauvetage, orange vif.– Ça coule ! Merde ! Un machin dingue ! Jamais vu ça !

Il a hoché le menton.– Oui, et c'est pas très grave, monsieur… La vie est belle, et la mort aussi, maintenant.– Quoi ?! Ça va pas la tête !?

Sourire. Il a expliqué :– Nous sommes deux, maintenant…

* * *

Leur chaloupe tanguait durement, dans la houle. Il serrait Patricia, tendrement, à ses côtés. Et ellese laissait faire, gentiment. Au milieu des gens, il n'y avait pas beaucoup de place. Mais ils étaientensemble, sans la dame méchante qui prétendait la surveiller, ils souriaient. Ils étaient les seuls àsourire, au milieu des mines catastrophées, des sanglots, des discours.– Les secours vont arriver. C'est sûr. Du continent, par-là, d'après le soleil. Ah, vous entendez pasquelque chose ? Un hélico ?

Oui, et dans le ciel un petit point. Avec un vrombissement lointain, qui venait de cette direction oud'ailleurs.– Ils arrivent, ouèèèè !– Mais y aura jamais assez de place pour nous tous dans ce petit machin ! Et les autes chaloupes !

Il a souri un peu plus. Oui, il ne prendrait pas le premier vol, il resterait avec sa petite chérie, delongues heures, près d'elle.– S'en fout ! L'hélico va rameuter un bateau, on est sauvés, tous !

Il a froncé les sourcils, essayant d'imaginer.– En tout cas, pour monter dans l'hélico, sauvés tout de suite, ça sera nous les femmes et les en-fants !– Connasse !

Oui, et sa petite naine chérie, femme et naine, risquait d'être embarquée, deux fois plutôt qu'une…? Un raté dans le vrombissement, des ratés, cahotements… et le petit point a changé de direction,

se mettant à descendre. Jusqu'à disparaître dans l'horizon.Patricia avait les yeux fermés, très concentrée. Il s'est penchée vers elle.

– C'est toi qui les a fait descendre, Patricia ?Elle a rouvert les yeux.

– y… y v… voulaient n… nous emmener…– Oui, on est mieux ici, hein ?

Elle a hoché le menton, souri.– Tu leur a pas fait de mal ? Ils se sont pas écrasés ?– n… non, l… leur machine ne deviende un… un bateau, c… comme nous…– Bien. Mais ils en enverront d'autres…

Elle a souri.– n… ne tomberont pareil…– Et les bateaux…– des… des trous d… dans les murs… de l'eau…– Et qu'est-ce qu'on va devenir ?

Elle a cligné des yeux.– v… vous voulez pas…?– Si, je suis heureux d'être avec vous, des heures et des heures, mais qu'est-ce que vont devenir tousces gens ?

Elle a porté la main à sa bouche.– j… je sais pas…

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* * *

Il s'est étiré, a baillé encore. Un regard vers son réveil… mais il n'y avait pas de réveil, ni table dechevet, qu'est-ce que ? Et il était tout endolori, il n'y avait pas de plafond, que le ciel, et des monta-gnes d'eau, qui dansaient. Il était sur un bateau ! Ce rêve idiot ? Il a souri, s'est redressé. Oui, il étaitsur une chaloupe, il avait dormi sur l'une des banquettes, mais il n'y avait plus personne. Que, si, sapetite Patricia. En bikini ! Qui le regardait, lui souriait, à deux mètres de lui… Il a souri, aussi.– 'Jour Patricia…

Ou bonsoir, le soleil plongeait dans l'océan, joliment. Dans des nuages dorés, orangés.– j… j… jour, j… érard…– On est où, ici ?– s… sur la mer…

Oui, question idiote.– Je veux dire : c'est un autre rêve ?

Elle a souri, seulement. Oui, ce ne serait pas son personnage qui pourrait lui répondre.– Vous êtes toute jolie, comme ça…

Elle a baissé les yeux, rougi, fort. Silence.– m… mais j… je sais pas faire ne… ne changer v… visage, ni d… deviende grande, belle…– Vous êtes la plus jolie fille du monde, c'est pour ça. Ne changez rien…

Nouveau fard, la pauvre… Patricia, si belle, sexy même. En maillot de bain, toute pâle jolie. Et luiétait… habillé, en uniforme de marin, ou capitaine d'avion, avec des galons… Pantalon blanc et blazermarine. Il a souri.– C'est moi qui rêve ou c'est vous ?

Elle n'a pas répondu. Mais sa question était idiote : puisqu'il la voyait, toute entière, et ne voyaitpas son propre visage, il n'était pas qu'un personnage du rêve de quelqu'un d'autre, ça passait par lui.– C'est quand même bizarre, que je vous imagine douée de psychokinèse, capable de construire lemonde.

Elle a souri, doucement.– m… mer-ci, n… ne dire j… je su douée k… quéque chose… presque…

Mais là-bas, le soleil restait couchant, ou levant, comme indéfiniment.– La Terre ne tourne plus ?– l… la mer…?– Euh, je veux dire : la planète Terre, avec ses mers, ses terres…

Elle a cligné des yeux.– n… ne tourné…?– Oui, ça faisait lever le soleil, monter jusqu'à midi, redescendre de l'autre côté, et puis la nuit, ressor-tir de l'autre côté…

Elle souriait.– s… c'était pas bien, j… je n'a arrêté le soleil… pour le soir joli, pour… toujours…

Ah. Il a souri.– Vous êtes gentille. Moi aussi j'aime beaucoup le crépuscule, avec ces jolies couleurs…

Elle a regardé là-bas, souriante. Et la lumière douce, dorée, mettait délicieusement en valeur sesjolies formes.– Mais qu'est-ce qu'on va devenir ?

Elle est revenue à lui, clignant des yeux, perdue. Sans comprendre, apparemment.– Si on a rien à manger, je veux dire…

Elle a souri, montré du doigt le bout de sa banquette à elle.?? Il y avait un petit paquet triangulaire. Comme un petit flan emballé ! Il a souri.

– C'est un flan Le Pellec ?Elle a hoché le menton. Oui, si gentille.

– Comme au bon vieux temps, merci Patricia.– ch… chaque fois v… vous vous réveillerez, y… y n'aura un aute…– Et vous, vous ne dormirez pas ?

Elle a rougi.– je… préfère v… vous regarder, d… dormir…

Ça m'étonnerait… puisque c'est moi qui rêve. Sourire.– Bien, côté nourriture, on est paré, donc. Et on pourra pêcher du poisson pané, j'imagine. En nuggetstièdes.

Elle a hoché le menton.– d… demain, y… y n'aura des… des petits bâtons, pour na pêche… v… vous m'apprendrez…

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– Bien. Mais côté soif, comment on fera ? On va mourir de soif…Elle a souri.

– y… y n'a de l'eau p… par-tout, autour… p… prope… potabe…– Oui, mais c'est de l'eau salée. Ça ne calme pas la soif, au contraire.

Elle a cligné des yeux.– v… vous pré-férez n… ne l'eau s… sucrée… j… Gé-rard…?– Oui, ou de l'eau plate, simplement.

Elle s'est mordu la lèvre. Et elle a fermé les yeux, concentrée. Le roulis a stoppé, la mer était de-venue plate ! Aïe, oui, elle comprenait un peu de travers. Mais pour l'eau salée, ça paraissait sansespoir. Il s'est penché par-dessus bord, prélevé un peu d'eau dans sa main, y goûter…

Sucrée ! L'eau était sucrée, délicieuse, mais…???Il est allé la rejoindre, et il a entouré ses frêles épaules de son bras protecteur.

– Patricia, le monde est beau, ensemble. Mais ça paraît difficile à croire. Ça ne peut qu'être un rêve…Hélas.

Elle a paru catastrophée.– n… non, que… que dans mes rêves, v… votre v… visage, un peu flou…

?– Oui, moi aussi, dans mes rêves, votre visage est davantage flou, incertain. C'est simplement un rêveplus joli, plus intense que d'habitude.– et… et protégé de… de les dames méchantes…

? Les dames qui s'occupaient des handicapés ?– Elles vous réveillent quand vous fermez les yeux ?– ou… i… m… méchantes…

Il a souri, a serré ses petites épaules.– Ne craignez rien, je vous protège…

Et elle s'est toute pelotonnée contre lui, délicieuse…– m… mon héros…

Il lui a fait une bise dans les cheveux. Et ils sont restés un long très long moment comme ça, pres-que enlacés, heureux. Le soleil ne se couchait pas, ne se levait pas, faisant durer ce doux momentindéfiniment. Tout était idéal, délicieux.

Mais…– Patricia, les autres gens, qui étaient sur la chaloupe, qu'est-ce qu'ils sont devenus ? Les pauvres…

Elle a soupiré.– j… je les ai… pas tués, non, j… juste enlevés…– Et ils sont où, maintenant ?– l… là-bas…

? Il a suivi la direction de son bras, son doigt. Et… il y avait effectivement un autre bateau là-bas,qu'il n'avait pas vu, ou qui n'était pas là, auparavant. Chaloupe bondée, de naufragés en gilet de sau-vetage fluo.– Mais nous on a beaucoup de place, ici, ils vont vouloir venir ici…

Elle a souri.– n… non… y n'a des requins, pour les manger, s… sinon…– Ou à la rame…

Elle a cligné des yeux.– l… les rames t… tombées… dans la mer…– Ou en pagayant à la main…– les… requins y ne man… geraient les mains…

Il a souri.– Alors on reste tranquille, ici, tous les deux.– ou-i…

Et elle s'est pelotonnée un peu plus contre lui. Tellement adorable. Il lui a fait trois bises, au som-met du crâne.

Mais, quand même…– Patricia, je… sais pas comment dire, ça me gêne quand même, qu'on soit "privilégiés", à l'aise surcette grande chaloupe pour deux, quand les autres gens sont serrés, à étouffer...– s… c'est eux… y ne veulent… a… "activités sociales"…

Oui, sûrement une des actions de son centre de handicapés. Brusquant les introvertis, hélas.– Patricia, moi, mon rêve, ce serai qu'on soit deux, au milieu des autres… deux solitaires, deux timi-des, deux amoureux, mais entourés par un monde autour, un peu méchant et c'est ce qui rend si douxnotre proximité…

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Elle a soupiré. Et… il a fermé les yeux, désolé de l'avoir contrariée.Il a rouvert les yeux, et ils étaient en gilet de sauvetage, sur la chaloupe bondée… Pfhh. Le cœur

tout remué par le roulis, mauvais souvenir…Il a rouvert les yeux, "encore", et son réveil indiquait quatre heures trente, sur la table de chevet.

– Non, pardon, je disais ça pour rire…Mais le charme était rompu.L'oreiller sur la tête, pour cacher ce monde de merde… Mais non, il était allongé dans son lit, avec

un oreiller sur la tête. Pfouh, et merde…Je suis quand même heureux de vous avoir revu, Patricia… Vous appelez-vous seulement Patri-

cia ?Soupir. Gros soupir.

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MARKETING

Il la regardait faire ce petit paquet, il souriait. Elle était si jolie, si douce et faible, un amour, cettejeune fille… Mais, comme d'habitude, le paquet était bien trop vite fini, et cette délicieuse minute tou-chait à sa fin. Sa cent vingt-quatrième visite en date…

Elle a posé le paquet sur le comptoir. Lui, il a posé ses pièces dans le réceptacle.– m… m… mer-ci…– Merci à vous, manemoiselle…

Elle a rangé les pièces, elle était infiniment jolie aussi, avec les yeux baissés.– m… meu… ss… ssieu…

? Une variante novatrice de leur dialogue habituel ?– Oui ?

Elle a relevé les yeux, croisé les siens. Il souriait. Et elle a souri aussi, baissé les yeux. Silence. Ill'a laissée reprendre son souffle.– m… monsieur l… Le Pellec, et… et madame… ils demandent s… si…

Les patrons du magasin ?– que… que leur fille è ne fait les études m… markétine… que…

Marketing ? Silence. Timide.– Oui ?

Elle a hoché le menton.– que s… si k… quelques clients y… y n'auraient l… la gentillesse p… prende un papier, et… et qua-tre minutes le lire, r… réponde, r… rapporter…

? Elle montrait, d'un doigt tremblant, une pile de feuilles, qu'il n'avait pas remarquée. Trop occupé àla regarder, l'admirer, elle, petit ange…– Une enquête Marketing ? Oui, je vous en prends une, je la rapporterai.

Il a pris un papier et elle a souri, rougi – il ne comprenait pas bien pourquoi.– k… quand qu'ils n… n'ont parlé j… gentillesse ne clients, j… je n'a pensé à vous…

? Un grand sourire le gagnait.– Merci, manemoiselle. C'est un très très grand compliment, merci, venant de la championne dumonde de gentillesse : ma petite pâtissière préférée…

Et elle s'est toute empourprée, confuse… Mais le bruit de la Rue, soudain, indiquait que d'autresclients entraient. L'instant magique de la semaine était clos.– Bonsoir manemoiselle…– s… s… soir…

Il est parti, avec son petit flan, son petit papier. Heureux.

* * *

Bon, reprendre au début, crayon en main.* Quels sont vos gâteaux préférés ?Ce n'était pas très original, mais il pouvait répondre sans difficulté.1/ Flan pâtissier 2/ Mille-feuilles 3/ Paris-Brest 4/ Chou-Chantilly 5/ Religieuse-Vanille* Quels nouveaux gâteaux aimeriez-vous peut-être voir proposés ?Aucun. Pas besoin.* Qu'est-ce qui ne va pas très bien dans ce magasin ?Rien. Tout est merveilleux.* Pourquoi, à votre avis ?Le charme de votre petite employée du Jeudi soir est le secret de la magie de ce magasin. Elle est sijolie, et si gentille, toute toute douce, tous les clients sont fous amoureux d'elle. Et les clientes revien-nent aussi pour chercher à comprendre les secrets de ce charme, essayer de lui ressembler.* Qu'est-ce qui va très bien dans ce magasin ?La petite employée du Jeudi soir est merveilleuse, délicieuse, davantage encore que ses gâteaux.* Que suggéreriez-vous de changer pour améliorer encore le service rendu ?Il faudrait tripler le salaire de votre petite employée du Jeudi soir, pour ne pas qu'elle aille chercher untravail mieux payé ailleurs. Plus personne ne viendrait au magasin, ce serait la ruine.

Il a posé son stylo, content de lui. Maintenant, il ne restait plus qu'à venir lui rapporter, ce papier.Tous les clients avaient dû répondre à peu près la même chose, sauf les quelques mamies haineusesqui étaient jalouses de la petite fée. Elle l'aurait vraisemblablement, cette grosse augmentation, elleserait encore plus gentille avec les clients, et c'était merveilleux.

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* * *

Bien sûr qu'il était déçu, ce soir, qu'elle ne soit pas là. Ça arrivait peut-être un Jeudi sur dix, iln'avait pas compté, exactement. Il pourrait faire des stats, pour voir, d'après son journal personnel.Enfin, peu importe. Les clients devant avaient fini.– Allez salut !– Bonne soirée, msieur-dame !

Il s'est avancé.– Vous désirez ?– Euh, un mille-feuilles.

Il ne voulait pas faire des infidélités à sa petite pâtissière chérie, qui lui apportait toujours un flan.– C'est pour manger tout de suite ?

Il a hoché le menton. Il n'aimait pas cette question. Et elle est allée chercher le gâteau, immédia-tement, ça n'avait rien à voir avec la lenteur délicieuse de la petite jeune fille habituelle.– Voilà, hop ! Un Euro trente s'y vous plaît.

Euh...– Sinon, j'ai rapporté le papier, pour l'enquête, euh…– Oui, donnez-moi ça, c'est encore temps j'crois. Je disais : ça fait Un Euro trente.

Il a tendu son papier, cherché son porte-monnaie, tout bousculé, mal à l'aise. Le seul intérêt de cessemaines sans elle était… le bonheur de la retrouver, la semaine suivante. Le contraste saisissant, ledélice de retrouver ses silences, ses lenteurs, ses sourires timides…

* * *

Il est descendu de l'autobus. Il était triste. En cette quatrième semaine sans sa petite chérie. Ellen'était pas réapparue au magasin depuis un mois maintenant, et la vie perdait tout son sens.

Il a traversé la rue Machin, sur les clous. En souhaitant presque qu'un chauffard fou vienne le ren-verser et mettre fin à ses souffrances. A quoi bon continuer à vivre si la vie n'a plus le moindre inté-rêt ? Il lui restait ses souvenirs mais bon, sans même une photo d'elle ? Il aurait aimé avoir des talentsde dessinateur, la capacité à dessiner sa petite pâtissière adorée, mais il n'avait pas ce talent – dumoins en dessin réaliste humain, même s'il était capable de bien dessiner de petits Mickeys, de jolisavions.

Heureusement, ces quatre semaines d'absence pouvaient avoir une autre explication, que sondépart définitif. Avec le mois de fermeture en Août, ça ne pouvait pas être des congés, mais… uneabsence maladie restait possible. Il devrait peut-être avoir le cran de demander à sa remplaçante. Desnouvelles de santé, si l'ancienne petite employée était malade. Et si on lui répondait "Non, elle estpartie", ce serait la fin, vraiment, cette fois. Et que faire ? Rester encore quarante ou soixante ans, àvégéter, pleurnicher…? Soupir.

Il arrivait à son immeuble, déjà. Oui. Il a poussé la porte du hall, sorti sa clé, pour la boîte au let-tres. Pour des factures et autres conneries… soupir. Sans elle, la vie perdait son sens. La rencontreravait été une illumination, et la chute était dure.

Ouvert le casier. Avec une montagne de publicités, comme d'habitude. Et il n'y avait plus de cor-beille, dans le hall, pour fourguer tout ça, il devrait monter les trois étages avec ce poids. Poids léger,certes, mais ruiner des forêts pour rien, comme ça, lui faisait mal au cœur. Un peu plus mal au cœur,ce monde le faisait vomir. Sans elle.

Les marches, les marches encore. Il soupirait. Et demain serait un autre jour, le Père Rupert allaitencore beugler pour la tenue des délais, sans comprendre le problème, et… Pfouh. Il avait les jambessciées. Mais son appartement restait un refuge, oui, il aurait la force de grimper jusque là.

Et le couloir, la porte 37. G. Nesey, sous la sonnette. Sonnette débranchée, il était seul au monde.Le sourire de sa petite fée s'était éteint, évanoui.

Tourné la clé, entré, refermé. Posé ce tas de pubs de merde sur l'évier, allé retirer sa veste, sur ledos du fauteuil. Retirer ses chaussures, et vautré sur son lit, avec un gros soupir. L'oreiller sur la tête,pour se protéger du monde… Non, dans ses bras, comme une copine, petite pâtissière… Soupir.Envie de vomir, vrai, au sens propre. Il s'est relevé. Il est allé au toilettes, et s'est agenouillé devant lacuvette. Ça puait l'urine fermentée et il faudrait qu'il nettoie un de ces jours. S'il restait dans ce mondede merde.– Euarrhh…

Non, ça ne sortait pas. Juste le haut le cœur et des gaz ou quoi. Pfh… La vie est belle…

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Il s'est relevé, et puis il est ressorti des toilettes. Passé devant l'évier, plein de pubs abandonnéeslà, oui. Jeter ça. Des jaunes, des blanches, multicolores, tiens – une lettre au milieu. Avec une toutepetite écriture jolie, appliquée. Minuscules majuscules en lettres bleues. Il a tourné l'enveloppe, voirl'expéditeur. Une Patricia Niezewska, à Lille, ici. ? D'un foyer Sainte-Lucie, catholique ou quoi. Il neconnaissait pas, mais il se sentait plein de sympathie pour cette petite écriture timide, pas appuyée. Ila laissé tomber la pile de pubs – elle pouvait rester deux heures de plus dans l'évier – et il est allés'asseoir dans le fauteuil. Avec la lettre gentille.

Ouvert, doucement. Le nom de l'expéditrice n'était pas en majuscules, lui, et cette dame écrivaitvraiment très très petit, gentille. Toute appliquée, consciencieuse. Pas comme ses camarades declasse, au lycée autrefois, qui torchaient leurs idées en énormes lettres écrites à la va-vite. Lui, il écri-vait petit, et d'autant plus petit qu'il s'appliquait, mais quand même pas aussi petit que cette Polonaiseinconnue.

Une feuille, à l'intérieur, pliée en quatre. Longue lettre, manuscrite, en petits caractères. Avec pleinde points de suspension. ?

Meusieu,Je mèskuz vou déranjé, je konè votr adrès ke vous avyé fé un chèk une fwa, pour un gatau uit

pèrsone.Mon dieu ! Sa petite pâtissière chérie ?! Patricia ? Patricia, elle s'appelait ? Elle lui écrivait ? Elle

avait une mémoire photographique de tous les chèques encaissés ? Ça remontait au moins à quatremois, le gâteau pour fêter son anniversaire, à l'atelier, ses trente ans…

Respirer, souffler. Si elle avait besoin d'aide, elle avait frappé à la bonne porte, il lui donnerait tou-tes ses économies, toutes. Si son nouveau job ne lui convenait pas, si elle n'avait pas été gardéeaprès la période d'essai, la pauvre… Peut-être avait-elle eu pour habitude de recopier les adressesdes clients vraiment très amoureux, visiblement, en se disant "ça peut servir"… Oui. Et elle avait rai-son.

Je né gardé ce chèk, en mettan a la plas du likid de mon porte-monè pour ke la kès èl rèst just.? Etonnant. Pourquoi elle avait fait ça ? Il suffisait de recopier, elle n'avait peut-être pas eu le

temps, une journée chargée, juste après Noël.Et je rekonée ojourdui lékritur je su toute perdue… Meusieu, Madame Le Pellec elle ma dite que de

lankète markétine tous les clian y zon demandé je swa ranplasé sauf un seul ki né tamoureu de moi…Il a souri. C'était ça ? Et il était le seul ? Incroyable…Je su toute perdue zeureuz perdue… Jété tèneman sure que persone jamè il suntéréseré a moi…Oh non, non, petit ange. Tu es si jolie, si délicieuse…Et surtou le plus janti meusieu du mond que sa parè pa posibe…Lui ? Le plus gentil monsieur du monde ? Il souriait, souriait… Non, petite chérie, je ne suis pas

gentil : je suis simplement amoureux…Meusieu, en tou ka je na étée ranvwayée de mon travay, et je su triste a mourir plu vou revwar

jamée…Moi aussi, ma chérie… Il faut qu'on se revoie, il le faut… Mon dieu, si ce n'est pas complètement à

sens unique… Je serai ton chevalier servant, en échange d'un simple sourire, miette d'amitié…Madame Le Pellec, èl m'a donée votr feuy markétine, et je l'ai relue au mwun mil fwa…Moi aussi, je relirai ta lettre trois milliards de fois, ma chérie…Je sui tèneman perdue que les mo vou disez il serez pa unposib pour moi. Je krwayée pour étr

émée il fau ète grande untéijante avèk du karaktèr, le kontrèr de moi, mé vous disez "petite doucegentille", et sa sé possib de moi…

Bien sûr ma petite fée, tu es la plus merveilleuse de l'Univers.Meusieu, je kompran sé just vou mémez byun un peti peu mé vou zavé une fiancée byun sur. Je

voudrè lui dir ke je veu pa volé son namoureu je le jur...Hein ? Mais non, je suis tout seul. Vieux garçon solitaire.Sunpleman jèspèr on poura devyunde un peu ami tou lé 3. Que jée plu asé darjan pour péyé le

loyer ici au foyer, je vée san dout ète ranvwayée ché les débil le mwa prochun. Meusieu, mon seulespwar sur la tèr sé vou revwar une dèrnièr fwa, fèr la konèsans vote fiancée, lui dir mé félisitasyon,vou swété tou le boneur du mond…

Mais non, petite chérie… Je vais te sauver, t'éviter l'internement, qui sont ces monstres qui teveulent du mal ? Je t'achèterai une bague, si tu m'y autorises…

Jéspèr vous pourez me répond san ke vote fiancée èl déchir sète lètr... Jékrie mon adresse ici anplus de lanvelop si peutètr vous lavez jetée : Patricia Niezewska, Foyer Sainte-Lucie, 163 Rue CamilleSourty, 59100 Lille. Jéspèr une répons je léspèr alunfini… Même si sé pour dir "au revwar Non alezvous en"… Chak mo de vous il réchauf mon cœur tèneman, et je garderée sète lètr kom votr chèk etvotre feuy markétine, et les souvenirs ke jécrivè de vo visite, 124 fwa…

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Elle avait compté ?? Elle aussi ?? Depuis le début ?Je jure ke je veu pa vou déranjé, je voudrè seuleman prié pour vou et votr boneur. Au revwar,

meusieu Gérard. Votre petite pâtissière du jeudi soir : Patricia, amoureuz en secré…Amoureuse ??? Amoureuse de lui ?? Mais non, c'était le contraire… Mon dieu, serait-ce possible

que, tous les deux, en secret, comme des cons…? Non, ce serait trop bête. Et pour une fille, c'estmignon d'être timide, mais lui porterait une très lourde responsabilité. Lourde faute, connard. Merde.Non, il se montait la tête, il lisait tout de travers, lisait ce qu'il voulait lire, en profitant de cette orthogra-phe originale, inhabituelle. Relire tout, encore, et encore si ça ne suffisait pas…

* * *

Le bus ronronnait, et d'après le plan, il avait au moins dix minutes avant de franchir la rivière, dedevoir faire attention aux noms d'arrêts. Il a sorti la lettre de sa poche. Cette lettre qu'il lui avait écrite,et pas envoyée, ayant trop peur qu'elle se perde, ou arrive trop tard, après son transfert ailleurs.

Ma très très chère petite Patricia,Je vous remercie infiniment de votre lettre, qui m'a ému aux larmes. Patricia, vos mots étaient tous

merveilleux, mais je dois juste vous informer d'un malentendu : je ne suis pas fiancé, je suis un vieuxgarçon solitaire, sans ami et sans plus de sourire au quotidien, depuis que ma petite pâtissière chériea disparu… Patricia, si vous rêvez de fiançailles, est-ce que vous accepteriez de devenir ma fiancée ?Je vous achèterais une bague, je serais fou de bonheur. Patricia, ne croyez pas que vous n'avez plusd'espoir en ce monde si vous ne pouvez plus payer le loyer de votre foyer. Personne ne vous renverranulle part, vous êtes invitée chez moi, venir habiter chez moi, Patricia. Vous n'êtes pas toute seule, ouplus toute seule, Patricia, vous êtes aimée, à l'infini. Je voudrais vous revoir, vous aider, vous soute-nir. Je voudrais vous prendre dans mes bras, ne serait-ce qu'une seconde, ou trente secondes. Jevous aime, Patricia. Fixons-nous un rendez-vous pour nous revoir. Je n'ai pas le téléphone et ce n'estpas facile par lettre. Mais si vous êtes au chômage, peut-être que le mieux est que je vous dise quandcela est possible pour moi, et vous aurez alors simplement à dire Oui (ou Non, en proposant une autredate). J'espère très fort que je n'ai pas tout compris de travers. Patricia, sachez que – même si vousavez plus besoin d'aide matérielle que de sentiments – je ferai tout pour vous aider, et sans rien de-mander en échange, jamais. Rien que vous revoir, faire votre connaissance personnellement, est untel enchantement…

Répondez-moi, s'il vous plaît. Pour me dire d'accord ou Non, concernant un Rendez-vous devantle magasin de la Rue Saint-Jean, Dimanche 28 à 14 heures environ.

Amoureusement vôtre,Gérard.Oui. Mais c'était idiot de prendre ce risque d'arriver trop tard. Ou si les démarches administratives

étaient déjà entamées pour son transfert quelque part. Par les assistantes sociales. Et là, il se retrou-vait dans l'autobus, direction Rue Sourty, pour lui dire de vive voix la même chose…

Merde, ça ressemblait à un pont, là… Oui, la rivière Machin, c'était arrivé beaucoup plus vite qu'iln'avait cru. Il a rangé sa lettre. Se réveiller, regarder les noms d'arrêt. Ça arriverait dans l'ordre Pri-son/Barres/Sourty…

Là-bas, oui, un arrêt à l'horizon, il attendait de voir le nom marqué.Prison ? Déjà ? Oups. Il s'est levé, tenu au chose au-dessus du dossier. Prêt à appuyer sur le ma-

chin dans une minute ou deux. Son cœur cognait.Bon dieu, il… il allait la revoir. Patricia, petite chérie… Et ils étaient à moitié amoureux l'un de l'au-

tre… En tout cas, elle acceptait son amour, elle espérait de l'aide, un peu. Et lui, chevalier servant, ilaccourait pour protéger sa petite chérie.

Barrès, oui. Sans s'arrêter. Attendre dix secondes, et pressé le bouton : Arrêt Demandé. Son cœurcognait.

Là-bas, cet arrêt… Et Patricia avait dû prendre chaque jour l'autobus en face, là. Et descendre ici…Il était ému, de marcher sur ses pas.

Le bus a ralenti, s'est arrêté. La porte s'est ouverte, dans un grand Psshh… Il est descendu. Et lebus est reparti, il a regardé autour de lui. Les numéros impairs étaient de son côté, et ça allait crois-sant par-là, restait à trouver le 163.

Il a marché, de longues minutes, jusqu'à cette ouverture vers un bâtiment, avec des places deparking. 163, oui. Il s'est approché, un peu nerveux. Est-ce qu'il y aurait quelqu'un, le Dimanche ? Est-ce que toutes les pensionnaires n'allaient pas se promener, le dimanche après-midi ? Aurait-il dû venirhier ? Il avait pensé qu'elles allaient faire du shopping le Samedi, visiter les magasins, même sansacheter.

Foyer Sainte-Julie, c'était marqué. Il a monté les trois marches, il est entré.

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Un hall. Avec un comptoir, vide. Il s'est approché. Personne, non. "Sonnez là", il y avait marqué. Ila sonné. Sans rien entendre. Et il a attendu. Longtemps. Est-ce qu'une religieuse allait venir ? Il yavait deux escaliers, dans les directions opposées, là et là.

Attendre.Et des pas, finalement, dans l'escalier de gauche. Une dame.

– Ah non-non-non ! C'est pas pour les hommes ici !Il l'a laissée arriver, pour ne pas crier à distance.

– Bonjour Madame.– Non, pour les hommes, c'est un autre foyer ! Adressez-vous au secours catholique ! C'est pas ici !– Madame, je suis venu voir une jeune fille qui habite ici, Patricia Niezewska.– Hein ? Non, toute façon, les hommes sont interdits dans les étages. Et même ici ! Je vous demandede sortir ! Sinon j'appelle la police !

?– Euh, oui, je vais sortir, ne vous inquiétez pas. Mais pourriez-vous dire à Patricia que je voudrais luiparler, que je l'attends là dehors ?– Qui ça !?– Patricia Niezewska.– Connais pas !

Aïe, oui. Que faire ? Repartir ? Etait-ce impossible de voir une pensionnaire, ici ? Lui donner lalettre ? Mais si elle ne savait pas qui était la destinatrice et ne cherchait pas à le savoir…

Il… il marchait vers la sortie, perdu.– C'est une jeune fille de très petite taille…– Ah ! La naine ?– De… petite taille, elle bégaye, elle…– Ah-ah-ah ! La naine ! Une fille amorphe, qui bouge pas ?

Il a cligné des yeux.– Euh, oui, elle est très calme, et douce, réservée.– Ah-ah-ah ! Un mec qui vient pour voir notre naine amorphe ! Insignifiante petite crotte ! On aura toutvu !– Pourrez-vous lui dire que Gérard Nesey est venu la voir, l'attend ici, dehors ?– Ah-ah-ah ! Ouais, j'vais lui dire ! On va bien se foute de sa gueule ! Ah-ah-ah !

Il… a rouvert la porte.– Je sors… je vous laisse lui dire…– Comment vous avez dit le nom, pour vous ?– Gérard Nesey.– Nesey ? Comme Je Nesey rien mais j'dirai tout ? Ah-ah-ah !

Et la porte s'est refermée derrière lui. Vlan. Oui, pauvre Patricia, au milieu de ces furies, se mo-quant des faibles.

Il… s'est assis sur les trois marches qui descendaient, jusqu'au parking. Attendre. En espérant quela dame ne dise pas des choses trop méchantes, pour se moquer.

Silence. Le plafond bas, nuages. Les voitures là-bas. Laisser le temps à la dame de remonter àl'étage, chercher Patricia, lui dire. Et Patricia redescendrait, peut-être. Non, elle ne pourrait pas croireà une plaisanterie, comment la dame aurait-elle deviné ce nom de Nesey ?

Attendre. En silence. Il a hésité à ressortir la lettre pour relire ce qu'il voulait lui dire, mais si ellearrivait, ce serait difficile à expliquer.

Un léger bruit vers la porte, il s'est retourné. Et… Patricia est apparue, toute petite jolie, les jouestoutes rouges. Il s'est levé.

Elle refermait la porte derrière elle.– 'Jour Patricia…– j… jour, m… merci… m… merci par-don…– Oui, merci pardon aussi. Patricia.

Elle retenait un immense sourire, toute confuse timide.– Le bisou ! Le bisou !

?? Là-haut, des dames aux fenêtres… Qui ricanaient, en les regardant. Enfin, il se serait volontiersexécuté, pour embrasser cette joue toute douce, mais les femmes risquaient d'applaudir, hurler derire, et ça ne lui plaisait pas du tout, qu'elles se moquent de Patricia.– Venez, allons nous promener, loin de ces fofolles.

Elle a souri, doucement.– ou-i… m… merci, m… merci p… pardon…

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Et ils sont partis, tous les deux, sous les cris de déception des dames à l'étage. Ils marchaient tousles deux, et c'était gentil et doux, ce silence partagé.

A la sortie du parking, il a hésité entre la gauche et la droite, Patricia ne faisant que suivre docile-ment. Finalement, il a pris à gauche, du côté de l'arrêt de bus, qu'il connaissait.

Silence. Marcher doucement. Et il se serait volontiers promené avec elle toute l'après-midi, ensilence, mais il avait tant à lui dire, aussi…– Patricia, moi aussi je vous dis "merci et pardon". Merci de votre lettre, à l'infini, et pardon de vousdéranger ici, ce dimanche.

Elle a avalé sa salive.– s… c'est m… ma faute, p… pardon, que… que m… merci ne ête viende, m… merci à infini… infini…et p… pardon que s… ça vous dérange, t… tout v… vote dimanche…

Il a souri.– Ça ne me dérange pas du tout. Je suis infiniment heureux de vous retrouver. Après quatre semainessans vous voir à la pâtisserie, je croyais ne plus jamais vous revoir, et ça me rendait si triste…

Elle a rougi. Silence.– v… vote f… fiancée, è… è va me détester… que… je ne faire s… sans faire esprès…

Il a souri.– C'est ce que je voulais vous dire, Patricia, en premier, peut-être : je ne suis pas fiancé, je suis unvieux garçon solitaire, sans copine, sans ami, rien… Il n'y avait que le Jeudi soir votre sourire qui fai-sait battre mon cœur…

Rouge, rouge, la pauvre…– J'avais pensé vous l'écrire par lettre, mais j'ai eu peur : si la lettre se perd, si elle arrive après quevous ayez déménagé, on se serait perdu de vue, à jamais… Je me suis dit que ce serait trop triste, jesuis venu vous voir, le premier week-end possible.– m… mer-ci… m… merci t… tènement, j… Gérard…

Les yeux baissés, toute timide perdue. Mon dieu, elle était si jolie…– Patricia, je voulais vous dire que… vous n'êtes plus toute seule, abandonnée… je… je paierai votreloyer, je veux pas que… que…

Elle pinçait les lèvres. Silence.– v… vous êtes pas f… pas fâché j… je suis u… une débile…?– Non, vous n'êtes pas une débile, vous êtes une fille gentille…

Elle… semblait au bord des larmes, mon dieu…– m… mais u… débile…– Patricia, ce que pensent les docteurs ou les professeurs, ça ne m'intéresse pas. S'ils me disent quevous n'êtes pas normale, moi je suis d'accord : vous êtes un million de fois plus gentille et douce quetoutes les autres personnes du monde…

Une petite moue, grimace, sourire.– Dans ce foyer, toutes les dames se moquent de vous ?

Elle a hoché le menton, triste.– Patricia, je… je veux dire : ça rejoint un problème qui se pose à moi. Je veux dire : vous avez tant decharme, vous pourriez séduire douze milliardaires, moi je ne suis qu'un technicien pas riche…

Elle a cligné des yeux, s'est tournée vers lui.– s… c'est pas important ête riche… que… que n'ête le… le puss gentil monsieur du monde, c'estun… un miyard ne fois plus importante…

Il a souri.– Oui, peut-être qu'on est aveugle, tous les deux, et c'est merveilleux… Mais je voulais dire : je pourraipas indéfiniment payer votre loyer en plus du mien. J'ai quelques économies, mais…– p… par-don…– Si je vous aide quelques mois, vous pensez retrouver du travail, repartir du bon pied ?

Elle a secoué la tête. Résignée.– Vous pensez n'avoir aucune chance ?– j… je n'a demandé ne… ne un aute magasin… de fleurs, y n'avait écrit ils cherchent une empoyée…– Bien. Et qu'est-ce qui vous a été répondu ?

Elle a soupiré.– l… la dame è n'a demandé est-ce j'ai l'expérience un travail comme ça…– Des fleurs ?– n… ne rende la monnaie, f… faire des paquets…– Oui, très bien. Vous avez une formidable expérience.

Silence.– Non ?

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Elle a pincé les lèvres, reniflé.– j… je n'a dû dire k… quel magasin, et… la dame è n'a t… téhéphoné… m… Madame Le Pellec…– Aïe.

Elle a hoché le menton.– è n… n'a dit "Ah bon, une incapable qui fait à deux à l'heure et pas un mot conversation"…

Sans bégaiement. C'était les mots de la dame, oui.– è n'a dit "Allez-vous en, espèce de nulle"…

Il en avait la larme à l'œil. Et il ressentait une immense envie de lui passer le bras autour desépaules.– Méchante dame. Patricia, oui, ce monde est méchant, dur. Patricia, je vois une solution, pour monproblème de double-loyer : venez habiter avec moi, il n'y aura plus qu'un seul loyer. Et plus personnepour se moquer de vous…

Elle a rougi, très fort. Silence.– Vous êtes invitée. J'achèterai un deuxième lit, ou un grand lit, je sais pas.– m… mais…

Aïe. Silence.– Mais ?– que v… vous n'allez ê… ête d… déçu, t… tènement déçu, Gérard…– Pourquoi ?– que j… je c… connais rien ne… ne les choses ne l'amour…

Il a souri.– Mais moi non plus. Non, vous êtes invitée comme une amie, comme une invitée. Ce n'est pas pourcoucher ou faire des choses.

Elle a souri, les pommettes encore un peu rouges.– s… ça éziste, un… un monsieur t… tènement tènement gentil…?– Patricia, moi non plus, je ne suis pas très normal. Les gens du marketing vous diraient que ce n'estpas comme ça que doit être un homme… Un homme doit être viril, et pas gentil. Je suis un raté, moiaussi, dans mon genre.

Elle a levé les yeux vers lui, avec un regard d'une infinie douceur.– l… les gens nu markétine y… y sont m… méchants co… comme les autes…– Oui comme le reste du monde, le Monde entier sauf vous et moi, Patricia… Patricia, je vous aime…

Toute toute rouge…– j… je v… j… je vous ai… j… je… j… j…– Chht… respirez…

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MAQUETTISTE

La dame continuait, imperturbable.– Pasque Micheline, non seulement elle est grosse, mais elle est tellement con… ah-là-là.

Comme s'il n'y avait personne qui attendait derrière. Attendait qu'elle libère la petite jeune fille,employée. Vendeuse, pas vraiment boîte à confidences et bavardages… Mais il n'était pas en colère.Presque heureux d'avoir des minutes entières d'attente, pour la regarder, si jolie, petite puce. Et lecontraste entre son silence poli, le bavardage intarissable et médisant de la dame, cela ajoutait unpeu plus encore à son charme, de petit ange. Il la regardait, il souriait…– Moi j'l'ai dit à Fernand, direct : ou bien tu t'barres d'ici, ou bien alors…

La petite jeune fille a timidement risqué un œil vers lui, murmurant un pardon silencieux.– Quoi ? Y'a un connard derrière ? Qu'il aille se faire foute ! JE cause ! Il a bien trois secondes, non ?

Sourire. Plutôt douze minutes que trois secondes…– Enfin ! C'est sûr qu'avec leurs lois à la con, y nous font bien chier. Y puent la merde, ces politiques !Si on peut pas régler nos petites affaires tranquille ! Hein ?!

La petite jeune fille a fait Oui du menton, gentille.– Allez ! Moi je vais continuer mon tour. Faire la purée de carottes et de navets, qu'je disais. La r'settede ma tante.

Elle a soulevé son gros sac, panier, et elle est partie. La petite jeune fille a dit poliment un Au re-voir, sans réponse.

Alors il s'est approché, souriant. Le bruit de la rue, et le silence quand la porte s'est refermée.– Ma pauvre demoiselle… il y a beaucoup de clients comme ça ?

Elle a baissé les yeux, rougi.– m… mer-ci…

Oui, merci de s'inquiéter pour elle, elle ne semblait pas avoir bien l'habitude.– Merci à vous, d'écouter les gens, d'accepter, de rester gentille, polie…

Toute toute rouge.– m… m… merci… s… ces m… mots…

Comme touchée, vraiment. Mais elle est allée chercher sa part de flan, traditionnelle, n'oubliant passon travail, son "rôle" – théorique, puisqu'il venait bien davantage pour ses beaux yeux que pour sesgâteaux.– v… vous pourriez n… ne raconter k… quèque chose aussi…– Moi ? Euh, pardon, mais je… j'ai rien à raconter, moi… Qu'est-ce qui vous intéresserait ?

Elle finissait le paquet.– c… comment c'est l… la vie a… vec vos amis, v… vote vie…– Ben, j'ai pas d'amis. Je suis un solitaire, avec une petite pâtissière pour seul rayon de soleil… cha-que semaine…

Elle a rougi, très fort.– Ma vie, c'est rien, à peu près rien d'autre, enfin je… je construis des petits avions en plastique, pourpasser le temps, attendre le Jeudi suivant, mon petit flan-vanille…– pe… tits avions…?

Elle préférait visiblement détourner la conversation d'elle-même… de cet amour malade…– Oui, des maquettes, comme les enfants. Mais il y a quelques adultes qui en font aussi. A leur façon.

Elle rapportait le petit paquet, elle le regardait, lui. Comme intéressée par ce qu'il disait. Incroya-ble…– a… vec ne la p… einture…?

Il ne l'avait jamais entendu poser de question, aux mémères qui bavassaient. Il avait un traitementde faveur incroyable, merveilleux.– Oui, de la colle et du mastic, du papier de verre, de la peinture, du scotch en masquage. C'est toutun bricolage, des heures et des heures.– p… pour faire j… joli, c… comme un artisse…?

Il a souri. Artiste, pourquoi pas ?– Oui, merci de dire ça. C'est un peu comme ça que je le vois. Mais la plupart des gens considèrentque c'est un loisir puéril, un truc de gosse… Vous êtes gentille…

Elle a baissé les yeux, rougi, fort.– Si ça vous intéresse – je ne pense pas mais bon… – il y a une journée de présentation de maquet-tes, le premier dimanche de Mai, à la Salle des Fêtes. Les gamins y présentent leurs jouets, et on estquelques adultes, timidement, à montrer nos petites créations. Enfin, j'y étais allé l'an passé.

Il parlait presque autant qu'une mémère, et ça le désolait, en un sens. Même si c'est elle qui luiavait demandé…

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* * *

Pfouh, quel con il avait été de revenir cette année. Bien sûr qu'elle ne viendrait pas, elle l'avaitsimplement fait parler pour le valoriser un peu, gentiment. Il aurait dû rester chez lui, au calme, enpaix, avec de la musique douce. Don Williams. Ici ça grouillait de gens, de sales mômes qui tou-chaient à tout, qui couraient et criaient. De parents qui beuglaient, d'experts qui péroraient en délivrantleur message à la Terre entière.– Eh msieur, c'est quoi s'bordel ?!

Il a soupiré, regardé le jeune garçon qui posait la question. Agé de peut-être treize ans. Avec uncornet de glace à la fraise dans la main gauche, et l'index droit planté sur son plus gros modèle, le R-262.– Hein ? C'est quoi ?– C'est un modèle transformé à ma façon.– Hein ? Ça ressembe à un Messerschmitt ! D'la putain d'guerre !– Oui, c'est un Me 262 au trente deuxième que j'avais monté quand j'avais ton âge. J'avais bêtementsuivi les instructions de montage, et il avait une svastika sur la dérive, donc.– La croix gammée ? Yéh-yéh, et le Spit tombe dessus : Bang-Bang, Ta-ta-ta-ta, yéh ! Héros ! Mé-daille ! Mais qu'est-ce t'as foutu avec ?!– Personnellement, je n'aime pas les symboles nazis, alors je lui ai coupé l'arrière, et j'y ai mis unetuyère-fusée…– T'es con, c'est nul ! Et on voit même plus les canons, là ou là !– Je les ai enlevés, coupés, et mastiqué les affûts de mitrailleuses…– Pauv' con ! C'est le meilleur ! T'es complètement nul ! Eh, t'as des chars d'assaut ?– Non, à côté, là et là-bas…– Super !

Et il est parti. Lui il a soupiré. Il s'est rassis, sur son banc. Oui, même les gamins, "éduqués", refu-saient son approche maquettiste. Pas seulement les vieux avec leurs leçons, "le respect des mortspour la Liberté". Et même les "maquettistes irréalistes", sur Internet, l'avaient rejeté, critiqué, préférantun armement quintuple à un désarmement naïf. Et voulant leurs cocardes d'avions militaires en ve-dette, plutôt que sa peinture unie à lui, dorée ou ciel, de joli objet en plastique, simplement aérodyna-mique. Son double Caudron à jumeau droit affiné, ici aussi, risquait de lui attirer des ennuis, s'il y avaitpar malheur un ancien combattant qui tombait dessus, clamait que cela insulte les aïeux héroïque-ment disparus au Champ d'Honneur… Soupir.– j… jour…

??? Sa petite pâtissière ! Venue !– Jour Manemoiselle…

Il s'est levé, tout intimidé.– j… jour…

Toute timide aussi. Elle regardait, en silence, les maquettes sur sa table. Elle souriait, gentille.Adorable…– y… n'est très joli, cehui-là…– Le orange ? C'est une demi crêpe volante…

Elle a relevé les yeux, lui a fait un sourire, délicieux.– u… une crêpe…?

Sourire, aussi.– Oui, c'est un vrai avion, prototype, qui s'appelait Crêpe Volante, Flying Pancake en Américain. Maisavec ses deux hélices, il ressemblait davantage à un avion qu'à une crêpe…

Elle a regardé la maquette encore. Souriante gentille.– d… deux hélices…? s… c'est vous v… vous n'avez u… une améyoration…?

Il avait un grand sourire. Et s'il n'avait pas déjà été amoureux d'elle, son cœur aurait bien pu chavi-rer…– Oui, je l'ai amélioré à ma façon. J'ai enlevé une hélice, un moteur, un stabilisateur, et comme ça lapartie gauche est une vraie crêpe. Et ça la rend complètement asymétrique, original, en plus.

Elle souriait, comme heureuse.– s… c'est vous v… vous n'avez in-venté l… la couleur, aussi…?– Oui, façon crêpe au sirop d'érable, plutôt que machine camouflée pour attaquer, pour tuer…– s… si j… joli…– Merci. Merci infiniment, manemoiselle… Peut-être qu'un jour je construirais un flan-vanille-volant,aussi…

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Elle a hoché le menton.– v… vous me montrerez…?– Bien sûr. Sûr-sûr-sûr. Vous savez, vous êtes la première personne qui me dise des choses gentillessur mes maquettes.

Elle a rougi, se mordant la lèvre.– Les autres gens passent, indifférents, ou avec une grimace de réprobation. Ou un index sur latempe parce que je suis peut-être un peu fou…

Elle a levé les yeux vers lui. Toute sérieuse soudain.– un… un peu f… fou gentil, s… c'est… gentil…– Merci. Merci infiniment…

A-mou-reux…– Merde ! Pardon, putain !

Oups, bousculée par un grand type, avec un hamburger, un cornet de frittes, un soda.– par… don… pardon…

Le type est parti, sans se retourner.– Ça va, manemoiselle…?

Elle a souri, comme touchée.– m… mer-ci…– Oui, il va être midi : si vous voulez acheter des frittes ou quelque chose, c'est par là, plus loin.

Elle a penché la tête sur le côté, comme pour chercher une façon de dire Non. Mais elle n'a riendit. Elle a regardé les petits avions, encore, puis elle l'a regardé lui.– v… vous… avez déjà m… mangé…?– Moi ? Non, pas besoin. J'ai quelques kilos en trop : j'ai des réserves, pas besoin.

Elle a baissé les yeux, comme si elle réfléchissait à quelque chose. C'était sans doute les derniersinstants en sa compagnie. A moins qu'il propose de l'accompagner, pour un doux moment en tête àtête, sans plus de comptoir ni table entre eux… Mais pouvait-on laisser les stands comme ça seuls,sans être remplacé par quelqu'un ? Ce serait comme à l'abandon, et des mômes risquaient de seservir. Il serait un peu triste de perdre ses maquettes originales, quoique "un moment avec elle" valaitlargement ce…– j… je r… reviens…

Et elle était partie. Merde. Quel con. Oui, c'est l'inconvénient de vivre toujours tout seul : on n'a pasles réflexes pour répondre, pour improviser, pour décider. A son travail, il s'en sortait à peu près,mais…

Hum, ses jolies formes qui s'éloignaient… Non, ne pas se rincer l'œil. Même s'il était si merveilleuxde la voir pour la première fois sans blouse blanche…

Disparue dans la relative foule du coin là-bas. Et elle était si petite, mignonne, qu'on la perdait devue bien trop vite…

Soupir. Il s'est rassis. Des soupirs pleins la poitrine. Se rappelant ces mots pleins de promesses :je reviens. Merci, petit ange. De passer dire au revoir, une dernière fois. L'un dans l'autre, ç'aurait étéune journée magnifique. Revoir sa petite pâtissière adorée. Sans jeu de rôle professionnel. Commeune connaissance, une amie… Et recevoir plein de petits mots gentils, pour ses maquettes sans pré-tention… Elle était bel et bien la plus gentille personne de l'Univers. En plus d'être la plus jolie fille dumonde. Bon, il était amoureux, c'était clair. Mais les autres gens devraient se rendre compte, au moinsun peu, qu'elle était tellement adorable…

Son Caudron siamois demi-amélioré lui évoquait de tendres pensées : côte à côte, deux êtres aumonde… Un grand laid et une belle petite perle… Snif.– m… meu-ssieu…

Sa chère et tendre, de retour, déjà ! Avec deux paquets de frittes !– te… nez…– Pour moi ? Merci ! Merci infiniment !

Elle a baissé les yeux, rosi.– Je vais vous rembourser, combien je vous dois ?

Toute timide, souriante, retenue.– n… non, j… j…

Silence.– si… si en échange, j… je pourrais m… m'asseoir, un petit peu, s… sur votre banc…

?– Euh, oui, je vous laisse la place, bien sûr. Vous avez dû marcher, ça fait du bien de se poser, unpeu.– a… ssis, en… sembe… j… je voulais dire…

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Gulp.– Merci. Merci infiniment, manemoiselle. Venez…

Elle a fait le tour de la table-stand, pour venir le rejoindre. Lui, son cœur cognait… Première fois desa vie qu'il était près d'elle sans table au milieu…– v… vous pouvez m… me tenir…?

? Tenir son cornet de frittes ? Bien sûr, pourquoi ?Elle s'est appuyée les reins contre le banc, et en poussant des deux mains, hissée dessus, petite

naine chérie.– Bien. Vous êtes bien installée ?

Ses pieds ne touchaient pas terre.– m… mer-ci…

Toute souriante, l'air émue. Levant les yeux vers lui, très haut au-dessus d'elle. Mon dieu, elle étaitsi adorable. Il souriait si fort qu'il sentait des crampes menacer ses joues…– C'est merveilleux, d'être là, près de vous. Pour la première fois. C'est le plus beau jour de ma vie,peut-être bien…

Elle a rougi.– Tenez…

Il lui rendait ses frittes.– m… mer-ci… m… merci a… à infini…

Pour avoir tenu trois frittes quatre secondes ?– Oui, merci à vous. A l'infini, aussi.

Silence. Mais, au fait, merde, il y pensait… Les filles ne s'intéressent pas aux maquettes, donc…– Euh, j'ai oublié de vous demander : vous êtes venu avec, euh, un ami…?

Elle a souri, doucement.– que… m… moi aussi, j… je ai pas d'ami, ne suis s… solitaire…– Mon dieu, c'est pas juste. Vous devriez avoir des millions d'amoureux…

Elle a rougi. Silence.– j… je peux v… vous dire un… secret… je n'a dit à personne…

?– Bien sûr. Merci de votre confiance.– en… en secret j… je su n'amoureuse…

Gulp. Son cœur s'est serré. Il a fermé les yeux, avalé sa salive. Fort, Gérard. Oui, elle aime unhomme, c'est normal. Ce n'est même pas une surprise. Si tu peux ne serait-ce que l'aider à conquérirce connard, devenir un ami du couple, ce serait si merveilleux.– Il… il sait la chance qu'il a, ce…?

Ce connard ?– Ce type…?– j… je crois il… sait pas… je l'aime…

Comme une tonne de cafard sur les épaules. Mais il fallait au contraire relever la tête, aider…– Peut-être qu'il… je sais pas… il est marié…?

Silence. Long silence. Oui, c'était peut-être là le problème. Mais ce connard, s'il savait, divorceraitsur l'heure, viendrait la couvrir de bises…– m… meu-ssieu…

Hein ? Euh, oui…– Oui ?– j… je sais m… même pas c… comment y s'appelle…

Gulp. Chaque mot lui faisait mal.– Un… client…? Du magasin ? Peut-être qu'il paiera un jour par chèque, ne désespérez pas… Etdans l'annuaire, vous trouverez son numéro de téléphone. Peut-être un jour aurez-vous le courage del'appeler…

Elle souriait, et c'était bien. Bien qu'il puisse ainsi l'aider. Elle paraissait même un peu amusée, ilne comprenait pas bien pourquoi. Peut-être parce qu'elle lisait sur ses traits la jalousie, le déchirementcontenu.– m… meu-ssieu… est-ce… je pourrais vous nemander quèque chose…?– Bien sûr. N'importe quoi. J'essaierai, tout au moins. Je ne suis pas bien riche, mais…

Sourire.– n… non… s… ça serait m… me dessiner u… une part ne flan v… volante…

???– Hein ? Merveilleux ! J'en rêvais, justement ! En pensant à vous, à ces maquettes… à cette demi-crêpe volante…

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Elle souriait.– p… par ézempe, t… tout ne suite…?

Hein ? Sourire, il a fini ses trois dernières frittes.– Oui, pourquoi pas ? Mais je n'ai pas de bloc-papier, je…

Aïe. Je vous l'apporterai Jeudi ?– v… vous avez pas d… de carnet ch… chèque…?

?– Si, si. Grand comme ça, simplement, avec écrit derrière, c'est pas grave ?

Et un sourire pour seule réponse.– Bien…

Il a sorti son carnet de chèques de sa poche intérieure. Et le stylo. Il souriait. Débouché le capu-chon, ouvrir le carnet, détacher une feuille.

Cherché l'inspiration… Bon, un triangle, la pointe vers le bas à droite, ce serait l'avant, la pointeavant, pour raison aérodynamique… Et ajouté le flanc, oui "le flanc du flan"… Et l'aile, delta pour allerdans le même sens, chouette. Avec une dérive en delta aussi, ou plutôt façon Mirage, en delta tron-qué.

Bien, et ajouté des nuages, de part et d'autre… Pas mécontent de lui. Même si c'était davantagegriffonné que bien léché.

Il lui a tendu, et elle souriait, presque immensément.– t… tènement m… manifique… m… mon dieu…– Merci. C'est vous qui m'inspirez, manemoiselle…– n… n'artisse…

Artiste ?– des… des maquettes s… si jolies… des dessins s… si beaux… et… et…

Et ? Elle a retourné le chèque, regardé l'adresse.– et j… je sais y… y s'appelle j… Gérard, m… aintenant…

Mh ?– Qui ? Moi ? Oui… Et un jour, soyez-en sûre, vous connaîtrez la même expérience au magasin, avecl'homme que…

Elle souriait.– pas… besoin…

???– Hein ? Vous voulez tout de même pas dire que, ce type, c'est… moi…?

Elle a rougi. Cherché l'air. Et puis elle a mis un doigt devant ses lèvres.– ssht… s… c'est un s… secret…

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AVOCAT OU DOCTEUR, PHILOSOPHE

Elle a posé le petit paquet, pris ses pièces. Rendu la monnaie. Et lui a rangé ça, dernières secon-des ce soir… La regarder encore, si jolie… Mais elle ne souriait plus, elle semblait hésiter ou quelquechose. Pourtant il n'y avait pas d'autre client, il ne comprenait pas bien.– m… meu-ssieu…– Oui ?– j… je v… voulais v… vous n… nemander k… quèque chose, pardon…

?– Oui, demandez-moi.

Elle s'est mordu la lèvre, hésitante encore.– è… est-ce v… vous n'êtes a… avocat… ou… ou docteur…?

Il a avalé sa salive, douloureusement. Est-ce qu'elle n'était disposée à se laisser regarder que parles hommes riches ? Il paraît que les femmes sont comme ça, choisissant hélas les gagneurs, cham-pions ou notables... et Jésus-Christ, qui prônait le contraire mais en étant un leader lui-même.

Soupir.– Non, désolé. Je suis ouvrier. Pourquoi ?

Elle a baissé les yeux, comme déçue, et cela lui a fait mal. Parce qu'il avait eu les capacités à fairedes études, mais – avec sa culture chrétienne ou quoi – il avait préféré l'humilité discrète au triompheécrasant autrui pour acquérir une place dorée. Et merde… il le payait aujourd'hui, en ratant la sympa-thie possible de sa petite pâtissière chérie.– que… que…

Oui, ce n'était pas facile à expliquer…– Si j'avais été avocat ou docteur, vous m'auriez trouvé presque sympathique ?

Elle a cligné des yeux.– v… vous n… n'êtes t… très gentil, ne toute façon, m… mais s… si vous n'avez été un… un autemétier, j… je n'aurais d… demandé un… rendez-vous, p… pour vous parler…

???– Euh, merci. Je…

Un rendez-vous ? Pour lui parler ?– Je ne comprends pas bien ce qu'on peut demander, aussi bien, à un avocat qu'à un docteur, mais…enfin, si vous cherchez quelqu'un à qui parler, je suis tout disposé à…

Elle a rougi.– Je veux dire : à titre amical, je pourrais essayer de vous répondre, de vous aider, me renseigner.

Toute toute rouge.– Non ? Vous préférez un avocat, un docteur, un vrai ?– j… j…

Il l'a laissée souffler.– je p… préfère v… vous…

Il en avait les larmes aux yeux. Si délicieuse, petite chérie…

* * *

Voilà, ils étaient assis, sur ce petit banc, tous les deux. Les salutations faites, sourires échangés. Ilétait prêt à l'écouter.– Bien, je vous écoute, qu'est-ce que vous auriez voulu me demander, si j'avais été docteur ou avo-cat ?

Elle a mis la main à la bouche, toute hésitante timide.– s… c'est pas grave s… si c'est u… une question b… bête, pardon…?– Rien n'est grave, je suis heureux d'être là, pour vous aider, vous écouter.

Elle a baissé les yeux, rougi.– m… mer-ci…

Silence.– c… comment… comment y… y font, n… nes gens intéhigents, p… pour savoir si c'est un… un rêve,l… le monde main'nant…?

Ah. Il a souri.– Là, il y a un petit problème, désolé.

L'air toute catastrophée, la pauvre.– Ne vous inquiétez pas : je vous explique.

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Ouf, ça allait un peu mieux. Mais elle l'écoutait très attentivement, il espérait qu'il n'allait pas trop ladécevoir.– Il se trouve que, à l'école, j'étais classé comme brillant, premier de la classe. Je suis donc peut-êtreune de ces "personnes intelligentes" dont vous parlez. Mais… je suis certain que l'hypothèse du rêven'a pas de solution. Pas de réponse.

Elle a cligné des yeux.– ch… chez les débiles, l… les dames è disaient j… je suis s… stupide p… pas comprende…– C'est elles qui étaient stupides, de pas comprendre le problème.

Elle a souri.– ou… ou-i…?– Absolument.

Heureuse, comme réconfortée.– que… u… une fois, y n'avait u… une dame ne les cheveux rouges, qui… qui criait comme les autesj… je su stupide ne pas comprende s… c'est la ré… alité…– Et après, cette dame aux cheveux rouges, elle n'existait plus ?

Elle a souri.– ou… i… que s… ça n'avait été un… un rêve, è ne disait les… les autes dames, mais… mais alorss… c'est pareil… k… comment savoir…?– On ne peut pas savoir. C'est pareil avec les scientifiques, les électro-machins, qu'on peut rêver. Lesgens n'exigent que la soumission à l'autorité, ils n'ont aucun argument logique pour convaincre. Etpuisqu'ils ne le comprennent même pas, ce sont bien eux les stupides.

Toute heureuse, ragaillardie.– Simplement, ce n'est pas tout à fait n'importe quoi : si vous pensiez que vous êtes en train de rêver,en ce moment, que je ne suis qu'un personnage, une illusion, je sais que vous vous trompez, parceque je vous vois, je vous entends, vraiment, même si moi je peux rêver…– c'est… vous qui… qui rêve…??– Non. Enfin… de mon point de vue, peut-être. Mais de votre point de vue à vous, vous pouvez êtresûre, si vous me voyez effectivement, si vous m'entendez, vous pouvez être sûre que vous n'êtes pasqu'un personnage que je rêve, mais peut-être est-ce vous qui rêvez. Chacun devrait être dans cetteposition, de ne pas savoir s'il rêve, lui-même – ou elle-même.

Elle a souri.– p… pourquoi p… presque p… personne y… ne comprend…?– Je sais pas. Ils refusent de regarder la logique en face, peut-être parce qu'ils ont peur. Parce qu'ilspréfèrent les certitudes d'enfants, quand des parents étaient là pour affirmer ce qui est réel, pour pro-téger des cauchemars.– s… c'est p… pas moi j… je n'a u… huit ans n'âge mental…? s… c'est les autes…?– En quelque sorte, oui. Ils sont croyants fervents, en refusant de réfléchir. A faire la course pour laplace de champion, la place de riche. De docteur ou avocat…

Un très grand sourire, elle a eu.– un… un vrai d… docteur, ou… ou n'avocat… y… y n'aurait pas pu me… réponde comme vous…?– Non, je ne crois pas. Vous préférez ces docteurs, ces avocats, quand même ?– j… je préfère v… vous…

Murmuré en s'empourprant, toute…

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POURBOIRE

Le bus a ralenti, et la vieille dame à côté de lui est descendue du siège. Puis descendue du bus,dans quelques minutes ce serait son tour. Il était six heures moins trois, comme chaque semaine àplus ou moins quelques minutes. Jeudi soir, en route vers la Rue Saint-Jean, vers sa petite pâtissièremignonne…

Soupir. Il repensait à ce qu'avait dit son père, dimanche. Après lui avoir demandé combien il avaitlaissé de pourboire au coiffeur.– Quoi ? Zéro ? Tu me fais honte ! Qui donc t'a éduqué, mon fils ? On t'a jamais expliqué qu'y fautlaisser un pourboire au coiffeur, et au bar ?!

Il ne fréquentait pas les bars, mais il allait au coiffeur, tous les trois ou six mois.– Si tu donnes que le prix demandé, c'est un signe d'hostilité, comme quoi tu es franchement mécon-tent !

Il s'était senti perdu, en pensant à sa petite pâtissière adorée… Il n'avait jamais payé que lasomme qu'elle demandait, et pourtant il avait tant de plus à remercier…

On arrivait Rue Chose, juste avant la Rue Saint-Jean. Il s'est levé. Arrêt demandé. Il se tenait aumontant, en essayant de tenir debout, malgré le tournant, force centrifuge ou quoi. Et puis le bus s'estarrêté, la porte s'est ouverte, il est descendu.

Le sol, le trottoir, la Rue Saint-Jean. Il souriait. Et se mettre en marche, pour ces quelques pastraditionnels, du Jeudi soir. Jusqu'à la petite pâtisserie, là-bas. Dizaines de mètres, en souriant, enapprochant du bonheur : revoir la plus délicieuse fille de l'Univers…

Et puis poussé la porte de verre. De ce petit magasin silencieux et calme. La jeune fille s'est levée,de son banc, il n'y avait personne.– Bonsoir.

Elle souriait, timide.– 's… s… soir, m… monsieur…

Et elle est allée chercher son flan traditionnel, sans qu'il ait besoin de demander, comme toujours.Lui prouvant qu'elle le reconnaissait, qu'il n'était pas complètement n'importe qui, merveilleuse…comme d'habitude.

Elle faisait le petit paquet, joli et propre, même si c'était pour manger tout de suite. Elle était belle…Non, regarder par terre, ne pas trop se rincer l'œil, ne pas l'admirer de manière trop insistante.

Et elle a bougé, elle rapportait le petit paquet. C'était les dernières secondes, au Paradis. Il… asorti son porte-monnaie, un billet de dix, parce qu'il n'avait pas la monnaie, ce soir. Et elle lui a rendu,en silence, gentiment. Pile, le complément du prix, oui.– Manemoiselle…

Elle a relevé les yeux, croisé les siens.– Dans votre métier, ça existe, les client qui laissent un pourboire ?

Elle a souri, doucement.– j… je crois pas…– Pourtant, ça pourrait être comme chez le coiffeur : si on est content, heureux, on pourrait donnerdavantage, pour remercier.

Elle a cligné des yeux. Sans répondre.– Un Euro quarante, c'est peut-être le prix du gâteau, mais comment remercier pour le reste, pourvotre sourire ?

Elle a baissé les yeux, rougi.– Vous revoir change la vie des gens solitaires, vous nous apportez un rayon de soleil. Et ça a un prix,non ? Comment vous remercier ?

Cramoisie, la pauvre…– n… n… ne re… reviende…– Revenir ? Mais ce n'est pas remercier, c'est profiter d'un bonheur renouvelé… Comment vous re-mercier, personnellement ?

Rouge…– Combien je pourrais donner chaque semaine, pour vous remercier ? Dix Euros ? Cent Euros ?

Elle a cligné des yeux, surprise, perdue.– m… merci, t… tènement, oh… m… mais… que… s… c'est p… pas de l'argent… que…– Ou on peut vous apporter des fleurs ? Vous accepterez ? Votre petit copain sera pas jaloux ?

Elle a cherché ses yeux, pour la première fois peut-être depuis qu'il la connaissait. Cent quatresemaines aujourd'hui.– k… qu'est-ce k… qui m… me serait l… le mieux s… c'est si k… quèqu'un y… ne pourrait m'aider,p… pour finir l… le live j… je écris…

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– Vous écrivez un livre ?Elle a souri, timide.

– p… pas un… un vrai live… j… juste u… une histoire ne mes rêves…– Bien. Je serais ravi de vous aider, qu'est-ce que je peux faire, ou dire ? Vous avez besoin d'un spé-cialiste, un expert en quelque chose ? Je pourrais me renseigner.– j… juste k… quèqu'un p… pour me dire…

Il a souri.– Je pourrais essayer.

Silence. Elle a baissé les yeux.– s… c'est l'histoire u… une petite vendeuse, n… ne rien du tout… qui… n'est z'amoureuse un…client…

Oui.– Un client fidèle ?– ou-i…

Bien.– et… s… c'est le… plus gentil m… monsieur du monde, è… è sait pas c… comment le… remercier, àinfini…

Oui. Si elle le rencontrait un jour, elle aimerait savoir quoi dire ou faire… Le fichu veinard risquaitde même pas se rendre compte de l'amour généré. Connard.– C'est difficile, manemoiselle. Les mots "merci, merci beaucoup, merci infiniment", ça fait partie duvocabulaire professionnel. Il pourra pas deviner que c'est davantage.

Toute contrite.– Enfin, s'il est marié, et fidèle, ça ne peut que rester des mots aimables, sans conséquence.– y… y n'a pas de bague…

?– Il existe ?

Elle a baissé les yeux, rougi, très fort. En hochant le menton.– Et la petite vendeuse, c'est vous ?

Toute toute rouge. Comme un aveu. Et lui ça lui serrait le cœur de la savoir amoureuse. Il n'étaitpas jaloux, il était triste, il aurait voulu lui venir en aide.– Peut-être… si vous espérez davantage qu'une relation simplement professionnelle, lier amitié peut-être…

Elle a hoché le menton, le cou rentré dans les épaules, tortue.– Peut-être vous pourriez téléphoner chez lui, vous présenter, dire que… il a gagné un gâteau gratuit,et que vous vous souveniez de son adresse parce qu'il avait fait un chèque, une fois…

Songeuse.– Comme ça, il verrait qu'il n'est pas qu'un anonyme pour vous. Il saurait que vous l'aimez bien. Peut-être qu'il vous tendra la main…

Elle a mis la main devant sa bouche, comme très intéressée, mais hésitante. Presque perdue.– Non ? J'essaierai de trouver d'autres scénarios, je vous promets. Je veux vous aider.

Elle… elle a cherché dans son tiroir-caisse, quelque chose. Elle a sorti un billet, de dix Euros.– que…

Elle l'a posé dans le réceptacle, en reprenant toute la monnaie, qu'elle y avait mise, qu'il n'avaitpas encore ramassée. Elle refusait le paiement ? Qu'est-ce que ?– que b… beaucoup n… nes faux billets, y… y ne faut p… payer p… par chèque, aujourd'hui… s… s'yvous plaît…

???Un immense sourire avait envahi son visage, il le sentait.

– Moi ???Impossible de rencontrer son regard, elle était éperdue de timidité…

– Je vous fais ça tout de suite. Manemoiselle. Je… euh, si je vous fais un chèque de dix Euros, vouspourrez me rendre la monnaie avec un chèque de huit Euros soixante ? De votre côté…

Et toute toute timide, elle a fait Oui.

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HOLLYWOOD

Elle a rapporté le petit paquet, souriante, gentille. Si belle encore ce soir…Lui, il a posé sa pièce, pris le flan-vanille, emballé. Peut-être lui demander, avant de partir…

– Manemoiselle, je me demandais…Croisé ses yeux, grands jolis yeux verts.

– Est-ce que, avant de faire ce métier, vous avez été actrice, de cinéma ?Elle a cligné des yeux, comme éberluée.

– m… moi…?– Oui.

Perdue. Mais elle a souri, rougi, baissé les yeux.– p… pour ête a… ctrice, y… y ne faut ête g… grande, et belle…

Non, petite naine chérie…– Ou petite et jolie, c'est encore mieux. Comme vous…

Elle s'est toute empourprée, se mordant la lèvre. Silence, oui.– Dommage. J'aurais acheté la cassette, regardé ce film cent fois… Et photographié ma télé, sur unplan avec votre visage. Pour l'agrandir, mettre sur ma table de chevet.

Rouge, rouge…– Enfin… Bonsoir manemoiselle…

Et il est parti, sans qu'elle ait retrouvé son aplomb pour répondre. Il a soupiré. Oui, dommagequ'elle ne soit pas actrice, peut-être.

* * *

Il cherchait un banc ou quelque chose, où s'asseoir. Pour ouvrir le grand paquet, cadeau, que luiavait donné sa petite pâtissière. Il aurait préféré l'ouvrir dans le magasin, pour remercier, parler, maisil y avait du monde derrière lui, ça n'avait pas été possible. Et elle avait choisi de faire ça discrète-ment, sans insister. En glissant seulement ce plastique sous le petit flan emballé. "j… je n'a… a…ajouté k… quèque chose, p… pour vous, m… monsieur…". Oui. Et il avait dit Merci, sans comprendre,ce grand paquet, il avait laissé la place, pour les gens qui attendaient. Ce n'est qu'une fois dehors,qu'il avait vu, que c'était un paquet cadeau. Un grand cadeau, solide et lourd, comme un livre. Et ilvoulait maintenant s'asseoir, se poser, pour ouvrir, regarder. Avec le monde qu'il y avait ce soir, il nerepasserait sans doute pas au magasin, pour remercier, ils en parleraient la semaine prochaine, peut-être. Mais il ne comprenait pas : il avait toujours pensé n'être qu'un client parmi mille fidèles, sansqu'elle l'ait remarqué en quoi que ce soit. Bien sûr qu'elle savait qu'il achetait un flan, toujours, mais delà à dépenser de l'argent pour un cadeau… Non, il ne comprenait pas.

Là-bas, oui, un banc public. Bien. Il a pressé le pas, avant que quelqu'un prenne la place. Le bancétait assez grand pour trois personnes, mais si une mère avec quatre gamins colonisait l'endroit…Marcher, vite. Et dans une minute, il saurait, il comprendrait. Il n'arrivait même pas à imaginer ce queça pouvait être.

Hop, assis, en prenant la place, égoïstement. Moi d'abord ! Et si trois vieux arrivaient, il se pousse-rait, simplement, gardant une fesse sur le bois. Non, sans rire, c'était important, ce moment, ce qui luiarrivait, ce soir.

Bon, mettre le papier du flan dans sa poche, déjà, pour se libérer une main. Et il a sorti le cadeaudu paquet. Son cœur cognait.

Un joli papier à fleurs. Une étiquette sur le côté. Librairie des Arts. Des arts ? Quel rapport aveclui ? Pourquoi avait-elle eu l'infinie gentillesse de lui acheter quelque chose à lui ? Si mignonne cettefille. En plus d'être la plus jolie de l'Univers…

Soupir. Tiré sur la ficelle, c'était un nœud simple, oui. Et ça s'est détaché. Mis cette ficelle dans lesac plastique. Cherché les scotches qui maintenaient le papier encore. Oui, là et là. D'ailleurs bizarre,comme si le scotch avait été déjà enlevé, puis remis, imparfaitement. Tous les employés ne sont pasaussi doués que sa petite pâtissière chérie, pour les paquets. Il a défait, proprement. Parce qu'il gar-derait le papier en souvenir, tendrement, amoureusement…

Voilà, défait tout ça, et…? Un visage féminin, en Noir et Blanc, plusieurs visages… "Les 100 plus belles stars d'Holly-

wood"… Il a souri. C'était ça ? Suite à leur conversation de la semaine dernière ? Il souriait, souriait…Mais pourquoi avait-elle payé autant, même en promotion ou quoi, pour lui, pour rien ? Soupir, il necomprenait pas, mais il la remercierait, infiniment. Il lui dirait qu'elle était plus jolie que toutes ces… Ilfeuilletait vaguement. Oui, Marilyn, bien sûr. Visage célèbre, et en pieds, dévêtue… il préférait tant sapetite pâtissière timide… Et d'autres femmes, en couleur. Pas belles, non, tellement moins que sa

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petite chérie… Qu'avait-elle voulu lui dire, avec ce livre ? Fantasmez aux professionnelles, laissez-moitranquille ? Snif.

Dernière page. Une fille très l'aide, l'air prétentieuse vulgaire. Et une autre. Angelina Jolie, il y avaitécrit. Avec des paillettes fêtarde, millionnaire. Non, il préférait tellement sa petite naine chérie, toutepropre et sage derrière son comptoir.

C'était fini, tourné la dernière page. ??? La photo de sa petite pâtissière, chérie. Photomaton,d'identité, avec écrit "Patricia Niezewska" de la même écriture que les actrices, mais en beaucoupplus petit. Son cœur cognait, il avait les larmes aux yeux. Oui, elle était tellement à sa place ici, dansce catalogue des plus jolies filles du monde, elle était numéro un, perfection finale, toute en haut del'affiche…

* * *

La fleuriste s'est mouchée.– Pardon. Ah putain, ce printemps pourri, on attrape des cochonneries.

Oui. Mais son problème à lui, c'était de trouver les mots.– Pardon, je… j'hésite…– Pas de problème ! Y a personne ce soir ! Avec cette pluie de merde ! Prenez votre temps !

Il a remué le stylo, au-dessus du papier. Comment lui dire ? Elle ne reconnaîtrait pas son nom, ildevait faire allusion au cadeau, mais comment ? Parler d'Hollywood, elle comprendrait. Oui.

De la part de Gérard Nesey, fondateur du fan-club de Patricia Niezewska, douce petite princessed'Hollywood… signé : Gérard, ver de terre amoureux d'une étoile…

Il a souri. Oui, ça irait.

* * *

Quand elle l'a aperçu, reconnu, elle s'est toute empourprée… Mais elle a continué son paquet,pour les messieurs-dames, professionnelle. Oui, et il espérait qu'il n'arriverait personne derrière lui,qu'ils auraient le temps de parler un peu.– m… merci…– Bon, maintenant, Lucienne, les apéros et le fromage !

Ils sont partis, et il s'est retrouvé devant sa petite pâtissière chérie, toute rouge, délicieuse…– Bonsoir, Madame Niezewska… Mes hommages…

Elle a rougi, un peu plus.– m… m… mamoiselle…– Oui, bien sûr. Même mariées à trois milliardaires et cinq champions, les stars sont d'éternelles de-moiselles… Non, sérieusement, je voulais vous remercier, infiniment, pour votre cadeau. J'ai faitagrandir ma préférée, mise sous cadre, sur ma table de chevet.

Elle a cligné des yeux.– m… mamoiselle m… mon-roé…?– Non, manemoiselle Niezewska, elle s'appelle, je suis fou d'elle…

Toute toute rouge, la pauvre.– m… mer-ci t… tènement, n… ne rire comme ça… et… et j… je n'a p… pleuré, v… vous savez… n…ne recevoir l… les premières fleurs ne toute ma vie…

?– Il y a pas des milliardaires qui vous inondent de fleurs et de bijoux ?

Elle a fait Non, du menton. Toute timide gentille.– Vous verrez, après votre premier film, à Hollywood, vous deviendrez la reine…

Elle a secoué la tête, encore.– j… je veux pas ch… changer m… métier…

?– Non ?– que j… je préfère i… ci, n… ne revoir l… le si gentil m… monsieur du Jeudi soir…

Avalé sa salive. Jaloux. Et si ce connard passait là, justement, on était Jeudi...Elle souriait.

– m… main'nant j… je sais c… comment y s'appelle : j… Gérard Nesey…??? Il a cligné des yeux, perdu.

– Il s'appelle comme moi ?Et elle a souri, délicieusement. Hoché le menton.

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EXPLICATIONS

Il a regardé sa montre, encore. Mais les minutes n'avaient pas beaucoup avancé. Dans environune demi-heure allait arriver sa petite pâtissière chérie. Ils avaient rendez-vous, oui, ce dimancheaprès-midi. Et c'était merveilleux, en un sens. Même s'il était inquiet. Elle avait seulement dit "m…monsieur, j… je pourrais v… vous revoir, u… une heure, en nehors nu magasin…?" Sans colère ap-parente. Et une heure, ça fait beaucoup, ça ne ressemblait pas à une entrevue pour lui donner unepaire de claques, lui dire de ne jamais revenir. Mais qu'est-ce que ça pouvait être d'autre ?

Est-ce que c'était suite aux mots malheureux qu'il avait eus la semaine précédente, auxquels ellen'avait pas répondu, le jour même ? Elle avait seulement rougi, fort, et il était parti. C'était pourtantgentil, dans son esprit. Il avait seulement suggéré qu'elle informe ses clients, quand elle se marierait,pour qu'ils lui achètent un cadeau. Non, ça n'avait rien d'inconvenant, a priori. Ou bien, est-ce qu'elleétait justement en plein dans des préparatifs de mariage, et voulait lui demander d'organiser tout ça ?Sans que ça passe par son employeur ou quoi, comment contacter les clients. Pfouh, oui, il ne savaitpas très bien comment ce serait possible, il avait juste dit ça comme ça, bêtement. Il aurait mieux faitde rester silencieux, comme à son habitude. Il allait la décevoir, et ce serait un peu triste, de gâcherainsi ce rendez-vous inespéré… Soupir.

Là-bas, cette petite silhouette. Oui, c'était elle, délicieuse petite silhouette cintrée. En pieds, sanscomptoir au milieu, et sans sa blouse blanche. Un sac à main, une jolie robe brune, jolies jambes.Hum, ne pas se rincer l'œil, non. Regarder ailleurs. Ou aller vers elle, marcher. S'ils s'étaient donnésrendez-vous devant le magasin, c'est parce qu'ils connaissaient évidemment l'endroit, sans longuesexplications. Mais il ferait peut-être mieux de l'attendre là-bas, à trente mètres d'ici, près de ce bancpublic. S'ils devaient parler une heure, ce serait plus confortable. Et pour écrire, s'il devait prendre desnotes, pour la cérémonie ou quelque chose.

Oui, il est allé vers elle, vers ce petit banc de bois peint. Doucement. Elle l'avait vu, il semblait,mais elle regardait par terre. Oui, faire pareil. Et puis éviter les crottes de chien, en même temps. Nepas arriver crotté, puant, auprès de sa bien-aimée. Même si ça n'avait pas grande importance, il nes'agissait pas de la séduire, juste de parler ou quelque chose. Il allait comprendre dans une ou deuxminutes.

Il arrivait au banc. Il s'est arrêté. Et la regarder, approcher, oui, si jolie, petite fée. Il garderait cetteimage, inespérée, jusqu'à la fin de ses jours. Il se demandait si, au cas où ce soit lui qui organise lecadeau des clients, il serait invité au mariage. Il la prendrait en photo, mon dieu, une photo d'elle… oudix, cent photos… Même si elle avait un chignon, du maquillage, peut-être, hélas.

Elle s'est arrêtée, à deux mètres de lui, relevant les yeux, timide.– Bonjour manemoiselle…– b… bon-j… jour…

Oui, en deux ans, ils ne s'étaient jamais dit que bonsoir, le Jeudi.– On… s'assoit ?

Elle a hoché le menton, et ils se sont assis. Enfin, elle s'est hissée jusqu'au banc, petite naine ché-rie.

Silence. Elle regardait le mur en face. Il a regardé par-là aussi, cherchant ses mots. Que dire ?– Vous… vouliez qu'on… parle…? C'est plus facile ici qu'au magasin, où quelqu'un peut entrer, avecpriorité évidemment…

Elle a cligné des yeux, baissé le menton. Hoché le menton, oui. Silence. Long silence. Oui, ilsn'étaient pas des bavards, tous les deux.– que…

Oui ?– que j… je m'escuse s… c'est j… je sais pas f… faire, n… ne réféchir, très vite, r… réponde…– Oui. Là on a tout le temps, une heure vous disiez, pas de problème.– m… mer-ci…– Merci à vous.

Il voulait dire Merci d'être là, mais ça sonnait mal.– s… si v… vous pouvez m… me re-dire, que… que v… vous disez… t… tout qu'est-ce vous n'avezdit, l… l'aute jour…

Intégralement ? Il ne se souvenait plus exactement.– Euh, j'ai dit… quelque chose comme : "Manemoiselle, vos doigts sans bague me font penser àquelque chose : le jour où vous vous marierez, est-ce que vous pourrez prévenir les clients ? pourqu'on vous fasse un cadeau, tous ensemble, un gros cadeau."

Elle a rougi, encore, aujourd'hui. Cramoisie, et ça le faisait sourire, lui, un peu. Qu'elle soit touchéede se savoir si populaire.

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– et… et…– Mh ? La suite ? Je sais plus. Je crois que j'ai dit "On est sans doute plus de mille à être amoureuxde vous, et, même si vous épousez un milliardaire, si vous arrêtez ce travail, on voudrait vous remer-cier, infiniment, pour ces années, de bonheur, ces sourires".

Rouge, encore…– Mais c'est vrai qu'en pratique, je sais pas très bien comment organiser ça. Peut-être, si vous partezen voyage de noces, votre remplaçante pourrait installer une boîte, sur le comptoir, "pour le mariagede la petite employée", avec votre nom. Et on mettrait des billets. Non ? Et ça : peut-être durant deuxsemaines – moi je voudrais retourner à la banque, ramener bien plus que ce que j'ai au quotidien, lasemaine suivante.

Rouge, les lèvres pincées, timide. Silencieuse. Il l'a laissée respirer, retrouver son aplomb. Elleétait très timide, oui. Et elle préparait ses phrases, pour essayer de moins bégayer, sûrement.– que…

Silence.– Oui ?– que j… je n'ai t… trois m… miyards k… questions, j… je sais pas n… ne où k… commencer…

Il a souri.– Prenez tout votre temps. On a une heure entière, ou trois heures, six heures, moi je suis heureuxd'être là, avec vous. J'essaierai de répondre à toutes vos questions.– m-merci…

Avec un petit sourire, timide. Silence. Elle a regardé là-bas, encore, cherchant les mots.– p… pourquoi t… tous… tous les hommes y… y ne sont z… z'amoureux ne moi v… vous disez…?

? Elle ne le savait pas ? Pourquoi on était tous amoureux d'elle ?– Ben, c'est automatique, simplement. C'est comme ça, il y a des filles séduisantes et des filles passéduisantes, c'est comme ça…

Silence. Rougeur sur ses joues encore.– k… qu'est-ce j… je n'ai s… séduisante…? m… moi…

? Elle le savait pas ? Ou elle voulait le ré-entendre ? Pourquoi le demander à un inconnu quelcon-que, plutôt qu'à son futur mari ?– Ben, vous êtes la plus jolie fille du monde, d'abord. Le plus adorable visage de l'Univers, et touteentière jolie, oui.

Rouge, cramoisie, se mordant la lèvre. Secouant la tête, aussi.– Non, bien sûr, c'est pas seulement ça. Y'a aussi que vous êtes la fille la plus douce du monde.Toute effacée, silencieuse, réservée, et pour les hommes, ça fait fondre de tendresse.

Silence, rougeur…– s… sans k… caractère…– Oui, sans mauvais caractère, du tout. Et puis vous avez une petite voie faible, vous êtes de petitetaille, tous les hommes rêvent de vous protéger, vous câliner…

Elle a cligné des yeux, comme si elle découvrait quelque chose. Son homme ne lui avait pas dit ? Ilen voulait surtout à son corps ? Ou il l'imaginait en future mère, avant tout ?– et n… ne s… cerveau…?

? Qu'est-ce qu'elle voulait dire ?– Vous avez l'air toute humble, délicieuse, sans prétention, et les hommes n'aiment pas les femmesprétentieuses.

Elle a mis la main devant sa bouche, cachant un demi-sourire ou quelque chose. Et puis elle abaissé les yeux, soupiré, doucement. Il hésitait à lui demander "votre futur fiancé ne vous l'a pas ex-pliqué ?". Il craignait d'être indiscret, il préférait répondre à ses questions.

Silence. Long silence.– k…

Silence.– Mh ?– k… combien des… des hommes v… vous connaissez, a… moureux ne moi…?

?– Euh, ben non, je… Enfin, je connais pas grand monde. Je… J'ai pas d'amis, alors j'ai pas envoyécinquante personnes, pour venir goûter le délice de vous rencontrer…

Silence.– s… ça f… fait c… combien…?– Hein ? Ben, je sais pas, tous les clients fidèles, hommes, qui reviennent. Peut-être mille, vous devezle savoir mieux que moi.

Elle souriait, très doucement, les yeux ailleurs.

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– c… combien k… que vous leur avez d… demandé…??

– Non, j'ai pas… Mais je suis sûr, sûr et certain.– m… mais s… ça pourrait n… n'ête z… zéro…

Il a souri.– Non, pas zéro. Au moins un : moi…

La bonne blague. Mais elle s'est toute empourprée, toute, et il s'est demandé si…– Euh, non, je… Enfin, je voulais pas dire… Enfin, je vous aime, oui, mais cinquante milliardaires tom-beraient pareillement amoureux de vous, c'est sûr. Et tous les champions, sportifs, musclés, votrepetit ami est évidemment mille fois mieux. Ou vos amants. Je le comprends bien.

Elle souriait. En silence.– v… vous v… vote p… petite amie, è… è n'est pas j… jalouse ne moi…? ou… v… vos maîtres-ses…?

Il a souri.– Non je… je suis un vieux garçon solitaire, pas de copine. Mais je me fais pas d'illusion sur meschances éventuelles avec vous. Je suis même pas jaloux de celui que vous avez choisi. Je sais que lebonheur, pour moi, ce n'est que dans les rêves.

Elle souriait, sans froncer les sourcils, du tout.– Mais dans le monde extérieur, je serais heureux si je pouvais simplement vous aider, organiser pourqu'on vous offre un gros cadeau, tous ensemble…– n… non…

Aïe.– Oui, pardon, je m'excuse de déranger, de m'imposer… Mais je… si d'autres organisent, moi je feraique contribuer, sans déranger.

Ce n'était pas ça, apparemment. Elle cherchait les mots.– k… comment v… vous vous appelez…?– Euh, Nesey. Gérard Nesey. Mais vous aurez pas à le dire à la police : je veux pas vous importuner,je le jure.

Elle a souri, à nouveau.– m… moi, s… c'est p… Patricia n… Niezewska…

Patricia, oh je t'aime Patricia…– Merci. Merci infiniment…– m… mer-ci…

? Il ne comprenait pas. Mais il était infiniment heureux de connaître son prénom, Patricia.– s… si un… un magicien, y… y ne vous demande t… trois vœux, v… vos t… trois vœux p… préfé-rés…– Mh ?– s… ça serait quoi…?

? Des vœux ? Pourquoi ? Mais bon, chercher la réponse, qu'elle demandait.– Le… premier, ce serait d'avoir une photo de vous. Le deuxième, euh… connaître votre prénom (etcelui-là est exaucé !). Le troisième… vous revoir chaque semaine, jusqu'à votre retraite, dans trenteou quarante ans…

Elle a souri, secoué la tête. Non, bien sûr, il n'en était pas question. Déjà un sur trois, c'était unechance inestimable.– s… si s… ça serait un… un m… magicien t… tous les miraks p… possibe… t… tous… de vos rê-ves… j… je voulais dire…

? Elle voulait savoir s'il avait des visées sexuelles sur sa personne ?– En premier, ce serait vous épouser, Patricia. En second, vous rendre heureuse… En troisième,euh… que ça dure éternellement…

Toute toute rouge, encore. Mais la réponse semblait lui convenir, elle ne secouait pas la tête.– Mais je me fais pas d'illusion, ne craignez rien…

Elle a soupiré, cherché l'air, entrouvert les lèvres.– que, j… Gé-rard… Gérard, Gérard…

?– Oui ?– j… Gé-rard… j…

Silence. ?– Oui ?

Elle ne trouvait pas les mots. Comme si elle avait encore mille choses à dire mais ne savait pas oùcommencer. Elle a soupiré.

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– k… comment v… vous dire, j… Gé-rard…?– Me dire quoi ? Vous pouvez dire simplement "cessez de rêver".

Silence.– Ou même, vous pouvez dire "ne revenez plus, au magasin", et j'obéirai, tristement, simplement.

Elle a cligné des yeux, fait non du menton. Soupiré encore. Silence.Et puis elle a ouvert son sac à main. Sorti un cahier, petit format, il ne comprenait pas, il allait com-

prendre.– j… Gé-rard, v… vous… vous…

Silence.– Je ?– v… vous v… vous trompez, t… tout…– Oui, bien sûr. Excusez-moi.

Silence.– que… j… Gé-rard, v… vous croyez j… je n'habite u… une maison t… très belle, ne un miyar-daire…? et… et beaucoup n'amis…?– Oui, maintenant déjà ou bientôt.

Elle s'est tournée vers lui, a cherché ses yeux.– j… Gé-rard…– Oui, Patricia.– j… je su n… ne un foyer de femmes perdues, u… huit par chambe…

??? Abandonnée ? Par un connard ?– que… que t… toutes è… è ne m'appellent l… la Naine, l… la Débile, l… la Bègue…– Mon dieu, elles sont jalouses, c'est pas juste. Vous allez retrouver un autre milliardaire, tout va s'ar-ranger…

Elle a souri, presque ri.– j… je viens pas ne… ne un miyardaire, j… je viens de… chez les débiles…

Il a cligné des yeux.– Ce… ça ne change rien : un prince charmant va…

Elle a hoché le menton.– ou… i… d… dans mes rêves, et…

Silence. Elle ouvrait son cahier.– Il viendra.– j… je n'écris un… petit mot… ch… chaque fois y… il ne vient…– Bien. Et il est sans doute fou amoureux, c'est sûr…

Elle lui tendait le cahier, à la première page.– Merci. Vous voulez que je lise ? C'est pas trop indiscret ? Patricia, je serais infiniment heureux devous aider, à conquérir cet homme que…

Avec son doigt, elle montrait la première ligne.Jeudi 14 Mai 2002.???

– Hein ? Ça commence pile le 14 Mai 2002 ? Patricia, vous ne vous en souvenez sans doute pas,mais c'est pile le jour où je vous ai rencontrée ! Quelle coïncidence !

Elle a secoué la tête, souriante, les pommettes toutes rouges.– Non ? Enfin, c'est sûr, vous avez raison, c'est pas le problème.– i… y n'y a un… un problème m… mais s… c'est pas ça…– Je… j'essaierai de lui parler, à ce type, lui parler de vous, lui chanter vos louanges…– l… lisez…

?– Oui, pardon.

Aujourdui c'est le plus grand jour toute ma vie. Je n'ai rencontrée l'homme de mes rêves. Si gentil,si beau, Seigneur. Et tellement tellement genti avec moi. Il m'a regardée doucement, il souriait. Il ademandé "vous auriez du flan ou quelque chose, manemoiselle ?".

???– Mais, Patricia, ce… ce sont les mots que… que j'ai dits, moi…

Elle a hoché le menton, les pommettes toutes rouges.– o… au magicien, m… moi j… je n'aurais n… nemandé… un, connaître son prénom… s… c'est Gé-rard… d… deux, n… n'avoir u… une photo de lui… t… trois, qu'y ne revienne toujours toujours jusqu'àje serai morte…

Il se sentait trop con, bon dieu… Patricia…

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– m… mais o… aujourd'hui… l… le plus beau jour nu monde, j… je demanderai… un… un, l… l'épou-ser, d… deux, l… le rende heureux… t… trois, que ça dure t… toujours…

Il… il a tendu la main, lui faire une caresse sur la joue, tendrement…– Patricia, je crois qu'on peut être magiciens, tous les deux… Exaucer les vœux l'un de l'autre…

Elle avait les larmes aux yeux, et un immense sourire.

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AGENCE

Avec la truelle, il a retourné le steak haché, le sien, il aimait ça bien cuit. Celui de Tonton Renéétait dans l'assiette, déjà.– Tu y arrives, c'est OK ? S'y t'manque un truc, tu regardes dans l'tiroir, fais comme chez toi.– Oui, tonton, presque fini.– Putain, j'espère vraiment qu'la prochaine fois où tu viens, j'aurais une femme pour faire la cuisine !

Il a souri.– C'est rien, j'ai l'habitude.– C'est pas un boulot d'homme, merde ! Ta tante è s'occupait de tout, moi je bossais, chacun saplace, merde.

Oui, Tante Julie était maintenant décédée.– Putain, j'vais faire un procès à cette agence de merde, putain ! Résultats garantis, y z'écrivaient,merde ! La compagne qu'il vous faut !

Allez, c'était bien cuit, là. Il a éteint le gaz, transféré le steak dans la deuxième assiette. Apporté çasur la table.– Y disaient "douze rencontres correspondant à mon profil", tu parles !

Il a pris la boîte de maïs, ouvert ça, oui. Est-ce qu'il fallait les faire chauffer ?– Putain, et quand j'ai commencé à gueuler, après leurs douze connasses de merde, tu sais pas cequ'y m'ont présenté ?

Il a fait Non, pour répondre à la question. Versé un peu de maïs dans l'assiette, tendu la boîte àtonton.– Merci. Eh, une vieille de soixante douze ans, avec deux cannes ! Putain, là j'ai fait un scandale ! Eh,et tu sais pas : y m'ont dit "on va vous présenter une jeune, vingt-six ans, vierge" ! Ah-ah-ah !

Ce maïs froid avec la viande chaude, ça faisait un peu bizarre.– Je commençais à fantasmer, mais… putain, c'était une naine !

? Il a regardé Tonton, un peu perdu. Il pensait à sa petite pâtissière adorée, qualifiable de naine,oui. Vingt six ans ? Peut-être…– Naine comment ?– Grande comme ça, putain ! Et bègue !

Ça collait… Il… avait le cœur serré, mais il a hoché le menton.– J'aimerais bien l'avoir pour tante, dans la famille…– Ça risque pas ! Et une Polak bougnoule, en plus ! J'lui ai dit d'aller s'faire foutre, qu'j'allais porterplainte qu'on me présentait que des merdes !

La pauvre, mon dieu…– Et elle… en a dit quoi…?– Hein ? Qui ça ? La naine ? Rien à foutre ! J'l'ai laissée, plantée là, chialant sans bruit comme uneconne ! Putain !– La pauvre…– Hein ? Tu déconnes, Gé ! C'est pas des êtres humains, ça ! Une espèce de crevure, grande commeça, l'air à moitié débile ! Y m'ont sorti ça d'une poubelle !

Il a soupiré. Mon dieu, si elle cherchait un mari, désespérément, petite naine en sucre, solitaire…– C'est quoi le nom de cette agence ?– Hein ? "Bonheur à deux", y z'osent appeler ça ! Putain ! Si t'avais 58 ans, et perdu ta femme, j'tedirais d'éviter comme la peste ! Mais à ton âge, c'est pas comme ça qu'ça se passe, ah-ah-ah !

Il a baissé les yeux.– Je suis seul, tonton.– Ouais, ben tu vas danser, tu te lèves trois quatre greluches par mois, tu les essayes, t'en trouverasbien une qui tient la route, hein ?

Non. Lui, il était amoureux de sa petite pâtissière. Et sûrement qu'elle n'aimait pas la danse, ellenon plus. Toute timide effacée, rêvant d'un homme protecteur...

* * *

Comme un appartement, une porte d'appartement. Au troisième étage, ça faisait tout bizarre. Ilavait imaginé ça comme un magasin, une agence de voyages.

Bonheur à deux. C'était bien ça. Entrez sans frapper.Il a baissé la poignée, poussé la porte. Et entré dans une sorte de hall, avec un comptoir. Une

dame assise.– Monsieur ! Bienvenue à la maison du Bonheur à deux !

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… Il a refermé derrière lui.– 'Madame.– Voilà, asseyez-vous là. Notre conseillère est en communication téléphonique, elle vous reçoit danstrois minutes !– Euh non, je… Je suis pas un nouveau client, je… Je crois que vous avez u… une cliente, euh, queje… hum…– Vous verrez ça avec la conseillère ! Elle va faire votre bonheur, ne vous inquiétez pas !

… Il a soupiré, faiblement. Oui, Tonton René avait été naïf. Et sa petite pâtissière aussi, si c'étaitbien elle.

Il s'est assis. Et puis il a attendu, longtemps. La secrétaire pianotait sur son clavier. Longtemps.– Ah ! Le voyant s'est éteint ! Mame Azalbert est libre ! Vous pouvez entrer, msieur ! Allez-y !

Il s'est levé, et puis dirigé vers la porte que montrait la dame assise.Frappé doucement.

– Entrez !Il est entré, il se sentait mal à l'aise. Une dame entre deux âges, avec un chignon.

– Asseyez-vous ! Bienvenue à la maison du Bonheur à deux !Il s'est assis.

– Euh, non, madame, je… Je suis pas un nouveau client, je…– Ah-ah-ah ! Vous êtes livreur ?! Vous êtes facteur ?! Ah-ah-ah ! Non : vous êtes timide, c'est normal !Asseyez-vous bien confortablement au fond du siège, détendez-vous !

Il a soupiré.– Je… mon oncle est client chez vous, et il m'a parlé…– Nos clients satisfaits sont notre meilleure publicité !– Non, mais, euh… il m'a dit avoir rencontré une jeune fille, euh, dont il n'a pas voulu, et… euh, sicette jeune fille cherche, euh… peut-être que…– Tt-tt-tt. Reprenons par le début !

Elle a sorti un formulaire.– Votre nom-prénom.

Avalé sa salive.– Je veux dire : c'est comme si j'avais répondu à une annonce dans le journal. Peut-être qu'une devos clientes accepterait de me rencontrer, simplement, c'est elle votre cliente, pas moi.– Ah-ah-ah ! Vous croyez que ça marche comme ça ?! Et de quoi on vivrait, nous ?

Il a baissé les yeux.– Et… ça coûterait combien, pour la rencontrer, simplement ?– Attendez, attendez. Décrivez-moi la femme de vos rêves, jeune homme !

?– Euh, c'est une jeune fille de petite taille, très très petite taille, elle est bègue, d'origine polonaise,timide, effacée, gentille, sans prétention…– Ah-ah-ah ! Ah-ah-ah !

?– Il y a un problème ?– Au contraire ! Nous avons pile ce qu'il vous faut, pile ! Mais… si on vous trouve une compagne enmoins d'une semaine, du premier coup, il y a un bonus à régler : +30% !

Il a baissé les yeux. Est-ce qu'il ne ferait pas mieux de lui parler, au magasin ? Simplement, sansdépenser des milles… Mais, par l'agence, ce serait un gage de sérieux : il n'était pas un dragueur enchasse, prêt à l'abandonner, il était sérieusement épris d'elle, lui proposant le mariage, sérieuse-ment…– Reprenez-vous ! Le bonheur, ça fait tourner la tête, mais on s'en remet, vous verrez !

* * *

Square de la République, c'était là, oui. Deux heures moins vingt, il était très en avance. Peut-êtrechercher un banc… Mince, le banc là-bas, cette petite silhouette… Son cœur battait lourdement. Elleou non ?

Il a traversé, la rue, elle était à trente mètres. C'était elle, sa petite pâtissière chérie, mon dieu… Ilsouriait, il souriait… Mais non, attends, entre rencontrer et plaire, il y a un fossé, un abîme…

Elle était là, immobile, les yeux baissés, assise au bord du banc, les pieds au-dessus du sol. Avecun sac à mains sur ses genoux.

Approché, doucement.– Bonjour, manemoiselle…

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Elle a relevé les yeux, brusquement, comme perdue. Et elle l'a dévisagé en silence, interloquée.– j… jour…

Il a souri.– Ça fait plaisir de vous rencontrer en dehors du magasin, comme une personne.

Elle a baissé les yeux, souri. En silence.Long silence. Lui, il ne savait pas quoi dire.

– Je peux m'asseoir près de vous ?Elle a rougi, regardé sa montre, perdue. Il était pris d'un doute.

– Vous attendez quelqu'un ?– ou… ou-i… m… mais p… pour rien, k… comme n'habitude… p… pour…

Silence.– pour rien…

Oui, la pauvre. Il était touché.– Manemoiselle, c'est l'agence Bonheur à deux qui m'envoie.

Elle a écarquillé les yeux, et un immense sourire a illuminé son visage.– p… pour… m… moi…?– Oui, on a rendez-vous, tous les deux, je crois.

Elle est devenue toute toute rouge. Il y a eu un silence. Il s'est assis, près d'elle.– Je leur ai dit que je rêvais de rencontrer une jeune fille de petite taille, qui bégaye, timide. Qui res-semble à ma petite pâtissière adorée…

Rouge… rouge…– m… mais v… vous n… n'allez ê… ête tènement d… déçu…– Oh non : c'est ma petite pâtissière chérie, la vraie, c'est encore plus merveilleux…

Elle a reniflé, s'est essuyé l'œil, et l'autre.– p… par-don…

Elle pleurait, larmoyait, oui. Souriante, perdue.– s… c'est… un rêve…?– Non, je crois pas. C'est mon oncle, qui cherche une épouse, qui vous a rencontrée. Il m'en a parlé,et j'ai pensé à vous. Je me suis inscrit pour vous rencontrer. Parce que moi je ne vous rejetterai pas,non…

Reniflement.– m… mais…

Silence.– Mais ?– l… le j… gentil m… monsieur d… du jeudi soir, v… vous…

Silence.– y… y doit n'avoir d… des miyers m… maîtresses t… très belles, et grandes… intéhigentes…– Non. Il n'est pas riche, il n'est pas musclé, les filles l'aiment pas. Et il est stupidement romantique, àl'ancienne, il rêve d'une seule compagne, pour toujours.

Elle a mordu sa lèvre, les larmes coulaient sur sa joue.– s… si m… merveilleux, m… mais y… y n'aura l… la plus m… merveilleuse f… femme du monde…– Peut-être. En fait, il est amoureux, en secret. C'est un timide, pas un homme viril, dominateur.

Elle reniflait.– s… si m… merveilleux…– Et il va voir sa chérie une fois par semaine, simplement. Il fait semblant d'être client, parce qu'elletravaille dans un magasin, une pâtisserie…

Elle chancelait, émue, aux larmes.– Rue Saint-Jean.

Elle s'est crispée.– n… non…– Non ?– y… y n'a u… une seule p… pâtisserie rue s… Saint-Jean…– Oui, et je suis amoureux de la petite employée, si douce, si gentille, si jolie… vous, manemoiselle…

Elle a piqué un fard, la pauvre.– Depuis deux ans, oui. Et un homme, un vrai, aurait déclaré son amour, quitte à se faire gifler, jeterdehors. Pardon…

Elle pleurait, elle souriait, perdue.– Pardon… Et je… quand j'ai su, ou pensé, que vous cherchiez un mari, je… je savais pas si je de-vais… vous demander au mariage, au magasin… ou vous rencontrer, par cette agence…

Elle hoquetait, complètement brisée par l'émotion.

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– Je… j'ai trente ans, je suis technicien, locataire… je n'ai pas d'expérience amoureuse, je… je sou-haite pas de bébé, mais j'en souhaite si vous en voulez… je… je vous aime…

Elle a fermé les yeux, fort.– que…

Silence.– Mh ?– que v… vous d… devez v… vous dire j… je suis u… une salope…– Hein ? Non, pourquoi ?– in… infidèle, n… ne chercher un… un autre homme…

Gulp.– Un autre homme que moi ? Non, je comprends, je… suis pas beau, pas riche…– que…

Silence.– que j… je n'étais f… folle… folleu-z'amoureuse ne le gentil monsieur… du jeudi soir, m… mais jecroyais s… c'est tènement in… possibe, une amitié de… le plus gentil m… monsieur nu monde… j…je me su dite, j… je va d… donner mon corps un… un aute m… monsieur, p… peut-ête y… sera gen-til, aussi, un peu…

Il a souri, immensément.– Je comprends, manemoiselle. On est de gros très gros timides, tous les deux. On était amoureuxsans s'en douter, sans oser y croire. On était résigné. On savait pas quoi faire.

Elle a hoché le menton.Silence.

– Manemoiselle…Elle s'est tournée vers lui, très courageuse. Les yeux, ses jolis yeux, pleins de larmes.

– Est-ce que vous accepteriez de m'épouser ?Une nouvelle vague de larmes dans ses yeux, des hoquets lui ont secoué la poitrine.

– s… c'est j… juste un… un rêve…?– Ça vous paraît trop beau pour être vrai ?

Elle a hoché le menton. Et il lui a souri.– Alors on va faire ça autrement. Beaucoup plus doucement. A petits pas.

Et il… lui a passé le bras autour des épaules. Et elle s'est coulée contre lui, avec un soupir bien-heureux. Tout contre lui, et le contact merveilleux de sa poitrine, mon dieu…– On va se revoir, ici, encore et encore. S'habituer à être ensemble, à être heureux.

Il lui a fait une bise, dans les cheveux.– S'habituer au "bonheur à deux", oui… Ils l'avaient promis.

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AGENCE BIS

– Merde, c'est quoi qui bloque ?! Font chier !Francis en colère, oui. Les embouteillages, c'est jamais rigolo.

– C'est peut-être pas très grave, Francis : les magasins ferment à sept heures.– Mon cul, oui ! Eh, cousin, tu vas ptête acheter des conneries à n'importe quelle heure, mais moi j'airendez-vous !– Ah, pardon…

Oui, Francis avait proposé de l'emmener, acheter cette maquette, au magasin Machin, dans cequartier où il ne venait jamais. Dans le magazine de Décembre, il avait vu cette publicité, pour lesMustangs au 1/144, il espérait qu'il leur en resterait. Avec un raccord d'aile, il en joindrait deux, unsans verrière bulle et l'autre…– Mer-de !!! Six heures cinq, putain ! Qu'est-ce qui bloque, putain !?– Aïe, c'est pour des examens-radios ? Ou chez le dentiste ? Tu peux peut-être passer après, ils in-versent les clients…– Non ! C'est une femme ! Et ces salopes, è se croient méprisées si on les fait attendre ! Ça com-mence mal !

Ah, euh… Oui, il n'avait aucune expérience en la matière…– J'avais rendez-vous à six heures, merde ! Et c'est pas loin, la place là-bas, après ! Mais pour trouverà se garer, en plus, putain !

Oui. Lui, il rentrerait par le bus, c'était ce qui était prévu. En changeant Rue Machin, après le grandmagasin, pour prendre la ligne de chez lui.– Bon ! Gé, j'te d'mande un service !

? Qu'est-ce qu'on pouvait faire ? C'était bloqué…– Tu vas place Musset, là-bas devant, à gauche ! Tu lui dis, à cette salope, qu'j'arrive, qu'y a un bou-chon ! Le temps de venir, merde peut-être une heure ! J'sais pas, moi !

Gulp.– Allez, vas-y !– Euh…– Mer-de ! Putain ! Moi j'me casse le cul à te conduire ici, c'est moi qui paye l'essence, tu m'dois biença, merde !

Avalé sa salive. Pris au piège, oui, il semblait.– Mais je… euh, je la connais pas, cette femme…– Moi non plus ! L'agence m'a juste dit : 26 ans, cherche homme gentil !

Il a soupiré.– Et je… je demande à toutes les filles qui sont là…? "Euh… c'est vous qu'attendez ?".

Il espérait que Francis conclurait "Non, c'est vrai, ça colle pas".– Voilà ! Est-ce qu'elle est la femme de l'agence Nous Deux !

Pff. Il regrettait d'être venu.– Allez ! Tu sors ! Tu y vas ! Ça avance pas ! Merde : bientôt six heures dix ! Magne-toi le cul !

Il… il a mis la main sur la poignée, lentement, espérant un miracle, genre "Non, attends, ça redé-marre, devant". Silence. Il a… ouvert, il est sorti.– Merci, Gé ! A dimanche, ptête, si tu vas chez tes parents !

Vraisemblablement pas, non. Il a refermé. Regardé là-bas. La direction dont avait parlé Francis. Etil s'est mis en route, oui. Il connaissait pas le quartier. Il se demandait comment il retrouverait la RueGambetta, le magasin, sans partir du parking qu'il avait vu sur la carte, vendredi. Pfouh.

Marché, sans courir. Par-là. Jusqu'au carrefour, oui. D'accord ça obliquait vers… une place, là bas,assez loin. Avec des arbres. Sûrement la Place Musset dont avait parlé Francis. Le feu était au vertpour les piétons, il a traversé. C'était tout bouché, pour les voitures. A perte de vue. Soupir.

Traversé encore, et là il était sur le bon trottoir. Il serait rendu dans quelques minutes. Mais il sesentait mal. Accoster les jeunes femmes seules ? Soupir. Toutes ? Jusqu'à ce que ? Et il était six heu-res et quart, elle serait peut-être déjà partie. Oui. Ouf. Il aurait accompli son devoir. Il espérait mêmeque la place soit déserte. Il aurait obéi, simplement. Pour rien, ce serait pas de sa faute.

Marcher, avancer. Il s'est retourné mais là-bas, ça ne bougeait pas, du côté des files de voiture. Ilne serait pas sauvé in extremis.

Pfouh. S'il y avait des gens, des femmes… Avec des gamins ou quoi, est-ce que ça pourrait êtrel'une d'elles ? C'était quoi, cette agence, dont avait parlé Francis ? Une agence de rencontres entrecélibataires ? Ou une agence matrimoniale, pour divorcés ou quoi ? Et s'il commençait à aborder plu-sieurs personnes, tout le monde le regarderait d'un sale œil. "Qu'est-ce qu'il veut, celui-là ?" En l'évi-

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tant, en changeant de trottoir… Peut-être une des situations les plus inconfortables qu'il ait jamaisconnues… Peut-être qu'il aurait dû avoir le cran de dire non, pas question.

Il arrivait à la place. Et ouf, il n'y avait pas plein de monde. Il a traversé, jusqu'aux arbres. Auxbancs, vides. Bon, il faisait le tour, et ce serait "contrat rempli", ouf. Un pépère qui promenait sonchien, c'était pas ça. Un banc vide, avec un pigeon sur le dossier. Pfouh, il se sentait mieux. Justeregarder encore là-bas, derrière ces arbres…

Aïe. Merde. Une fille assise. Non, c'était une fillette, pas une femme, ouf. Mais… bizarre, un sac àmains… Et, oui, de la poitrine, une petite naine, simplement. Adulte. Avalé sa salive. Oui, et pour unenaine, il faut peut-être passer par une agence, pour trouver un homme, ça collait. Même si celle-làétait super jolie, de visage, cheveux. Hum.

Il allait devoir lui demander. Elle ne regardait pas sa montre. Elle regardait par terre, l'air toutetriste, comme si elle pensait que Francis ne viendrait pas, qu'il lui avait posé un lapin.

Bon, vingt mètres, ou dix, dernières secondes. Lui demander. Et… enfin, c'était moins pire, avecune seule personne, et donc la bonne, que s'il avait dû aborder douze femmes, en errant de l'une àl'autre, perdu…

Il dirait : "Excusez-moi, est-ce vous qui attendez quelqu'un, de l'agence Nous Deux ?". Ça collait.Mais comment dire que ce n'était pas lui, l'homme en question, mais… Pfouh, il verrait. La premièrequestion était de savoir si c'était elle, ou si la femme de Francis était déjà partie, dépitée par le retard.

Non, en s'approchant, ça ne pouvait pas être elle. Elle était très, très, très jolie, cette fille, elle n'au-rait pas eu besoin d'une agence, pour trouver des hommes. Petite naine adorable, délicieuse, non cen'était pas ça.

Juste confirmer, en demandant.Il s'est arrêté, près d'elle. Eclairci sa gorge. Elle a levé les yeux, grands jolis yeux verts… Veinard

de Francis, si jamais…– Pardon, madame… Mon cousin avait rendez-vous ici avec une personne de l'agence Nous Deux.Serait-ce vous, pardon ?

Elle… a cligné des yeux, souri. Elle s'est levée, enfin, elle s'est laissée glisser au sol, depuis lebanc, très haut pour elle. Elle souriait, elle était belle…– ou… ou-i… m… mer-ci… m… mer-ci, pardon…

Bègue, gentille.– Pardon, c'est mon cousin qui s'excuse. Il est pris dans les embouteillages, là-bas. Il va être très enretard. Il est désolé.

Elle souriait, elle le regardait dans les yeux, d'en bas, tout en bas, petite naine en sucre. Il avait lecœur serré. Peut-être qu'il devrait s'adresser à une agence, lui aussi. Il y a des filles adorables aumonde, ça existe, donc. Et ne pas rester tout seul, à se lamenter sur son sort.– ou… i, m… mer-ci…

Avec ce sourire, si gentil. Lui aussi, il souriait, sous le charme. A moitié amoureux.– Je… manemoiselle, je… je vous souhaite… beaucoup de bonheur, avec mon cousin ou un autre…

Elle a baissé les yeux, rougi. Tellement adorable, mon dieu.– Mon cousin va arriver, dans… peut-être une demi-heure, une heure, il sait pas. Il faut que ça sedécoince, qu'il trouve à se garer, qu'il courre vous rejoindre…

Elle a hoché le menton.– m… mer-ci…

Oui. Gentille.Bon.

– Voilà. Je vais vous laisser, je… je l'avais accompagné, pour aller faire une course, dans un magasin.Je vais y aller.

Elle l'a regardé, avec comme… un petit air triste. Et si ça voulait dire "ne me laissez pas touteseule", il serait resté, trois heures plutôt qu'une… Mais il ne savait pas.– Bonsoir manemoiselle, je… suis heureux, très heureux de vous avoir rencontrée…

Elle a rougi, baissé le menton.– m… mer-ci…

Silence, oui. Allez…– t… très heureuse au-ssi, v… vous avoir r… rencontré…– Oui, merci. Mon cousin s'est dit que ce serait triste que vous attendiez en croyant que personne nepensait à vous.

Les yeux baissés. Les pommettes rouges. Si jolie, mon dieu. Il ne l'a pas dit, mais il pensait "j'es-père vous revoir, vous avoir pour cousine par alliance, bientôt…"– Bonsoir, manemoiselle, merci…– s… soir…

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En croisant ses jolis yeux, une dernière fois… Il s'est retourné, et il est… parti. En retenant de grostrès gros soupirs. Oui, ça existe, des filles comme ça. Et seule, pas mariée à un milliardaire, ça chan-geait la face du monde.

Il a traversé, la rue. Allant devant, n'importe où, il verrait bien. Il était sur un nuage.

* * *

Il n'y avait personne, apparemment.– Allô !!!

Ah si, Francis.– Bonsoir Francis, c'est Gérard, Nesey.– Ah salut cousin ! J'étais en train de programmer le truc, là ! VHS !– Tu préfères que je rappelle plus tard ?– Hein, non, c'est fait. Hop ! Qu'est-ce tu deviens ? T'as trouvé, ta maquette pourrie, qu'tu cherchais,l'aut' jour ?– Euh, non, je… Enfin, il y avait des trucs, mais… et… et toi…? Tu as réussi à vaincre les embou-teillages ?– Putain ! Trois heures ! Presque TROIS heures ! Putain !

Aïe…– Elle… elle était partie…?– Hein ? Qui ? Ah, la femme que j'devais voir ? Non ! Ste conne ! Mais t'as vu ça ?! Une naine ! Ah-ah-ah ! Une naine !

Avalé sa salive.– Oui, toute gentille, jolie…– Hein ? Arrête ! J'l'ai envoyée chier, putain, une naine !

Mon dieu… Elle avait attendu Francis trois heures, si gentiment, et…– Arrête ! Imagine, t'essaye de rentrer ton machin dedans : ça rentre pas, ah-ah-ah ! Non-merci !J'suis pas pédophile moi !

Il a baissé les yeux, il se sentait très triste.– … mais toute jolie toute douce… et toute silencieuse et faible…– Hein ? J'sais pas ! J'suis pas allé explorer ces tares !– J'espérais que tu allais l'épouser…– Hein ?! Connard, j'pensais pas mariage ! Les femmes, tu les laisses délirer avec leurs scénarios à lacon, tu les baises et rebaises, et après tu les envoies chier !

Oh, mon dieu…– J'préfère que tu l'aies laissée, alors, la pauvre…– Hein ? Pauv' merde, oui ! Grande comme ça, et ça se cherche un mec, putain ! Y'en a qu'on pas lahonte ! Qu'ch'ais même pas quelle position y faudrait, avec des jambes atrophiées, putain, ah-ah-ah !

Il était triste.– Et elle… elle a dit quoi, quand t'as dit qu'tu voulais pas d'elle ?– Hein ? J'sais pas, rien à foute ! J'me suis barré, putain, j'ai été trop con, de poireauter trois heures,pour "ça" ! Eh, avant, avec ces agences de mariage et tout, j'm'étais trouvé deux salopes, putain, dessuper-coups ! Mais quand è s'mettaient à parler robe blanche, ciao ! Faudra que j'réessaye !

* * *

Une voix très forte dans l'écouteur :– Agence Nous deux bonjour !

Avalé sa salive.– Euh, bonjour madame, pardon…– Y'a pas d'mal, ah-ah-ah !

Il cherchait les mots.– Vous désirez ?

Avalé sa salive.– Euh, non, je… je m'adresse à vous, euh, mon cousin a rencontré, par le biais de votre agence,une… jeune fille, et…

Il cherchait les mots.– Et il y en a des centaines d'autres !– Euh, non, je veux dire… il a pas voulu d'elle, mais je… je serais, personnellement, candidat, à…– Comment elle s'appelle ?

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Aïe, oui, bien sûr.– Je… sais pas, pardon… Mais c'est une jeune fille de très très petite taille, bègue…– Ah ! La naine !? Ah-ah-ah !

? Avalé sa salive.– Il… serait possible de la rencontrer, peut-être ? euh, si mon profil, euh… lui paraissait…– Non, ben La Naine, elle est plus chez nous ! Après vingt rencontres pour rien, elle s'est cassée, ellea tout arrêté ! Ah-ah-ah ! Vingt ! C'était le contrat, nous on l'aurait bien prolongée, mais il fallait repas-ser à la caisse, eh oui !

Il a baissé les yeux, infiniment triste. Tous ses rêves s'écroulaient, même si ç'avait été sans réelespoir, de toute façon, pour lui.– Eho ! Vous êtes toujours là ?!– Oui…– Mais on a des tas de femmes fantastiques, croyez-nous !– Au revoir.

Et il a raccroché. Infiniment triste, oui.

* * *

Il a évité une crotte de chien, encore. Avec des mouches, beuh… Bon appétit. Enfin, non, il nemangeait pas par appétit, lui, de toute façon. Seulement par habitude. Et par gourmandise. Oui, unchoux chantilly bien sucré, bien dégoulinant, miam…

Tiens, justement, là-bas : "Pâtisserie". Il a souri. Allez, pourquoi pas ? Deux choux chantilly, deux.Ou trois, en guise de repas, carrément…

Il n'a pas regardé la vitrine, il verrait bien. Il a poussé la porte, est entré.???La… l'employée derrière le comptoir, servant les gens, c'était la petite naine de Francis…! Si jolie,

si délicieuse et calme… En blouse blanche, toute propre sérieuse.– Moi j'dis toujours : avec les cons, faut faire comme avec les cons !– Ah-ah-ah ! Pierre tu m'fais mourir de rire !

Elle, elle cherchait la monnaie, en silence jolie.– Putain Odette, tu fais quoi avec le gigot ?– Ben des aubergines !– Ah ouais ! C'est vrai !

Toute silencieuse et triste, jolie.– Allez, on y va ! Les gosses auront leur dessert !– Qu'y fassent pas chier !

La petite jeune fille a murmuré quelque chose, un au revoir, bégayé doucement. Lui, il avait lecœur serré… Les gens sont partis, lui s'est approché.

Elle a relevé les yeux, et comme tressailli. Bouche bée, perdue. Comme si elle le reconnaissait,comme si c'était très gênant, au milieu de son travail, de se voir rappelée qu'elle cherchait un homme.– Bonsoir manemoiselle, vous… me reconnaissez…?

Et son visage s'est éclairé, en un sourire. Très grand sourire, merveilleux. Elle a baissé les yeux,rougi, hoché le menton.

Silence. Si jolie, elle était, mon dieu.– Je… j'étais rentré pour un gâteau…

Elle a tressailli.– ou-ou… i, p… par-don…

En allant à la vitrine. Oui, mais il ne voulait pas passer pour un goinfre, il ne savait pas quoi dire. Ily avait des mille-feuilles, des flans.– Je… prendrai un flan, s'il vous plaît…

Elle a pris un flan avec sa pince savante, oui. Penchée, le bras tendu, et… la jolie courbe de sonsein, hum. Gérard… Il a sorti son porte-monnaie. Combien ça coûtait ? Un quarante ? Oui, il avait,pile.

La petite jeune fille faisait un paquet, il aurait pu dire que ce n'était pas la peine. Et puis… elle l'aapporté, sur le comptoir. Dans quinze secondes, ce serait fini… Mais il reviendrait, sûr…

Elle a ramassé les pièces.– m… m… mer-ci… m… monsieur…

Il a pris le flan.– Merci à vous.

Elle a relevé les yeux. Et il a croisé ses grands jolis yeux, si doux. Et si tristes aussi.

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– Manemoiselle, je… je voulais m'excuser, pour l'autre jour… A cause de moi, vous avez attendu,tellement, et… mon cousin m'a dit que… enfin, il a été affreusement méchant, je crois… pardon…

Elle a baissé les yeux. Oui, c'était peut-être déplacé d'en parler ici.– Je… moi j'aurais… fait autrement, je… je vous trouve si jolie, si douce et gentille et faible… j'ai télé-phoné à l'agence, pour vous rencontrer, moi, mais… vous n'étiez plus là…

Elle a reniflé. Comme au bord des larmes.– Mademoiselle, ne désespérez pas. Un jour vous trouverez, vous méritez…

Elle a relevé les yeux. Les yeux plein de larmes, oui, la pauvre. Ça lui fendait le cœur.– Et attendu trois heures mon cousin, à cause de moi, pardon, pardon, manemoiselle…

Ses lèvres tremblaient.– j… je n… n'espérais y… y ne vous r… ressembe…

? Il a souri.– Non, très différent. Mais c'est gentil, infiniment gentil, de me dire que vous avez espéré quelqu'unqui me ressemble…

Elle pleurait, oui. En silence, la pauvre.– s… si j… gentil, et… calme… s… sérieux, et… et beau…

???– Moi ?

Un immense sourire lui venait aux lèvres.Et elle… a hoché le menton, avec un très petit sourire, tout chiffonné par les pleurs…

– Mais moi je suis tombé amoureux de vous, manemoiselle… Je serais le plus heureux des hommes,si peut-être, tous les deux, une amitié devenait possible… ou ce que vous voulez…

C'était maintenant un grand sourire qui illuminait son visage. Même les yeux dégoulinant de lar-mes.

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PHARMACIE

Une trace suspecte sur le trottoir, genre crotte de chien étalée. Il a contourné ça, prudemment.– Pardon !

? Une dame qui poussait un machin à roulettes, genre déménagement.– R'garde où tu vas, pauv' con !

Euh, oui, pardon. Relevé le nez, un peu. La rue, ensoleillée, magasins. Pas grand monde ce matin.Samedi matin, le jour des achats familiaux, pourtant, il avait entendu dire. Non, pas grand monde.

? Là-bas, sortant de… une pharmacie, cette petite silhouette… Oui, c'était sa petite pâtissière mi-gnonne, en civil… Il souriait. Oui, il avait tort de regarder toujours par terre…

Elle venait par ici.– 'Jour Manemoiselle…

Même si c'était idiot : hors du magasin, il fallait la laisser tranquille. Elle ne le reconnaîtrait pas.Elle s'est arrêtée, levant les yeux, et un très gentil sourire, en le reconnaissant. Incroyable, si mer-

veilleuse cette fille.– j… jour… m… merci…

Merci ? Il souriait aussi. Tellement heureux de la revoir, sans comptoir au milieu. Elle tenait un petitpaquet, avec une grande croix verte, Pharmacie.– Vous… vous êtes malade, manemoiselle…?

Et merde, il a réalisé une seconde trop tard qu'il aurait mieux fait de se taire. Si elle était venuechercher ses pilules contraceptives, la question était franchement indécente…

Elle a baissé les yeux, vers son paquet.– n… non… que…

Il cherchait les mots pour rattraper son impair. Parler d'autre chose ? Dire au revoir ?– que s… c'est m… mes globules, que… que l… le docteur du travail, y dit…

? Bon dieu, si elle avait une leucémie, la pauvre.– C'est grave ? Je pourrais donner mon sang, si vous avez besoin…

Elle a souri, timide.– m… merci… m… merci… m… mais n… non, p… pas très grave, j… je crois… y ne disait j… je doisn'ête k… comme ça depuis toujours…

Il ne l'avait jamais autant entendue parler. Et il était heureux de l'écouter, de la mettre en con-fiance, un peu.– C'est une anémie ?– n… anémique, ou… i… y n'a dit… m… merci…

Merci ?– v… vous êtes un… peu d… doc-teur…?

Sourire.– Euh, non. Non, pas du tout. Juste j'ai entendu que… Enfin, les personnes un peu faibles, le langagecourant les désigne comme "un peu anémiques"…

Elle a eu une petite grimace.– p… par-don…

?– Non, je voulais pas dire… Au contraire, manemoiselle… Que vous soyez faible et toute toute douce,c'est ce qui fait votre charme infini… J'ai peur que ces médicaments vous changent…

Elle a cligné des yeux, cherché les siens, un grand sourire aux lèvres.– m… mon… ch… charme, m… moi…?

Comme éberluée.– Oui. Les hommes préfèrent les petites jeunes filles faibles, pas les femmes fortes, vous saviez pas ?

Elle avait les lèvres entrouvertes, comme buvant ses paroles, émerveillée.– Et sur tous vos clients fidèles, mâles, au moins un sur deux doit être amoureux de votre faiblesse,votre gentillesse timide…

Elle a baissé les yeux, en rougissant. Oui, parce que c'était une déclaration d'amour. Peut-être leprenait-elle pour un de ces mâles en chasse, roucoulant n'importe quoi pour la tirer sous les draps… Ila soupiré. Non, la laisser tranquille, pardon.– Je vais vous laisser continuer vos courses, manemoiselle. Ça m'a fait plaisir de vous revoir, commeune personne…

Elle était encore toute rouge, le nez baissé. Il a dit A bientôt.Il est parti, après un dernier regard sur sa jolie petite personne…

* * *

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Bon, il était ridicule, il en avait conscience, c'était le principal. Rester lucide.Pourquoi reviendrait-elle chaque semaine à la même heure, à la même pharmacie ? Et à vingt

secondes près, il l'aurait manquée la semaine passée, la même coïncidence ne pourrait de toute fa-çon pas se reproduire. C'était impossible.

Non, c'était simplement une promenade pour rien, pour penser à elle. Comme revivre ce bonheurde la semaine passée. De l'avoir revue, sans blouse blanche. Si jolie, dans un ensemble beige, sidiscret, joli. Il revoyait avec tendresse son doux visage levé vers lui, tellement plus proche qu'à la pâ-tisserie, jeudi.

Oui. Juste marcher, dans cette direction comme dans n'importe quelle autre. Les gens normaux sepromènent, vont faire des courses, il ne faisait que se rapprocher de la normale en ne restant paschez lui. Simplement. Et il n'y aurait personne ou il y aurait n'importe qui. Il passerait son chemin.Ou… il irait jusqu'au croisement après, ferait demi-tour, pour tenter sa chance une deuxième fois.Tomber sur elle "par hasard", oui… Même si ça n'arrive qu'une fois dans une vie, ce genre de miracle.Et si ce n'est pas un bien gros miracle, certes…

Ou bien, il s'arrêterait devant la vitrine du magasin avant la pharmacie. Trois grosses minutes, enfaisant semblant de regarder les choses. Maximiser ses chances… Il était ridicule, oui, et alors ? Ilétait amoureux, ça excuse tout, enfin ça explique. Les chats mâles se font écraser pour retrouver leurcopine, lui était presque sage en comparaison. Oui, lever le nez quand même, pas se faire écraser…

??? Là-bas, le magasin après la pharmacie, devant la vitrine… sa petite pâtissière !!! Bon dieu, lemiracle, impossible… Est-ce qu'il pourrait dire bonjour ? Sans l'importuner, deux semaines de suite ?

Elle n'avait pas de petit paquet, cette semaine. Elle regardait la vitrine. Simplement. Sport 2000. ?Passionnée de sport, petite jeune fille ? Tellement éteinte, fragile, il était étonné. Elle… bougeait,elle… a semblé regarder par ici, et puis elle est retournée à sa vitrine, en rougissant en quoi, commetimide perdue. Elle l'avait vu, lui ? Elle ne voulait plus être importunée ?

Ils étaient à quinze mètres l'un de l'autre. Il marchait vers elle, son cœur cognait.Elle… elle tremblait, la pauvre. Comme toute émue, perdue. Elle ne regardait pas dans la vitrine,

non. Elle se regardait dans le reflet ou quoi, il ne comprenait pas. Elle… a serré ses poings, baissé lementon. Et… elle s'est mise en route, vers ici… Ils allaient se croiser. Son cœur battait. Est-ce qu'ilavait le droit de l'aborder à nouveau ? Elle avait les yeux baissés, elle marchait, tremblante. Elle…relevait les yeux…

Il… il souriait… Il… dirait "Bonjour Manemoiselle", simplement.Elle avait dépassé la Pharmacie, elle n'y allait pas aujourd'hui, non.Elle… l'a vu. Et elle a avalé sa salive, comme pas vraiment surprise. Comme si elle avait deviné

que son fidèle client du Jeudi soir repasserait ici pareillement, une semaine après… Elle lui souriait,mon dieu. Et il souriait aussi.

Ils se sont arrêtés en se croisant.– Bonjour manemoiselle, très heureux de vous revoir…

Elle a baissé les yeux, rougi.– t… très… très heureuse…

? Elle semblait sincère. Comme si ce n'était pas une simple politesse, professionnelle.– Le hasard fait bien les choses, c'est… incroyable…

Rouge, rouge, la pauvre… Oui, elle devait deviner que c'était un mensonge éhonté, il était revenuen espérant la revoir. Oui, enfin, que dire ?– Pardon, non, c'est peut-être pas le hasard… Je revenais, j'espérais… Pardon… Revoir ma petitepâtissière gentille, sans comptoir au milieu…

Rouge… Silence. Il avait de la chance : elle était trop douce gentille pour s'offusquer, lui mettre unepaire de claques.– m… moi o… aussi… n… ne reviende, m… même si je prends p… plus les médicaments…

?– Vous prenez plus vos médicaments pour les globules ?

Elle a relevé les yeux, cherché les siens. Souri en voyant qu'il n'était pas fâché ou réprobateur ouquoi.– n… non… j… je n'essaierai g… garder l… le charme v… vous trouvez… de moi…

??? Il souriait, souriait…– Merci. Merci infiniment, manemoiselle…

Elle a baissé les yeux, rougi, encore.– Et vous verrez, vous rencontrerez un milliardaire, quelque chose. Vous séduirez un prince char-mant… Avec votre douceur, votre faiblesse gentille, c'est imparable…

Toute toute rouge, la pauvre…

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Mais, elle a secoué la tête. Aïe.– Non ?

Elle voulait dire qu'elle avait déjà un fiancé ? Qu'elle préférait celui-là à tout autre ? Bien sûr, l'air siromantique et tendre, petite chérie.– j… je préfère l…

Silence.– Votre amoureux, oui, bien sûr. Je comprends.

Elle secouait la tête, gardant les yeux baissés, timide.– m… meu… ssieu…

Silence.– Oui ?– que j… je dois v… vous avouer, p… par-don…

? "Avouer", confidence ? Il était à la fois heureux de cette proximité, et gêné de l'avoir brusquée,pardon. Mais qu'y avait-il à "avouer" ? Peut-être préférait-elle les femmes aux hommes, se savait con-damnée pour ça.– j… je regardais pas l… les ballons f… fotballe…

? Dans la vitrine ?– Non ?

Elle secouait la tête.– j… je espérais… p… peut-ête, s… ce matin… ne… ressembler ne la s… semaine dernière…

?? Bon sang…– Se revoir, tous les deux ?

Il souriait si fort que ça faisait presque mal.Et elle a hoché le menton, coupable.

– Manemoiselle, moi aussi, je… Je venais seulement là en espérant vous revoir… Pas de course àfaire ce matin…

Rouge, la pauvre… Souriante, confuse.– Manemoiselle, je… je voudrais vous aider, vous épauler… Si l'amour que j'ai pour vous peut vousaider à prendre confiance, à trouver l'homme que…

Elle a secoué la tête. Gulp. Non ? Qu'est-ce qu'il avait dit de mal ? Elle avait dû déjà comprendrequ'il était amoureux d'elle, elle ne voulait pas qu'il le dise en clair ?– l… l'homme que… je rêve…

Il a avalé sa salive, un peu déchiré entre l'attention pour l'aider et la tristesse, la jalousie.– s… c'était l… le…

Un acteur ? Un champion ? Un journaliste ?– le s… si gentil m… monsieur qui… qui n… ne vient l… le Jeudi soir, pour un flan à la vanille…

?? Comme lui ?– Incroyable coïncidence… Mais s'il a les mêmes goûts que moi, vous allez connaître une histoiremerveilleuse, c'est sûr… Ayez confiance.

Elle souriait, perdue. Toute cramoisie.– et…

Silence. Si timide, oui… Pour avouer ces sentiments, dont elle n'avait peut-être jamais parlé à per-sonne. A un inconnu, finalement, pardon…– l… le s… samedi m… matin, y… il vient n… ne à côté l…

Sa voix s'est étranglée. Silence.– Samedi matin, on y est, manemoiselle. On peut aller là-bas. Je le connais pas, mais je… je pourraislui parler, ou… Il… va vous reconnaître, dire bonjour, je dirai que je suis votre cousin, je lui parlerai devous, de…

Elle avait fermé les yeux.– y… ne vient à c… côté l… la f… pharmacie…

??? Il souriait, non, il comprenait de travers, c'était pas possible…– Celle-ci ?

Elle a hoché le menton, confuse perdue.– C'est… moi…???

Elle a serré ses paupières, elle tremblait, toute entière. Elle a… hoché le menton.Bon dieu…Il se sentait perdu, il… il a levé les bras, lui prendre les épaules, très doucement. Elle a tressailli,

tremblante. Petite chose, si faible, délicieuse.– La prochaine fois, on se donnera rendez-vous…

Et il… lui a fait une bise dans les cheveux, tendrement. Et une deuxième …

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PIPI-CACA

La dame a soupiré.– Ben, ma grande, j'sais pas. Là, dans ta vitrine, ça s'appelle comment, ce truc ?

La petite jeune fille s'est approchée, gentille.– u… une… u… gé-hoise ca… ca… f… fé…– Une génoise au caca ! Ah-ah-ah !

La petite jeune fille a baissé les yeux, très malheureuseuse, coupable.– Et si je préfère une génoise verte, c'est pipi-pistache ?! Pipi-caca ! Bravo !

Elle… elle allait pleurer, il… il ne pouvait pas.– Madame, s'il vous plaît…– Hein ? Ouais, deux minutes ! J'ai presque fini !– Non, je suis pas pressé. Mais je vous laisserai pas enfoncer la gentille demoiselle qui sert, la pau-vre…– Hein ? Mais elle est ridicule ! Pourquoi è fait ce métier ?

Elle… pleurait, la pauvre. Sans bruit, les larmes coulaient…– Madame, cette jeune fille est très douée, pour rendre la monnaie, elle fait de merveilleux paquets,jolis et propres…– Si è sait pas parler ! Ça sert à rien !– Elle parle, difficilement, elle essaye. Et c'est touchant, pour beaucoup de gens qui passent. Sesbégaiements et ses silences, ça fait partie de son charme…– Du charme ?! Cette ptite crotte ? Ah-ah-ah !– Oui, un charme infini, pour certaines personnes. Et pour d'autres : non. C'est la vie.

Dans ses larmes, l'ébauche d'un petit sourire, et c'était merveilleux.– A l'école, mes camarades de classe se moquaient d'un bègue parmi nous. C'était méchant. Et il étaitplus doué que nous en dessin, c'était un garçon bien.– "La parole sort de la bouche des enfants" ! T'es bègue : vas te cacher, espèce de nullasse, ratée !– Entre adultes, on peut trouver d'autres mots, voir les bons côtés, des gens… Les aider s'ils ont be-soin d'aide… Les épauler pour simplement qu'ils trouvent la force de vivre, avec leur petit handicap,pas grave.– Oh-là-là ! Les violons ! N'importe quoi ! Tu t'prends pour Mère Thérésa, ptit con ?! Baratine-la si tuveux, mais avec moi, ça marche pas ! Moi, ptite conne, tu me mets la génoise au caca, celle-là, oui !

Et elle a fait le paquet, doucement. Appliquée.– C'est comme l'autre connard de footballeur, arabe, qu'a mis un coup de tête, et qui reste l'idôle desFrançais ! Hein ?! Tu lui trouves des excuses, à lui aussi ?!

Il n'a pas relevé. L'important était de détourner la colère de sa petite chérie.– Et y passe à la télé et tout, scandale ! Avec mille journalistes pour trouver de bonnes explications, etmerde ! C'est vrai, hein ?! Bon, ptite crotte, c'est combien, qu'y coûte, ton gâteau-caca ?

Elle avait fini le paquet, mais semblait terrorisée. Préparant ses syllabes, tremblantes.– t… t… t…– Ah-ah-ah !– t… t…

Il s'est approché de la vitrine. Le bord où était resté le petit carton.– Treize euros, madame.– Merci ! Toi, t'es vraiment une incapabe !– Il faut l'aider… plus elle est paniquée, plus elle sera coincée…

Elle rendait la monnaie, tremblante.– Non mais ! Regardez-moi ce déchet ! Alors qu'y'a des filles très bien qui sont au chômage !– Moi je la trouve très bien, madame. Et mieux que ça encore…– Les hommes, ça pense qu'à coucher ! Avec des filles sans grâce ni cervelle ! Ça peut pas com-prende !

Et elle est partie, avec une démarche victorieuse, sur ce mot de mépris, final.La porte s'est refermée. Et il s'est tourné vers la petite jeune fille. Toute émue, les yeux mouillés.

Mais elle s'était essuyée les joues, n'était plus en larmes.– Ça va, manemoiselle ?– m… m… mer-ci… m… mer-ci… merci…

Tout gonflés de larmes, ses yeux. Tout emplis de reconnaissance, muette.– Mon père, aussi, était bègue, étant enfant. Il a été guéri par des conseils, simplement…

Elle a hoché le menton, grimaçant un demi-sourire, comme toute heureuse qu'il dise ça.

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– Manemoiselle, ça vous dirait ? de rencontrer mon père ? il pourrait vous raconter son histoire…C'est peut-être différent, mais… peut-être un espoir…– m… mer-ci… m… merci…– Ça vous intéresse ?

Elle a hoché le menton, gentille.– Bien. Je vais voir ça avec lui, je vous téléphonerais quand on pourrait se rencontrer, tous les trois.Ou quatre, si vous voulez venir avec votre petit ami, pas partir comme ça seule, dans l'inconnu…

Elle a baissé les yeux, rougissant ou quoi. Mais la porte s'est ouverte, des gens entraient. Elle estallée chercher la part de flan traditionnelle, pour lui. Oui.

* * *

Ils arrivaient. A peine mis quarante minutes, aujourd'hui. Ça circule bien, le dimanche matin. Prèsde lui, Patricia restait silencieuse. Ligne droite, pas de feux, il a tourné la tête vers elle, et elle a dé-tourné les yeux, timide, oui. Surprise en train de le regarder, le dévisager, encore. Il a souri, est re-tourné à la route.– p… par…d… par-don…– C'est rien, c'est normal. A la pâtisserie, c'est moi qui vous regarde, longuement, pendant que voustravaillez. Là, je conduis. Vous avez le droit de me regarder. C'est merveilleux que je sois pas toutseul, aujourd'hui.

Silence. Oui, ils n'avaient rien dit, en quarante minutes. Rien dit, depuis leurs bonjours, présenta-tion, Gérard Nesey et Patricia Niezwska, oui.– Oui, on est plutôt des silencieux, tous les deux. On regarde, simplement.– ou… i, par-don…

La Rue Machin.– On arrive.

Et il a pris l'embranchement, vers le parking. Cherché une place, trouvé. Et puis ils sont sortis. Il l'aconduite vers le bâtiment, l'appartement. Sonné à la porte. E. & E. Nesey, oui, Emile et Edith, PapaMaman.

Patricia était toute intimidée. La pauvre.La porte s'est ouverte.

– Salut les jeunes !– Jour Mman.– Entrez !

Ils sont entrés, et il a fait une bise à sa mère.– Allez ! J'embrasse tout le monde !

Et elle s'est penchée, faire une bise aussi à Patricia.– Entrez ! Papa est dans le salon !

Ils sont passés à côté, et :– Mon Papa : Emile Nesey, et mon amie : Patricia Niezewska…

Patricia a baissé les yeux, rougi.– Une timide comme toi, fils ?

Et Papa l'a prise par les épaules, quand même, en lui faisant une bise sur chaque joue.– Venez on va s'asseoir. Je terminais d'installer le couvert. Tout est prêt.

Oui, Patricia admirait peut-être ces phrases parfaites, d'ancien bègue, guéri.– Patricia, installez-vous ici, et Gérard, là. Edith : voilà. Oui, on prend l'apéritif à table, vous avez vu,les travaux, là, ça avance, mais c'est pas fini. On aura un salon super, le mois prochain. Si vous reve-nez, tous les deux.

Il a… euh, rougi, hésité à dissiper le malentendu. Et Patricia avait aussi les joues rouges, les yeuxbaissés.– Vous vous ressemblez tous les deux : aussi causants, aussi à l'aise ! Vous allez bien ensemble !

C'était touchant, mais… euh… Patricia n'a pas démenti, seulement souri.– On n'a pas élevé nos enfants comme ça ! Le frère de Gérard est hyper-actif, sociable, bon-vivant !

Patricia le regardait, très doucement, et ils… se sont souris, oui.– Comment ils se regardent, Mimile, t'as vu ? Si c'est pas mignon…– Oui, c'est sérieux, vous ? Gérard nous a jamais ramené d'amie à la maison, ni mentionné une seuleamie, jamais, vous êtes la toute première ! C'est peut-être le bon numéro ! Du premier coup, fiston ! Aton âge, il était temps ! On va faire connaissance, se raconter tout ça !

Avalé sa salive.

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– Euh, Patricia ose pas tellement parler, Ppa, tu sais. Comme je te disais. Avec son bégaiement, elleest… un peu sur la retenue.– Ouais, on verra ça ensemble. J'ai prévu s't'après-midi. Une heure d'exercice, comme on m'avait faitquand j'étais petit. Et on recommencera ptête le mois prochain, hein ? Toi, pendant ce temps, t'aide-ras ta mère, pour les trucs de la cave, c'est pas le boulot qui manque !

Il a hoché le menton.– Merci, Ppa.– m… mer… s… ci…

* * *

Voilà, la Rue F. Gautet, on était rendu. Après quarante nouvelles minutes de voiture. Quaranteminutes a être regardé, gentiment, par Patricia.– Je vous dépose par là, en passant, ou… je me gare ?

Une place, là, oui. Il s'est garé. A quarante mètres de son immeuble, Patricia. Il lui a souri, et elle aregardé ailleurs, rougi, encore.

Mais elle ne descendait pas. Alors il a éteint le moteur. Silence. Sourires, tous les deux.– Je suis content d'être là, avec vous, Patricia…– m… moi… aussi…

Sans bégayer, presque.– Il vous a dit des choses intéressantes, mon papa ?

Elle a cherché ses yeux, courageusement.– j… Gé-rard…

Silence.– Oui, Patricia.– j… je v… vous remercie t… tènement, et… et…

Elle a baissé les yeux.– Et le mois prochain, peut-être qu'on pourrait retourner, ensemble, là-bas ?

Elle a fermé les yeux, souri. Très doucement. Semblant dire Oui, implicitement. Chouette… Maisson sourire s'est éteint. Silence.– Un problème, Patricia ?

Elle a cherché l'air, pour parler, dire quelque chose. Peut-être comme Papa lui avait conseillé.– j… Gé-rard… que… j… jamais n… ne toute ma vie, k… quéqu'un ne me dire j… je ai d… ducharme… m… mer-ci…

? Oui, "un charme infini", il avait dit, à la dame méchante.– C'était sincère, Patricia.– m… mer-ci… et… et penser j… je n'aurais un… un petit ami, m… moi…

Il a souri.– Oui, et il aurait eu de la chance… Je suis candidat, Patricia, s'il n'y a personne, dans votre cœur…

Elle a rougi, très fort.– Mais je veux pas vous ennuyer. Si vous préférez un ami de rien du tout, ça me va aussi. Ou unesimple connaissance, qui vous aide, avec son père.

Silence.– v… vote p… papa, y… m'a dit v… vous êtes s… seul, sans ami, du tout, depuis tènement d'an-nées…

Il a souri.– Oui. Dans un exercice, pour parler de tout, de rien ?

Elle a secoué la tête.– v… vote p… papa y… ne s'inquiète v… vote cœur, v… vote moral… vote v… ie…

Soupir.– Bah, y'a des gagneurs, comme mon frère, et y'a des perdants, qui attendent juste de partir, en es-sayant d'attendre que Dieu le décide, ou un microbe, un accident.

Croisé ses yeux, encore.– j… Gé-rard, s… si vous… z… z'espérez u… une amie… que… que…

Elle a baissé les yeux, soupiré.– Que je dois pas me faire d'illusions ? De votre côté ?

Elle a secoué la tête. Soupiré. Cherché les mots. "Non", ça voulait dire "Non, ne vous faites pasd'illusions" ou bien "Non, ce n'est pas ce que je voulais dire" ? …– j… Gé-rard, j… je me sens s… si bien, a-vec vous, v… vote famille… peut-ête j… je vais réussir…guérir… plus bégayer…

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– Oui, bien, vous réussissez à moitié… déjà.– m… mais s… si s… ça me fait p… perde l… le charme v… vous me trouvez…

Il a souri.– Non, vous restez charmante, timide. Seulement un peu moins coincée. Vous avez moins besoind'aide, de protection. C'est pas une déception, c'est… un petit pas vers un mieux-être, petit pas en-semble… c'est merveilleux…

Elle a fermé les yeux, pris sa respiration. Silence.– Gé-rard… si… vous avez pas… petite amie… j… serais k… andidate…

?? Si délicieuse, petite chérie.Elle gardait les yeux baissés, craignant la réponse.Alors il… a tendu la main vers elle, lui a caressé la joue. Sa peau si douce, petite chérie…

– Moi aussi, il faut que j'essaye de guérir. De la timidité, mon handicap à moi.Il a pris sa respiration, allez…

– Je t'aime, Patricia, en secret, depuis plus de deux ans…Elle a rougi, très fort, et il… a retiré ses doigts, de sa pommette, bouillante…

– peut-ête… y ne faut… ézercice… aussi… m… m'inviter au cinéma…Il a souri.

– Patricia, est-ce que tu accepterais de venir avec moi, au cinéma ?Elle a rougi, très fort. Silence. Long silence. Il prenait presque peur…

– Mh ?Elle a souri, ouvert les yeux. Radieuse.

– ou-i, gé-rard, je… crois… on est guéri…

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PETITE PRINCESSE DU BALLON ROND

Peut-être dix ans qu'il n'avait pas mis les pieds chez un dentiste… On n'entendait pas de hurle-ment, certes, mais c'était peut-être simplement bien insonorisé… On "entendait" la fraise stridente,mais c'était plus la vibration que le bruit, à travers la paroi. Brr, il n'aimait pas ça. Même s'il n'était plusun gamin. Mais bon, entre la douleur de cette dent, jour après jour, et souffrir plus fort mais momenta-nément… Pf. Allez, penser à autre chose.

Avec moins mal aux dents, ce serait à nouveau un plein bonheur, que de retrouver son flan-vanilledu jeudi soir, le doux sourire de la petite employée, adorée… Oui, si mignonne, cette fille. Même siJeudi passé, il n'avait pas mangé son flan. Juste acheté pour son doux sourire… Et puis jeté, dehors,pour ne manger que du fromage blanc et de la purée, avec une paille… Pf, non, penser à autre chose,allez.

Là, il y avait des magasines. Comme chez les docteurs, dans les salles d'attente, oui. Sûrementque des conneries, magazines People ou Vêtements. Non ? Football, voitures. Oui, c'était moins fé-minin, mais aussi peu intéressant. Pff. Regardé les tableaux au mur, mais cette roulette qui vrombis-sait, merde. Il repensait au film "Marathon Man", le dentiste bourreau nazi, qui torturait Dustin Hof-fman…

Il a pris un magazine, n'importe lequel. Et ouvert, sérieusement, concentré. Lire…Zidane-Pelé, comparatif de deux légendes !Soupir. Ou n'importe quoi, choisir un article, lire de A à Z, concentré.Lille en vedette !Tiens, même avec de la couleur locale ? Il chercherait à voir, ligne après ligne, si Raymond Ma-

chin, le roi du ballon (quand ils étaient en sixième), était devenu professionnel comme il l'espérait.Raymond Martinez, ou Ramirez, un nom comme ça.

Après huit semaines de championnat, le LOSC, Lille-Olympique Sporting-Club, caracole tout enhaut du palmarès ! Un parfum de gloire pour ces héros en maillot rouge ! Terrassant l'ennemi jouraprès jour !

Il a soupiré. Est-ce qu'il pourrait lire une page entière comme ça, sacralisant la guerre tribale ? Ouprendre un autre magazine ? Une autre page ?

Le héros dont toutes les Lilloises sont amoureuses !Il a froncé les sourcils. Sa petite pâtissière était amoureuse d'un footballeur ?Surhomme parmi les surhommes, Gilles De Coutoy fait vibrer les tribunes dès qu'il touche le bal-

lon. Auteur de déjà treize buts et quatorze passes décisives, cet as prodigieux nous a révélé les se-crets de son cœur, ce qui fera pleurer bien des Lilloises !– Votre cœur est libre, Monsieur Gilles ?!– Faut voir !– Pas de petite amie ? Pas une seule ?!– Si, en ce moment, ça va, ça marche super ! Je suis avec la plus jolie fille du monde, la plus douce,la plus gentille !

Aïe, ça ressemblait bien à sa petite pâtissière… Mais ce serait bien, en un sens, pour elle. Unmusclé, un champion, un riche.– Un grand mannequin-vedette, à Paris ?– Non, elle est d'ici, elle est de petite taille, elle est employée de commerce.

C'était elle. Oui. Evidemment. Elle n'avait qu'à choisir. Le plus beau, le plus célèbre, elle avaitl'embarras du choix, petit ange.– Et cette place en Equipe de France, ça se précise ?– J'étudierai toute proposition !

Il a soupiré. Tourné la page, mais il n'y avait pas de photo de sa douce et tendre, non… Peut-êtredans le numéro suivant ? Il est revenu à la couverture. Foot-Mag-3 du mois de Mai… Il y a cinq mois,oui. Au marchand de journaux, il ne trouverait que le dernier, il pourrait acheter, commander les numé-ros manquants…– Hum, c'est à vous, msieur !

Aïe, le bourreau en blouse blanche… Il a reposé le magasine, il ne tremblait pas, il… il est allé, oui,là-bas. Il espérait mourir sous la roulette. Sa petite pâtissière allait épouser ce footballeur, quitter sonmétier, autant mourir, maintenant. Sous la torture. Amen.

* * *

Elle a encaissé les pièces, souriant doucement. Elle était belle, si belle. Oui, tellement trop bellepour lui, et pour ce métier même, elle deviendrait épouse au foyer. Avec des domestiques pour les

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tâches ménagères, elle ne s'occuperait que de décoration, de sa beauté. Elle devait aller en tribuneprésidentielle, pour les matchs.

Soupir. Il a pris le petit paquet, et il fallait bien s'en aller. C'était déjà une chance de pouvoir la re-garder un petit peu. Ou lui demander, peut-être…– Manemoiselle, votre mariage, ça sera ouvert au public, on pourra venir applaudir ? Ou vous passe-rez au stade ? On pourrait attendre là-bas…

Elle a cligné des yeux.– m… m…

Silence. L'air perdue.– Je veux dire : si Gilles a son fan-club de supporters, pour le soutenir, vous pourriez aussi avoir vospropres admirateurs, de l'autre côté, ça équilibrerait.

Et prendre des photos d'elle, mon dieu. Noter tous les noms de magazines qui couvraient le ma-riage, il les achèterait tous. Peut-être cent photos d'elle, il aurait.

Elle souriait.– j… Gilles…?

Il souriait aussi.– Oui, vous l'avez pas officialisé, de votre côté ? C'est lui qui parlait de vous, dans Football-Machin, lenuméro du moi de Mai.

Elle écarquillait les yeux.– v… vous… pourrez me montrer…?

Aïe. Il avait peut-être fait un impair. Si elle n'était pas au courant et faisait une scène à son chéri,pour avoir révélé publiquement une histoire intime… Non, une fille si gentille, il la savait incapable dese mettre en colère. Petit ange.– Euh, oui, je… Enfin, je l'ai seulement lu chez le dentiste, mais je… je pourrai le commander, vousmontrer, oui. Il parlait de vous en termes très doux, très gentils, vous verrez.

Elle a souri. Un petit peu.Oui, il allait passer au Marchand de Journaux tout de suite, acheter le numéro de ce mois. Il poste-

rait la commande d'ancien numéro ce soir, ou demain matin. Il espérait l'avoir reçu Jeudi prochain.Mais de toutes façon, Gilles et elle en auraient sûrement parlé d'ici là… Enfin, peu importe, il étaitchargé de mission, par sa princesse adorée, et il mènerait cette mission au but, héroïquement…– Bonsoir manemoiselle…– s… soir…

* * *

Avec tout ce monde encore derrière, ils n'auraient pas le temps de parler, non, ce soir. Et commeelle allait se marier, quitter ce métier, il ne connaîtrait sans doute plus jamais une chance comme lasemaine passée. Trois minutes entières à lui parler, échanger, se sourire… Oui, il était amoureux,d'une étoile, princesse, petite princesse du ballon rond. Et bientôt elle partirait sur ce grand cheval,Ferrari blanche, inaccessible.

Le type est parti, plus qu'une jeune dame et c'était à lui. Derrière, il y avait maintenant trois per-sonnes. Soupir. Un de ses derniers Jeudis. Oui. Et simplement la regarder, si jolie, si petite mignonneet faible…– Voilà ! Au chocolat ! Ah-ah-ah !

Et elle a fait le paquet, pendant que la dame racontait sa vie, sa journée. Toute appliquée gentille,petite employée modèle.– J'ai qu'un billet ! Désolée, ah-ah-ah !

Et rendu la monnaie, et partie. C'était à lui. Il a avancé, et… elle lui a souri. Très gentiment. C'estvrai qu'elle lui souriait plus gentiment qu'aux clients occasionnels. Privilège des habitués…

Elle est partie chercher son flan, doucement. Et elle l'a ramené, emballé, déjà. Lui a posé ses piè-ces.– Et je… je vous ai amené le… magazine dont je vous parlais… vous vous souvenez peut-être pas.J'ai mis un post-it pour marquer la page, le passage qui parle de vous.

Elle regardait la couverture, les yeux grands ouverts.– Allez, bonsoir, manemoiselle…– s… soir…

Et il est parti. Mission accomplie. Fièrement. Chevalier servant, de sa petite princesse chérie.

* * *

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Il avait craint qu'elle ne soit plus là, mais c'était toujours elle, ô joie. Et elle a souri en le reconnais-sant.– Soir manemoiselle…– s… soir… m… merci, m… merci…

? Il n'avait pas encore payé.– de… pour l… le magazine…– Ah ? Oui, tout est arrangé ? Gilles vous a expliqué ? C'était gentil, ses mots, simplement…

Elle a rougi, souriante, comme émue. Délicieuse. Timide. Comme si elle n'était pas encore habi-tuée aux compliments du héros international…– m… meu… ssieu…

? Il avait pensé qu'elle irait juste chercher sa part de flan. Affaire classée, maintenant.– Oui ?

Elle a cherché ses yeux, elle avait les pommettes toutes rouges.– j… je connais pas s… ce m… monsieur j… Gilles…

???– Hein ?

Il a souri.– Oui, c'est secret ? Ne craignez rien : je dirai rien…

Elle a fait une petite moue, comme de reproche, mais en souriant.– s… c'est pas m… moi, l… la plus j… jolie f… fille du monde…

?– Ben, si. Enfin… Peut-être que certains préfèrent une grande mannequin, ça existe aussi, mais nor-malement, pour tout homme normal, je crois…– que… l… le Monsieur j… Gilles, s… c'était écrit, y… ne mesure un mètre k… quatre vingt dix, "pe-tite", pour lui, s… c'est peut-être un… un mètre soixante cinq… pas… pas un mètre v… vingt huit…

? Un mètre vingt huit, elle mesurait ? Si petite mignonne…– et… employée commerce, u… une fille distinguée, ne les vêtements très chers, l… les parfums neluxe…

?– Vous… croyez ?

Elle a hoché le menton, très sérieuse.– j… je le connais pas…– Euh, pas encore. Mais s'il rentre ici, acheter un gâteau, le miracle va se produire : vous roulerez enFerrari…

Elle a baissé les yeux.– v… vous… z'êtes a… veugle…

Avalé sa salive.– On est tous aveugle. C'est pas notre faute.– t… tous a… moureux de moi…?– Oui. Pardon. On sait qu'on a aucune chance, que… vous êtes avec le plus grand footballeur de laville, ou le plus célèbre avocat, ou je sais pas… C'est la vie.

Elle a soupiré, toute seule. Et secoué la tête.– Non ? Docteur ? Pharmacien ? Notaire ? Banquier ?

Silence.– s… c'est quoi v… vote m… métier…?– Moi ? Euh, électronicien. Technicien.

Elle a souri.– en… en vrai, j… je su t… toute seule, j… je rêve ne un… gentil client… n'ectronicien…

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CAS AU FOYER

Il a laissé la porte de verre se refermer derrière lui, il souriait. Encore tout émerveillé d'avoir revu sapetite pâtissière adorée. Bon, ouvrir le paquet maintenant, en marchant, en évitant les parcmètres.– Monsieur !

? Une dame, entre deux âges.– Excusez-moi, Monsieur, seriez-vous Gérard Nézeï ?

??? Jamais vu cette dame. Une dame ayant lu son nom quelque part, Nesey.– Oui. Ça se prononce Neussé.

Elle a hoché le menton, l'air grave.– Monsieur Nesey, puis-je vous prendre trois minutes ? Pour raison grave, très grave.

L'air sérieuse. Une dame élégante, enfin distinguée ou quoi, il n'y connaissait pas grand chose entenues féminines.

Avalé sa salive. Fait Oui du menton. Trois minutes, ce n'est pas gênant.– Monsieur Nesey, je suis médecin, spécialisée en hypnose thérapeutique. Et il se trouve qu'unejeune femme, sous hypnose, m'a parlé de vous, vous seul au monde, et de ses pensées de suicide.

??? Quelqu'un pensait à lui, en ce monde ? Une femme ? Sa mère était décédée, qu'est-ce que ?Et pourquoi être venu le voir ici ? Devant la pâtisserie… Mon dieu, serait-ce la petite jeune fille ? Maiscomment connaîtrait-elle son nom ? Il avait payé par chèque, une fois, mais c'était il y a plus d'un an,elle ne pouvait pas se souvenir.– La… petite jeune fille, de…

Et la dame a hoché le menton, grave. Lui, il a cligné des yeux.– Madame, elle… mon dieu, elle a des pensées suicidaires, la pauvre…?

Elle a soupiré.– Elle avait cet emploi avec un contrat de deux ans, qui arrive à échéance. Et elle ne sera pas embau-chée, mais remerciée. Elle ne vous reverra plus jamais, et alors : elle pleure. Dans le foyer où elle vit,elles étaient trois cas, dont la directrice savait pas quoi faire. Qui parlaient pas à leurs consœurs. Alorson a fait appel à moi.

Mon dieu, pleurer de ne plus le voir, lui…?– En ce qui la concerne, elle, elle est handicapée mentale, elle va retourner dans un centre pour han-dicapés. A Douai. Normalement. Mais elle préfère sauter du sixième étage, quelque part… "Le couloirde la madame Docteur", elle dit.– Mon dieu… Madame, qu'est-ce que je peux faire ? Je veux la sauver, si je peux.

Son cœur battait, il cherchait l'air.– Essayez de voir avec elle si vous pourrez vous revoir, après. Si vous pourrez aller la voir. Ça luiferait une raison de vivre. Comme elle avait ici, à attendre le Jeudi soir, semaine après semaine.

Il a hoché le menton.– Je… ferai n'importe quoi…– C'est fort charitable, merci. Vous voyez : moi aussi, je prends sur mon temps pour venir vous trou-ver, pour la sauver, cette pauvre débile. Elle que toutes, au foyer, traitent comme la dernière des ptitesmerdes.

Mon dieu…– Elle… habite dans un foyer ?

Un foyer de jeunes femmes, ou un foyer auprès d'un homme ? Non, la dame avait parlé de troisfemmes, sous les ordres d'une directrice, ça semblait être un foyer de jeunes femmes.– Oui, elle est en insertion, point de chute venant de chez les handicapés. Elle est pas apte à avoir unlogement seule, vous comprenez. Elle est sous tutelle.

Mon dieu, la pauvre petite.– Allez, Monsieur Nesey, moi j'ai fait plus que mon job ! Maintenant, l'affaire est entre vos mains !

Il allait dire "Ne partez pas, dites m'en davantage", il cherchait les mots. Mais la dame s'est retour-née, est partie, avant qu'il ait trouvé comment l'exprimer. Oui, inutile de demander de l'aide, c'était àlui de venir en aide à la petite jeune fille qu'il aimait. Mon dieu… que dire ? Et quand ? Retournermaintenant à l'intérieur ? Et s'il y avait du monde ? Ou bien attendre la semaine prochaine ? Mais sielle finissait à la fin de ce mois, on était le 30, il serait peut-être trop tard…

Mon dieu, il aurait voulu avoir trois ou six mois pour y réfléchir, bâtir mille scénarios et rêver, mais ilfallait agir de toute urgence, elle était en danger de mort… Il… a fait demi-tour, le magasin était àquinze mètres. Mon dieu, elle avait lu son nom sur le chèque, et s'en souvenait plus d'un an après.Sans le dire à personne, ne lâchant l'information que sous hypnose. Bon dieu, s'il avait su, il se seraitmontré moins distant…

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Il… a poussé la porte de verre, un peu perdu. Et croisé aussitôt le regard terrorisé de la jeune fille.Croyant à une réclamation peut-être, une catastrophe de client en colère. Et son client préféré, peut-être bien.– Re-bonsoir, manemoiselle…

En souriant, en essayant…– s… s… soir, p… par-don…

Croisé ses grands jolis yeux verts.– Manemoiselle, j'ai pensé à quelque chose, et je… je voulais vous en parler… Je veux dire : si, unjour, vous arrêtez ce métier…

Elle a hoché le menton, très faiblement. Sérieuse. Oui, c'était davantage qu'une hypothèse, visi-blement.– Est-ce que les clients qui se sont attachés à vous, comme moi, pourront vous revoir, comme uneamie…?

Elle a baissé les yeux, rougi, très fort.Silence. Elle avalait sa salive.

– j… je serai p… plus à… à Lille, m… mais à… à Dou-ai…– Je pourrai venir à Douai, vous voir. C'est pas très loin, pour un Samedi ou un Dimanche, commeune promenade, un petit voyage. Je serais tellement heureux de vous revoir, manemoiselle…

Rouge, la pauvre, rouge… Retenant un grand sourire.– Vous pourrez me laisser vos coordonnées ? Ou me les envoyer si vous avez mon adresse ?

Elle a hoché le menton, toute confuse, sans voix.– Et je… je m'escuse, peut-être que j'aurais dû, depuis longtemps : manemoiselle, je peux vous inviterau cinéma, au restaurant, faire connaissance…?

Elle a reniflé. Mon dieu, elle était au bord des larmes.– j… je s… serai p… partie a… après-nemain…

Mon dieu, ouf, il avait bien fait de revenir ce soir. Mais est-ce qu'il était encore temps, dans l'ur-gence, de l'inviter ce soir, demain soir ? Faire connaissance en extrême-urgence ? Peut-être, maiselle risquait de ne pas supporter son renvoi à l'asile, brisant cette amitié toute neuve. Difficile…– Je… viendrai vous voir, alors, simplement. Ayez confiance, je viendrai. Attendez-moi, s'il vous plaît,soyez là, simplement.

Et elle a… hésité, mais hoché le menton.

* * *

La dame en blouse blanche a hoché le menton.– Elle est là-bas. V'voyez ! Ratatinée, comme d'habitude ! Allez-y ! Bon courage, ah-ah-ah !

Oui, Patricia était dehors, sur un banc, assise, les jambes repliées sous elle, la tête inclinée. Touterepliée, malheureuse.

Il… est sorti, la dame était partie. Et lentement marché jusqu'à son amie, Patricia. Toute immobile,recroquevillée. En dépression, peut-être bien. Et peut-être chronique, depuis des années, maintenantqu'il y repensait…

S'approcher, très lentement. Lui parler doucement.– pa-tri-cia…

Elle a ouvert les yeux, relevé le menton, tourné la tête. Et son regard s'est tout illuminé, en un ra-dieux sourire.– j… gé-rard… gérard…

Et elle s'est comme regonflée, dépliée, épanouie. Heureuse.– p… par-don…

Elle s'est rassise comme il faut, et il s'est assis à côté d'elle.– Je suis heureux de vous revoir, Patricia…– m… moi o… aussi, s… si z… z'heureuse…– Comment allez-vous ?

Elle a cligné des yeux.– s… si z… z'heureuse, v… vous revoir, m… mon dieu…– Oui, mais je ne reviendrai qu'une fois par semaine. Ça ira, pour le reste de la semaine ? C'est pastrop dur, ici ? Les gens sont gentils avec vous ?

Elle a baissé les yeux. Silence.– Quand vous travailliez, c'était mieux, au quotidien ? Vous aviez des amies ?

Elle a fait Non, du menton.– p… par-don…

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– C'est rien. Moi aussi, ma vie était triste. Mon seul rayon de soleil, c'était le Jeudi soir.Elle a rougi. Et il allait ajouter "ma petite pâtissière bien-aimée", mais ça pouvait être maladroit, si

elle regrettait très fort de ne plus exercer ce métier.– La petite jeune fille à laquelle je m'étais attaché, si fort…

Rouge… Et un long long silence. Pendant qu'elle cherchait l'air. Qu'elle gravait ces mots dans samémoire, peut-être.– Je pensais que ça ne pouvait pas être réciproque, parce que je suis pas riche, pas beau…– s… si beau, m… mon dieu… v… vous êtes s… si gentil… et beau…

Il a souri.– Oui, il paraît que ça rend aveugle. Et moi, vous savez comment je vous juge ?

Elle a baissé un peu plus le menton.– u… une d… débile, et… et bègue, et… et triste, et très laide, s… stupide… n… naine…

Il a souri.– Non, moi je suis aveugle aussi. Pour moi, vous êtes la plus jolie fille du monde, la plus douce, timideet faible. Je suis fou amoureux de vous, et d'aucune autre au monde.

Rouge… Cramoisie. Et un long très long silence. Pour qu'elle retrouve son aplomb. Il la regardait,émerveillé par sa beauté, par sa timidité. Il regardait aussi un peu ailleurs, pour ne pas la gêner, trop.Les bâtiments et les dames qui jouaient à la balle, là-bas, qui se battaient, se crêpaient le chignon,deux ou trois d'entre elles. Oui… Et Patricia, petit ange, au milieu de cette violence, éteinte au milieudes exercices de sociabilité.– m… mais j… Gé-rard…– Mh ?– j… Gé-rard, v… vous méritez o… autre chose… u… une vie, g… grande, et belle…– La vie me paraît grande et belle, auprès de ma petite Patricia chérie…

Rouge, à nouveau. Et c'était presque trop facile, il devrait essayer de mieux écouter ses objections.– Patricia, personnellement, il y a trois ans – avant de vous rencontrer – la vie n'était pour moi quetristesse et désespoir.

Ne pas lui parler de sa tentative de suicide. Des fois que ça lui redonne des idées…– Et puis, je vous ai rencontrée. Je suis tombé amoureux, mais je pensais que ça n'avait aucunechance de devenir un jour réciproque. Mon seul vœu sur Terre était de vous revoir, encore et encore,sans déranger.

Elle a hoché le menton.– m… moi o… ssi, p… pa-reil…– Et aujourd'hui, c'est encore plus merveilleux : j'ai découvert que mes sentiments étaient réciproques,un peu, et je vous revois spécialement, comme si j'étais votre seul ami au monde…

Elle a hoché le menton, pour confirmer, gentille.– u… u-i…

Mais bon, dans cet univers de promiscuité avec des débiles, ce n'était à l'évidence pas le paradispour elle.– Patricia, au mois de Juillet, j'aurai un mois de vacances. D'habitude, je le passe tout seul, dans machambre fermée, mais… je pourrai demander, au docteur qui vous encadre, si je pourrai vous héber-ger un mois, vous donner une chance, dans le monde extérieur… On irait à la mer ou la montagne,peut-être. Et puis on reviendrait. Un mois pour commencer, et peut-être davantage si ça se passebien…

Elle a rougi, timide, intimidée oui. Et il se demandait s'ils la laisseraient partir, s'il l'épousait. Qu'ellepasse de "jeune fille en foyer" à "femme au foyer". Avec pour statut intermédiaire : "copine au foyer"…

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225

PRISON

Dans vingt secondes, retrouver le doux sourire de sa petite pâtissière chérie. Le meilleur momentde la semaine, oui. Pour un petit flan alibi, tradition. Il souriait, il était heureux. Il arrivait. La porte deverre…

? Le visage catastrophé de la petite jeune fille. Qu'est-ce qui c'était passé ?Il s'est avancé jusqu'au comptoir.

– 'Soir manemoiselle, ça va ?Elle avait pleuré, ses yeux étaient rouges, encore mouillés.

– p… par-don… p… par-don, m… monsieur…– C'est rien. Remettez-vous. Des clients ont été méchants ?

Elle a baissé les yeux, sans répondre. Oui, il ferait mieux de s'occuper de ses oignons…– que… que…

Silence. Elle allait répondre ? Raconter ? Ou bien lui demander de la laisser tranquille ?Silence. Mon dieu, jamais il ne s'était senti si loin d'elle. Leur routine gentille tombait en miettes,

devant des problèmes infiniment plus sérieux. Une réclamation, ou une colère de son patron.– que j… je peux pas v… vous donner v… vote f… flan…

?– C'est pas grave, un flan ou autre chose, simplement.

Elle a secoué la tête. Elle pleurait à nouveau, en silence.Aïe, c'était plus grave encore qu'il ne l'avait imaginé.

– Vous… préférez que je ne revienne plus ? vous embêter…Elle a… éclaté en sanglots, mon dieu. Dans ses mains. Lui ne savait pas quoi faire. Mon dieu,

tellement peu l'expérience des filles, il ne savait pas… Dans ses rêves, il l'aurait prise dans ses bras,mais elle risquait de hurler, le gifler, ou un coup de genou dans les… Que faire ? S'en aller ? La lais-ser retrouver ses clients honnêtes, qui ne faisaient pas semblant de venir pour des gâteaux ?– Manemoiselle, je… ferai ce que vous me direz, dites-moi quoi faire, et je le ferai, je le jure. Expli-quez-moi, en deux mots, même. "Allez vous en" par exemple.

Elle pleurait, reniflait, perdue. Elle… s'est penchée, sous le comptoir, et revenue avec un mouchoir.Pour se moucher.– p… pardon, j… je… je peux pas… v… vous com-prenez…?

?– Euh, je comprends pas bien, non, pardon. Respirez, prenez votre temps, et dites-moi.

Elle… a fermé les yeux, cherché à respirer, oui. Longtemps. Mon dieu, il espérait qu'un autre clientn'allait pas entrer, au milieu de leur explication. Explication finale, après deux ans de visites hebdo-madaires, à l'importuner, sans lui laisser le choix, pauvre petite employée.– que…

Elle cherchait les mots.– que j… je peux plus v… vous donner n… ne gâteau, à… à vous… non…

Hélas. Ça voulait dire : ne revenez plus jamais. Elle avait dû lire dans un article quelque chose surles amours secrets, maladifs, timides, oui…– que l… la police è… è…– Oui, non je vous embêterai plus, manemoiselle… N'ayez pas peur, pas besoin de la police pour mechasser, vous protéger, je… je vous embêterai plus… Quand on aime quelqu'un, on ne veut pas ledéranger… Enfin, je vois ça comme ça, personnellement.

Elle a cligné des yeux, a cherché les siens. Toute en larmes, émue. Et pleine de douceur en mêmetemps.– n… non, s… c'est l… le contraire, que…

? Il n'y comprenait rien. Mais entre ses bégaiements à elle et ses mots hésitants à lui, foutu timide,ils avaient bien du mal à se comprendre.– que j… que… m… mes gâteaux y… ils TUENT l… les gens, l… la police…è ne dit… et… et j… jeveux pas tu-er k… quelqu'un que j'aime…

??? Elle aimait ses clients ? Des gâteaux qui tuent les gens ?– Je… je comprends pas… Vos gâteaux ne tuent personne…

Elle a hoché le menton.– s… si… k… quatre personnes… que… que j… je su k… convoquée l… lundi en-core, à la police,p… pour n'aller en prison, s… si je sais pas espiquer, y n'ont dit…– Mon dieu, non…

Elle hochait le menton. Si.– Mon dieu, je… Je voudrai être avocat, pour vous défendre, vous aider, vous protéger…

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Elle a eu un petit sourire, triste.– m… mer-ci… merci…– En tout cas, manemoiselle, moi j'ai confiance en vous. Je voudrais un flan, s'il vous plaît. Et si jemeurs, je mourrai heureux…

Elle a baissé les yeux, souriant faiblement.– v… vous êtes j… gentil, s… si gentil… m… mais…

Mais ?– p… pour les autes j… gens, j… je peux, que… c'est pas grave, un peu, si y meurent, m… mais v…vous… j… je refuse…

? Il a souri.– Je crois que je dois dire Merci, de la façon dont vous le présentez, si gentille…

Elle a rougi.– m… mer-ci, au… ssi…– Mais si je ne reviens plus ici, si je ne vous revois plus, jamais, pour moi c'est comme mourir, le cœurbrisé…

Elle pleurait doucement, en silence. Mon dieu. Peut-être… est-ce qu'il pourrait, le Jeudi, venir direbonjour, simplement, sans plus rien acheter…? Vraisemblablement non, hélas. Il cherchait les mots.

Mais le bruit de la rue, soudain, a signalé l'entrée d'un autre client. C'était fini.– Je vous dis bonsoir, manemoiselle. Merci.

Elle a relevé les yeux, mouillés, trouvant la force de sourire un petit peu.– au… voi…

* * *

Il n'y avait personne, toujours. Il attendait. Et ça discutait derrière cette paroi en verre dépoli. Policeadministrative, oui, pas Police-secours. Il n'aurait peut-être pas dû venir, physiquement. Mais encom-brer la ligne téléphonique des urgences ne lui avait pas paru une bonne idée. Il valait mieux laisser laligne aux gens agressés, menacés, battus…– Ouais, alors… Djibril y drible le défenseur, le long de la touche, y centre et là, paf…

Lui, il a… toussé. Hum, pardon.– Jean, j'crois qu'y a quelqu'un qu'attend !– Rien à foute : j'raconte !– Jean, c'est un ordre.– Pff, fais chier !

Silence. Et un type en uniforme est apparu, l'air renfrogné.– Ouais ?!

Lui il a avalé sa salive, pas à l'aise.– Je… euh… je sais pas où m'adresser exactement… j'ai des révélations à faire, au sujet des gâteauxempoisonnés de la pâtisserie Le Pellec…

Le policier a eu l'air intéressé.– Ah. Très bien. Veuillez passer ici, je vais vous faire attendre à l'intérieur, vous allez…

Un autre policier était en face de la porte, maintenant.– Intéressant… Venez, msieur, on va aller dans le bureau là-bas. Confidentialité garantie. Personnevous entendra. Ne craignez rien.

Il ne craignait rien, mais bon, pourquoi pas ? Il a suivi le policier sans béret, dans un couloir et dansune pièce. Sans fenêtre. Le policier a refermé derrière eux.– Asseyez-vous.

Il s'est assis.– Je vous informe que pour des raisons de procédure, cet entretien sera enregistré, mais l'anonymatdes témoignages est garanti par la Justice et par la Loi, ne craignez rien. Je vous écoute.

Avalé sa salive. Le policier avait fini de trifouiller dans ses boutons.– Je voulais, euh… avouer que… les gâteaux empoisonnés de chez Le Pellec, c'est pas de la fautedu pâtissier qui fabrique, ni de l'employée qui vend, c'est moi qu'ai injecté des saloperies dedans, et jeregrette.

Le type a ouvert la bouche.– Ah. Et quelles… substances exactement ?

Il a haussé les épaules.– Qu'est-ce que je gagne à vous raconter les détails ? Vous savez autant que moi quelles saloperiesc'était.

Le msieur a soupiré.

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– Et… pourquoi venir aujourd'hui nous le dire ?– Dieu est venu me parler, dans mon sommeil. Il m'a dit que j'avais fauté, que je ne devais pas laisserdes innocents être inquiétés pour ce que j'avais fait, moi.

L'homme s'est gratté le menton, hochant la tête, finalement.– Bien, cela comptera, effectivement, lors du Jugement Dernier. Votre âme sera peut-être sauvée.

Il a approuvé, content que le type ait tout gobé. Apparemment.– Je peux vous demander votre nom, prénom ?– Nesey, Gérard. J'habite 128 Rue Asimov, enfin j'habitais, j'imagine que je vais aller en prison,maintenant.

Le policier a souri.– C'est effectivement probable. Merci de le comprendre. On devrait avoir plus souvent affaire à desgens comme vous. Le monde serait plus serein et calme.

Et il a éclaté de rire… Aïe, peut-être qu'il avait compris, l'énorme mensonge, pour protéger sa pe-tite pâtissière adorée…

* * *

– Ici ! T'as dix minutes !Le gardien l'a fait entrer, dans le box, et… oui, c'était sa petite pâtissière adorée, cette fois. Il sou-

riait, souriait… Ils se sont assis, tous les deux, de part et d'autre de la vitre. Elle était si petite queseule sa tête dépassait.– Merci d'être venue, manemoiselle, merci…

Ses yeux se sont mouillés, pauvre chose, mais elle restait sérieuse, calme.– m… mer-ci à… à vous… m… merci… m… mais pour… quoi…?– Pourquoi j'ai dit ça ?

Elle a hoché le menton.– Pour ne plus que la police vous embête, vous menace de prison, vous fasse pleurer…

Elle… retenait ses larmes…– p… pour… m… me protéger…?– Oui.

Il souriait.– m… mais… p… pour-quoi…?

?– Ben parce que vous êtes jolie, et toute douce, timide, adorable… parce que je vous aime, simple-ment…

Elle pleurait, maintenant, oui.– m… mais… v… vous allez è… ête en prison, peut-ête v… vingt ans, t… trente, m… mon dieu…– C'est pas grave. Je suis heureux, infiniment heureux d'avoir reçu en cadeau vos larmes de gratitude,le plus beau cadeau que je pouvais espérer au monde.

Les larmes redoublaient, la pauvre.– m… mais v… vote vie…

Il a avalé sa salive.– Manemoiselle, je pensais au suicide, depuis des années, et… vous avoir rencontrée m'a donné uneraison de vivre… Ne plus vous revoir allait me ramener au fond du trou, ce n'aurait pas été une vie…c'était fini…

Elle s'est mouchée, essuyée la joue du revers de la main. Joue toute douce et lisse, jolie.– c… comment j… je pourrais r… remercier… a… à l'infini…?

Il a souri.– Facile : je rêve de connaître votre prénom, d'avoir une photo de vous. Ce sera possible ?

Elle a eu un demi-sourire, au milieu de ses larmes.– ou… i… j… je m… m'appelle pa-tricia, j… je vous apporterai u… une photo… j… Gé-rard…– Merci, merci infiniment, Patricia. Vous faîtes de moi un homme heureux.– et j… je reviendrai encore, et encore, v… vous voir, vous revoir, v… vous soutiende…

Il souriait, souriait.– Merci. Merci infiniment. Enfin… jusqu'à ce que vous vous mariiez – je comprends bien que votremari vous demandera d'arrêter ces visites…

Elle a reniflé.– m… mais a… avec qui m… me marier ? que… que l… l'homme que j'aime y.. n'est… en prison…

Il s'est mordu la lèvre.– Ah. J'avais pas pensé à ça.

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* * *

Le juge a grondé, devant la salle agitée.– S'il vous plaît !

Et il a cogné avec son marteau sur la table.– Bien. Passons à l'interrogatoire du suspect. Monsieur Nesey, jurez-vous de dire la Vérité, toute laVérité, rien que la Vérité ?

?– Non.– Quoi ??!!!

Il a souri.– Non.– C'est… c'est absolument O-BLI-GA-TOIRE !!

Il a haussé un peu une épaule.– Et si j'obéis pas, vous allez me mettre en prison ? J'y suis déjà…

Le vieux monsieur a pâli, complètement pris au dépourvu.– Si… si vous ne coopérez pas, vous ne pourrez pas espérer la moindre clémence du jury !– Je me fais pas d'illusion, je n'espère rien.

Il a appelé un greffier ou quoi, ils ont discuté. D'annuler la séance ou quoi. Et puis le juge a hochéla tête.– Nous allons faire sans ! Entendu !

Et il a tapé encore sur la table avec son marteau. Grand guignol, se prenant au sérieux.– Procureur, à vous…

Le méchant type à moustache a acquiescé. Ce sale monsieur qui l'avait tout à l'heure traité demonstre sanguinaire, massacreur d'innocents sans défense, tueur d'enfants.– Monsieur Nesey, comment avez-vous procédé pour empoisonner les gâteaux ?

Il a souri, lui.– J'ai oublié.– Le jury a le DROIT de savoir ! Vous n'avez PAS LE DROIT de refuser de répondre !!– Je vais être puni de prison ?– Oui !!! Vous n'en sortirez jamais ! JA-MAIS !! Et si la peine de mort est un jour rétablie dans cepays…

Oui, mourir pour sa petite Patricia, la fin dont il avait rêvé…– Bien…– NON !!!

Le moustachu s'est tourné vers le juge, les bras ballants d'impuissance. Le vieil homme a hoché lementon.– Monsieur Nesey, retournez vous asseoir à votre place !

Il s'est levé, allé là-bas, sous la surveillance des policiers, main à la ceinture, sur leur revolver. Oui,c'était lui le méchant, très méchant, pour eux.

Son avocat secouait la tête, catastrophé. Il n'avait pas eu le droit de refuser d'avoir un avocat,"commis d'office" ils avaient appelé ça.– Monsieur Nesey, pourquoi ? – à voix basse.

Il a souri, un peu.– J'ai mes raisons…

L'avocat a dodeliné de la tête, et puis levé la main, en demandant la parole.– La parole est à la défense !– Maître, la Défense demande à interroger un témoin !– Accordé !– Il s'agit de l'employée de la pâtisserie : Mademoiselle Niezewska !

Patricia ? Il ne l'avait pas vue dans l'assistance, qu'est-ce que ?Un monsieur est parti ouvrir une porte, sorti. Et… revenu, avec sa chère petite Patricia, toute petite

malheureuse, la pauvre...Lui, il… s'est levé.

– Non, laissez-la tranquille, je dirai tout, je le jure…– Avocat de la Défense ?– Que mon client se calme : cet interrogatoire est très nécessaire à l'émergence de la vérité. Made-moiselle, acceptez-vous de répondre à nos questions, pour faire émerger la vérité ?

Et elle a… hoché le menton, les yeux baissés. Lui ne savait plus quoi faire.

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– Police, faites asseoir l'accusé !Un policier lui a mis la main sur l'épaule, et il… s'est assis.Là-bas, Patricia est allée s'asseoir, à la chaise de l'accusé, la pauvre. Toute intimidée sous le re-

gard de tout le monde.– Bien ! Mademoiselle Niezewska, racontez-nous ce qui s'est passé ce jour là !– …

Sa petite voix faible, inaudible.– Assistant ! Micro !

Un type a poussé un machin métallique, sur pied, bizarre.– Mademoiselle Niezewska, je répète ! Racontez-nous ce qui s'est passé ce jour là !

Elle a reniflé, au bord des larmes, la pauvre.– que… que en… en p… prison, p… pour les filles… y… y ne coupent l… les cheveux…? rasée…?

??– Pardon, maître, elle est… handicapée mentale ! Mademoiselle, écoutez-moi ! Dites-moi ! Vous voussouvenez de ce jour, le 7 Janvier ? dont on vous a parlé et re-parlé, vous vous en souvenez ?!

Larmes, mon dieu, la pauvre petite chérie.– s… c'est moi, j… je n'a mis p… poison, partout, m… méchante… t… toute seule, ne faire…

???– Quoi !?– s… c'est moi, j… je n'a tué t… tout ne monde… m… moi toute seule…

Il… il s'est levé.– Non, c'est moi, pardon. Patricia, c'est… infiniment gentil, je… je vous remercie, mais…

Croisé ses yeux, et elle a souri, même, faiblement. Comme heureuse.– Maître, la Défense demande de corriger l'accusation : Monsieur Nesey n'est pas à accuser demeurtre avec préméditation – c'est Mademoiselle Niezewska – et Monsieur Nesey, certes – qui sont àaccuser de faux témoignage et entrave à la Justice !

Le juge a poussé un long soupir.– Oui, et je serai excessivement sévère, si cela se confirme ! Merde ! Punaise, six mois de perdus ! Laséance est levée !

Patricia et lui se souriaient.– Allez, emmenez la, emmenez-les !

En tapant avec le marteau sur la table.Mais… ils commençaient à empoigner sa petite chérie. Il ne la reverrait peut-être pas avant long-

temps…– Patricia ! Quand on sortira de prison… je voudrai vous épouser…

Elle a rougi, baissé les yeux, mais ils l'ont emmenée avant qu'elle ait pu répondre.– Avance, connard, putain !

Il souriait, souriait… On l'a giflé, et comme il souriait toujours, le policier a frappé, avec la crosse deson revolver. Ça a fait mal, très mal, et il s'est laissé tomber par terre, comme évanoui, peu disposé àleur faciliter la tâche. Même si le monde était moins désespéré qu'il n'avait cru, il était bien moche, cemonde…

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LOTERIE ?

Elle emballait le petit paquet, simplement, mais elle avait plein de petits sourires timides, touteseule. Il se demandait ce qui se passait. Il ne brillait pas par son expérience en psychologie féminine,mais il aurait pronostiqué une rencontre amoureuse, ce midi ou ce soir, et elle était émue, simplement.Croyait-il. Et c'était chouette pour elle, petite jeune fille souvent si triste, essayant de sourire malgrél'adversité, la méchanceté ambiante. Elle avait dû trouver le prince charmant, et elle souriait, touteseule. Oui.

Soupir. Il a cherché l'appoint dans son porte-monnaie. Oui : un Euro quarante, bien. Il n'était pasjaloux, il était heureux pour elle. Dehors, il y avait du soleil, un peu. Il a soupiré. Triste, un peu, enmême temps, pardon.– v… voi-là, p… par-don…

Oui, elle avait ramené le petit paquet.– Merci.– m… mer-ci…

Il a pris le petit paquet, il allait s'en aller. La regarder une dernière fois, si jolie mon dieu… Croiséses yeux.– m… meu… ssieu, y… y… y…

Il a souri. Très très timide, oui, ce soir.– Oui ?– y… y n'a un… jeu… que…

Silence. Elle cherchait les mots, perdue.– Un jeu ?

Elle a hoché le menton, faiblement. Comme crispée, un peu perdue.– que s… si v… vos numéros, y… y viendent, g… ga… n… n…– Gagner ?

Oui. Et elle… a rouvert son tiroir caisse, sorti un très petit papier, format photo d'identité… Elletremblait.– Faites voir.

Elle lui a montré. Il y avait écrit quelques mots, à la main, d'une toute petite écriture bleue, propreet jolie, timide. Avec deux grands espaces blancs. Il s'est penché plus près pour lire. "vot dat denésans:…….. vot er de nésans:……..". Heure de naissance ? Il a souri. Avec cette orthographe, ça neressemblait pas du tout à un concours organisé, c'était visiblement elle qui avait inventé. Mais c'étaitgentil, il ne comprenait pas.– Ça a l'air facile. Je peux jouer ?

Elle a hoché le menton, comme radieuse, heureuse, incroyablement. Peut-être cherchait-elle àmotiver la clientèle, inventant des jeux ou des choses pour fidéliser les gens. Et il voulait lui donnerraison, la rassurer sur la justesse de ses initiatives.

Elle lui tendait son stylo, des additions, et le stylo tremblait. Timide gentille.– Merci.

Et il a écrit, très petit aussi, sa date de naissance. Pour l'heure de sa naissance, il n'en savait rien,il lui semblait avoir entendu Man dire une fois qu'il était né au petit matin. Il a marqué six heures dumatin. Et puis rendu le stylo, avec un sourire.– Merci manemoiselle.

Elle a rougi, sans vraiment de raison.– m… mer-ci… m… mer-ci…

Bien. S'en aller, déjà ? Ou échanger encore trois mots, en profitant qu'il n'y ait pas d'autre client ?– Et qu'est-ce qu'on peut gagner, peut-être…?

Aïe : une lueur presque panique est passée sur son visage. Elle a baissé les yeux, elle tremblait.– que…

Elle cherchait à gagner du temps. Oui, visiblement, ce n'était pas un vrai concours. Elle cherchaitles mots, les idées.– C'est un petit gâteau gratuit, par exemple ?

Ses lèvres tremblaient.– p… par ézempe, ou… i… m… mer-ci…

Merci ? Oui, comme s'il lui avait retiré une épine du pied, en évitant de démasquer ouvertement ungros mensonge. Il a souri.– C'est bien, ça fait un petit cadeau.

Elle tremblait, à nouveau.– ou… ou…

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Silence.– Mh ?– ou un… cadeau b… bien, p… pour un m… meu-ssieu…

Et elle a relevé les yeux, retrouvant presque le sourire, une idée lui était venue.– p… par ézempe un… ballon foulbole…

Il a souri aussi, fait la moue.– J'aime pas beaucoup, à moins que… vous signerez ce ballon, manemoiselle ? Ça ferait un gentilsouvenir, ça, oui…

Elle a baissé les yeux, rougissant jusqu'aux oreilles. Si timide, gentille. Oui, elle n'était pas du toutdouée pour la conversation, mais elle essayait de faire un geste vers les gens, à sa façon, maladroite.Inventant des concours pour faire rêver les gens.

Date de naissance. Heure de naissance. … il était pris d'un doute… Elle demandait ça à tout lemonde ou bien…? Est-ce qu'elle aurait voulu établir un thème astrologique ou quoi ? De ses clientspréférés, les quelques calmes et doux, oui, peut-être, ou…

Elle cherchait à dissiper, doucement, la rougeur de ses pommettes, en silence.– Manemoiselle, à propos de date et heure de naissance, je voulais vous demander : est-ce que voussavez faire les thèmes astrologiques, ces choses là ?

Elle a relevé les yeux, redevenue toute sérieuse, presque enjouée. Peut-être soulagée qu'il changede sujet.– j… je c… connais u… une madame… è… è ne faire t… très bien, s… spécialisse…

Il a souri.– Bien. Vous croyez qu'elle accepterait de tirer mon thème astral ? C'est une voisine à vous ?

Elle a mis la main à sa bouche.– n… non, p… par-don, s… c'est… que… s… que… è n'est p… pas gratuite, la madame…– C'est pas grave. Vous pouvez me donner l'adresse ?

Chouette, il garderait ce billet doux, petits mots de sa main, petit ange…– ou-i…

Et elle l'a écrit, sur son bloc pour les additions. Lui a donné. Et c'était bien la même petite écritureque tout à l'heure. Si mignonne.

"Mame Irma, 23bis Rue Foch, 59000 Lille".Oui, une voyante, il souriait.

– et… è ne vous dira v… vote avenir, v… vous verrez… k… qu'est-ce elle va n… ne faire, d… demain,l… la femme v… vous aimez…

Très sérieuse, presque grave. Il a hoché le menton.– Bien. Je vous remercie infiniment, manemoiselle…

Pouvait-elle se douter que c'était d'elle, précisément, qu'il était amoureux ? Non, bien sûr. Il étaitsuffisamment cachottier et menteur pour qu'elle ne le devine pas… et accepte de le recevoir, chaquesemaine… Oui…– Merci encore, manemoiselle.– m… mer… ci…

Et il est parti, tout chose.

* * *

La dame n'a pas levé les yeux de sa boule de cristal.– Bonjour Monsieur !

Le regard dans le verre profond, est-ce que c'était sensé donner une impression de sérieux, d'oc-cupation intense ? Il a souri.– Soir Ma'ame.

Silence.– Oui… Je vois, ah… je vois… aah…

Grand guignol. Il souriait. Mais il avait un peu peur, pour sa petite pâtissière chérie, peut-être vul-nérable à ce cérémonial. Impressionnable.– Ah, pardon, je vous oubliais, msieur ! Que voulez-vous savoir ? Tout est écrit dans les astres !– Oui, peut-être, je… Une de vos clientes m'a donné votre adresse, et… euh, précisément, je suisamoureux d'elle, est-ce que vous savez si j'ai des chances de – sans aller jusqu'à conquérir un jourson cœur – des chances de recevoir un jour son amitié, sa photo…?

Elle a pointé le ciel du doigt.– Pour cela, je dois savoir votre date ET heure de naissance ! Ici !

Il a souri, écrit ça sur son formulaire, sur le bureau.

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– Et connaissez vous la date ET heure de naissance de la bienheureuse élue ?Sourire, encore.

– Non, mais vous devez avoir ça dans vos fichiers… c'est une cliente à vous.– Comment s'appelle-t-elle ?

?– Ben, je sais pas. C'est une fille très jolie, très… enfin, de votre point de vue, comment ? Elle… elleest d'extrêmement petite taille, presque naine, oui peut-être naine, en fait. Et bègue.– Avec de longs cheveux clairs, une grande timidité ?– C'est elle.

La dame a fermé les yeux, et levé les mains au-dessus de la boule de cristal.– Je vois… je vois… je…

Et puis elle s'est levée, allant vers un meuble. Tiroir. Elle a sorti un dossier, triomphalement, l'aramené, ouvert.– Alors, euh…

Elle a lu.– Non, non c'est pas ce…

Retournée à son meuble, un autre tiroir. Oui, ce doit être un peu flou parfois, dans la boule decristal… Il souriait. Un autre dossier, elle est revenue s'asseoir. Lire.– Naine, c'est ça ! J'l'ai marqué ! Adulte naine ! Ah-ah-ah !

Qu'est-ce qu'il y avait de drôle ? Elle a lu, longuement. En secouant la tête. Avec de gros soupirs.– Peut-être si votre thème correspond à… Vous savez, déjà, ressembler à… Enfin, rien n'est impossi-ble, tout est possible : en cas de désillusion, un ami proche peut faire une épaule où s'appuyer… Et sielle vous a donné mon adresse, c'est déjà, incontestablement, un signe que les astres vous rappro-chent, partiellement !

Oui, elle était déjà amoureuse, ce n'était pas vraiment une révélation. Il le savait en venant ici. Ladame a encore soupiré.– Donnez-moi votre formulaire, je vais calculer tout ça, ça peut prendre du temps, ce n'est pas simple,vous savez…

Il lui a tendu le papier imprimé. Et elle l'a parcouru, avant de se reporter à son dossier, avec un trèsgrand sourire. Et puis elle a éclaté de rire.

? Est-ce que… est-ce que le rêve fou qu'il avait fait correspondait au Réel…? Etait-ce ces date etheure de naissance qui étaient marquées dans le dossier, pour désigner son chéri, petit ange ? Venusdu petit billet-concours du magasin ?

La dame a cessé de rire. S'est concentrée sur sa boule de cristal.– Qu'y a-t-il, Boule Magique ? Pourquoi me fais-tu rire ainsi ? J'étais occupée. Ah… je vois, oui… Ah,bien…

Le numéro de théâtre continuait. Elle a relevé les yeux vers lui.– Monsieur, je lis de très bonnes nouvelles, enfin… c'est compliqué… je crois qu'il faut envisager desséances spéciales de spiritisme, mais une TRÈS heureuse issue pourrait être au bout…

Il a souri.– Et ce serait… cher…?– Certes, mais quel est le prix du bonheur, je vous le demande ?

Il riait presque. Petite pâtissière chérie, qui rêvait de lui, client anonyme, simplement gentil, atten-tionné… Non, il n'aurait pas besoin de la dame, il aurait le courage pour tendre la main à celle qu'ilaimait. Très courageux. L'inviter au restaurant ou quelque chose. Ou à se promener, tous les deux,apprendre à se connaître.

Les astres avaient parlé. Les astres sont miraculeux, parfois. Disant aux timides ce qu'ils veulentsavoir sans oser le demander en face…

* * *

Il avait très peur qu'il y ait du monde dans le magasin, qu'il doive donc repousser d'une semaine sadéclaration d'amour… La voyante reverrait entre-temps la petite jeune fille, lui ferait miroiter mille pro-messes, pour saigner son compte en banque implacablement…

Mais quand il est entré, ouf, il n'y avait personne. Que sa petite chérie.– 'Soir.– s… s… soir… m… mer-ci…

Merci ? Gentille… Oui, merci de revenir, comme il lui disait chaque semaine, intérieurement : "Mer-ci de m'accueillir"…

Elle allait lui chercher son petit flan, discrète effacée, appliquée gentille.

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– Manemoiselle, je suis allé voir Ma'ame Irma…Elle a relevé les yeux, intéressée.

– Elle a répondu à mes questions les plus importantes…Elle a baissé les yeux, tristounette. Et il lisait presque sur ses lèvres "à propos de la femme que

vous aimez ?".– Elle m'a dit, ou elle m'aurait dit si j'ai rêvé, peu importe…

Ça sonnait mal. Ces mots : "elle m'a dit de vous avouer l'amour que j'ai pour vous, manemoi-selle…"– Vous vous rappelez le jeu concours où vous m'aviez fait participer, la semaine passée ?

Elle a cligné des yeux, perdue, ne voyant pas le rapport.– Eh bien, je vais gagner : le premier prix, le plus beau cadeau du monde.

Elle a relevé les yeux, égarée.– n… ne ballon foulbole…?– Non : un repas en tête à tête, au restaurant, avec ma petite pâtissière chérie…

Elle a… baissé les yeux, perdue, se répétant les mots, visiblement. Sans y croire.– Manemoiselle, puisque c'est vous qui m'avez fait jouer à ce jeu… je voudrais partager avec vous ceprix merveilleux…

Elle clignait les yeux, et puis… un immense sourire a gagné son visage.– Manemoiselle, je vous invite au restaurant… ou au cinéma, ou à une promenade tous les deux… aucoucher de soleil, avec les violons… un autre film commence, une histoire d'amour, merveilleuse, jecrois…

Elle a rougi, très fort.– On a gagné, manemoiselle. Gagné à la loterie.

Et elle a hoché le menton, confuse, perdue.– Ça veut dire que vous acceptez ?

Rouge, rouge…– ou… i…

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DESSINATEUR

Il a posé le crayon, regardé son "œuvre"… peu convaincu. Oui, c'était ce qu'il avait déjà dessinétrente fois, chez lui, mais il était venu ici pour autre chose. "Apprenez à dessiner vos rêves", disait lapublicité. Oui. Il en était loin. Ce n'était que la gentille silhouette de sa petite pâtissière chérie, derrièreson comptoir. Juste une ligne fine, tremblante, grise.

Le professeur était en train de discuter avec la dame à côté, ce serait bientôt son tour, à lui. Cettedame voulait dessiner la maison de ses rêves, mais le type n'était pas d'accord avec les erreurs deperspective. Lui il aurait pu suggérer de s'aider d'un logiciel, pour débroussailler, en ne faisant que lafinition en peinture, couleur, ou fusain, mais il n'allait pas se mêler des affaires du professeur, ni sus-citer une concurrence sauvage entre informatique et dessin.– Bien, continuez, donc, reprenez ici et là, aidez-vous du papier, plié en cube, vous verrez !

Oui, si c'était aussi facile que la géométrie, lui, il aurait déjà dessiné son rêve. Mais dessiner unejolie fille était un milliard de fois plus compliqué, faisant appel à autre chose, un talent qu'il n'avait pas.– A nous, msieur !– Oui…– C'est pas mal, c'est la fille de vos rêves ?– Oui…– Bien, mais c'est trop petit, tout étriqué, faites la grande, élancée, épanouie…

?– Euh, non… Elle est naine, timide repliée, gentille…– Ah-ah-ah ! Allons-allons ! Laissez-vous porter par sa voix mélodieuse, ses grands rires…– Euh, non… Elle est bègue, timide, gentille.– Admettons. Mais ce décor, cette table, non ! Laissez vous aller à imaginer des palmiers, une plage,le soleil !– Elle aime pas le soleil, je crois, elle a les yeux clairs, fragiles. Et je la revois toujours dans la pâtisse-rie où elle travaille, c'est là, le paradis…– Ah ! D'où le comptoir ! Mais la même fille serait mieux en bikini, bronzée, luisante de crème et d'eausalée ! Ou monokini, ou naturiste ! Ah-ah-ah !

Il a baissé les yeux. Il ne reviendrait pas, non. Erreur.– Eh, je disais ça pour plaisanter ! Je vois bien que vous êtes le genre romantique… Mais, ce n'estquand même pas qu'une ombre, dans vos rêves ?– Non…– Alors vous ajoutez, là et là, la courbe de ses seins, et…

Il a soupiré.– C'est surtout son visage que j'espérais… reproduire, garder, conserver, la beauté de son visage,son petit nez, ses doux cheveux…– Essayez !– J'ai essayé à la maison, mais ça ne fait que massacrer la jolie silhouette… que j'arrive à peu près àreproduire, elle.– Essayez de dessiner ses traits, et je repasse à la fin de l'heure, vous aider, dans le détail, on verra !Bien, à nous mdame !

Et il est parti.

* * *

C'était la dernière fois qu'il venait, c'était décidé. Il allait réessayer, encore et encore, et puis aban-donner. Jeudi, au magasin, il avait fait comme le msieur avait dit : photographier dans son esprit ce jolivisage aimé. Imaginer reproduire, crayon en main, les distances entre cheveux et yeux, dessiner lacourbe des yeux, des lèvres, oui. Il espérait que la petite jeune fille ne s'était pas sentie trop mesurée,pesamment…

La dame avec la maison avait fait des progrès, elle, quelle chance… Lui, il traçait, effaçait, c'étaitplus du massacre de la jolie silhouette qu'autre chose. Pourtant, elle était si belle, en vrai… maiscomment tracer ça, en traits continus ? et en peinture, ce serait encore plus difficile.– Bien, madame, continuez. A nous msieur !

Oui.– Euh, je… j'ai effacé, je… ça va pas, je réussis pas, pardon, je sais pas par quel bout m'y prendre…– Attendez !

Et il est allé au meuble là-bas, contre le mur, chercher quelque chose dans un tiroir. Un fusain ouquelque chose pour faire des ombres sans traits ? Non, c'était une enveloppe, il ne comprenait pas.

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– Jeune homme, jeune homme, j'ai fait quelque chose pour vous, mais… stop ! Je vous interdis d'allerau plus facile !

?– J'explique : euh… Non, attendez. Vous vous rappelez ce que je vous ai dit ? Un : vous achetez unmagazine de mode ou de cinéma ; deux : vous choisissez le plus joli visage féminin en photo ; trois :vous le dessinez ; il restera plus qu'à faire pareil avec votre chérie secrète !

Il a soupiré.– Oui, j'ai essayé, mais… elles sont pas jolies, les autres filles, je les dessine très laides et ça va bien,mais le problème est ailleurs.– Où est le problème ?– Pour la fille que j'aime, j'ai pas de photo, et l'image dans ma mémoire bouge, c'est pas pareil…– Et si je vous donnais la photo de votre chérie ?

Il brandissait l'enveloppe.– Oui, je peux le rêver, mais même en le rêvant très fort, ça m'avance pas, techniquement, à réaliserce… ce tracé harmonieux dont je rêve…– Monsieur Nesey, je suis un honnête homme et un passionné de dessin…

?– Oui.– Si j'avais cette photo, pour de vrai, qu'est-ce que vous feriez ?

Il a souri.– Je vous l'achèterais, je donnerais toutes mes économies, et je partirais, sans plus besoin de la des-siner, ma petite chérie…– C'est ce que je crains !

?– Mais c'est pas tellement mon problème, en vrai, personne n'a cette photo, seulement elle-même, etsa famille, ses amis…– Je pourrais vous vendre, cette photo, cher, mais ça ne serait pas honnête parce que je ne l'auraispas payé à cette petite… et vous arrêteriez le dessin, ce serait la négation de mon apostolat didacti-que…

?– Monsieur Nesey, voilà ce qu'on va faire ! Un : vous me remboursez le prix du tirage ; deux : voussouscrivez une inscription d'un an, et vous me promettez de revenir jusqu'à réussir ce dessin ; trois :je vous prête cette photo, que vous me rendrez à la fin de l'heure, chaque fois ; quatre : quand vousaurez réussi votre chef d'œuvre, vous l'emmènerez, et la photo en prime ! C'est honnête ?

Il a souri.– Je… je crois que… enfin, c'est gentil à vous de le prendre avec cœur, mais je n'ai pas le talent… etça ne se communique pas… Même en y croyant très fort…– Monsieur Nesey, je suis allé acheter un gâteau chantilly, pour les neuf ans de ma fille…

??? Euh… il… il l'avait… rencontrée…?– Vous m'aviez dit : une petite pâtissière, naine, bègue, aux yeux clairs…

Il cherchait l'air.– Donc, je lui ai expliqué, à cette charmante petite ! Qu'un de mes élèves était amoureux d'elle, etrêvait de la dessiner, est-ce qu'elle m'autorisait à la prendre en photo, pour faciliter la réalisation de cedessin ?

Bon dieu…– Elle ouvrait des yeux ! D'imaginer qu'elle avait un admirateur comme ça !– Mon dieu, pardon, non, je…– Quoi ?– Mon dieu, il fallait pas lui dire. Je veux pas la déranger, je sais qu'elle est fiancée, que…– Elle a une bague ?– Non, enfin, un… un amant, des amants, je veux pas interférer, elle me laisserait plus jamais entrer…– En tout cas, elle ne sait pas qui vous êtes, mais elle a accepté que j'la prenne en photo !

Aïe, dans un atelier photo, en prenant des poses, la pauvre petite chérie ?– Dans… le magasin ?– Oui, derrière son comptoir, comme vous la dessinez ! J'suis retourné à la voiture chercher mon ap-pareil !– Ouf.– Et cette photo, je l'ai là !

Il a fermé les yeux, au bord de la syncope.– Je… je vous l'achèterai un milliard, j'irai dévaliser une banque…

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– Tt ! Vous vous rappelez le marché : vous me payez modérément, vous me rendez la photo chaquesoir de travail, jusqu'à ce que le dessin soit achevé. OK ?

Il cherchait l'air.– Tout ce que vous voudrez, tout…– Tenez !

Et il lui a donné l'enveloppe.– Bon à nous mdame ! Alors, cette fillette que vous auriez voulu être, ça progresse ?

Il… a entrouvert l'enveloppe, attendu. Non, ce devait être une erreur, ce serait trop beau… Uneautre fille, petite et bègue, simplement. Le bonheur infini, sur Terre, ce serait trop beau…

Respirer, souffler. Prendre le temps de rêver, une minute, qu'il aurait ainsi une photo d'elle, envrai… Si mignonne jolie, sa petite Miss Univers, en sa possession pour l'éternité… Et avec la possibi-lité de mettre une copie anti-feu à la banque ou dans une enveloppe chez ses parents.

Oui. Ça aurait été merveilleux… Hélas…Tirer la photo, et… C'ÉTAIT ELLE !!! Oh mon dieu, si jolie, si délicieuse… Et l'air toute timide, sou-

riant faiblement. Il était amoureux, amoureux, amoureux…Mon dieu… Il… il allait tomber raide mort, là, le cœur explosé, non ?Non, apparemment.Alors il… a posé la si précieuse photo, au bord du chose. Et sur une nouvelle feuille, blanche,

commencé à dessiner… C'était tellement plus facile… S'il prenait un centimètre par millimètre, oudeux millimètres… Oui, tout devenait possible. Ce serait le plus beau dessin du monde…

* * *

Il… a posé ses pièces, dans le réceptacle, pendant qu'elle ramenait le flan emballé. Ils souriaient,tous les deux. Pour des raisons sans doute différentes, mais peu importait…

Elle a posé le petit paquet.– Merci manemoiselle…

Elle le regardait dans les yeux, et c'était une des toutes premières fois, en deux ans et demi.– m… meu… s… m… meussieu…– Mh ?– a… à quoi v… vous pensez, n… ne regarder m… mon visage…?

? Ah, pardon, oui, déformé par ses heures de dessin, à la regarder comme une image. Pardon.Oui, mais elle ne semblait pas spécialement gênée, même si jamais elle ne posait des questionscomme ça aux clients, d'habitude, toute effacée timide, seulement.– Euh, je… pardon, manemoiselle, je… je rêvais de… d'un dessin, que je fais de vous, à la maison,enfin… dans un atelier, d'art…

Elle a baissé les yeux, souri, rougi, fort. Aïe, peut-être craignait-elle qu'il la dessine déshabillée, ouquoi.– Juste votre petite silhouette, toute douce, derrière le comptoir… votre doux visage…– j… je…

Silence. "Je vous l'interdis" ? "Je trouve que vous manquez pas de culot" ?– j… je n'espérais k… que c'était v… vous…

??? Mon dieu, oui, le professeur lui avait dit que quelqu'un, euh, était "amoureux d'elle", voulait ladessiner, et elle avait pensé à lui ?? Oui, sa tendresse devait se lire sur son visage. Et, euh, elle avaitdû se dire "c'est sûrement que le petit con du Jeudi soir, hélas, pas un prince charmant musclé etriche"…– Oui, c'est que moi, pardon. Vous êtes pas trop déçue ?

Elle a secoué la tête, toute rouge, perdue. Timide.– et… et v… vous…? p… pas trop déçu n… ne la photo…?

Il a souri.– Non, oh non… La plus belle photo de l'Univers… Mais le professeur m'interdit de la prendre, la faireagrandir, je dois accomplir le dessin, avant…

Elle n'avait pas l'air fâchée, non.– Il y en a combien, parmi vos admirateurs, qui ont fait des dessins de vous, déjà ?

Il espérait très fort qu'elle dirait "zéro", sans ajouter "c'est nul, cette idée de dessin".– z… zé-ro… z…

Il attendait la suite, hélas.– z… zéro z'admirateur, je n'ai… ou… ou un seul, m… mon dieu, v… vous…

En rougissant de plus belle, la pauvre…

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– Non, vous devez pas vous en rendre compte, simplement. On est des milliers. Et un acteur célèbreva rentrer ici, un jour ou l'autre, et tomber follement amoureux de vous, lui aussi. Vous serez riche,célébrée…

Elle secouait la tête.Non ?

– Si… sûr…– j… je pré-fère n… ne un… un aute f… futur…

?– Devenir actrice, vous-même ? top-model ?

Elle a souri, amusée.– j… je n'espère v… vous m'inviterez v… voir l… le dessin n… ne moi…

???– Euh oui, oui, avec plaisir… Merci, infiniment, je… je m'appliquerai, je… je le recommencerai dixfois… jusqu'à la perfection, j'espère… Je… j'en ferai deux : un pour moi, un pour vous… Cadeau, envous remerciant encore…

Elle a secoué la tête. Non ? Aïe…– j… je préfère v… vous m… me donnerez u… une photo de vous, et… et vous m'apprendrez dessi-ner… essayer…– Je le ferai !

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UN ARTIQUE NE MAGAZINE

D'habitude, elle était souriante, timide, toujours. Avec lui. Et un peu effrayée, souvent, avec lesautres gens. Mais ce soir, elle avait l'air toute malheureuse, triste. Il hésitait à risquer un mot, pourdemander, pour lui faire part de ses condoléances si son père était décédé, ou quelque chose.

Elle finissait le petit paquet, les yeux baissés. Silencieuse.– Ça va, manemoiselle ?

Elle a relevé les yeux, vers lui.– p… par-don… p… par-don…– Vous avez l'air triste.

Elle a pincé les lèvres, hoché le menton.– par-don…– Un décès dans votre famille ?

Elle a hésité, et un peu souri.– m… merci, n… non, p… pardon, s… c'est bête, j… juste quèque chose b… bête, s… sans impor-tance, p… pardon, m… mer-ci…

Oui, il comprenait qu'elle remerciait parce que, normalement, les clients racontent leur vie, plutôtque de s'intéresser à elle.– Si ça vous rend triste, ce n'est pas bête, c'est triste…

Elle a souri, encore, faiblement.– m… mer-ci… m… mais s… c'était j… juste un… un artique ne magazine… s… sans importance,par-don…– Il faut pas que les magazines vous fassent du mal. Vous savez, il ne faut pas croire tout ce qui estmarqué. Des fois ils se trompent, ou ils inventent, ou ils dramatisent. Vous en avez discuté avec desgens autour de vous ? C'est souvent plus raisonnable que ce qui est écrit, par un journaliste.

Elle a fait non, du menton. Non, ce n'est pas plus raisonnable ? Ou non, elle n'en avait pas discu-té ?– Non ? Vous n'avez pas de parents, d'amis, avec qui en discuter ?

Non. Incroyablement…– Vous n'avez personne au monde ? pas même une ancienne copine de classe ou quelqu'un ?

Elle a baissé les yeux.– t… tout ne monde en… tier y… y me déteste, m… monsieur…– Non…– s… sauf l… le j… gentil m… monsieur du jeudi soir…

Il a avalé sa salive, un peu jaloux de ce monsieur qu'elle semblait apprécier. Un collègue ? Unamant ?– Et bien il faut parler avec lui, alors, il sera très heureux, je suis sûr, de parler, un peu, lier amitié…

Elle a rougi.– s… c'est v… vous…

? Il a souri. Oui, c'est vrai qu'il passait le jeudi soir, toujours, lui aussi. Ou lui seul.– Mais moi, je serais très très heureux, de parler avec vous, de cet article, en dehors du magasin.Vous revoir, lier amitié, se promener, simplement…

Toute toute rouge, la pauvre… Gardant les yeux baissés.– m… moi aussi… s… si z'heureuse…

* * *

Elle l'attendait, là-bas, toute petite jolie, debout toute seule. Il avait pourtant cru qu'il arriverait lepremier, il était tellement en avance… Plus d'une demi-heure, oui.

Marcher, simplement. Elle l'avait aperçu et le regardait arriver, souriante, et belle. C'était bienqu'elle sourie. Si elle n'avait aucun ami, se croyait méprisée par le monde entier, il essaierait d'êtretrès affectueux avec elle, être un ami, vraiment. Il n'avait aucune expérience, ayant choisi la solitudede son côté, mais pour elle, il essaierait d'être un autre.

Elle était belle, dans cette robe bleu ciel, avec son sac à main. Petite femme enfant, si jolie, minia-ture. Il souriait. C'était la première fois qu'il la voyait sans sa blouse blanche, première fois qu'il lavoyait en pied, sans comptoir au milieu. Et ses formes étaient délicieuses… Les courbes de sa poi-trine, mon Dieu…

Approcher, doucement, derniers mètres.– 'Jour.– j… j… jour, m… monsieur, m… merci… merci…

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– Merci ?– m… mer-ci n… n'ête v… viende…

Merci d'être venu ? Il lui a souri.– Vous pensiez que je plaisantais ? Non, je suis heureux, très très heureux de vous revoir, ici, à l'exté-rieur, comme une personne à part entière…

Elle a baissé les yeux, rougi.– Je… peux vous demander votre prénom ?

Elle cherchait l'air. Silence.– pa… pa-tricia… pa… rdon…– C'est un joli nom, ça vous va bien. Moi c'est Gérard.

Cramoisie, la pauvre…– m… mer-ci… mer-ci…

Oui, peut-être pas l'habitude d'échanger des prénoms. Il se souvenait de la fois où sa patronneavait débarqué, au magasin, amenant des commandes, l'appelant "connasse", la pauvre…

Il l'a laissée souffler, une minute, elle tremblait, se marchait sur les pieds, toute timide perdue. Pa-ralysée. Peut-être ferait-il mieux de dire quelque chose, pour meubler, pour l'aider, la détendre.– Vous avez amené ce magazine, dont vous me parliez ?

Elle s'est mordu la lèvre.– que…

Gênée, elle était, à ce sujet, il semblait, il ne comprenait pas bien pourquoi.– que… p… par-don… par-don…

C'était dans son sac, visiblement, mais elle ne l'ouvrait pas, voulait dire quelque chose.– On serait mieux assis, avec le magazine à plat, sur une table de café ?

Elle a avalé sa salive. Non, ça semblait être autre chose.– que…

Silence.– p… par-don… pardon…– C'est rien, Patricia. Prenez le temps de chercher les mots. Rien ne presse. Respirez. Cherchez lesmots que vous voulez dire. Dites-les intérieurement. Corrigez, peut-être. Et quand vous êtes prête,allez-y…

Elle a rougi.– m… mer-ci… t… tè-nement…

Il lui a souri, ils se sont souris, très gentiment. Et puis elle a baissé les yeux, se concentrer sur sonexercice, chercher les mots. Une longue minute. Ou deux. Toute tremblante, perdue, la pauvre. Ilaurait voulu la prendre dans ses bras, lui offrir le refuge de son épaule, mais ce n'était qu'un rêve… Etelle était trop petite, de taille, de toute façon. Si jolie petite jeune fille, en sucre.– que je…

Ça y est, la phrase était prête.– je… m'escuse, je su toute perdue… que…

Silence.– v… vous n'êtes v… viende pour cet artique, oui, pardon, m… mais…

Silence. Long silence.– Mais ?

Elle a relevé les yeux vers lui, toute recroquevillée, la tête dans ses épaules, comme si elle atten-dait une gifle ou une punition.– p… par-don… pardon…– Patricia, n'ayez pas peur. Dites-moi. Si vous avez oublié le magazine, c'est pas grave.

Elle a baissé les yeux, murmurant quelque chose. Un merci, bégayé, il lui a semblé. Silence.– l… le magazine y… n'est d… dans mon sac, m… mais…

Silence.– Mais ? N'ayez pas peur, dites-moi.

Elle a fait Oui, du menton, comme pour le faire patienter. Et cherché les mots, à nouveau, longue-ment. Très longuement.– que…

Ça venait.– que, j… Gérard, je… je pensais aussi, en plus que l'artique ne magazine… que les mots v… vousavez dit…

Silence. ?– Quels mots, pardon ? J'ai un peu oublié.– s… se revoir, lier amitié, se promener, simplement…

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? Il a souri.– Oui, Patricia, vous avez raison. On peut se promener, doucement, tous les deux, faire connais-sance, à notre vitesse. Toute l'après-midi peut-être. Profiter de ce dimanche à deux. Et puis on verraaprès, pour l'article. Ce n'est pas le plus important.

Elle a relevé les yeux vers lui, la bouche entrouverte, comme éberluée, heureuse au-delà de l'ima-ginable.– Venez, on va aller par-là, vers le Parc Machin, plus loin. Promenade, simplement, gentiment.

Elle a baissé les yeux, rougi.– s… ça… éziste… n… ne gentillesse a… à infini, k… comme vous…?– Oui. C'est de la gentillesse à notre façon, à tous les deux. D'autres gens trouveraient ça ennuyeux,ridicule. Nous sommes simplement différents, et proches l'un de l'autre, Patricia…

Rouge…Mais ils seraient bien restés plantés là une heure de plus, à ne pas oser se regarder, et il a pris

l'initiative. Il a dit Venez, et ils sont partis, doucement, vers le Parc Machin. A tout petits pas, douce-ment. Côte à côte. Il avait hésité à lui prendre le bras, tendrement, amicalement, mais il respectait sapudeur, il ne voulait pas la brusquer.

Longuement marcher, l'un près de l'autre. Il était heureux. Il la regardait, de temps en temps, et ilsurprenait souvent ses yeux levés vers lui. Elle les baissait alors en catastrophe, timide, comme priseen flagrant délit… Oui, ils se regardaient à tour de rôle, ils souriaient, ils étaient heureux.

Ils sont arrivés au Parc Machin. Parc Pagnol, ça s'appelait. Ils ont traversé, après avoir sagementlaissé les voitures passer. Et ils ont marché dans les allées, plus d'une heure. Souriant au mondeentier. Allant n'importe où de préférence. S'arrêtant pour regarder le ruisseau, les cailloux moussus. Etpuis ils sont passés sous les grands arbres dans l'ombre douce et calme. Il y avait des bancs, sur lapelouse ombragée. Et personne dessus. Les gens préféraient le soleil, les grands espaces, les jeuxde ballon.– On s'assoit, Patricia ?

Elle a eu un grand sourire.– ou-i… m… mer-ci, j… gé-rard…

Et ils se sont assis, simplement. Il a fallu un peu qu'elle escalade, car le banc était bien haut poursa petite taille. Et, une fois assis, bien calés au fond, elle n'avait pas les pieds au sol, trop petite, maisles jambes à l'horizontale, son genou n'atteignant pas le bord pour plier. Si mignonne petite naine. Etses cheveux ne dépassaient pas le dossier, il… il a étendu le bras sur le côté, sur le dossier, commesi de rien n'était. Et si elle avait été plus grande, ça aurait correspondu à un bras autour de ses épau-les…

Elle était toute rouge, retenant un immense sourire, heureuse… Et ils sont restés ainsi, tranquille-ment, plus d'une heure. A regarder le monde autour, à se regarder à tour de rôle. Avec un sourire auxlèvres, simplement. Heureux, oui.

Et puis un marchand de glaces est passé, avec une charrette à roulette, et il a dit Venez, encore.Ils se sont levés pour aller jusque là. Il lui a payé une glace, la faisant rougir, confuse, et remercier,infiniment. Elle a voulu payer, mais il a dit que c'était à lui, pour une fois de lui offrir quelque chose.Elle a rougi, seulement, elle aurait pu répondre que ce n'était pas pareil, parce qu'elle ne lui offrait passes flans, payants. Et si elle avait dit ça, sa réponse à lui était prête : "Patricia, je ne venais pas aumagasin pour ces flans, mais parce que vous m'offriez votre doux sourire, gentiment, gratuit…". Maiselle n'a pas objecté, souriant seulement, confuse.

Ils ne sont pas retournés s'asseoir, parce que des retraités avaient pris la place sur le banc. Ils ontrepris leur marche, doucement, paisiblement. Patricia mangeait sa glace, par tout petits bouts. Oui,une fille si douce et faible, il était sous le charme, complètement. Et s'il n'avait pas déjà été fou amou-reux d'elle, son cœur aurait chaviré, cette fois, assurément.

Et puis elle a fini sa glace, croqué le cornet, en s'excusant de faire du bruit, si mignonne timide. Ilsont continué, leurs petits pas vers nulle part. Un peu bousculés, un moment, par trois jeunes garçons,courant après un ballon, sauvagement disputé. Et le groupe des mamans, à distance, hurlait, couvrantles piaillements des footballeurs.– Jean-Pierre ! Arrête ! Reviens ici ! Il est tard ! L'heure de rentrer !

Mais au fait… il était dix-sept heures, oui, Patricia et lui avaient passé près de trois heures ensem-ble… Il a souri.– Euh, oui, Patricia. Peut-être qu'on pourrait… regarder votre article, maintenant… Si cette après-midivous a apporté, euh… le gentil moment que vous attendiez…

Elle a baissé les yeux, rougi, encore.– ou-i… s… si j… gen-til, a… à infini… si… beau…

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Il a hésité à dire que, pour lui, ç'avait été les plus merveilleuses heures de toute sa vie, mais c'étaitsans doute prématuré. Elle était très timide, Patricia, rougissait pour mille fois moins que ça…– Et on pourrait se revoir la semaine prochaine, pareillement, qu'est-ce que vous en pensez ?

Elle a levé les yeux vers lui, comme émerveillée.– ou… ou-i…?– Moi ça me ferait très plaisir. Et vous ?

Ses yeux se sont mouillés, mon dieu, émue…– j… je serais s… si z'heureuse… s… si…

Il lui a souri, et elle a piqué du nez, piqué un fard, terrible, la pauvre. Toute toute timide…– Venez, pour aujourd'hui il nous reste simplement cet article, à voir ensemble.

Et il l'a emmenée vers la sortie du parc, chercher un café. Ils ont marché encore, trouvé un caféouvert, oui. En ce dimanche après-midi. Ils sont entrés, en se faisant des sourires, encore. Et puisallés au fond, dans un recoin tranquille, tout seuls. Petite table dans un box presque fermé. Petit nid.Pour lui et sa petite Patricia chérie.

Il s'est assis et elle est venue près de lui, plutôt qu'en face. Ce serait effectivement plus facile pourlire ensemble son article, même s'il aurait moins le loisir de la dévisager amoureusement…

Bien. Alors… Non, la dame barman est venue leur demander ce qu'ils prenaient, et il a répondu unjus d'orange. Patricia a dit "m… m… moi aussi… par-don…".

Bien. La dame partie, il pouvait se concentrer sur cet article qui avait attristé son amie.Mais… elle ne le sortait pas de son sac. Attendait-elle le retour de la dame avec leurs boissons ?

– j… gé-rard…– Mm, Patricia.

Elle a avalé sa salive.– j… je su t… toute k… k… confuse n… ne le sujet s… cet artique…– C'est rien, on va voir ça ensemble, n'ayez pas peur.

Elle s'est mordu la lèvre, songeuse. Et puis elle a hoché le menton. Ouvert son sac à main. Sorti lemagazine. Plein de couleurs. Elle l'a posé sur la table.

Le magazine "Femme active". Tiens, elle lisait ça ? Ou avait acheté simplement ce numéro pour unarticle en couverture. "Mesurez votre pouvoir de SÉDUCTION. Les crèmes auto-bronzantes. Autourde la Sicile éternelle." ?

Elle a ouvert le magazine, tournant les pages, ses mains tremblaient, la pauvre.MESUREZ VOTRE POUVOIR DE SÉDUCTION. C'était ça. Il a avalé sa salive. Il aurait voulu lui

dire qu'elle n'avait aucun souci à se faire de ce côté là, qu'elle était la fille la plus séduisante de l'Uni-vers… mais c'était peut-être prématuré. Peut-être que c'était une phrase précise qui l'avait blessée.– C'est cet article ?

Elle a hoché le menton, l'air toute triste à nouveau. La pauvre. Elle… elle a poussé le magazinevers lui, pour qu'il lise, oui.

C'était des questions, 10 questions, avec réponses à choix multiple. Pas facile à lire, à commenter,avant de savoir comment seraient interprétées les réponses.– Euh…

Il a tourné la page. RÉPONSES/VERDICT. Voilà.* Lecture rapide :Pouvoir de séduction = Nombre de réponses B sur 10(de Nul = 0/10 à Suprême = 10/10)

Euh, ça ne l'éclairait pas vraiment. Il faudrait regarder, question par question, deviner laquelle avaitheurté Patricia. Ou lui demander. Oui. Enfin, le texte continuait :* Analyse détaillée :– Majorité de A : Votre pouvoir de séduction est nul, périmé. Quoi qu'ait pu vous raconter votre arrièregrand mère romantique (ou musulmane), les hommes modernes ne rêvent pas du tout d'une ombreinsignifiante, mais d'une vraie femme, avec de la personnalité, du caractère, le sens des responsabi-lités, une richesse intérieure !

Il a haussé le sourcil.– Euh, Patricia, cette journaliste se trompe. Il faut pas croire ce qui est marqué. Ça dépend des hom-mes, ce qui va séduire l'un est différent de ce qui va séduire l'autre. On dirait qu'elle parle aux femmescadres en entreprise, en leur disant ce qu'elles veulent entendre. Pas spécialement la vérité, non.

Et Patricia, les yeux baissés, a eu un demi-sourire. Pas convaincue, apparemment, mais touchée.Il a repris sa lecture.

– Majorité de B : Votre pouvoir de séduction est brillant, incontestable. En vous, les hommes trouventla compagne dont ils rêvent, la mère intelligente et fiable de leurs futurs enfants. Pour atteindre la pure

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perfection, reprenez le questionnaire, et inspirez-vous des quelques réponses B que vous n'avez paschoisies. B comme Bravo !

Il a souri.– Non, la dame se trompe. Elle dit ce qu'il faut être pour lui ressembler à elle, pour lui plaire à elle. Çan'a rien à voir avec les goûts masculins. Ne vous inquiétez pas.

Il aurait pu ajouter "Vous séduirez un homme merveilleux, Patricia, vous en êtes très capable",mais il n'était pas prêt à dire ça. Parce que ça lui remuait l'intérieur, de jalousie, de tristesse. Même silui-même ne pouvait espérer au mieux qu'une simple amitié. Oui.

La suite :– Majorité de C : Votre pouvoir de séduction est vulgaire, brut. Vous pourrez collectionner des hom-mes avec un petit pois en guise de cerveau, mais vous ne connaîtrez jamais L'Amour, le vrai. Vousferiez peut-être une prostituée à grand succès, et c'est une forme de perfection féminine, certes !Mais… hum !

Patricia avait sans doute répondu plus de A que de B, et très peu de C. Elle semblait romantique etnon intellectuelle, encore moins vulgaire. Il allait la rassurer point par point. Essayer.– On va voir. On lit ensemble ?

Elle a hoché le menton, et il est revenu une page en arrière. Déplacé le magazine au milieu, entreeux. Même si elle ne devait pas lire facilement, compte tenu de sa petite taille – il aurait peut-être falluincliner le magazine.– Question 1, donc.Si vous aviez une heure de libre, au Paradis, avec l'homme de vos rêves, que feriez-vous ?A- Marcher main dans la main, en silence, en regardant le coucher de soleilB- Visiter un musée, en discuterC- Baiser comme des bêtes, atteindre le septième ciel

Il a souri.– Je trouve que c'est A le plus charmant, pas B du tout, ni C.

Il a hésité à lui demander ce qu'elle avait répondu, mais c'était peut-être maladroit : il valait mieuxlui dire en aveugle son opinion, honnêtement, plutôt que de s'adapter à ce qu'elle répondait, pour laflatter. Enfin, ça lui semblait davantage honnête, en tout cas, même si être prévenant au maximumaurait été une autre approche possible.

Patricia souriait, apparemment rassurée. Oui, elle avait sûrement répondu A.– Question 2.Comme sous-vêtements, que portez-vous ?A- Des dessous sages, fonctionnelsB- Des dessous sexy, affriolantsC- Pas de dessous, c'est plus vite enlevé !

Aïe, il ne savait pas du tout ce qu'espérait Patricia, ce qu'elle portait. Il a avalé sa salive.– Euh, moi je préfère A, mais d'autres hommes préféreraient B. Ou C, ça dépend lesquels.

Il n'a pas osé lui demander de détail, c'était indiscret. Il a continué.– Question 3.

On leur a apporté leurs verres, et il a dit Merci, payé, en prenant Patricia de vitesse. La dame estpartie.– p… par-don, j… je vais v… vous rembourser…– Non, ça me fait plaisir. On verra la prochaine fois, par exemple. Peut-être une fois chacun, à tour derôle…

Elle a baissé les yeux, rougi. Sans démentir qu'ils allaient se revoir plein de fois. Il a souri.– Reprenons. Question 3.Vis à vis de l'homme idéal, voudriez-vous être ?A- Son esclave dévouéeB- Son égale, brillanteC- Sa maîtresse, dominatrice

Difficile. Hum.– Euh. Le plus adorable, c'est une fille qui pense A, c'est touchant, merveilleux. Même si on voudraitlui dire qu'on la traitera pas en esclave, parce qu'on l'aime. Donc B est possible aussi.

Elle souriait, timide, confuse. Il n'osait pas lui demander ce qu'elle avait répondu.– Question 4.Si vous pouviez être parfaite, quelle serait votre plus grande qualité ?A- La gentillesseB- Le dynamismeC- Le sex-appeal

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Il a souri.– Pour moi, et beaucoup d'autres hommes, c'est A le plus charmant, sans hésiter. Même si quelques-uns préfèrent B, d'autres préfèrent C, ça dépend.

A son sourire, elle avait répondu A, bien sûr.– Question 5.Quel est votre plus grand défaut ?A- TimideB- FrancheC- Infidèle

Sourire encore.– A n'est pas un défaut, c'est un élément de charme, de séduction. C'est A le plus adorable, sanshésiter.

C'était à l'évidence ce qu'elle avait répondu.– Question 6.Si une autre fille, très belle, tourne autour de votre chéri, que faites-vous ?A- Vous pleurez, espérant émouvoirB- Vous démontrez que cette fille est stupideC- Vous redoublez de charme pour être plus bandante qu'elle

Le mot "bandante" le gênait. Si elle le comprenait – et elle devait le comprendre, elle n'était pasniaise – c'est qu'elle avait sûrement une certaine expérience amoureuse, sexuelle, et il se sentait unpeu ridicule, lui. Vieux garçon, puceau, nul. Mais bon, penser à autre chose. Il a relu la question, lesréponses.– Le plus touchant, c'est A.

A son grand sourire timide, les yeux baissés, il a compris que c'était ce qu'elle avait répondu. Elleavait peut-être répondu dix A, donc son charme était classé totalement nul, ce qui l'avait déprimée,logiquement, la pauvre. Elle ne se rendait peut-être pas compte qu'elle méritait 10/10 en pouvoir deséduction, mais elle avait peut-être espéré 7/10 ou 8/10…– Question 7.Les enfants pour vous, c'est ?A- Des petits monstres exigeants qui vous font peurB- Des petits anges qui incarnent l'espoir, l'avenirC- Un gros inconvénient du sexe, qui abîme le corps

Gulp. Il n'était pas à l'aise avec le sujet, non. L'instinct maternel était pour lui un profond mystère,incompréhensible.– Euh. Personnellement, c'est A que je préfère, mais, euh… B est également respectable, compré-hensible. Ce n'est peut-être pas… séduisant, enfin, pour certains hommes, mais c'est une opinionadmissible.

Son visage était indéchiffrable.– Moi, et certains autres, c'est A qu'on préfère – comme sentiment, chez une jeune femme, je veuxdire…

Et à son sourire, il a compris qu'il avait visé juste.– Question 8.Les relations avec les générations précédentes, pour vous, c'est ?A- Une triste obligation qui éloigne de la vie à deuxB- Un juste respect, instructif et facteur d'équilibreC- Une pure connerie : les vieux sont tristes et chiants

Oui.– Pareil : moi je suis un romantique, je penche pour A. Mais B est possible.

Gagné !– Question 9.Comme couleur de vêtements, vous portez ?A- Des couleurs discrètes, sombres ou pâlesB- Des couleurs vives, affirmant votre personnalitéC- Des couleurs criardes, attirant les regards masculins

Il a souri. Oui, Patricia était habillée en bleu pâle, aujourd'hui, pour la première fois où il la voyaitsans sa blouse blanche. Et si elle n'avait pas suivi les conseils du magazine, ça signifiait soit qu'ellen'avait rien en couleurs vives, soit qu'elle ne voulait pas le séduire, lui, bien sûr.– Le plus adorable, c'est A. Toute timide, discrète, effacée.

Touchée, une fois de plus…– Question 10, la dernière…

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Que pensez-vous du maquillage ?A- C'est compliqué, difficile, pas à la portée de toutesB- Léger et soigné, c'est très nécessaire pour avoir de la classeC- Appuyé et bien gras, ça fait bander les mecs

Il a souri. Il n'avait jamais vu Patricia maquillée, et c'était tant mieux.– C'est très laid, le maquillage, je trouve. C'est A la réponse, pour la plupart des hommes – mais pastous, c'est vrai.

Heureuse.– Bilan, Patricia... selon moi, le pouvoir de séduction, c'est le nombre de réponses A qui a été rendu –pas de B. Vous, vous aviez combien de A ?

Toute toute timide…– d… dix, p… par-don… z… zéro B…– Voilà, vous êtes la perfection absolue, le charme en personne. Vous rendrez fou l'homme que vouschoisirez, j'en suis persuadé. On n'est pas tous pareils, mais vous avez toutes vos chances.

Elle avait les yeux baissés, émue. Mais elle a fait l'effort de relever le menton, chercher son regard.Mon dieu, il y avait des larmes dans ses yeux. Pas de tristesse, non, des larmes d'émotion, de bon-heur peut-être.– m… mais… y… y faut k… quand même n… n'être g… grande… belle…

?– Non, pas forcément. Pour plaire aux femmes, il faut être grande comme un homme, mais pour plaireaux hommes, il vaut mieux être petite. Ou toute petite.

Elle a baissé les yeux, retenant un immense sourire. Et il s'est passé un long moment, pour qu'elledigère tout ça.– m… mais b… belle, k… quand même…– Oui. Ou jolie, plutôt, je dirais, personnellement.

Elle a hoché la tête, cessant de sourire, comme confortée enfin dans son opinion qu'elle ne valaitrien. Il a souri. Il hésitait à lui dire qu'elle était la plus jolie fille du monde, mais elle allait croire qu'ilétait prétendant à bien plus qu'une amitié. C'était le cas – il aurait aimé être l'heureux élu de soncœur, Patricia, mais il ne se faisait guère d'illusions.

Comment lui dire qu'elle était jolie ? Il hésitait à l'emmener sur un jeu de piste, pour rire : "la plusjolie fille du monde vit ici, à Lille, elle est simplement employée de commerce… je l'ai déjà vue, envrai… tiens, c'est Rue Saint-Jean, justement… et c'est ouvert tous les jours, je crois, sauf le dimancheet lundi… vous pouvez la voir comme je vous vois, pas dans ce magasin mais dans un miroir…" Non,ça sonnait comme une grande entreprise de drague, mensongère pour s'attirer des faveurs.– Vous savez, Patricia, tout est possible, comme jugement, en la matière. Il y a des femmes célèbresque la télévision déclare très belles, et moi je les trouve plutôt laides. Beaucoup moins jolies que vous.

Elle a piqué un fard, à nouveau.– Patricia, tout est possible. Un jour, vous rencontrerez un homme merveilleux et… rien n'est impossi-ble. Ce n'est pas gagné d'avance, rien n'est sûr, mais rien n'est impossible…

Elle cherchait l'air. Et pour ne pas trop faire peser son regard sur elle, il a bu, un peu, de son jusd'orange. Et elle l'a imité.

Silence. Elle cherchait les mots, peut-être.– j…

Oui.– j… gé-rard…– Oui.

Silence. Elle retournait sa phrase dans son esprit.– l… la semaine prochaine, on… pourra parler de vous…?

? Il a souri.– Euh, oui, si vous voulez. A tour de rôle, comme ça, oui, si vous voulez. Mais moi, ça va, pour l'es-sentiel. Je ne rêve pas de séduire une femme, non. Je suis bien tout seul, tranquille. Et si on devientamis, tous les deux, c'est juste ce qui me manquait, et je serai un homme heureux…

Elle a rougi, très fort, sans qu'il comprenne pourquoi, au juste.– Mais on en parlera, si vous voulez. C'est vrai que c'est mieux de se confier l'un à l'autre, et récipro-quement.

Il a fini son jus d'orange, et elle aussi. Ils se sont souris.

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TREMBLEMENT DE TERRE

Il lui a souri.– 'Soir, Manemoiselle…

Elle a souri aussi.– s… s… soir…

Et elle est allée chercher sa part de flan traditionnelle. Elle a fait le petit paquet, en se laissant re-garder. Il a quand même cherché dans son porte-monnaie, les pièces pour…

Aïe, une vibration, un grondement… De la poussière lui tombait dessus, le plafond se fissurait…Dehors, dans le noir, des vitres éclataient : un tremblement de terre ! Merde ! La vitrine ondulait,merde, ça allait péter !– Mademoiselle ! Restez pas là !

Son regard perdu…– Contre le mur ! Loin de la vitre !

Ils se sont réfugiés contre le mur, et il… il l'a abritée sous son manteau, petite puce. Tant pis s'ilprenait les éclats de verre et le plafond, au moins elle serait protégée.

La vitre a claqué, et des morceaux ont heurté son dos, sa jambe. Mais rien contre sa tête nue, ouf.Et le plafond s'écroulait en partie, et un immense fracas dans la rue. Il a fermé les yeux. Prêt à subir ladouleur aiguë d'une poutre le traversant de part en part. Il espérait seulement protéger, sauver, sapetite pâtissière chérie…

Et puis… ça s'est calmé. Sans qu'il soit blessé.Il s'est redressé, et la petite jeune fille aussi, qui était restée blottie contre lui – il n'avait même pas

su goûter ce délicieux moment…– C'est fini, je crois.

Mais à la place de la vitrine, il y avait un pan de mur, tombé d'un étage, obstruant la sortie, com-plètement. Heureusement, bizarrement, la lumière électrique fonctionnait toujours. Ils n'étaient pasdans le noir. La moitié du plafond était tombée, au centre de la pièce – ils auraient été écrasés s'ils nes'étaient pas réfugiés dans un coin.

Il s'est tourné vers la petite jeune fille, pas blessée, non plus, apparemment.– Vous, ça va ?

Elle lui a, très gentiment, souri.– ou-i… m… m… mer-ci… mer-ci… m… monsieur, n… ne m'avoir p… protégée…

Il a souri aussi.– Avec plaisir.

Et elle a baissé les yeux, rougi… Oui, ils étaient peut-être ridicules, un peu, tout timides au milieude la catastrophe. Mais, bon, ils étaient vivants, c'était l'essentiel. Il était heureux d'avoir sauvé sapetite pâtissière chérie, qui aurait pu être blessée, défigurée, par les éclats de verre…

Silence.– Bon. On va voir si… on peut sortir, ou…

Ils sont allés vers la vitrine – enfin : l'ancienne vitrine et l'ancienne porte de verre. En marchant surles gravats, les morceaux de verre. Chercher une issue. Dans le silence, impressionnant. Pas de sirè-nes de secours, non. Pas de hurlements de blessés.

Non, impossible de sortir comme ça, ça faisait presque joint. Il n'y avait que quelques centimètresde jour, enfin de nuit – à dix-huit heures trente, il ne fait plus jour en décembre. Comment sortir de là ?

Il a cherché, longuement. Essayé de pousser la paroi, timidement, en ayant peur que tout s'écroulesur eux. Non, rien. Coincés. Il s'est retourné vers la petite jeune fille, désolé.– Je… sais pas quoi faire. On a l'air coincés.

Et… elle a souri, doucement, comme pour lui remonter le moral, gentille.– Merci pour ce sourire, manemoiselle. Vous êtes merveilleuse.

Et elle a baissé les yeux, rougi, adorable. Oui, ça lui faisait oublier le tragique de la situation. Et lefroid, aussi, qui avait envahi le petit magasin. Sans plus de vitre séparant un intérieur.– Je crois qu'il va falloir attendre les secours, les machines de déblaiement…

Elle a traversé la pièce, jusqu'à… oui, un radiateur. Mais il était démoli, du liquide avait coulé parterre. Il s'est approché et constaté qu'il n'était plus chaud, même pas tiède, non. Ils se sont regardés,tous les deux, sans savoir que faire.

Et puis elle… est allée derrière son comptoir, encore debout, couvert de débris. Et elle a déblayéles choses sur son petit banc. Banc de repos, entre deux clients.– y… y n'a d… deux p… places, m… monsieur… si vous voulez…

Il a souri.– Merci.

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Et il est venu s'asseoir à côté d'elle. Près d'elle, oui, si petite jolie. Et c'était bien, en un sens, devivre pareille aventure avec elle. Etre le héros qui l'avait protégée. Mais elle grelottait, dans sa petiteblouse blanche…– Attendez, je vais vous passer mon manteau, pour vous tenir chaud…

Elle s'est levée.– n… non, que… que j… je n'a un… un manteau, aussi, s… sous le comptoir, d… dans un sac…

Ils ont essayé, de chercher. Lui a déblayé, sans trop savoir à quoi ressemblait ce qu'ils cher-chaient. De longues minutes.– v… voilà…

Elle avait trouvé. Un sac plastique, de supermarché. Et il y avait une veste brune à l'intérieur.Qu'elle a enfilé aussitôt, par-dessus sa blouse blanche. Masquant un peu plus ses jolies formes, hé-las, mais hum, bon, son confort thermique passait avant tout, bien sûr.

Ils se sont rassis. L'un près de l'autre. Et il s'est même appuyé un peu contre elle, pour se tenirchaud. Sans qu'elle proteste ni s'écarte. Gentille. Oui, l'attente pouvait durer vingt minutes commevingt heures, ou vingt jours, ils ne savaient pas…– s… si v… vous v… voulez, v… vous pourrez m… manger l… les gâteaux, t… tous… g… gratuits…l… l'assurance è pourra pas savoir…

Il a souri.– Merci, manemoiselle. Mais avec les morceaux de verre, c'est dangereux, je crois, de manger cequ'on trouverait dans les débris…– p… par-don…– C'est rien. Vous êtes gentille, merci.

Et il l'a regardée, encore, si jolie. A la lumière crue de cette lampe au-dessus d'eux. Croisé sesgrands jolis yeux. Elle a souri aussi. Tout près.– Manemoiselle, puisqu'on est coincés ici, tous les deux, seuls au monde, faisons connaissance : jem'appelle Gérard.

Elle a baissé les yeux, rougi, timide. Craignant peut-être qu'il fasse des propositions déplacées.– m… mer-ci… m… moi s… c'est pa-tricia…– Enchanté, Patricia.– m… merci j… Gérard, m… mon s… sauveur…

Il a souri, heureux.– Dans le tour de France de vélo, le champion, le héros, a droit à une bise sur la joue de la jolie fille…

Elle a rougi, à nouveau, et puis relevé le menton, très courageuse. En tendant ses lèvres, mi-gnonne… Il s'est penché, et a reçu une petite bise sur la joue. Délicieuse.– Merci, Patricia.– m… mer-ci… m… merci à vous, j… gé-rard…– Vous savez, ce bisou me rend presque heureux qu'il y ait eu ce tremblement de terre…

Rougeur, encore…Oui, enfin, ce n'était pas si simple. Le magasin, cassé, resterait fermé peut-être plusieurs mois, le

temps des travaux. Et il ne reverrait pas sa petite pâtissière chérie, tout ce temps. Et leurs maisonsétaient peut-être cassées, ils seraient peut-être envoyés dans des camps d'accueil, à cent kilomètresl'un de l'autre.

Elle tremblait, grelottait, la pauvre. Oui, si frêle menue.– Vous voulez mon manteau en plus, par-dessus ?

Elle a souri, doucement.– m… merci v… vote j… gentillesse, tènement… m… mais y… y faut pas v… vous avez f… froid, v…vous…– C'est pas grave.

Et il a retiré son manteau, pour l'entourer. Et elle s'est glissée dedans avec ravissement, comme sic'était bien chaud ou quoi. Oui, il faisait froid, négatif peut-être bien, jusqu'ici maintenant.– m… mer-ci… merci…

Oui, il caillait méchamment. Et on n'entendait toujours rien, dehors.Soupir. Mais, consolation, il pouvait regarder des minutes entières le joli visage de sa petite pâtis-

sière adorée… Enfin, il regardait ailleurs, aussi, pour ne pas trop la gêner. Les gravats, débris, un peu.Il est revenu à elle, et elle a baissé les yeux aussitôt, parce qu'elle le regardait à son tour. Oui, il asouri. Rien de plus intéressant à observer dans ses quelques mètres de choses éboulées.

Et ils sont restés ainsi, de longues minutes, quarts d'heure. Des heures même, peut-être. Patriciaavait recommencé à grelotter, malgré les deux épaisseurs en plus de sa blouse. Et lui aussi était frigo-rifié, il avait mis les mains dans les poches de son pantalon, sans que ça change grand chose – sesbras, son nez, ses oreilles faisaient mal, un peu.

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– Patricia… Peut-être qu'on pourrait se serrer l'un contre l'autre, pour se tenir chaud. Non ?Il s'attendait à ce qu'elle objecte, au moins cette fois, même si dans une heure ou deux, ce serait

peut-être différent.– ou… i… m… mer-ci, j… gé-rard… m… mer-ci pardon… que je n'a pris v… vote manteau…

Il a souri.– Venez, levez-vous, vous allez vous asseoir sur mes genoux.

Elle a fait comme il avait dit. Il l'a un peu aidée, pour escalader ses genoux, très hauts pour sapetite taille. Et, une fois assise, toute droite timide, il l'a entourée de ses bras, et attirée contre lui. Etc'était délicieux… Bien chaud, peut-être, mais surtout très tendre et doux. Comme un câlin, tous lesdeux, mon dieu, il n'avait jamais osé en rêver… Serrer sa petite pâtissière chérie dans ses bras…

Bien sûr, avec toutes ces épaisseurs, ça restait sage et lointain, un peu. Et elle gardait les brascroisés, pour se tenir chaud ou masquer sa poitrine. Mais c'était un câlin quand même, très douce-ment.– m… mer… ci…– Merci à vous, ma petite Patricia…

En la serrant tendrement, dans ses bras. En lui faisant une bise dans les cheveux. Enfin, ça, iln'aurait pas dû, elle risquait de se fâcher, de lui interdire de profiter de la situation.

Mais contre toute attente, sa réaction a été toute autre : elle a bougé légèrement, et il a senti unepetite bise à la base de son cou… Il a souri, et l'a serrée plus fort encore. Il n'a rien dit, mais il a pensétrès fort : "je t'aime, Patricia"…

Et le temps s'est arrêté. Ils sont restés comme ça, enlacés, l'un tout contre l'autre, de longues trèslongues minutes. Délicieuses minutes. Et heures entières.

Ne penser à rien. Juste profiter du délice de cette jolie fille pelotonnée contre lui. En silence.Bien sûr, tout à l'heure, les secours allaient arriver, dégager cette paroi qui bloquait l'entrée. Peut-

être que tout s'effondrerait alors et qu'ils allaient mourir, mais il mourrait heureux, en paix avec lemonde. En ayant, pour la première fois de sa vie, serré dans ses bras une jeune fille. Et la fille qu'ilpréférait au monde, en plus…

Peut-être que l'opérateur du bulldozer salvateur serait le petit ami (actuel) de la jeune fille, venu lasauver aussi vite que possible. Et en les voyant enlacés, il serait fou de rage, il tuerait ce salaud quiavait osé la prendre dans ses bras… Egorgé avec un débris de verre, ça ferait très mal. Oui.

Soupir.Heureusement, on n'entendait toujours rien. Peut-être que toute la ville était morte, toute la région.

Et les secours, les hélicoptères, se concentraient à trente kilomètres de là, sur une école dont mon-taient des cris d'enfants.

Il a reposé la joue dans ces doux cheveux. Patricia… Serrant contre lui ce petit corps abandonné,et doux, et bien chaud. Tant qu'on n'entendait pas…

Mais aïe… pire qu'une nouvelle secousse, une… sirène, ou quoi, il… Il a fermé plus fort les yeux,refusant de… Mais ça continuait, et… il a éteint le réveil. Soupir.

Ce putain de réveil indiquait cinq heures, du matin ou quoi, et le thermomètre au mur : dix septdegrés, oui, il avait eu un peu froid. Dans son sommeil. Et il n'y avait hélas personne dans ses bras,pas sa petite pâtissière chérie, non. Si elle existait seulement, dans ce monde ci.

A moins que… au contraire, Patricia pourrait être son épouse, dans ce monde, qui sait… Il s'estretourné, plein d'espoir, espérant la découvrir, endormie, à ses côtés. Mais non, c'était un lit à uneplace. Elle n'existait peut-être même pas.

Hélas.Il préférait les tremblements de terre, les millions de morts, oui. Il s'est rallongé, serrant dans ses

bras son oreiller, Patricia, petite puce chérie…

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IMPOSSIBLE COÏNCIDENCE

Il a posé le petit avion, sur la face non peinte, pour sécher. Bien. Il était dix huit heures cinquantedeux, à sa montre. Faire à manger, déjà ? Ou regarder l'ordinateur ? Oui, trois jours qu'il n'avait pasouvert sa messagerie, ça devait être bien encombré, mieux valait ne pas attendre encore trois joursde plus.

Il est allé à son bureau-PC. Allumer. Attendre, longuement, que tout se mette en place. Il se sou-venait de son premier ordinateur, il y a des années, pour écrire des programmes en Basic – l'allumagene durait pas une minute et demie, mais soixante fois moins… c'est le progrès.

Bon, connexion Internet. Se connecter. OK. Clic. Attendre encore.Soupir. Tout ça pour cinquante mille publicités, comme dans sa boîte aux lettres papier… Mais qui

sait, il y aurait peut-être une publicité intéressante, pour un logiciel de dessin ou de retouche photo.Créatif et pas cher, et puissant et simple… on peut rêver.

Vous avez 38 nouveau(x) message(s).Aïe. Il y en aurait pour un long moment à éplucher tout ça. Il ferait peut-être la cuisine avant, re-

viendrait regarder pendant que ça refroidit. Avant de manger, regarder encore, se coucher.Juste jeter un œil à la liste des titres, première page :

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Pfouh, non, il lirait ça plus tard. Même la liste était déprimante. Il a déconnecté Internet, et puis ilest allé à la cuisine. Préparer une omelette aux pommes de terre, pour se consoler. Sortir les patates,un plastique pour les épluchures, le couteau spécial. Bien. Il s'est assis, et il a épluché ça, tranquille-ment. En pensant à rien, ou presque. Si, il repensait à ce titre publicitaire : "trouvez la femme idéale"…Sourire. Qu'en penser ? C'était sûrement une arnaque à la con, ou un club de rencontres entreéchangistes ou quoi. Oui. A oublier.

Simplement… comme tout solitaire, il aurait bien aimé "trouver la femme idéale", lui. Enfin, non. Ilavait déjà trouvé la femme idéale : la petite pâtissière de la Rue Saint-Jean, mais… Enfin, l'idéal, ceserait… non seulement la plus jolie fille du monde, non seulement la plus douce, timide, effacée,comme cette petite, MAIS elle serait amoureuse de lui, ou au minimum : elle serait seule et triste, etavec un gros penchant pour lui. Sa petite pâtissière, elle, devait avoir mille amants, ou un seul, sacréveinard, oui, il l'imaginait romantique, fidèle. La femme idéale… Soupir. Il connaissait la femme idéale,mais elle était infiniment trop bien pour lui, c'était ça le problème. Enfin, il aurait pu chercher unefemme moins bien, dans une agence matrimoniale, qui ait été rejetée trois fois et cherche encore,malgré son fichu caractère, mais non… il était amoureux de sa petite pâtissière chérie. Hélas. Ou tantmieux, d'avoir la chance de revoir cette douce et tendre, en faisant semblant d'acheter un flan chaquesemaine, dans sa propre ville – à l'autre bout de la ville mais peu importe. Croiser ses jolis yeux, avoirla chance de recevoir un sourire, poli, anonyme. Echanger quelques mots avec elle, même : lui il disait"Soir manemoiselle, Une part de flan s'il vous plaît, Merci manemoiselle, Au revoir manemoiselle", etelle répondait toujours "s… s… soir… m… meu-ssieu… un… un euro k… quarante, s… s'y v… vousplaît…. m… mer-ci… au… au v… voi'…" Petite bègue chérie. Il aurait aimé un jour qu'il y ait moins demonde, pouvoir lui parler comme à une personne, dans le magasin vide, mais il y avait toujours laqueue, devant et derrière lui, oui. Ce n'était qu'un court instant, oui, le vendredi soir. Quatre vingt qua-tre fois déjà. Quatre vingt cinq, vendredi prochain… Est-ce qu'il aurait la chance d'aller jusqu'à cent,cent rencontres au Paradis ? Avant qu'elle arrête ce métier, si peu fait pour elle, petite Miss Univers.Elle allait se marier, avec un milliardaire, un banquier sportif, devenir femme au foyer, mère. Oui."Trouver la femme idéale", ils disaient. Stupides. Eh, connards, si je l'ai trouvée, par quelque incroya-ble chance – et ici même, coïncidence, pas au cinéma – en quoi cela ferait-il de moi un prétendantpossible ? Conneries…

Fini la dernière patate. Il a coupé ça, en petits morceaux, mis à frire dans la poêle, avec un filetd'huile. Il y en aurait pour dix-quinze minutes. En revenant tourner toutes les cinq minutes. OK. Bon.

Il est retourné à sa boîte mail, ouvrir ce courrier qui l'avait dérangé. "Trouvez la femme idéale".Clic.

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Savez-vous le record du monde de Quotient Intellectuel ?Quoi ? Quel rapport ? Ça ne parlait pas de jeunes filles ? Ou d'une surdouée ?L'enfant le plus intelligent du Monde, qui pourrait être votre fils, ce n'est ni Mozart ni Einstein, mais

un petit Coréen actuellement âgé de treize ans, avec le chiffre astronomique de 234 de QI (on estgénial à partir de 150 !). Particularité de cet enfant : ses parents sont nés LE MÊME JOUR DE LAMÊME ANNÉE ! Et si… et s'il y avait là une recette méconnue pour générer des champions, des PrixNobels, des milliardaires ? Pour vous, monsieur, la femme idéale serait une femme née le même jourque vous… Hélas, "comment la trouver ??" vous lamenterez-vous… Pareille coïncidence n'arrive ja-mais, dans une vie d'homme, et quand bien même vous croiseriez dans la rue ou au travail cette perlerare, vous ne seriez pas informé de sa date de naissance. Mille fois hélas…

STOP ! Au vingt-et-unième siècle, à l'âge d'Internet, tout change ! Tout le monde peut mettre enligne sa date de naissance, et sa photo, son nom, son adresse E-mail, gratuitement ! Pour trouver lafemme idéale, ou pour que la femme idéale vous trouve… cliquez simplement sur ce lien :http://datedenaissance.qi.com

Et c'était tout. Oui. Il est allé tourner les patates, déjà un peu dorées. Bien.Il était quand même déçu. Par le détail de la pub. Il avait inconsciemment imaginé qu'il pourrait

peut-être avoir une photo de sa petite pâtissière en sucre, parmi les dix plus jolies filles du monde, etles cinq plus gentilles… Mais non, ce n'était qu'un attrape-nigaud, ciblé sur les hommes voulant desenfants, et choisissant leur femme comme la "meilleure" mère possible, génétiquement ou astrologi-quement ou quoi.

Il est resté à la cuisine, à surveiller ses pommes de terre, les tourner. En se demandant sur quelscritères la petite pâtissière choisirait l'homme idéal. Beau, riche, musclé, amant expérimenté… Soupir.De ces côtés, lui, c'était zéro-zéro-zéro-zéro…

Il a cassé les œufs, trois, les a battus. Et retiré l'huile, ajouté les œufs liquides, remué, verser toutça dans son bol. À peine cuit, comme il aimait. Voilà. Et sorti un yaourt, sucré. Une petite cuillère.

Attendre un peu que ça refroidisse. Et puis il s'est assis, il a mangé. Tranquille. Il aimait beaucoupl'omelette aux pommes de terre. Ça avait longtemps été son plat préféré, même si… maintenant, cequ'il préférait au monde, comme aliment, c'était le flan donné par sa petite pâtissière chérie, avec unsourire… si délicieux.

Soupir. Oui, il était amoureux. Hélas. Sans aucune chance. Et demain ou la semaine prochaine, lemois prochain, au mieux l'année prochaine, elle serait partie. Mariée, la délicieuse petite. Avecl'homme idéal, enfin trouvé.

MAIS…! Et s'il était né le même jour qu'elle ?! Coïncidence… Pourrait-elle calculer qu'il ferait lemeilleur père pour ses enfants ? Non, ça paraissait stupide, et il n'y avait aucune chance… Quoique…

Il a fini son omelette, les doigts un peu tremblants. Et remis le yaourt au frigo, il avait plus importantà faire que manger, mon dieu…

Non c'était impossible, mais s'il y avait au Ciel une bonne étoile, pour lui… Imaginons qu'elle soitnée la même année que lui, coïncidence, il restait 364 chances sur 365 qu'elle soit née un autre jour.Ça fait… même pas trois pour mille, moins de 0,3%… Loto du cœur… Non, et cette adorable jeunefille était plus jeune que lui, de toute façon, vraisemblablement. Lui avait trente ans, et elle… euh… Ilne s'était jamais posé la question. Environ vingt ans. Enfin… entre quinze et vingt cinq ans. Non. Elleavait un visage enfantin, adorable, et elle aurait pu avoir treize ans, mais elle avait une jolie poitrine,sous sa blouse, elle était adulte. Et pour tenir un magasin, depuis deux ans, elle devait être majeuredepuis au moins ce temps là. Entre vingt et vingt cinq ans, disons. Mais pas trente ans, fleur un peufanée, non…

Il est retourné au PC, un peu tremblant. Reconnecter Internet. OK. Et cliquer sur le lien datede-naissance.qi.

Un grand panneau : "les couples idéaux". Bien, ce n'était que la publicité qui était orientée vers leshommes : en arrivant d'ailleurs, une femme pouvait aussi bien être intéressée. Et peut-être sa joliepâtissière trouverait-elle là celui qu'elle cherchait : lui ?

Il a cliqué sur Inscription. Rempli les nom, prénom, Jour, Mois, Année, E-mail. Ensuite : "chargervotre photo d'identité". Oui, il avait mis ça sur ces CV, il y a trois ans, après la fermeture de l'usineKBU, il l'avait sous forme électronique. Moi.jpg, il avait appelé ça, il se souvenait. Mais où l'avait-ilmis ?

Démarrer, Rechercher, Fichier, Nommé, Moi.jpg, Rechercher maintenant.Oui, trouvé : dans Mes documents/Old/Divers/Images. Bien.Il a fermé la fenêtre, cliqué sur l'autre. Parcourir, hop. Télécharger.Bien. Donc elle pourrait le trouver, si l'argumentaire la convainquait et si, coïncidence incroyable,

miracle, ils étaient nés le même jour… Mais lui, est-ce qu'il pouvait vérifier ? Au cas où elle soit déjàinscrite.

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Menu général. Recherche. Votre date de naissance ?Il a tapé les chiffres, vérifié. Et cliqué sur Envoi, le cœur serré.Sablier. Attendre.Et… trois petites vignettes, seulement, se sont affichées. Portraits miniatures. Deux hommes –

dont lui-même – et une femme. A lunettes.Cliquer pour agrandir. Clic.Oui, une dame très laide, habillée en vert pomme à pois jaunes, très maquillée avec de grosses

lunettes dorées, prétentieuse. Beurk. La femme idéale, pour lui ? Conneries…Soupir. Fichier. Quitter. Bonne nuit…

* * *

Il aurait tant aimé avoir sa photo, petite pâtissière jolie. Et un enregistrement de sa petite voix ti-mide, aussi, mais il y avait encore moins de chances, bien sûr… Bon, en tout cas, au-delà du JOURde sa naissance, elle n'était pas née non plus le MOIS de sa naissance. Ou pas inscrite, pas encoreou pas intéressée, bien sûr… Allez, un dernier essai, avant de laisser tomber ce site à la con : le jouret le mois, indépendamment de l'année. Pourquoi ne serait-elle pas née un vingt-sept décembre ?Son père et son frère étaient nés à la même date, à vingt-six ans d'intervalle, comme par magie. Etmême pour le 27 décembre, sans lien familial, lui-même et son collègue Meunier amenaient un gâteaud'anniversaire ensemble, à la pause café, toujours – ce genre de coïncidences, ça existe, réellement(ou dans ce Monde, disons).

Et puis, à la limite, ces catalogues étaient tellement une source inespérée de portraits, il ferait peut-être un jour la recherche sur les 366 jours, en espérant trouver la photo de sa chérie, petite pâtissièreen sucre… Il y consacrerait peut-être son mois de vacances, en juillet. Mon dieu, avoir une photod'elle… suprême bonheur… Encadrée, sur sa table de chevet. Et enlacer tendrement son oreiller,avec un œil sur son doux visage…

27 Décembre. Envoi.Page 1/14. Oulah. Fois 366, ce serait presque impossible de tout explorer. Oui, il y avait six mil-

liards d'humains sur terre… Soixante millions de Français en France, et plus encore de Francophonesdans le monde.

Morne page, de visages sans intérêt... Page suivante.Oui, là, une blonde à cheveux ondulés, sûrement ce que les gens appellent une belle femme, épa-

nouie, séductrice. Mais pas du tout le genre de la délicieuse amie dont il rêvait, petite puce timide,effacée.

Page suivante. Il regarderait seulement ces pages, jusqu'à la quatorzième, et il arrêterait tout ça.Hélas. Il aurait tant aimé avoir sa photo.

Page suivante. Et suivante encore. Et encore.?? Cette petite jeune fille là, mon dieu, serait-ce…?Non, si ? Il a cliqué dessus, pour l'agrandir, et – mon dieu – un visage adorable, presque copie

conforme de sa petite pâtissière chérie. Mais plus jeune, bien plus jeune, presque gamine.Oui. Si jolie… et l'air si douce aussi, timide, toute intimidée face au photographe ou à la machine-

photo… Sans sourire. Les yeux baissés, même, c'était original pour une photo d'identité. Mignonne. Etelle lui rappelait vraiment sa petite pâtissière, si jolie. Vraiment.

Fichier, Imprimer. Pour garder souvenir de cette douce image. Peut-être même la ferait-il encadrer,parce qu'elle lui rappelait la jeune fille qu'il aimait. Sœurs peut-être.

Il a cliqué sur Détails, pour voir.Patricia Niezewska, elle s'appelait, petite Polonaise en sucre. Oui. Et peut-être sa petite pâtissière

chérie était-elle d'origine polonaise aussi. Ça lui faisait drôle, de comme la découvrir ainsi, par res-semblances interposées.

L'impression était finie. Il a regardé le résultat, mais c'était raté, minuscule, il faudrait tout reprendreautrement, avec son logiciel graphique. Il ferait ça demain, en retournant voir la cousine de sa petitepâtissière chérie… Sans déranger. Fichier, Enregistrer sous. 75724543.jpg. OK.

En dessous du nom : la date de naissance, un vingt-sept décembre, oui, mais cinq ans après lui.Oui. Cinq ans ? Donc âgée de vingt cinq ans maintenant ? Ça ne correspondait pas du tout à la photo,d'une presque enfant, jeune adolescente. Une ancienne photo ?

Il n'y avait aucune explication. Seulement un E-mail. [email protected]?Ça ressemblait à un nom de centre de vacances ou quoi, pas une adresse personnelle. Est-ce que

les enseignants et animateurs pouvaient poster comme ça la photo de tous leurs élèves ou membres,

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sans leur demander leur avis ? Ou en leur demandant la permission, dans une activité récréative dedécouverte Internet ?

Il a iconifié la page, appelé une autre fenêtre d'explorateur. Moteur de recherche. Tapé "Centre-Laroufe", Recherche, pour voir.

Une seule réponse, sur www.nord.etablissements.handicapes… Centre Laroufe, Quarante places,depuis 1928, à Douai, Route de

Et c'était tout. Il a cliqué sur le lien. Les centres d'hébergement du département 59. Avec des pa-ges et des pages… Il a tapé Ctrl-f, et demandé Laroufe. Suivant.

Dans une liste d'adresses. Avec rien de plus que sur la page de recherche. Route de Lille. Le titrede paragraphe ? Centres pour enfants handicapés mentaux. Dur… Pauvre petite jeune fille, si jolie,handicapée. Et maintenant âgée de vingt cinq ans, partie ailleurs. Casée, mariée.

Il a fermé la fenêtre, est revenu à la page datedenaissance. Est-ce qu'il écrirait au Centre Laroufe ?Pour demander des nouvelles de ce petit ange ? Comment dire ? Expliquer qu'il était né cinq ans plustard, pile, et…? Non, ils ne répondraient pas, évidemment.

Soupir.Ou bien demander à sa petite pâtissière chérie, si elle avait une cousine ou sœur handicapée…

qu'il demanderait en mariage, peut-être, si elle était seule et triste, la pauvre…Oui. Un immense sourire avait envahi son visage. En faisant ce rêve, bien sûr impossible, en vrai.

Dans la file d'attente, elle n'aurait pas plus d'une demi-seconde à lui consacrer, mais – dans ses rêvesà lui – elle travaillait dans un autre magasin, modeste, avec un client tous les quarts d'heure, ils pour-raient parler, de famille et autre… Bien sûr, avec si peu de monde, ce n'aurait pas été une pure pâtis-serie, plutôt une boulangerie-pâtisserie, mais bon, en rêve, elle était pâtissière quand même. Il allaitconstruire tout un scénario, sur ce thème, il était heureux.

* * *

Bon, sans doute qu'elle ne lirait jamais ceci, parce qu'il n'aurait pas le toupet de lui donner, mais…imaginons.

Donc… elle ouvrirait cette enveloppe brune, qui serait close, elle sortirait les deux feuilles.D'abord la page photo. "Tiens, elle me ressemble, cette fillette" ou – à sa façon – "t… tiens, è…

è… elle m… me r…". Non, les bègues doivent parler normalement, en langage intérieur, ce n'estqu'extérioriser qui leur pose un problème. Les pauvres. Pauvre petite puce.

Enfin, elle constaterait au premier coup d'œil la ressemblance. Ou au contraire : "quoi ? qui c'estcette fille ? Pourquoi il m'a donnée sa photo, ce type bizarre ?".

Et elle prendrait la deuxième feuille, la lettre, qu'il aurait encore modifiée douze fois, et écrite ma-nuscrite, ici ce n'était qu'un essai, le quatorzième, sur son traitement de texte.

Mademoiselle,Je m'excuse de vous déranger, j'ai trouvé sur Internet la photo jointe, et je trouve qu'elle vous res-

semble incroyablement. Si jolie, et apparemment toute timide gentille, comme vous. Est-ce une de vossœurs, une cousine à vous ? Elle s'appelle Patricia Niezewska, elle semble d'origine polonaise. Elle aété membre ou employée d'un Centre Laroufe, à Douai, semble-t-il. C'est un centre pour enfants han-dicapés mentaux. Je rêve que cette pauvre petite fille, maintenant âgée de vingt-cinq ans, est seule ettriste, et serait heureuse d'avoir des amis. J'aimerais la rencontrer, lui proposer mon amitié. Ce seraitcomme vous connaître, vous, par personne interposée, sans vous déranger. Et je serais infinimentheureux si c'était possible. Si elle a été classée handicapée mentale, elle a peut-être été méprisée,rejetée, et elle aurait vraiment besoin d'une épaule contre laquelle s'appuyer. Je serais heureux d'êtrecelui-là. De la réconforter, la soutenir. En mémoire de ma petite pâtissière adorée, sans doute bientôtmariée à un milliardaire musclé… A travers elle, je vous reverrais, et peut-être même nous verrions-nous à des réunions de famille, parfois. Sans vous déranger. Mais je serais amoureux d'elle, non plusde vous : je serais guéri, je serais heureux. Et je la rendrais heureuse, elle aussi, j'essaierais, de tou-tes mes forces, avec mes modestes moyens. Ce n'est qu'un rêve, bien sûr, et votre cousine a sansdoute mille amoureux et amants, comme vous, mais au cas – très improbable – où elle soit touteseule, pourriez-vous lui dire qu'elle a un admirateur au monde ?

En vous remerciant, infiniment, d'avoir lu ce doux délire, ce rêve…Gérard Nesey

* * *

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Elle était jolie, ce soir, encore, toujours. Elle… a semblé le regarder, lui, client d'après, oui. Il asouri. Non, qu'elle ne s'inquiète pas, il n'était pas pressé. Trop heureux de la regarder. Le monsieurdevant a eu un gros soupir.– Allez merde, dépêche ! Pas besoin de ruban à la con !

Oui, les gens étaient durs, souvent, avec elle. Parce qu'elle était lente et appliquée, pour les pa-quets, petite pâtissière en sucre. Et au lieu de s'émerveiller, de goûter chaque seconde en face d'elle,ils grondaient ou protestaient, oui. En un sens, cette injustice criante le rendait malade, mais d'un au-tre côté, il était bien content, même s'il se sentait coupable de ce sentiment. Oui, elle avait pour lui –en reconnaissant ce client fidèle, plutôt gentil – un sourire différent, plus proche, peut-être même ami-cal ou presque. "Ouf, un gentil, maintenant", semblait-elle dire.

Et… ce soir, oui, il risquait de casser ce presque rien, en lui donnant cette enveloppe, à propos desa cousine possible. Que faire ? Y renoncer ? C'était encore possible. Il suffisait de garder l'enveloppesous le bras, comme un courrier à poster, sans lui donner.– Putain ! Dix minutes, pour emballer trois gâteaux de merde ! La prochaine fois, j'irai en face !

Le type est parti, en colère, avec son paquet. Et lui s'est avancé, timide. Elle… lui a souri, très gen-timent, elle a baissé les yeux, timide. Reconnaissant peut-être l'un de ses amoureux secrets, ça devaitse lire sur son visage, oui.– Soir manemoiselle.– s… s… soir… m… meu-ssieu…

Une seconde de silence, tout doux, partagé avec elle.– Une part de flan s'il vous plaît

Elle est allée vers la vitrine, doucement. Et a pris le gâteau, avec ses gestes doux, délicats, adora-bles. Et puis revenue, l'emballer.– un… un euro k… quarante, s… s'y v… vous plaît….

Oui. Il a posé les pièces, déjà préparées. Et, euh… il a posé l'enveloppe, aussi.– Je vous pose aussi… quelque chose, pour vous. Si vous aurez le temps de jeter un œil, peut-être.

Elle a relevé les yeux, vers lui, perdue. Et les a baissés vers l'enveloppe. Oui, ça ne se fait pas, dedéranger comme ça, il le savait.

Elle… a posé le paquet, le flan emballé, et il l'a pris.– Merci manemoiselle. Au revoir manemoiselle.

Et, tandis qu'elle avait toujours les yeux baissés, elle a seulement répondu, leur traditionnel :– m… mer-ci… au… au v… voi'…

* * *

La dame a continué.– Pasque les giboulées à cette saison : n'importe quoi !

Monologue. La petite jeune fille n'a pas hoché le menton, ni dit quoi que ce soit, juste attendu.– Allez, j'y vais ! Cette pluie, ça me rend malade !

Elle est partie, et il s'est avancé, lui. Tremblant peut-être. Mais elle… elle a croisé ses yeux, souridoucement, seulement. Comme à un simple client, anonyme. Elle avait dû jeter cette lettre idiote,oublier même qui lui avait donné, exactement.– Soir manemoiselle.– s… s… soir… m… meu-ssieu…

Une seconde de silence, habituel, impersonnel.– Une part de flan s'il vous plaît

Et elle est allée le chercher, l'emballer, pendant qu'il déposait ses pièces. Oui, la routine reprenait,comme s'il ne s'était rien passé. Et c'était bien, il ne l'avait pas fâchée. Il pourrait revenir.– un… un euro k… quarante, s… s'y v… vous plaît….

Oui. Et elle allait poser le paquet, le flan emballé, dans trois secondes. Elle… a pris les pièces, aouvert son tiroir caisse, sans donner le gâteau. Léger changement à leurs gestes rituels, ce n'était pasgrave.

Elle… merde, c'était son enveloppe qu'elle ressortait, du tiroir ! Elle s'en souvenait… Voulait-elle luijeter à la figure, en lui disant de ne plus jamais revenir ?– j… je n'a é… k…

Très très embarrassée, oui, la pauvre. Les yeux baissés.– Excusez-moi, manemoiselle. C'est ma faute, pardon.– j… je n'a é… crit nune ré-ponse… par-don…

? C'était une réponse, pas sa lettre à lui, refusée, rejetée ?Avalé sa salive. Il a pris l'enveloppe, oui. Et le petit flan.

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– Merci manemoiselle, infiniment. Au revoir manemoiselle.Elle ne relevait pas les yeux, attendait qu'il s'en aille. Alors il est parti, le cœur tout retourné.Sorti du magasin, en entendant sa petite voix demander à la personne d'après "m… ma-dame…?".

Le trottoir, le bruit des voitures. Cette enveloppe dans sa main, tremblante. Il… il aurait voulu s'as-seoir, ouvrir, lire les mots les plus importants de sa vie, mais… il faisait sombre, presque nuit… Non,ce n'était pas le problème, il aurait pu entrer dans un café. Soupir. Il n'était… pas prêt, simplement. Alire ces mots, qui allaient signifier la fin du monde, l'enterrement de son cœur, la mort peut-être, noyéavec un boulet au pied ou quelque chose.

Il… a marché, devant lui. Il a même mangé le flan, le tout dernier, qui avait un goût amer, en unsens, délicieux et sucré, mais dur à avaler…

Il a pris l'autobus. Et marché encore, jusque chez lui. En reniflant, oui, mais ça ne pleure pas unhomme. En tout cas "un homme un vrai", oui. Snif.

Monté les escaliers, jusqu'au second. Ouvert sa porte, enlevé son manteau, accroché au porte-manteau. Et puis assis dans son fauteuil, avec un énorme soupir. Avait-elle écrit "Ne revenez plusjamais" ? Ou des mots moins durs ? "Comprenez qu'il vaudrait peut-être mieux ne plus jamais nousvoir"… Gentille, même si ça revenait au même. Mouché son nez, et… sangloté, comme un con. Mina-ble.

Hésité à aller s'allonger, en remettant au lendemain l'ouverture de l'enveloppe. Pleurer dans sonoreiller, oui. Non. Soupir.

Bon dieu, Gé… Si c'est si triste, si injuste, c'est que tu n'es pas un moins que rien, pas une lavetteminable. Debout, costaud… Etre romantique, ce n'est pas une tare de femmelette, seulement uneforme de sensibilité, quand d'autres préfèrent le sport ou la carrière, ou les gosses.

Chercher un mouchoir propre, dans le tiroir. Se moucher. Poser cette enveloppe sur la table, sousla lumière. Oui, affronter la mort en face, courageux, mâle, héros presque…

C'était collé, proprement. Oui. Et il pouvait essayer d'ouvrir comme ça, arracher, au risque de toutabîmer, ou couper, au risque d'enlever un coin des mots les plus importants de toute sa vie…

Soupir.Ou bien… glisser une lame de ciseau sous la pliure, fendre l'enveloppe, seule. Oui. C'est ce qu'il a

fait, proprement, appliqué. En ouvrant sur tous ces centimètres. Voilà.Bon. Il n'y avait plus qu'à prendre, et lire… Découvrir son écriture, sa signature, connaître son pré-

nom peut-être… si c'était lisible. Peut-être Laeticia, si sa cousine s'appelait Patricia… Non, sûrementaucun lien de parenté, il avait été complètement ridicule.

Silence.Il imaginait son écriture très petite, comme sa personne, et peu appuyée, timide. Toute propre,

appliquée. Lire un mot d'elle serait le moment le plus proche, proche d'elle, qu'il ait jamais connu.Hum. Allez, costaud…Entrouvert l'enveloppe. Et… pris la feuille, unique, grand format, oui.? Une longue longue lettre, incroyablement. Avec, oui, une toute petite écriture bleue, timide, gen-

tille. Appliquée sérieuse.Il… il a reposé l'enveloppe. ? Encore un peu lourde ou quoi, contenant comme une deuxième

feuille ou quoi, il verrait après. Peut-être la photocopie d'une plainte à la police, pour harcèlement. Oui,"harcèlement sexuel", ça s'appelait, peut-être. Soupir. Il… il est retourné s'asseoir, dans son fauteuil.Avec la lettre principale.

Soupir.Regarder sa signature, son nom, pour commencer, sans drame encore. Pas à pas, doucement.Patricia???Hein ? Qu'est-ce que…? S'appelait-elle Patricia aussi, par une incroyable coïncidence de plus ?

Non seulement sa sosie était née pile un 27 Décembre, mais elles se prénommaient pareil ?Bon, lire. Doucement. Solide.mesye,? Lui, il avait commencé par Mademoiselle, est-ce que ça signifiait Monsieur, écrit en phonétique ?

Un doute vertigineux le prenait à la gorge : était-ce sa petite pâtissière qui avait écrit elle-même, oubien sa cousine, à qui elle aurait très gentiment transmis le message ? Sa cousine handicapée, maî-trisant mal l'orthographe ? Peut-être… Merci, petite pâtissière chérie, même si votre cousine expliquequ'elle est maintenant mariée, s'appelle Rotschild, et qu'il ne faut pas rêver…

Soupir. Lire, allez…mesye,je vou remersi vote lète mon dye ke jamè on m'avè ékri dè mo si bo mon dye.

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Euh, en Français, ça semblait vouloir dire "Monsieur, je vous remercie de votre lette, mon Dieu,que jamais on ne m'avait écrit des mots si beaux, mon Dieu."

Oui, c'était sa cousine, apparemment. Touchée, même si c'était trop tard, qu'elle n'était plus unepetite fille perdue.

sèt foto sé mwa sé uncrwayab vou mavé reconu de dizan avan san ma blouz blanch.Lisait-il bien ? "Cette photo c'est moi, c'est incroyabe vous m'avez reconnue de dix ans avant, sans

ma blouse blanche."Avalé sa salive. Et un immense sourire lui montait au visage. Etait-ce sa petite pâtissière chérie, en

personne, à l'âge de quinze ans ? Et maintenant âgée de vingt cinq ans ? Patricia… Patricia Niezews-ka, petite Polonaise chérie… Et il… il possédait une photo d'elle, d'elle… Bonheur.

Il a levé les yeux, ailleurs. Trop heureux pour pouvoir lire la suite. Qui dirait que Bon, ceci dit, lesmots qu'il avait écrits étaient très graves, inconvenants, qu'il ne pouvait plus décemment venir au ma-gasin… Ou autre chose, peu importe. Il… il avait une photo d'elle, il connaissait son prénom, son nom,il avait un petit mot écrit de sa main, il était heureux…

Respirer. Souffler. Joie.Patricia. Patricia, elle s'appelait. Ancienne employée d'un centre pour handicapés, simplement.? Non, à quinze ans, on n'est pas employée. Elle avait seulement été classée handicapée, par

erreur, par des médecins couillons, avant qu'ils s'aperçoivent qu'elle était intelligente, très capabled'apprendre à compter, à rendre la monnaie. Oui. Elle avait dû avoir une enfance malheureuse. Avantde devenir jeune fille, de devenir femme, de séduire les hommes par centaines, petite idole chérie.

Soupir. Reprendre la lecture, peut-être.je navè perdu set foto je vou remèrsi me lavwar rend. pour vou montré la diférans je na été o foto-

graf demandé èl ne fèr une foto de mwa muntenan ki resamb pour konparé.? "Je n'avais perdu cette photo, je vous remercie me l'avoir rende. Pour vous montrer la différence,

je n'a été au photographe demander elle ne faire une photo de moi maintenant, qui ressembe, pourcomparer."

??? Il s'est levé, presque jeté sur l'enveloppe. La prendre, mon dieu, sans trop trembler, sans rienabîmer. Ouvrir. Oui ! Une photo d'identité à l'intérieur ! Non, deux ! Il les a sorties, tremblant d'émotion,et posées côte à côte… Elle maintenant, si jolie, deux fois…

D'abord une copie de la petite jeune fille qu'elle avait été, avec un autre chemisier bleu ciel, et lemême regard timide, perdu, baissé, le cou rentré dans les épaules… Pile la même image, mais d'ellemaintenant, si jolie… Et, hum, la courbe de sa poitrine davantage gonflée, au bas de l'image, adulteoui… Et l'autre photo était plus merveilleuse encore : sa petite pâtissière, en blouse blanche, sou-riante, timide, l'air heureuse. Avec ses jolis yeux, adorables. Elle… tellement elle… Il avait sa photo,miracle. Trois photos d'elle maintenant… Il mourrait heureux, le cœur à moitié explosé, heureux…

Soupir. Adressé un baiser à distance à ce visage aimé. Et regardé le mur. Heureux. Longtemps.Goûter ce moment, le plus heureux de toute sa vie, peut-être. Avec le jour de sa rencontre, le coup defoudre, oui. L'émotion de savoir que la fille de ses rêves existait, oui… Et il avait maintenant troisphotos d'elle, dont deux venant d'elle-même, pas volées…

Soupir. Bon, il y repenserait avec tendresse, des heures et des heures, des jours et des années.Mais il devait faire face à ses responsabilités, aussi. Savoir que c'était un cadeau d'adieu. Pour qu'iln'ait plus jamais à revenir.

jamé ne tout ma vi on mavé di je su jolie mon dye."Jamais ne toute ma vie on m'avait dit je su jolie, mon dieu." ??? Hein ? Elle ? Il souriait, éberlué…je su sel et trist méprisé rejeté pèrson il ve me marié byun sur et jé jamé u daman."Je su seule et triste, méprisée, rejetée, personne il veut me marier, bien sûr, et j'ai jamais eu

d'amant." ??? Elle jouait un rôle, faisait semblant d'être le petit ange dont il avait rêvé ? Handicapéementale, insultée par des aveugles sans cœur…

sof le vandredi swar un janti mesye fidèl il revené me sourié toujour san colèr jamè si jantiman etsé vous mesye Gérard…

"Sauf, le vendredi soir, un gentil monsieur, fidèle, il revenait, me souriait, toujours sans colère ja-mais, si gentiment, et c'est vous monsieur Gérard…"

Il cherchait l'air, perdu. Et fou amoureux, fou… Non, non c'était trop beau. Même si "il revenait", aupassé, sous-entendait à l'évidence "et il ne reviendra plus, jamais", au futur... La suite allait dire : "c'estce que vous rêviez de lire ? De la sympathie pour vous ? Eh bien en vrai ce n'est bien sûr pas ça dutout !". Mais bon, respirer, goûter le délice de cet instant, cette illusion fabuleuse. D'un penchant réci-proque. Timidité à double sens. Oui, ça aurait pu. Dommage qu'elle soit si belle, qu'il soit si laid, et nul.Soupir. Reprendre la lettre, allez, courageux.

je su si zerez conèt anfun vote prénon je rèv vou me doneré trwa foto de vou an échanj dé myèn.

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"Je su si z'heureuse connaite enfin vote prénom, je rêve vous me donnerez trois photos de vous enéchange des miennes." Si gentille, de continuer à entretenir l'illusion, une phrase de plus. Mais la finde la lettre approchait, et les mots pour tout casser allaient tomber, très durs, oui. Fatalement.

je seré si zerez aksepté vote amitié Gérard et mapuiyé contr vote épol mon dye vou revwar endeor du magazun. jé tré per je va bocou vou désuvé mé je éséré tout mé fors éte byun un pe kanmèm.

"Je serais si z'heureuse accepter vote amitié Gérard, et m'appuyer contre vote épaule, mon dieu,vous revoir en dehors du magasin. J'ai très peur je va beaucoup vous déçuver mais je essaierai, (de)toutes mes forces, ête bien un peu quand même." Mon dieu, à une demi-ligne de la fin, c'était à rienn'y comprendre. Le dernier mot serait sans doute "Poisson d'Avril !" ou "Non, ne rêvez pas, soyonssérieux !". Avalé sa salive.

je mérit pa ke vou zèt amoureu de mwa é je su zamoureuz de vou jé la tèt ki tourn je konpran pakoman sé posib mé sa dwa ét un rèv. erezeman je su iizib et vou liré jamé sète lèt.

"Je mérite pas que vous êtes amoureux de moi et je su z'amoureuse de vous, j'ai la tête qui tourne,je comprends pas comment c'est possibe, mais ça doit ête un rêve. Heureusement je su ihisibe etvous lirez jamais cette lette." Mon dieu, amoureuse de lui ??? Non, le dernier mot allait être assassin.Poisson d'Avril, même si ce n'était pas de saison, même si elle avait dépensé de l'argent à faire cettephoto à l'image de son vieux portrait… Bon dieu, il avait la tête qui tourne, lui aussi.

Dernière ligne, allez… Fort, Gérard…je vou don randé vou dimanch aprè midi 14 er devant le magazun fermé pour lié amitié é mapuiyé

contr votr épol mon dye jan rèv depui de zan…Point final. Gulp. "Je vous donne rendez-vous dimanche après-midi, 14 heures, devant le magasin

fermé, pour lier amitié et m'appuyer contre votre épaule, mon dieu, j'en rêve depuis deux ans…" Si-gné : Patricia. Gulp. Respirer, souffler.

Bien sûr, elle ne viendrait pas. Il l'attendrait jusqu'à 19 heures, et il serait clair que l'interprétationirait de soi : ce n'était pas sérieux, seulement une plaisanterie. Oui, cruelle et plutôt gentille en mêmetemps, sans faire de scandale ni appeler la police, ni le faire rouer de coups par ses amants actuels.

Soupir.Mais… pourquoi aurait-elle écrit de manière si peu lisible, au risque de ne pas être lue ? Il n'y com-

prenait rien. Mais il était heureux, immensément heureux, du rêve qu'elle lui offrait, jusqu'à diman-che… Ils auraient été amoureux l'un de l'autre, en secret, et cette coïncidence n'était pas plus impos-sible que d'être nés un vingt-sept décembre, tous les deux…

Il se réveillerait sans doute demain, mais il ne voulait pas trop y penser. La conclusion était tropévidente, hélas : elle n'existait pas, n'était qu'un rêve de sa part. Elle était une part féminine de lui-même, aimée par narcissisme pervers, donc elle était née le même jour que lui. Evidemment. Cen'était pas une coïncidence mais l'explication, la dure et fatale explication.

Enfin, dimanche, il irait attendre cinq heures quand même, devant ce petit magasin, s'il existait.Rue Saint-Jean en tout cas, si cette rue existait… Aspirine ? Non, les rêves sont trop beaux, il suffit dene jamais se réveiller…

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CO-SCENARISTE

Elle a encaissé ses pièces, il a pris le flan. Oui. Est-ce qu'il aurait le courage, cette semaine, de luidemander ? Non, vraisemblablement pas davantage que les sept semaines dernières, depuis qu'ilavait eu cette idée tordue…

Elle a relevé les yeux, peut-être surprise qu'il ne soit pas déjà parti, oui, pardon. Ne pas la regarderautant, il n'avait pas le droit…– m… meu-ssieu, k… quèque chose d… d'aute…?

Non, bien sûr, il avait déjà payé, et…Allez, merde, se lancer, allez…

– Manemoiselle, je… je me demandais, pardon… je sais que vous êtes employée à temps plein, ici,mais… est-ce que… il serait possible de… vous embaucher, une heure ? pour un travail de… de con-seil, sur le métier d'employée de commerce, une seule fois, une heure, ce serait tout…

Elle a cligné des yeux.– m… moi…?– Oui, ou quelqu'un avec un peu d'expérience, de ce métier, et je… j'ai pensé à vous…

Elle a baissé les yeux.– m… mer-ci…– Et ce serait payé comme un mois de salaire au SMIC, pour seulement une heure de conseil, etanalyse…

Elle a un peu fait la moue.– j… je vous… re-mercie, t… tènement m… me penser j… je su k… capabe… m… mais, en vrai, j…je su pas intéhigente… pas… pas diplôme… u… une autre è… è ferait m… mieux… par-don…

Aïe, oui. Il fallait expliquer davantage, d'emblée. Mais elle n'avait pas encore refusé, c'était déjàmoins pire qu'il ne l'avait craint.– Ce n'est pas pour monter un magasin, quelque chose comme ça, c'est… Enfin, je suis ouvrier, per-sonnellement, mais mon loisir, c'est d'écrire des livres. Ma "passion". Et pour mon dernier livre, çaparle d'une employée de commerce, et je suis coincé, je sais pas comment finit l'histoire, je connaispas assez le métier.

Elle souriait, doucement.– Et c'est une employée qui vous ressemble, ça m'aiderait énormément d'avoir votre avis, votre juge-ment, votre aide.

Elle a baissé les yeux. Il attendait sa réaction, ne respirant plus.– j… je serais… s… si z'heureuse v… vous aider…

Ne pas sauter de joie… dire quelque chose…– Oui, et je vous paierai par chèque, ou en liquide, si vous préférez, si vous craignez les impôts ou jesais pas.

Elle… a souri.– v… vous verrez, s… si j… je sais p… pas bien, que… que besoin u… une aute personne, g… gar-der v… vote argent, p… pour elle…– Mais je vous dédommagerai, je…– m… mais pas un… un mois v… vote s… salaire, j… juste u… une heure…– Euh, c'est des économies que j'ai, dont je fais rien. Et ça, c'est important pour moi, c'est… bien, sivous acceptez.

Elle souriait, oui.– s… si z'heureuse, v… vous aider…

Gentille.

* * *

Elle s'est assise en face de lui, souriante, un petit peu. Et comme inquiète, avait-elle des suspi-cions ? Il a entrechoqué leurs verres, pour détendre l'atmosphère. Un peu enfumée par les gens là-bas.– A notre collaboration…– ou… i…

Ting. Et ils ont bu, un peu. Oui, il était quinze heures dix. Jusqu'à seize heures dix…Il a ouvert son classeur, montré le plan, pour attester de sa bonne foi.

– Le plan : 1/ La rencontre 2/ La routine 3/ Dénouement… et c'est là que je coince.Elle a hoché le menton, toute attentive gentille.

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– Peut-être qu'il faut que je vous raconte l'histoire, en quelques mots. C'est banal, mais… enfin, c'estune histoire, un rêve.

Il avait préparé les mots, il fallait juste être vigilant, pour ne pas dévier…– C'est un jeune homme, de dix neuf ans, qui est employé de banque, et… en dehors de son travail,un jour, il est entré dans un magasin de décoration, pour acheter un cadeau, pour la fête des mères.Et… il est tombé amoureux de la jeune vendeuse.

Elle a rougi, aïe… Devinait-elle ? Faisait-elle le parallèle avec eux-mêmes ?– Et il est revenu, chaque mois, acheter un cadeau, pour son père, sa tante, n'importe qui, pour larevoir, en fait, sans déranger. Et il sait que cette petite histoire, de rien du tout, ne fera pas battre soncœur toute une vie. Parce qu'un jour la belle s'en ira, mariée à un riche, il ne la reverra plus. Jamais.Et il ne sait pas quoi faire.

Elle comprenait, l'histoire, pas le parallèle, apparemment. Sinon elle aurait été toute rouge…– Il se dit que, perdu pour perdu, il pourrait tenter sa chance, inviter la jeune femme au restaurant.Mais est-ce que ça se fait, quand on a été reçu comme un client ? Est-ce que ça se terminerait parune paire de gifles ? Est-ce qu'elle appellerait la police ?

Elle regardait la table, sans répondre.– Et ce serait tout gâcher la douce relation qu'il y avait eu entre eux, tout ce temps – relation profes-sionnelle entre gentil client et gentille vendeuse… Non ? Je comprends le déchirement du person-nage-client, mais j'arrive pas à deviner ce qui se passe du côté du personnage-vendeuse.

Elle a fait une grimace, un peu. Mais a gardé le silence.– Lui, il n'a pas d'expérience amoureuse, c'est le premier amour de sa vie. Il ne sait pas commentfaire. Mais elle est très belle, délicieuse, elle doit avoir l'habitude de rendre amoureux la moitié deshommes qu'elle rencontre. Ce jeune gars est sans doute pas le premier. Est-ce qu'il y a une réponsetoute prête, une attitude classique, automatique ?

Elle a soupiré, bu une gorgée de son jus d'orange.Silence.

– j… j'ai peur p… pas pou-voir b… bien ai-der…Il a avalé sa salive.

– Si vous pouviez me dire, m'expliquer, en quelques mots, son point de vue à elle, en tant que ven-deuse, dans cette situation, professionnelle, face à un public… Ce qu'elle exige, ce qu'elle interdit, cequ'elle fera, peut-être…– m… mais p… pour… connaîte… y ne faut… ête b… belle, s… séduisante…

Il a dégluti, très difficilement. Etait-ce un piège ? Pour lui faire exprimer, en clair, qu'il la trouvait laplus belle, la plus séduisante du monde ?– Vous savez, un amoureux est automatiquement aveugle. C'est automatique. Par exemple, si votrepetit ami vous avait rencontré à la pâtisserie, ou vos amants, enfin… Si…

Elle a rougi. Aïe, s'était-il trahi ?– Pardon, non, je veux pas du tout m'immiscer dans votre vie privée… Je veux dire : si un homme,client de la pâtisserie, était tombé amoureux de vous… qu'est-ce qui se serait passé ? Le jour où il sedéclare ?

Silence.– les… les meussieus qui… qui voudraient n… n'importe qui, y… y ne disent t… tout suite… "ch…chérie, tu veux k… coucher ?…"– Les virils, peut-être, mais il y a aussi des romantiques, des amoureux secrets. Je sais que c'est pastrès mâle, comme attitude, mais il y a beaucoup de gens imparfaits, ou ratés…

Elle a cligné des yeux.– et… et s… si na vendeuse, è… è serait u… une ratée… que le… le monsieur aveugue y ne trouvebelle, séduisante…?– Oui, c'est très possible.

Elle a soupiré. Elle réfléchissait. Lui, il avait peur. Parce qu'elle avait tous les éléments en mainpour comprendre, maintenant. Est-ce qu'elle allait lui demander, directement ? "C'est de vous et moiqu'on parle ?". Et après son Oui, coupable, ce serait simple : elle dirait "Voilà ce qu'elle va faire", et luidonnerait une paire de gifles. Oui. Avant de se lever et s'en aller. Logique.– Je… je vous laisse réfléchir. Je fais le chèque pendant ce temps là.

Elle n'a pas répondu, pas objecté, cette fois. Oui, elle comprenait qu'elle était évidemment la mieuxplacée pour l'aider à terminer cette histoire d'amour malade.

Il a sorti son carnet de chèque. Le souffle plein de gros soupirs contenus. C'était fini. Dernière mi-nute avant la fin.

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La somme : mille Euros, la date, le lieu : Lille. A l'ordre de… Soupir. Bien sûr, on laisse souventlibre cette ligne, le destinataire la remplit, mais il aurait tellement voulu savoir son prénom. Pour sesrêves : lui dire "Je t'aime, X"…– Euh, pour l'ordre, je mets à quel nom ?

Elle a relevé les yeux, cherché les siens. En silence. Elle cherchait à comprendre, à lire en luiquelque chose. Oui, peut-être cesser de mentir…– Manemoiselle, j'aimerais connaître votre nom. Je l'écrirai, je vous donnerai le chèque, vous le range-rez. Et puis vous me direz la fin de l'Histoire. Simplement.

Elle a cligné des yeux.– m… mon n… nom f… famille, ou… ou mon prénom…?

? Avalé sa salive.– Pour le chèque, c'est le nom de famille… pour moi, le prénom… pardon…

Elle a baissé les yeux. Silence.– m… mamoiselle p… Patricia n… Niezewska…– Merci.

Et il a écrit, à l'ordre de, Mlle Niezewska. Et il a pensé : je l'aime, Patricia…Soupir. Il a détaché le chèque, lui a tendu. Elle l'a pris, l'a regardé, l'a rangé dans son sac, sans

dire merci, non. C'était à lui de dire merci, ou pardon.– Merci, pardon, Manemoiselle…– y… y n… nous reste k… combien m… minutes…?

? Euh, il était vingt.– Si vous m'accordez une heure entière, il reste cinquante minutes. Mais si vous avez déjà la réponse,vous pouvez me la donner et partir, dans trente secondes.

Elle le regardait, dans les yeux. Pas sûre d'elle, comme si elle ne croyait pas ce que son cerveaului imposait comme conclusion. L'aider peut-être, oui.– Ça existe, Manemoiselle, un… amour malade, pardon. Un amour timide, pas viril, pas sexuel, pas…

Il a baissé les yeux. Silence.– gé-rard…

? Elle l'avait lu sur le chèque ? Et l'appelait par son prénom ?– Oui, Patricia ?– p… peut-ête, j… je vais p… pas donner, à… à la banque, l… le chèque…

? Le donner à la police ? A son petit ami pour qu'il vienne lui casser la tête, à son domicile ?– j… je p… préfère un… aute p… paiement…– Je ferais n'importe quoi. Si… je sais faire. J'ai jamais construit une maison, ou…– s… si v… vous pouvez, k… comme v… vous écrivez d… des histoires, m… m'aider ne… ne finirun… un rêve j… je fais…

??? Il a souri. Elle… avait pris au sérieux cette histoire de roman ? Pas décelé la supercherie ?– Avec grand plaisir, oui. Même : en bonus, en plus du chèque, avec plaisir.

Elle a secoué la tête.– n… non, s… c'est pas un… un beau rêve, k… confortabe… c'est u… une histoire d… d'amour ma-lade, aussi…

?– Je vous écoute.– s… c'est u… une empoyée, ne… un magasin ne fruits… è… è n'est j… géante, è… è parle t… trèsfort, s… sans faire esprès…

Oui, une naine qui bégaie, à l'envers… Dans la même situation qu'elle, donc.– Oui.– et t… tout ne monde entier n… ne la déteste, s… sauf un… un client t… très gentil, et beau, et… yne revient f… fidèle…

Il a avalé sa salive. A part "beau", ça aurait pu être lui.– Oui.– et… è n'est t… tombée a… moureuse ne lui, f… folle z'amoureuse, en secret…

Avalé sa salive. Oui, s'il pouvait l'aider, vis à vis de ce bel homme, il aurait payé sa dette, peut-être.– Davantage que de ses petits amis, ses amants habituels ?– è… è n'est t… toute seule, j… jamais eu n'amis, n… n'amants…

? Elle parlait d'une sœur ? d'une collègue ?– s… simpement è n'est z… z'heureuse re-voir s… ce monsieur j… gentil, ch… chaque jour… elle a…j… juste peur l… le jour y… n'ira ailleurs, p… plus reviende, j… jamais…– Oui, je comprends. Version féminine de mon histoire, d'amour timide, sans illusion.

Elle a hoché le menton.

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– que… è ne voudrait l… lui donner g… gratuits, les fruits, pour qu'il reviende t… toujours, m… mieuxqu'ailleurs, m… mais y ne va… se dire… "qu'est-ce elle veut, s… cette fille ?…" et plus jamais re-viende, a-lors…

Il a hoché le menton. Soupiré.– Il est marié ?– p… pas ne bague…

Il s'est gratté la tête.– Pas facile.– qu'est-ce elle… peut faire, l… la géante…? s… seunement a-ttende, n… n'espérer, y ne re-viende…?

Il a fait la moue.– C'est pas facile. Ça dépend tellement du personnage de ce type. Peut-être qu'il a une fiancée, il luiest fidèle, et il évite toutes les filles qu'il séduit sans faire exprès. Ou peut-être que c'est un super-mâle, qui veut collectionner les conquêtes, et qui voudrait bien essayer cette géante aussi, une nuit.Ou… peut-être que c'est un romantique, solitaire, qui croit que personne ne l'aime…

Silence.– Et si elle ne sait pas au juste quel genre d'homme il est, elle ne peut rien faire, oui.– et… et s… ça reste n… na routine, j… gentille, t… très longtemps… m… mais l… la fin ne l'histoire,s… c'est quoi…?

Il a soupiré.– C'est pas parce que je suis un homme que je peux vous dire. Ce qu'il y a dans le cœur de cethomme-là. On est tous différents.

Mais…– Mais, si, j'ai une idée. Peut-être que la géante pourrait demander à un de ses amis, garçon, d'allerdiscuter avec cet homme qu'elle aime. Juste discuter, entre hommes, faire connaissance. Et cet amiviendrait lui donner ces éléments qui lui manquent, à la géante.– m… mais s… si è… è n'a o… aucun ami, l… la géante…?

Il a souri.– Même si elle n'a aucun ami, peut-être qu'un jour, elle découvrira, avec surprise, qu'elle a un amou-reux secret, timide, laid, avec une grosse dette envers elle… prêt à lui rendre tous les services dumonde, en échange de rien, ou d'un sourire.

Elle a baissé les yeux. Bu une gorgée.– Lui, il pourrait aller parler à cet homme qu'elle aime. Essayer de faire connaissance. Idéalement, ilsdeviendraient amis, tous les trois…– l… le n'amoureux s… secret, y… y ne connaît bien les… choses de n'amitié…?

Aïe, non.– Non. Mais, pour celle qu'il aime, il ferait n'importe quoi, il essaierait, il tenterait…

Elle a souri, doucement.– y n'est j… gen-til…– Qu'elle le trouve gentil, c'est pour lui la plus merveilleuse récompense de l'Univers. Il n'espère pasdavantage.

Elle a soupiré. Baissé la tête. Silence.– j… gé-rard, j… je vous… rends pas le chèque…– Non, bien sûr, je vous ai pas beaucoup aidé…– s… c'est… pas ça…

? Silence.– gé-rard, v… vous s… savez s… si ça éziste, d… des médicaments contre na timidité… piqûres…?

Il a souri.– Je sais pas. Je crois pas. Mais vous en… je veux dire : la géante… en a pas besoin : pour une fille,la timidité fait partie du charme… C'est que pour les hommes, que c'est une tare, absolue, un handi-cap.– m… mesurer un… un mète v… vingt huit, aussi s… c'est un handicap…

Un mètre vingt huit, Patricia, petite naine chérie ?– Non, il y a des hommes aveugles, qui trouvent ça adorable, délicieux.

Elle a soupiré. Silence.– j… gé-rard… j… je k… connais pas l… la fin vote histoire, m… mais…

Silence. Elle a soupiré.– è… est-ce on… on pourrait r… réféchir, ch… chacun, à… à l'histoire de l'aute, n… nous deux, et…et réféchir encore, et… en reparler l… la semaine prochaine, k… comme aujourd'hui…?

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– Ce serait merveilleux… Je veux dire : oui, peut-être qu'on trouverait quelque chose, en y réfléchis-sant bien, longuement.

Elle a souri, évitant son regard.– p… peut-ête s… c'est ça l… la fin, ne l'histoire…

?– Euh, pour mon histoire, oui : un rendez-vous avec sa chérie, une amitié, ce serait merveilleux, infi-niment merveilleux. Mais… il reste à résoudre le problème de votre histoire, la pauvre géante, amou-reuse de cet homme qu'elle ne connaît pas du tout…– que… s… c'est s… ce monsieur k… qu'elle aime, y… y n'a décoincé l… la situation : y… y ne l'a…embauchée, u… une heure, p… pour finir un… un live…

Et elle est devenue toute rouge…– Le…? L'homme qu'elle aime ? Et son amoureux secret ? Ne faisaient qu'un ??

Rouge…– s… ça s… serait t… trop beau, j… je me mélange t… toute, p… par-don…– Mais lui, il n'est pas beau.– è… è n'est n… naine, d… débile…– Non, il est aveugle, elle est merveilleuse, pour lui.– è… è n'est aveugue, y… y n'est m… merveilleux, p… pour elle…– Bigre. Et comment ça va se finir ? Ils vont se marier ?

Il était prêt à ajouter "Voulez-vous m'épouser, Patricia", mais il craignait de faire écrouler le châ-teau de cartes, la montagne de délicieux malentendus.– d… d'abord, y… y ne v… vont d… deviende a… mis… p… première amitié, pour eux…– Et plus si affinités ?

Elle a fermé les yeux, avec ravissement.– Alors, je vous dis "à la semaine prochaine" ?

Elle a rougi, fort. Silence. La laisser respirer.– n… non, que… que on… on n'a pas fini n… nos verres…

Il a souri.– Oui, on n'est pas très doués, comme scénaristes, tous les deux. Mais j'espère qu'on écrira une bellehistoire…

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PREMIER RÔLE

Elle finirait la vaisselle… prendrait cette lettre sur la commode… rejoindrait son petit ami, sur lecanapé, devant la télévision… Disant qu'elle devait jeter un œil sur cette lettre, que lui avait donné unclient bizarre, à la pâtisserie. Elle ouvrirait, sortirait cette feuille :Gérard Nesey115, Avenue des pins59100 Lille(désolé, je n'ai pas le téléphone)

Mademoiselle,Je m'excuse infiniment de vous déranger. En tant que client de la pâtisserie, je devrais me limiter à

acheter un gâteau, payer et partir, mais je me permets de vous proposer une opportunité extra-professionnelle, qui pourra vous intéresser si vous manquez d'argent ou rêvez de devenir actrice. Jene suis pas producteur de cinéma mais je voudrais vous embaucher pour un rôle d'actrice amateur.Ne craignez rien : je jure que ce n'est ni pornographique ni érotique. Ce n'est qu'un jeu de rôle, etsans presque aucun texte à apprendre. Ce serait la journée du Samedi 21 Janvier à venir, dans unmois et demi, 1 journée uniquement. Je vous verserais la somme de 16 000 Euros pour cela, par chè-que emploi service, officiel. Je peux vous le verser d'avance (je n'ai pas inclus ici le chèque car il mefallait connaître votre nom).

Peut-être devrais-je expliquer un peu davantage le contexte, le rôle joué. Mademoiselle, ce 21Janvier sera le soixantième anniversaire de mon père, et toute la famille va aller le voir à la CliniqueLabrousse, département Cancérologie, en sachant qu'il n'y aura pas de 61e anniversaire : les docteurslui donnent trois mois à vivre… Ma mère est décédée il y a huit ans, et mon père s'en va seul, et triste.Ce qui le désespère, nous a-t-il dit, est de partir sans rien laisser derrière lui de durable, éternel. Noussommes trois enfants : ma grande sœur s'est fait ligaturer les trompes pour ne pas avoir d'enfant, monpetit frère est homosexuel, et pour ma part je suis seul et triste, ayant déjà deux fois essayé de mesuicider. Sans petit-enfant prolongeant sa vie, mon père a le cœur plein de soupirs, et un sentimentd'échec. Mon projet est donc le suivant : lui annoncer pour Noël que j'ai trouvé une amie, que nousallons nous marier, avoir des enfants, que je lui présenterais ma chérie pour son anniversaire, le 21Janvier. Le vieil homme serait apaisé, partirait heureux. Simplement. Vous n'auriez qu'à répondre Ouià la question "Vous êtes la petite amie de Gérard?" et "Oui peut-être" aux questions "Vous allez vousmarier?" et "Vous comptez avoir des enfants?". C'est tout. En acceptant d'être prise en photo sur lesimages de famille, autour de mon père, mes frère et sœur et peut-être quelques cousins, je ne saispas. Si votre petit ami veut venir pour surveiller tout ça, il peut venir, je dirais qu'il est votre frère, monfutur beau-frère, simplement. Si vous préférez les filles et vivez avec une petite amie, ce serait pareil,je dirais qu'elle est votre sœur. Toutefois, je ne pourrai pas verser double salaire, il faudrait vous par-tager la somme de mes 16 000 Euros. Je ne suis pas millionnaire, et il s'agit (en comptant les char-ges) de la totalité de mes économies, 12 ans d'économies, moins 1 500 Euros que je garde pour leloyer et les impôts. Autre possibilité : ce ne serait pas un "emploi officiel", je vous verserais dans cecas 32 000 Euros, à titre de don, en faisant confiance à votre honnêteté pour venir jouer le 21 Janvier.Si ce n'était encore pas assez, je pourrais emprunter à la banque, peut-être 4 000 Euros de plus. Et sice n'est encore pas assez, je pourrais vous nommer, mademoiselle, légataire universelle de ce quim'appartient. Je n'aurai plus un sou après avoir payé votre salaire, mais quand mon père va décéder,prochainement, nous allons hériter de son appartement, qui sera vendu et partagé en trois. Cela ferapeut-être 50 000 Euros pour moi, moins les frais de succession ou notaire, peut-être 40 000 Euros. Etcomme je m'en irai sans doute l'année suivante, cela vous ferait 40 000 Euros supplémentaires, moinsles frais d'enterrement, soit peut-être 39 000 Euros. En plus des 36 000, soit 75 000 Euros. Pour uneseule journée de travail, à être présente et sourire, écouter les conversations sur la mode ou la politi-que, simplement.

J'espère que vous direz Oui. Et vous pouvez m'écrire pour cela, pas besoin de perturber la vie dumagasin, retarder la file d'attente.

Si vous n'êtes pas intéressée, il suffit d'oublier cette lettre. Pas même besoin de dire un mot aumagasin quand je repasserai acheter un flan. Excusez-moi simplement de vous avoir dérangée.

GNesey.

* * *

Avait-elle répondu ? C'était ce soir la dernière chance, avant de repasser au magasin demain Ven-dredi, de se voir servi ce petit flan avec un sourire, quasi anonyme, allez au suivant… Il a levé la clé,vers la boîte aux lettres. Et cherché à l'enfoncer, mais il tremblait tellement, ce n'était pas facile.

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Soupir.Calme. Serrer cette clé, bon sang. Il pouvait quand même encore ouvrir une boîte aux lettres…Enclenché, ouf. Tourné cette clé, et… ouvrir, oui.UNE lettre. Sans publicité ni rien, non. Il a fermé les yeux. Si c'était la Sécurité Sociale, qui lui dé-

chirait le cœur de déception, il mettrait le feu à la Caisse Primaire… Non, calme…Prendre cette lettre, sans trop trembler.Une écriture manuscrite, bleue, toute petite, gentille. Mon dieu, ça lui ressemblait tant, petit ange

chéri… Et au dos, une adresse : Patricia Niezewska, Foyer Sainte-Julie, Rue R.Faubert, 59200 Lille.Patricia… Je t'aime, Patricia. Merci d'avoir donné ton nom, cadeau… Patricia… …Soupir, heureux. Relire encore et encore, admirer ces petites lettres appliquées…Foyer Sainte-Julie ? Ce devait être un foyer socio-éducatif, où elle avait des loisirs, pouvait rece-

voir du courrier, sans donner son adresse personnelle. Peut-être du théâtre, pour soigner sa timidité,actrice amateur… Mais elle allait refuser le "rôle", bien sûr. Il la nommerait simplement légataire uni-verselle, et elle aurait l'argent, de toute façon, quand il partirait, un peu après papa.

Refermer la boîte aux lettres. Emu. Emu de découvrir son nom, son écriture… Son prénom : jel'aime Patricia… et son nom de famille : petite Polonaise chérie…

Monter les escaliers, doucement. Avec le cœur qui cogne. Et, à ce stade, il y avait encore unechance sur deux qu'elle accepte. La réponse : tout à l'heure. En haut des marches, à l'intérieur. Ilmarchait à petits pas, faisant durer le rêve, la possibilité. La réponse était déjà décidée, bien sûr, de-puis bien avant qu'elle ait posté la lettre, mais cela n'avait pas encore abîmé son monde à lui, pasencore brisé son rêve. Qui durait, pour de longues minutes encore…

La dernière marche. Le couloir. La clé. Il ne tremblait plus – merci, Patricia, petite chérie…Ouvert. Et refermé derrière lui. A clé. Posé la précieuse lettre sur la table, enlevé son manteau.

Respiré.Soupir. Bon. Maintenant…Ouvert l'enveloppe, proprement. Sans abîmer sa petite adresse, Patricia chérie.Une demi-feuille, avec trois lignes.

meusieu Nesey,je su la petite patisièr de la Rue Saint-Jean pardon ke vou zavez ékrièskon pouré an parlé dimanch midi Crèperie Dobrowsky Rue Saint-Jean

Patricia? Ni oui, ni non. Peut-être une explication à coups de bâton, dans la communauté Polonaise de la

ville, fâchée par sa démarche indécente… Oui.Soupir.

* * *

Il attendait là, simplement. Il était midi moins dix. Déjà un quart d'heure. Et quelques personnesétaient entrées, déjà, dans la crêperie, il aurait peut-être dû attendre à l'intérieur. Il faisait frais.

Soupir. Il vivait peut-être ses derniers moments, si on lui coupait la tête, à l'intérieur, dans l'arrièresalle. Non. Il ne savait simplement pas du tout. Il n'avait pas l'habitude de s'aventurer dans le mondeextérieur. Il le faisait pour elle, parce que… pour elle, il ferait n'importe quoi. Même donner sa tête àcouper, oui.

L'autobus, qui passait, là. Viendrait-elle en autobus ? Ou bien est-ce que son copain avait unevoiture, une moto ? Oui, vraisemblablement un mâle, un vrai, à moto, cigarette au bec… moustache,poitrine velue dépassant du col.

? Descendant du bus, cette petite silhouette adorée… Il a souri. Amoureux. Première fois de sa viequ'il la voyait sans blouse blanche. Si jolie…

Avec des vêtements beiges, discrets, jolis.Elle était seule. Sans petit ami. Il était peut-être à l'intérieur, travaillant ici, oui. Elle venait vers lui,

elle ne souriait pas, non. Est-ce qu'elle lui mettrait une paire de gifles ? Elle avait écrit "en parler",mais peut-être fallait-il mettre les choses au clair, avant…

Elle… tremblait, mon dieu, marchant à petits pas, timides. Elle devait savoir ce qui allait se passer,et ne pas avoir l'habitude, non. De faire tuer ses prétendants. Il l'a attendu, que faire d'autre ?

Elle s'est arrêtée à un mètre de lui, les yeux levés, petite naine mignonne.– Bonjour Manemoiselle. Pardon.– b… b… bon-j… jour… par-don… pardon…

Avant qu'ils entrent, que tous commencent à frapper, il voulait seulement dire deux mots :– Je suis allé à la banque, Manemoiselle. Je vous ai nommée Légataire universelle, connaissant votrenom, maintenant. Vous aurez tout, de toute façon, si je suis tué. Avec mes excuses.

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En clair, ça voulait dire "ne me laissez pas cassé, handicapé, s'il vous plaît, achevez-moi", mais ilne pouvait pas le dire comme ça.

Elle a cligné des yeux, les a baissés.– v… vous… vous avez f… faim…?

?– Je sais pas si je pourrais avaler quelque chose…– m… moi… aussi…

? Hein ? Elle n'allait pas être tabassée, elle, ce n'était pas de sa faute… Simplement l'estomacretourné ?– Pardon, je… je suis désolé si c'est cette histoire qui vous trouble, ou…

Silence. Son visage était indéchiffrable.– Votre petit ami travaille ici, on m'attend à l'intérieur ?

Elle a fermé les yeux. Silence.– Allons-y… de toute façon.

Ils sont entrés, poussant la porte. Et il n'a pas été assommé, en entrant. Non. C'était calme, feutré.Une jeune femme frisée, avec un chapeau de bretonne est venue vers eux.– Bonjour !– Madame.– Une table pour deux ?!

Il a cligné des yeux. Hoché le menton.– Plutôt vers la fenêtre, ou par ici ?

Patricia ne disait rien, regardait par terre.– N'importe.– Alors ! J'vous place ici ! Voilà ! Désolée, on n'a pas de chaise enfant ! Y faudra que la ptite se… çava aller, ma grande ?

Elle a hoché le menton, comme très faible. Ayant l'habitude d'être traitée en gamine, insultée…Ils se sont assis.

– J'vous apporte les menus !Et ils ont reçu les plaquettes, ils ont lu, ils ont commandé. Sans se parler, tous les deux. Elle gar-

dait les yeux baissés, et il la regardait, amoureusement. Pour la dernière fois peut-être, si elle lui de-mandait de ne plus jamais venir, au magasin.

Elle a soupiré, a relevé les yeux vers lui.– k… comment va v… vote papa…?

Il a avalé sa salive, coupable.– Je sais pas. J'ai pas re-demandé. J'étais tellement inquiet, avec cette histoire… Vous êtes géné-reuse, vous, de vous intéresser aux autres… Et de vous être déplacée ici, pendant vos moments derepos. Pardon.

Elle a baissé les yeux. Soupiré. Elle cherchait les mots.– j… je m'étais d… dite… on… on dérange pas un… un empoyeur… k… que… p… peut-ête p… pen-dant qu'il mange, s… simpement…

? C'était lui qu'elle considérait employeur ? Employeur potentiel ?Que répondre ?

– Manemoiselle, ma lettre vous a intéressée ? Vous rêvez de devenir actrice ?Elle a souri, faiblement.

– u… une a… actrice b… bègue, s… ça éziste pas…– Pas encore. Mais je suis sûr que des films seront écrits spécialement pour vous. Il y a une actricemuette, comme ça, en Amérique.

Elle a eu un regard gentil, très doux.– m… mer-ci…– Si vous devenez actrice célèbre, je m'inscrirai au fan-club…

Petit sourire. Silence. Mais elle a baissé les yeux, soupiré.– j… je sais b… beaucoup des… filles, è ne rêvent de… viende a… ctrice… … mais pas moi… j… jepourrais pas em… embrasser un monsieur j… je aime pas…

Il a baissé les yeux, aussi, soupiré, aussi.– Vous êtes honnête, vous êtes pure, vous êtes merveilleuse… Je m'excuse de vous avoir proposé cerôle, presque indécent, même si je ne vous aurais pas embrassée, je le jure…

Elle a rougi, en silence.– Pardon de vous avoir salie, en un sens. Je… je voulais pas vous acheter, pardon, vous traiter enprostituée, je suis désolé, pardon… Pardon, manemoiselle… C'est un malentendu… Et… vous auriezpu… ne pas répondre, je… je vous remercie d'être venue me le dire, en prenant sur votre temps…

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Elle a fait une petite moue, en silence.– que… s… si un… un aute m… monsieur y… y n'aurait écrit cette lette, j… je aurais p… pas ré-ponde…

?– Merci, euh, je… je comprends pas très bien. Je pensais n'être qu'un client quelconque, pour vous,parmi des milliers.– v… vous vous s… souviendez le… le 14 m… mars d… 2003…?

?? Il a souri.– Moi oui, mais vous ? C'était il y a plus d'un an… vous m'aviez offert un flan gratuit, fait un souriremerveilleux…

Elle souriait, faiblement.– v… vous m… m'aviez d… défende c… contre u… une madame m… méchante… m… mon héros…– Merci, manemoiselle. Merci infiniment, de vous en souvenir. Ça me touche infiniment. Et je… jeregrette de… d'avoir tout abîmé, avec cette lettre, la gentille image que vous aviez de moi…

Silence.– Manemoiselle, ma lettre vous a fâchée ? Ou votre petit ami ?

Silence.– pas f… fâché, n… non, j… juste… je comprends pas…– Euh, ce serait juste une journée, à la clinique où est mon père, et il s'agirait d'être là, avec la famille,sourire, dire bonjour. Simplement.

Elle a levé les yeux. Droit dans les siens.– m… mais… p… pour-quoi moi…?

? Avalé sa salive.– Euh…– l… la dame, là… avec le ch… chapeau, ici, è… n'accepterait peut-ête, p… pour cent Euros, d… dixheures t… travail… p… pas besoin s… soisante k… quinze… mille… s… sept ans ne salaire…

Il a soupiré.– Oui, mais… enfin, ça se présente pas comme ça, dans mon esprit, euh…

Chercher les mots. Il ne pouvait pas lui dire en face "c'est vous que j'aime"…– C'est… une question de… d'honnêteté, je crois…

Elle a souri, secoué la tête, doucement.– que… que j… je su o… honnête a… alors s… c'est moi v… vous choisissez p… pour mentir v…vote papa…?

Soupir.– Non, c'est pas ça, pardon. Vous avez raison. Enfin, une fille malhonnête prendrait l'argent, payéd'avance, et ne viendrait pas…– m… mais u… une agence a… actrices p… peut-être s… ça serait m… mille Euros, m… maximum…avec un… un contrat, s… sûr…

Hoché le menton.– Je sais mais… comment vous dire ? Je vous disais dans ma lettre, je crois : ma vie est vide, et… àpart être tout seul, j'ai mon travail, trente cinq heures par semaine, et… mon flan à la vanille, du ven-dredi soir. C'est tout. C'est ma vie.– à… à vote tra-vail, y… n'a pas des… collègues f… femmes, s… célibataires…?– Si, mais… comment vous dire ? Manemoiselle, je vous jure que ce n'est qu'un anniversaire, dans unhôpital, pour un vieux monsieur, une fête de famille.– m… monsieur, j… je dis pas n… non… m… mais pour-quoi t… tènement cher…?– C'est… mon problème, je… pardon… peut-être que je suis fou, le cerveau malade, un peu… Jepensais que mon père serait heureux de nous voir ensemble, et…

Et quoi ? Comment dire ?– p… pourquoi v… vous avez p… pas demandé à… à la plus belle fille du monde…?

Il a souri. Mais que dire ? Il ne pouvait pas décemment dire "c'est vous".– Je peux pas répondre. C'est comme une question "pourquoi la Terre n'est pas ronde ?". Commentrépondre ?

Elle a cligné des yeux, réfléchi. Cligné des yeux encore.– ré… ponde… "s… si, è n'est ronde"…

Avalé sa salive. Hoché le menton.– Si, je lui ai demandé.

Silence. Elle attendait la suite.– Et je ne connais pas son prix. Elle a juste répondu "Est-ce qu'on pourrait se parler, dimanche midi,crêperie Dobrowsky"…

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Elle a baissé les yeux, rougi, très fort. Et secoué la tête. Silence.– Non, je… je sais, je suis aveugle, je… pardon… Et je veux pas prendre la place de votre petit ami, ilvous rend heureuse et j'ai beaucoup d'estime pour lui, pour ça…

Long long silence.– Et ce… ce n'est pas que… que je ne vois qu'une image, en méprisant la personne, pardon. "Plusjolie du monde", c'est presque un détail, c'est en même temps la plus gentille, la plus douce, la plustimide et faible, adorable… J'aurais été infiniment fier de vous présenter à mon papa, en disant "macopine…" L'amour dans mes yeux aurait été sincère, sans mensonge aucun.

Rouge, la pauvre…– Hep ! Pardon !

On leur apportait les premières crêpes, mais il ne se sentait pas le cœur d'y toucher. Elle non plusn'a pas touché sa crêpe.

Elle a soupiré.– m… meu… ssieu…

Silence.– Oui, pardon.– j… je v… vous espiquerais a… après, et… et dire m… merci… m… mais…

Silence. Elle a relevé les yeux vers lui.– è… espiquez-moi, s… s'y vous plaît… p… pour vote p… papa, qu'est-ce y ne va penser…?– Il va me voir heureux, infiniment heureux, près de vous. Il s'imaginera des choses, il partira en paix.– m… mais o… au Ciel, y… y verra v… vous avez m… menti…– Il est athée. Il croit pas au Ciel, il pense que tout s'arrête, pour lui.

Pas convaincue. Oui, les Polonais sont très catholiques, il avait entendu dire.– Et comme athée, il ira peut-être en Enfer, s'il se trompe, sans rien voir. Ou… si Dieu est généreux,"Dieu est Amour", oui, il ira au Ciel quand même, et il verra que je n'ai menti que pour lui faire un ca-deau, lui offrir une fin tranquille, heureuse. Une illusion d'éternité, pour quand il était encore athée,avant de rencontrer votre Seigneur.– m… mais p… peut-ête, a… à l'ho-pital… il… il va pas k… croire… si… si y sait u… une petit n…naine, s… ça peut pas avoir d'enfant… que… m… même la peau t… très gonflée, p… presque n'es-plosée… m… mais l'os du dos, cassé, s… c'est pas possibe…

Avalé sa salive.– S'il objecte, je lui ferai un sourire, je dirai qu'on embauchera une mère porteuse, pour porter l'enfantde nous deux… Il ne saura pas que j'ai plus du tout d'argent…– v… vous voulez d… des enfants, en… en vrai ?– Non, juste lui faire croire. Qu'il aura une descendance, infinie, éternelle.– et… et n… nous k… qu'est-ce on… on va deviende…?

?– Euh, ben, il verra ça d'En Haut, comme des… détails de la vie ici, temporaire et pas facile… Vous…vous marierez, avec votre petit ami… et moi, je… partirai, d'une façon ou d'une autre…

Elle le regardait, droit dans les yeux. Très sérieuse.– qu… quelle f… façon…?– On verra. C'est pas très important.– m… meu-ssieu… v… vous n'avez dit j… je su… z'honnête…– Oui. Bravo.– s… s'y vous plaît, essayez ê… ête honnête, m… me dire…

Avalé sa salive. Il… il a baissé les yeux.– Des barbituriques, ce sera. Simplement m'endormir, à jamais.– v… vous en-dormir n… ne regardant u… une photo…?

Soupir. Hoché le menton.– Oui, votre photo, Patricia. Je… pardon… sans déranger… C'est pas votre faute, du tout. C'estmême merveilleux que vous existiez, merci.– et… et si v… vote p… papa y… y n'avait été d… déjà décédé…?

Soupir. Hoché le menton.– Peut-être que je n'aurai pas eu l'idée, mais… j'avoue : j'aurai donné, pareil, tout ce que j'ai… pourconnaître votre prénom, avoir votre photo, avoir le souvenir d'une après-midi où je me serais cru votreami… Je l'avoue, oui.

Silence. Et elle… a souri, très doucement.– j… Gérard…

Gentille de l'appeler comme ça, comme un ami, pas un employeur.– j… je viendrai v… voir v… vote papa…

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??? Il souriait, souriait…– à… à condition que…

Silence.– Je ferai n'importe quoi… Si vous voulez que je tue quelqu'un ou…– n… non, l… le contraire… à condition v… vous jetez à… la poubelle les médicaments qui… qui…

Avalé sa salive.– Je… je ferai ce que vous me demanderez, Patricia, mais… pourquoi rester souffrir ? Pardon, mondieu, si j'ai heurté votre conscience chrétienne, ou…

Elle a secoué la tête.– j… gé-rard, j… je su ho-nnête que… je refuse v… vote argent, je… je veux un aute paiement…– Ce que vous voulez…

Elle a souri, doucement.– jé-rard… l… le 21 janvier, s… c'est dans p… plus ne un mois…?

?– Oui.– j… j'ai jamais eu ne petit ami… y… y faut v… vous m'apprenez… pour je ne faire bien, m… mon rôleactrice…

? Il souriait.– Euh, je… je serais pas un bon professeur, j'ai aucune expérience. J'ai jamais eu de petite amie, moinon plus.

Elle a souri, l'air heureuse.– alors p… pas p… professeur, n… n'élèves, ensembe… dé-couvrir, d… doucement…– Ce serait merveilleux, je… Mais comment remercier, infiniment, si vous refusez mon argent ? Çamériterait encore un million de fois plus…– p… pour… remercier : des… des p… promenades, romantiques, m… me tiende l… la main… m…me faire des… bises, dans nes cheveux, m… me prende dans vos bras… j… je veux deviende v…vote petite amie, en… en vrai… heu-reuse, pas mentir v… vote papa…

???– Patricia… Mais… ce serait trop merveilleux… comment remercier, à l'infini, l'infini ?

Elle a souri, très doucement.– j… gé-rard, j… je su pas u… une sainte de… de n'honnêteté… je… depuis d… deux ans, en… ensecret, j… je rêvais r… rencontrer un… un gentil gar-çon, qui… qui ne ressembe le d… doux romanti-que du… vendredi soir, qui… qui n'aime le flan à la vanille… m… mon amour secret… avant m…même avant l… le 14 m… mars 2003, l… le plus grand j… jour nu monde…

Il cherchait l'air, fou amoureux, éperdu de bonheur.– Il y a un problème !? È sont pas bonnes, les crêpes ?!

Ils se sont souris, Patricia et lui. Redescendant sur Terre.– Si madame : c'est les meilleures crêpes de l'Univers, on s'en souviendra toute notre vie…– Bien ! Mais alors mangez-les ! Dites, désolée, j'avais pas vu que votre amie était… adulte, avecdes… ah-ah-ah ! Et même le cœur dans les nuages, le corps a besoin de carburant. L'amour a besoinde ça, si vous voyez ce que je veux dire !

Il a souri.– Non, on voit pas très bien. On est un peu innocents, pardon. Un peu stupides, oui, on ÉTAIT stupi-des, on est guéris, on va manger, déguster…– Bon appétit !

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PREMIER RÔLE, VERSION X

Mardi aujourd'hui… Dans quatre jours maintenant, l'absence de réponse, dans sa boîte aux lettres,voudrait dire Non, définitivement. Non à ce rôle de fiancée, auprès de lui, devant son père mourant. Etil ne savait pas même s'il pourrait continuer à venir, acheter un flan, ou si elle dirait "ne revenez plus",vendredi, en le reconnaissant, en rendant la monnaie. Soupir…

Sur la table de chevet, le réveil disait 11:03. Dimanche matin, on était, oui. Et il s'était habillé, pourrien, pour n'aller nulle part, par habitude. Il était revenu s'allonger, ruminer ses peurs, et ses rêvesquand même.– Tuut !

L'Interphone ? Peut-être son petit frère, oui, venu ramener la mallette à outils. Il avait oublié, Marcavait dit "ce week-end ou le suivant".

Il s'est levé, pesamment. Allé jusqu'à l'Interphone. Appuyé sur le chose.– Mh ?– Monsieur Nézeï !?

? Une bonne femme. Inconnue.– Oui, Neussé.– Ici c'est la ptite amie d'la naine !

??? Hein ? Sa petite pâtissière chérie ? Avec sa… maîtresse…? Lesbienne ?– Allô ?!– Oui, pardon.– Alors tu descends avec ton carnet de chèques, carte bleue, ton rel'vé de compte en banque prou-vant qu't'as l'argent, et ton historique de compte montrant si ça t'est pas tombé d'un seul coup ! T'asquatre minutes, chrono ! Top !

??? Quoi ? Elles acceptaient le rôle ? Il suffisait de payer ?Euh, mais quatre minutes, merde… Son carnet de chèques et sa carte, oui, enfiler son blouson,

mais pour les comptes, putain… Il est allé au deuxième tiroir de la commode, prendre tout le dossierbancaire, il verrait une fois en bas, merde, quatre minutes !

Il est sorti, en prenant juste le temps de fermer. Et couru dans le couloir, descendu l'escalier quatreà quatre. Pourvu qu'elles ne soient pas déjà parties… Pourquoi cette urgence ?

Dernier palier, vue sur le hall… Seulement une grande femme, debout toute seule, à côté de l'In-terphone. Il est arrivé en bas, a traversé le hall, poussé la porte.

Et regardé dehors, mais il n'y avait que cette dame, qui le regardait.– Pardon madame, vous avez pas vu deux jeunes femmes, dont une de petite taille ?

La dame a souri.– On respire, Nesey ! Je l'ai pas amenée, ta naine ! C'est moi qui décide, de toute façon.

Avalé sa salive. La maîtresse de la petite jeune fille ? Avec un sac à mains, une pochette carton-née.– Elle… vous… acceptez…?– Attends, fais voir tes papiers. Restons pas là, tu m'étales tout ça sur le capot d'la bagnole, là.

Ils sont allés jusqu'à la première voiture garée, la sienne ? Et il a ouvert le dossier, ne sachant pasau juste ce qu'il y avait dedans. Des papiers, oui, mais il n'avait rien classé spécialement, dernière-ment.– Le solde, tu m'montres, allez.– Euh…

Ça c'était le compte courant, non. Il fallait le dernier relevé avec le compte d'épargne… Oui, celuilà : 33 200,27, c'était ça.– Voilà, je crois.– Hé ! Ça date d'Octobre ! Et qu'est-ce qui me prouve que tu les as toujours ?

Il a soupiré.– Rien… Je… je peux lui faire le chèque, et quand elle le touchera, verra l'argent sur son compte…– Attends, c'est la Caisse d'Epargne ?!– Oui.– Moi aussi, j'suis à la Caisse d'Epargne. Hop, on y va, tu vires ça sur mon compte au machin clavier.J'vérifie !– Vous… lui donnerez la moitié ?– Ta gueule ! C'est moi qui décide ! Sinon tu vas t'faire foutre !

Avalé sa salive, hoché le menton. Coupable. Oui, il était bizarre que sa petite pâtissière chérie, simignonne gentille, soit avec cette méchante femme, mais il comprenait la colère générée par sa pro-position, sa tendresse malvenue, oui, pardon.

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– T'as une bagnole ?!Non.

– Moi non plus. On va prende le bus. Mais attends : dans tes papiers, j'veux voir si ces trente troismille, y tombent du ciel, ou si c'est bien des économies petit à ptit, comme tu racontais !

Il a cherché, montré les dernières années. De 27 000 à 29, puis 30, 31… sans bien comprendrel'importance que cela faisait. Du moment qu'il payait…– OK.

Et ils sont partis, vers l'arrêt de bus. En silence. Arrivés, ils ont attendu, lui cherchait les mots, diffi-cilement.– Mademoiselle, votre amie et vous… vous acceptez ce… travail, ce rôle…?– On accepte ton fric, pour commencer. Si c'est du bidon, tu vas te faire foutre !

Oui. Et ils ont attendu, sans plus un mot. Jusqu'à l'arrivée du bus 26. Et puis le long trajet jusqu'aucentre ville, assis côte à côte. Il se souvenait avoir entendu son frère dire que dans les couples homo-sexuels, il y a un dominant et un dominé. Et sa petite chérie était évidemment la dominée, petit ange.Peut-être dégoûtée des hommes par un salaud, en ignorant qu'il existe des garçons différents, doux,plus doux même que sa maîtresse…

Il soupirait. Mais ça ne changeait rien. Il rêvait de connaître son nom, avoir sa photo, passer unejournée en se disant son fiancé… Jeu de rôle, gentil. Avant de quitter ce monde, apaisé.

Ils sont descendus Place Folaix, oui, et ils ont marché jusqu'à la Caisse d'Epargne. La dame a tiréson solde, avec le numéro de compte, et il a fait de même, pour qu'elle vérifie.– Ah-ah-ah ! Ouais ! OK ! Allez, hop, tu vires tes 32 000 sur mon compte, le numéro là !

Sur son compte à elle, il n'y avait que 317 Euros… il ne savait pas quoi en penser. Ça expliquait sasoif d'argent, mais il se demandait si elle serait plus conciliante, une fois payée.

Il a fait le versement, en vérifiant bien le numéro de compte qu'il avait tapé. Et repris sa carte.– Voilà.– Attends j'vérifie !

Et elle a re-tiré un solde de son compte.– Ah-ah-ah ! Putain ! Putain ! TRENTE-DEUX-MILLE !

Oui. Et si ça pouvait faire tant plaisir à elles deux, il était presque content d'avoir donné ça. Sinon,de toute façon, ce aurait été récupéré par sa famille et les impôts, à son décès, en Août. Si le mondecontinuait de tourner, quelque part.– Bon !– Ça veut dire que… elle accepte le rôle…?– Attends ! J'ai rien signé ! Tu as payé, OK, trente deux mille, sur les soixante quinze mille annon-cés… on peut commencer à parler !

? Outch… dure en affaires, la dame.– Tu me payes un verre, j'veux pas rester ici dans cette rue déserte !

Et ils ont marché, à la recherche d'un café, ouvert le dimanche. Ils ont trouvé, sont entrés. Il neconnaissait pas bien les usages, suivait. Ils sont allés vers le comptoir.– Un whisky pour moi ! Et…

Euh, à lui de commander.– Un jus d'orange, s'y vous plaît, si vous avez.– Tu bois pas d'alcool, Nesey ?!

Il a secoué la tête.– Tt ! Aujourd'hui, si ! Garçon, deux whiskies ! Secs !

Il a fait la grimace, un peu. Mais il ne voulait pas contrarier la dame.– Et tu payes !

Il… a payé, soupiré. Rejoint la dame, partie s'asseoir. Et installé face à elle. Elle, qui fronçait lessourcils.– OK, on peut parler !– Vous… pouvez me dire… s'il vous plaît… son prénom…?– Hein ?! Tout le monde l'appelle La Naine, ou La Débile, me fais pas chier ! Tu lui demanderas !

? Mon dieu, elle ne recevait pas plus d'amour que ça ?– Alors, attends ! Première étape !

Elle a ouvert sa chemise cartonnée. Avec des feuilles blanches, un stylo, seulement, sur le dessus.– Tiens !

Elle lui tendait un paquet de feuilles.– Attends !

? Oui, on leur apportait les verres.– Bon, tiens le stylo ! Tu écris !

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? Il a débouché le stylo. Un contrat de travail ? Il espérait qu'elle connaissait le formalisme, lui il n'yconnaissait rien.– Je soussigné, Gérard Nesey… certifie avoir versé de mon plein gré… la somme de… (en touteslettres, hein)… trente deux mille Euros… à Marie-Chantal Birino. (Tu signes).

Oui. Pour qu'il ne fasse pas opposition demain, peut-être, ou quoi. S'il avait été encore temps.– Bon, tu m'en fais trois copies, manuscrites !

? Euh, oui, pourquoi pas ?– Et j'vais les poster ! Dans des boîtes aux lettres différentes ! A des personnes différentes ! Cherchepas à me doubler !

Il a fait Non, de la tête, continué à écrire, recopier. La dame buvait son whisky. Quand il a fini, ellea pris les feuilles, les a pliées, mises dans des enveloppes déjà marquées, timbrées. Tout était prépa-ré à l'avance…– J'vais aller les poster et j'reviens ! Tu bouges pas d'ici, vu ?

Pour se protéger, comme s'il allait la tuer ou quoi… Il pensait à sa pauvre petite pâtissière chérie,peut-être perdue dans un milieu de gangsters et truands…– Mais avant : t'as pas touché ton whisky !– Merci non, j'aime pas ça.– Tu le bois, tout, maintenant !

?– Non, je…– Sinon, tu vas te faire foutre ! J'dis à la naine de t'envoyer chier !

Soupir. Il… a pris le verre. Et trempé les lèvres dedans. Berk…– Me fais pas chier ! Bois tout, tout de suite !

Il a fait la grimace, et bu une gorgée, une autre. Il n'aimait pas, du tout, du tout. Mais… prendre çacomme un médicament, ou quoi. Le prix à payer pour cette journée entière près de sa petite chérie…Photo auprès d'elle, sourires…– OK ! J'reviens t't'à l'heure ! Bouge pas !

Il a reposé le verre, vide, pendant qu'elle partait. Et puis il a attendu. Longtemps. Tout tournait, unpeu, il avait un peu mal de tête. Et puis, longtemps après, elle est revenue, s'est assise.– T'as jamais bu d'alcool, ptit con ?

Elle a bu une gorgée de son whisky, à elle.– Allez, trêve de plaisanterie. Maintenant : tu m'expliques pour les 4 000 et les 40 000 !

Il a soupiré.– Je… l'ai écrit dans… la lettre…– Demain, tu prends rendez-vous, pour demander un crédit de 4 000 ?

Soupiré, encore. Hoché le menton.– Après ils te filent ça, cette semaine, tu le fais virer sur mon compte. Tiens, j'te laisse le numéro !

Oui.– Si dans quinze jours, c'est pas sur mon compte, j'dis à La Naine…

Il a hoché le menton.– OK. Maintenant les 40 000 !– Je… les ai pas…– OK. On attend que ton vieux crève, vous vendez sa bicoque, tu empoches les 40 000… dans SIXmois ! Cinq mois après ton 21 Janvier de merde ! Quelle garantie on aura qu'tu nous les fileras ?!

Fermer les yeux. Du mal à réfléchir.– Non, je… je disais : je nommerais la petite jeune fille comme ma légataire universelle, je pourraivous présenter la preuve écrite de ça.– Et toi tu vas crever aussi bientôt ? T'as le cancer aussi ?

Secoué la tête.– Non, me suicider…– Quand ?– Au mois d'Août prochain.– Et si tu changes d'avis ?!– J'vous ferais un papier signé comme quoi je me suicide, et vous pourrez me tuer sans être inquié-tées, après ça.– Mouais. Et si tu te casses à Tombouctou ?

Soupiré.– Je sais pas. Dites-moi quoi faire, quelle garantie vous donner…– T'es propriétaire, où t'habites ?– Non. Locataire.

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– Merde. Et, putain, si les connards de toubis, y trouvent un rmède conte le cancer, qu'ton père ycrève pas !– Vous toucherez ça dans dix ou vingt, ou trente ans, oui, désolé. Je serai plus là mais vous serez lesayant-droits.– Mais t'es con ou quoi ? Les trente deux mille j'lai ai ! Les quat'mille, j'les aurai ! Pourquoi j'te laisse-rais la naine ?

Il a soupiré.– Je la crois honnête… Je peux me tromper, tant pis pour moi. Ça me fera qu'une raison de plus departir sans regret…– Non, écoute, ptit, tes bobards, j'peux pas y croire, alors tu arrêtes tout, et tu me dis le vrai truc.

?– Je… j'expliquais dans ma lettre…– Tt ! J'ai fait des études de psycho, moi ! Les bobards, ça passe avec la naine, pas avec moi !– J'étais sincère.– Non ! T'as d'jà vu une actrice bègue ?! Et ptite comme elle est, è peut pas faire une grossesse sansexploser, ou les os éclatés !– Je… je parlerai peut-être pas de… d'enfants, oui, vous avez raison…– Et un garçon ça peut ête amoureux d'sa mère, mais pas d'son père ! J'ai étudié Freud, moi ! Alorsqu'tu dépenses tout, tout s'que t'as, pour un sourire de ton paternel : j'y crois pas ! Et si c'est que desbobards, ton histoire, on arrête là !

Avalé sa salive. Perdu.– Attends ! Tu peux tout me dire : mon métier, c'était actrice de porno, j'suis pas du tout amoureuse dela naine, alors j'peux t'la louer pour ce que tu veux, j'peux tout entendre !

…? Mon dieu, pauvre petite jeune fille, dans ce milieu là…– J'vois trois possibilités : 1/ Tu veux niquer une naine, tu donnerais n'importe quoi pour ça !– Non, je…– Ta gueule ! 2/ Tu connais un milliardaire qui veut niquer une naine, il te donnera un million pour ça,et tu essayes cent mille par ci par là ! En commençant par tes économies.

…– 3/ T'es amoureux d'la naine, son sourire ou sa tristesse, tu vas te flinguer, t'as plus rien à perdre !

Il a soupiré.– Oui, c'est 3, pardon. Seulement savoir son prénom, avoir des photos d'elle. Peut-être une avec monbras autour de ses épaules…– Pour soixante quinze mille Euros ?!– Pour soixante quinze milliards, si je les avais…

Elle a eu un gros soupir.– Attends ! J'pense que tu réalises que, si tu vas toucher un million d'Euros pour la naine, j'en veux lamoitié, pas moins ! Mais bon, si c'est une affaire de cœur, j'pourrais me contenter de quatre mille, deplus.

Il a souri, à demi. Se mettant à rêver qu'il consolerait la petite jeune fille, traitée en esclave parcette dame, quasi proxénète…– Quelle preuve tu as, qu't'es amoureux d'elle, toi, personnellement ?

?– "preuve" ?– Ouais ! Sans ça, j'la garde ! Pas m'faire doubler sur s'coup là ! Un million, putain !

Il a cherché, l'esprit embrumé. Par l'alcool ou quoi.– A la maison, j'ai… mon journal : le compte rendu de mes cent quatorze visites au magasin, pour larevoir…– 114 ? Tu crois que j'vais m'emmerder à lire cent pages à la con ?– Il y a, sur ma table de chevet, le dessin de sa petite silhouette, derrière le comptoir.– Reconnaissable ?– Je dessine pas très bien, pardon. Mais sur le mur, il y a la photo de sa petite pâtisserie, que j'ai prisede nuit, sans déranger… Dans mes étagères, il y a le paquet cadeau que j'ai jamais osé lui offrir : unlivre d'art sur les flans pâtissiers, avec ma signature, et ces mots : "en vous remerciant infiniment pources flans merveilleux, et vos sourires, manemoiselle", signé Gérard.– On peut aller voir ? Que j'vérifie !– Oui, si vous voulez.– Putain ! Non, rien à foutre ! C'est trop con ! 114, tu pouvais pas inventer !

? Elle a poussé un long soupir.– Attends ! Combien tu gagnes par mois ? Net !

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– Mille cinq cent.– Tiens !

Elle lui tendait une nouvelle feuille.– Ecris ! Je soussigné, Gérard Nesey.

Il a écrit, sans bien comprendre.– M'engage formellement à verser la somme de quatre mille Euros à Marie-Chantal Birinon sous quin-zaine, plus quarante mille Euros, après héritage de mon père.

? Si Papa mourrait effectivement le premier, avant son suicide à lui ?– Et à lui verser pendant trente ans, chaque mois, sept cent Euros, après avoir épousé la naine quej'aime.

??? Epousé ?– Et tu signes !

Il a fini d'écrire la phrase, mais : ???– Connard, j'vais pas laisser se suicider des pigeons pareils ! Vous allez vivre, et payer pour me re-mercier !

Il cherchait l'air. Les murs bougeaient.– Tu signes, et j'te raconte tout !

Hein ?– Sinon, c'est : rien de rien ! Tu l'auras même pas pour la photo, le 21 Janvier ! Rien !

Il a… signé. Qu'est-ce qu'il avait à perdre ? Il ne serait plus là… La méchante dame a pris la feuille,tout relu, rangé ça dans sa chemise cartonnée. Et puis elle a souri.– Connard, elle est pas lesbienne ! J'suis actrice, j'te rappelle ! Et avec un putain d'talent !

Avalé sa salive. Un peu soulagé, mais si… si elle était avec un homme, petit ange, ça changeaitpeu la situation. Le frère de cette Marie-Chantal ?– Elle et moi, et plein d'autes filles, on vit dans un foyer de paumées. J'la connais pas, ta naine débile.Mais, sûrement qu'elle m'a entendu réponde qu'mon métier c'est actrice, elle est venue me demanderconseil, avec ta lettre. Pourquoi l'avoir choisie elle, comment on fait ce métier sans décevoir... J'ui aidit que j'me renseignais, j'm'occupais de tout !– Vous… n'allez pas partager avec elle ?– Non, zéro ! Son salaire, ça sera une demande en mariage ! J't'explique : j'ui ai demandé qui c'était leconnard qui lui avait écrit ça ? Elle est devenue toute rouge. Elle m'a répondu : "le plus gentil mon-sieur du monde".

? Il était touché, ému. Que son geste lui ai plu. Mais…– Mais si je ne peux pas lui offrir cette somme, parce que vous l'avez prise…– Attends ! J'ui fais "t'es amoureuse de lui ?". Et cette conne, è rougit encore plus. Elle fait Oui dumenton.

??? Amoureuse de lui ???– J'ui fais : "depuis combien de temps ?". Elle répond – éh, trois heures après, elle répond, en bé-gayant ! – "depuis deux ans et demi, cent quatorze vendredis soirs…"

Mon dieu… Petit ange, petite puce chérie…– Alors, vous allez cesser vos conneries de puceaux timides : le 21 Janvier elle vient voir ton pèregratos, qu'tu la présentes à ta famille, et puis vous vous mariez. Et comme c'est grâce à moi, vous mepayez ce service rendu.

Il a soupiré. Heureux, perdu, heureux…– Madame, je… vous remercie de… ces mots inespérés, fabuleux, et je… je vous paierai pour ça,mais… quelque part, j'me dis qu'on serait arrivé au même point sans vous, si elle avait accepté cetravail, gentiment, simplement, on aurait lié amitié, on se serait revu…– Non ! Votre histoire est entre mes mains : si je dis rien à la naine, que j'ai rien trouvé ou quoi (ou quej'suis tuée…), elle va refuser, pas te réponde. Elle aura peur de toi, elle t'aimera même plus. A moinsque j'lui explique tout, que j'corrige le tir ! Et ça, ça se paye !

? Il ne comprenait plus rien.– Mon commentaire, que j'lui ai fait, en première lecture, de ta lettre : "C'est sûrement pour un filmporno, secret, y vont te raser la chatte, te faire violer par trois gros nègres super-membrés, disantqu't'es une gamine. Ça a pas de prix, parce que c'est illégal, y vont sans doute t'éventrer avec unelame de rasoir, pour que t'ailles pas raconter ça. Et ça sera filmé, ça aussi. C'est un faux nom, unefausse adresse, là.". Alors, hum, elle en reste là ? Et è se suicide la semaine prochaine, déçue parson amour chéri (j'crois qu'è vient pas direct de chez les débiles, elle a été internée en asile, pourtentative de suicide, j'ai entendu une assistante sociale en parler). Et tu te suicides aussi ? Non, j'ex-plique ce que vous avez pas été foutu d'vous dire, tous les deux, et vous payez.

Avalé sa salive. Et hoché le menton. Perdu, heureux, désolé.

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– S'qui me chiffonnait, c'était les trente deux mille, quasi garanti, sans rien. Ça collait pas, ça. Et pouravoir tourné dans le milieu, je sais qu'les prix dans le ciné pour adultes, c'est pas aussi haut. Mêmepour les machins illégaux, en Europe de l'Est ou Asie. C'est pour ça qu'je suis allée risquer le coup,d'me pointer chez toi – sans monter dans le coupe-gorge, quand même ! Ah-ah-ah !– Mon dieu, j'espère qu'elle croira votre nouvelle version…– Elle est pas intelligente, elle. Aucun recul. Si je lui affirme quelque chose, elle va le gober.– Elle est gentille…– Ah-ah-ah ! On peut dire ça comme ça, ouais ! Débile ! Tu sais qu'l'amour, ça rend con ?– C'est pas grave. Si on en meurt pas…– Je suis fière de moi ! J'ai ptête jamais été amoureuse, mais comme manager de connard et con-nasse, j'ai décroché la palme ! Les artistes jouent pour la gloire (les cons !) et le manager encaisse !– Bravo…– Attends, c'est pas fini ! On reprend le bus, maintenant, et tu viens au foyer !

? Foyer de dames seules ?Avec l'alcool, le cerveau embrumé, la suite s'est presque passée sans lui. La sortie du bar, le bus

14, le trajet, la descente à un arrêt Michelet, la marche encore.– Tu bouges pas, tu nous attends là !

Et il a attendu, se demandant ce qui allait se passer. S'il allait voir la petite jeune fille. "Nous" avaitdit la dame. Ou ses complices. Sa tête tournait… Il avait honte de lui, si sa tendre chérie le voyaitsoûl… Mon dieu…– Eh Nesey ! On se réveille !

Madame Birino, et… mon dieu… la petite jeune fille, si jolie, sans sa blouse blanche.– T'inquiètes pas, ptite conne : il est pété ! J'ui ai fait boire de l'alcool, pour décoincer sa timidité ! Hé,Nesey ! La naine vient d'me verser trois mille Euros, pour avoir le rôle ! Ah-ah-ah !

Méchante dame…– Et elle accepte de jouer gratis ! Pour ton papa et toi ! Trop heureuse !

La petite jeune fille avait les yeux baissés, les joues rouges…– J'ai pas volé cet argent, attention ! C'est le prix pour faire un "bout d'essai" ! Nesey, approche-toid'elle !

? Il… il s'est avancé. Vers elle, pardon…– Voilà ! Tu la prends dans tes bras, et vous faîtes un câlin, voir si c'est crédible ! Pour la famille !

Elle n'a pas protesté, juste rougi un peu plus, tremblante, la pauvre. Il… savait pas comment faire,et elle était si petite. Il s'est agenouillé, à ses pieds, et a tendu les mains vers elle, pour l'inviter… Ettoute tremblante, elle a tendu ses mains aussi. Ils se sont touchés, émus, tous les deux. Regardésdans les yeux, un instant, sourire… Et il l'a attirée doucement dans ses bras. Mon dieu… Sa petitechérie, adorée. Toute tremblante, le souffle court. Et cette douce poitrine contre lui… Le nez dans seslongs et doux cheveux. Bises. Et elle lui a rendu ces bises, dans son épaule, délicieuse… Respirer,caresser son dos, amoureusement…– Ça a l'air de coller ! J'ai bien mérité mon salaire ! Caser une débile mentale et un pauv' mec sans unsou ! Géniale je suis ! Hé, la naine, tu lui diras comment tu t'appelles, c'est ta personne qu'il aime, pastes centimètres !

Une bise, merveilleuse, sous son cou, un murmure…– p… pa… tri-cia…

Il a souri. Lui a caressé les cheveux.– Je t'aime, Patricia…– j… je… je t'aime, j… Gé-rard, m… mon amour…– Bon allez, j'vous laisse ! Vous resteriez collés comme ça trois heures ! Plus besoin de moi !

Et le silence, la douce chaleur du petit corps adoré de sa Tricia chérie.– Pardon, Patricia… D'avoir menti : ce rôle, c'était pas pour mon papa, c'était pour mon bonheur àmoi…

Elle s'est pelotonnée un peu plus encore dans son épaule.– j… je sais p… pas j… jouer…– C'est encore plus merveilleux au naturel. C'est le rôle de ta vie, ma chérie…– n… notre… n… notre vie…– Peut-être cinquante ans, de vie à deux…

Oui. Elle n'a pas démenti. Si mignonne, délicieuse. Bises dans ses cheveux.– Mon film préféré du monde. Qui me réconcilie avec la vie… "Gérard et Patricia Nesey, au Paradissur Terre", mh ?

Et en réponse, il a reçu trois bises sous le menton. Qui semblaient vouloir dire Oui. Il a fermé lesyeux, heureux à en pleurer…

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EMBAUCHE INVERSE

Les derniers mètres avant la pâtisserie, le cœur sur un nuage… Revoir comme chaque semaine,chaque vendredi, la plus jolie fille du monde, la plus douce timide, si petite délicieuse…

Souriant, il a poussé la petite porte de verre, et…? Oh-là-là, atroce : la petite jeune fille toute maquillée, enlaidie, les cheveux changés, plus courts,

bouclés… Et avec un sourire forcé, façon top-model… Et des boucles d'oreille, un collier…Il a… baissé les yeux, soupiré. Oui, il était normal qu'elle réalise un jour qu'elle était belle, qu'elle

se pare des outils classiques de la séduction. Pour rendre fous tous les hommes, clients et autres.Soupir.

Mais, officiellement, il n'était lui aussi qu'un client anonyme. Ne pas oublier son rôle… Il a relevéles yeux. Elle… elle était déjà partie chercher sa part de flan habituelle, elle ne souriait plus. Pardon,oui, peut-être déçue qu'il n'ait pas eu les mots des autres : "wah, vous êtes splendide, avec ce nou-veau look, wah…" Le dire lui aussi, menteusement ? Non, il ne pouvait pas. Elle avait… cassé le douxpersonnage innocent qui avait bercé ses rêves, petite employée timide et humble. Il se demandaitmême s'il continuerait à revenir, effaçant le doux souvenir de 113 visites secrètement amoureuses…

Elle avait rapporté le petit flan, emballé. Oui, se réveiller, pardon. Il a posé les pièces, l'appoint, oui.Et regardé encore, tristement, ce rouge à lèvres, rouge à pommettes, bleu à yeux, tellement dom-mage…

Mais, euh… croisé ses yeux, et, aïe, euh… elle avait les yeux mouillés, mon dieu, comme blessée.Par son regard ou sa tristesse, pardon…– Pardon, je… c'est… le changement, je…

Au bord des larmes, oui, mon dieu.– j… je m… m'étais m… maquillée p… pour vous…

?– Pour nous ? Oui, beaucoup de clients seront ravis, sans doute, pardon.

Elle a baissé les yeux, soupiré, comme tristement.– Non, pardon, je veux dire… personnellement, enfin… ce serait long à expliquer… Peut-être quevous aurez de nouveaux clients qui seront attirés par ce genre de beauté, et… d'autres, qui ne vien-dront plus… pardon…

Elle a fermé les yeux, comme douloureusement, la pauvre. Peut-être très déçue de ne pas fairel'unanimité.– que… c'est r… ridicule, s… se maquiller, k… quand on est… laide…?

Hein ? Non, c'est le contraire.– Non, c'est…

Comment le dire ? "Vous étiez la plus jolie fille du monde" ? Elle lui mettrait une paire de claques…Elle était, mon dieu, au bord des larmes, oui, pardon. Il cherchait les mots pour s'excuser, la ré-

conforter.– m… meu… ssieu…– Oui, pardon.– que j… je n'a été k… coiffeur, et… bijoutier, in… institut beauté…– Oui, bien sûr, pardon. Vous avez sans doute eu raison. Vous recevrez plein de compliments.– y… il m… me reste k… quat cents Euros, p… pour…

Il a avalé sa salive. Aïe, qu'allait-elle détruire encore ?– pour… un k… conseil en beauté… s… si v… vous pouvez m… me parler u… une heure, s… s'yvous plaît… p… pour ces k… 400 Euros…

???– Moi ?

Elle a hoché le menton. Les yeux baissés, triste, la pauvre.– Euh, je… je suis pas du tout spécialiste, je…– que un… un avis d… différent… s… s'y vous plaît, m… monsieur…

Son cœur battait à mille à l'heure. Une heure avec elle ? La fille qu'il aimait ? Pour l'aider, la ré-conforter ?– Je… j'accepterais avec joie, grande grande joie, 400 Euros je veux dire, mais… euh, quand ? où ?je…

Elle a souri, doucement, rougi. Comme heureuse. Mon dieu, il lui dirait quoi ? Il n'avait pas la Véritéuniverselle, seulement le point de vue d'un amoureux préférant son personnage de timide innocente àl'aura de star éblouissante…– p… par ézempe d… demain s… samedi… k… quatorze heures, chez… vous… s… si v… vous pou-vez ne m… m'écrire v… vote nom, adresse…

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Et elle a tourné vers lui son petit bloc pour les additions, les comptes. Lui, il avait le souffle coupé, iltremblait presque, d'émotion. Il a écrit ça, oui. Il cherchait comment lui dire qu'il refusait son argent,qu'il ferait ça pour l'aider, par amitié ou tendresse… Non, ne pas dire ça, elle serait plus inquiétéequ'autre chose.– et k… comme ça, j… je rencontrerai v… vote f… fiancée, p… pour essayer l… lui ressembler… unpeu…

??? Il a souri.– Non, c'est…– shhht… d… dites rien, s… s'y vous plaît, l… laissez-moi r… rêver, j… jusque demain…

??? Qu'est-ce que ? Mais elle allait être déçue, mon dieu, il n'était pas fiancé à la plus belle fille dumonde : il n'avait jamais eu de fiancée, pas même de copine, rien… Mais s'il le disait, elle renonceraità ses conseils, et…

Le bruit de la rue. Merde, un autre client entrait. Un ado.– au… au voi' monsieur… a… à… demain…

Oui, pardon.– Au revoir, manemoiselle, pardon, merci. A demain.

Et il est parti. En entendant derrière lui, avant que la porte se referme :– Ah-ah-ah ! Tu t'prends pour Jennifer Aniston, ptite conne ? Version naine, ah-ah-ah !

Il a hésité à revenir, contredire, expliquer, mais… il a préféré attendre demain, égoïstement. Cerendez-vous avec la femme qu'il aimait, en secret, depuis plus de deux ans. Premier et dernier ren-dez-vous… Ce serait pour leur cent quatorzième rencontre, oui, le sommet de sa vie…

* * *

Il tremblait, et du coup il risquait de casser quelque chose, une antenne ou une roue. Et c'étaitdébile, parce que ces petites maquettes d'avions n'avaient aucun rapport avec le sujet : elle venaitpour discuter de sa beauté féminine, à elle, pas admirer ses meubles et bibelots, à lui. C'était seule-ment par pudeur, ou quoi, qu'il enlevait la poussière. Merde, s'il avait pu se douter qu'elle viendrait unjour, ici… Il n'avait pas fait le ménage depuis plus d'un an, il y avait passé la nuit. Sans dormir. Atten-du le matin pour passer l'aspirateur, sans réveiller les voisins, mais il avait tout nettoyé les toilettes,cette nuit – au cas où elle demande à aller au petit coin. Et astiqué les meubles, les interrupteursélectriques, tout encrassés. Bon dieu, il lui aurait fallu un mois… Enfin, il s'était cantonné au hall et ausalon. Il laisserait fermées les portes de la cuisine et de la chambre et salle de bains. Mais ça faisaitdéjà un boulot monstre. Sans compter qu'il avait pris deux heures pour écrire dans son journal, hiersoir, à la veille de cette heure qui serait la plus importante de toute sa vie. 114e rencontre… En base114, ça fait un compte rond, un anniversaire, presque : 10, une cent-quatorzaine et zéro unité… Cedevrait être un jour férié, à jamais…

Soupir. Un rendez-vous avec elle, mon dieu, comment ne pas la décevoir ? Comment lui apporterle maximum qu'il pouvait lui donner ? Un aperçu sur une autre sensibilité masculine – elle viendraitpeut-être avec son copain, ils en discuteraient tous les trois, échangeraient des points de vue. Il avaitpeur, de décevoir, ne pas être à la hauteur de ce qu'elle espérait. Mais, bon, elle et son copain y per-draient simplement une heure, ce n'était pas très grave. Il refuserait bien sûr les 400 Euros. Parce quec'était beaucoup trop pour une heure de travail, de très médiocre travail qui plus est, et puis… parceque ce serait plutôt à lui de payer pour avoir la chance d'une heure entière avec elle, petit ange. Etconnaître son prénom, que prononcerait son copain… Et la voir en pied, sans comptoir devant, la voirsans blouse blanche… un pur délice. Mais il n'aurait pas le droit de le dire, sinon son copain frappe-rait… et elle aussi, sans doute – coups de pied quand il serait au sol. Triste fin de la douce histoire.Non, il resterait professionnel, extérieur, sentimentalement désintéressé.

Il avait rêvé, un instant, acheter ce matin un appareil photo, numérique, un ordinateur, un logiciel,pour la prendre en photo, petite chérie, lui promettre d'essayer différentes retouches photos pour desstyles différents qu'elle pourrait avoir. Mais il n'aurait pas été crédible, dans l'improvisation totale. Et ilaurait tellement tremblé, en appuyant sur le déclencheur-photo, que l'image serait bougée, et elleaurait deviné qu'il était amoureux. Non, il fallait rester simple, consacrer chaque minute à la présenta-bilité de son appartement, pour accueillir dignement cette petite reine de beauté, qui croyait être jugéelaide…

A midi, il n'avait mangé qu'un yaourt, vite fait, et… merde, déjà treize heures trente, redoublerd'efforts, allez. A moins le quart, il rangerait tout, il…– Dring !

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Merde ! Une demi-heure en avance ? Bon dieu, ranger ça, et ça, merde. Vite, elle attendait… Etson copain aussi, peut-être irrité, méchant. Il a ouvert la porte de la cuisine, balancé tous les chiffonssur la table, refermé. Il tremblait.

La porte d'entrée. Hum. Rajusté son col, ses manches. Ouvert.Et… la petite jeune fille, si jolie, et seule, oui. Sans blouse blanche, toute intimidée, gentille. Et

sans rouge à lèvres, ni maquillage, ni bijoux, juste avec ses nouveaux cheveux bouclés. Oui, elle netravaillait pas, le samedi.– Entrez, manemoiselle…– b… bon… jour, p… par-don…– Bonjour, oui, pardon. Entrez.

Elle est entrée, et il a refermé.– Votre copain est pas venu ? On aurait pu associer nos idées, débattre… C'est pas grave.

Silence. Elle regardait vers le salon.– Oui, entrez, là, asseyez-vous. Je… pardon, j'ai pas d'apéritif, j'ai pressé quelques oranges, si…

Elle s'est assise, regardant la porte de la chambre fermée.– v… vote f… fiancée, è… è n'est en… en train s… se maquiller…?

Gulp.– Euh, non, c'est ce que j'ai voulu vous dire hier, mais… vous m'avez demandé de rien dire, et… on aété interrompu, je…

Il bafouillait, il… il s'est assis, aussi. Dans le fauteuil, en face d'elle. Respirer, souffler. Hum.– Je veux dire : j'ai pas de fiancée. A vous présenter. Désolé.

Elle a baissé les yeux. Vers les verres, oui, pardon.– Je vous sers ? Vous aimez le jus d'orange ?

Elle a fait Oui, du menton. Il a servi. Les deux verres. Dépareillés, pardon.Silence.

– Tenez.Il lui a tendu son verre, il a pris le sien.

– A votre santé, manemoiselle…– s… santé…

Ils ont bu, un peu. Silence. Oui, que dire ? Il aurait aimé des heures de silence, auprès d'elle, à laregarder, à l'admirer, l'écouter respirer. Petite silencieuse chérie. Mais elle venait ici pour autre chose,la réponse à ses questions. Oui.– Je… j'espère que… je saurai répondre à vos questions… sans trop vous décevoir…

Elle… a reposé son verre, sur la table basse.– ou-i… p… par-don, j… je vais v… vous payer p… pour…

Il aurait voulu dire "Non, ce sera pas la peine", mais elle… ouvrait son sac, elle allait peut-être sor-tir une gravure de mode, il devait se concentrer sur son "travail", oui. S'il n'avait pas été "employé",elle n'aurait jamais osé venir ici, seule. Il lui dirait APRÈS, qu'il avait l'impression de ne pas mériter cesalaire.

? Elle sortait des billets de banque.– k… quate cents, t… tenez…– Euh, je…

Elle les gardait tendus, tandis qu'il cherchait les mots. Merde, que dire ? Vite : elle allait fatiguer,euh…– Merci, euh… je… je vous remercie, je… j'espère que ça vous décevra pas trop, euh… si vous préfé-rez garder votre liquide, un chèque m'irait aussi bien, euh…

Et connaître son nom, oui, mon dieu, il voudrait tant… Et il suffirait de ne jamais l'encaisser, dis-crètement…– n… non, v… vous pouvez n… ne prende, m… mer-ci…

Avalé sa salive.– Je… voulais dire, euh, je "préférerais"… même, un chèque, pardon…

Elle a baissé les yeux, rougi. Oui, elle comprenait, peut-être, mon dieu, merde…– j… je préfère… pas… j… je préfère l… liquide…

Oui, ne pas donner son adresse à un type qui risquait de la harceler. C'était logique.– Pardon, non, oui. Ça va très bien, aussi. Merci. Merci. C'est, euh, pour ma comptabilité personnelle,pour m'y retrouver, mais ça va très bien, comme ça, oui.

Il mentait mal, et ça devait se sentir.Silence.

– Manemoiselle, je… suis pas expert en beauté, mais j'ai, simplement un avis, à vous donner. Uneheure à vous consacrer, ou plus, c'est pas grave…

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Non, merde. Professionnel, essayer.– Je veux dire : quels avis vous avez reçus, hier, ou la semaine dernière, si ça faisait plusieurs jours ?

Silence. Elle cherchait les mots.– beau… beaucoup des gens, p… pas intéressés, ne… aucune importance… et… beaucoup, ne…rigoler, que… s… c'est ridicule u… une naine qui essaye ê… ête une femme…

?? Que répondre à ça ?– et… et v… vous s… si gentil d… d'habitude… que v… vous n'étez t… triste… s… sans espiquer…

Avalé sa salive. Gentille de le dépeindre comme "gentil", fidèlement, sans mot plus cru.– Euh, oui, pardon. Je vous explique, pardon. … Manemoiselle, personnellement, en ce qui me con-cerne, je vous considérais comme… un petit ange, adorable… une jeune fille toute de douceur et degentillesse, d'innocence timide… et je vous trouvais merveilleuse comme ça…

Elle a rougi.– Mais que vous cherchiez à vous montrer davantage femme, c'est très compréhensible, respectable.C'est juste un peu de mon rêve qui se brisait, pardon…

Silence. Elle a bu une gorgée de jus d'orange, et lui aussi. Silence.– Je… comprends, très bien : pour séduire la plupart des clients, leur donner envie de revenir, devenir, d'entrer. Normal, pardon. Vous avez raison.

Silence. Elle a fait non, du menton. Silence. Hum.– Ou… pour séduire un acteur milliardaire, qui entrera peut-être un jour… si vous espérez mieux quevotre petit ami du moment… Vous augmentez peut-être vos chances.

Elle a rougi. Silence.– que…

Silence.– Oui ? Non ?– que… même m… maquillée, j… je reste u… une petite n… naine r… ridicule, et… et laide…

???– Non. Non, manemoiselle, je vous jure que non, je le jure. Être de petite taille, ça fait partie de votrecharme, de pas être grande comme un homme, comme ces horribles mannequins-girafes qui veulentseulement séduire les autres femmes…

Elle a souri, très doucement. Touchée. Comme si personne ne lui avait jamais dit.– m… mer-ci… m… merci…

Oui. Et…– Et non seulement vous êtes très jolie, de silhouette, pas comme une naine difforme, mais votre vi-sage est… délicieux. Vous êtes jolie, très très jolie, manemoiselle, vous ne vous en rendez pascompte ?

Elle a rougi, fort. Silence.– et… et abîmé ne… ne le maquillage…?

Il a soupiré, perdu.– Non, je… ça dépend des goûts, sûrement. Maquillée comme une star d'Hollywood, vous êtes peut-être plus belle pour 90% des hommes, et moins jolie pour 10% des hommes…

Elle a rougi. Silence.– v… vous… que… n… ne d… dix pour cent…?

Avalé sa salive. Oui, il entrevoyait l'explication…– Oui, pardon. Moi et d'autres, sans doute. Quelques uns. Si quelqu'un d'autre, qui vous intéresseou… enfin, s'il a réagi comme moi, peut-être que c'est pas une bonne idée, de devenir star…

Elle a hoché le menton, et il comprenait mieux, oui. Pourquoi elle s'était adressée à lui, et pourquoipayer cette somme mirobolante de 400 Euros… Ce n'était pas professionnel, son problème. Senti-mental…– et p… pour… pour p… plaire p… plus… d… davantage, un… peu… è… essayer… p… pour… nesd… dix pour cent… y… n'a rien possibe…?

? Pour séduire ?– Euh… Je sais pas. Je vois que vous êtes habillée toute sage, gentille. Sans couleur vive, ni mini-jupe, ni décolleté…

Elle a rougi.– Et je crois que vous avez raison. Je pense. Ça suscite la tendresse, plutôt que l'envie brute. C'estplus romantique, tendre, délicieux. Ne changez rien de ce côté là, je crois. C'est dans ce registre quevous êtes la mieux du monde.

Rougeur. Silence.– m… mais p… pour l… le visage p… par-dessus la blouse b… blanche…– Ah, c'est un client ?

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Elle a hoché le menton, rougi encore. Oui, répondre, sans jalousie, sans…– Je sais pas, c'est très difficile à savoir, ce que… dans son cerveau à lui, à travers ses yeux à lui…

Silence.– p… par é-zempe, v… vous…– Oui, si vous vouliez essayer encore, dans une autre direction, voir comment il réagira ?

Elle a hoché le menton. Et lui, son cœur saignait de la savoir amoureuse, en secret, d'un client. Unsimple client, comme lui, mais bien sûr beau, riche, musclé, poilu… Respirer, chercher les idées, l'ai-der, la conseiller, comme un ami. Il serait si heureux d'être un ami, un ami de leur couple, invité à leurmariage, parrain de leur troisième bébé… Il se ferait baptiser exprès. Soupir.– Je sais que… en ce qui me concerne, je… trouvais que… vous avez le plus joli visage du monde,mais pas… peut-être pas… les plus jolis CHEVEUX du monde…

Elle a rougi, encore.– Je veux dire : la couleur, c'est parfait, la longueur, très bien, enfin c'était très bien, mais… peut-être,au lieu d'une raie au milieu, et les cheveux à plat sur les côtés…

Elle l'écoutait, attentive, intéressée.– Moi je vous rêve, idéalement, avec les cheveux derrière les oreilles, doucement, des barrettes ou jesais pas. Et une frange, ou une mèche sur le front, balayée sur le côté. Dirigeant le regard vers votrejoli visage.

Elle a souri. Bu une gorgée de jus de fruit, fini, oui. Lui aussi, a fini. Pardon.– m… mer-ci… merci…– Je sais pas si ça lui plaira, à lui. Mais peut-être, qui sait ? S'il a pas aimé votre maquillage, vos bou-cles de star… peut-être dans cette autre direction… Qu'est-ce que vous espérez ? Qu'il vous dise"Vous êtes belle, ainsi, manemoiselle…" ?

Elle a rougi. Silence.– Peut-être qu'il vous le dira. Peut-être qu'il vous trouve déjà très belle, comme moi, en étant simple-ment trop timide pour vous le dire. Depuis longtemps… craignant d'être chassé, interdit de visite…

Aïe, il allait sur une pente dangereuse, là. Presque une déclaration. Et un peu méprisante, pour sapersonne, en un sens, ramenée à une femme-objet, pardon.– Je veux dire : vous n'êtes pas seulement vue comme une belle image, à regarder, venir regarder,vous êtes toute toute douce, et faible, délicieuse… avec une petite voix timide qui fait fondre de ten-dresse…

Non ! Merde !– Enfin, je veux dire : vous verrez ce que… comment il… Pardon, je… je crains de pas pouvoir vrai-ment vous aider, je crains de pas mériter ces 400 Euros… Vous voulez que je vous les rende…?

Silence.– j… je v… vais j… jeter à… la poubelle, n… ne maquillage, ou-i… et… et demander d… défriser m…mes cheveux… f… faire c… comme vous disez…– Merveilleux… Enfin, ça peut attendre, j'imagine : en un mois, vous allez redevenir vous-même, etavec un peu de chance, il…

Elle a cherché ses yeux.– j… gé-rard…

Elle se souvenait de son prénom, écrit sur le papier ? Sous la sonnette, il n'y avait que G. Nesey.– Oui ?– que… que si… si… y… y reste k… quèque chose en… en plus, que… v… vous me devez, p… pourm… mes k… 400… Euros… è… est-ce j… je pourrais r… revenir, l… le mois p… prochain, en discu-ter… s… sa réaction…

??? Un immense sourire devait tout lui déformer le visage, pardon.– Je serais infiniment heureux, manemoiselle. Je me sens tellement débiteur, je vous dois bien plusqu'une heure pour ce prix, c'est bien plutôt quarante heures, ou…

Il s'est tu, avant de dire une connerie. Peser les mots avant de parler, bon sang. Il ne fallait pasqu'elle se doute qu'il était amoureux, sinon elle s'enfuirait en courant, se croirait en danger, même,physiquement.– que j… j'ai p… que… s… seulement l… les magazines, p… pour m'espiquer… … pas d'ami(e)…– Pas de copain, ni de copine ? Pour en discuter, je veux dire…

Elle a secoué la tête. Ni de parent, accessible à ces questions ?– et j… j'avais j… jamais été ch… chez quéqu'un, k… comme ça… s… c'est s… si merveilleux, un…appartement…

? Elle habitait chez ses parents ? Dans une maison individuelle ? Une maison de ville multi-étage ?– v… vous me faites v… visiter…?

??? Euh, catastrophe… Oui, pour ses 400 Euros, elle pouvait demander, mais…

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– Euh, non, pardon, je… j'ai fait le ménage que dans le hall et cette pièce. Pardon, j'ai honte. J'y aipassé toute la nuit, pour que ce soit présentable.

Elle a souri.– v… vous auriez b… besoin u… une amie, p… pour vous aider l… le ménage…– Oui, peut-être, idéalement… mais non. Enfin, je… moi aussi, je suis plutôt solitaire, et je… si j'avaisune amie, je lui ferais pas faire le sale travail, je le ferais moi, par respect pour elle…

Elle s'est levée, souriante. Oui, c'était la fin de l'entrevue. Il s'est levé aussi, avec un soupir. Sou-riant.– v… vous me… m… montrez, la… la poussière…?

???– Euh, je… j'ai honte…– s'y vous plaît…

Il a souri. Comment résister à la femme qu'on aime ? Elle a droit de voir aussi les mauvais côtés…– Venez…

Et il est allé ouvrir la porte de la cuisine.– Voilà le… chantier, je… La vaisselle de toute une semaine, les plaques électriques encrassées, le…

Elle a souri.– gé-rard… p… pour mes k… 400 Euros, j… je voudrais f… faire n… nettoyage, a… avec vous… k…comme u… une amie… s… ce sentiment y…me manque…

???– Manemoiselle, je… je vous donnerai quatre mille Euros, moi, pour une amitié, tous les deux… c'estmoi qui paierai… J'emprunterai…

Elle a rougi, toute souriante, timide. Heureuse.– Et j'espère que je vous aiderai, vraiment, à conquérir le cœur de ce…

Non, pas "ce connard", respirer…– gé-rard, v… vous me montrez l… l'autre porte…?

??? La chambre ?– Euh, non, c'est… la chambre, et la salle de bains après, c'est… encore pire.– s'y vous plaît…

Avec un sourire charmeur à le faire fondre. Il a soupiré.– Manemoiselle, je… ferai n'importe quoi, si vous me le demandez avec ce sourire. Même traverserl'océan à la nage, essayer, mais… Non, c'est pas possible. Ce serait tout casser, cette… amitié possi-ble, si merveilleuse…– s… c'est v… vote chambe…?– Oui.

Elle a cligné des yeux.– m… même s… si y a v… vote m… maîtresse, d… dans le lit, j… je serais z'heureuse f… faire saconnaissance…

Il a souri. Non…– Non, c'est… c'est pas ça. J'ai un lit à une place, je… vous êtes la première jeune femme qui entreici, à part ma petite sœur…

Elle a cligné des yeux, ne comprenant pas.– a-lors…

Il a soupiré. Comment dire ?– m… même s… si y n'a des… des photos ne femmes toutes nues, s… sur les murs, j… je peux k…comprende… k… comme une amie, p… pas sexy, pardon, p… pas jalouse…

Oh-là-là, elle allait le prendre pour un pervers… et qui la trouvait laide, elle…– Non, je… là vous me coincez, je… je vais vous montrer ma chambre, mais je… je regrette, c'est…tout casser…

Elle n'a pas répondu, alors il l'a emmenée, à travers le salon. Ouvert la porte de la chambre, ensoupirant.– Désolé.

Elle est entrée. Sans s'intéresser aux mottes de poussière, au lit défait. Regardant le mur. Lagrande affiche, photo agrandie : sa pâtisserie Le Pellec, oui… Et le dessin dans le cadre, sur sa tablede chevet : silhouette de sa petite pâtissière bien aimée, adorée, oui.– Désolé.

Elle a baissé les yeux. Silence.– Je… vous l'avoue, pardon : je… suis amoureux de vous, manemoiselle, depuis deux ans et demi. Jefaisais semblant de revenir pour un gâteau, pardon…

Silence. Immobile. Tremblante.

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– Ne craignez rien, je vais pas vous basculer sur le lit, je… je vous aime, de tendresse, d'affection,romantique, c'est pas une pulsion sexuelle… bestiale… Je suis pas viril, pas…

Elle a avalé sa salive. Silence.– Et en tant qu'amoureux, sincère, je veux votre bonheur, manemoiselle… Je ferais n'importe quoipour vous aider à conquérir l'homme que vous aimez, qui vous rendra heureuse. Je serais infinimentheureux d'être un ami, même un simple ami, de rien du tout. Un ami de votre couple…

Silence. Elle ne réagissait pas. Réfléchissait.– Si j'ai accepté ces 400 Euros, et je peux vous les rendre, c'est pour que vous n'ayez pas peur, quevous pensiez que je faisais ça pour l'argent, simplement… Et si je préférais un chèque, c'est que…pour moi, le Paradis absolu ce serait de connaître votre prénom, avoir une photo de votre doux vi-sage. Mes rêves se limitent à ça…

Elle a fermé les yeux. Silence. Long, très long silence.– gé-rard…

Il n'y avait pas de colère dans sa voix.– Oui ?– mettez-vous à genoux…

? Pour le gifler, parce qu'elle était trop petite ? Pour un coup de pied dans les roubignolles, pourl'émasculer à jamais ? Ou simplement pour lui demander pardon, à genoux, pour ces mensonges…

Il s'est… agenouillé… joignant les mains, pour demander pardon…– Je sais que mentir à celle qu'on aime est la plus atroce chose du monde, je m'excuse à l'infini, ma-nemoiselle, je…

Elle a soupiré, levé les yeux vers lui. Sans frapper.– c'est ça mon… problème aussi…

? Il ne comprenait pas. Et elle ne bégayait plus, il ne comprenait rien.– je… m'appelle pa-tricia…

Patricia, merci… Ô mon dieu, merci, je t'aime, Patricia… je t'aime…– je vous donnerai u… ne photo ne moi…

Il croyait mourir, de bonheur. Même si la sanction allait venir, en échange de ses cadeauxd'adieu… à jamais…

? Elle… est venue vers lui, et… a passé les mains autour de sa nuque… se pendant à son cou,dans ses bras… Enlacés !… Il croyait mourir, mourir… Et il a refermé ses bras autour de ce petitcorps tant aimé. Sentant la douce pression de sa poitrine, Seigneur…

Il… il ne comprenait pas… il se demandait s'il avait le droit de la couvrir de bises, de lui caresserles épaules, le dos… Mon dieu, le nez dans son cou, effleurer sa peau, sentir sa douce odeur…– Merci… merci… je… je ferai n'importe quoi… ou je ne viendrai plus jamais vous déranger… je lejure… ce que vous voudrez, Patricia… Ces… ces secondes de bonheur, infini, c'est assez pour vivreheureux toute une vie…

Un long, long, délicieux moment, comme ça, enlacés… Seigneur.Et puis elle a soupiré. Et s'est dégagée.

– on re-tourne s'a-sseoir, je…Silence. Là, tout près, si jolie, mon dieu.Ils sont retournés dans le salon, s'asseoir. Côte à côte, sur le canapé. Avec des soupirs. Perdus.

Tous les deux. Silence.– gérard, je… dois vous espliquer… trois choses…

Avalé sa salive.– je… avais ja-mais imaginé un… homme, ou… quéqu'un y… pourrait n'ête amoureux ne moi…alors… numéro un…

Silence. Oui, elle avait un plan dans la tête, expliquait.– je… voudrais vous… demander me… faire découvrir l'amour… me serrer dans vos bras, m'ap-prende à… embrasser, faire… l'amour…

Gulp. Silence.– Je… j'ai… aucune expérience, Patricia. Mais je… vous trouverez jamais plus amoureux que moi,je… je ferais tout mon possible pour vous rendre heureuse, vous donner du plaisir… Si j'ai le droit devous couvrir de bises, je ferais un câlin mille fois mieux que tout à l'heure… je crois…

Elle a soupiré, triste.– numéro deux…

Avalé sa salive.– que… je me serais… jamais donnée à quéqu'un je aime pas… je dois… avouer quèque chose jen'aurais dû dire avant… moi aussi… …"je me suis maquillée pour vous", ça voulait dire "vous, Gé-

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rard"… je… vous aime, Gérard, je rêve avoir votre photo, vous rende heureux, ête capabe… aujour-d'hui, c'est… la cent quatorzième fois je vous… revois… j'ai compté…

??? Lui ? Oui, 114, mon dieu… Incroyable, impossible…– Je t'aime, Patricia. Je… On va se marier, se… marier, ensemble… Je… rêve…– nu-méro trois…

Aïe, oui, attendre. Il y avait un problème.– je vous espiquerai pourquoi c'est… pas possibe, nous deux…

Catastrophe… Peut-être des histoires de familles, comme Roméo et Juliette, oui. Peut-être juive,de famille orthodoxe, proscrivant les mariages mixtes.– C'est pas grave. L'important, c'est de s'aimer… Même si votre devoir est d'épouser un autre, je vou-drai être un de vos amis, tendrement, sans déranger. Un amant si vous voulez, ou un amoureux pla-tonique, tout est possible, merveilleux…

Elle a baissé les yeux, un peu plus.– gérard, vous… êtes le… plus merveilleux du monde, le… seul… mais… je vais vous décevoir…– C'est pas grave. Au contraire : si vous êtes moins parfaite que je crois, vous êtes moins inaccessi-ble…

Une ébauche de sourire, sur son visage, Patricia, mais elle s'est reprise.– je… voyais… cinq raisons que ça serait… impossibe entre nous…

Oulah…– nu-méro Un : je su naine, numéro deux : je su laide, numéro trois : je su bègue… ou… j'étais bè-gue… je… sais pas qu'est-ce y m'arrive…– Je vous aime comme ça, Patricia. Un, deux et trois, ou pas-trois, c'est rien.

Elle a fermé les yeux. Hoché le menton, faiblement.– mais… numéro quate… que… je voulais pas vous donner mon chèque : mon… nom, c'est Nié…zewska… je su une bougnoule, sans… faire esprès… par-don… pardon…

Sa voix s'était cassée…– Patricia… Patricia, je… suis peut-être un Français pas normal, mais… personnellement, je regardepas le football, je suis pas fier de ma nationalité, automatique… et je remercie vos parents d'être ve-nus en France : sans ça, je vous aurais jamais rencontrée… Je serais mort de solitude… Patricia, sivous voulez rentrer en Pologne, j'apprendrai le Polonais, je voudrai venir avec vous… même si on metraitera méchamment de bougnoul, là-bas, à mon tour…

Elle a cligné des yeux.– mer-ci vote… gentillesse, tènement… merci… je… su Française, quand même, ne ma carte…mais… des dames è disent… quand qu'on est née… comme ça… on reste une… sale youtre…

Juive ? Juive polonaise ?– Si vous êtes "d'origine juive", ce n'est pas du tout une faute, Patricia… On n'est pas responsable deoù on vient. Si vous êtes "de religion juive", je suis un peu gêné, c'est vrai. J'ai entendu dire que çaenseignait que… Dieu est raciste, qu'il faut jamais qu'une juive se marie avec un non-juif… Mais ceserait pas désespéré, de résister aux pressions, essayer d'accepter l'autre… Vous êtes de religionisraélite, Patricia ?– je… sais pas qu'est-ce… ça veut dire…– Bien, parfait. Vous êtes parfaite, à mes yeux, Patricia.

Petit sourire, un peu.– m… mer-ci… mon… dieu… mais y… reste… numéro cinq… …je su une… dé-bile…

?– Qu'est-ce que vous appelez "débile" ?– n'handicapée… mentale…

???– Vous rendez très bien la monnaie, vous êtes meilleure en calcul mental que beaucoup de gens. Etje vois, depuis cinq minutes, que vous classez vos idées, en ordre logique, très bien…– mais… je sais pas… écrire Français… bien… ré-citation, et… faire du théâtre, ne la danse…– Vous êtes timide, réservée. C'est très bien.– je… sais jamais qu'est-ce y faut dire… comprende…

Il a cherché les idées, pour la rassurer.– Patricia, je pense que vous êtes timide, et toute coincée par la peur de mal faire, de mal compren-dre. Moi, c'est pas ça que j'appelle "débile". Une débile, c'est une fille qui parle très fort, pour affirmerdes choses fausses, ou affirmer "indiscutables" des choses douteuses. Le doute, c'est un signe d'in-telligence, à mon avis. Je sais qu'il y a des grands professeurs qui sont sûrs d'eux, qui voient pas lesproblèmes, qui tolèrent pas les réserves. Avec autorité ou non, ces gens-là sont débiles, je trouve. Et

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les gens réservés, timides, sont pour moi des gens sages, même sans diplôme, de récitation. Vousn'êtes pas une débile, Patricia, vous êtes quelqu'un de bien, très bien.

Elle a frémi, mis la main à son visage. Mon dieu, essuyer une larme. Silence.– si… j'étais… pas une… débile, je… serais au moins une… débile ne me croire débile…

? Il a souri.– Vous me coincez là, Patricia. Vous êtes plus intelligente que moi… Attendez, laissez-moi réfléchir.

Si elle… non, ou bien… oui.– Patricia, je crois que votre problème, c'est que vous êtes pessimiste, pas débile… et de vous croireune débile, ça confirme que vous êtes pessimiste, simplement, pas débile… Ouf !

Elle a souri. Silence.– mais je… su pas normale…– Non, vous n'êtes pas ordinaire, vous êtes… peut-être handicapée, un petit peu. Côté physique :vous êtes très petite et c'est un léger handicap… côté comportement : vous êtes très timide et c'est unléger handicap. Moi, j'y vois des qualités, touchantes. Et je vous aime comme ça, ma chérie. A l'infini.

Elle a rougi, rougi…– Peut-être que d'être aimée vous donnera confiance, vous changera un petit peu – comme ça sem-ble vous avoir guéri du bégaiement. Et peut-être que vous serez un tout petit peu moins adorable, enfemme épanouie, qu'en jeune fille solitaire. C'est pas grave, et je resterai fidèle, je le jure, trop heu-reux, mon dieu... Essayons…

Elle pleurait.– oh… oh…

Il lui a passé le bras autour des épaules. Tendrement.– Alors… j'ai bien mérité mes 400 Euros ?

Elle a tressailli, pâli, cherché ses yeux. Tremblante perdue.– v… v… vous… v… vous disez s… ça… t… tout ça… t… tout… p… pour…

Il lui a fait une bise sur la joue.– Non, je faisais pas semblant. Je t'aime ma chérie. Je prends tes 400 Euros pour acheter un lit pourdeux, pour nous deux… et on va demander à la banque un compte joint, pour que je te donne mesmille Euros… ou deux mille, je sais plus…

Elle a rougi, encore. Silence.– même si… mes cheveux y… sont pas encore… parfaits…?– Même, ma chérie.

Elle souriait, heureuse, perdue.– même… si… je sais… jamais… quoi faire…?

Bise encore, sur sa tempe. Et dans ses cheveux. Deux bises, trois. En cherchant les mots, lui ca-ressant l'épaule.– Patricia… Pour nous deux, pour… notre histoire de timides amoureux… c'est moi qui savais pasquoi faire, qui est rien fait, minable… Et toi, petite fée, tu as eu l'idée, et le courage, de changer laroutine avec ce maquillage, et puis m'embaucher, et puis demander à voir la poussière, et puis de-mander à voir la chambre… C'était très très compliqué à trouver, comme solution, et tu as… réussi, àinventer la solution… pour nous conduire au bonheur. Tu es la meilleure employeur du monde, machérie, entrepreneuse brillante, et moi je suis qu'un modeste employé, médiocre, amoureux de sapatronne…

Toute toute rouge…– et… une… pa-tronne a… moureuse son… empoyé, è… va en prison…?

Il a souri.– Non, c'est autorisé. Enfin, le prix à payer, punition, c'est seulement… une bise, et un câlin…

Et… ils se sont embrassés, très doucement, sur le nez et le menton. Ils se sont enlacés…

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MADAME ET MAMAN

Samedi 25 Août 2007Je reprends aujourd'hui, dix-sept ans après, l'écriture dans mon vieux journal oublié. Bien sûr, le

format change : pour me relire et corriger, je tape ça sur ordinateur, comme mes rêves et nouvelles, etj'insérerai les feuilles à une page donnée. C'est moins propre que l'écriture manuscrite d'autrefoisdans le cahier broché, au fil des jours, mais bon… c'est presque un autre monde. Ou un autre rêve. Etça ne va pas bien dans mes classeurs de rêves, parce que ça semble être du Réel.

D'abord, il me faut faire le point.– 2007, dans ce monde-ci : je m'appelle Gérald Meusset, j'ai 35 ans, et des lunettes, je suis laid ettriste, j'habite Montpellier, tout seul. Je suis technicien en biostatistiques, métier qui répugne au ma-theux que je suis, comprenant anormalement les malhonnêtetés qu'on me fait faire. Je n'aime pas cepays, pas ce monde.– 1990, dans ce monde-ci (à en croire ce journal) : je m'appelais aussi Gérald Meusset, j'avais 18 ans,j'habitais Toulouse, chez mes parents, j'étais entré en fac de médecine, en dépression. Lucie Roda-kowsky, ancienne camarade de classe, avait brisé (à jamais) mon cœur. Ma tentative de suicide avaitéchoué et je pensais recommencer, mieux. J'avais été un premier de la classe stupide, croyant pou-voir aider/sauver la dernière de la classe, secrètement amoureuse de moi, je m'étais fait jeter, j'étaiscassé.– Entre les deux : j'ai quitté le domicile familial pour venir faire de courtes études techniques à Mont-pellier, mon cœur s'envolant vers un monde imaginaire, où j'étais un autre personnage (j'étais en unsens "mort ici", vivant ailleurs).

Cet autre personnage s'appelle Gérard Nesey (prononcé Neusset…), et il est amoureux d'unepetite pâtissière, Patricia Niezewska. Gérard a entre 17 et 31 ans selon les histoires, il n'a pas de lu-nettes, il habite Lille ou Douai – solitaire ou chez ses parents, selon l'âge. Il est étudiant ou ingénieur,passionné par son métier, ou éboueur ou ouvrier, mais le centre du monde est pour lui ailleurs : il vaacheter une part de flan pâtissier chaque jeudi soir, ou chaque vendredi soir, à l'autre bout de la ville,pour retrouver le sourire de celle qu'il aime. Patricia, elle, a entre 18 et 26 ans, selon les histoires, elleest bègue, naine (hypophysaire, bien formée). Gérard et Patricia sont secrètement amoureux l'un del'autre, en ignorant la réciproque, et ma vie consiste à ré-imaginer, infiniment, leur premier pas, timideet miraculeux, sous mille variantes possibles.

Telle était la situation, presque simple, jusqu'à hier matin. Ce n'était pas spécialement sain, d'êtreun vieux garçon tapant ses rêves sur ordinateur, sans télé ni téléphone ni ami, mais c'était clair : lerêve amoureux d'un côté, la solitude matérielle de l'autre.

Et puis… hier, après-midi, je suis allé faire relier, à la papeterie, les aventures de Gérard Nesey : lelivre de nouvelles "Ma petite puce chérie". Ça n'avait rien de révolutionnaire et ne semblait pas devoirchanger mon univers, c'était juste une mise au propre des 123 meilleures histoires – sans les premiè-res, médiocres vues avec le recul des ans, et sans les futures, qui pourront faire un tome 2. Au maga-sin, ils ont fait ça très vite, en dix minutes, et je suis ressorti avec le gros pavé, au propre. Je l'ai posésur le siège passager de ma petite voiture. Et je suis allé au supermarché, simplement acheter desœufs et pommes de terre, pour manger un peu, comme d'habitude. Routine, sans intérêt. Je me suisgaré sur le parking, au hasard, où j'ai trouvé de la place, pas trop loin de l'entrée, et je suis descendu,avec mon sac bleu. Les rayons, les œufs, les pommes de terre, et puis – pulsion gustative ou coup depied au cul du Tout Puissant (ou du Diable) – j'ai eu envie de m'acheter des "frittes de poulet", genreNuggets pas congelées (que j'avais aperçues une fois, et hésité à acheter). Je suis passé à côté durayon laitages, et… en levant les yeux, pour repérer le coin boucherie… "Elle"… Une jeune femme detrès petite taille, incroyablement jolie de visage, ressemblant à Lucie, que je n'ai pas revue depuis nosdix-huit ans. Du fait de son extrèmement petite taille, ce ne pouvait pas être Lucie maintenant, et cen'était pas sa petite sœur – Lucie était fille unique – c'était… Patricia. Qui n'existe pas. Gasp.

J'aurais pu, j'aurais dû, sourire et continuer mon chemin, partir, sans chercher à comprendre com-ment la Réalité interférait avec mon habituel rêve impossible.

Non. Première erreur. Je… l'ai regardée, amoureusement, sans faire exprès, Patricia. Elle poussaitun chariot où était assis son fils, de deux ans peut-être, et auquel s'accrochait son mari, un grandbarbu musclé en T-shirt gris. Oui, c'était (comme) Patricia, quelques années plus tard. Peut-être âgéede 30 ans, et encore infiniment jolie. Mariée, mère, heureuse. Ce n'était plus Patricia Niezewska, elleétait devenue Patricia Martin ou Martinez, simplement. Et c'était bien. Son mari n'était visiblement pasGérard Nesey, mais elle avait trouvé quelqu'un, ou trouvé mieux, selon ses critères véritables. J'auraispu soupirer, me dire que ma Patricia à moi était une autre, secrètement amoureuse de Gérard Nesey,à jamais. J'aurais dû continuer mon chemin, oublier tout ça, Patricia n'étant sans doute même pas sonnom. On oublie ça.

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Non. Deuxième erreur. Je… me suis mis sur son chemin, et je lui ai demandé :– Madame, excusez-moi…

Elle a levé les yeux de son chariot, gentiment, doucement, et elle… m'a souri. Mon cœur cognait,bêtement.– Vous vous appelez Patricia ?

Si elle avait dit Non, j'aurais souri, conclu : "Ah, vous lui ressemblez incroyablement, pardon". Etcontinué mon chemin. Mais la réponse a été autre :– m… m… moi…? ou… ou-i… p… par-don…

Ma santé mentale était cassée, là. S'appelant pareil, et la même petite voix, les mêmes bégaie-ments… en plus du même visage et la même taille, ce n'était simplement pas possible. J'étais fou. J'aidit :– Bien, je vous souhaite beaucoup de bonheur, Patricia…

Et après un dernier regard à son adorable sourire, étonné, je… suis parti. Chercher mes frittes depoulet, ou n'importe quoi. J'avais tellement eu les yeux braqués sur Patricia que je n'avais pas mêmeregardé la réaction de son mari, peut-être irrité par cet importun. Ce n'était pas une fuite peureuse,c'était, sans déranger, continuer vers un monde vide, sans plus aucun intérêt. Et en même temps, cemonde venait de se révéler infiniment moins vide que je ne l'avais cru, puisque Patricia y existait, envrai… J'avais la tête qui tourne, et j'ai cherché un rayon avec de l'aspirine, ou quoi. Mais il n'y avaitque des produits de beauté et autres, j'ai pris du shampooing. Et à côté de ce rayon, il y avait le pré-sentoir de pâtisserie, je suis allé voir, même si je n'y vais jamais d'habitude. Et… il y avait du flan pâ-tissier… comme le flan à la vanille de Patricia. Alors, Gérard ou Gérald ? Rêve ou Réalité ? J'ai ferméles yeux. Un moment, long moment peut-être. Jusqu'à ce qu'une mémère me "réveille".– Pardon, msieur, j'veux passer, avec mon caddie ! Attraper la tarte, là !

On n'était pas dans la petite pâtisserie Le Pellec, à Lille, qui continue sans doute à ne pas exister,on était dans mon supermarché, à Montpellier. Dans mon sac bleu, il y avait des choses, à payer, et jesuis allé vers les caisses, en soupirant.

Mais il y avait peu de caissières et de longues files d'attente, jusqu'aux rayons, bloquant le pas-sage. Et… dernière de la deuxième file, il y avait… Patricia. Patricia, si jolie à regarder, et son petit,son mari, oui. J'aurais dû faire le tour, partir très loin, vers la caisse numéro quinze ou quoi.

Non. Troisième erreur. J'ai pris la première file, pour rester proche. Pour la regarder. De profil, detrois quart arrière, sa joue toute douce, la jolie courbe de sa poitrine. Imbécile, je pensais que çan'avait aucune importance, que c'était un détail insignifiant, pour ce monde. D'autres gens regardaientleur caddie, et moi, pour ne pas regarder qu'elle, je faisais semblant de regarder partout, ayant oubliéquelque chose ou quoi. Posant mon regard sur elle toutes les vingt secondes seulement. En passant,presque. Et, à un des moments où je regardais ailleurs, j'ai entendu près de moi :– p… par… don… par-don…

Sa petite voix, Patricia, sous mon nez. Elle venait dans ma file, prendre un sac pour les produitscongelés, il n'y en avait sans doute plus à sa caisse. Je me suis écarté pour la laisser prendre ça, prèsdu sol, et elle s'est redressée, m'a souri, croisant mes yeux… si jolie…– m… mer-ci… p… par-don…

Et elle est partie, tandis que je la regardais, amoureusement ou quoi, je ne sais pas. Mais j'ai réali-sé que son mari pouvait mal le prendre, que n'importe qui admire ainsi sa femme, et j'ai regardéailleurs. En me disant que ce n'était pas ma faute à moi, si les Françaises (et Polonaises) préfèrentsortir sans voile cachant leur visage, et jolies formes… J'ai quand même, finalement, regardé vers sonmari, un peu, peureusement, mais il avait les yeux rivés vers un écran, là-haut, qui montrait du foot-ball. J'ai souri, regardé sa femme encore, et puis regardé ailleurs, quand même, pardon. Le petitmôme gazouillait, ou protestait, ronchonnait, mais je n'ai pas voulu regarder si Patricia le cajolait, leconsolait. C'était tellement le monde à l'envers : normalement, c'est Patricia le petit être faible, et c'estmoi (enfin c'est Gérard) qui la cajole, la console, elle…

La caissière m'a dit le prix, pour finir, et j'ai payé, par carte. La machine a confirmé que j'avais tapéle bon numéro, pas celui de Gérard pour la carte de Gérald, ou l'inverse (à supposer que Gérard aitune carte bleue – je ne me souviens pas qu'il l'ait utilisée dans mes rêves)… J'ai baissé les yeux, prismon sac, et je suis parti. Sans plus regarder vers Patricia, pardon. Même si en vision périphérique, jel'avais vue emballer les choses, prête à payer, s'en aller, marcher près de moi… Non, je suis parti unpeu devant, et c'était mieux de ne pas la suivre, de ne pas regarder des détails manquant à mes rê-ves, comme peut-être, marchant doucement, la jolie courbe de ses fesses, pardon… Je suis allé à mavoiture. En marchant, je pensais à Gérard, qui à ma place serait revenu une semaine plus tard, à lamême heure, espérant la coïncidence miraculeuse de la revoir, Patricia. La reverrai-je un jour ? Soitelle habite ici, et ce serait possible, soit elle est venue en touriste, à Montpellier pour le mois d'Août, et

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je ne la reverrai jamais. La réponse était sur la plaque minéralogique de leur voiture. 34 ou non ? Maisj'étais devant eux, je ne les suivais pas, je suis arrivé à ma voiture. Cela resterait un mystère.

Non. Quatrième erreur. Au lieu de mettre le contact et m'en aller, je me suis tourné sur mon siège,cherchant à les apercevoir, sortir du magasin, espérant apercevoir quelle était leur voiture. Et ils sor-taient, oui. Ils ont marché, poussant le caddie. Le môme criait, trépignait, faisant un caprice, pour avoirson nouveau jouet ou quoi, et le père l'a menacé de la main. Patricia ne semblait pas s'intéresser ausujet, elle… me regardait. J'avais pensé qu'avec l'ombre de la voiture, je serais passé inaperçu, maiselle avait peut-être suivi des yeux ce type bizarre qui connaissait son nom, parti juste devant eux. Là,j'aurais dû me dire "Pardon, non, Gérald, réveille-toi, vas-t'en".

Non. Cinquième erreur. Je suis resté la regarder, chercher à déchiffrer son visage. Colère ou in-quiétude, ou autre ? Je n'ai pas su. Ça semblait quelque chose comme… du désarroi. Quelque chosecomme "Qui c'est ce type ? Je le connais ?" Pensant peut-être à ses anciens amants ou quoi, laissésau bord du chemin, de la vie, dans ce monde. Même si je l'avais vouvoyé. Difficile, oui… Mais ils ontobliqué vers la rangée de voitures suivante, devant moi, et elle a regardé par terre. Et marché, jusqu'àune voiture verte, Opel haut de gamme. Immatriculée 34, oui. Peut-être la reverrai-je, un jour.

Cette grosse voiture indiquait un mari riche, et ça me faisait bizarre. Comme si elle avait préféré lepremier de la classe, finalement, au pauvre que j'avais choisi de devenir, pour me mettre au niveau deLucie, Lucie qu'elle était à moitié. Ils ont transféré les paquets dans le grand coffre, tous les deux, etpuis le père a pris le môme dans ses bras, pour l'installer à l'intérieur, siège-auto ou quoi. Oui, un au-tre monde, que celui de ma Patricia. Un monde de gestes quotidiens, de problèmes matériels, prati-ques, métier de parents. Mais Patricia a levé les yeux, droit vers moi, comme très étonnée, cherchantà comprendre… Oui, je la regardais, pardon. Et son mari est revenu près d'elle, a suivi son regard…Il… est venu vers moi… d'un pas énergique.

J'aurais pu m'enfuir, mettre le contact et partir en trombe avant d'être tabassé par le mari jaloux, oule mari protecteur – croyant sa femme menacée. Mais ç'aurait été vraiment trop minable, comme atti-tude de ma part, devant Patricia, je n'ai pas pu. Je me demandais si le barbu allait frapper, simple-ment, m'étrangler me tuer, ou bien menacer d'appeler la police. J'aurais pu attendre, qu'il ouvre maporte, m'attrape par le col. Cette mauvaise histoire aurait reçu une conclusion franche et nette, défini-tive.

Non. Sixième erreur. J'ai pris, sur le siège passager, le livre consacré aux amours impossibles deGérard et Patricia, expliquant tout… et je suis sorti. Avant que le mari n'arrive à ma voiture. Il a souri,bizarrement.– Alors ?! Qu'est-ce tu veux, toi ?! Niquer Patricia ?! Vas-y ! Elle t'attend !

Avant qu'il m'empoigne, qu'il frappe, j'ai dit :– Attendez, je peux expliquer…– Explique !– J'ai… écrit ce livre, là, et il parle d'un personnage qui ressemble incroyablement à votre Patricia.C'est… tout. Pardon.

Il a haussé les épaules.– Et pourquoi le prénom correspondrait ?! J'y crois pas, ton truc !

J'allais ouvrir le livre sur le capot, de la voiture.– Regardez, c'est… incroyable, mais sincère.– Tu veux que j'lise ton truc ?! Ah-ah-ah ! J'aime pas les livres, moi ! Sauf les livres de photos de foot,c'est ça, ton truc ?!

Non, bien sûr. Mais je n'ai pas ajouté "C'est des histoires d'amour, sentimentales, entre Patricia etmoi". Il aurait frappé. Avant que j'explique que ce n'était qu'une partie de moi, un autre homme, et uneautre femme aussi, bien sûr.– Là, tenez : c'est écrit, son nom.

Et j'ai montré ce que j'avais trouvé. Une ligne avec marqué : "Patricia a murmuré m… m… mer-ci…m… merci…".– Bègue en plus ?! Ah-ah-ah !– Oui, c'est ce qui est le plus incroyable. Pardon. Comme votre Patricia. Je suis perdu – en tantqu'auteur…

Mais là-bas, l'enfant pleurait, dans la voiture. Patricia n'est pas allée le consoler, restant regarderles deux hommes que nous étions, qui allaient se battre ou quoi. Oui, c'était plus grave, mais je ne medéfendrais pas, n'abîmerais pas son chéri. Pardon.– Ecoute, connard ! J'aime pas les intellos à la con ! A l'école, le premier de la classe, j'ui ai fait ça !

Et il m'a arraché mes lunettes, les a écrasées du talon. Et insisté. Petits morceaux.– Et j'te confisque ton torchon ! On s'en servira de papier cul !

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Il a pris le livre. Il est parti. Dans le brouillard où avait disparu Patricia : je ne vois qu'à quarantecentimètres, sans lunettes.

Ils sont partis, sans doute, moi je suis retourné à pied à la maison, chercher mes lunettes de re-change, pour conduire. Une heure de marche. Et revenu chercher la voiture, les commissions. Uneheure encore. La tête toute vide, perdue. Conduire, retour. Fini…

Sur la couverture du livre, il y a mon nom d'auteur, Lucien Rodakowsky, mais sur la deuxièmepage, sous la date du recueil, c'est mon nom civil, Gérald Meusset, mon adresse en ce monde. Peut-être que le mari de Patricia parlera de tout ça à ses amis supporters, un soir de beuverie après-match,et ils viendront tous ensemble défoncer ma porte, et me défoncer la tête. Oui. Simplement. En atten-dant, on ne peut pas savoir. Attendre… On verra.

Simplement, incroyablement, Patricia est là, dehors, quelque part, dans ce monde, dans cette villemême semble-t-il…

Dimanche 16 Octobre 2007Inouï, incroyable… Deux mois après, j'avais fini par presque oublier la possibilité (ou le risque) de

rencontrer Patricia, en vrai, à nouveau, j'avais oublié la possibilité que sa famille vienne à mon domi-cile me demander des comptes ou dédommagements… et puis…

Tout à l'heure, vers neuf heures et demie ce matin, la sonnette de mon appartement. Je pense àun prédicateur, ou marchand, quelconque, je soupire, je vais ouvrir.

Une dame. D'une cinquantaine d'années. Chignon.– Monsieur Gérald Meusset ?

Sous la sonnette, il n'y a écrit que G.Meusset, et Gérard ou Germain, Gaston, sont plus courantsque Gérald. Je hausse le sourcil. Sans penser à l'affaire Patricia…– Oui.– J'ai à vous parler. De votre livre. J'suis la mère de Patricia.

Là, j'étais scié. Peut-être la bouche ouverte, la mâchoire affaissée…Elle m'a poussé, pour passer. Elle est entrée. Et elle a inspecté le studio, regardé le lit défait, le

titre des livres (d'aviation) sur les étagères, les maquettes inachevées et pleines de poussière, elle apoussé la porte de la salle de bains-toilettes, sale. Je ne comprenais pas. Elle a soupiré.– OK. Donc… le personnage de Gérard Nesey, c'est vous.– Euh, on écrit souvent en se basant sur ce qu'on connaît. Mais je jure que… j'ignorais que votre filleexiste. Je voulais pas la déranger, pas interférer…

Elle a soupiré, tiré la chaise de la table, s'est assise.– Ben, refermez la porte d'entrée, restez pas comme ça ! On va causer.

Oui, pardon. J'étais resté là, comme un con, dans le hall-cuisine. J'ai fermé. Et je suis allé m'as-seoir au bord du lit, face à elle. Rabattant les draps, couvertures, un peu, pardon.– Bon ! Alors, j'vous explique : j'ai lu vot' livre, intégralement !

J'étais surpris, mais je savais pas quoi répondre.– Pardon, c'est long, et… peut-être indécent, vis à vis de la vraie Patricia, je comprends… je vousprésente mes excuses…

Elle a secoué la tête.– C'est pas ça, le problème !

Un silence est passé, et j'ai pris peur. Il pouvait me tomber tout et n'importe quoi, sur la gueule.– Non mais ! Aller raconter partout que, moi, j'ai abandonné ma faible petite fille, dans un centre pourdébiles, c'est m'insulter, moi ! Et son père ! Un gentil naïf qui ressemble à Gérard ! Et qui l'adore, pa-reil ! Notre seule fille !– Je vous présente mes excuses, madame. Je… faisais que… inventer, pour un personnage imagi-naire, pardon…– Ça colle pas ! Ses parents polonais étaient catholiques, dans ton histoire : ils l'auraient pas aban-donnée ! Au contraire !– Oui, je me suis trompé, pardon. Et sûrement que vous n'êtes pas polonaise, que… c'est tout n'im-porte quoi, ça n'a aucun rapport avec la vraie Patricia. Et je… j'ai jamais présenté ça à un éditeur,c'est pour moi seul. Je le raconte pas partout, mais : nulle part. Je le jure. Personne d'autre que moine l'aurait lu, si le livre ne m'avait pas été pris, de force.

Elle a soupiré. Secoué la tête encore.– Avant de venir te voir, j'ai beaucoup hésité. J'aurais pu te dire d'aller la voir, Patricia, te donner sonadresse : Appartement 1803, 18 Rue du Docteur Pron.

Je n'ai pas sauté sur un papier, un stylo, des fois que ce soit mal interprété. Si elle comptait que j'yaille, ou m'y autorisait, elle me laisserait prendre un papier, avant de répéter.– Oui, leur présenter mes excuses, encore, pardon.

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– Imagine : tu y vas ! Au numéro 18 : tu rentres ! Dans le hall, y'a des boîtes aux lettres, tu fais quoi ?– Je pense que… je regarde, s'il y a marqué quel étage, pour le numéro d'appart' en question.– Il y a écrit Rez de Chaussée, et le nom. C'est quoi comme nom qu'est marqué, à ton avis ?

J'ai souri.– Non, je suis pas… "fou", madame… enfin, pas trop. Je sais que ça peut pas être Niezewska commedans mon livre, c'est peut-être Dupont ou Durand…– Il y a écrit "P.Niezewski" !

Ma mâchoire a dû s'affaisser encore une fois. Ah.– Non, bien sûr, c'est pas possible.– Et pourquoi donc ? Explique !– Ben, Niezewska… j'avais inventé ça comme… Au départ, la gentille fille triste, dans ma classe,s'appelait Rodakowsky, et j'avais été touché par un portrait de Maria Walewska, la douce Polonaisedont Napoléon avait été amoureux. Et pour un personnage imaginaire, de petite Polonaise, j'avaisinventé une variation de Walewska : Minawska. Mais, à la réflexion, Mina ça sonnait pas du tout Polo-nais. Alors, comme j'avais acheté un dictionnaire Polonais/Français, pour un livre d'aviation, en Polo-nais, j'ai cherché dedans, m'inspirant des groupes de lettres. J'ai INVENTÉ "Niez", Niezewska. Il y amoins d'une chance sur mille que ça existe vraiment, en Pologne. Une chance sur un million pour uneimmigrée polonaise en France, une chance sur un milliard pour votre famille, en particulier.– Je suis catholique, Gérald. Je crois aux miracles, du Seigneur. Et aux entourloupes du Malin aussi,hélas. Sur cette boîte aux lettres, IL Y A écrit P. Niezewski ! Explique-moi ça !

J'avais le souffle coupé. J'ai réfléchi, trois secondes.– Même si… j'avais été inspiré… par un ange ou quoi, ça colle pas : dans mon histoire, c'était MA-DEMOISELLE Patricia Niezewsk-A… S'il y a marqué P. Niezewsk-I, c'est… Vu que votre fille est ma-riée, mère, c'est… peut-être Paul et Patricia Niezewski, et Patrick, le petit. Patricia étant née Made-moiselle Patricia Dupont, ou autre, votre nom madame. Ça ne colle pas du tout, presque pas. Justeune demi-coïncidence, déjà incroyable. Si je rêve pas, en ce moment.

Elle a souri.– Mariée, mère, Patricia ? Et si je t'avais envoyé là-bas, tu serais allé te présenter à son mari ? laqueue basse ?– Oui, présenter mes excuses, encore.– Les mains vides ?– Euh, avec mon carnet de chèques, si… un dédommagement éviterait, à l'amiable, une plainte, ou…Enfin, je serais venu avec… comme un invité : un bouquet de fleurs pour la maîtresse de maison, unnounours pour son petit, une écharpe du club de foot local, pour son mari… et mes excuses, pour ledérangement.– Tu l'as d'jà vu son mari ?– Oui, c'est lui qui a pris le livre, qui… a eu l'amabilité de ne pas me frapper, de casser mes lunettesseulement…– Imbécile, c'est mon ptit Jérôme ! Son grand frère ! Pas son mari ! Jérôme, c'est mon fils préféré : ilme ressemble !

J'ai accusé le coup, à l'estomac. Souffle coupé, trois secondes…– Et… l'enfant…?– Le fils de Jérôme : Bastien ! Mon seul petit-fils !

Souffle coupé, coupé… Je cherchais l'air. Patricia était peut-être seule et triste ? mon cerveau etmon cœur s'affolaient.– Je m'appelle Helena Niezewsk-A ! (née Korzeniowska). Et ma fille, née en France, avec vos lois,porte le nom de famille de son papa : c'est Mademoiselle Patricia Niezewsk-I !– Ah.– Tu t'es un peu gouré, mais… ses parents, que tu dépeins comme des monstres, c'est nous !– Je… vous présente mes excuses, madame… C'était, une sorte de cauchemar, une vision – en pire,je veux dire – de ce qu'aurait pu être le personnage de Patricia. Encore plus polonaise, donc encoreplus rejetée ici, comme "imparfaitement française". Et abandonnée dans son enfance. Ces méchantsparents imaginaires, ça va dans le même sens que Niezewska pour Niezewski.– On a jamais habité par là haut, vers Lille, Douai ! Et elle est pas "officiellement naine" : elle mesureun mètre trente sept, pas moins d'un mètre trente !– Très bien.– Et elle a jamais été classée handicapée mentale, interdite de scolarité ! Elle a redoublé plusieursfois, mais elle a passé le brevet après la troisième (elle l'a pas eu mais bon). Et fait un BEP (sansl'avoir non plus). Elle a jamais travaillé dans une pâtisserie ! (ni même n'importe quel commerce). Elle

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est ouvrière, sur chaîne ! Et elle a jamais vécu en foyer de paumées ! Juste partie de la maison à vingtdeux ans, pour un chez elle, pour rêver en paix ! (sans être trop houspillée par sa maman…)– Oui, c'est… une autre personne, cette Patricia.

Madame Niezewska a soupiré, très fort.– Attends. Attends…

J'ai attendu, mais rien ne venait.– Qu'est-ce que je peux faire pour… m'excuser…? qu'est-ce que j'ai fait de si mal…? Ces visions mesont venues dans la tête, et je les ai écrites, et… j'ai, oui, pardon, regardé un peu trop pesammentvotre fille, l'autre jour, en la rencontrant, en croyant reconnaître ma Tricia…– Jérôme lui a donné, ton bouquin ! Lui, il lit pas. Elle… l'a lu.

J'ai eu du mal à déglutir, imaginant l'indécence de la situation, pour la vraie Patricia…– Elle l'a lu, en entier, dévoré, cinq fois ! Avant que je la revoie, que je la retrouve toute en pleurs !– Pardon… mon dieu, pardon… Je… je m'en veux… je… j'imaginais pas…– Attends ! Des livres de cœur, d'amours impossibles, elle en a lu trois cents ! C'est de ça qu'elle vit,cette imbécile, sentimentale ! Sans sortir, sans avoir d'ami ! Elle… rêve !

J'étais ému, tout plein de tendresse pour cette Patricia-là aussi, je savais pas quoi dire.– Et tu te trompais pas complètement : elle se croit trop petite, trop laide, pour intéresser un jour unhomme (à part son papa), surtout un homme exactement comme elle rêve : un "gentil", un "doux" !(comme son papa).

J'ai réussi à avaler ma salive, sans mourir de tendresse en entendant ça.– Et ton Gérard Nesey, pas comme tous les princes de ses romans à la con, super-fiers, il aime unefille comme elle !– Oui, à l'infini… il… la rendra heureuse… il la trouvera un jour…– Dans tes histoires, ils se sont rencontrés quand elle avait… entre 17 ans et 26 ans, selon ! Elle en a30 ! C'est trop tard ?

J'ai baissé les yeux. Et je crois bien que j'ai… souri.– Quand vous êtes entrée, madame… que vous avez regardé… vous avez dit que je suis GérardNesey…– Oui !

J'ai fermé les yeux. Cherché les mots.– Patricia, la vraie… est tellement jolie, aussi. L'air si douce gentille. Je… si…– Elle en pleure de timidité, elle ose pas y croire, cette ptite imbécile ! J'ai eu beau crier !– Non, madame, ne… criez pas après elle… c'est ma faute, entièrement de ma faute…– Tu prends un papier, un crayon ! Et tu notes !

Je me suis levé, suis allé à la table.– Appartement 1803, 18 Rue du Docteur Pron !– J'irai, madame, je… Si elle a besoin d'un peu de soutien, d'amitié, davantage… je ferai n'importequoi, pour elle… Faire connaissance, tout doucement, et… tout est possible…– Gérald est amoureux de Patricia, aussi ? Même si elle a trente ans ? Tu la trouves jolie, ma fille ?!– Infiniment jolie… Mais j'ai conscience que je ne la connais pas, du tout. Et je pouvais pas tomberamoureux, l'autre jour, de toute façon, parce que je croyais pas avoir le droit. Je la croyais mariée,heureuse, avec son beau barbu costaud….– Imbécile ! Je te le dis, parce qu'elle te le dira sans doute pas, avant peut-être trois ans : elle tetrouve beau ! "SI BEAU, il est", elle dit, la larme à l'œil…– Je… j'irai la consoler, lui parler… ou être là, simplement, avec elle, si elle ne parle pas…– Tu… pourrais te laisser pousser la moustache, pour ressembler encore plus à son papa chéri…

Madame Niezewska croyait les délires freudiens ?– En tout cas, écris-lui une lettre, avant de débarquer ! Pas la faire mourir d'arrêt du cœur, sur le pasde sa porte !– Oui, j'écrirai, pardon. Avec un maximum de réserve, de… Je pourrai… parler de vous ?– Non ! Tu dis juste que je t'ai contacté pour lui donner son adresse ! Elle va mourir si elle sait qu'on adiscuté d'elle, que je t'ai dit qu'elle est amoureuse de toi !

Amoureuse de moi ? Patricia… Pour quelques regards, quelques pages…– Incroyable… Sans pâtisserie, sans flan à la vanille, sans années de routine gentille, à se rapprocherdoucement.– Si tu proposes une date pour aller la voir, elle va apprendre à faire du flan à la vanille, j'te l'garantis !En m'appelant à l'aide ! Ça nous rapprochera, avec ma rêveuse de petite fille, solitaire dans les nua-ges !

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– Merci, Madame. De nous avoir tant aidé. Sans vous, je serais resté ici, sans bouger, craignant seu-lement que Jérôme vienne me massacrer avec ses amis footballeurs… Comment vous remercier ? Al'infini…– Gérard était incroyant. Toi aussi ?– Euh, septique, oui, pardon. Pas athée, je respecte, euh… ceux qui…– Je te demande de suivre une éducation religieuse, te faire baptiser. Et un mariage à l'église catholi-que, béni par le Seigneur. Faire baptiser vos enfants : MES petits enfants.– Sans Dieu, cette histoire n'aurait sans doute pas été possible, madame. Je le comprends.

Je n'ai pas parlé de l'hypothèse du rêve, du solipsisme, je ne voulais pas l'inquiéter, la choquer.J'ai continué :– Je vous jure d'accomplir cette conversion, ce miracle, madame. Si Patricia n'est pas trop déçue parGérald… – Gérard était mieux… pas binoclard ni rien.– Et sa Niezewska était mieux, pour vous deux, quelque part. Encore plus misérable. Et puis plusjeune, plus belle. Je sais que c'est pas gagné.

J'ai souri.– Patricia Niezewski, 18 Rue du Docteur Pron…

Mardi 18 Octobre 2007Scan de la lettre à Patricia :

Gérald Meusset126, Rue Dalantes59000 Lille le 17/10/2007

Chère Mademoiselle Niezewski,Je me permets de vous contacter car votre mère m'a communiqué votre adresse. Elle m'a dit que

mon livre vous a émue, et cela me touche beaucoup, je vous en remercie. Elle m'a dit aussi que vousne ressemblez pas seulement physiquement à l'héroïne du livre, mais aussi un peu par le caractère etles goûts. J'aimerais faire votre connaissance pour mieux savoir comment le personnage que j'ai in-ventée peut ressentir les choses. Je ne connais pas du tout le volet féminin des sentiments (ma sœuret ma mère, seules femmes de mon entourage, ne sont pas sentimentales). Je serais heureux d'ap-prendre à vous connaître, petit à petit peut-être, si vous parlez peu. Je rêve d'écrire avec vous uneplus crédible variante de l'histoire de Gérard et Patricia. Peut-être l'écrirez-vous, vous-même, et jeserais très heureux de la lire, la découvrir. Peut-être m'aiderez-vous à l'écrire – je ne suis pas auteurprofessionnel. Peut-être l'écrirons-nous ensemble, d'une façon ou une autre…

Si cette idée de rencontre vous paraît plaisante, je propose de venir vous voir dans un mois etdemi, le dimanche 2 décembre vers 14 heures, par exemple. Dites-moi simplement non si ce n'est pasune bonne idée.

J'espère très sincèrement faire votre connaissance, mademoiselle.Amicalement, respectueusement,

G. MeussetOui, je ne lui ai pas dit explicitement, mais laissé entendre, si elle veut : j'espère que la prochaine

histoire de Gérard et Patricia ne sera pas un bout de papier anodin, mais une histoire vécue… Onverra. Les détails de la naissance de cette (future ?) histoire forment déjà, en eux-mêmes, une his-toire… mais peut-être une histoire vraie, si je ne rêve pas, je ne sais pas où je vais mettre ça, finale-ment…

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MARIÉ, 36 ANS, SANS ENFANTS

Mademoiselle,Je m'appelle Gérard Nesey, je suis marié, 36 ans, sans enfants. A l'heure où j'écris ceci, en ca-

chette, dans ma voiture, j'ignore si vous accepterez cette lettre, j'ignore si vous accepterez le billet de500 Euros que je vous donnerai en dédommagement pour le temps perdu à me lire. Normalement, entant que client de votre pâtisserie, je devrais me limiter à vous acheter ces deux parts de flan hebdo-madaires, et m'en aller, sans déranger. Mais je suis en grande difficulté dans ma vie, dans mon cou-ple, et je ne sais plus quoi faire. Je pourrais aller consulter un psychologue ou un conseiller matrimo-nial, mais on me dirait n'importe quoi, sans rien savoir, car vous seule avez les clés de la situation.Donc, après huit mois d'hésitations, je m'adresse à vous-mêmes, pardon.

Tout d'abord, et puisque un complet malentendu est possible, voire probable, je voudrais commen-cer par dire que vous pourrez arrêter cette lecture dans trois lignes. Mademoiselle, depuis le premierjour où je vous ai vue, je sais que vous ne portez pas de bague, mais… si vous êtes sur le point devous marier, ou si vous êtes fière célibataire avec de nombreux amants qui vous chérissent, il suffirade me le dire, en quatre mots ("Je suis une autre"), la prochaine fois que je viendrai acheter des gâ-teaux, cela me guérira à jamais de mes rêves malades. Et vous pouvez stopper cette lecture, jetercette lettre. Merci.

Sinon, il faut que je vous explique : depuis que j'ai 16 ans, il y a vingt ans maintenant, je rêve dem'appeler Christian Charpantier, et de rencontrer un jour, par hasard, une petite pâtissière naine, ti-mide et douce, bègue (je pense que vous comprenez que ce portrait vous correspond…), du nom deAlice Novacek, d'origine Polonaise, dans une Rue de l'Industrie, à Mulhouse où je n'ai jamais mis lespieds. Christian, mon personnage dans ce rêve, est fou amoureux d'elle, en secret, timide. Elle, ne lesait pas, restant persuadée que le monde entier la méprise ou la déteste – même si celui qu'elle con-sidère "le plus gentil garçon du Monde" (Christian Charpantier, elle a lu son nom sur un chèque unefois) est gentil même avec elle. Elle a été rejetée par ses parents quand elle avait trois ans, et ne les ajamais revus, mise dans un centre pour handicapés mentaux – classée autiste parce qu'elle était ti-mide, introvertie, muette, soumise. Après des années de grande souffrance, elle a vu ses talents encalcul déboucher sur l'apprentissage sévère du métier de vendeuse, pour rendre la monnaie. Finale-ment, elle a été placée dans une pâtisserie, sans salaire, avec seulement un lit dans un foyer de jeu-nes femmes perdues, une allocation d'adulte handicapée. Elle n'a aucune amie, encore moins d'amigarçon, elle rêve qu'un gentil monsieur l'accepterait un jour comme épouse dévouée, esclave, enéchange d'un peu de gentillesse. Un homme qui ressemblerait à Christian, idéalement, mais elle se ditqu'il ne faut pas rêver… Vous voyez le drame : Christian et Alice sont amoureux l'un de l'autre, sanscroire que cela puisse être réciproque, sans faire de geste l'un vers l'autre, de peur d'être rejeté(e).Simplement, il revient chaque semaine, espérant qu'elle ne quitte pas ce métier trop vite pour se ma-rier avec un acteur célèbre et riche, tandis qu'elle espère qu'il revienne chaque semaine, sans trouverde flan meilleur et moins cher ailleurs. Elle ignore qu'un homme peut la trouver infiniment jolie, adora-ble, délicieuse ; il ignore qu'une jeune fille peut le trouver séduisant, plaisant compagnon possible. J'aiinventé dix mille façons dont ils pourraient faire un premier pas l'un vers l'autre, ce sont mes rêvesfamiliers, c'est toute ma vie, sentimentale, en un sens. Mademoiselle, je ne m'appelle pas ChristianCharpantier, dans ce monde les yeux ouverts, mais… vous appelez-vous Alice Novacek ? Le jour oùje suis rentré dans votre magasin, il y a deux ans, pour acheter une friandise, j'ai ressenti un électro-choc en vous voyant, si petite et tellement jolie, comme Alice. Et quand vous avez parlé, bégayantcomme Alice, avec une toute petite voix timide, comme elle, mon cœur a chaviré. Enfin… je veux direque j'ai cru reconnaître une "vraie" Alice, et la partie en moi qui s'appelle Christian est fou amoureuxd'elle. Je suis revenu depuis, chaque semaine, sans dire un mot de ces sentiments pour vous, ni àvous-mêmes ni à mon épouse, car je suis marié, dans ce monde. Il faut que j'explique.

Je suis un triste, mademoiselle (je veux dire : moi Gérard, pas le Christian que je suis en rêve). J'aiessayé de me tuer deux fois, à 25 et 31 ans, désespéré par ce monde. Je suis handicapé, sexuelle-ment handicapé, et ne peux pas rendre une femme heureuse : pas lui donner de plaisir ni lui faired'enfant. Et les femmes de ce monde semblant toutes bavardes ou méchantes, fières, je n'avais detoute façon jamais rencontré d'âme sœur. Seul à 17 ans, à 20 ans, à 24 ans, j'ai voulu en finir. J'aisauté de la falaise, espérant (sans y croire) atterrir au Paradis, dans le corps sain de Christian, quiaurait enfin l'audace de déclarer son amour à la petite Alice, sa timide pâtissière chérie. Les médecinsm'ont "sauvé", recousu, réparé, sans que je demande rien. Et le cerveau bourré de médicaments anti-dépresseurs, j'ai continué mon chemin, de Gérard, en ce monde-ci. Seul. J'ai failli recommencer àl'âge de 30 ans, mais j'ai eu peur, du vide, affreusement, je ne l'ai pas fait. Mais peu avant mon anni-versaire de 31 ans, j'ai eu le courage, de sauter, à nouveau, et de plus haut. Hélas ça a encore raté,terriblement. Après un long coma, après réparation, sévère réapprentissage de la marche, le cerveau

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tout embrumé par leurs cochonneries, je suis ressorti. Je n'étais pas lucide, et un ami d'enfance m'ademandé ce qui pourrait me retenir en ce monde. D'habitude, je ne réponds pas aux questions per-sonnelles, mais j'étais fragilisé par les médicaments, je n'étais plus moi-même. Je n'ai pas été sincèrejusqu'à dire que je voudrais devenir le beau et puissant Christian, rencontrant sa belle Alice chérie, lademandant en mariage enfin, j'ai dit que je rêvais seulement de connaître la tendresse, d'une petitefemme près de moi. De lui faire des câlins, des heures entières. Je n'avais jamais fait de câlin, à unefille, de toute ma vie – sauf à ma maman (et mon papa), étant petit. Je sais que "câlin", en langageimagé, désigne l'acte sexuel, mais ce n'est pas ce que je voulais dire – je voulais seulement dire : êtredeux, un garçon et une fille, enlacés tendrement, immobiles, se serrant l'un contre l'autre, fidèlement,échangeant quelques bises et caresses (caresses chastes, romantiques, pas façon lesbienne). Il m'adit que je devrais contacter une agence matrimoniale, et j'ai seulement dit Non, en souriant. Je pen-sais : peut-être que les femmes seules et laides se disent romantiques, mais elles veulent un mâlepuissant, un futur père pour leurs enfants, et riche – je ne serais pas à la hauteur. Pourtant, trois moisplus tard, j'ai parcouru une publicité, trouvée dans ma boîte aux lettres, pour une agence matrimo-niale, envisageant peut-être de m'inscrire. Je me disais : "cette recherche échouerait et ça prouveraitbien qu'aucune fille ne veut un raté comme moi". Mais une annonce m'a surpris : "Jeune Femme,désespérée, espère Homme d'âge indifférent, acceptant les différences et handicaps". Je n'étais paslucide, avec tous ces médicaments dans le cerveau, j'ai… répondu. Persuadé d'être rejeté finalement,comme un point final à mes espoirs romantiques en ce Monde. Et finalement, j'ai rencontré Lydie (quiest devenue mon épouse), Lydie a dix ans de plus que moi, elle est en fauteuil roulant, depuis sanaissance, sans jambe. Elle n'est pas vraiment jolie, elle a seulement un doux sourire. Elle m'a ac-cepté, avec mes infirmités, et je l'ai acceptée, avec ses infirmités. Nous nous sommes mariés il y atrois ans. Ensemble, la vie est calme, apaisée. Je ne songe plus à me tuer. Ce n'est pas le Paradis,quand même, Lydie a beaucoup trop de caractère à mon goût, elle aime les relations sociales et ba-vardages, elle a beaucoup d'amis, une voiture (spéciale) pour faire les magasins des journées entiè-res, elle regarde les jeux et le sport à la télévision – tout le contraire de moi. Elle sait que notre relationest fragile, un peu artificielle, elle a voulu la souder en adoptant un bébé dont nous serions les deuxparents, responsables. Je n'aimais pas du tout l'idée d'un bébé qui hurle et chie partout, joue avec lesalumettes, mais j'ai accepté, pour elle. Notre demande a toutefois été rejetée, du fait du handicapsévère de mon épouse, déclarée inapte à s'occuper d'un bébé. Nous sommes donc ensemble, tousles deux, simplement, attachés par habitude… et je continue (malgré moi) à rêver au couple de Chris-tian et sa timide petite Alice chérie, impossible en ce monde.

Je vous disais que je serais libéré si vous n'êtes pas du tout Alice, si vous êtes aimée et honoréecomme il vous chante. Mais inversement, si – par quelque hasard incroyable – vous vous appelezAlice Novacek, et vous croyez méprisée par le monde entier, je me sens perdu. Si j'étais Christian, jedivorcerais immédiatement, pour vous demander en mariage, vous rendre heureuse. Mais le Gérardque je suis est un autre, pas à la hauteur du tout, et fidèle, en plus. Même pour épauler Alice, je nedétruirais pas Lydie, je serais déchiré. Lydie n'est pas tendre, ni câline, du tout, mais elle a été gentilleavec moi. Elle ne parle pas de mon handicap à ses amies, laissant croire que je suis un homme dignede ce nom. Elle m'a épaulé comme une infirmière dévouée, quand j'ai eu ces atroces douleurs d'ul-cère, l'an dernier. Je ne peux pas casser tout ça, désolé, Alice. Je suis un gentil, moi aussi, un nul etun gentil.

Dans mon rêve, Alice se sentait bien incapable de rendre heureux Christian, étant toute complexéeelle aussi. Son rêve était seulement de faire "partie de ses amis" (elle ignorait qu'il était solitaire, sansaucun ami), même si elle pensait que ce serait impossible en vrai, à jamais. Elle pensait qu'il avait unefiancée, fabuleuse, et porterait un jour une bague signifiant qu'il s'était marié – elle espérait seulementqu'il revienne quand même, que sa femme ne sache pas faire les gâteaux. Et… parallèlement, unnommé Gérard, handicapé et fidèle à son épouse (ne portant pas de bague pour cause d'allergie),aurait pu lui dire : "Sans grande histoire entre nous deux, ne pouvons-nous pas devenir amis, tous lestrois, avec ma femme ?". Et peut-être qu'Alice aurait accepté, heureuse de cette possibilité. Je lui au-rais expliqué, fait comprendre, qu'un homme peut tomber fou amoureux d'elle, de sa lenteur timide,qu'elle est immensément jolie, sans le savoir. Et elle aurait été épaulée, heureuse un petit peu. Plusque dans la solitude de son foyer de filles perdues, agressives. Ma femme et moi l'aurions aidé à trou-ver un appartement, pour être enfin seule avec ses rêves, comme elle l'espérait, sans la dictatureméchante de colocataires se moquant d'elle. Et un jour elle aurait rencontré un jeune homme puissantet fou amoureux d'elle, s'appelant Christian ou non, ils se seraient mariés et auraient eu beaucoupd'enfants, sous nos applaudissements amicaux, Lydie et moi…

Mademoiselle, que vous vous appeliez Alice ou non, je rêve de vous, je cache à ma femme cesvisites hebdomadaires pour vous revoir, si jolie et douce et faible, je me sens coupable, je ne sais pasquoi faire. Peut-être serais-je libéré si vous me giflez ou me dites de ne plus jamais revenir. Sachez

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seulement, si vous ne le savez pas déjà, que vous êtes la plus séduisante jeune fille de l'Univers. Jevous ai tout dit, je ne sais pas quoi faire, la suite de cette triste histoire est entre vos mains, d'une fa-çon ou une autre.

Excusez-moi d'avoir été si long, mademoiselle. Je vous remercie, infiniment. D'exister, d'abord,d'être si merveilleuse, ensuite, d'avoir eu la gentillesse de me lire jusqu'ici, enfin. Au revoir, puisque jevous reverrai une fois, mercredi prochain…

Gérard Nesey.

* * *

Il tremblait, en approchant du magasin. Le long de cette lilloise Rue Saint-Jean, sans aucun rap-port avec sa chère Rue de l'Industrie à Mulhouse. En réponse à la lettre qu'il lui avait donnée, mercre-di dernier, il espérait une gifle, simplement, peut-être. Et il ressortirait, sans rien acheter. Sans plusrien faire semblant d'acheter, oui, c'était fini. Il vomirait dans le caniveau, s'en irait, coupable. Peut-être.

Dans dix secondes maintenant…Et puis… il a poussé la porte de verre, pour la toute dernière fois. Alice s'est levée, de son banc.

Mon dieu, elle était belle, si belle… Elle… le reconnaissait, elle était très gênée. Lui, il a fait bonjour,du menton, incapable de dire un mot. Il s'est avancé, ne sachant pas où se mettre, elle devrait faire letour du comptoir pour lui botter les fesses. Ou il se baisserait, pour qu'elle puisse le gifler, petite nainechérie.

Non, elle restait derrière le comptoir. Mais sans non plus aller chercher ses flans habituels, non. Lecharme était brisé, elle le regardait dans les yeux.– j… je… n… n'ai lu v… vote lette…

Avalé sa salive.– Merci.

Elle a baissé les yeux, soupiré. Il attendait les mots fatidiques : "Je suis une autre"…– s… c'est… pas… pas facile n… ne ré-ponde…– Pardon, excusez-moi…

Elle a relevé les yeux, vers lui, très forte, ou essayant de l'être.– s… c'est p… pluss k… compiqué, m… meu-ssieu…

?– j… je v… vous demande m… montrer s… cette lette à… à vote femme…

Gasp. Oui, c'était l'honnêteté même… mais ce serait le drame.– et…

Et ne plus jamais revenir ?– et… lui dire, j… je v… voudrais on… on parle, ensembe, t… tous les trois…

???– Oui, oui bien sûr, excusez-moi.– j… je vous… rends l… la lette…– Oui, merci, pardon.– j… je n'a fait f… photocopie…

? Pour montrer à la police ?– m… main'nant, a… allez lui parler… v… vous me direz au… au téhéphone, s… si on peut s… sevoir, ensembe…– Oui.– a… allez-vous en… y… n'a une aute p… pâtisserie par là…

Elle avait la larme à l'œil, oui. Elle aussi.Il est parti.

* * *

Lydie a soupiré, chiffonné la lettre, l'a jetée par terre.– Et merde ! Putain !– Non, écoute : si elle veut nous voir, c'est peut-être qu'elle est Alice, et comme je suis pas Christian,elle est intéressée par l'idée de cette amitié à trois, pour la soutenir, en attendant qu'elle trouve le vraiChristian…

Lydie a eu un immense soupir.– J'me doutais bien qu'not' histoire, ça finirait comme ça, ou autrement !– Désolé, je… j'ai rien "fait"… c'est que mes rêves malades, sans faire exprès…

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– T'es quand même retourné la voir, en secret, ch'ais pas combien de fois !– Non, c'est… tu sais, le mercredi matin, quand je vais livrer les circuits à l'annexe, faut qu'je mangequèque chose, à midi, et…– Et y'a pas une cafète ni rien, là-bas ? T'as tout essayé ?– Euh…– Ou bien tu retournes fidèlement, la bave aux lèvres, admirer ses jolies jambes !?– C'est pas ça, c'est…– Menteur !– Lydie, non, je… Oui, depuis la fois où je suis rentré là, par hasard, je… je retourne, pour admirer cevisage, cette petite taille, qui me rappellent mes rêves d'autrefois…– Et de maintenant encore !– Sans faire exprès…– Salaud.– Pardon… je… tu… tu vas demander le divorce ? tu préfères, euh…– Attends, j'te connais : tu te tuerais et j'aurais ça sur la conscience, non. Mais Gérard, bon Dieu,pourquoi ? Et merde, et mes amies et ma voiture, où est le problème ?! Merde, pourquoi tu m'as ja-mais rien dit !?– Pardon… Non, c'est moi qui déraille, je…– Fais-la v'nir ! J'voudrais au moins voir à quoi è ressembe ! Lui dire ce que j'en pense ! Salope !– Mais elle veut pas de moi. Et sûrement qu'elle est pas Alice, qu'elle a déjà un ptit ami… Un mâle, unvrai, un riche. Elle semble juste paumée, elle aussi, face à cette histoire tordue, et grave, elle sait pasquoi faire, pour nous… Elle veut qu'on en discute ensemble, qu'on trouve une solution.– Merde, après tout ce que j'ai fait pour toi !– Je suis un salaud, oui, sans faire exprès. C'est peut-être leurs saloperies de psychotropes, pendantdes années, qui m'ont tout liquéfié le cerveau.– Stop ! Cherche pas à faire retomber la faute sur quelqu'un d'autre !– C'est ma faute, mea culpa. Mais qu'est-ce que je peux faire ? Tu aurais préféré que je te l'avouepas ?– J'aurais préféré que tu sois fidèle ! Avec ce que t'as : tes sentiments ! T'as rien d'autre !– Pardon… désolé.

* * *

La sonnette d'entrée, d'en bas, dehors… C'était elle, oui. Alice – ou Dieu seul sait comment elles'appelle, ici. Il a avalé sa salive. Lydie a grondé.– V'là cette salope ! Va la chercher : ta ptite Polonaise débile va pas comprende comment arriver jus-qu'ici !

Il a appuyé sur l'Interphone.– Oui ?– m… meu-ssieu n… Né-zéï…?– Oui, Neussé. J'arrive, je viens vous chercher.– Vas-y connard ! Et vite fait ! Pas rester vous bisouiller dans l'ascenseur !– Lydie, je l'ai jamais touchée.– Dans tes rêves ? Tu l'as jamais embrassée ? … Même pas dans les cheveux ?

Il a baissé les yeux, coupable.– Pardon. Je… reviens…

Et il est sorti, se sentant mal, très mal. Le couloir, l'ascenseur, couloir encore. Le hall. Et… la petitesilhouette d'Alice, si jolie… Non, ne pas se dire ça… Même si c'était vraisemblablement la dernièrefois qu'il la revoyait. En vrai.

Ouvert la porte du hall.– Bonjour Manemoiselle.– b… bon… j… jour…

Sans sourire, non, aujourd'hui.– Vous avez trouvé facilement ?– j… je n'a… pris un taxi… a… avec un… un peu l'argent v… vous avez donné… l… les cinq centsEuros…– Oui, merci. On vous rappellera un taxi, pour rentrer. Merci. Merci de perdre encore une heure àcause de tout ça. Je… si… un second versement vous dédommagerait…

Elle a fermé les yeux.– a… llons voir m… madame Lydie…

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Oui, pardon.– Entrez, pardon, oui.

Elle est entrée. Et il l'a guidée, à travers les couloirs. Dans l'ascenseur étroit, un doux moment prèsd'elle, si petite mignonne… Silence. Et puis le couloir encore. La porte de bois. Sonnette "M. et MmeNESEY", oui. Il n'a pas sonné, il… a ouvert. Lydie était là, dans l'entrée, le fusillant du regard. Il s'esteffacé pour laisser entrer Alice. Alice, toute voûtée timide, l'air malheureuse, peureuse.– Alors c'est toi, connasse ?!

Elle gardait les yeux baissés, comme coupable, la pauvre.– Non, Lydie, pardon, c'est tout ma faute. Il n'y a rien à lui reprocher, à elle.– Si ! D'avoir des jambes !– C'est pas sa faute, pardon.– T'as vu, salope ? Il te défend encore ! Il se ferait traîner dans la merde pour t'éviter une égratignure !

Il a soupiré. Refermé la porte, derrière eux.– Pardon, non, restons pas là, allons nous asseoir… Prendre l'apéritif, parler, calmement…– Elle parle pas plus que ça, ta timide débile ?!– Allons-y, Lydie…

Il est passé au salon, le premier, et Lydie a suivi. Sans faire obstacle avec son fauteuil roulant. Ouf.La petite jeune fille est venue aussi. Il s'est assis dans le fauteuil beige, laissant le canapé à leur invi-tée.– Asseyez-vous, manemoiselle. Pardon.– Asseyez-vous, puisque vous avez des jambes, vous !– Shht… Lydie…

La petite Alice a escaladé maladroitement le canapé, trop haut pour elle.– T'as vu ?! Elle est pas plus normale que moi, ta naine !– Lydie, ne la massacre pas… C'est pas sa faute à elle. Elle a eu l'immense honnêteté de m'imposerde t'en parler, elle a l'immense courage de venir en parler avec nous… Essayons de… nous parler,sereinement, essayer… entre gens de bonne volonté. Essayons de gérer le problème, de mon cer-veau malade, mon cœur malade…– Et ton sexe malade ! Qu'elle l'oublie pas ! T'as rien à lui offrir ! A cette salope ! Qu'è s'imagine past'exciter au point de faire de toi un homme, elle est moche et ça sera le fiasco de toute façon !

Silence. Alice regardait Lydie, craintivement. Lydie qui la fusillait du regard.– Et plus j'te rudoie et te malmène, ptite conne, plus mon mari a de tendresse pour toi, merde ! Qu'est-ce que j'peux faire ?!– Prenons l'apéritif, Lydie…

Il lui a versé son Martini habituel, s'est servi un jus d'orange.– Et vous, Manemoiselle, qu'est-ce que je vous sers ? Pardon, on doit servir en premier les invités, jesais pas bien faire, c'est Lydie la spécialiste, des réceptions. Je vous sers quoi, manemoiselle ?– un… un j… jus d'orange, s… s'y vous plaît…– Evidemment ! Comme lui ! Ah la vache !

Il a servi. Il tremblait un peu, pardon, et ce n'était pas la peur de Lydie, mais l'émotion de la servir,Alice, en vrai… Comme une amie, invitée chez lui… Et il ne la reverrait jamais plus… Instant précieux.

Silence. Il a pris son verre à lui, donné le sien à Lydie. Alice a… voulu prendre le sien aussi, maiselle allait devoir redescendre du canapé, elle avait le bras trop court.– Tenez manemoiselle…– m… mer-ci…

Les yeux dans les yeux, si près, Seigneur, sans comptoir au milieu…– Bon ! A quoi on lève nos verres ? Au beau temps qu'y fait ailleurs ? C'est de ça qu'ça cause, lespâtissières !

Avalé sa salive.– Alice est une pâtissière pas comme les autres : une silencieuse timide…– Et pourquoi elle est venue ici ?! Elle veut vraiment que tu nous compares, côte à côte, jambe à moi-gnon ?! Avec ses jambes poilues !

Il a baissé les yeux, perdu. Alice restait silencieuse, craintive. Oui, pauvre petite bègue mignonne,si peu habituée à parler. Peut-être était-ce à lui de l'aider…– Mademoiselle, je… je vous remercie infiniment d'être venue nous aider. Vous auriez pu m'interdirede revenir à jamais, en nous laissant nous déchirer… Que… que vouliez-vous nous dire, ajouter ?

Elle… a baissé les yeux.– j… je s… sais p… pas bien p… parler…

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– C'est pour ça qu'il t'adore, connasse ! Ça fait partie du personnage ! Il aime pas les femmes quiparlent ! Qu'ont quèque chose à dire dans la vie ! Il préfère les crevures anémiques aux femmes di-gnes de ce nom !

Alice s'était tue.– Non, pardon ! Continue, allez !

Elle a relevé les yeux, vers lui. Et puis vers Lydie.– m… madame, j… je m'appelle PAS Alice… non…– Evidemment !

Oui. Il a baissé les yeux.– é… et j… je m'appelle pas n… Novatchek…– Bien ! Connard ! T'as pris ça dans la gueule ?!

Il a hoché le menton. Au fond il n'avait pas vraiment cru que c'était elle, Alice, venue demander leurprotection, leur amitié. Non…– De toute façon, je suis pas Christian… C'est un autre monde, d'autres personnes.

Silence.– Bon ! C'est tout ?! C'est pour ça qu't'es v'nue nous voir ?! Tu pouvais pas lui dire au magasin ?!

Elle a avalé sa salive, petite jeune fille.– j… je n'a b… beaucoup réféchi… essayé…– Oui, t'as pas l'air bien futée !– Lydie…

Silence.– Lydie, laisse la parler, s'il te plaît…– OK, vas-y, ptite !

Silence.– que j… je n'a u… je crois s… ça s'appelle u… une "faveur" à vous nemander…– Pas question ! Ah, là ma grande t'as tout faux ! Si tu veux cinq cent Euros par semaine, Gérard ga-gne pas assez ! Et pour cinq cent Euros par mois, j'l'empêcherai ! Je divorce, je lui fais payer unepension alimentaire sévère, pour infidélité, j'le laisse sur la paille ! Mauvais calcul, ptite conne !– s… c'est pas… k… qu'est-ce j… je voulais dire… par-don…– Tu l'as dans le cul, ma grande ! J'suis plus intelligente que toi, et de loin ! Des jambes, ça remplacepas une cervelle !

Et la petite jeune fille a hoché le menton, triste…– Lydie, non, attends… Manemoiselle, quelle faveur vous vouliez nous demander ?

Elle… avait les larmes aux yeux, la pauvre chérie…– j… je é… espérais v… vous m… m'adoptez… n… ne deviende v… vote enfant…

???– Quoi ?! Elle est folle ?!

Elle… elle pleurait, mon dieu… Il… il s'est levé, il est allé auprès d'elle.– Pleurez pas, manemoiselle… On ne vous veut aucun mal… Ma femme Lydie est un peu sur lesnerfs, par ma faute, pardon… Mais on va parler calmement, doucement, n'ayez pas peur… Respirez,soufflez… Prenez le temps de vous reprendre. Et puis vous nous expliquerez. On ne comprend pastout, on va vous écouter. A votre vitesse.– Putain, c'est quoi s't'histoire ?!

Silence.– des… des ch… choses j… je n'a j… jamais dit p… personne…– Oui, manemoiselle, vous n'êtes pas bavarde, du tout. Toute effacée gentille. Mais essayez, s'il vousplaît.– Ouais, vas-y ! Allez !

Silence.– p… presque t… tout l… le rêve m… monsieur j… Gé-rard, s… c'est juste… s… sauf l… le nom,prénom, l… la ville, la rue…– Quoi ?! Tout le reste ?! T'es amoureuse de lui ?! En secret aussi ?!

Elle a secoué la tête.– j… je su p… pas u… une femme…

? Une petite fille, avec une fausse poitrine pour se déguiser en adulte ? Ou un songe, pas unepersonne réelle ?– T'es un travlo ? Ah-ah-ah ! Gérard, la honte ! Ta "femme idéale", ah-ah-ah ! Eh : un travlo ça a desjambes, c'est vrai !

Silence.– Manemoiselle, dites-nous, expliquez-nous. Doucement.

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– Arrête ! Elle est complètement toquée, on la fout dehors !– Lydie, s'il te plaît. Ecoutons-la, promettons-lui de la laisser parler, expliquer, tranquillement. Sans luitaper dessus, sans la faire souffrir.– Grumpf.– Lydie, d'accord ?– OK. Jusqu'à la cinquantième incohérence ! Après on vire cette débile !– Mademoiselle, respirez, on vous écoute.

Elle a reniflé, bu une gorgée de son jus d'orange. Il avait une folle envie de lui passer le bras au-tour des épaules, pour la soutenir, mais ça aurait évidemment tout gâché.– Allez-y…– Ouais, vas-y, ptite.

Elle a avalé sa salive.– j… je m'appelle p… Patricia n… Niezewska, j… je su d'origine Polonaise…

Patricia… Lydie levait les yeux au ciel, sans un mot.– j… je su han… dicapée m… mentale… s… six ans d'âge mental, d… des gens y disent… et… etnaine, k… comme neuf ans d'âge f… physique…

La pauvre petite chérie, oui…– j… je n'a u… une poitrine qui n… n'est v… viende, m… mais je su u… une ratée… a… à v… vingtsix ans, j… je n'a p… pas de poil, j… jamais eu de règues…

Comme une enfant, oui. Petite enfant chérie. Le regard de Lydie s'était adouci.– j… je n'a été v… violée a… à treize ans, d… dégoûtée s… ces choses là, à jamais…

Mon dieu…– et… et j… je sais d… des dames è… è disent l… le sexe o… autrement, s… c'est du plaisir, m…mais quand j… je touche m… mon ventre, s… ça fait rien, pour moi, j… je su u… une ratée…

Oui.– et… m… mes parents y… y m'ont mise ch… chez les débiles y a très longtemps, j… jamais re-viende… j… je su pas majeure, j… je su sous tutelle… ne une madame méchante, qui… qui crie èveut je ne faire du sport, du… du théâtre…

Non, petite fée…– que…

Silence. Larmes.– pardon, que j… j'ai jamais parlé ne s… ça , ne toute ma vie…

Il… il lui a pris l'épaule, l'a serrée doucement. Et Lydie est venue, avec son chariot, de l'autre côté,lui prendre l'autre épaule, la masser doucement.

Silence.– que… je… faisais b… bien, l… le calcul, y… ne m'ont appris rende l… la monnaie… et mise dans unm… magasin… p… pas de salaire, j… juste annocation handicapée…

Le scénario qu'il avait inventé, oui, incroyablement, réalisé, à moitié.– et j… je loge un… un foyer a… avec les madames battues, qui me font f… faire tout leur nettoyage,re-passage, qui crient… et na musique très fort, t… très laide… et è me jettent des oreillers s… si jerêve, un peu tranquille… j… je rêve u… une chambe t… toute seule, en paix…

Il a essuyé sa joue, Patricia, la larme qui coulait.– j… je v… vais v… voir le train, s… souvent… j… je me dis un… un jour j… je n'aurai l… la forcesauter…

Lydie a soupiré, lui a passé la main dans les cheveux.– Chhht…

Patricia a levé les yeux vers elle.– p… par-don, m… madame, que… l… le plus gentil m… monsieur du monde, y… ne reviendait au…magasin, l… le mercredi m… matin, j… je rêvais il reviendrait t… toujours, toujours, y… il serait past… trop déçu m… me détester k… comme le reste nu monde…

Lydie a hoché le menton, sans plus de colère.– j… je trouve y… il est pas… pas très beau, m… mais j… je rêvais p… peut-ête, il me prendrait d…dans ses bras, un jour, d… dans mes rêves, k… comme un oreiller…– Il pourrait te prendre dans ses bras, comme une petite fillette, oui. Qu'il protège et chérit, aussi. Jel'accepte.

Lui, il… il a passé le bras autour de ses épaules, et il lui a fait une bise, sur la joue.– Je t'aime, mon bébé.

Silence. Je t'aime, mon bébé… Comme dans la chanson, "I love you baby"… Peut-être qu'en An-glais, ça veut dire "je t'aime chérie", mais avec Patricia, c'était différent. Peut-être. C'était de la ten-dresse, pure, effectivement, ce n'était pas sexuel. Serait-ce possible ?

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– m… madame l… Lydie, j… je n'a v… vingt s… six ans… j… je n'a k… calculé j… je n'ai v… vingtans ne moins que vous, j… je pourrais être v… vote fille…– Oui, ma petite fille !– et m… monsieur j… Gé-rard…– Aïe, il est trop jeune, au milieu entre nous !– y… serait v… vote d… deuxième mari, m… mon beau-père…

Il a souri.– Et j'aimerai ma petite belle-fille très fort. C'est promis. Je la protégerai du monde.– c… comme d… dans mes rêves…– Oui, Patricia, moi aussi. Comme dans mes rêves, d'une certaine façon…