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UNIVERS DES LETTRES Série Thématique

dirigée par Georges Décote

LA FAUTE

par

Madeleine Bouchez

Professeur au Lycée de Sèvres Agrégée de Lettres classiques

« Mais, je ne suis pas coupable, dit K. C'est une erreur — D'ailleurs, comment un homme peut-il être coupable ? »

(Kafka — Le procès)

« Il faut pardonner toujours et à tous, pardonner un nombre incalculable de fois, parce qu'il n'y a pas d'homme qui ne soit coupable et, pour cette raison, inapte à punir ou à corriger. »

(Tolstoi — Résurrection) « L'humanité perd son temps à tenter

opiniâtrement de se justifier ou d'accuser au lieu d'agir, de

perfectionner, de créer. » (Dr Hesnard — L'univers morbide de la faute)

BORDAS Paris-Montréal

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SOMMAIRE

Avertissement 8 Introduction 9

PREMIÈRE PARTIE : PRÉSENTATION DES ŒUVRES 11

CHAPITRE I : FORCES QUI PÈSENT SUR L'HOMME 13

• Fatalité 13 1. Fatalité antique 13

— Œdipe 13 — Phèdre 15

2. Magie 16 — Le philtre de Tristan et Iseut 16 — Les sorcières de Macbeth 17

3. Hostilité de la Création 19 — L'univers de Thomas Hardy 19

4. Fatalité biologique 21 Thérèse Raquin (Zola) 21

• Interdits religieux 22 — Christine Lavransdatter (Sigrid Undset) 22 — Le fond du problème (Graham Greene) 24

• Morales closes 27 — Les préjugés du puritanisme

(La lettre écarlate, de Nathaniel Hawthone).... 27 — Tess victime des conventions

(Te s s d'Urberville, de Thomas Hardy) ......... 28 • Conclusion ....................................... 29

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CHAPITRE II : L'INDIVIDU FACE A CE QUI L'ACCABLE 31

• La honte 31 • Le remords 32 • Folie et suicide 34 • Sursauts 36

CHAPITRE III : LA FAUTE, INSTRUMENT DE PROGRÈS SPIRITUEL 39

• D'Œdipe roi à Œdipe à Colone 39 • La rédemption de Véronique Graslin 40 • L'univers du roman russe 43

— Dostoïevsky : Crime et châtiment 43 — Tolstoï : Résurrection 44

CHAPITRE IV : ASPECTS MODERNES DE LA FAUTE 49

• Clivage 49 • Un vain effort pour comprendre

— Moravia : Le mépris 53 • Coupable de rien mais coupable

— Kafka : Le procès 55 • Autres procès 60

— Koestler : Le zéro et l'infini ... 60 — G. Orwell : 1984 60

• Innocence et culpabilité chez Camus 63 • Des « Mouches » aux « Séquestrés » (Sartre) 68 • Requiem ? (Faulkner) 72 • Médecine et sociologie 78

En guise de conclusion ........................... 82

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DEUXIÈME PARTIE : TEXTES CHOISIS 83

I. ANTIQUITÉ 85 • L'innocent persécuté et sauvé : Œdipe 86

— Prologue 86 — Œdipe, devant le coryphée, retrace sa destinée 86 — Mortd'Œdipe 87

• Est-on méchant volontairement ? 88 — Dialogue entre Socrate et Calliclès

dans le Gorgias (Platon) 88 — Dialogue entre Socrate et Ménon

dans le Ménon (Platon) ... 89 — Compassion et sévérité (Platon) 90 — Législation sur la faute (Platon) 91

• Tourments et regrets d'une âme malade 93 — Sénèque, De tranquillitate animi 93

II. SOUS LE SIGNE DU CHRISTIANISME 95 • Les confessions de saint Augustin 95

— L'enfant n'est pas innocent 95 — Un larcin de saint Augustin 97

• Tristan et Iseut chez l'ermite 99 • La Phèdre de Racine 101

— Préface 101 — Acte IV, scène 6 102 — Acte V, scène 7 103

III. DEUX CONSCIENCES MALHEUREUSES : ROUSSEAU ET BAUDELAIRE 105

• Jean-Jacques Rousseau 105 — Confessions, livre II 105 — Confessions, livre VIII 107 — Lettres à Mme Berthier 108

• Baudelaire 110 — L'irréparable 110 — Extrait du Baudelaire de Sartre .................. 111

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IV. DU COTÉ DES ROMANS ANGLO-SAXONS ... 115 — La lettre écarlate (N. Hawthorne) 115 — Tess d'Urberville (T. Hardy) 118 — Le fond du problème (G. Greene) 121

V. ROMANS FRANÇAIS DU XIXe SIÈCLE 123 — Le rouge et le noir (Stendhal) 123 — Le curé de village (Balzac) 125 — Thérèse Raquin (Zola) 127

VI. REGARDS VERS LE ROMAN RUSSE 131 • Crime et châtiment (Dostoïevsky) 131

— Confession de Marmeladov 131 — Le droit au crime 133 — « Se racheter » 134

• Résurrection (Tolstoï) 136 — Examen de conscience de Nekhlioudov 136 — Vers la Sibérie 138

VII. UNE OEUVRE PIVOT : « LE PROCÈS » DE KAFKA 141

— Préface de B. Groethuysen 141 — Le procès, premier interrogatoire 143 — Chez le peintre 144

VIII. SOUS LE SIGNE DE L'EXISTENTIA- LISME 149

— Les séquestrés d'Altona (Sartre) 149 — La chute (Camus) 154

IX. ÉTATS-UNIS 1950 : LA VOIX DU « SUD PROFOND » 157

— Faulkner et la « communion des pécheurs » (Claude-Edmonde Magny) 157

— La confession de Temple (Faulkner, Requiem pour une nonne, acte II) ....... 159

— L'ultime dialogue de Temple et de Nancy (Requiem pour une nonne, acte III) .............. 161

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X. EN MARGE DE LA LITTÉRATURE 165 — Morale close et morale ouverte

(Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion)... 165

— Le retour du tragique (J.-M.Domenach) 167 — L'univers morbide de la faute (Dr. Hesnard) 169 — Essais de morale prospective (J. Fourastié) 172 — Conclusion d'une thèse de philosophie

A. Vergez, Faute et liberté 173 APPENDICE I. Éducation 177 APPENDICE II. Justice 181 APPENDICE III. Un roman policier 185 BIBLIOGRAPHIE 186 SUJETS DE RÉFLEXION ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189 INDEX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 190

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AVERTISSEMENT

Ce livre présente un caractère particulier dans la collec- tion. Il est en quelque sorte expérimental, puisqu'il est issu d'un travail fait avec des élèves de Terminale. Ainsi s'expli- que le choix des œuvres, qui appartiennent à des niveaux bien différents sans dédaigner à l'occasion des univers romanes- ques dont l'accès est facile, mais qui précisément peuvent sensibiliser certains lecteurs, certains élèves, au thème de la Faute. Ajoutons qu'un assez bon nombre de textes ont été suggérés ou choisis par le professeur, ou même entièrement étudiés par lui.

Ces œuvres diverses ont été envisagées d'abord en dehors de tout plan préétabli, le seul guide ayant été, au départ, un ordre chronologique très souple : il semblait normal de commencer par Œdipe. Puis, elles se sont ordonnées en vertu de certains thèmes, selon que l'accent était mis sur la fatalité, ou sur des conditions sociales, ou sur des interdits religieux. Enfin un minimum de chronologie s'est réintroduit quand nous nous sommes aperçus que maintes œuvres mo- dernes (ou des œuvres vers lesquelles se porte avec prédi- lection l'intérêt de nos contemporains) donnaient à la notion de Faute un éclairage assez particulier.

Le caractère empirique de cette tentative nous vaudra quelque indulgence, nous l'espérons, pour les défauts de la première partie : une présentation quelque peu disparate, et, par ailleurs, des synthèses contestables. L'imperfection même de la mise au point est propre à susciter de nouvelles recherches et une utilisation différente des matériaux rassem- blés ici. Pour la seconde partie nous nous sommes astreints, à une exigence chronologique un peu plus grande dans la succession de nos extraits et nous avons essayé, par quel- ques-uns d'entre eux, de combler certaines lacunes.

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INTRODUCTION

« C'est de votre faute » — « Ce n'est pas de ma faute » : expressions courantes qui, dans leur banalité, témoignent de la responsabilité dont nous chargeons volontiers autrui, de l'innocence que nous nous attribuons non moins volontiers. La langue de tous les jours est bien révélatrice de cet obscur sentiment de culpabilité, que nous éprouvons et rejetons tout à la fois, et qui s'impose avec une évidence aveuglante (« Ah ! Il le méritait bien ! » ) mais qui, si souvent, semble aberrant et inacceptable : « Les Kennedy, Martin Luther King ont été assassinés : qu'avaient-ils fait pour mériter cela ? »

« Il ne faut pas chercher à comprendre », commentent les uns ; tandis que d'autres, fort nombreux, déclarent : « C'est la fatalité ! »

« Fatalité » : voilà une première notion, combien obscure, combien ambiguë, que nous allons rencontrer sur ce chemin plein d'embûches que nous empruntons à la recherche de légendes, de romans, de drames, représentant à travers les siècles des héros « coupables » : un obscur destin, une malédiction, de redoutables hasards, une lourde hérédité les emprisonnent, au point qu'ils ne pourront, le plus souvent, espérer, ni même concevoir une libération. Une société sévère les réprouve ; on brandit contre eux des interdits reli- gieux ou moraux ; ils sont pris dans un engrenage qui les broie. Couverts de honte, torturés par le remords, ces hom- mes, ces femmes, sont entraînés vers une mort qu'ils envi- sagent comme une délivrance, mais qui mettra peut-être le comble à leur erreur.

Cependant, au cours des siècles, des lueurs apparaissent. Parfois timidement, parfois avec audace, l'individu se redresse et proclame qu'il ne se reconnaît pas coupable. Il arrive que la

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légende cruelle débouche sur une apothéose, que le roman ouvre des horizons lumineux, que la société remette en ques- tion des dogmes qui s'avèrent avoir été des préjugés. Il arrive même que le coupable s'achemine vers une « résur- rection » telle que sa faute apparaîtra comme l'instrument de son salut.

A travers ces avatars, nous arrivons à notre époque : les problèmes posés par les légendes, les drames, les romans que nous avons évoqués nous semblent-ils être des survi- vances artificiellement maintenues d'une culture et d'une morale caduques ? La Faute existe-t-elle encore ? Il nous est, certes, devenu difficile de montrer du doigt un homme en le désignant explicitement comme coupable, difficile de le condamner en toute quiétude d'âme. La société se protège des marginaux, des agresseurs ; mais qui se vanterait de manier en toute équité les balances de Thé mis? Cependant, en même temps que s'écroulent nombre de préjugés, de tabous, de conventions justifiant une fausse « bonne conscience » on voit s'effriter aussi les digues sécurisantes de croyances et de valeurs longtemps vénérées. L'homme s'interroge. Et tandis que, sur plusieurs points du globe, s'enveniment des conflits aussi stupides et meurtriers que celui des Abares et des Bulgares tandis que la science triomphe au milieu d'un monde qui a si bien réussi ses camps de concentration et dont les deux tiers des habitants souffrent de la faim, alors, du fond de nous-mêmes, nous pressentons que, peut-être, nous sommes tous coupables.

1. Voltaire : Candide.

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PREMIÈRE PARTIE

PRÉSENTATION DES ŒUVRES

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CI. Bibl. Marciana, Venise.

Œdipe se crève les yeux, tandis que Jocaste se transperce d'une épée. Cette miniature illustrant au XVI siècle un manuscrit des Tragédies

de Sénèque nous montre que le Moyen Age s'intéressait à l'antique légende thébaine.

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• CHAPITRE I

FORCES QUI PÈSENT SUR L'HOMME

• FATALITÉ 1. FATALITÉ ANTIQUE

« Άνάϰγη » ou « fatum », la fatalité apparaît à l'homme antique comme une évidence à laquelle il serait vain de vouloir échapper. On connaît les strophes de Vigny évoquant ces « froides Déités » que sont les Destinées, maitresses de l'uni- vers païen, et « pesant sur chaque tête et sur toute action. »

• Œdipe. Sur nulle tête peut-être, elles ne pesèrent plus lour- dement et plus injustement que sur Œdipe : Sophocle a campé dans Œdipe Roi un homme intelligent, énergique, voué au service de la cité. Dans son désarroi, la ville que ravage la peste s'est tout entière tournée vers lui : « Va donc, ô le meilleur des mortels... car, aujourd'hui, cette terre t'appelle son sau- veur au souvenir de tes services passés » (p. 106).

Pour se montrer digne de la confiance qui lui est faite, Œdipe va se mettre à la tâche avec un zèle sans défaillance. Mais,

1. Théâtre de Sophocle, trad. Robert Pignarre édit. Garnier-Flammarion.

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plus il œuvre au salut de la cité, plus se resserre sur lui la tenaille d'une fatalité dont la persévérance et, pourrait-on dire, la perfection ne laissent à la victime aucun recours 1 Cette fatalité, elle était en marche depuis longtemps, depuis toujours : « 0 Zeus, qu'as-tu prémédité de faire de moi ! » s'écrie Œdipe quand il commence à deviner l'affreuse vérité (p. 123). Et il poursuit : « Si on attribuait ce qui m'arrive à une divinité cruelle, n'aurait-on pas raison? » (p. 125). Plus tard, le servi- teur lui dira : « Sache que tu es vraiment un prédestiné du malheur. »

Œdipe est donc le type même de l'innocent persécuté Comment le même dieu peut-il à la fois susciter la faute et la punir? Il y a là un mystère insupportable, une véritable machi- nation d'autant plus odieuse qu'Œdipe a essayé d'échapper à la malédiction (« ...en quête d'un pays où jamais je ne verrais s'accomplir, à ma honte, ces funestes prédictions... »). Mais ses tentatives pour esquiver le destin en ont au contraire rendu plus certain encore et plus inévitable l'accomplissement.

Situation absurde, abominable, mais exemplaire. « Jamais mortel, dit Tirésias, ne sera le jouet d'un sort plus cruel que le tien» (p. 115). Peut-être en effet, Œdipe est-il frappé d'une façon particulièrement odieuse et inacceptable. Mais sur com- bien d'autres Œdipe, moins illustres sans doute, le piège du destin ne se referme-t-il pas, à toute heure, en tous lieux? « C'est dans la tragédie grecque, écrit P. Ricœur, que le thème de l'homme aveuglé et conduit à sa perte par les dieux, a été porté d'un coup à son point extrême de violence. » 3

Ce scandale, on voudrait le comprendre, on voudrait analyser ses mécanismes, déceler son sens : Œdipe est-il cou- pable de « démesure »? Mais, à supposer que, dans la pièce de Sophocle, la colère à laquelle il se laisse aller en face de Créon ou de Tirésias soit trop violente, il n'existe aucune pro- portion entre ces excès et le caractère effroyable du châtiment subi. Aussi bien, il ne s'agit même pas de « châtiment », puisque la malédiction divine est antérieure à la naissance même d'Œdi- pe... Faut-il penser que sa faute est justement d'être heureux, et qu'il y a une certaine plénitude de bonheur à laquelle l'homme

1. Le destin d'Œdipe est de tuer son père et d'épouser sa mère. 2. Cf. J. M. Domenach : Retour du tragique, Seuil, 1967. 3. P. Ricœur : Finitude et culpabilité, Aubier, 1960.

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n'a peut-être pas le droit d'atteindre? Tel est l'avis qu'expri- ment le chœur, Tirésias, et, à l'extrême fin de la pièce, le cory- phée : « Thébains, mes compatriotes, regardez cet Œdipe qui sut résoudre les fameuses énigmes et fut un homme très puis- sant. Est-il un de ses concitoyens qui n'ait jugé son sort enviable? Vous voyez quel remous d'infortune l'entraîne. »

Mais la conscience moderne ne saurait se satisfaire d'une telle interprétation. Et puis, il ne s'agit pas seulement d'un « remous d'infortune »; il s'agit de meurtre et d'inceste, fautes inexpiables, qu'Œdipe a commises malgré lui.

Alors, nous restons abasourdis devant ce scandale, et nous découvrons que là est peut-être la signification profonde de la tragédie : ce qui paraît, aux yeux de la raison, de la philosophie, aberrant et injustifié, c'est de cela que la tragédie s'empare, c'est cela qu'elle représente. Sa raison d'être est précisément de montrer l'individu pris au piège, sans qu'on sache comment ni pourquoi.

• Phèdre. « Ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente », ainsi Racine définit-il lui-même, dans sa préface, l'héroïne de sa tragédie, cette Phèdre qui vient, comme Œdipe, du fond des temps, mais à laquelle le poète janséniste du XVII siècle français a imprimé sa marque.

Dans cette pièce classique, une effroyable carrière criminelle est parcourue en quelques heures. Adultère et inceste sont sur le point d'être consommés, et c'est à cause de Phèdre que meurt Hippolyte. Mais comment déterminer sa responsabilité, dès lors que les dieux ont donné la chiquenaude décisive à cette course vers l'abîme? « 0 haine de Vénus, ô fatale colère ! » (v. 249) s'écrie Phèdre qui se sent la proie de la terrible déesse attachée à ses flancs. Elle a conscience d'être l'« objet infor- tuné des vengeances célestes » (v. 677), tout comme Racine nous la montre « engagée par sa destinée et par la colère des dieux dans une passion illégitime » (Préface).

On retrouve donc la conception antique de la fatalité mais renforcée, chez le dramaturge janséniste, par ce qu'il y a de plus sombre dans le christianisme. Le refus de la responsabilité et la condamnation de soi-même composent, dans la Phèdre de Racine, un amalgame parfaitement illogique, mais ressenti avec une sincérité et une intensité bouleversantes : la faute n'est plus une charge qui pèse sur les épaules du coupable ;

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elle est intériorisée, elle est devenue « péché ». Victime d'une prédestination qu'on ne saurait lui imputer, maudite et damnée sans raison valable, Phèdre se considère comme un « monstre affreux » (v. 703) ; elle conçoit « horreur » et « terreur » (les deux mots sont souvent employés, en particulier à la rime) pour ce qu'elle appelle son « crime », assumant ainsi la responsa- bilité d'attitudes et d'actes qu'elle n'avait cependant pas voulus.

2. MAGIE

• Le philtre de Tristan et Iseut. « L'idée de symboliser l'amour involontaire, irrésistible et éternel par ce breuvage dont l'action se prolonge toute la vie et persiste même après la mort, cette idée qui donne à l'histoire des amants son caractère fatal et mystérieux, a évidemment son origine dans la pratique de la vieille magie celtique. » Ainsi Gaston Paris souligne-t-il, dans la préface qu'il a donnée à l'adaptation de Joseph Bédier la forme que prend la fatalité dont Tristan et Iseut sont la proie. La magie baigne toute l'histoire, et ce n'est pas le lieu ici de rechercher les différentes sources de la légende, de distinguer les parties les plus barbares des parties les plus civilisées, de préciser l'apport de Béroul, de Thomas, ou de tel ou tel autre. Nous nous en tiendrons à la reconstitution de Joseph Bédier, qui a acquis ses titres de noblesse et dans laquelle tous les lec- teurs non spécialisés, non « médiévistes », abordent ce « beau conte d'amour et de mort ».

A cause de l'erreur commise par une servante, Tristan et Iseut la Blonde 3 ont bu le philtre... « J'ai trouvé du vin, leur crie-t-elle. Non, ce n'était pas du vin, c'était la passion, c'était l'âpre joie et l'angoisse sans fin et la mort ». (p. 52) L'homme et la femme sont « égarés et comme ravis ». C'en est dès lors fini pour eux de la paix et de la liberté. « Iseut l'aimait. Elle voulait le haïr pourtant, et ne pouvait, irritée en son cœur de cette ten- dresse plus douloureuse que la haine. » Tristan est aussi impuis- sant à dominer son désir, et il ne lui sert à rien de s'accuser de vilenie. Victimes du philtre qui inonde leurs veines d'un poison sans remède, les deux amants « se cherchent comme des aveu- gles qui marchent à tâtons l'un vers l'autre. » Joie d'amour,

1. Tristan et Iseut, Édition H. Piazza, 1942. 2. pp. VII-VIII. 3. Iseut la Blonde est l'épouse de Marc, roi de Cornouailles.

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mort d'amour, tel est désormais leur lot. Nulle guérison, nulle séparation, nul retour aux exigences de l'honneur et de la fidélité ne seront plus possibles. Ils mènent âpre vie dans la forêt sauvage, insensibles à la faim, insensibles aux objurga- tions de l'ermite :

« Me repentir? s'écrie Tristan. De quel crime? Vous qui nous jugez, savez-vous quel boire nous avons bu sur la mer? Oui, la bonne liqueur nous enivre... » (p. 108).

Mais les croyances religieuses auxquelles les personnages du conte ne cessent de se référer (soit pour les honorer, soit pour les fouler aux pieds) sont un étrange amalgame de christia- nisme et de paganisme. Si le philtre et les premiers exploits de Tristan en Irlande tenaient de la magie, c'est la magie encore qui rend compte de maints épisodes : Comment la reine adul- tère peut-elle sortir indemne du jugement par le fer rouge? Comment, en une nuit, pourrait jaillir de la tombe de Tristan une ronce aux rameaux puissants, qui va s'enfoncer dans la tombe d'Iseut et qui, trois fois, repousse aussitôt qu'elle est coupée? Merveille... Magie... Symboles poétiques et primitifs par lesquels était exprimé le pouvoir tout à la fois destructeur et fécondant de l'amour. Prestiges qui enveloppent (dangereu- sement peut-être) d'une lumière de pardon la faute des deux amants.

• Les sorcières de Macbeth 1 La première scène de Macbeth nous fait voir, sur une lande déserte où souffle la tempête, trois formes voilées, mystérieuses, qui psalmodient de bien étranges paroles. Ce sont les sorcières. Quand elles réapparais- sent un peu plus tard, certains de leurs propos sont déjà plus clairs :

« Macbeth arrive. La main dans la main, les sœurs des des- tins. Tournant et tournant, dansent une ronde ; Trois tours pour moi; pour toi trois tours. Paix ! Le charme est parfait.»

Nous entendrons ensuite les fameuses prédictions dont nous savons tous (car qui pourrait maintenant aborder cette pièce avec des yeux ou un esprit innocents?) qu'elles se réali- seront point par point.

1. Shakespeare, La tragédie de Macbeth, Trad. Jules Derocquigny, Collect. Shakespeare. Les Belles Lettres, 1936.

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Que représentent ces sorcières? La version du drame qui fut proposée en novembre 1969 pour la Télévision scolaire fait entendre la voix de ces personnages sans qu'il soit possible de les voir. Néanmoins, qu'on les observe ou qu'on se borne à les écouter, les sorcières ont été voulues par Shakespeare et jouent un rôle effectif dans sa pièce. Ce sont elles qui, cette fois, figurent la fatalité. Méditant sur leur passage, Banquo prononce des paroles qui, à quelques détails près, auraient pu être mises dans la bouche d'Œdipe ou de Phèdre : « Souvent, pour nous attirer plus sûrement à notre perte, les puissances des ténèbres nous livrent quelque secret, nous appâtent à l'amorce innocente de vérités sans conséquences, afin de mieux nous trahir et nous enferrer dans le mal ! » Macbeth lui fait écho, pressentant « l'horreur » de l'acte qu'il va être amené à accom- plir.

Ce sentiment d'horreur sacrée, Œdipe et Phèdre l'éprou- vaient tout comme les héros du drame shakespearien. Il décèle l'intrusion dans les affaires humaines d'une fatalité toute puis- sante, irrationnelle qui, d'un mouvement inéluctable, pousse les hommes à commettre une faute... la faute précisément qu'il faudrait éviter.

Plusieurs signes, tout au long de la pièce, rappelleront cette puissance magique du destin : Lennox raconte qu'un « sombre oiseau » a crié toute la nuit, et que la terre, fiévreuse, a tremblé (acte II, scène 3). A la scène suivante, Ross s'étonne qu'il fasse nuit, alors que « nos horloges nous disent qu'il est jour » (p. 67) et il raconte que les chevaux de Duncan sont revenus à l'état sau- vage. Le vieillard commente : « Tout cela est contre nature, ainsi que l'acte qui vient d'être commis ici » (p. 67). Le meurtre du roi s'inscrit donc dans un bouleversement général du cosmos, bouleversement au cœur duquel se devine, une fois de plus, la présence maléfique du destin.

Ce destin, cette magie, ces sortilèges, il semble que Lady Macbeth s'en soit imprégnée. Elle invoque les « esprits », ces « ministres des pensées de mort », qui l'aideront à congédier tout sentiment humain (acte I, scène 5, p. 31 ). Ainsi sera mis en branle le fatal engrenage, que les sorcières ont annoncé, et dont Hécate suit le déroulement : Elle sait que sans recours possible les esprits maléfiques par leur « illusion » l'attirent « vers sa confusion ». Les jeux sont faits (cf. III, scène 6, pp. 101-103).

Comme dans les légendes évoquées plus haut, l'homme appa-

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raît ici encore comme le jouet aveugle du destin. Nous avons beau tenter des interprétations plus modernes de la pièce de Shakes- peare, déceler dans l'acte de Macbeth une affirmation virile à laquelle une épouse quelque peu frustrée aurait soumis son mari comme à une épreuve ; ou encore replacer le drame parmi tant et tant d'œuvres qui illustrent un meurtre politique : il n'en reste pas moins que la pièce baigne dans le surnaturel, et que les héros coupables sont la proie d'une fatalité sournoise à laquelle ils ne pouvaient se soustraire : couple véritablement maudit, au sens fort du terme.

3. HOSTILITÉ DE LA CRÉATION

• L'univers de Thomas Hardy. Avec Tess d'Urberville 1 roman que Thomas Hardy publia en 1891, nous sommes dans les temps modernes. Ni des sorcières, ni Vénus, ni le Sphinx ne sauraient y trouver place. Néanmoins, sous d'autres formes, la fatalité est encore présente. Th. Hardy a été scandalisé par l'injustice, la cruauté, l'incohérence des forces qui mènent le monde. Que sont ces forces obscures, qui éloignent de nous l'être pour qui nous étions faits, qui placent sur notre route celui qui nous détruira, qui accablent l'innocent, qui condui- sent à la faillite la plupart des tentatives humaines? Est-ce un dieu? un démon, un tyran? Est-ce le hasard? Est-ce l'indiffé- rence des lois de la nature? Sans formuler de système, Th. Hardy semble se référer le plus souvent à l'intervention d'une sorte de « volonté inférieure, uniquement occupée à opprimer l'homme, poursuivant avec une cruelle continuité l'exécution d'un plan ». Telle est une des interprétations que proposait Alfred Colling dans son livre Thomas Hardy, le romancier de la fatalité 2

Mais plutôt que d'en appeler à des théories, pénétrons dans l'univers romanesque de Th. Hardy, et suivons la petite Tess

1. Tess d'Urberville (Tess of the d'Urberville) : roman publié en 1891 par l'écrivain anglais Thomas Hardy. Trad. M. Rolland, Édit. « Je sers », 1946.

La famille Durbeyfield, composée de gens pauvres et simples, arprend qu'elle doit être une branche de la famille noble des d'Urberville. Tess, la fille aînée, va être séduite, puis abandonnée, par le jeune Alec d'Urberville. Par la suite, elle épouse Angel Clare qu'elle aime d'un amour sincère, mais celui-ci refuse de pardonner à Tess sa faute passée quand elle la lui avoue. Accablée de dou- leur. Tess finira par tuer Alec après avoir été obligée de renouer avec lui et Angel prendra conscience trop tard de son inutile dureté.

2. Émile Paul Frères 1938, p. 83.

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