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« Cahiers du CIERL »

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Cahiers du CIERL

Centre interdisciplinaire d’Étude des Religions et de la Laïcité

de l’Université libre de Bruxelles

Anciennement « Le Figuier »

Numéro 4 ���

2014

Adresser les commandes à votre libraire ou directement à :

Pour la Belgique :

E.M.E. & InterCommunications s.p.r.l.

40, rue de Hanret

BE - 5380 Fernelmont

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Fax : 00[32]81.83 52 63

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Les trois premiers numéros de la revue annuelle de notre centre de recherches ont paru sous un titre à forte connotation symbolique : Le Figuier. Ce nom fait référence à l’arbre qui pousse dans notre jardin, tout en rendant hommage à une plante et un fruit qui sont lourds de sens dans plusieurs traditions religieuses et spirituelles. À l’avenir, notre Figuier continuera GH�V¶pSDQRXLU��PDLV�D¿Q�G¶HQ�DPpOLRUHU�OD�YLVLELOLWp��QRXV�DYRQV�GpFLGp�GH�le rebaptiser en Cahiers du CIERL à partir de ce numéro 4. Si celui-ci sort de presse avec beaucoup de retard, il n’en est pas moins à l’image de notre centre de recherches, varié et critique, diachronique et interdisciplinaire. Nous vous souhaitons une bonne lecture et nous donnons déjà rendez-vous pour le numéro 5 qui paraîtra au courant de l’année académique 2014-2015.

© E M E & InterCommunications, sprl, 2014, (B) - 1040 - Bruxelles - 5380 - Fernelmont.

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Cahiers du CIERL

Centre interdisciplinaire d’Étude des Religions et de la Laïcité

de l’Université libre de Bruxelles

Anciennement « Le Figuier »

Numéro 4 ���

2014

E M E

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Table des matières Éditorial Fabien NOBILIO et Michèle BROZE Religion et politique Le « danger musulman » au Congo belge et au Ruanda-Urundi Xavier LUFFIN

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique ». L’exemple de la République Islamique d’Iran

Majid GOLPOUR

Turcs, Grecs d’Anatolie et de Thrace au début du XXe siècle. Mémoires traumatiques, altérité et culture partagée

Isabelle DEPRET

Aspects du comparatisme La Bible hébraïque et l’hellénisme : questions de datation et

d’emprunts Philippe WAJDENBAUM

Le théâtre nô ou un détour paradigmatique susceptible d’éclairer

l’évangile de Jean Baudouin DECHARNEUX et Fabien NOBILIO

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Table des matières Éditorial Fabien NOBILIO et Michèle BROZE Religion et politique Le « danger musulman » au Congo belge et au Ruanda-Urundi Xavier LUFFIN

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique ». L’exemple de la République Islamique d’Iran

Majid GOLPOUR

Turcs, Grecs d’Anatolie et de Thrace au début du XXe siècle. Mémoires traumatiques, altérité et culture partagée

Isabelle DEPRET

Aspects du comparatisme La Bible hébraïque et l’hellénisme : questions de datation et

d’emprunts Philippe WAJDENBAUM

Le théâtre nô ou un détour paradigmatique susceptible d’éclairer

l’évangile de Jean Baudouin DECHARNEUX et Fabien NOBILIO

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Schopenhauer et le problème de la religion. Introduction aux sagesses extrême-orientales

Bruno FUNG

Varia La scientia Dei au Moyen Âge : de l’irrationalité absolue à

l’intellection immédiate d’une ratio rerum située dans les choses mêmes. Exploration de l’hypothèse d’une rationalité médiévale fruit d’une révolution intra-théologique

Anja VAN ROMPAEY

La Légion de l’Archange Michel, un Ordre chevaleresque et mystique ?

Olivier SANTAMARIA

Évolution des formes de financement des communautés religieuses Marc FELIS

Politiques psychanalytiques Fleur COURTOIS

Le régime belge de séparation Église/État : retour sur le Congrès

national Jean-Philippe SCHREIBER Introduction à la tradition manuscrite éthiopienne de l’évangile

de Marc. Édition et traduction du chapitre 1 Marc MALEVEZ Compte rendu du congrès annuel de la New Testament Society of

South Africa (NTSSA), tenu dans le cadre de la Joint Conference of Academic Societies in the Fields of Religion and Theology , du 22 au 26 juin 2009, à Stellenbosch (Afrique du Sud)

Alexandre D’HELT et Fabien NOBILIO

Éditorial

Fabien NOBILIO et Michèle BROZE, secrétaires de rédaction

L’étude des rapports entre religion et politique ainsi que les études bibliques constituent deux des axes de recherche les plus anciens du CIERL. Ceci ne signifie nullement que ce soient les seuls, mais cela explique peut-être que des recherches menées séparément s’articulent néanmoins de manière cohérente autour de ces axes. Ainsi, les trois premiers articles de ce volume relèvent de contextes aussi différents que ceux du Congo belge (X. Luffin), de la République islamique d’Iran (M. Golpour), de l’Anatolie et de la Thrace du début du XXe siècle (I. Depret), mais tous s’attachent à une religion, l’islam, et au tissu social dans lequel elle occupe une place plus ou moins importante en fonction des structures politiques. À travers l'exposé des faits et l’histoire des mentalités, c’est donc un ensemble de convergences thématiques qui s’offrent à la réflexion du lecteur.

Dans le même ordre d’idées, les trois articles suivants partent de la littérature biblique, mais forment au final une variation sur le comparatisme en philosophie de la religion. Les structures communes à des récits fondateurs de la Bible hébraïque et à des mythes grecs sont-elles d’ordre anthropologique, ou indiquent-elles un emprunt à circonscrire historiquement (Ph. Wajdenbaum) ? Dans les cas où toute influence culturelle doit être exclue, quel intérêt y a-t-il à passer par la culture de l’autre pour revenir sur le sens d’un texte tel que l’évangile de Jean (B. Decharneux et F. Nobilio) ? Comment se fait-il que des visions du monde aussi opposées que celles du bouddhisme et du christianisme aient pu susciter, dans le chef de Schopenhauer comme de nombre de nos contemporains, une image de Jésus comme bouddha juif (B. Fung) ? Autant de questions auxquelles ces articles n’apportent sans doute que des réponses provisoires…

La section de varia, qui participe d'une politique de publication fondamentale pour toutes les revues, n’est pas en reste. Une question précise de philosophie médiévale y est examinée sans perdre de vue le lien alors intime entre philosophie et religion (A. Van Rompaey). Un mouvement

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Xavier Luffin

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coutumier1. Loos, cité plus haut, propose lui aussi de faire quelques gestes envers les musulmans congolais : « [il faut] éviter des heurts et des froissements par le respect des convictions ; assurer chaque fois que des musulmans se trouvent en grand nombre au service de l’état ou des sociétés, la distribution d’une nourriture respectant les règles coranniques (sic) »2. Enfin, Young rappelle que l’hostilité diminua à l’égard des musulmans congolais lorsque, de 1954 à 1958, le ministère des Colonies fut géré par un anticlérical, le ministre libéral Auguste Buisseret, alors qu’auparavant et ensuite ce ministère était traditionnellement aux mains de la mouvance catholique3.

Conclusion En tout état de cause, l’islam n’a finalement pas joué le rôle de

détonateur de rébellions et d’opposition en Afrique centrale, comme le pensaient les observateurs que nous avons cités plus haut, ni pendant la période coloniale, ni après. Il semble qu’en réalité, la crainte de la progression de l’islam était presqu’exclusivement liée à l’obstacle qu’il représentait dans le programme d’évangélisation de la population des colonies belges. Si cette crainte était partagée par la majorité, quelques individus envisagèrent toutefois la situation de manière plus modérée, voire favorable, notamment ceux qui, comme l’orientaliste Armand Abel, avaient une réelle connaissance de la culture arabo-musulmane, ce qui faisait défaut à la plupart des autres observateurs.

Souvent aussi, cette crainte était paradoxalement mêlée à une sorte d’admiration – franche au XIXe siècle, plus modérée par la suite – les musulmans et en particulier les musulmans d’origine arabe jouissant d’une meilleure place dans l’échelle raciste des valeurs de l’époque, leur monothéisme et leurs habitudes culturelles les plaçant nettement au-dessus des Africains animistes considérés comme primitifs.

1 Armand Abel, op. cit., p. 44. 2 J. Loos, op. cit., p. 400. 3 C. Young, op. cit., p. 22.

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique »

L’exemple de la République Islamique d’Iran Majid GOLPOUR, Collaborateur scientifique au CIERL, ULB

Introduction Toute une série de gouvernements à travers le monde se

disent « islamiques ». Ils assurent tirer leur légitimité d’une conformité entre leur gouvernement et ses principes et celui qui aurait été celui de la première communauté musulmane. Notre article tente de démontrer toute la fragilité de cette filiation1. La question de la légitimité islamique constitue une problématique millénaire dont l’origine remonte au décès du Prophète. Elle s’articule principalement autour de deux crises qui ont traversé toute l’histoire de l’Islam : la crise de l’identité communautaire, qui en s’intensi-fiant perdure jusqu'à nos jours, et la crise de la légitimité politique, qui reste un problème toujours insoluble aujourd’hui. Dès l'an 632, sur la base d'une question simple, mais fondamentale : « Qui sera le successeur légitime du Prophète ? », toute une longue série de problèmes philosophiques, métaphysiques et moraux se sont posés en rapport avec la nature même du

1 Nous résumons dans cet article un aspect de notre thèse préparée sous la direction de Bernard Valade et défendue à l’Université de Paris V Sorbonne, sous la présidence de Jean Bauberot et ayant pour titre : « Aux racines sociologiques de la légitimité islamique ».

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Majid Golpour

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pouvoir islamique. S’agit-il d’un pouvoir moral, spirituel ou purement politique ? Posée au fil du temps, cette question est venue complexifier les critères de la validité et de la « source » de la légitimation de l’autorité en Islam. Cette problématique continue aujourd’hui à diviser la communauté musulmane sur la question de la « gouvernance ». Elle réactualise en même temps, de façon aigüe, les problèmes non résolus du temps passé : le sens réel de la légitimité et la vraie nature du pouvoir des successeurs du Prophète Muhammad.

Dans cette discussion, nous nous proposons de décomposer et clarifier le plus objectivement possible tous ces éléments enchevêtrés, classant les points cardinaux de notre problématique suivant un triple éclairage historique, théologico-juridique et politique contemporain.

Sur le plan historique L’idée inaugurale de légitimité islamique se fonde sur le modèle de

l'autorité souveraine du Prophète de l’Islam qui établit l'autorité spirituelle et incarne ainsi le pouvoir sacré. Stricto sensu, la légitimité islamique ne se fonde que sur le pouvoir spirituel du Prophète, sur les « choses sacrées ». Le fait cardinal est qu’à l’origine, surtout dans le passage de l’état virtuel à l’état réel, la légitimité islamique n’avait nul discours politique, reposant alors uniquement sur la nature de « l’État médinois » propageant des « valeurs sacrées » (622-631). L’autorité prophétique de Muhammad ne s'engage que dans le contexte religieux de son époque et sur les valeurs sacrées de ses révélations, mettant la véracité du contenu céleste de cette réalité – métaphysique – révélée comme seul et principal enjeu de sa légitimité. Cette dimension sacrée de la légitimité islamique qui s’étendra sur toute la période de l'autorité souveraine et infaillible du Prophète dans ce domaine spécifique de gouvernance spirituelle, ne durera pas pour autant. Elle disparaîtra dès le décès de ce dernier (632), ouvrant la période de crise de succession – Fitna, qui signifie la discorde, qui intervient lors d’une révolte contre un dirigeant légitime (la Grande Fitna s’est produite en 661), marquant ainsi le début de la crise islamique. Depuis lors, la question de la légitimité du successeur reste ouverte et devient le sujet de multiples métamorphoses, suivant la multiplication infinie des innombrables tendances et branches en Islam (jusqu’à plus de 400 groupes de nos jours).

Sur le plan théologico-juridique En l’absence d’autorité suprême, incontestée et acceptée par toutes les

branches, et ce dès le début de la période des califats, l’essentiel de la rationalité (principes juridico-théologiques) de la légitimité islamique se

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique »

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fonde sur la confusion plus ou moins volontaire entre les notions de légitimité divine et de légalité rationnelle, s’appuyant sur le « label » de la Chari’a –Loi Divine – et de la « Sunna » – Tradition originelle – qui rappelait les valeurs venant de Dieu et du Prophète. Les raisonnements légalo-juridiques ainsi « légitimés » se nourrissent de la confusion historique entre la Chari’a céleste, non écrite, et le fiqh – « droit islamique » – terrestre qui va se codifier graduellement, notamment durant les deux premiers siècles. C’est ainsi que, à chaque époque distincte et sans aucune solution de continuité, on verra émerger diverses interprétations dans le mode de désignation d'un « successeur » du Prophète. Le fait singulier de cette période post-Mohammadienne est qu’il n’existe aucune définition singulière de la Chari’a. Celle-ci va donc être interprétée à l’envi par les multiples écoles théologiques du fiqh. Dès la période des grands califes et sultans, la fonction de légitimation du pouvoir politique sera remplie par la mise en place de tout un arsenal juridique des différentes écoles théologiques. La politique – au sens temporel et séculier du terme – se superposera à la réalité spirituelle, créant une imbrication permanente du politique et du religieux, nœud gordien désormais de toute l’histoire de l’Islam. À la recherche du modèle idéal d’origine, puisant dans leurs sources (Coran, hadiths, qiyas et ijmaâs), les ulémas et fuqahas, impuissants à reproduire ce modèle non renouvelable – et non renouvelé – et légitime de la souveraineté prophétique, sur le plan politique, ne cesseront de spéculer par les argumentations sur le modèle sacré originel. La légitimité islamique devient alors conformité à la loi mise en vigueur par des savants religieux qui prétendent appliquer la Chari’a et les lois divines mais n’en appliquent en réalité que leur propre interprétation. Vidée de son sens originel, la Chari’a, qui comme la voie spirituelle inspirée par le prophète devait guider les comportements spirituels des musulmans, se transforme en « loi fondamentale d'ordonnancement juridique » (comme les articles des différentes « constitutions musulmanes », interprétés suivant les jurisprudences sunnites ou chi’ites du fiqh).

Sur le plan politique contemporain L’idée contemporaine de légitimité islamique se réduit ainsi à la

« simple croyance » en la légalité des principes juridico-théologiques interprétés par les fuqahas, appelés « lois islamiques ». Nul besoin donc de tirer sa légitimité d’une source sacrée ou infaillible. Désormais, le gouvernement sera légitimé au nom de la Chari’a s’il est fondé selon les principes fixés par les fuqahas suivant leur prescriptions concrètes et formellement établies dans l’écriture des constitutions des pays musulmans. Concernant ce mode de fonctionnement et son mécanisme subtil et sophistiqué, nous allons prendre l’exemple de la République Islamique d’Iran (R.I.I.) qui illustre parfaitement, à notre avis, l’objet et les conditions

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pouvoir islamique. S’agit-il d’un pouvoir moral, spirituel ou purement politique ? Posée au fil du temps, cette question est venue complexifier les critères de la validité et de la « source » de la légitimation de l’autorité en Islam. Cette problématique continue aujourd’hui à diviser la communauté musulmane sur la question de la « gouvernance ». Elle réactualise en même temps, de façon aigüe, les problèmes non résolus du temps passé : le sens réel de la légitimité et la vraie nature du pouvoir des successeurs du Prophète Muhammad.

Dans cette discussion, nous nous proposons de décomposer et clarifier le plus objectivement possible tous ces éléments enchevêtrés, classant les points cardinaux de notre problématique suivant un triple éclairage historique, théologico-juridique et politique contemporain.

Sur le plan historique L’idée inaugurale de légitimité islamique se fonde sur le modèle de

l'autorité souveraine du Prophète de l’Islam qui établit l'autorité spirituelle et incarne ainsi le pouvoir sacré. Stricto sensu, la légitimité islamique ne se fonde que sur le pouvoir spirituel du Prophète, sur les « choses sacrées ». Le fait cardinal est qu’à l’origine, surtout dans le passage de l’état virtuel à l’état réel, la légitimité islamique n’avait nul discours politique, reposant alors uniquement sur la nature de « l’État médinois » propageant des « valeurs sacrées » (622-631). L’autorité prophétique de Muhammad ne s'engage que dans le contexte religieux de son époque et sur les valeurs sacrées de ses révélations, mettant la véracité du contenu céleste de cette réalité – métaphysique – révélée comme seul et principal enjeu de sa légitimité. Cette dimension sacrée de la légitimité islamique qui s’étendra sur toute la période de l'autorité souveraine et infaillible du Prophète dans ce domaine spécifique de gouvernance spirituelle, ne durera pas pour autant. Elle disparaîtra dès le décès de ce dernier (632), ouvrant la période de crise de succession – Fitna, qui signifie la discorde, qui intervient lors d’une révolte contre un dirigeant légitime (la Grande Fitna s’est produite en 661), marquant ainsi le début de la crise islamique. Depuis lors, la question de la légitimité du successeur reste ouverte et devient le sujet de multiples métamorphoses, suivant la multiplication infinie des innombrables tendances et branches en Islam (jusqu’à plus de 400 groupes de nos jours).

Sur le plan théologico-juridique En l’absence d’autorité suprême, incontestée et acceptée par toutes les

branches, et ce dès le début de la période des califats, l’essentiel de la rationalité (principes juridico-théologiques) de la légitimité islamique se

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fonde sur la confusion plus ou moins volontaire entre les notions de légitimité divine et de légalité rationnelle, s’appuyant sur le « label » de la Chari’a –Loi Divine – et de la « Sunna » – Tradition originelle – qui rappelait les valeurs venant de Dieu et du Prophète. Les raisonnements légalo-juridiques ainsi « légitimés » se nourrissent de la confusion historique entre la Chari’a céleste, non écrite, et le fiqh – « droit islamique » – terrestre qui va se codifier graduellement, notamment durant les deux premiers siècles. C’est ainsi que, à chaque époque distincte et sans aucune solution de continuité, on verra émerger diverses interprétations dans le mode de désignation d'un « successeur » du Prophète. Le fait singulier de cette période post-Mohammadienne est qu’il n’existe aucune définition singulière de la Chari’a. Celle-ci va donc être interprétée à l’envi par les multiples écoles théologiques du fiqh. Dès la période des grands califes et sultans, la fonction de légitimation du pouvoir politique sera remplie par la mise en place de tout un arsenal juridique des différentes écoles théologiques. La politique – au sens temporel et séculier du terme – se superposera à la réalité spirituelle, créant une imbrication permanente du politique et du religieux, nœud gordien désormais de toute l’histoire de l’Islam. À la recherche du modèle idéal d’origine, puisant dans leurs sources (Coran, hadiths, qiyas et ijmaâs), les ulémas et fuqahas, impuissants à reproduire ce modèle non renouvelable – et non renouvelé – et légitime de la souveraineté prophétique, sur le plan politique, ne cesseront de spéculer par les argumentations sur le modèle sacré originel. La légitimité islamique devient alors conformité à la loi mise en vigueur par des savants religieux qui prétendent appliquer la Chari’a et les lois divines mais n’en appliquent en réalité que leur propre interprétation. Vidée de son sens originel, la Chari’a, qui comme la voie spirituelle inspirée par le prophète devait guider les comportements spirituels des musulmans, se transforme en « loi fondamentale d'ordonnancement juridique » (comme les articles des différentes « constitutions musulmanes », interprétés suivant les jurisprudences sunnites ou chi’ites du fiqh).

Sur le plan politique contemporain L’idée contemporaine de légitimité islamique se réduit ainsi à la

« simple croyance » en la légalité des principes juridico-théologiques interprétés par les fuqahas, appelés « lois islamiques ». Nul besoin donc de tirer sa légitimité d’une source sacrée ou infaillible. Désormais, le gouvernement sera légitimé au nom de la Chari’a s’il est fondé selon les principes fixés par les fuqahas suivant leur prescriptions concrètes et formellement établies dans l’écriture des constitutions des pays musulmans. Concernant ce mode de fonctionnement et son mécanisme subtil et sophistiqué, nous allons prendre l’exemple de la République Islamique d’Iran (R.I.I.) qui illustre parfaitement, à notre avis, l’objet et les conditions

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spécifiques d’une telle légitimation : croyance absolue en des valeurs idéologiques prédéterminées par des faqihs dans sa Constitution et interdiction de toute forme d'interrogation sur ces « fondements islamiques ».

Ce type très en vogue de légitimité islamique qui se basera sur une construction normative, à partir de toute une série de présuppositions et d’argumentations selon les intérêts du moment, ne visera que la redéfinition des rapports entre le gouvernement et l’Islam – sous le simple prétexte de l’application de la Chari’a, des lois divines, présupposées supérieures aux lois humaines, au profit des acteurs islamistes ou religieux. Mais, néanmoins, faire de la Chari’a la clé explicative de la supériorité de la légitimité politique présente un réel danger et constitue le paradigme des islamistes. L’erreur est lourde de conséquences : du temps du prophète Mohammad, la Chari’a ne s’est jamais laissée ni systématiser, ni codifier… Dans ce cas, sa version originale n’existe pas !

Les fondamentaux de cette légitimité tant revendiquée par les mouvances fondamentalistes nous révèlent la fragilité même de leurs bases, sources et ressources. Ceci explique d’ailleurs la montée en puissance des rhétoriciens islamistes dont les discours spéculatifs et offensifs essaient d'instrumentaliser savamment tous les signes et symboles métaphysiques de l’islam originel, sans rapport avec leur propre motivation politique.

Voilà donc ce qui fait aujourd’hui de la légitimité islamique le sujet de multiples considérations et un sujet de plus en plus confus et ambigu, sinon incohérent, car à l’origine cette notion se référait au concept sacré de la souveraineté du Prophète Muhammad qui se transforme en une notion purement politique.

Ainsi concernés par l’analyse de toutes les prétentions, revendications ou nouvelles formes de domination politique à travers les idéologies religieuses qu’un leader ou un parti politico-religieux met en avant au nom d’une légitimité islamique, nous proposons un premier repérage des éléments fondamentaux – doctrines, normes, principes et valeurs – suivant un double éclairage, à la fois sur le plan historique mais aussi épistémologique. Pour pouvoir dégager sous cet angle le critère objectif de ce terme si complexe dans les pages à suivre, nous proposons de revenir sur son origine et de nous arrêter sur ses moments fondateurs, ce qui va nous permettre par la suite de nous préparer, à travers l’étude de ses métamorphoses de nature et de forme, si considérables, à examiner avec plus de rigueur, ses sources et ressources – leur validité ou pas – et de suivre correctement et selon sa propre prétendue cohérence, le caractère infondé de l’évolution du fiqh, qui a, selon nous, desservi la question de la légitimité, et en même temps nous révèle les racines historiques les plus profondes de la « Crise de l’Islam ». Suivant cette mise en perspective historique et l’éclaircissement de ces notions centrales à la légitimité islamique, nous nous arrêterons un court instant pour conclure sur le mécanisme et les conditions de cette légitimité qui ont été fixés par les

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique »

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fuqahas en Iran selon un processus de légitimation des plus complexes et des plus problématiques, ce qui reflète le caractère contraignant de la primauté absolue des choix et décisions des fuqahas sur le peuple iranien.

L’Origine de la légitimité islamique (ses changements de forme et de nature) Avant de pouvoir ressortir et classer les éléments fondamentaux –

valeurs, principes divins, normes juridiques, doctrines théologiques, etc. – qui ont influé au nom de l’islam sur la légitimité d'un pouvoir politique, assignant ainsi à l’action politique un « justificatif » surnaturel, et la « référence suprême » venant d’un ordre supérieur « islam », il est indispensable de pouvoir correctement cerner son bien fondé, d’en décrypter la première signification, et d’en dégager le critère objectif. La notion même d’islam (qui à son origine propagea l’idée réformatrice de « Salam » – la paix et le salut de l’âme à travers une soumission volontaire et apaisante, à la réalité Divine), est une tradition religieuse révélée, certes, mais une tradition rapidement métamorphosée, que nous proposons de suivre au même rythme que sa pluralité manifestée1.

Au préalable, il nous faut donc préciser la nature de la légitimité islamique dans les moments de sa fondation – islam originel – et décrypter son contenu positif (l’épistémologie du sacré). Le nœud du problème ainsi correctement posé, nous privilégierons un examen rétrospectif afin d’approfondir, pour autant qu’elles existent, les sources traditionnelles sur lesquelles s’appuiera cette légitimité. Cela est d’autant plus à vérifier que, dans les procédés rhétoriques des « islamistes », leur « légitimité islamique » est présentée comme l’apogée d’un processus historique enraciné dans l’origine même de l’islam.

Commençons donc par le commencement. À son début, au temps du Prophète Muhammad, suffisait le bay’a2 qui, comme un acte délibéré

1 « D’une manière générale, nous avons tendance à exagérer le caractère unitaire de l’islam… l’islam n’est pas un. Ce n’est pas le dénigrer que de le constater mais au contraire mettre l’accent sur sa pluralité. L’islam en effet, dès la mort du Prophète, a commencé de se ramifier en un certain nombre de partis, de factions ou de tendances, non pas de sectes à proprement parler, mais en un certain nombre de familles spirituelles ou d’écoles, qui se sont souvent combattues plus ou moins vivement mais qui ne se sont pas moins définies les unes en fonction des autres. », Henri Laoust, Comment définir le Sunnisme et le Chiisme, Paris, Geuthner, 1985, p. 9-10. 2 « Terme arabe désignant l’engagement par lequel une personne reconnaît l’autorité d’une autre. Cette reconnaissance se traduit par la prononciation d’une formule accompagnée d’une poignée de main. Ce rituel de la bay’a fut mis en pratique pour les serments prêtés à Muhammad par ses premiers adeptes ; il fut ensuite observé pour les serments d’allégeance qui accompagnaient l’accession au trône des nouveaux

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spécifiques d’une telle légitimation : croyance absolue en des valeurs idéologiques prédéterminées par des faqihs dans sa Constitution et interdiction de toute forme d'interrogation sur ces « fondements islamiques ».

Ce type très en vogue de légitimité islamique qui se basera sur une construction normative, à partir de toute une série de présuppositions et d’argumentations selon les intérêts du moment, ne visera que la redéfinition des rapports entre le gouvernement et l’Islam – sous le simple prétexte de l’application de la Chari’a, des lois divines, présupposées supérieures aux lois humaines, au profit des acteurs islamistes ou religieux. Mais, néanmoins, faire de la Chari’a la clé explicative de la supériorité de la légitimité politique présente un réel danger et constitue le paradigme des islamistes. L’erreur est lourde de conséquences : du temps du prophète Mohammad, la Chari’a ne s’est jamais laissée ni systématiser, ni codifier… Dans ce cas, sa version originale n’existe pas !

Les fondamentaux de cette légitimité tant revendiquée par les mouvances fondamentalistes nous révèlent la fragilité même de leurs bases, sources et ressources. Ceci explique d’ailleurs la montée en puissance des rhétoriciens islamistes dont les discours spéculatifs et offensifs essaient d'instrumentaliser savamment tous les signes et symboles métaphysiques de l’islam originel, sans rapport avec leur propre motivation politique.

Voilà donc ce qui fait aujourd’hui de la légitimité islamique le sujet de multiples considérations et un sujet de plus en plus confus et ambigu, sinon incohérent, car à l’origine cette notion se référait au concept sacré de la souveraineté du Prophète Muhammad qui se transforme en une notion purement politique.

Ainsi concernés par l’analyse de toutes les prétentions, revendications ou nouvelles formes de domination politique à travers les idéologies religieuses qu’un leader ou un parti politico-religieux met en avant au nom d’une légitimité islamique, nous proposons un premier repérage des éléments fondamentaux – doctrines, normes, principes et valeurs – suivant un double éclairage, à la fois sur le plan historique mais aussi épistémologique. Pour pouvoir dégager sous cet angle le critère objectif de ce terme si complexe dans les pages à suivre, nous proposons de revenir sur son origine et de nous arrêter sur ses moments fondateurs, ce qui va nous permettre par la suite de nous préparer, à travers l’étude de ses métamorphoses de nature et de forme, si considérables, à examiner avec plus de rigueur, ses sources et ressources – leur validité ou pas – et de suivre correctement et selon sa propre prétendue cohérence, le caractère infondé de l’évolution du fiqh, qui a, selon nous, desservi la question de la légitimité, et en même temps nous révèle les racines historiques les plus profondes de la « Crise de l’Islam ». Suivant cette mise en perspective historique et l’éclaircissement de ces notions centrales à la légitimité islamique, nous nous arrêterons un court instant pour conclure sur le mécanisme et les conditions de cette légitimité qui ont été fixés par les

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fuqahas en Iran selon un processus de légitimation des plus complexes et des plus problématiques, ce qui reflète le caractère contraignant de la primauté absolue des choix et décisions des fuqahas sur le peuple iranien.

L’Origine de la légitimité islamique (ses changements de forme et de nature) Avant de pouvoir ressortir et classer les éléments fondamentaux –

valeurs, principes divins, normes juridiques, doctrines théologiques, etc. – qui ont influé au nom de l’islam sur la légitimité d'un pouvoir politique, assignant ainsi à l’action politique un « justificatif » surnaturel, et la « référence suprême » venant d’un ordre supérieur « islam », il est indispensable de pouvoir correctement cerner son bien fondé, d’en décrypter la première signification, et d’en dégager le critère objectif. La notion même d’islam (qui à son origine propagea l’idée réformatrice de « Salam » – la paix et le salut de l’âme à travers une soumission volontaire et apaisante, à la réalité Divine), est une tradition religieuse révélée, certes, mais une tradition rapidement métamorphosée, que nous proposons de suivre au même rythme que sa pluralité manifestée1.

Au préalable, il nous faut donc préciser la nature de la légitimité islamique dans les moments de sa fondation – islam originel – et décrypter son contenu positif (l’épistémologie du sacré). Le nœud du problème ainsi correctement posé, nous privilégierons un examen rétrospectif afin d’approfondir, pour autant qu’elles existent, les sources traditionnelles sur lesquelles s’appuiera cette légitimité. Cela est d’autant plus à vérifier que, dans les procédés rhétoriques des « islamistes », leur « légitimité islamique » est présentée comme l’apogée d’un processus historique enraciné dans l’origine même de l’islam.

Commençons donc par le commencement. À son début, au temps du Prophète Muhammad, suffisait le bay’a2 qui, comme un acte délibéré

1 « D’une manière générale, nous avons tendance à exagérer le caractère unitaire de l’islam… l’islam n’est pas un. Ce n’est pas le dénigrer que de le constater mais au contraire mettre l’accent sur sa pluralité. L’islam en effet, dès la mort du Prophète, a commencé de se ramifier en un certain nombre de partis, de factions ou de tendances, non pas de sectes à proprement parler, mais en un certain nombre de familles spirituelles ou d’écoles, qui se sont souvent combattues plus ou moins vivement mais qui ne se sont pas moins définies les unes en fonction des autres. », Henri Laoust, Comment définir le Sunnisme et le Chiisme, Paris, Geuthner, 1985, p. 9-10. 2 « Terme arabe désignant l’engagement par lequel une personne reconnaît l’autorité d’une autre. Cette reconnaissance se traduit par la prononciation d’une formule accompagnée d’une poignée de main. Ce rituel de la bay’a fut mis en pratique pour les serments prêtés à Muhammad par ses premiers adeptes ; il fut ensuite observé pour les serments d’allégeance qui accompagnaient l’accession au trône des nouveaux

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d’obéissance, de « soumission », constituait à lui seul le fondement même du pouvoir du prophète en islam.

Or, bay’a – le serment de fidélité, liant la « umma » la communauté religieuse à son Prophète – peut être considéré comme le premier acte fondateur de la communauté. C’est un « contrat d'allégeance » entre le Prophète et sa communauté religieuse. Il s’agit là d'un acte plutôt méta-politique considérant le Prophète comme « l’ayant droit », car connaisseur des « lois divines » et porteur des « révélations » qui lui ont apporté son autorité supérieure, comme un prophète, dans ce domaine métaphysique et divin. Ici, la figure d'autorité, loin de toute structure hiérarchique des castes religieuses, va s’appuyer exclusivement sur la confiance et la foi religieuse de sa communauté, sur la sincérité de son témoignage, sur son expérience et sur sa parole divine et vraie1. Nous vivons le libre consentement d'une communauté entière qui garde en elle le souci de véracité et l’aspiration à la vérité absolue et qui se réunit au nom de ces principes autour d'un prophète. Ce qui pourrait retenir l’attention est le fait que cette expérience du sacré se réalisa sans besoin de recourir à un « texte » quel qu'il soit, pas plus d'ailleurs qu’à une quelconque tradition locale. Ce sont ces informations révélées et les valeurs de cette expérience si soudaine du Mi’irâj2 (ascension spirituelle) qui deviendront elles-mêmes formatrices de la tradition islamique. L’histoire de l’Islam des origines ne s'est écrite que dans la pure réalité métaphysique, à l’image même du livre sacré, le Qo’rân, œuvre de l’esprit, qui ne s’est composé qu’oralement et n’existait que dans les récitations de ses paroles prophétiques. Nous sommes loin des temps de formation des dogmes car, pour l’islam originel, les wahy (suggestions, inspirations, visions et expériences divines reçues directement dans la conscience et à l’intérieur de soi) seront les seules sources et ressources et traceront la voie pour la

califes et qui servaient à valider leur désignation », Janie Sourdel, Dominique Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, PUF, 1996, p. 146. 1 Paul Nwyia, parlant de la sublimation de Mohammad dans la conscience de ses adeptes, écrit : « Cette idéalisation a une histoire qui mériterait d’être étudiée pour elle-même ; depuis le « fatras de folklore matérialiste des Hashwiyya jusqu’à l’introspection des mystiques » qui tentèrent de reconstruire, « en leur for intérieur, l’état mental de Mahomet, en cet instant solennel « (c’est-à-dire l’ascension céleste), il y a un cheminement long et progressif dont les moments décisifs retracent le mouvement de la conscience musulmane oscillant entre les exigences d’un monothéisme absolu et le besoin d’une médiation comblant le vide infini qui sépare Dieu et l’homme », J.E. Bencheikh, Le voyage nocturne de Mahomet, Paris, Imprimerie Nationale, 1988, Exégèse coranique, p. 91. 2 Le Prophète Mohammad, grâce à ses expériences mystiques durant les années 610-613 et dont l’ apogée est son « ascension céleste » – qui signifie Mi’irâj, a pu parfaire les multiples étapes de son voyage initiatique et d’atteindre le « but suprême jusqu’au septième Ciel » – au pied du trône de Dieu – où il fut désormais « admis à la contemplation extatique de l’Essence divine », réalisant ainsi le non réalisable, à savoir Islam: la vision même de Dieu (ro’yat).

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique »

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première communauté de l’islam. À ce niveau de notre analyse, il est important que soit souligné que, durant les différentes périodes de 610 à 613 (propres à l’expérience du Mi’irâj) et de 613 à 622 (début de la prédication publique), voire même après 622 (émigration à Médine), le Prophète ne parlait à ses proches de l’islam lors de ses prédications « publiques » qu’en termes de sa propre expérience spirituelle, combinaison de visions célestes et de révélations de l’ange Gabriel1.

Loin des visées politiques, il a pu établir comme incontestée son autorité naturelle admise par sa communauté, jouissant d’une légitimité fondée sur les valeurs sacrées révélées. Il bouleverse les idées de son milieu, la réforme religieuse du Prophète Muhammad plaidant pour les « idées modernes » à l’époque de l’unicité divine et de l’indivisibilité d'un Dieu Unique, qui n’ambitionne que la fin de l’idolâtrie, en attaquant clairement et frontalement toutes les idées superstitieuses sur l’Esprit et sur Dieu en ce premier siècle de l’hégire. La fonction du Prophète (nabi), messager de Dieu (rasul) est alors de transmettre des révélations (wahy) divines à un public qui grandissait de jour en jour. Il a signé la période qualifiée d’Âge d’Or de l’Islam ou période de la Révélation qui sera celle où l’on va tenter de résumer toute la divinité en un seul Allah à partir des informations révélatrices de la transcendance de Dieu.

Les informations correspondant à cette période de l’islam originel démentent largement les « interprétations islamistes » réduisant l’enseigne-ment spirituel donné par le Prophète à des pratiques militaires avec des visées politiques ou servant à une obéissance inconditionnelle purement idéologique. L’essentiel de ces enseignements aura pour but de réaliser « aslama » ou comment devenir musulman. Comme Jean Baechler nous le rappelle : « À qui ne considère que le Coran, il apparaît que ces dévelop-pements historiques et idéologiques lui sont étrangers. À part un nombre très limité de versets prescrivant des pratiques relevant davantage des mœurs, le Coran ignore ces considérations, pour se concentrer sur un message exclusivement religieux et sur la mobilisation d'énergie psychique et sociale à son service »2.

Cela dit, l’autorité souveraine et religieuse de la période moham-madienne est considérée à tort comme un type de « gouvernement politique », car ici le « caractère sacré » et la « sainteté » – des conditions spirituelles de ses révélations prophétiques, ont rendu légitime cette souveraineté prophétique. Nous ne saurions pour autant accréditer la thèse qui présente l’islam à la fois comme religion et comme État (din wa-dwla),

1 Mircea Eliade, Charles J. Adams, The Encyclopaedia of Religion, New York, Macmillan Publishing Company, vol. 10, 1987, p. 143. 2 Jean Baechler, L’Islam, la démocratie et l’Asie antérieure, dans Commentaire, été 1999, n°86.

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d’obéissance, de « soumission », constituait à lui seul le fondement même du pouvoir du prophète en islam.

Or, bay’a – le serment de fidélité, liant la « umma » la communauté religieuse à son Prophète – peut être considéré comme le premier acte fondateur de la communauté. C’est un « contrat d'allégeance » entre le Prophète et sa communauté religieuse. Il s’agit là d'un acte plutôt méta-politique considérant le Prophète comme « l’ayant droit », car connaisseur des « lois divines » et porteur des « révélations » qui lui ont apporté son autorité supérieure, comme un prophète, dans ce domaine métaphysique et divin. Ici, la figure d'autorité, loin de toute structure hiérarchique des castes religieuses, va s’appuyer exclusivement sur la confiance et la foi religieuse de sa communauté, sur la sincérité de son témoignage, sur son expérience et sur sa parole divine et vraie1. Nous vivons le libre consentement d'une communauté entière qui garde en elle le souci de véracité et l’aspiration à la vérité absolue et qui se réunit au nom de ces principes autour d'un prophète. Ce qui pourrait retenir l’attention est le fait que cette expérience du sacré se réalisa sans besoin de recourir à un « texte » quel qu'il soit, pas plus d'ailleurs qu’à une quelconque tradition locale. Ce sont ces informations révélées et les valeurs de cette expérience si soudaine du Mi’irâj2 (ascension spirituelle) qui deviendront elles-mêmes formatrices de la tradition islamique. L’histoire de l’Islam des origines ne s'est écrite que dans la pure réalité métaphysique, à l’image même du livre sacré, le Qo’rân, œuvre de l’esprit, qui ne s’est composé qu’oralement et n’existait que dans les récitations de ses paroles prophétiques. Nous sommes loin des temps de formation des dogmes car, pour l’islam originel, les wahy (suggestions, inspirations, visions et expériences divines reçues directement dans la conscience et à l’intérieur de soi) seront les seules sources et ressources et traceront la voie pour la

califes et qui servaient à valider leur désignation », Janie Sourdel, Dominique Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, PUF, 1996, p. 146. 1 Paul Nwyia, parlant de la sublimation de Mohammad dans la conscience de ses adeptes, écrit : « Cette idéalisation a une histoire qui mériterait d’être étudiée pour elle-même ; depuis le « fatras de folklore matérialiste des Hashwiyya jusqu’à l’introspection des mystiques » qui tentèrent de reconstruire, « en leur for intérieur, l’état mental de Mahomet, en cet instant solennel « (c’est-à-dire l’ascension céleste), il y a un cheminement long et progressif dont les moments décisifs retracent le mouvement de la conscience musulmane oscillant entre les exigences d’un monothéisme absolu et le besoin d’une médiation comblant le vide infini qui sépare Dieu et l’homme », J.E. Bencheikh, Le voyage nocturne de Mahomet, Paris, Imprimerie Nationale, 1988, Exégèse coranique, p. 91. 2 Le Prophète Mohammad, grâce à ses expériences mystiques durant les années 610-613 et dont l’ apogée est son « ascension céleste » – qui signifie Mi’irâj, a pu parfaire les multiples étapes de son voyage initiatique et d’atteindre le « but suprême jusqu’au septième Ciel » – au pied du trône de Dieu – où il fut désormais « admis à la contemplation extatique de l’Essence divine », réalisant ainsi le non réalisable, à savoir Islam: la vision même de Dieu (ro’yat).

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première communauté de l’islam. À ce niveau de notre analyse, il est important que soit souligné que, durant les différentes périodes de 610 à 613 (propres à l’expérience du Mi’irâj) et de 613 à 622 (début de la prédication publique), voire même après 622 (émigration à Médine), le Prophète ne parlait à ses proches de l’islam lors de ses prédications « publiques » qu’en termes de sa propre expérience spirituelle, combinaison de visions célestes et de révélations de l’ange Gabriel1.

Loin des visées politiques, il a pu établir comme incontestée son autorité naturelle admise par sa communauté, jouissant d’une légitimité fondée sur les valeurs sacrées révélées. Il bouleverse les idées de son milieu, la réforme religieuse du Prophète Muhammad plaidant pour les « idées modernes » à l’époque de l’unicité divine et de l’indivisibilité d'un Dieu Unique, qui n’ambitionne que la fin de l’idolâtrie, en attaquant clairement et frontalement toutes les idées superstitieuses sur l’Esprit et sur Dieu en ce premier siècle de l’hégire. La fonction du Prophète (nabi), messager de Dieu (rasul) est alors de transmettre des révélations (wahy) divines à un public qui grandissait de jour en jour. Il a signé la période qualifiée d’Âge d’Or de l’Islam ou période de la Révélation qui sera celle où l’on va tenter de résumer toute la divinité en un seul Allah à partir des informations révélatrices de la transcendance de Dieu.

Les informations correspondant à cette période de l’islam originel démentent largement les « interprétations islamistes » réduisant l’enseigne-ment spirituel donné par le Prophète à des pratiques militaires avec des visées politiques ou servant à une obéissance inconditionnelle purement idéologique. L’essentiel de ces enseignements aura pour but de réaliser « aslama » ou comment devenir musulman. Comme Jean Baechler nous le rappelle : « À qui ne considère que le Coran, il apparaît que ces dévelop-pements historiques et idéologiques lui sont étrangers. À part un nombre très limité de versets prescrivant des pratiques relevant davantage des mœurs, le Coran ignore ces considérations, pour se concentrer sur un message exclusivement religieux et sur la mobilisation d'énergie psychique et sociale à son service »2.

Cela dit, l’autorité souveraine et religieuse de la période moham-madienne est considérée à tort comme un type de « gouvernement politique », car ici le « caractère sacré » et la « sainteté » – des conditions spirituelles de ses révélations prophétiques, ont rendu légitime cette souveraineté prophétique. Nous ne saurions pour autant accréditer la thèse qui présente l’islam à la fois comme religion et comme État (din wa-dwla),

1 Mircea Eliade, Charles J. Adams, The Encyclopaedia of Religion, New York, Macmillan Publishing Company, vol. 10, 1987, p. 143. 2 Jean Baechler, L’Islam, la démocratie et l’Asie antérieure, dans Commentaire, été 1999, n°86.

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pour cette même raison évoquée, car d’après nous le fait du modèle de l’autorité souveraine du Prophète reste une exception non renouvelable, « Sceau des prophètes – celui qui clôt le cycle des prophètes », non extensible à d’autres périodes et non héréditaire. Comme souligné, à la fin de la période de la révélation et donc la fin de l’âge d’or de l’islam1, lorsque cesse l’influence directe du sacré, commença une situation d’exégèse, source d’interprétations diverses des textes sacrés. Désormais, en « islam » comme en judaïsme, ce sont les fuqahas qui proposent une législation, pas vraiment unifiée, mais un ensemble de commandements destinés à en constituer l’ossature sociale. Ce sont eux qui vont présenter les systèmes qu’ils ont élaborés comme l’expression même de la loi divine ; commence ainsi l’époque de tafsir ou commentaires des textes et de la théologie (kalam, usul-al-figh), pur produit du travail de ces théologiens2. Par cette « judaïsation de l’islam », le fiqh se donne des structures complexes et étendues, formant une source historique qui mêle les principes moraux et les systèmes politiques, la communauté religieuse et l’État, le commandement religieux et le droit. Mais le point le moins débattu reste le contenu de cette Chari’a, ainsi que la fonction et l’autorité même des fuqahas, d'autant plus que ces fuqahas se sont concentrés dès l’origine sur les questions plutôt marginalement traitées par le Coran. En réalité, ils ont davantage élaboré une série de jugements et de fatwa dans l’idée d’interpréter la Chari’a selon les

1 « De même que dans le passé, les juifs puis les chrétiens s’étaient divisés respectivement en 71 et 72 sectes, de même, à leur tour, les musulmans se diviseraient en 73 sectes ; […] dès le Ier siècle, oppositions de caractère politique, causes de guerre intestine (fitna). Impliquant généralement accusation de mécréance ou d’hérésie, et mettant aux prises Mu’tazilites, Naqqariyya, As’arites, Hanbalites, Karramiyya, etc... C’est enfin au sein de chaque parti ou école, une prolifération de sectes et de sous-sectes, qu’il s’agisse des Harigites, de la Chari’a, ou des écoles proprement théologiques, chacune se distinguant par une thèse (madhab, maqala) particulière ». Sharestani, Livre des religions et des sectes, tome II, traduction de M. Gimaut, G. Monnot, S. Jolivet, Leuven, Peeters/Unesco, 1993, p. 31. 2 « L’instauration du gouvernement de Dieu signifierait, dit-on, l’application exclusive et intégrale de sa loi… en analysant cette thèse, qu’elle est fortement influencée par des conceptions judaïques qui ont pénétré l’islam à travers ce qu’il est convenu d’appeler les isrâ’iliyyât. En effet, sur les cinq livres du Pentateuque (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome) que la tradition attribue à Moïse, les trois derniers comportent des règles de droit très précises. C’est en raison de ce caractère juridique très prononcé du Pentateuque que Moïse a été surnommé « le législateur ». De plus, le judaïsme s’est attaché spécialement aux relations entre les hommes (mu’âmalât), au point que le terme de sharî’a signifie, dans le judaïsme, ce champ du droit et la jurisprudence qui s’y attache, alors que son sens premier est, comme l’indique la racine sharî’a, la voie, le chemin tracé. À la différence de celle de Moïse, la prophétie de Muhammad est essentiellement d’ordre moral, et n’a qu’accessoirement une dimension juridique. […] Il y a là incontestablement une judaïcisation de l’islam, une déviation par rapport à la nature de la prophétie de Muhammad ». Muhammad Saïd al-Ashmawy, Richard Jacquemond, Islamisme contre l’islam, Paris, La Découverte, 1990, p. 30.

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besoins de leur contexte. Et toutes ces entreprises humainttes se sont substituées ou ont été considérées sans aucune nuance comme partie intégrante de la Chari’a, au point qu’aujourd’hui on entend par Chari’a essentiellement les références de la jurisprudence islamique (fiqh). Parler de la tradition sacrée et originale incarnant l’essentiel des valeurs vécues de l’islam mohammadien est une chose ; la confondre avec les traditions doctrinales et les récits théologico-juridiques qui ont tenté de la fixer sous l’autorité contestée des ulémas, avec toutes les controverses rencontrées par ce type de transmission sur le plan du contenu sacré de la tradition et celui de l’impossible transfert de l’autorité prophétique, en est une autre.

Il y a lieu en outre de préciser pour cette période originelle de l’islam, ce que nous entendons par le terme « pouvoir politique », d’autant plus qu’entre le pouvoir du Prophète au sens plein du terme et celui des autorités religieuses existent bien plus que des nuances. La négligence de ce fait historique induit de graves conséquences sur le plan théorique et propose un changement de paradigme majeur par une personnalisation et politisation de la légitimité islamique au service des fuqahas.

Le règne des Fuq’ahas D’après notre analyse, malgré l’insistance de la théologie musulmane

pour réduire l’islam à un « système légalo-théologique », la prédication du Prophète ne pouvait avoir comme but une législation, car lui-même était la « Chari’a » – la « Voie » à suivre. Son autorité spécifique venait selon lui d’Allah et ne dépendait pas d’un pouvoir législatif. Ce n’est pas par une nouvelle législation, exercée en dehors du système légal de l’époque, qu’elle allait se confirmer comme le fondateur de l’islam. Ces soi-disant « lois islamiques » n’apparaissent que des siècles plus tard et ne sont que des œuvres doctrinales des fuqahas-théologiens-juristes. D’ailleurs, comme exemple de bay’a, pour que « l’agir humain » poursuive dans cette période « son idéal » transcendantal, nul besoin d’une telle fixation législative.1 Preuve à l’appui, lorsque l’on se réfère au Coran à ce sujet, les versets

1 J. Schacht donne une précieuse précision à ce sujet : « Mahomet était apparu à la Mecque comme un réformateur religieux, et il protestait vigoureusement lorsque ses concitoyens païens le considéraient seulement comme un devin (kâhin) parmi d’autres. En raison de son autorité personnelle, il fut invité à Médine pour arbitrer une querelle de tribus et, en tant que prophète, il devint le législateur d’une nouvelle société, construite sur des bases religieuses : la communauté des croyants, qui devait remplacer la société tribale arabe, ce qu’elle commença immédiatement […] ». Joseph Schacht, L’introduction au droit musulman, Paris, Maisonneuve et Larose, 1994, p. 21.

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pour cette même raison évoquée, car d’après nous le fait du modèle de l’autorité souveraine du Prophète reste une exception non renouvelable, « Sceau des prophètes – celui qui clôt le cycle des prophètes », non extensible à d’autres périodes et non héréditaire. Comme souligné, à la fin de la période de la révélation et donc la fin de l’âge d’or de l’islam1, lorsque cesse l’influence directe du sacré, commença une situation d’exégèse, source d’interprétations diverses des textes sacrés. Désormais, en « islam » comme en judaïsme, ce sont les fuqahas qui proposent une législation, pas vraiment unifiée, mais un ensemble de commandements destinés à en constituer l’ossature sociale. Ce sont eux qui vont présenter les systèmes qu’ils ont élaborés comme l’expression même de la loi divine ; commence ainsi l’époque de tafsir ou commentaires des textes et de la théologie (kalam, usul-al-figh), pur produit du travail de ces théologiens2. Par cette « judaïsation de l’islam », le fiqh se donne des structures complexes et étendues, formant une source historique qui mêle les principes moraux et les systèmes politiques, la communauté religieuse et l’État, le commandement religieux et le droit. Mais le point le moins débattu reste le contenu de cette Chari’a, ainsi que la fonction et l’autorité même des fuqahas, d'autant plus que ces fuqahas se sont concentrés dès l’origine sur les questions plutôt marginalement traitées par le Coran. En réalité, ils ont davantage élaboré une série de jugements et de fatwa dans l’idée d’interpréter la Chari’a selon les

1 « De même que dans le passé, les juifs puis les chrétiens s’étaient divisés respectivement en 71 et 72 sectes, de même, à leur tour, les musulmans se diviseraient en 73 sectes ; […] dès le Ier siècle, oppositions de caractère politique, causes de guerre intestine (fitna). Impliquant généralement accusation de mécréance ou d’hérésie, et mettant aux prises Mu’tazilites, Naqqariyya, As’arites, Hanbalites, Karramiyya, etc... C’est enfin au sein de chaque parti ou école, une prolifération de sectes et de sous-sectes, qu’il s’agisse des Harigites, de la Chari’a, ou des écoles proprement théologiques, chacune se distinguant par une thèse (madhab, maqala) particulière ». Sharestani, Livre des religions et des sectes, tome II, traduction de M. Gimaut, G. Monnot, S. Jolivet, Leuven, Peeters/Unesco, 1993, p. 31. 2 « L’instauration du gouvernement de Dieu signifierait, dit-on, l’application exclusive et intégrale de sa loi… en analysant cette thèse, qu’elle est fortement influencée par des conceptions judaïques qui ont pénétré l’islam à travers ce qu’il est convenu d’appeler les isrâ’iliyyât. En effet, sur les cinq livres du Pentateuque (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome) que la tradition attribue à Moïse, les trois derniers comportent des règles de droit très précises. C’est en raison de ce caractère juridique très prononcé du Pentateuque que Moïse a été surnommé « le législateur ». De plus, le judaïsme s’est attaché spécialement aux relations entre les hommes (mu’âmalât), au point que le terme de sharî’a signifie, dans le judaïsme, ce champ du droit et la jurisprudence qui s’y attache, alors que son sens premier est, comme l’indique la racine sharî’a, la voie, le chemin tracé. À la différence de celle de Moïse, la prophétie de Muhammad est essentiellement d’ordre moral, et n’a qu’accessoirement une dimension juridique. […] Il y a là incontestablement une judaïcisation de l’islam, une déviation par rapport à la nature de la prophétie de Muhammad ». Muhammad Saïd al-Ashmawy, Richard Jacquemond, Islamisme contre l’islam, Paris, La Découverte, 1990, p. 30.

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besoins de leur contexte. Et toutes ces entreprises humainttes se sont substituées ou ont été considérées sans aucune nuance comme partie intégrante de la Chari’a, au point qu’aujourd’hui on entend par Chari’a essentiellement les références de la jurisprudence islamique (fiqh). Parler de la tradition sacrée et originale incarnant l’essentiel des valeurs vécues de l’islam mohammadien est une chose ; la confondre avec les traditions doctrinales et les récits théologico-juridiques qui ont tenté de la fixer sous l’autorité contestée des ulémas, avec toutes les controverses rencontrées par ce type de transmission sur le plan du contenu sacré de la tradition et celui de l’impossible transfert de l’autorité prophétique, en est une autre.

Il y a lieu en outre de préciser pour cette période originelle de l’islam, ce que nous entendons par le terme « pouvoir politique », d’autant plus qu’entre le pouvoir du Prophète au sens plein du terme et celui des autorités religieuses existent bien plus que des nuances. La négligence de ce fait historique induit de graves conséquences sur le plan théorique et propose un changement de paradigme majeur par une personnalisation et politisation de la légitimité islamique au service des fuqahas.

Le règne des Fuq’ahas D’après notre analyse, malgré l’insistance de la théologie musulmane

pour réduire l’islam à un « système légalo-théologique », la prédication du Prophète ne pouvait avoir comme but une législation, car lui-même était la « Chari’a » – la « Voie » à suivre. Son autorité spécifique venait selon lui d’Allah et ne dépendait pas d’un pouvoir législatif. Ce n’est pas par une nouvelle législation, exercée en dehors du système légal de l’époque, qu’elle allait se confirmer comme le fondateur de l’islam. Ces soi-disant « lois islamiques » n’apparaissent que des siècles plus tard et ne sont que des œuvres doctrinales des fuqahas-théologiens-juristes. D’ailleurs, comme exemple de bay’a, pour que « l’agir humain » poursuive dans cette période « son idéal » transcendantal, nul besoin d’une telle fixation législative.1 Preuve à l’appui, lorsque l’on se réfère au Coran à ce sujet, les versets

1 J. Schacht donne une précieuse précision à ce sujet : « Mahomet était apparu à la Mecque comme un réformateur religieux, et il protestait vigoureusement lorsque ses concitoyens païens le considéraient seulement comme un devin (kâhin) parmi d’autres. En raison de son autorité personnelle, il fut invité à Médine pour arbitrer une querelle de tribus et, en tant que prophète, il devint le législateur d’une nouvelle société, construite sur des bases religieuses : la communauté des croyants, qui devait remplacer la société tribale arabe, ce qu’elle commença immédiatement […] ». Joseph Schacht, L’introduction au droit musulman, Paris, Maisonneuve et Larose, 1994, p. 21.

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législatifs sont assez peu nombreux1. Ici encore, il convient de distinguer l’absence de lois – dans le sens où elles constituent un système juridique – au profit de règles religieusement « légales », telles que les normes religieuses, morales et rituelles qui allaient permettre de consolider la religion naissante. Ainsi, « l’idéal islamique » affiché par la Chari’a du Prophète « restait d’ordre moral » et contenait la transmission des révélations et surtout les règles de comportement et les dispositions concernant les rites et les devoirs de culte2 qui allaient fixer les « hudûd – limites – », les normes morales du comportement d’une nouvelle communauté religieuse. Bref, il s’agissait de préceptes moraux et, dans ce sens, même s’ils veillaient au juridique, d’un point de vue occidental du terme, ils se limitaient au domaine du droit civil, à savoir aux problèmes d’héritage, de dettes, d’interdictions alimentaires, de dispositions sur le mariage, d’aumône, etc., et pour des circonstances strictement individuelles où l’on sollicitait le Prophète pour son arbitrage moral « hakam », afin de mettre fin à un conflit ou à un litige.

Arrivé à ce point capital, il faut souligner que la notion « métajuridique » d'autorité prophétique ne survivra pas longtemps face aux divergences d’intérêts. Dès le décès du Prophète, la rumeur de la Fitna, la grande discorde, s’élèvera au sein de la communauté originelle et une période d’intense combat politique et idéologique s’ouvrira alors, complexifiant la notion de légitimité islamique qui porte en elle des marques à la fois métaphysiques et politiques, auxquelles viennent se mêler les principes moraux et les systèmes politiques.

Dès cette période post-Mohammadienne, les discussions sur la nature religieuse ou politique du pouvoir du Prophète se poursuivront énergi-quement à l’échelle intra-communautaire, au gré des intérêts et de leurs

1 J. Berque propose une comparaison du nombre des normes juridiques référencées dans le Coran avec les autres traditions voisines (judaïques et romaines) : « Si, par exemple, on dénombre plus de 700 versets kâwni, « cosmiques », un juriste de haute époque, Muhammad ibn Abdallah al-Arabi, ne compte, selon les opinions extrêmes qu’il cite dans son livre Ahkâm al-Qur’ân, « les normes du Coran », que 200 à 500 normes. Combien, en regard, en aligne l’Ancien testament ? 613. Combien, le codex du droit canon romain en contient-il ? 2 414. Disproportion frappante ! ». Jacques Berque, Relire le Coran, Paris, Albin Michel, 1993, p. 88. 2 « La législation du prophète également était une innovation dans la loi coutumière existante. Mahomet avait peu de raisons de changer la loi coutumière existante. Son but, en tant que prophète, n’était pas de créer un nouveau système juridique, mais d’enseigner aux hommes comment agir, que faire, et ce qu’il fallait éviter pour se présenter au jugement dernier, et entrer au paradis… Si les normes religieuses et morales avaient été étendues à tous les aspects du comportement humain et avaient été, en pratique, régulièrement appliquées, il n’y aurait pas eu la nécessité d’un système juridique au sens étroit du mot. C’était en fait l’idée primitive de Mahomet » (p. 22) ; « […] le désir d’améliorer la position de la femme, des orphelins, et des faibles en général, de limiter la licence sexuelle et de renforcer les liens du mariage, et, en abolissant complètement la vengeance du sang, de limiter les « vendettas » privées et les représailles ». Joseph Schacht, op.cit. p. 23.

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique »

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enjeux rationnels. Elles ont empêché dès l’origine la communauté musulmane de différencier précisément et clairement1 la communauté religieuse de l’État, les commandements religieux du droit.

Imâmat et Califat Il y a un intérêt historique évident à promouvoir des investigations

scientifiques par des approches capables d’expliquer et de démontrer par des exposés précis, le pourquoi historique de cet entremêlement du politique et du religieux, et cette situation problématique particulière à l’islam. En effet, dès l’arrivée au pouvoir du premier calife, l’Aboubakr, la problématique des rapports entre religion et politique se trouve dans une dynamique infiniment complexe et d’un calife à l’autre se donne une dimension d’une subtilité étonnante, « politiquement religieuse et religieusement politique ». Comme H. Djiat le rappelle, la mort d’Uthman a pris une profonde consonance religieuse : « […] de sorte que le meurtre de Uthman n’a cessé de sécréter une histoire qu’en tant que prétexte. […] Toute la communauté islamique, depuis les compagnons, Ansar et Muhajirun, jusqu’au guerrier le plus anonyme, et cela partout où s’est concentrée la umma, à Médine, à la Mecque, à Basra, à Kufa, en Syrie et en Egypte, sur une large échelle spatiale, à travers l’archipel arabe. Et quel en était l’enjeu ? Le pouvoir certes, mais aussi… Disons que des ambitions, des jalousies et une volonté de vengeance ont joué, mais inconsciemment ou de manière toujours tue »2.

H. Djiat nous rappelle pour les acteurs comme Mu’awiyya, l’homme-clé qui a déclenché la Fitna : « Même Mu’awiyya et Amr b.al As, si accablés par l’historiographie arabe, réhabilités par l’orientalisme anti-islamique, étaient bien plus que des ambitieux. Ils étaient au moins possédés par la

1 Abderraziq dans son livre retentissant se pose la question de savoir comment la masse des historiens a négligé la recherche sur le système de gouvernement du Prophète, et consacre une partie de son livre à clarifier cette question, à savoir si Muhammad était un chef d’État et de gouvernement au sens politique courant de ces termes, ou bien un messager chargé d’une prédication religieuse et un chef spirituel d’une communauté des croyants ? Ali Abderraziq, L’islam et les fondements du pouvoir, Paris, La Découverte/Cedej, 1994. 2 « Inutile de répéter que les grands courants orthodoxes et hétérodoxes sont nés soit lors de la Fitna, soit par une lecture de la Fitna, en la reliant à l’histoire passée, celle des trois autres califes, mais aussi à la métahistoire prophétique… Le pouvoir qu’un prophète exerce sur son peuple est de nature spirituelle et naît de la foi qu’il acquiert dans les cœurs. La soumission à ce pouvoir est parfaitement sincère et entraîne la soumission des corps ; le pouvoir du prince, lui, est de nature matérielle : l’un cherche à établir la religion, l’autre à servir les intérêts de ce monde. L’un est dirigé vers Dieu, l’autre vers les hommes. L’un est direction spirituelle et religieuse, l’autre œuvre purement séculière. Combien sont-ils éloignés l’un de l’autre ! Que de distance entre politique et religion ! ». Hicham Djaït, La Grande discorde : religion et politique dans l’islam des origines, Paris, Gallimard, 1989, p. 119 et 161.

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législatifs sont assez peu nombreux1. Ici encore, il convient de distinguer l’absence de lois – dans le sens où elles constituent un système juridique – au profit de règles religieusement « légales », telles que les normes religieuses, morales et rituelles qui allaient permettre de consolider la religion naissante. Ainsi, « l’idéal islamique » affiché par la Chari’a du Prophète « restait d’ordre moral » et contenait la transmission des révélations et surtout les règles de comportement et les dispositions concernant les rites et les devoirs de culte2 qui allaient fixer les « hudûd – limites – », les normes morales du comportement d’une nouvelle communauté religieuse. Bref, il s’agissait de préceptes moraux et, dans ce sens, même s’ils veillaient au juridique, d’un point de vue occidental du terme, ils se limitaient au domaine du droit civil, à savoir aux problèmes d’héritage, de dettes, d’interdictions alimentaires, de dispositions sur le mariage, d’aumône, etc., et pour des circonstances strictement individuelles où l’on sollicitait le Prophète pour son arbitrage moral « hakam », afin de mettre fin à un conflit ou à un litige.

Arrivé à ce point capital, il faut souligner que la notion « métajuridique » d'autorité prophétique ne survivra pas longtemps face aux divergences d’intérêts. Dès le décès du Prophète, la rumeur de la Fitna, la grande discorde, s’élèvera au sein de la communauté originelle et une période d’intense combat politique et idéologique s’ouvrira alors, complexifiant la notion de légitimité islamique qui porte en elle des marques à la fois métaphysiques et politiques, auxquelles viennent se mêler les principes moraux et les systèmes politiques.

Dès cette période post-Mohammadienne, les discussions sur la nature religieuse ou politique du pouvoir du Prophète se poursuivront énergi-quement à l’échelle intra-communautaire, au gré des intérêts et de leurs

1 J. Berque propose une comparaison du nombre des normes juridiques référencées dans le Coran avec les autres traditions voisines (judaïques et romaines) : « Si, par exemple, on dénombre plus de 700 versets kâwni, « cosmiques », un juriste de haute époque, Muhammad ibn Abdallah al-Arabi, ne compte, selon les opinions extrêmes qu’il cite dans son livre Ahkâm al-Qur’ân, « les normes du Coran », que 200 à 500 normes. Combien, en regard, en aligne l’Ancien testament ? 613. Combien, le codex du droit canon romain en contient-il ? 2 414. Disproportion frappante ! ». Jacques Berque, Relire le Coran, Paris, Albin Michel, 1993, p. 88. 2 « La législation du prophète également était une innovation dans la loi coutumière existante. Mahomet avait peu de raisons de changer la loi coutumière existante. Son but, en tant que prophète, n’était pas de créer un nouveau système juridique, mais d’enseigner aux hommes comment agir, que faire, et ce qu’il fallait éviter pour se présenter au jugement dernier, et entrer au paradis… Si les normes religieuses et morales avaient été étendues à tous les aspects du comportement humain et avaient été, en pratique, régulièrement appliquées, il n’y aurait pas eu la nécessité d’un système juridique au sens étroit du mot. C’était en fait l’idée primitive de Mahomet » (p. 22) ; « […] le désir d’améliorer la position de la femme, des orphelins, et des faibles en général, de limiter la licence sexuelle et de renforcer les liens du mariage, et, en abolissant complètement la vengeance du sang, de limiter les « vendettas » privées et les représailles ». Joseph Schacht, op.cit. p. 23.

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique »

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enjeux rationnels. Elles ont empêché dès l’origine la communauté musulmane de différencier précisément et clairement1 la communauté religieuse de l’État, les commandements religieux du droit.

Imâmat et Califat Il y a un intérêt historique évident à promouvoir des investigations

scientifiques par des approches capables d’expliquer et de démontrer par des exposés précis, le pourquoi historique de cet entremêlement du politique et du religieux, et cette situation problématique particulière à l’islam. En effet, dès l’arrivée au pouvoir du premier calife, l’Aboubakr, la problématique des rapports entre religion et politique se trouve dans une dynamique infiniment complexe et d’un calife à l’autre se donne une dimension d’une subtilité étonnante, « politiquement religieuse et religieusement politique ». Comme H. Djiat le rappelle, la mort d’Uthman a pris une profonde consonance religieuse : « […] de sorte que le meurtre de Uthman n’a cessé de sécréter une histoire qu’en tant que prétexte. […] Toute la communauté islamique, depuis les compagnons, Ansar et Muhajirun, jusqu’au guerrier le plus anonyme, et cela partout où s’est concentrée la umma, à Médine, à la Mecque, à Basra, à Kufa, en Syrie et en Egypte, sur une large échelle spatiale, à travers l’archipel arabe. Et quel en était l’enjeu ? Le pouvoir certes, mais aussi… Disons que des ambitions, des jalousies et une volonté de vengeance ont joué, mais inconsciemment ou de manière toujours tue »2.

H. Djiat nous rappelle pour les acteurs comme Mu’awiyya, l’homme-clé qui a déclenché la Fitna : « Même Mu’awiyya et Amr b.al As, si accablés par l’historiographie arabe, réhabilités par l’orientalisme anti-islamique, étaient bien plus que des ambitieux. Ils étaient au moins possédés par la

1 Abderraziq dans son livre retentissant se pose la question de savoir comment la masse des historiens a négligé la recherche sur le système de gouvernement du Prophète, et consacre une partie de son livre à clarifier cette question, à savoir si Muhammad était un chef d’État et de gouvernement au sens politique courant de ces termes, ou bien un messager chargé d’une prédication religieuse et un chef spirituel d’une communauté des croyants ? Ali Abderraziq, L’islam et les fondements du pouvoir, Paris, La Découverte/Cedej, 1994. 2 « Inutile de répéter que les grands courants orthodoxes et hétérodoxes sont nés soit lors de la Fitna, soit par une lecture de la Fitna, en la reliant à l’histoire passée, celle des trois autres califes, mais aussi à la métahistoire prophétique… Le pouvoir qu’un prophète exerce sur son peuple est de nature spirituelle et naît de la foi qu’il acquiert dans les cœurs. La soumission à ce pouvoir est parfaitement sincère et entraîne la soumission des corps ; le pouvoir du prince, lui, est de nature matérielle : l’un cherche à établir la religion, l’autre à servir les intérêts de ce monde. L’un est dirigé vers Dieu, l’autre vers les hommes. L’un est direction spirituelle et religieuse, l’autre œuvre purement séculière. Combien sont-ils éloignés l’un de l’autre ! Que de distance entre politique et religion ! ». Hicham Djaït, La Grande discorde : religion et politique dans l’islam des origines, Paris, Gallimard, 1989, p. 119 et 161.

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passion politique. En fait, tout le monde l’était, mais beaucoup y ajoutaient, authentiquement et fondamentalement, la passion religieuse ; l’historien le plus rigoureux ne saurait être insensible au pouvoir fascinant du sentiment religieux du temps »1.

Ainsi, pour rentrer dans les péripéties que commence à connaitre cette notion de légitimité islamique, et avant de conclure cette partie, nous pro-posons de nous arrêter un court instant sur l’origine de ces deux notions d’imâmat et de khâlifat. Il existe effectivement des divergences confession-nelles avec un sens politique bien développé, en particulier chez les sunnites2,

mais aussi chez les chi’ites, qui nous permettront de comprendre le pourquoi d’une telle assimilation entre la communauté religieuse et l’État temporel depuis le temps du premier calife3.

Face à la prégnance de la jurisprudence liée à des événements précis, rarement relevée ou analysée, il faut que les conditions historiques de validité des différentes sources de la tradition soient élucidées, problématique majeure en islam qui relève directement du domaine des principes de légitimation et, plus précisément, de la question de « l’autorité de la tradition » rarement élucidée par les pouvoirs en place. C’est ainsi que dans l’absence de la distinction entre les « traditions fragmentaires » postérieures à la tradition originelle et la « Tradition Sacrée Mohammadienne », « l’islam » restera un thème excessivement obscur, vertigineux, véritablement monstrueux, n’évoluant que dans des spéculations sophistiquées et des déterminations dogmatiques impénétrables vu l’impossible renouvellement de son origine sacrée, en proie à la désunion et aux conflits interconfessionnels inexorables et évocateur de réactions doctrinaires à l’infini en ses incalculables branches islamiques.

1 Ibid, p. 162. 2 « Doctrine de ceux qui se présentent comme les ahl al-sunna wa-l-jamâ’a, c’est-à-dire les « partisans de la sunna et de l’union communautaire ». Les écoles juridiques – dont les principales, toujours vivantes aujourd’hui, sont le malikisme, le hanafisme, le chaféisme et le hanbalisme. Dans le domaine politique, les sunnites sont attachés au principe selon lequel tout imâm légitimement placé à la tête de la communauté doit être éventuellement choisi et en tout cas agréé par les membres de cette communauté. Ils ne cessèrent au long du moyen-âge de soutenir les califes qui appartenaient à la dynastie des Abbassides ; n’admettant pratiquement pas de procédure de déchéance, ils agirent plutôt en partisans de l’obéissance inconditionnelle au souverain. » Dictionnaire historique de l’islam, op. cit., p. 776. 3 « Le califat, en arabe khalîfa, institution propre à l’islam, naquit dans la première communauté musulmane pour y permettre l’exercice du pouvoir suprême après la mort de Muhammad et devint ensuite, jusqu’aux bouleversements de l’époque con-temporaine, un des rouages essentiels de la pratique et de la théorie gouvernementale dans le monde islamique ». Dictionnaire historique de l’islam, op. cit., p. 179.

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique »

29

L’examen des racines théologiques controversées de la Légitimité Islamique Comme nous venons de le souligner, l’œuvre fondée par le Prophète

Muhammad, produite seulement en guère plus de deux décennies (entre 610 et 632), allait ensuite subir de longues éclipses et même périr, au gré des interprétations juridico-théologiques la modifiant et la métamorphosant, en mélangeant les sources de la religion (al-Din) avec de nouveaux systèmes juridiques du droit canonique (al-fiqh), tout en essayant, au fur et à mesure, de faire de l’État l’expression politique de la religion elle-même. D’où la longue histoire de luttes pour le pouvoir politique en islam, menées dès le décès du Prophète par le tandem calife/faqih. L’importance accordée à ces nuances mettra en évidence les racines désormais théologiques mais contro-versées du « politique islamique », doté d’une légitimité de nature humaine mais autoproclamée « divine » et lèvera ainsi le malentendu millénaire pour les non-experts en « islam contemporain » pour qui la légitimité islamique peut se réclamer « sacrée », comme une « idée supérieure » du droit établi.

Selon notre analyse, faire croire qu’à sa mort le Prophète Mohammad laissa une religion entièrement constituée et établie est aussi erroné que de faire croire que Jésus à sa mort avait laissé une Église structurée et ses dogmes fixés. « La doctrine des sources des lois » en islam n’était pas fixée du vivant du Prophète Mohammed. Il y a donc lieu de distinguer, comme nous l’avons rappelé, entre le statut de prophète infaillible – faisant le consensus pour sa communauté musulmane sur son message Divin – et le statut de ces interprètes post-mohammadiens que sont les ulémas et fuqahas, faillibles, autoproclamés et non acceptés par l’ensemble de leur communauté.

En effet, la subtilité que nous avons à intégrer dans nos analyses politiques est ce fait que la Chari’a, inaccessible au commun des mortels sous sa forme authentiquement codifiée par le Prophète, n’existait pas et qu’il n’existe donc pas de divinité nécessitant une quelconque contrainte d’obéis-sance légitime, et offrant donc une quelconque « légitimité islamique » à ces pouvoirs autoproclamés. Or, le nœud gordien dans cette affaire est de réaliser l’intérêt et la fonction de ces « experts » de la Chari’a1 que sont les fuqahas qui, dans l’espoir de renouveler « cette tradition originelle », ne cessent de produire des concepts théologiques extrêmement compliqués, mis en forme

1 « La discipline académique au sein de laquelle les savants ont décrit et exploré la Chari’a est appelé fiqh. Ce mot désigne une activité humaine et ne peut s’appliquer à Dieu ni (habituellement) au Prophète. Il apparaît souvent dans une construction au génitif avec le nom d’un savant : le fiqh de Malik, le fiqh d’Ibn Abidin. La Chari’a incluse dans la révélation divine (Kur’an et hadiths) est exposée et élaborée par l’activité interprétative de savants maîtres en fiqh, les fuqu’aha. S’agissant pratiquement du seul mode d’accès à la loi, ..., et fiqh une connotation humaine. », L’Encyclopédie de l’islam, nouvelle édition, Tome XI-I, Leiden, Brill, 1995, p. 332.

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passion politique. En fait, tout le monde l’était, mais beaucoup y ajoutaient, authentiquement et fondamentalement, la passion religieuse ; l’historien le plus rigoureux ne saurait être insensible au pouvoir fascinant du sentiment religieux du temps »1.

Ainsi, pour rentrer dans les péripéties que commence à connaitre cette notion de légitimité islamique, et avant de conclure cette partie, nous pro-posons de nous arrêter un court instant sur l’origine de ces deux notions d’imâmat et de khâlifat. Il existe effectivement des divergences confession-nelles avec un sens politique bien développé, en particulier chez les sunnites2,

mais aussi chez les chi’ites, qui nous permettront de comprendre le pourquoi d’une telle assimilation entre la communauté religieuse et l’État temporel depuis le temps du premier calife3.

Face à la prégnance de la jurisprudence liée à des événements précis, rarement relevée ou analysée, il faut que les conditions historiques de validité des différentes sources de la tradition soient élucidées, problématique majeure en islam qui relève directement du domaine des principes de légitimation et, plus précisément, de la question de « l’autorité de la tradition » rarement élucidée par les pouvoirs en place. C’est ainsi que dans l’absence de la distinction entre les « traditions fragmentaires » postérieures à la tradition originelle et la « Tradition Sacrée Mohammadienne », « l’islam » restera un thème excessivement obscur, vertigineux, véritablement monstrueux, n’évoluant que dans des spéculations sophistiquées et des déterminations dogmatiques impénétrables vu l’impossible renouvellement de son origine sacrée, en proie à la désunion et aux conflits interconfessionnels inexorables et évocateur de réactions doctrinaires à l’infini en ses incalculables branches islamiques.

1 Ibid, p. 162. 2 « Doctrine de ceux qui se présentent comme les ahl al-sunna wa-l-jamâ’a, c’est-à-dire les « partisans de la sunna et de l’union communautaire ». Les écoles juridiques – dont les principales, toujours vivantes aujourd’hui, sont le malikisme, le hanafisme, le chaféisme et le hanbalisme. Dans le domaine politique, les sunnites sont attachés au principe selon lequel tout imâm légitimement placé à la tête de la communauté doit être éventuellement choisi et en tout cas agréé par les membres de cette communauté. Ils ne cessèrent au long du moyen-âge de soutenir les califes qui appartenaient à la dynastie des Abbassides ; n’admettant pratiquement pas de procédure de déchéance, ils agirent plutôt en partisans de l’obéissance inconditionnelle au souverain. » Dictionnaire historique de l’islam, op. cit., p. 776. 3 « Le califat, en arabe khalîfa, institution propre à l’islam, naquit dans la première communauté musulmane pour y permettre l’exercice du pouvoir suprême après la mort de Muhammad et devint ensuite, jusqu’aux bouleversements de l’époque con-temporaine, un des rouages essentiels de la pratique et de la théorie gouvernementale dans le monde islamique ». Dictionnaire historique de l’islam, op. cit., p. 179.

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique »

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L’examen des racines théologiques controversées de la Légitimité Islamique Comme nous venons de le souligner, l’œuvre fondée par le Prophète

Muhammad, produite seulement en guère plus de deux décennies (entre 610 et 632), allait ensuite subir de longues éclipses et même périr, au gré des interprétations juridico-théologiques la modifiant et la métamorphosant, en mélangeant les sources de la religion (al-Din) avec de nouveaux systèmes juridiques du droit canonique (al-fiqh), tout en essayant, au fur et à mesure, de faire de l’État l’expression politique de la religion elle-même. D’où la longue histoire de luttes pour le pouvoir politique en islam, menées dès le décès du Prophète par le tandem calife/faqih. L’importance accordée à ces nuances mettra en évidence les racines désormais théologiques mais contro-versées du « politique islamique », doté d’une légitimité de nature humaine mais autoproclamée « divine » et lèvera ainsi le malentendu millénaire pour les non-experts en « islam contemporain » pour qui la légitimité islamique peut se réclamer « sacrée », comme une « idée supérieure » du droit établi.

Selon notre analyse, faire croire qu’à sa mort le Prophète Mohammad laissa une religion entièrement constituée et établie est aussi erroné que de faire croire que Jésus à sa mort avait laissé une Église structurée et ses dogmes fixés. « La doctrine des sources des lois » en islam n’était pas fixée du vivant du Prophète Mohammed. Il y a donc lieu de distinguer, comme nous l’avons rappelé, entre le statut de prophète infaillible – faisant le consensus pour sa communauté musulmane sur son message Divin – et le statut de ces interprètes post-mohammadiens que sont les ulémas et fuqahas, faillibles, autoproclamés et non acceptés par l’ensemble de leur communauté.

En effet, la subtilité que nous avons à intégrer dans nos analyses politiques est ce fait que la Chari’a, inaccessible au commun des mortels sous sa forme authentiquement codifiée par le Prophète, n’existait pas et qu’il n’existe donc pas de divinité nécessitant une quelconque contrainte d’obéis-sance légitime, et offrant donc une quelconque « légitimité islamique » à ces pouvoirs autoproclamés. Or, le nœud gordien dans cette affaire est de réaliser l’intérêt et la fonction de ces « experts » de la Chari’a1 que sont les fuqahas qui, dans l’espoir de renouveler « cette tradition originelle », ne cessent de produire des concepts théologiques extrêmement compliqués, mis en forme

1 « La discipline académique au sein de laquelle les savants ont décrit et exploré la Chari’a est appelé fiqh. Ce mot désigne une activité humaine et ne peut s’appliquer à Dieu ni (habituellement) au Prophète. Il apparaît souvent dans une construction au génitif avec le nom d’un savant : le fiqh de Malik, le fiqh d’Ibn Abidin. La Chari’a incluse dans la révélation divine (Kur’an et hadiths) est exposée et élaborée par l’activité interprétative de savants maîtres en fiqh, les fuqu’aha. S’agissant pratiquement du seul mode d’accès à la loi, ..., et fiqh une connotation humaine. », L’Encyclopédie de l’islam, nouvelle édition, Tome XI-I, Leiden, Brill, 1995, p. 332.

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par l’accumulation de règles juridiques et de commentaires accomplis par plusieurs générations1 sur des périodes s’étalant sur plusieurs siècles, visant à tirer des textes sacrés des règles et dispositions qui répondent si mal aux besoins de sociétés plus hétérogènes. Il en résulte une somme énorme de constructions théoriques, de commentaires, d’avis juridiques, de jurisprudences, caractérisés par une grande diversité d’approches, par des divergences et parfois des oppositions importantes, et par une richesse souvent difficile à maîtriser.

Ainsi, en insistant sur l’origine divine de la Chari’a – et en faisant ressortir ces controverses si humaines du fiqh, notre investigation est moins portée sur la Chari’a d’un point de vue théologique que sur son usage politique qui souffrirait d’illégitimité si la dimension sacrée lui faisait défaut. N’est-il pas vrai que le pouvoir du Prophète Muhammad n’est considéré comme légitime que grâce à son caractère « sacré », illustrant de ce fait la forme originelle du « pouvoir sacré » dans toute sa dimension de souveraineté et d’infaillibilité ?

Or, démontrer l’origine sacrée des lois présupposées islamiques contemporaines aura un rôle vital pour la légitimation d’un pouvoir tel que le pouvoir islamique qui reste du ressort des théologiens, tâche difficile, insurmontable pour ces faqih qui devront démontrer leur filiation légitime, d’autant plus que le « fiqh islamique » est un travail auquel n’a contribué en aucune façon le Prophète mais qui a été entrepris par les fuqahas bien après la période de la Révélation, avec beaucoup de difficultés, de retards, de controverses et en l’absence d’une législation unique. C’est à eux que revient la présentation de l’islam comme un système normatif, produit par des formulations théologico-spéculatives. Certaines de ces hadiths (moins de six cents au Ier siècle, elles atteignaient par la suite le chiffre de centaines de milliers, quand on éprouva dès les IIe et IIIe siècles le besoin de les classer) sont des amalgames artificiels propres au droit musulman d’aujourd’hui2 qui,

1 « Dans la formation du droit (fiqh)... Sous son aspect positif, cette œuvre constructive donna des résultats qui n’avaient point leur fondement dans le hadith mais dans l’activité intellectuelle des savants. Souvent aussi, on adopta des dispositions juridiques du droit romain dont la puissance d’expansion universelle s’étendit librement jusqu’au monde musulman. Les relations et les contacts sociaux dans lesquels Kremer a vu la cause d’introduction des thèses dogmatiques et des controverses du christianisme oriental dans la vie spirituelle de l’islam… Mais il est un fait beaucoup plus caractéristique : c’est que les conceptions relatives aux sources de droit et aux méthodes de déduction juridique ont été prises à ce même droit romain. Le droit de Ray (droit de faire prévaloir une opinion) semble lui aussi n’être qu’une traduction arabe de l’opinio prudentium et la latitude laissée aux fuqu’aha dans l’interpretatio juris civilis doit certainement beaucoup à l’influence du droit romain ». Ignac Goldziher, Études sur la tradition islamique dans Muhammedanische Studien, tome II, Paris, Librairie Adrien Maisonneuve, 1952, p. 88-89. 2 Nombreux sont les États à majorité musulmane, sous les régimes politiques les plus hétérodoxes qui continuent d’interpréter l’islam à leur façon, comme source de

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique »

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malgré leurs interprétations divergentes, font de la Chari’a un concept central et planétaire alors que celle-ci reste physiquement inexistante.

C’est ce constat qui va d’ores et déjà nous permettre de considérer comme fondamentale la distinction entre Chari’a et fiqh. Notre démarche est loin de s'intéresser aux problèmes théologiques mais vise à clarifier le contour politique que le fiqh s’est donné aujourd’hui, et qui permet aux fuqahas – notamment en Iran – de se doter ainsi d’un arsenal idéologique extrêmement redoutable, car empreint de perspectives messianiques.

C’est sous cet angle que, dans le développement de notre analyse, nous allons nous intéresser au mécanisme par lequel ces enseignements religieux ont pu, dans l’histoire de l’islam, se transposer directement par le politique au niveau du social.

Le Fiqh, dans la course au pouvoir : l’usage politique des lois « divines » Aujourd’hui, pour attribuer une légitimité islamique aux États, l’idée

maîtresse sera de s’appuyer sur le « principe » d’autorité absolue de la « sunna » du Prophète, principe par lequel un État serait en droit de se considérer comme islamique. Mais, comme nous venons de le souligner, ces principes, eux-mêmes sujet à diverses interprétations, ont fait plonger la communauté musulmane dans une crise de légitimité des plus intenses, à l’issue de laquelle le fiqh se positionne à la fois comme la cause principale de cette crise, mais aussi, de par sa réforme, comme élément vertical pour en sortir.

En effet, à partir du moment où, au nom de l’islam, on propose de construire un ordre social comme modèle politique disposant d’une moralité alternative, la connaissance des hadiths va procurer à ses détenteurs une position hégémonique d’autant plus forte que ceux-ci ont en main les lois supposées divines – de la Chari’a – qui les fait bénéficier encore plus d’une avance sans concurrence dans la course au pouvoir. De ce fait, ces hadiths « sacrés », ces « symboles mêmes de la révélation – le Coran », deviendront les instruments « sacrés » de politisation du futur pouvoir. Désormais, les dépositaires d’une telle connaissance vont, par ces liens, disposer d’une

légitimité, en se référant curieusement à la même Chari’a. La nouvelle constitution irakienne retient l’islam comme source du droit, comme la constitution de 2004 en Afghanistan qui établit les bases d’un nouveau système juridique. D’un pays à l’autre, la place accordée aux interprétations de la Chari’a varie dans les constitutions. Ainsi, l’Arabie Saoudite fait du Coran sa constitution et l’Iran privilégie directement la place des fuqahas, seuls interprètes légitimes de l’islam. D’autres pays musulmans consacrent la normativité de la Chari’a en faisant de ses principes la source principale de légalisation (ex : Koweït, Émirats arabes unis, Bahreïn, Syrie, Yémen ou Oman).

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par l’accumulation de règles juridiques et de commentaires accomplis par plusieurs générations1 sur des périodes s’étalant sur plusieurs siècles, visant à tirer des textes sacrés des règles et dispositions qui répondent si mal aux besoins de sociétés plus hétérogènes. Il en résulte une somme énorme de constructions théoriques, de commentaires, d’avis juridiques, de jurisprudences, caractérisés par une grande diversité d’approches, par des divergences et parfois des oppositions importantes, et par une richesse souvent difficile à maîtriser.

Ainsi, en insistant sur l’origine divine de la Chari’a – et en faisant ressortir ces controverses si humaines du fiqh, notre investigation est moins portée sur la Chari’a d’un point de vue théologique que sur son usage politique qui souffrirait d’illégitimité si la dimension sacrée lui faisait défaut. N’est-il pas vrai que le pouvoir du Prophète Muhammad n’est considéré comme légitime que grâce à son caractère « sacré », illustrant de ce fait la forme originelle du « pouvoir sacré » dans toute sa dimension de souveraineté et d’infaillibilité ?

Or, démontrer l’origine sacrée des lois présupposées islamiques contemporaines aura un rôle vital pour la légitimation d’un pouvoir tel que le pouvoir islamique qui reste du ressort des théologiens, tâche difficile, insurmontable pour ces faqih qui devront démontrer leur filiation légitime, d’autant plus que le « fiqh islamique » est un travail auquel n’a contribué en aucune façon le Prophète mais qui a été entrepris par les fuqahas bien après la période de la Révélation, avec beaucoup de difficultés, de retards, de controverses et en l’absence d’une législation unique. C’est à eux que revient la présentation de l’islam comme un système normatif, produit par des formulations théologico-spéculatives. Certaines de ces hadiths (moins de six cents au Ier siècle, elles atteignaient par la suite le chiffre de centaines de milliers, quand on éprouva dès les IIe et IIIe siècles le besoin de les classer) sont des amalgames artificiels propres au droit musulman d’aujourd’hui2 qui,

1 « Dans la formation du droit (fiqh)... Sous son aspect positif, cette œuvre constructive donna des résultats qui n’avaient point leur fondement dans le hadith mais dans l’activité intellectuelle des savants. Souvent aussi, on adopta des dispositions juridiques du droit romain dont la puissance d’expansion universelle s’étendit librement jusqu’au monde musulman. Les relations et les contacts sociaux dans lesquels Kremer a vu la cause d’introduction des thèses dogmatiques et des controverses du christianisme oriental dans la vie spirituelle de l’islam… Mais il est un fait beaucoup plus caractéristique : c’est que les conceptions relatives aux sources de droit et aux méthodes de déduction juridique ont été prises à ce même droit romain. Le droit de Ray (droit de faire prévaloir une opinion) semble lui aussi n’être qu’une traduction arabe de l’opinio prudentium et la latitude laissée aux fuqu’aha dans l’interpretatio juris civilis doit certainement beaucoup à l’influence du droit romain ». Ignac Goldziher, Études sur la tradition islamique dans Muhammedanische Studien, tome II, Paris, Librairie Adrien Maisonneuve, 1952, p. 88-89. 2 Nombreux sont les États à majorité musulmane, sous les régimes politiques les plus hétérodoxes qui continuent d’interpréter l’islam à leur façon, comme source de

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique »

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malgré leurs interprétations divergentes, font de la Chari’a un concept central et planétaire alors que celle-ci reste physiquement inexistante.

C’est ce constat qui va d’ores et déjà nous permettre de considérer comme fondamentale la distinction entre Chari’a et fiqh. Notre démarche est loin de s'intéresser aux problèmes théologiques mais vise à clarifier le contour politique que le fiqh s’est donné aujourd’hui, et qui permet aux fuqahas – notamment en Iran – de se doter ainsi d’un arsenal idéologique extrêmement redoutable, car empreint de perspectives messianiques.

C’est sous cet angle que, dans le développement de notre analyse, nous allons nous intéresser au mécanisme par lequel ces enseignements religieux ont pu, dans l’histoire de l’islam, se transposer directement par le politique au niveau du social.

Le Fiqh, dans la course au pouvoir : l’usage politique des lois « divines » Aujourd’hui, pour attribuer une légitimité islamique aux États, l’idée

maîtresse sera de s’appuyer sur le « principe » d’autorité absolue de la « sunna » du Prophète, principe par lequel un État serait en droit de se considérer comme islamique. Mais, comme nous venons de le souligner, ces principes, eux-mêmes sujet à diverses interprétations, ont fait plonger la communauté musulmane dans une crise de légitimité des plus intenses, à l’issue de laquelle le fiqh se positionne à la fois comme la cause principale de cette crise, mais aussi, de par sa réforme, comme élément vertical pour en sortir.

En effet, à partir du moment où, au nom de l’islam, on propose de construire un ordre social comme modèle politique disposant d’une moralité alternative, la connaissance des hadiths va procurer à ses détenteurs une position hégémonique d’autant plus forte que ceux-ci ont en main les lois supposées divines – de la Chari’a – qui les fait bénéficier encore plus d’une avance sans concurrence dans la course au pouvoir. De ce fait, ces hadiths « sacrés », ces « symboles mêmes de la révélation – le Coran », deviendront les instruments « sacrés » de politisation du futur pouvoir. Désormais, les dépositaires d’une telle connaissance vont, par ces liens, disposer d’une

légitimité, en se référant curieusement à la même Chari’a. La nouvelle constitution irakienne retient l’islam comme source du droit, comme la constitution de 2004 en Afghanistan qui établit les bases d’un nouveau système juridique. D’un pays à l’autre, la place accordée aux interprétations de la Chari’a varie dans les constitutions. Ainsi, l’Arabie Saoudite fait du Coran sa constitution et l’Iran privilégie directement la place des fuqahas, seuls interprètes légitimes de l’islam. D’autres pays musulmans consacrent la normativité de la Chari’a en faisant de ses principes la source principale de légalisation (ex : Koweït, Émirats arabes unis, Bahreïn, Syrie, Yémen ou Oman).

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énorme influence. La subtilité de cette « évidence », qui peut échapper même à la loupe d’éminents analystes en Occident, peut se comprendre car, en règle générale, ces agents du renouvellement de la tradition que sont les fuqahas, mudjtahids, ulémas, ayatollahs, etc. sont regardés et analysés dans leur fonction classique d’hommes de la religion, qui ne s’occupent que du renouvellement des traditions religieuses.

Peut-on imaginer une tradition qui perdure sans se renouveler et sans des garants qui assurent un tel renouvellement ? Un faqih – jurisconsulte – de par son activité purement humaine, cherche à tirer des textes sacrés des règles et des dispositions permettant le renouvellement de la tradition religieuse pour sa communauté tout en se conformant en matière religieuse.1 Néanmoins, l’analyse de la fonction « politico-sociale » des fuqahas, dans laquelle cette « élite » religieuse va se réserver « la capacité exclusive » de l’interprétation des lois divines pour accéder au pouvoir politique, devient fort stimulante pour comprendre l’usage politique qui est fait au nom de la Chari’a.

Comme nous allons le constater, le processus complexe à l’issue duquel ces fuqahas vont gouverner en même temps qu’ils continuent à légitimer leur propre gouvernement au nom de la souveraineté de Dieu (al-hakimiyya lillâh). Si Dieu seul est souverain, la question posée par une première observation de cette doctrine est de savoir comment reconnaître la forme et la nature de cette souveraineté. Qui gouverne et comment ? Est-ce le gouvernement de la nouvelle théocratie – fuqahas – qui assure la souveraineté de Dieu qui, dans ce cas, comme on vient de le démontrer, sera infondé et illégitime ? Où est-ce une souveraineté – infaillible – d’une incarnation divine ?

Le mécanisme d’une telle ascension politique et les conditions sociologiques d’un tel changement social d’une part, et l’examen approfondi de la motivation de nos acteurs religieux d’autre part, nous permettront de réunir les éléments objectifs pour l’analyse d’un sujet si hautement instrumentalisé.

Comme nous allons l’analyser, cette connaissance des hadiths reste le domaine exclusif d’une « élite religieuse » devenue ainsi dépositaire – de par sa capacité d’interprétation – d’un énorme pouvoir muni d’une immense « machine de légitimation », riche d’une complexité conceptuelle sans pareille, le rendant inaccessible au commun des mortels et qui, si nécessaire, s’octroie le droit d’exercer à outrance une violence « divine ». Néanmoins, la

1 Branches qui, entre autres, peuvent comprendre : les transactions (mù’amalât) du droit imâmite, les devoirs cultuels (ibâdât), les préceptes (ahkâm) et les normes concernant les taxes religieuses (khôms, zakât), le jeûne, le pèlerinage, le jihad, ainsi qu’ordonner le bien et prohiber le mal, les prières collectives et les deux fêtes du sacrifice et la fin du mois de ramadân.

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique »

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légitimité islamique ne risquerait-elle pas de rester une idée trop large et trop vague si nous nous contentions de nous aventurer dans ces seules interprétations théologiques ? D’autant plus que cette légitimité se nourrit de la quête de sens, du grand vide causé par un manque de perspectives voire d’utopies, et emploie une puissance inégalée des discours – basés sur l’arsenal des hadiths et des visions messianiques et sacrificielles – avec des orateurs et des acteurs extrêmement talentueux, capables de conjuguer discours religieux et intérêts politiques. En réalité, cette légitimité devient effective et voit le jour à partir de conditions sociologiques définies et dans le cadre contextuel bien précis des interactions sociales. C’est pourquoi, malgré ses sources théologiques, elle reste comme toutes les autres formes de légitimité, tributaire d’une série de facteurs sociaux – bien que ceux-ci puissent être qualifiés de « contingents » par les faqihs. En effet, dans ses interactions avec le monde moderne, « l’islam » doit aborder bien des sujets – tout comme le christianisme, bien que d’une manière différente – y compris ceux qui se sont accumulés au cours des siècles précédents sans pour autant véritablement trouver d’issue.

La légitimité islamique – théocratique – face à ses contradictions avec la légitimité moderne Le concept de « légitimité islamique » d’un « gouvernement », bien

qu’il s’agisse d’un concept abstrait et infondé du point de vue des fondamentaux de l’Islam « originel », à partir du moment où il devient l’objet d’une structuration politique va se retrouver face à des défis innombrables de nature fort différents. Pour n’en évoquer que certains, on peut souligner les relations du gouvernement islamique non seulement avec la politique moderne mais aussi avec les approches économiques, avec la sécularisation, avec la philosophie moderne ou encore ses rapports avec les religions et civilisations qui composent son environnement international et qui se rapportent en particulier au contexte actuel de la mondialisation des religions etc. Autrement dit, cette « légitimité islamique » doit, dans son actualité, avoir l’empreinte de la modernité, ce qui signifie qu’elle doit apparaître comme un élément de consentement. Elle doit être cette fondation par laquelle le pouvoir de son gouvernement peut être exercé en accord avec un certain droit du peuple dans son consentement envers ce pouvoir et être l’exercice de cette conscience par laquelle le gouvernement se donne le droit de gouverner, et les gouvernés lui reconnaissent ce droit, tout au moins formellement. Pour illustrer une telle structure politique qui ambitionne de contenir à la fois une « légitimité théocratique » mais aussi « populaire », nous allons prendre le cas concret de la République Islamique d’Iran (R.I.I.), qui, dans sa constitution, associe le plus visiblement l’affirmation de la suprématie du pouvoir absolu des fuqahas et la prééminence du « Guide

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énorme influence. La subtilité de cette « évidence », qui peut échapper même à la loupe d’éminents analystes en Occident, peut se comprendre car, en règle générale, ces agents du renouvellement de la tradition que sont les fuqahas, mudjtahids, ulémas, ayatollahs, etc. sont regardés et analysés dans leur fonction classique d’hommes de la religion, qui ne s’occupent que du renouvellement des traditions religieuses.

Peut-on imaginer une tradition qui perdure sans se renouveler et sans des garants qui assurent un tel renouvellement ? Un faqih – jurisconsulte – de par son activité purement humaine, cherche à tirer des textes sacrés des règles et des dispositions permettant le renouvellement de la tradition religieuse pour sa communauté tout en se conformant en matière religieuse.1 Néanmoins, l’analyse de la fonction « politico-sociale » des fuqahas, dans laquelle cette « élite » religieuse va se réserver « la capacité exclusive » de l’interprétation des lois divines pour accéder au pouvoir politique, devient fort stimulante pour comprendre l’usage politique qui est fait au nom de la Chari’a.

Comme nous allons le constater, le processus complexe à l’issue duquel ces fuqahas vont gouverner en même temps qu’ils continuent à légitimer leur propre gouvernement au nom de la souveraineté de Dieu (al-hakimiyya lillâh). Si Dieu seul est souverain, la question posée par une première observation de cette doctrine est de savoir comment reconnaître la forme et la nature de cette souveraineté. Qui gouverne et comment ? Est-ce le gouvernement de la nouvelle théocratie – fuqahas – qui assure la souveraineté de Dieu qui, dans ce cas, comme on vient de le démontrer, sera infondé et illégitime ? Où est-ce une souveraineté – infaillible – d’une incarnation divine ?

Le mécanisme d’une telle ascension politique et les conditions sociologiques d’un tel changement social d’une part, et l’examen approfondi de la motivation de nos acteurs religieux d’autre part, nous permettront de réunir les éléments objectifs pour l’analyse d’un sujet si hautement instrumentalisé.

Comme nous allons l’analyser, cette connaissance des hadiths reste le domaine exclusif d’une « élite religieuse » devenue ainsi dépositaire – de par sa capacité d’interprétation – d’un énorme pouvoir muni d’une immense « machine de légitimation », riche d’une complexité conceptuelle sans pareille, le rendant inaccessible au commun des mortels et qui, si nécessaire, s’octroie le droit d’exercer à outrance une violence « divine ». Néanmoins, la

1 Branches qui, entre autres, peuvent comprendre : les transactions (mù’amalât) du droit imâmite, les devoirs cultuels (ibâdât), les préceptes (ahkâm) et les normes concernant les taxes religieuses (khôms, zakât), le jeûne, le pèlerinage, le jihad, ainsi qu’ordonner le bien et prohiber le mal, les prières collectives et les deux fêtes du sacrifice et la fin du mois de ramadân.

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique »

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légitimité islamique ne risquerait-elle pas de rester une idée trop large et trop vague si nous nous contentions de nous aventurer dans ces seules interprétations théologiques ? D’autant plus que cette légitimité se nourrit de la quête de sens, du grand vide causé par un manque de perspectives voire d’utopies, et emploie une puissance inégalée des discours – basés sur l’arsenal des hadiths et des visions messianiques et sacrificielles – avec des orateurs et des acteurs extrêmement talentueux, capables de conjuguer discours religieux et intérêts politiques. En réalité, cette légitimité devient effective et voit le jour à partir de conditions sociologiques définies et dans le cadre contextuel bien précis des interactions sociales. C’est pourquoi, malgré ses sources théologiques, elle reste comme toutes les autres formes de légitimité, tributaire d’une série de facteurs sociaux – bien que ceux-ci puissent être qualifiés de « contingents » par les faqihs. En effet, dans ses interactions avec le monde moderne, « l’islam » doit aborder bien des sujets – tout comme le christianisme, bien que d’une manière différente – y compris ceux qui se sont accumulés au cours des siècles précédents sans pour autant véritablement trouver d’issue.

La légitimité islamique – théocratique – face à ses contradictions avec la légitimité moderne Le concept de « légitimité islamique » d’un « gouvernement », bien

qu’il s’agisse d’un concept abstrait et infondé du point de vue des fondamentaux de l’Islam « originel », à partir du moment où il devient l’objet d’une structuration politique va se retrouver face à des défis innombrables de nature fort différents. Pour n’en évoquer que certains, on peut souligner les relations du gouvernement islamique non seulement avec la politique moderne mais aussi avec les approches économiques, avec la sécularisation, avec la philosophie moderne ou encore ses rapports avec les religions et civilisations qui composent son environnement international et qui se rapportent en particulier au contexte actuel de la mondialisation des religions etc. Autrement dit, cette « légitimité islamique » doit, dans son actualité, avoir l’empreinte de la modernité, ce qui signifie qu’elle doit apparaître comme un élément de consentement. Elle doit être cette fondation par laquelle le pouvoir de son gouvernement peut être exercé en accord avec un certain droit du peuple dans son consentement envers ce pouvoir et être l’exercice de cette conscience par laquelle le gouvernement se donne le droit de gouverner, et les gouvernés lui reconnaissent ce droit, tout au moins formellement. Pour illustrer une telle structure politique qui ambitionne de contenir à la fois une « légitimité théocratique » mais aussi « populaire », nous allons prendre le cas concret de la République Islamique d’Iran (R.I.I.), qui, dans sa constitution, associe le plus visiblement l’affirmation de la suprématie du pouvoir absolu des fuqahas et la prééminence du « Guide

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religieux », tout en respectant les principes démocratiques assurant la légitimité populaire, un jeu d’équilibriste des plus complexe qui rend les mécanismes de la prise de décision en Iran fragile et sous tension permanente.

Cette légitimation du pouvoir politique par les clergés est devenue possible en Iran grâce à un contexte international bien particulier dont la spécificité est le point de rencontre de plusieurs facteurs sociologiques. Cela étant le produit d’une situation à la fois de mondialisation, de réveil et de retour « du religieux », mais aussi d’un religieux de plus en plus idéologisé et globalisé notamment de par le « caractère transnational » de ces clergés chi’ites qui se sont toujours reposés sur un système de cooptation « familiale » des grands ayatollahs répartis sur toute la région. Notre étude des facteurs combinés qui ont créé une situation idéale pour l’émergence des mouvements islamistes privilégiera le phénomène du retour du religieux dans son évolution en tant que quête de sens qui, en parallèle du quasi-échec des programmes volontaristes de modernisation, de l’effondrement du bloc de l’Est, de l’affaiblissement du poids de la diplomatie américaine et européenne et de la complicité de la bourgeoisie traditionaliste au Proche-Orient avec les « élites religieuses » a permis une telle prise du pouvoir. C’est dans ce sens qu’éclaircir ces aspects les moins étudiés, prenant en compte les effets des interactions des facteurs internes et externes, nous sera judicieux pour une prise en compte globale de l’islam politique se revendiquant d’une telle légitimité islamique.

Pour examiner au plus près toutes ces problématiques dans leur enchevêtrement, nous allons brièvement relever les paradoxes de cette « souveraineté islamique » welâyat-e-fâqih, qui s’appuie sur une série d’interprétations chi’ites, elles-mêmes pleinement révisées depuis l’époque du dernier des imâms – les souverains religieux de la communauté – par ces fuqahas et ulémas, en vue de leur prise de pouvoir politique. Et qui, par la force de leur tradition, ont inventé un système théocratique absolu et totalitaire des plus complexes, sous l’autorité du « guide suprême », qui est le chef de l’État, avec des pouvoirs illimités et insoumis aux lois, élu à vie par l’assemblée des Experts qui est un conclave de 86 religieux « élus ». « La légitimité théologique » l’emporte ainsi pleinement, de par cet organisme qu’est le conseil des gardiens de la constitution (composé de douze membres désignés pour six ans, dont six par le guide suprême), qui exerce une fonction de filtrage des candidats et de « surveillance » du déroulement des élections. La mise en avant d’une telle constitution dont le cœur reste marqué par la contradiction entre deux logiques de système opposées – théocratiques et démocratiques – est la source des blocages politiques et économiques du pays depuis trois décennies.

Cette contradiction se cristallise dans la constitution qui associe d’une part, par une construction artificielle, les principes démocratiques assurant les droits au peuple iranien pour élire son gouvernement, et d’autre part par

Les problèmes fondamentaux de la « légitimité islamique »

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l’affirmation de la suprématie du rôle reconnu aux fuqahas à travers le « conseil des gardiens de la constitution » qui privilégie la prééminence du guide, et son arbitrage sur tous les droits déjà reconnus au peuple iranien, mais qui en réalité seront mis « sous tutelle » de la welâyat-e-fâqih.

Une telle contradiction inhérente au régime théocratique a entériné depuis les premières années de la révolution les dissensions au sein du bloc du pouvoir, et ce surtout au profit des factions radicales du régime qui prédestinent la R.I.I. à un rôle idéologique, porteur de la « vérité absolue » de l’islam. Une idéologie absolutiste qui reste le sujet permanent des rhétoriques de ses multiples factions qui se répartissent le pouvoir en éliminant à chaque fois les autres groupes du cercle du pouvoir. Nous n’en serions pas à notre premier paradoxe pour démontrer le caractère totalitaire du pouvoir théocratique en place, qui, victime de propre idéologie la plus intolérante, n’a jamais réussi depuis les premiers jours de la « victoire de la Révolution Islamique » à intégrer les multiples factions de sa propre famille politique, alors qu’elles partagent bien les mêmes valeurs idéologiques. Un compor-tement qui s’est durci particulièrement face aux réformateurs dans ses propres rangs. Cela explique d’ailleurs les raisons de l’échec successif de ces réformes en Iran et explicite davantage la « crise identitaire » que ce pouvoir théocratique vit en son sein en interdisant toute revendication réformatrice par souci de l’application de la Chari’a en tant qu’ultime loi du pays dans tous les domaines du droit (civil, constitutionnel et criminel).

La persistance de tensions sociales, après une révolution toujours inachevée à l’intérieur et des tensions toujours grandissantes à l’extérieur, sera le lourd défi à relever pour ce pouvoir théocratique qui a tant de mal à adopter l’ouverture et la tolérance. Malgré cette supposée rhétorique de la légitimité islamique, en surface, le destin de la République Islamique est ainsi en train de se jouer par la capacité de son gouvernement à se réformer. Réformer son interprétation de cet islam idéologisé des fuqahas ou réprimer de plus en plus le peuple iranien qui se retrouve jour après jour sous les tensions grandissantes, subissant ainsi les effets du dysfonctionnement des pouvoirs juridique, législatif et exécutif du système politique mis en place par le « guide » et au nom de la Chari’a. La République Islamique d’Iran est défiée ainsi dans sa capacité à atténuer ou à abaisser les tensions aussi bien sur le plan national qu’international, car pour s’exercer, un pouvoir politique a besoin d’être capable d’évacuer les violences internes, et de juguler les tensions intra système. Les garants d’une telle légitimité, les clergés – des plus conservateurs aux plus réformistes – les intellectuels religieux de toutes tendances, les révolutionnaires au même titre que les groupes militaires fondamentalistes attitrés ou les terroristes, doivent désormais repenser, à chaque nouvelle situation de tension externe où trouver une justification qui leur garantisse une légitimité à l’interne, pour que soient évités à tout prix les effets des tensions grandissantes à l’interne et les changements imposés par l’extérieur. Car plus que jamais, les facteurs externes peuvent influer au

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religieux », tout en respectant les principes démocratiques assurant la légitimité populaire, un jeu d’équilibriste des plus complexe qui rend les mécanismes de la prise de décision en Iran fragile et sous tension permanente.

Cette légitimation du pouvoir politique par les clergés est devenue possible en Iran grâce à un contexte international bien particulier dont la spécificité est le point de rencontre de plusieurs facteurs sociologiques. Cela étant le produit d’une situation à la fois de mondialisation, de réveil et de retour « du religieux », mais aussi d’un religieux de plus en plus idéologisé et globalisé notamment de par le « caractère transnational » de ces clergés chi’ites qui se sont toujours reposés sur un système de cooptation « familiale » des grands ayatollahs répartis sur toute la région. Notre étude des facteurs combinés qui ont créé une situation idéale pour l’émergence des mouvements islamistes privilégiera le phénomène du retour du religieux dans son évolution en tant que quête de sens qui, en parallèle du quasi-échec des programmes volontaristes de modernisation, de l’effondrement du bloc de l’Est, de l’affaiblissement du poids de la diplomatie américaine et européenne et de la complicité de la bourgeoisie traditionaliste au Proche-Orient avec les « élites religieuses » a permis une telle prise du pouvoir. C’est dans ce sens qu’éclaircir ces aspects les moins étudiés, prenant en compte les effets des interactions des facteurs internes et externes, nous sera judicieux pour une prise en compte globale de l’islam politique se revendiquant d’une telle légitimité islamique.

Pour examiner au plus près toutes ces problématiques dans leur enchevêtrement, nous allons brièvement relever les paradoxes de cette « souveraineté islamique » welâyat-e-fâqih, qui s’appuie sur une série d’interprétations chi’ites, elles-mêmes pleinement révisées depuis l’époque du dernier des imâms – les souverains religieux de la communauté – par ces fuqahas et ulémas, en vue de leur prise de pouvoir politique. Et qui, par la force de leur tradition, ont inventé un système théocratique absolu et totalitaire des plus complexes, sous l’autorité du « guide suprême », qui est le chef de l’État, avec des pouvoirs illimités et insoumis aux lois, élu à vie par l’assemblée des Experts qui est un conclave de 86 religieux « élus ». « La légitimité théologique » l’emporte ainsi pleinement, de par cet organisme qu’est le conseil des gardiens de la constitution (composé de douze membres désignés pour six ans, dont six par le guide suprême), qui exerce une fonction de filtrage des candidats et de « surveillance » du déroulement des élections. La mise en avant d’une telle constitution dont le cœur reste marqué par la contradiction entre deux logiques de système opposées – théocratiques et démocratiques – est la source des blocages politiques et économiques du pays depuis trois décennies.

Cette contradiction se cristallise dans la constitution qui associe d’une part, par une construction artificielle, les principes démocratiques assurant les droits au peuple iranien pour élire son gouvernement, et d’autre part par

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l’affirmation de la suprématie du rôle reconnu aux fuqahas à travers le « conseil des gardiens de la constitution » qui privilégie la prééminence du guide, et son arbitrage sur tous les droits déjà reconnus au peuple iranien, mais qui en réalité seront mis « sous tutelle » de la welâyat-e-fâqih.

Une telle contradiction inhérente au régime théocratique a entériné depuis les premières années de la révolution les dissensions au sein du bloc du pouvoir, et ce surtout au profit des factions radicales du régime qui prédestinent la R.I.I. à un rôle idéologique, porteur de la « vérité absolue » de l’islam. Une idéologie absolutiste qui reste le sujet permanent des rhétoriques de ses multiples factions qui se répartissent le pouvoir en éliminant à chaque fois les autres groupes du cercle du pouvoir. Nous n’en serions pas à notre premier paradoxe pour démontrer le caractère totalitaire du pouvoir théocratique en place, qui, victime de propre idéologie la plus intolérante, n’a jamais réussi depuis les premiers jours de la « victoire de la Révolution Islamique » à intégrer les multiples factions de sa propre famille politique, alors qu’elles partagent bien les mêmes valeurs idéologiques. Un compor-tement qui s’est durci particulièrement face aux réformateurs dans ses propres rangs. Cela explique d’ailleurs les raisons de l’échec successif de ces réformes en Iran et explicite davantage la « crise identitaire » que ce pouvoir théocratique vit en son sein en interdisant toute revendication réformatrice par souci de l’application de la Chari’a en tant qu’ultime loi du pays dans tous les domaines du droit (civil, constitutionnel et criminel).

La persistance de tensions sociales, après une révolution toujours inachevée à l’intérieur et des tensions toujours grandissantes à l’extérieur, sera le lourd défi à relever pour ce pouvoir théocratique qui a tant de mal à adopter l’ouverture et la tolérance. Malgré cette supposée rhétorique de la légitimité islamique, en surface, le destin de la République Islamique est ainsi en train de se jouer par la capacité de son gouvernement à se réformer. Réformer son interprétation de cet islam idéologisé des fuqahas ou réprimer de plus en plus le peuple iranien qui se retrouve jour après jour sous les tensions grandissantes, subissant ainsi les effets du dysfonctionnement des pouvoirs juridique, législatif et exécutif du système politique mis en place par le « guide » et au nom de la Chari’a. La République Islamique d’Iran est défiée ainsi dans sa capacité à atténuer ou à abaisser les tensions aussi bien sur le plan national qu’international, car pour s’exercer, un pouvoir politique a besoin d’être capable d’évacuer les violences internes, et de juguler les tensions intra système. Les garants d’une telle légitimité, les clergés – des plus conservateurs aux plus réformistes – les intellectuels religieux de toutes tendances, les révolutionnaires au même titre que les groupes militaires fondamentalistes attitrés ou les terroristes, doivent désormais repenser, à chaque nouvelle situation de tension externe où trouver une justification qui leur garantisse une légitimité à l’interne, pour que soient évités à tout prix les effets des tensions grandissantes à l’interne et les changements imposés par l’extérieur. Car plus que jamais, les facteurs externes peuvent influer au

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même rythme et aussi lourdement que les facteurs internes sur cette légitimité islamique. Plus que jamais dans cette interaction existe le risque de dislocation des liens sociaux. C’est à l'établissement d'une plus grande visibilité des effets interactifs de ces multiples facteurs combinés de la légitimité islamique que celle-ci va se retrouver plus que jamais contestée et mise à l’épreuve par ses propres acteurs.

La décennie de tentatives de réformes avortées en Iran, les tensions, les crises successives et grandissantes qui se manifestent à travers les revendications de la société civile pour plus de liberté et de prospérité se mêlent plus que jamais à cette quête de l’authenticité, qui permettrait à la société iranienne de préserver à la fois les valeurs religieuses et les rapports démocratiques. Néanmoins, depuis les événements dramatiques du putsch électoral qui ont investi les élections du juin 2009 et ont maintenu le président Ahmadinejad au pouvoir à l’issue d’une grande fraude massive, le régime théocratique iranien, se retirant de la légitimité populaire, « verrouillant » définitivement ce système politique le plus totalitaire, s’enferme définitivement dans une impasse politique. Ainsi, la crise majeure du régime de welâyat-e-fâqih est désormais bien ouverte, une crise qui trouve sa source principalement dans cette contradiction fondatrice qui caractérise ce régime théocratique, opposant la légitimité « divine » des faqih à la légitimité du peuple iranien. Quelles que soit les prétentions de la théocratie « islamiste », la légitimité islamique est finalement une idée du domaine céleste pour un musulman. Le pouvoir suprême n’appartient qu’à Dieu. La souveraineté aussi (al-hâkimiyya lillâh) n’appartient qu’à Dieu – seul juge et législateur. Comprendre le mécanisme réel du système « fiqocrate » en place nous permettra de mieux analyser la guerre des factions en cours et l’utilisation du concept de « légitimité islamique » au profit d’une interpréta-tion messianique de type politique.

Turcs, Grecs d’Anatolie et de Thrace au début du XXe siècle

Mémoires traumatiques, altérité et culture partagée

Isabelle DEPRET, Chargé de cours à l’Université de Marmara, Istanbul et collaboratrice scientifique au CIERL, ULB

Introduction Au début des années 2000, le Centre de la Recherche Sociologique

hellénique (EKKE) demandait à un large échantillon de Grecs de classer une liste de peuples sur une échelle de sympathie1. Selon cette enquête, menée en milieu scolaire – et qui ne pouvait ici que conforter des représentations stéréotypées – les Albanais et plus encore les Turcs sont massivement jugés comme « mauvais »2. Ces perceptions se nourrissent d’un passé violent et conflictuel, que les histoires balkaniques ont rappelé et relu sous le prisme national.

Ainsi, dans un ouvrage de référence, l’historien Steven Runciman vient conforter une lecture traditionnelle, en Grèce, concernant la période ottomane. Je le cite :

1 Cette enquête pose, notons-le, d’emblée la question en grandes catégories nationales. Cette manière d’aborder l’autre ne pouvait que conforter des représentations stéréotypées, encore tenaces en Europe du Sud-Est. 2 Étude du Centre National de la Recherche Sociologique (EKKE) dirigée par les professeurs D. Charalambis et P. Kafetzis, menée en milieu scolaire et rendue publique le 6 décembre 2000. ȀĮșȘȝİȡȚȞȒ, 7 décembre 2000.

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7RXWHV� OHV� FRQWULEXWLRQV� �DUWLFOHV� VFLHQWL¿TXHV�� FRPSWHV� UHQGXV�d’ouvrages ou de colloques, présentation de projets de recherches, etc.) sont les bienvenues pour soumission au Comité de Rédaction. Les auteurs sont priés de s’informer au préalable des délais de publication HW�GHV�LQVWUXFWLRQV�G¶pGLWLRQ��/HV�DUWLFOHV�VFLHQWL¿TXHV�VRQW�VRXPLV�j�l’avis d’un comité de lecture désigné par les membres du comité de rédaction.

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Prix de l’abonnement annuel : 25,00 €, frais de port et d’emballage en sus. Approximativement, un numéro de 200 pages est prévu par année. Les articles, les ouvrages pour recension et la correspondance VRQW�j�DGUHVVHU�DX�VHFUpWDULDW�VFLHQWL¿TXH��&,(5/��/H�)LJXLHU��$YHQXH�Roosevelt 17, B-1050 Bruxelles.

Les offres et les exemplaires d’échanges sont à adresser également au VHFUpWDULDW�VFLHQWL¿TXH�

Sur la couverture

3KRWRJUDSKLH�GX�¿JXLHU�GDQV�OHV�MDUGLQV�GX�&,(5/© CIERL, 2014

Centre interdisciplinaire d’Étude des Religions et de la Laïcité de l’Université libre de Bruxelles

/H� &,(5/� YLVH� O¶pWXGH� VFLHQWL¿TXH� HW� QRQ� DSRORJpWLTXH� GX�phénomène religieux dans toutes ses dimensions – idéologique, conceptuelle, historique, sociale, politique – et dans sa relation avec les manifestations de la pensée libre. Il couvre, sans exclusive, l’étude des phénomènes religieux et des spiritualités, dans leurs expressions contemporaines tant qu’anciennes, intellectuelles tant que populaires, depuis les polythéismes antiques, les religions dites primitives, les grandes religions monothéistes et les dévotions populaires, jusqu’aux croyances du “New Age”. S’inscrivant dans la lignée tracée par l’Institut d’Histoire du Christianisme, créé en 1965, et de l’Institut d’Études des Religions et de la Laïcité, le CIERL organise des séminaires et colloques internationaux, édite la revue « Problèmes d’histoire des religions » et la collection « Spiritualités et Pensées Libres » aux Éditions de l’Université libre de Bruxelles, ainsi que « Le Figuier », ses annales.

Enraciné dans la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université libre de Bruxelles¬les, le CIERL a une perspective interfacultaire et rassemble des chercheurs venus de plusieurs horizons. Le CIERL est DJUpp�SDU� OH�)RQGV�GH� OD�5HFKHUFKH�6FLHQWL¿TXH�)156�FRPPH�O¶XQ�des dix laboratoires de référence en Sciences humaines au sein de la Communauté française de Belgique. Comme centre de recherche, il est aussi le siège de bibliothèques spécialisées qui conservent la GRFXPHQWDWLRQ� UHODWLYH� j� VRQ� GRPDLQH� G¶pWXGH�� ,O� DEULWH� HQ¿Q� OHV�activités de la Chaire Théodore Verhaegen.

Bureau du CIERLMonique Weis, directriceChristian Brouwer, Michèle Broze, Baudouin Decharneux, Sylvie Peperstraete, Jean-Philippe Schreiber, Cécile Vanderpelen, Irini Viltanioti