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À propos de... « De la fuite des idées » et de l’être-de-l’homme > À propos de... « Sur la fuite des idées » de Ludwig Binswanger 1 Adolfo Fernandez-Zoïla * 32, avenue Pasteur, 94250 Gentilly, France Accordons une place de pionnier à Henri Ey qui, dans ses questions dactylographiées sur la manie et sur les psychoses maniacodépressives, fut le premier à nous fournir de larges vues sur les articles et sur le livre de Binswanger. Au cours des années 1952-1954, lorsque nous préparions le médicat des hôpitaux psychiatriques, c’est Ey qui nous a initiés aux positions de la Daseinanalyse et de la phénoménologie. Les ouvrages qu’il a su inspirer dans sa collection chez Desclée de Brouwer ainsi que son étude n o 21 du troisième volume des Études psychiatriques nous ont rendu familier cet auteur. Il faut mentionner encore les feuillets complémentaires d’une traduction contractée, inédite consacrée par Ey à Sur la fuite des idées, déposée à la bibliothèque de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. L’importance de ce livre mérite d’être soulignée. C’est un classique de la psychopatho- logie dasein analytique, un modèle d’une manière de mener l’analyse psychopathologique par delà la clinique et au-delà de toutes les considérations nosographiques. C’est pourquoi > Toute référence à cet article doit porter mention : Fernandez-Zoïla A. « De la fuite des idées » et de l’être-de-l’homme. À propos de... « Sur la fuite des idées » de Ludwig Binswanger. Evol Psychiatr 2003;68. Binswanger L. Sur la fuite des idées. Grenoble : Jérôme Million, Coll. « Krisis », dirigée par Marc Richir ; 2000. 330 p. * Auteur correspondant. M. le Dr. Adolfo Fernandez-Zoïla, médecin des hôpitaux psychiatriques. Adresse e-mail : [email protected] (A. Fernandez-Zoïla). 1 Titre original : Über Ideenflucht. Zurich : Orel-Füssli ; 1933. Traduit de l’allemand par Michel Dupuis, avec la collaboration de ConstanceVan Neuss et Marc Richir. Cet ouvrage fut le résultat de la réunion de 5 articles parus dans la revue Schweizer Archive für Neurologie und Psychiatrie, vol. XXVII, 2, vol. XXVIII, 1-2, vol. XXIX, 1-2 et vol XXX, 1 (1931-1932). Ces textes, revus, complétés, développés lors de la reprise en volume en 1933, sont précédés d’un avant-propos, d’un abrégé historique, et suivis d’un très long résumé, sorte de mise au point finale. Félicitons Jérôme Millon et Marc Richir pour leur ténacité. Il y a une dizaine d’années que ce projet de traduction a été envisagé. Il est vrai que les difficultés furent nombreuses, sans compter celles de la traduction elle-même, très exigeante et difficile. Là encore, Marc Richir a dû mettre la main à la pâte pour aboutir à ce texte qui nous est donné aujourd’hui à lire. L’évolution psychiatrique 68 (2003) 114–126 www.elsevier.com/locate/evopsy © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. DOI: 10.1016/S0014-3855(03)00011-2

« De la fuite des idées » et de l’être-de-l’homme

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À propos de...

« De la fuite des idées » et de l’être-de-l’homme>

À propos de... « Sur la fuite des idées »de Ludwig Binswanger1

Adolfo Fernandez-Zoïla *

32, avenue Pasteur, 94250 Gentilly, France

Accordons une place de pionnier à Henri Ey qui, dans ses questions dactylographiées surla manie et sur les psychoses maniacodépressives, fut le premier à nous fournir de largesvues sur les articles et sur le livre de Binswanger. Au cours des années 1952-1954, lorsquenous préparions le médicat des hôpitaux psychiatriques, c’est Ey qui nous a initiés auxpositions de laDaseinanalyseet de la phénoménologie. Les ouvrages qu’il a su inspirerdans sa collection chez Desclée de Brouwer ainsi que son étude no 21 du troisième volumedesÉtudes psychiatriquesnous ont rendu familier cet auteur. Il faut mentionner encore lesfeuillets complémentaires d’une traduction contractée, inédite consacrée par Ey àSur lafuite des idées,déposée à la bibliothèque de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris.

L’importance de ce livre mérite d’être soulignée. C’est un classique de la psychopatho-logiedaseinanalytique, un modèle d’une manière de mener l’analyse psychopathologiquepar delà la clinique et au-delà de toutes les considérations nosographiques. C’est pourquoi

> Toute référence à cet article doit porter mention : Fernandez-Zoïla A. « De la fuite des idées » et del’être-de-l’homme.À propos de...« Sur la fuite des idées » de Ludwig Binswanger. Evol Psychiatr 2003;68.

Binswanger L. Sur la fuite des idées. Grenoble : Jérôme Million, Coll. « Krisis », dirigée par Marc Richir ;2000. 330 p.

* Auteur correspondant. M. le Dr. Adolfo Fernandez-Zoïla, médecin des hôpitaux psychiatriques.Adresse e-mail :[email protected] (A. Fernandez-Zoïla).1Titre original :Über Ideenflucht.Zurich : Orel-Füssli ; 1933. Traduit de l’allemand par Michel Dupuis, avec

la collaboration de ConstanceVan Neuss et Marc Richir. Cet ouvrage fut le résultat de la réunion de 5 articles parusdans la revueSchweizer Archive für Neurologie und Psychiatrie,vol. XXVII, 2, vol. XXVIII, 1-2, vol. XXIX, 1-2et vol XXX, 1 (1931-1932). Ces textes, revus, complétés, développés lors de la reprise en volume en 1933, sontprécédés d’un avant-propos, d’un abrégé historique, et suivis d’un très long résumé, sorte de mise au point finale.Félicitons Jérôme Millon et Marc Richir pour leur ténacité. Il y a unedizaine d’années que ce projet de traductiona été envisagé. Il est vrai que les difficultés furent nombreuses, sans compter celles de la traduction elle-même, trèsexigeante et difficile. Là encore, Marc Richir a dû mettre la main à la pâte pour aboutir à ce texte qui nous est donnéaujourd’hui à lire.

L’évolution psychiatrique 68 (2003) 114–126

www.elsevier.com/locate/evopsy

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.DOI: 10.1016/S0014-3855(03)00011-2

nous nous proposons de suivre, pour ainsi dire linéairement, le texte sans raccourcis nirésumés qui risqueraient d’enclaver la portée des analyses proposées par Binswanger. Ilfaudra être patient.

Les traducteurs, après être venus à bout des difficultés et des particularismes detraduction, placent l’ouvrage dans le cadre de « l’anthropologie et de la psychopathologiephénoménologiques ». Ils notent encore la référence, pour ainsi dire fondationnelle, àl’ontologie fondamentale de Heidegger. Nous essaierons de nuancer ces appréciations encours d’écriture, en nous tenant au droit fil des approches psychologiques et psychopatho-logiques développées ici.

Binswanger dans un « avant-propos » de 1932, regrette d’avoir eu une connaissance troptardive des travaux de Storch (Breslau) critiquant les approches de Liepmann sur la fuitedes idées. Celui-ci en faisait une simple sur-représentation des représentations mentales,alors que Storch, tout àfait proche de Binswanger sur ce point, marque l’appartenance « dela fuite des idées »au surgissement ludique dans la joie et la fête existentielle; il précise «unphénomène partiel de la joie et de la fête existentielle » (p. 10).

Dès l’ introduction, Binswanger pose la « fuite des idées » comme une manière détermi-née du vivre humain, écartant par là toute approche ou explication appartenant « à lamanière des sciences de la nature » (p. 11). Il sépare le fait clinique de l’état des chosespsychologiques. « C’est dans cette opposition que réside l’authentique destin du diagnosticpsychopathologique et psychiatrique et celui de son histoire... Mais cela n’est à son tourpossible que sur la base d’une considération ontologique ou, à tout au moins, anthropolo-gique » (p. 11). Disons que la perspective simplement ontique ou anthropologique (propreau tout de l’homme) va dominer. Binswanger tient à séparer ce qui revient aux fonctionsvitales dont la fonction vitale de la vie, et ce qui sollicite la biographie, la mise en histoireet en récit, dont l’histoire interne de la vie. L’absence d’une telle différence expliquerait,pour lui, le poids qu’ont pu prendre les concepts de « représentation » et « d’association »mentales. Binswanger ne peut entrer dans les entrelacements entre ontologique et anthro-pologique, mais il sépare vigoureusement le « vital » et le « biographique » : 2 paliersdifférents correspondant à l’homo natura et à «l’être-de-l’homme ». Une façon tout autred’envisager le psychopathologique à l’ intérieur même d’une psychiatrie clinique.

1. Abrégé historique

De l’abrégéhistorique (pp. 13-34), retenons surtout ce qui touche àla méthode binswan-gérienne dans son originalité. Plusieurs auteurs l’ont précédé dans l’examen de la « fuitedes idées ». Il accorde àLiepmann une place centrale. Les noms bien connus de Griesinger,Bumke, Aschaffenburg, Kraepelin, Wernicke, reviennent en quelques lignes. Les questionsdu tempo du cours des représentations, de l’hyperfonctionnement intrapsychique, del’abondance des associations latérales, de l’allègement et de l’accélération pathologiquesde l’activité de penser, plus ou moins directement liées aux « intensités d’une fonctionphysiologique » sont écartées par Binswanger, comme appartenant aux sciences de lanature et non à «l’être-de-l’homme ». Il accorde un meilleur écho àcette notion qui attribueaux représentations surévaluées la régulation du cours de la pensée (Heilbronner, Wer-nicke).

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Binswanger signale encore la position de Liepmann sur l’effectivitéde l’attention, maisil trouve que celui-ci accorde trop d’ importance à la psychologie de l’association car il« explique que dans la fuite des idées telle ou telle chose s’associent l’une à l’autre, sansêtre liées par une pensée préalable, c’est-à-dire selon les principes mécaniques du pluscourant, du plus semblable... (alors que) la fuite des idées est aussi un fait psychologique,une manière de vivre... » (p. 18). Les hypothèses concernant la sur-représentation mentaleselon Liepmann, dont se rapproche Isserlin, semblent écartées par Külpe. Toutes attitudesqui sont, pour Binswanger, insuffisantes. Celui-ci tient à ce que l’étude parte de l’hommedans son entièreté anthropologique et non de tel ou tel processus partiel, envisagé isolé-ment ; perspective qui serait déshumanisante et surtout, dirions-nous, décharnalisante (cf.p. 21). Binswanger écarte vigoureusement tout ce qui fait appel aux sur-représentations(Külpe) et en particulier tout ce qui pourrait concerner un « ça pense » (sic, pour latraduction), une conscience des significations, une accélération des idées langagières,englobant toutes les hypothèses faisant intervenir l’« hypothèse d’une surproduction de lavie représentative » (p. 24).

Hönigswald est le premier auteur qui aborde une explicitation véritablement psycholo-gique et qui ne contourne pas l’obstacle de la fuite des idées. C’est dans le cadre de saDenkpsychologie ou psychologie de la pensée (2e éd. 1925) que Hönigswald propose uneréponse qui rompt avec le concept d’association pure, et par là avec le concept dereprésentation mentale, tout en avançant l’hypothèse « d’une perte du fil conducteur »(p. 31) avec apparition de ruptures de l’activité psychique. La rupture intervient dansl’articulation du fil de la conscience ordonnée, prise dans une hiérarchie et dans uneorganisation des gradations des tâches. On pourrait assister àune sorte de nivellement de ladétermination de l’ordre. Binswanger admet ce point comme pouvant être celui « où leproblème commence pour nous » (p. 33). Dans les pages qui suivent, Binswanger résumeles positions de Hönigswald qui lui semblent fécondes et en particulier son refus des’associer à tout glissement du « je pense » àun « ça pense ». Quelle anticipation !

« Quand Jaspers déclare dans sa Psychopathologie générale que par la fuite des idées ildésigne les troubles dans le déroulement factuel de l’ensemble de la vie psychique, et nonpas un simple produit langagier... » Binswanger tient à préciser son souhait d’aller encoreplus loin. Il veut prendre en considération l’ensemble de la vie psychique du patient atteintde fuite des idées « mais sur cette forme de l’être-homme dans laquelle quelque chosecomme la fuite des idées est tout simplement possible —pour parler en termes cliniques,sur la structure anthropologique de la manie — » (p. 33).

La recherche visera à mettre en valeur les diverses structurations anthropologiques quientrent en jeu, selon les niveaux psychiques envisagés, dans Le monde de l’homme auxidées fuyantes. L’exposé comprend 3 études, 2 sur les fuites ordonnées, et la troisième surles fuites désordonnées, incohérentes, voire confuses. Il s’agira ensuite d’établir les rela-tions avec l’histoire interne de la vie. Binswanger est très attaché àla séparation de l’homonatura, c’est-à-dire l’homme au sens anatomophysiologique, objet d’étude des sciencesmédicales, de l’être-de-l’homme ou être-homme, notion qui englobe le neurophysiologi-que certes, mais surtout l’ensemble des activités psychiques et leur étude psychologique.C’est à ce niveau que surgit le psychopathologique.

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2. Le monde de l’homme aux idées fuyantes

2.1. La fuite ordonnée des idées (première étude)Binswanger se réfère à une patiente âgée de 48 ans, qui en est à son dixième accès

maniaque, dans le cadre d’une folie circulaire évoluant depuis l’âge de 25 ans. Il cite cesbrefs propos, tels qu’elle les a couchés sur le papier : « Comment pouvez-vous faire de lagelée de fruits rouges au gruau dans les mêmes bols d’aluminium où la veille, quelquechose de gras y a été cuit. Il y a de longues formes et les portions sont réparties dans leTanneg. Je regrette de ne pas être une poubelle. A.B. »

Binswanger explicite ces maigres propos en tenant compte de l’expression logiqueperturbée (au sens de Husserl), pour constater un « saut » concernant l’élément significatifqui aurait pu faire transition («quand même ») et mieux relier le reproche exposédu fait quela confiture et un autre aliment gras auraient été servis dans le même genre de bol.L’ indignation coléreuse lui fait penser que le responsable incriminé a pu la traiter comme« une poubelle ». Binswanger note cette omission, saut ou discontinuitéàpartir du contenuexpressif-langagier-conceptuel. C’est dans cet horizon, celui de «l’ensemble de la signifi-cation langagière-conceptuelle ou logique »dit-il, que le trouble du saut apparaît. Il marqueaussitôt la différence avec sa propre perspective, car « ainsi nous perdons déjàde vue l’êtrehumain vivant ; à la place d’un homme qui lance un reproche à la tête d’autrui et qui entrecorps et âme dans cette manifestation langagière orale ou écrite, il y a maintenant uneconstruction langagière-logique qui n’a son cœur existentiel effectif qu’à l’ intérieur de lamanifestation d’un homme » (p. 38).

Nous citons ce paragraphe, parce que Binswanger y met entre parenthèses la notion déjàabstraite de « signification-langagière-logique », afin d’octroyer une attention forte à lamanifestation langagière directe faisant partie intégrante de « l’être humain vivant »lui-même. Binswanger est déjà acquis à l’option existentiale qu’ il tient de la lecture touterécente de Sein und Zeit (1927), et qui sera la base de son approche de la structureanthropologique de l’homme. L’étude de Heidegger oriente la recherche de Binswanger qui« cherche àcomprendre l’état de fait de la fuite des idées àpartir de la structure d’ensemblede l’homme atteint de fuite des idées » (p. 38).

Les sauts, les omissions, les discontinuités, apparaissent dans le cours des mots dulangage ordinaire exposés dans les paroles-parlées ou dans les paroles-écrites. Tels quels,dans leur contexte discursif réel, ils traduisent une régulation différente des élémentsnoétiques (idées). Le monde est plus proche pour le maniaque. La spatialité est autre :« Pour la maniaque, tout est plus près sous la main, rapproché du lointain dans uneproximité saisissante... » (p. 41). Dans la note no 6, en bas de cette page 41, Binswangerprécise : « Nous appliquons ici les analyses heideggériennes d’ontologie, fondamentalespour des finalités anthropologiques-psychiatriques, ce qui est tout autre chose que desoutenir que l’ontologie fondamentale soit de l’anthropologie philosophique ou psycholo-gique »2. Il en va du maniaque ou du mélancolique comme pour n’ importe quel autre

2 Insistons sur le fait que Heidegger ne propose pas une perspective directement anthropologique. Heideggerest un philosophe et cherche à fonder une métaphysique toute basée sur le Dasein, cette portion virtuelle du Seinque chaque humain peut abriter et construire dans son monde propre. Le mot Sein renvoie à l’ infinitif du verbe« être », alors que le terme français très employécouramment « l’être », renvoie au mot allemand Wesen, qui peutêtre traduit par « l’être » ou par « essence ». N’en disons pas davantage, du moins pour l’ instant.

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humain. Ce qui justifie les approches de Binswanger, c’est l’orientation expresse deconserver présent à l’esprit que l’analyse qu’ il pratique est anthropologique, et qu’elleconcerne le « tout de l’homme ». C’est la région de cette structure anthropologique du« tout de l’homme aux idées fuyantes » qui concerne le monde d’autrui qui semble la plusaltérée, ici, à Binswanger.

C’est de la « spatialitéde l’être disponible intramondain que nous devons partir » (p. 41).Le maniaque jouit d’un point de vue de son monde et du monde trop élargi, d’autant plusincomplet que trop vaste. Il ne peut marquer un arrêt sur les détails trop fins, voire tropproches. Le maniaque fonctionne dans un monde-réseau à larges mailles, où ce qui n’estpas présent « saute », introduisant des sautillements qui favorisent l’ installation d’uncourant d’ idées discontinu, tout en restant ordonné. Binswanger, à travers l’exemple qu’ ilcite, est amené àcroire que ce sautillement permet d’écarter les intermédiaires. La patiente« saute par dessus », et par là, l’espace devient plus petit, plus étroit, plus étriqué tout enintroduisant un aplatissement et un aplanissement des détails et des obstacles. L’espacedans lequel se meut le maniaque semble plus lisse et plus plat. L’analyse fine note desabrègements, des nivellements, avec des mouvements intraspatiaux qui traduisent l’égare-ment. Tout se passe comme si la distinction restait insuffisante « entre le chemin vers un butdéterminé et le détour de ce chemin » (p. 44). Autant de courts-circuits, de raccourcisinappropriés, incapables de laisser fonctionner pleinement l’articulation, structure dumonde d’autrui en soi et structure de soi. C’est la présence àsoi qui est altérée. Binswangerne manque pas de se rapprocher de Nicolaï Hartmann : « l’homme est bien un êtrecatégorial constitué non seulement de plusieurs mais de nombreuses couches, et parprincipe chaque couche d’être prend sa part à chacune des expressions » (p. 51).

Binswanger vient àpenser que Minkowski et en moindre mesure, Erwin Straus, mettenttrop en avant-plan l’espace-vécu et le temps-vécu. Il se réfère à des textes antérieurs à1931. Binswanger essaie de préciser que « le désir de contact intime avec l’événementmondain » (p. 53) ne peut se résumer à une syntonie ou à un synchronisme vécu.Binswanger distingue : « le maintenant et le point font partie du monde objectif del’événement, mais l’ instant et le présent font partie du vécu subjectif » (p. 54). Il s’agit demanières de vivre la signification et le temps, et il s’agit «de tenir toujours l’un à côtéde l’autre le vécu du temps et le vécu de signification » (p. 55). Binswanger parvient-il àdifférencier ces vécus comme non-intégrants d’une conscience préalable, mais plutôtcomme des vécus qui imposent leur présence par eux-mêmes ? Est-ce dans ce but queBinswanger évoque l’ importance accordée par Straus au mouvement présentiel de ladanse ?

Selon Straus (1928), la danse est un mouvement présentiel et non un mouvement visantun but, un déplacement dans l’espace du non-soi. C’est un mouvement du présent lui-même, « et pour cela mouvement présentiel » (p. 57). Un moment d’un sentir liéau contactintime du soi, dans sa présence à soi, et ajoutons dans son soi-même. Espace-mouvementprésentiel et espace environnant peuvent former un tout, mais dans la danse en tant quemoment d’une joie, d’une festivité, d’une manière d’être de l’homme festif, le présents’entoure en lui-même, dans l’émergence de son propre vécu. Binswanger ne se réfère pasà une conscience du vécu, ou à un espace vécu au sens de Minkowski, mais il resserre levécu dans son micro-espace propre en tant que mouvement présentiel. Il essaie de montrernon des variations dans une structure mais l’apparition de « plusieurs espèces de structu-

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res » maintenant ainsi la diversité qualitative de chaque instant (p. 60 note 35). L’espacesenti semble à chaque pas un sentir d’ initiation à ce propre instant. Binswanger vadévelopper en 1932 ce problème de l’espace senti (Der gestimmte Raum).

Binswanger tente de rapprocher les notions de syntonie, de synchronisme selon Min-kowski, et la notion de mouvement présentiel ici particularisé dans la danse selon Straus,avec ces instants de l’homme festif pris dans l’être-de-l’homme des idées fuyantes. MaisBinswanger amorce une séparation nette en singularisant les instants et les vécus (ce quisera aussi développé par Straus, dès 1935), alors que pour Minkowski la centralité de laconscience demeure (Le temps vécu, 1933). C’est là une autre lecture. Il convient de sefamiliariser avec ces approches impliquées dans une intransitivité propre à la proximitéelle-même, sans avoir recours àdes dédoublements analogiques d’apparente opposition oùchacun des termes servirait àexpliquer l’autre et vice versa. C’est làune des originalités deBinswanger qu’ il est très difficile de saisir à partir de nos modes habituels d’analyse.Abordons l’étude suivante pour avancer d’un palier.

2.2. La fuite ordonnée des idées (deuxième étude)

Binswanger cite un autre fragment de lettre de la même patiente qui en est à sa dixièmephase maniaque. Cette dame s’adresse àun certain M. von X. « Est-ce que l’un de vos 7 filsaurait la grande amabilité de rester en permanence à côté de ma mère ? Je ne peux plus lefaire malheureusement et j’en suis très triste. » (p. 74). Binswanger relève l’exacerbationévidente qui sous-tend le propos, sorte d’ idée subite. Le tout survenant dans une hybrispsychique insérée dans un sentir d’allure joyeuse. Bizarrerie dans la liberté des significa-tions incluses dans ce « libre rapport aux parents (que l’auteur rattache à)... la structureanthropologique de la joie existentielle troublée et le style de pensée qui lui est accordé »(p.81). Le « saut » est manifeste dans le jeu des indications biographiques traduit dans cepropos. Vécu purement présent où le sautillement apparaît comme une sorte de danse ; fuiteordonnée des idées à petits pas non accompagnés de saut conceptuel majeur. Binswangernote la possible prolixité langagière qui objective ces sauts, eux-mêmes inapparents àpremière vue, mais qui sont habituels dans les hypomanies ou manies douces 3.

Binswanger insiste pour nous avertir que si les mots semblent comme pris dans uneapparente organisation logique — telle est d’ailleurs leur apparition première —, il s’agit,dans ce monde festif dominé par la joie existentielle, d’aspects purement qualitatifs ducours des idées. Ils se présentent tel un « geste purement festif. La pensée dans la fuite desidées est elle aussi plus qu’un simple geste festif » (p. 92). Elle fait partie d’un monde, dumonde du sujet festif. Un monde propre à chacun, monde constitué, explicité, approprié,selon « l’essence de l’être-homme » (p. 94). Binswanger tient à mieux marquer l’ interac-tion étroite de chacun avec le monde et avec autrui. « Quant à son essence, c’est-à-dire àpartir de l’essence de l’être-homme, la pensée ne se produit pas isolément du monde dupensé et pas isolément d’autrui ; au contraire, penser, d’après son contenu phénoménalcomplet et vrai, signifie toujours une explication pensante avec un monde (problématique)et eu égard à un monde d’autrui. Ce dernier point devient particulièrement clair dans la

3 Ajoutons que ces petites excitations hypomaniaques sont beaucoup plus fréquentes que l’on ne pense, dansl’ensemble de la population. Et peut-être plus encore chez ceux qui sont dans les « affaires ».

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pensée parlée, dans le dialogue. Mais la pensée solitaire elle aussi, le monologue pensant,contiennent toujours un moment dialogique. Tout cela vaut naturellement aussi pour leproblème de la pensée dans la fuite des idées » (p. 94).

Venons-en au monde optimiste ou de l’optimisme, qui est le propre des mondes festifsdes états de manie douce. L’ insouciance, l’enjouement, relèvent d’une Stimmung (préfé-rons en français « un sentir d’ initiation... àaffectivité, tonalitéaffective, voire humeur) liéeà un optimisme « primaire » de ce sentir initial, propre au monde festif. Les mots, lelangage, le disent à soi, aux autres. Mais le qualitatif des formes du sentir qui y sontimpliquées, a une valeur par lui-même. Ce monde optimiste est élargi, volatil, léger,nuageux, fugace, prêt à d’autres volatilisations, à un rapprochement des frontières, àl’effacement des contours, à une pensée imprécise. Binswanger rappelle qu’après un longtravail intellectuel, l’excitation peut faire apparaître — comme Bumke l’avait déjà indiqué— un semblant de monde aux idées fuyantes 4.

Concluons cette deuxième étude de 1931-1932 : « Avec la description des styles de viesubjective et de monde objectif de l’optimisme de tonalité affective, de cette tenue detonalité affective portée par la pure joie existentielle et qui se donne un tour de reins avecla problématique de la réalité (Realität) et avec la description des styles de penser et depensée propres à cette tenue en tonalité, nous avons déjà partout décrit aussi le style depenser et de pensée dans la fuite (ordonnée) des idées ; car au fond il ne représente riend’autre que le style extrêmement marqué de la pensée optimiste de tonalité affective. Euégard ànotre exemple, nous tenterons encore de souligner plus nettement 2 moments. L’unconcerne l’affirmation de réalité, l’autre concerne le rapport de l’homme aux idées fuyantesavec le monde commun » (p. 116).

2.3. La fuite désordonnée et incohérente des idées, la confusion dans la fuite des idées

Binswanger évoque les manies étudiées par Wernicke pour l’ incohérence et le désordre,et par Kraepelin pour la confusion. Le rappel logicoclinique (dans l’apparence première dessymptômes) lui permet de se tourner, au-delà de ces aperçus premiers, vers son typed’analyse psychopathologique. C’est-à-dire que plutôt qu’apprécier le désordre, l’ incohé-rence, la confusion du point de vue d’une hégémonie préétablie rapportée àl’un, àla nature,à la conscience, il brise avec ce genre d’approches, pour essayer d’enraciner l’analyse dansl’être-de-l’homme, tel qu’ il s’objective dans les formes inédites de la fuite des idées. Ils’agit plutôt de « manies légères », compatibles avec un échange qui peut s’étaler dans lelong cours et non d’épisodes maniaques aigus et massifs. Il écarte les manies oniriques,délirantes, agitées, tout en accordant une grande attention aux phases prodromiques derelative hypomanie et aux phases de rémission. Phases au cours desquelles on peut suivreles dérives des fuites des idées, pendant que les contacts sont compatibles avec l’entretien.Rappelons que les souvenirs qui émergent, relatifs aux phases aiguës sont faibles, et le plussouvent nuls. En somme, Binswanger s’attache aux formes de l’humain les plus proches del’humain ordinaire en relation presque dialogique et compatible.

4 Parvient-on toujours à s’en rendre compte ? Nous avons nous-mêmes enregistré cliniquement un certainnombre de « dérapages, ou d’embardées » avec décisions précipitées, apparues dans la suite de passages festifs dece type...

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Après ces rappels cliniques, Binswanger sous la rubrique « protocoles » (pp. 144-215)va préciser l’ importance de savoir apprécier l’expression langagière-conceptuelle pre-mière. Dans la discursivité maniaque plus ou moins confuse ou incohérente, nous décou-vrons des amas bizarres de mots et de phrases sans signification directe apparente. Dans cessalades sonores, on peut apercevoir des fissures et des bonds inhabituels (cf. p. 144).Implicitement, Binswanger travaille d’après ses recherches antérieures sur le thèmelangage-pensée (1925) et sur le rôle de l’accentuation du primat de la phrase, du discours etde la conversation (cf. p. 145, note 29). Il se situe ainsi dans une voie très ouverte qui sepoursuit dès ce texte (que nous ne lisons dans sa totalité non-résumée, qu’aujourd’hui), etqui pourrait se prolonger dans une recherche actuelle plus orientée vers les « sauts et lessautillements » survenant au sein des fonctions pragmatiques des mots et des discours, dansleur pratique discursive et intradiscursive.

Les idées fuyantes font partie du tout de l’homme, ainsi que les mots qui nous les fontconnaître, les contiennent, et peut-être les produisent. Binswanger plaide pour l’originalitéde la création psychopathologique. Il invoque Goldstein pour renforcer son appel àcomprendre chaque fait psychopathologique dans son propre inédit, tel un « nouvel êtredans le monde » (p. 149). Il coupe ainsi avec toute hégémonie préalable qui tendrait àanalyser le psychopathologique àpartir de toute comparaison entre un avant (normal) et unaprès (pathologique). Le psychopathologique appartient àun monde différent qui réclamed’être analysé par lui-même et en lui-même. C’est une position neuve, même au jourd’aujourd’hui. Au long des pages qui suivent, l’autonomie de ces nouvelles formes del’être-de-l’homme et de leur insistance dans l’amorce de l’originalité, ne cesse de semontrer. Binswanger s’essaie à étudier « ces folies » en elles-mêmes, dans leurs formesd’authenticité-inauthenticité, selon les variations ontiques de l’être-de-l’homme. Binswan-ger rappelle de nombreuses remarques sur les manifestations langagières, dans ces échan-ges entrecoupés de failles, de sauts, de sautillements, dont chaque particule est marquée ausceau du « distinct », liens décousus qu’ il convient de lire et de relier dans ces textes, sansse presser.

Binswanger rappelle que le futur est absent, ce qui réduit l’opération de présentificationdu présent et l’exigence des verbes. Le «parler l’un avec l’autre fait défaut dans cette formed’être-homme » (p. 169). La dialogie, même passive et incomplète, est ramenée à unemonologie très pauvre, sorte de jet tourné vers un autrui plus ou moins anonyme, nonprésentifié en tout cas dans les séquences langagières. On pressent là les déchirures de ces« fuites apparentes-inapparentes des idées » dont nous ne connaissons la teneur qu’à partirdes mots, rappelons-le. Reconnaissons à Binswanger le mérite d’avoir su mettre enévidence ces déchirures, ces bonds, ces sauts et sautillements qui fourmillent dans lesfragments de langage dont le maniaque est la source. Binswanger a ainsi essayéd’échapperaux conceptualisations des significations logiques du langage et de la pensée, habituelles àcette époque et souvent encore aujourd’hui. En réalité, Binswanger constate que le discoursadressé à cet autrui non explicitement désigné ou désigné incorrectement, implique lesinjonctions verbales les plus diverses. Celles-ci peuvent être : personnelles-impersonnelles,dramatiques, injurieuses, amicales-hostiles, bienveillantes, tendues ou enjouées... Le tout,avec des variations d’ intensités et une expression ludique des mots très fréquentes. Les jeuxdes assonances-ressemblances-dissemblances sont de règle. Peut-on rattacher ces proposplus ou moins turbulents à des catégories mentales éventuelles, même si ces catégories

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n’appartiennent pas au préexistant ? Question ouverte.Y-a-t-il place pour le non-encore dit,voire celédans le jeu discursif, pour des composantes inédites qui apparaissent dans la fuitedes idées, peut-être à l’ intérieur même des mots ? Une originalité en suspens.

Lisons Binswanger :

« Nous parlons de confusion aux idées fuyantes là où les règles ou les méthodes del’articulation conceptuelle-grammaticale, en un mot la formation des thèmes, envigueur dans la sphère de la signification et de l’objet, sont encore suivies, mais defaçon plus lâche, plus fugitive ou plus négligente. Si la conformation à ces règles ouméthodes cesse tout àfait, nous ne pouvons plus parler de confusion aux idées fuyantes ;car maintenant, il n’est plus du tout penséni parlé —même pas d’une façon confuse —,il n’est plus joué qu’avec des choses sonores. Au lieu du langage comme instrument dela pensée, surgit alors le flux de mots ou plus exactement de sons en tant qu’ instrumentde jeu de la joie existentielle. » (p. 188).

Nous partons du désordre conceptuel grammatical pour « rechercher le principe àpartirduquel ce désordre est compréhensible... c’est justement l’existential anthropologique quifournit ici la question... (en tenant compte que) l’activité ludique traverse toute la structurede l’être-homme » (p. 189). Jeu et poussée au discours, apparaissent au sein du soiexistential maniaque ; la confusion touche l’existential lui-même, plutôt que « l’esprit entant que synthèse de l’âme et du corps » (p. 191) ; ce serait alors se placer dans uneperspective autre, celle que l’auteur dénonce, comme étant celle de l’homo natura.Binswanger souligne la priorité qu’ il accorde au fil d’une ligne d’éveil qui fait affleurerl’existentialité de l’être-homme au niveau du langage courant, à partir duquel il devientpossible de remonter vers les présupposés. Mais si la discursivité s’obscurcit ou s’aliènedans la confusion, les mots ne se produisent qu’en tant que jeux sonores, formes incomplè-tes de presque-mots, hors-existentialité. La confusion signe la perte de cette existentialité.Les expressions de « grande gueule » ou de « grands-mots » (cf. p. 193) appartiennent à« l’homme maniaque aux idées fuyantes », éventuellement confus, mais pas totalementincohérent. La non-clarté des confusions des articulations des vocables reste compatibleavec la présence de l’être-homme maniaque, dont la fondation (ou existential) est précisé-ment ce monde aux idées fuyantes. C’est ce qui permettra à Binswanger d’ isoler ce qu’ ilappelle les catégories mentales du « saut » et du « sautillement » comme étant le propre del’être-homme maniaque.

Rappelons que pour Binswanger, depuis le Heidegger de Sein und Zeit (1927) le mot« homme » s’ implique constamment dans « l’être-homme » ou Mensch sein. Cette positionexclut toutes les positions d’une psychiatrie nonanthropologique qui, négligeant « le tout del’homme », privilégierait excessivement le biologique ; ce qui, à la limite, pourrait fournirune vision excessivement zoologique de l’homme en tant que homo natura, suivantl’expression retenue par Binswanger. Pour Binswanger, il est apparu avec Sein und Zeit unecoupure irréversible, qui l’a amenéjusqu’à ses derniers écrits connus, àne jamais perdre devue l’exigence de ne considérer « l’homme qu’en tant qu’être-homme ». Point de vuedéfendu par Binswanger àpartir du premier texte constitutif de sa Dasein-analyse : « Rêveet existence » (1930), selon Michel Foucault. Binswanger lui-même parlera ouvertement deDasein-analyse àpartir de 1942/1943. C’est dans cette irréversible coupure qu’ il situe sonhétérogénéité à l’égard des apports de Freud, dont on retrouve trace dans les lettres

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échangées et dans les divers documents scientifiques publiés. Binswanger et Freud se sontrencontrés en 1907 et ont maintenu des relations amicales et très courtoises jusqu’à la mortde ce dernier (1939).

Concentrons-nous sur ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe : « C’est en effetnotre avis qu’anthropologiquement la folie maniacodépressive ne nous apprend rien denouveau sur l’homme, mais plutôt qu’elle nous donne une réponse à la question du : « cequ’est l’homme » seulement dans sa forme spectaculaire et dans des extrêmes plusclairs . Ainsi nous en revenons au problème de l’ordre et de la structure que nous avons crupouvoir supposer « derrière » les manifestations langagières de notre malade. Cet ordre etcette forme sont et restent ici aussi la forme-homme. C’est ce que nous devons prouver àl’aide de nos protocoles » (p. 206).

De ces protocoles, l’auteur retient : « Ce qui, dès le début, est frappant, c’est que lemalade se meut déjà de façon purement langagière dans des contradictions frappantes ; etmême dans son comportement langagier et grammatical, c’est justement, l’opposition ou lanégation qu’ il préfère » (p. 208). Point de départ des analyses de Binswanger pourdifférencier les particularités des formes de l’être-homme aux idées fuyantes. Suivent lesdéveloppements de 2 sous-chapitres. Du premier, intitulé « L’antinomie maniacodépres-sive » (pp. 215-228), retenons :

• la critique de la notion de norme (p. 216) ;• l’ invitation « àtoujours apprendre tout d’abord àcomprendre le monde dans lequel ou

à partir duquel de tels malades vivent (p. 221).Du deuxième : «L’antinomie maniacodépressive et l’ambivalence du schizophrène et du

névrosé » (pp. 229-257), il convient de souligner plusieurs aspects. Binswanger sépareambivalence schizophrénique liée à une discordance qui brise les fragments de l’être-homme sans permettre leur réunification, des aspects liés aux sauts et aux bonds dansl’être-homme aux idées fuyantes de l’homme maniaque. La pseudo-ambivalence névroti-que marquée par l’ indécision et les hésitations est aux antipodes des idées fuyantes dumaniaque qui décide d’emblée, saute, sautille, bondit, tout en retombant sur ses pieds... sil’on peut dire. Binswanger, qui semble prendre des distances avec tous les collègues de sontemps (Strauss, Minkowski, Jaspers...), remarque : « car si l’on ne peut comprendrel’homme psychotique, justement en tant que psychotique, que dans la mesure où nous lecomprenons en tant qu’homme, cela signifie qu’ il doit être compris àpartir de la totalitédumonde de l’homme » (p. 244). Il insiste encore : « La structure existentiale de l’homme auxidées fuyantes reste non seulement incomplète mais aussi incompréhensible si l’étude duprojet de monde qui est à la base de cette structure (qui la « fonde » [fundiert] n’est pastraversée par les régions analytiques en dernier lieu » (p. 245).

Ajoutons ces précisions : « Ce qui dans la méthode clinique est homogène, c’est :• qu’elle déterre la pensée de son enracinement dans le sol existential ;• qu’elle déterre la conscience morale de son enracinement dans l’existence ;• qu’elle déterre le vécu esthétique de son enracinement existential ;• qu’elle déterre le vécu religieux de son enracinement existential » (p. 247, 248).Accusant les distances, Binswanger ajoute : « Le moi du vivre n’est naturellement en

aucun cas la même chose que le soi » (p. 249). Les différences s’ intensifient : « L’analysephénoménologique de l’acte se limite à l’analyse des actes intentionnels... (de même que)l’analyse phénoménologique du vécu se limite à l’analyse des formes du vécu... (alors qu’ )

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elles ne cherchent pas à comprendre ce vécu lui-même en partant d’une structure ontolo-gique ou anthropologique en tant que genre déterminé de l’être-dans-le-monde ; carl’analyse du vécu, de la forme du vécu et peut-être aussi de « l’état qui domine » le Moi, nesuffisent aucunement pour cette compréhension » (cf. pp. 251, 252 et 253). Binswangeravantage franchement : « La méthode de l’analyse des moments de structure constitutifs apriori, qui forment l’architecture de ce qui est à chaque fois le tout du monde del’être-dans-le-monde de chaque fois et le déterminent dans son genre propre, est ànouveaudifférente de l’analyse phénoménologique de l’acte et du vécu » (p. 255). Il s’éloigne despositions de Minkowski, Erwin Straus, von Gebsattel, O. Schwarz, Franz Fischer...

Voyons rapidement le sous-chapitre suivant : « Éléments d’ interprétation existentiale dumonde de l’homme confus aux idées fuyantes. Temporalité et historicité de la « formed’existence confuse » (pp. 257-279). Trois particularités :

• le tourbillon, ou mobilité soudaine des bonds et des sautillements de joie ludiqueapparente propres aux idées fuyantes ;

• le retour à... (un) « y revenir toujours ànouveau » (p. 271), sorte de retour d’un présentqui ne se présentifie pas... ou à peine... ;

• la réalisation du désir, marqué par un optimisme de la tonalité du sentir d’ initiationrenouvelée dans la fantaisie ou imagination d’un imaginaire dégradé...

3. Le Moi du monde de l’homme aux idées fuyantes et le moi de l’histoireintérieure de la vie

Cette troisième partie est très brève (pp. 281-308), mais importante pour nous, enréférence àun premier texte de 1927 sur le thème « Fonction vitale et histoire interne de lavie »

5

. Ici Binswanger fait partir son analyse du monde, et du monde de l’homme aux idéesfuyantes en l’occurrence. Il ne peut situer l’être-homme en dehors ou séparément de sonmonde, comme si le monde de l’être-homme faisait partie immanente de l’être-au-monde(In-der-welt-sein).

Binswanger sépare soigneusement « le moi du monde de chaque fois à travers lequell’histoire intérieure de vie passe comme à travers chacune de ses étapes » du conceptbeaucoup plus simple avancé dans l’écrit de 1928 (cf. p. 283). Désormais, le moi ne peutêtre saisi directement en lui-même, mais dans son soi-même, c’est-à-dire dans son ou dansses mondes successifs. C’était déjà notre point de vue en 1981, actuellement j’appelleencore ces « mondes » (en lettres minuscules) des « sites ». Tout se déroule dans un présentplus ou moins bien présentifié et plein de lui-même. On sait que dans ces mondes aux idéesfuyantes, l’apparence clinique se traduit par une accélération des propos prononcés, dansun torrent de mots et dans une multitude de gestes. Ces faits sont plus ou moins évidents,dans ces hypomanies ou manies légères, car c’est sur ces formes (assez courantes dans la

5 La version française, due à Jacqueline Verdeaux, est parue dans Introduction à l’analyse existentielle, Paris,Ed. de Minuit, 1971 (Coll. Arguments, dirigée par Kostas Axelos (no 50)). Ce texte a été publié en1928 parBinswanger. Il s’agit d’un rapport présentépar l’auteur en 1927 à l’ institut de psychologie de Berlin. Il fut penséet écrit avant la lecture, en 1928, de Sein und Zeit (paru en 1927). On pourra lire aussi Adolfo Fernandez-Zoïla,« De l’histoire intérieure de la vie et du Soi, selon L. Binswanger », L’Évolution Psychiatrique , 46, 1981, 4,pp. 1035-1050.

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vie de tous les jours...) sur lesquelles se basent les recherches psychopathologiques deBinswanger. C’est pourquoi il affirme « notre concept d’histoire intérieure de vie n’est pasun concept métaphysique mais un concept historico-herméneutique » (p. 293). « Le traitexistentiel le plus marquant de cette histoire de vie est déterminépar le rapport du maladeau monde d’autrui, mais non pas par son rapport en tant qu’homme avec l’homme engénéral ou, pour le dire brièvement, en tant qu’autrui [Mitmensch], mais par rapport à unêtre humain déterminé... » (p. 294). Le tout de l’homme s’assume en assurant son propredevenir-soi dans la conjugaison complexe de ces rapports où l’être-homme évolue avec lessites ou les mondes qu’ il a fabriqués et architectonisés depuis son émergence dans leMonde. Rappelons que Binswanger ne va cesser de préciser ses points de vue, au long destextes et des interventions à venir. Retenons, en particulier, son intervention au congrèsinternational de psychiatrie de Paris en 1950. Il y confirme que le Dasein (l’être-présent) estpour lui plus important en psychiatrie anthropologique que les notions de «conscience »oude « sujet isolé », ce qui accentue la valeur d’une option, la sienne, qui sera définitive afinde ne plus séparer l’être-homme de son propre monde, dans Le Monde. Et cela malgrél’utilisation de concepts inspirés par Szilasi, proches des concepts idéalistes de Husserl(1960, 1965).

En 1933, Binswanger fait terminer son livre par « Un Résumé »qui est ici transcrit (pp.309-327) en tout petits caractères typographiques. Ce résumécontient la « chair » même dela nouvelle position de l’auteur, par rapport aux textes publiés antérieurement, soit entre1907 et 1928. Nous allons à notre tour, rappeler très brièvement le contenu de ce momentcapital, non sans recommander à tous les lecteurs de Binswanger de lire et de relire trèsattentivement les pages mentionnées.

Si le phénomène de l’être-humain devient anthropologique, c’est qu’ il est impératif pourle psychiatre d’envisager en liaison : « le tout de l’homme », soit la combinatoirehomo-natura et être-de-l’homme, habituellement séparés. On pourra ajouter l’être-plus-del’homme dans la mesure où l’homme se sera consacréau spirituel y compris le spirituel nonobligatoirement religieux. Mais ce qui est d’emblée impératif, c’est d’aller au-delà de laclinique ou du logicoclinique, soit, ce qui apparaît existentiellement, et, tout en passant parlui, de le traverser tout en en acquérant une pleine connaissance scientifique, pour faireapparaître l’existential fondateur : ici « la fuite des idées ». Ces traversées ne sont pasqu’ intellectuelles marquées par un réseau de concepts, mais il s’agit d’une véritableplongée dans l’en deçàde ce monde étrange et inconsistant des propos maniaques, ailleursque dans leur infrasignifiance. Faut-il faire comprendre que les mots-expressions, fournis-sent la surface clinique depuis laquelle il devient possible d’analyser ce qui en provient, soitce tissage psychopathologique où les souffrances des activités psychiques exacerbées etdéjà à vocation volatile sont prises dans le monde aux idées fuyantes de l’être-hommemaniaque. Une telle analyse psychopathologique est une forme d’art. On y prend goût oupas... Mais les psychiatres devraient aimer presque obligatoirement, et ne pas se contenterde ramener le calme, en prescrivant «des modificateurs de l’humeur ». Les urgences nenous prennent pas constamment à la gorge... Puis, précisément si l’on y prend goût, on peutpratiquer ces deux activités de façon simultanée ou successive, sans télescopage perni-cieux. Répétons-le, l’analyse psychopathologique dans cette perspective psychophénomé-nologique existentiale est une véritable forme d’art. C’est pourquoi Binswanger a réveillénotre intérêt.

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Parvenus à ce point de non-retour, il sera possible de faire émerger l’ inapparent desmicrophénomènes de ces catégories mentales impliquées dans les particularités qui glis-sent... Sans pour autant provoquer la fermeture sur un déjà-là trop connu, en invoquant toutde suite le sésame-ouvre-toi de l’ inconscient. Il s’agit de parvenir à ce que Binswangerappelle la structure existentiale ou fondatrice, soit, chez l’homme maniaque, le monde auxidées fuyantes où il est pris... C’est-à-dire, ces bonds, ces bondissements, ces sauts etsautillements, évoluant dans la volatilitéde l’être-homme festif, ludique, apparemment enavance sur lui-même... Je prie les lecteurs d’étudier ce « Résumé »pour enfin comprendreet retenir que « les idées fuyantes » ne sont pas un simple symptôme clinique !

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