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À fleur de peau...À Marion Cotillard Je dédie ce livre à tous les grands sensibles, aux fantaisistes, aux originaux, aux pionniers, aux aventuriers et aux électrons libres. «

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À FLEUR DE PEAU

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AuteurSaverio Tomasella est docteur en psychologie, chercheur et écrivain. Il est le fondateur d’un Observatoire sur l’ultra-sensibilité. Ses travaux sur l’hypersensibilité font désormais référence. Il est l’auteur du best-seller Hypersensibles (Livre de poche). Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. Conseil éditorial : Sophie CarquainSuivi éditorial : Judith VernantMaquette : Patrick Leleux PAOIllustrations : FotoliaDesign couverture : Élisabeth ChardinPhotographie de couverture : © Shutterstock © 2017 Leduc.s Éditions (ISBN : 979-10-285-0850-0) édition numérique de l’édition imprimée © 2017 Leduc.s Éditions (ISBN : 979-10-285-0383-3). Rendez-vous en fin d’ouvrage pour en savoir plus sur les éditions Leduc.s

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Saverio Tomasella

À FLEUR DE PEAU

Roman

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À Marion Cotillard

Je dédie ce livre à tous les grands sensibles, aux fantaisistes, aux originaux, aux pionniers, aux aventuriers

et aux électrons libres.

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« Dans vingt ans vous serez plus déçus par les choses que vous n’avez pas faites que par celles que vous avez faites. Alors sortez des sentiers battus. Mettez les voiles. Explorez. Rêvez. Découvrez. »

Mark Twain

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ÉTÉ

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–T u descends, chérie ?— Oui, cinq minutes, je me prépare…Une lumière oblique pénètre dans la

chambre par la fenêtre ouverte. Les rayons du soleil sont déjà moins audacieux. Ah, les derniers jours d’août  ! Il y a dans l’air comme une légèreté nouvelle, quelque chose de piquant, même. Finis l’éblouissement des matinées d’été, la torpeur des après-midis torrides, la tiédeur des nuits étoilées. Bientôt, ils laisseront place au crissement des feuilles mortes et à la saveur rassurante du chocolat chaud, au coin du feu, quand il fait froid dehors…

Le chant des oiseaux venant des arbres voisins accom-pagne les pensées de Flora. Elle soupire en silence  : les vacances touchent déjà à leur fin. Demain, Théo entre au collège. C’est ridicule, mais elle a le sentiment que ces semaines passées seule avec lui à Belle-Île, en Bretagne, étaient peut-être les derniers moments d’insouciance partagés avec son petit garçon. Même si Théo n’a que onze ans, elle a tellement peur de voir se distendre le

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lien qui les unit que la panique la submerge déjà à l’idée de le perdre.

Elle sourit en percevant les éclats des voix des enfants qui jouent dans un jardin tout proche. Pourtant, rapidement, les bribes de discussions qui s’élèvent de la terrasse lui donnent envie de s’enfuir à toutes jambes. Les adultes sont si sérieux, barbants même, avec leur manque d’humour, de légèreté, de joie. Elle aime tellement rire, s’amuser, rêvasser. Pourquoi est-elle si différente ? Je ne suis pas faite pour ce monde. J’aurais dû naître à une autre époque... Elle secoue la tête : à quoi bon ressasser ces idées noires ?

Depuis deux jours, Flora ne supporte plus rien ni personne. Elle est à vif, sursaute au moindre bruit, un rien la blesse. Elle s’irrite, s’emporte ou fond en larmes pour des broutilles, et se replie sur elle-même à la moindre contradiction. L’idée de reprendre le boulot la terrifie. Je ne peux pas continuer comme ça.

La matinée avance et Flora est toujours affalée sur son lit, à broyer du noir, sans la moindre envie de se lever, et encore moins de se préparer pour descendre rejoindre les autres. Tenir tout le repas en compagnie de ses parents lui semble un effort surhumain. Ils sont pleins de bonne volonté, au fond, mais ils ont l’art de la mettre mal à l’aise en public, et en particulier devant son mari, en insistant sur son origina-lité, sa susceptibilité, sa « bizarrerie »… Quelle idée de les avoir invités à déjeuner alors que je me sens si mal et qu’entre Laurent et moi… Mais il y a aussi Théo et, pour lui au moins, Flora souhaite faire bonne figure.

La jeune femme se lève pour aller jusqu’à la salle de bain. Elle se regarde dans le miroir et a un mouvement de recul. C’est moi, ça, cette tête de piaf aux yeux gonflés et aux cheveux hirsutes ? Et je suis censée remettre en état ce désastre en dix minutes ?

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Mais où est ma marraine la bonne fée ? Elle émet un petit rire désabusé qui s’achève en sanglot et retourne s’allonger sur le lit, aussi défait que son visage. Elle tape des pieds, martèle le matelas de ses poings devant l’ampleur de la catastrophe. Elle sait que le pire, ce n’est pas l’état désastreux de l’extérieur mais le cataclysme existentiel complet qui ravage l’intérieur de cette pauvre carcasse. Non, je ne peux pas continuer à souffrir comme ça, à me sentir aussi misérable.

Pourquoi est-ce que tout l’affecte à ce point  ? Une remarque, une mimique, son propre reflet dans le miroir, où elle se reconnait à peine  ? Flora sait qu’elle est très sensible, trop sensible peut-être, mais aujourd’hui, ce senti-ment la déborde. Elle veut à tout prix trouver quelque chose qui lui permette de surmonter ce raz-de-marée. Est-elle réellement « bizarre », « originale », comme le prétendent ses parents ? En tout cas, elle a besoin d’être acceptée telle qu’elle est, reconnue pour ce qu’elle est réellement et prise au sérieux.

Pour l’heure, l’urgence est de retrouver un peu de confiance et d’aplomb. Mais terrée dans cette chambre, seule, ça risque d’être difficile. Où est ce fichu téléphone  ? Flora exhume le portable des draps froissés et se rallonge sur le dos, les bras en croix, comme si le rayon de soleil qui réchauffe son visage allait aussi lui souffler le nom de la personne qu’elle pour-rait appeler. Samira  ? Oui, bien sûr, c’est à sa fidèle amie qu’elle pense en premier, sauf que celle-ci est en vacances au Brésil, où le jour n’est sans doute même pas encore levé… Qui, alors  ? L’esprit comme paralysé, Flora se prend la tête entre les mains. Du rez-de-chaussée, une voix appelle son nom. Incapable de répondre, elle se relève malgré tout pour aller se laver les dents, en baissant soigneusement la tête pour

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éviter son reflet. Qui ? Qui pourrait m’écouter et me comprendre ? Flora recrache l’eau mousseuse et pose sa brosse à dents en esquissant un sourire. L’odeur anisée semble avoir allumé une petite lumière dans le tunnel de son esprit. Marc.

Elle esquisse une grimace. Marc ? Elle le connaît à peine ! Justement… Au moins lui ne me jugera pas et je ne me sentirai pas obligée de faire semblant, comme avec tous les autres. Oh, et puis… Elle se précipite sur son sac et fouille fiévreusement jusqu’à tomber sur la carte de visite que Marc lui a tendue avec un sourire chaleureux à l’issue de la conférence où elle s’est rendue avec son ami Antoine, juste avant les vacances. Une rencontre sur le thème de la « félicité ». Rien que ça ! Pas le simple bonheur, mais la félicité, la « grande joie profonde », précisait le texte de présentation. Au début, Flora avait trouvé cette idée bizarre. Puis, sans trop savoir pourquoi, elle s’était sentie attirée et avait franchi le seuil de ce centre de yoga, où un petit auditoire était installé sur des coussins dans une atmosphère propice à l’écoute et à la détente. L’homme qui parlait était très simple. Naturel. Sa parole lui avait semblé juste, sincère. Elle avait été touchée par son témoignage. À la fin du débat, Flora était allée le remercier et ils avaient discuté quelques minutes. Elle se souvient encore de sa présence, de sa poignée de main vigoureuse, de son sourire vrai…

Elle relève la tête et croise son image dans le miroir, décèle le doute dans ses yeux. Le doute. Le voilà qui revient, s’insi-nue sournoisement, comme toujours, à la moindre occasion. Le manque de confiance en soi, la peur de gêner, d’être de trop… Tu ne vas tout de même pas le déranger pour rien, un dimanche en plus, c’est ridicule. Non, ce qui serait vraiment ridi-cule, ce serait de céder à sa propre faiblesse, de ne pas oser dépasser ses réticences, de faire comme elle a toujours fait :

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garder ses angoisses pour elle, mettre un mouchoir dessus et se résoudre à ce que rien ne change.

Non, non, je ne veux plus continuer comme ça, je veux vraiment changer !

Flora retourne s’asseoir sur le lit et compose à toute allure le numéro en évitant de trop réfléchir.

— Allô ?— Marc ? Je ne vous dérange pas ? C’est Flora, euh… Je ne

sais pas si vous vous rappelez, nous nous sommes rencontrés fin juin, lors de votre conférence sur la félicité…

— Oh, Flora, bien sûr que je me rappelle. Comment allez-vous ?

— Eh bien… Je suis désolée de vous appeler un dimanche mais vous m’aviez dit…

— Que vous pouviez m’appeler en toutes circonstances, complète Marc, percevant le tremblement dans la voix de Flora. Vous avez bien fait. Comment puis-je vous aider ?

— Je crois… Je crois que j’ai besoin d’aide. D’un coup de pouce. J’ai besoin de pouvoir parler à quelqu’un sans me sentir jugée, d’être vraiment comprise et acceptée. Je ne vais pas très bien en ce moment. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Pourtant, j’ai tout pour être heureuse…

Le silence bienveillant à l’autre bout du fil l’incite à pour-suivre.

— J’ai l’impression que je suis en train de me replier sur moi-même et de me laisser aller. Je ne veux plus voir personne, cela me coûte trop. Tout me pèse. Je suis tout le temps à cran, à fleur de peau, c’est invivable…

— Vous êtes à bout de forces ? — Oui, c’est ça… et surtout, je ne sais pas quoi faire pour

sortir de cet état.

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— Je comprends, Flora. Le mieux serait qu’on se voie, vous ne croyez pas ?

— Oui, je… Demain  ? Mon fils entre en sixième et j’ai libéré ma journée. C’est peut-être trop…

— C’est parfait. En fin de matinée ? 11 h ? — Oui, d’accord. Merci… Merci beaucoup. 11 h. — À demain, Flora.Avec un soupir de soulagement, la jeune femme repose

son téléphone et s’autorise enfin un sourire. Elle se lève et marche vers la fenêtre, attirée par le ciel, la lumière, la légère brise qui joue avec les cimes des arbres…

J’ai besoin d’être

acceptée comme je suis.

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–N atacha, tu n’as pas vu ta sœur ? Ce serait sympa qu’elle vienne me donner un coup de main au lieu de jouer les reines solitaires.

— Je ne l’ai pas croisée depuis que je suis arrivée. Elle se cache sûrement là-haut, non ? Elle va bien ? La connaissant, si elle reste toute seule, c’est qu’elle n’est pas au mieux de sa forme…

Laurent hausse les épaules et la jeune femme grimpe l’es-calier d’un pas décidé, en lui adressant une grimace comique derrière son dos.

Dans sa chambre, au premier étage du pimpant pavil-lon de banlieue qu’ils ont acheté à la naissance de Théo, Flora, accoudée à la fenêtre, regarde l’horizon. Ou plutôt, elle ne regarde nulle part précisément, perdue dans une contemplation intérieure. Quelque chose dans l’atmos-phère l’interpelle. À chaque fois c’est pareil, quand débute une nouvelle saison. Elle a l’impression de ressentir dans sa chair les variations du temps, comme les humeurs chan-geantes.

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Des coups légers se font entendre à la porte, qui s’entrouvre doucement.

— Flo, murmure Natacha, on t’attend dans le jardin. Laurent n’arrive pas à mettre en marche le barbecue, maman nous fait une crise de nerfs, papa a peur d’un accident à cause de l’alcool à brûler, ton fils se bourre de cacahuètes… À part ça, tout va bien !

Comme Flora, Natacha est extrêmement sensible. Les deux sœurs s’entendent à merveille depuis qu’elles sont toutes petites. Pourtant, elles semblent très différentes, à l’opposé l’une de l’autre, presque. Autant la cadette est sociable, dyna-mique, volubile et enjouée, souvent taquine, autant l’aînée est réservée et discrète, timide, et même parfois craintive.

— Ah, zut, je descends tout de suite. Je suis vraiment déso-lée, Nat, j’étais en train de…

Mais pourquoi je me justifie tout le temps ? C’est ma sœur, après tout ! Natacha elle-même lui donne raison puisqu’elle est déjà en bas. Elle n’a pas besoin d’explication. Avec un soupir, Flora se décide à la suivre.

Dans le jardin règne l’effervescence qui précède les repas de famille. La mère de Flora pousse des cris, Laurent enchaîne les jurons tandis que Théo, un peu à l’écart, observe la scène en silence. Après un bon quart d’heure d’agitation collective, le barbecue est enfin opérationnel. Bientôt, un délicieux fumet s’élève, qui semble apaiser les esprits. Flora sourit en regar-dant Théo saupoudrer les côtelettes d’herbes de Provence d’un air grave. Tout ce qu’il fait, il le fait avec sérieux, avec une certaine solennité même, comme si l’assaisonnement des côtelettes représentait un véritable enjeu et qu’il tenait entre ses mains la réussite de ce déjeuner. Théo est un enfant déjà très mûr pour son âge, en avance sur les autres dans bien des

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domaines, ce qui n’est pas toujours facile à vivre pour lui. Il est particulièrement réfléchi et aime participer aux conversa-tions des adultes.

— Flo, toujours veggie, je suppose ? L’inénarrable Natacha, bien sûr, qui aime tant plaisanter,

et bouscule gentiment sa sœur pour l’aider à sortir un peu de sa réserve.

— Je prendrai de la salade de lentilles.Laurent éclate de rire.— Ma femme est une intellectuelle éthérée  ! Moi, le

travailleur terre à terre, je me revendique carnivore  ! Tu as vu mes mâchoires ? On dit que c’est un signe de volonté et de sensualité.

Flora regarde le visage de son mari comme pour la première fois. C’est vrai, sa mâchoire carrée lui donne un air conqué-rant… Et après ? Flora ne croit pas au catalogage des gens, à l’étiquetage des uns et des autres en fonction de tel ou tel critère. D’ailleurs, Laurent se trompe quand il la «  traite  » d’intellectuelle. D’accord, Flora aime lire, aller au théâtre et prendre le temps de réfléchir. Mais que sait-il de son monde intérieur ? De l’ivresse qui la saisit lorsque ses sens sont solli-cités  ? Du vertige que lui procurent certaines senteurs, des frissons qui la parcourent quand elle se promène dans un sous-bois après la pluie ? De la gourmandise avec laquelle elle savoure le chocolat aux épices si onctueux qu’on ne déguste que dans un seul salon de thé de Vincennes ?

Elle a parfois l’impression d’être un hiéroglyphe complexe que personne à part Natacha et Théo ne prend la peine de déchiffrer. Surtout pas Laurent. Elle renonce, trop lasse pour engager la lutte, et fait un effort pour éloigner cette délicieuse odeur de chocolat chaud qu’elle vient d’invoquer

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et qui lui chatouille les narines. Pas question d’être encore rappelée à l’ordre pour avoir été prise en flagrant délit de rêverie. Philosophe, Flora se sert des lentilles sans un mot tandis que sa mère relance maladroitement le débat.

— Oh, Flora n’a jamais aimé la viande ! Toute petite, elle disait qu’elle ne mangerait jamais de cadavre. Enfin, c’est bien simple, Flo n’a jamais rien fait comme tout le monde !

Flora sent une vague d’anxiété monter en elle. Elle a l’im-pression d’avoir une boule dans l’œsophage, qui progresse jusqu’à la glotte. L’angoisse lui noue la gorge, resserre tout son corps, d’un coup, sans crier gare.

Elle cherche son souffle, suffoquant presque. Elle se souvient d’une idée proposée par Marc. Elle ferme les yeux, puis prend le temps de se «  réaligner  » intérieurement, comme un enfant qui empile soigneusement des cubes colo-rés. Elle retrouve un peu de force. Elle souffle lentement, puis laisse l’air entrer en relâchant son ventre pour libérer son diaphragme et respirer profondément… Ça va déjà mieux, mais aujourd’hui, devant ce barbecue, sous ce soleil timide, parmi ces gens qui s’agitent, elle est tenaillée par une immense impression de solitude.

Flora est tentée de quitter la table et d’aller coucher tout cela dans le beau cahier qu’elle a déniché dans une librai-rie de Quiberon, pendant les vacances. Elle se remémore les conseils de Marc  : s’offrir un joli cahier et y écrire tout ce qui nous tient à cœur, uniquement par rapport à soi et à ses ressentis... Elle en aura des choses à raconter, des pages et des pages de malaise et d’incompréhension  ! Où trouver la force d’être moi-même, sans avoir toujours à m’excuser d’être au monde, d’être comme je suis  ? À qui confier ce sentiment terrible de ne pas être à sa place ? Elle songe au coup de fil

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qu’elle a osé passer à Marc et se félicite d’avoir su dépasser ses appréhensions. Elle a tant besoin de cette assurance, de cette confiance, de cette sérénité qui se dégageaient de cet homme, de ses mots. Vivement demain !

— C’est vrai, tu étais très « bébés phoques », Flo ? demande Laurent avec un sourire narquois.

— Flora a toujours aimé les animaux, intervient son père avec sa bienveillance coutumière. Elle est très sensible à la souffrance des bêtes et des humains. Je la comprends.

— Mon seul souci est que tu manques de protéines et de fer…

Et voilà, ça recommence. Elle a 37 ans et sa mère ressasse les mêmes recommandations d’arrière-garde.

— Mamie, dit Théo en rougissant, il n’y a pas plus de protéines dans la viande que dans le soja… et maman prend de la spiruline en plus… Elle a sûrement les artères en meil-leure santé que papa !

Flora regarde son fils, si prompt à prendre sa défense, avec un mélange de tendresse et de fierté. 11 ans seulement, et déjà militant écolo ! Théo, son petit, son grand garçon, oui ! Les rayons du soleil lui semblent soudain moins timides. Décidément, les arrière-saisons peuvent être rayonnantes.

Je choisis un joli

cahier pour écrire

ce que je ressens.

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H ier soir, lorsqu’elle s’est retrouvée seule après le dîner, Théo au lit, Laurent enfermé dans son bureau, Flora a sorti son beau cahier. Elle a choisi

son stylo à plume préféré, celui qui glisse sur le papier avec la douceur d’une caresse veloutée, tendre et un peu mouil-lée. L’encre est bleu turquoise, une couleur qu’elle adore, lumineuse et joliment enfantine. Elle a écrit ce qui lui venait, puis a relu rapidement avant de refermer le cahier pour lais-ser reposer ses pensées. Un peu plus tard, elle l’a rouvert et a essayé de faire le tri entre le négatif et le positif, selon ses critères du moment.

 Plutôt négatif :Peurs, anxiété, stress, doutes, manque de confiance en moi.Mes ressentis m’envahissent et durent très longtemps. J’ai l’impres-

sion que je dois les expliquer et justifier sans cesse pourquoi je ressens tout très fort.

Je me trouve trop influençable, je ne sais pas dire non, je veux trop bien faire.

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Je veux être bien perçue par les autres. Même si je ne suis pas d’accord, je fais semblant de suivre le courant et ensuite je m’en veux.

Je me sens à part, différente, je n’entre pas dans le rang, c’est difficile à vivre.

 Plutôt positif :Je suis très intuitive.Je ressens les émotions avec beaucoup d’intensité.Je suis très touchée par ce que vivent mes proches.J’aime être en contact avec les autres, avec la nature.Je me sens capable d’accepter la solitude qui découle de ma diffé-

rence avec les autres. Ma devise : Je sens donc je suis. Flora a apprécié de prendre ce temps pour elle, pour faire

le point. Elle a trouvé l’exercice stimulant et ludique, comme un petit jeu sans conséquences, et ça lui a plu. Depuis qu’elle est toute petite, s’amuser l’aide à se sentir bien, à l’aise avec elle-même et avec les autres. C’est peut-être aussi pour cela qu’elle a choisi d’être illustratrice. Pour pouvoir faire de son métier un jeu…

 Le lundi matin passe comme une lettre à la poste. Tout va si

vite et si bien que Flora ne se rend compte de rien ou presque. Bien sûr, en embrassant une dernière fois Théo, devant le collège, elle ressent chez lui une légère tension, mais son fils la rassure : tout ira bien. Elle sait qu’il a raison et acquiesce en souriant, fière de son grand garçon.

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De nouveau seule, Flora repense à ce qu’elle a écrit dans son cahier. Cela occupe son esprit, comme si elle se sentait mobilisée par un courant profond, une force intérieure encore inconnue. Cela l’étonne et l’amuse à la fois.

Elle se sent si bien qu’elle songe à annuler le rendez-vous avec Marc. À quoi bon y aller puisqu’elle va mieux ? Et puis qui sait ? Est-ce que cela ne va pas rouvrir ses blessures ? Elle sort la carte de visite, la tourne et la retourne entre ses doigts. Sa présentation épurée lui plaît et l’intrigue, et la décide à y aller. Elle se sent à la fois légèrement excitée et un peu angoissée, comme si elle percevait qu’une aventure commen-çait pour elle. Oui, pour elle. Elle ignore où cela la mènera. Mais elle veut bien essayer, se lancer dans l’inconnu…

 Bientôt 11 h. Flora prend quelques instants pour admirer

les arbres encore verts du parc de Saint-Mandé avant de traver-ser la rue pour arriver chez Marc. En pressant le bouton de l’interphone, elle a l’impression de sonner chez un particu-lier. Rien n’indique qu’il s’agit d’une adresse professionnelle et, au fond, cela la rassure. Sa démarche lui semble rester confidentielle. Pourtant, cela ne l’empêche pas de ressentir une sorte de peur qui la tiraille de l’intérieur. Lorsqu’il vient l’accueillir à la porte, Marc lui paraît un peu plus distant que lors de la conférence. Est-ce l’effet de ses inquiétudes ? Il l’emmène dans une jolie pièce claire et gaie qui donne sur un jardin. Un mur est couvert d’étagères remplies de livres, les autres sont ornés de tableaux. Flora remarque de gros coussins ronds aux couleurs éclatantes posés à même le sol. Comparé au tumulte de la ville, il règne ici un calme étrange. Marc lui fait signe de prendre place sur l’un des fauteuils près de la fenêtre, puis s’assied à son tour.

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— Avant de commencer à parler, je propose que nous gardions le silence pendant quelques minutes. Nous allons nous taire, tout simplement, et écouter le silence…

Flora est décontenancée. Elle a l’impression que tout lui échappe. Cela la déstabilise et elle tente de canaliser cette agitation intérieure en pensant à ce qu’elle a fait aujourd’hui, à ce qu’elle fera demain. Elle bouge ses pieds et tord nerveu-sement ses mains. Au bout de ce qui lui semble une éternité, ses paupières se ferment sans crier gare. Furtivement, elle sent quelque chose lâcher en elle. Elle se détend, oublie la sensation d’attente et se laisse aller. Lorsqu’elle rouvre les yeux, elle ignore complètement combien de temps elle est restée ainsi.

— Que ressentez-vous  ? lui demande Marc d’une voix douce.

— Je me sens mieux, plus calme, moins dispersée, comme si je m’étais… rassemblée.

— Oui, « se rassembler » est une bonne image… Prendre le temps du silence vous permet de vous retrouver. Sans cela, vous risquez de parler pour ne rien dire ou de tourner en rond.

Flora écoute attentivement les paroles de Marc. Elle les perçoit comme s’il s’agissait d’une eau fraîche, désaltérante.

— Je vais mieux aujourd’hui, commence-t-elle, bien mieux qu’hier quand je vous ai appelé, en tout cas. Mais j’ai besoin d’en parler à quelqu’un parce que j’ai peur que ça revienne, de me sentir à nouveau envahie par ce grand ras-le-bol. C’était tellement impressionnant… un vrai raz-de-marée. J’ai cru que ça ne refluerait jamais. Je ne sais pas si c’était la première fois que je me sentais si mal ou simplement la première fois que j’en prenais conscience, mais cela m’a fait peur.

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Flora raconte longuement son moment d’effondrement, de désespoir, sans dissimuler son inquiétude. Elle se pose une montagne de questions sur elle-même, sur ses relations avec les autres, sur sa vie en général. Ces questions sont devenues tellement insistantes qu’elle comprend maintenant qu’elle ne peut plus les fuir. Puis elle pense au cahier et lit ses notes à Marc, qui l’écoute avec un léger sourire. Flora se sent en confiance, vraiment accueillie. Elle se laisse aller un peu plus encore et poursuit.

— Aux autres, je donne une image de moi enjouée, posi-tive, pour être appréciée… Pour éviter les conflits, aussi. Je préfère me taire plutôt que de dire ce que je pense. Je n’aime pas les obstacles, ou même les contrariétés, j’essaie toujours de leur échapper.

Marc hoche la tête et laisse un silence apaisant s’installer un instant entre eux avant de reprendre.

— Le cahier vous aide ? — À vrai dire, c’est vous qui m’en avez donné l’idée, à

la conférence, et j’ai aussitôt acheté celui-ci… J’ai trouvé qu’il était beau et original surtout, agréable à toucher. Mais écrire… J’ai mis un peu plus de temps à m’y mettre. Au début, je ne voyais pas bien ce que ça pourrait m’apporter : à quoi bon me fatiguer puisque je voulais des solutions toutes faites, qui me soulagent tout de suite. Puis je me suis dit que ça me ferait peut-être du bien, dans les moments où je me sens seule et incomprise, de mettre sur papier les pensées qui me viennent. Alors je me suis lancée. Maintenant que j’ai commencé à écrire, j’ai l’impression que le cahier est comme un espace pour moi, un lieu de rencontre avec moi-même. Je ne sais pas si je suis claire…

Le même sourire léger flotte sur le visage de Marc.

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— Si, très claire.— En plus, j’ai remarqué qu’une fois que j’ai confié mes

pensées à mon cahier, elles perdent de leur importance, prennent moins de place en moi. Elles me préoccupent moins. Comme si je les mettais à distance et que, vues de là, elles ne me paraissaient plus si dramatiques. Je me sens plus disponible après.

Elle marque une pause, hésite et reprend, avec plus de conviction.

— Je voudrais vraiment aller mieux. Au fond, j’ai très peu confiance en moi.

— Pour aller mieux, nous devons d’abord répondre à notre besoin fondamental  : être en paix avec nous-même. Cela passe par le silence, faire silence en soi, apaiser les pensées, apaiser les émotions, apaiser le corps. Cela demande du temps. Chaque jour.

Flora acquiesce sans une parole, comme pour lui donner raison.

— Nous avons aussi besoin de nous réapproprier les idées et les mots, poursuit Marc. Car notre existence est à l’image de ce que nous croyons. En fait, nous sommes ce que nous pensons et ce que nous disons. Alors il est fondamental de choisir ce que vous pensez, vous, vraiment, et de choisir les mots pour l’exprimer. Ça prend du temps, c’est vrai, mais ça me semble être la seule façon de devenir soi-même.

— Oh là, je ne sais vraiment pas si je vais y arriver… J’ai toujours tout fait en fonction des autres, de ce qu’ils disent, eux, de ce qu’ils pensent, et surtout de leur opinion à mon égard !

— Flora, donnez-vous le temps de découvrir par vous-même qui vous êtes, sinon vous aurez toujours besoin d’un

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maître à penser, de quelqu’un qui réfléchit et qui fait des choix à votre place. Vous comprenez ?

— Je crois, oui… Alors, vous n’allez pas me donner de conseils ?

— Non, ni conseils, ni trucs, ni recettes. Pas de solutions toutes faites. Cela ne sert à rien. Si vous appliquez les idées de quelqu’un d’autre, vous ne pourrez pas être vous-même. Vous continuerez à souffrir et à vous sentir mal, et vous ne pourrez que vous plaindre, encore et encore.

Flora reste pensive un moment.— Je continue à écrire dans le cahier ?— Comme vous voulez ! Seulement si vous le souhaitez et

quand vous le souhaitez... Ce n’est pas une obligation, c’est une possibilité qui s’offre à vous, pour vous. C’est vous seule qui décidez.

— Bon, d’accord…Flora a le regard dans le vague mais elle ne se sent pas

perdue. En harmonie avec elle-même, elle laisse résonner en elle les paroles de Marc. Tout cela est complètement nouveau pour elle. Après un long silence, Marc se lève, la raccompagne vers l’entrée et lui serre chaleureusement la main. Au moment d’ouvrir la porte, il se tourne doucement vers elle.

— Je vous propose de prendre le temps de réfléchir tranquillement à la relation que vous entretenez avec vous-même.

— La façon dont je me vois ?— Oui, la conception que vous avez de vous-même, mais

pas seulement. Essayez d’observer simplement la façon dont vous vivez en votre propre compagnie, votre façon d’être avec vous-même. Au revoir, Flora.

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Je me tais.

J’apaise mes pensées.

J’écoute le silence.

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Mardi matin. Le réveil sonne à nouveau. Dans un demi-sommeil, Flora entend au rez-de-chaussée Laurent qui part avec Théo, et referme les yeux pour mieux

profiter du calme qui règne maintenant dans la maison. Elle ne s’accorde que quelques instants, car en fin de matinée, elle a rendez-vous avec un client. Bien qu’elle ne soit pas du genre à se pomponner pendant des heures, Flora a besoin de temps pour accomplir les gestes qui lui permettent de remettre ses idées en place et de se sentir bien dans sa peau. Elle s’étire longuement et descend à la cuisine, où elle boit un grand verre d’eau légèrement chaude agrémentée de quelques gouttes de citron. Elle repense à la séance avec Marc, hier. Cela la laisse songeuse… Est-il possible que je me sente déjà mieux ? En tout cas, elle semble réussir à tenir à distance les idées noires qui l’assail-laient dimanche encore. C’est super ma grande, tu progresses !

Sous la douche, Flora apprécie l’eau chaude qui coule sur son corps et la réveille peu à peu. Elle aime la mousse onctueuse et parfumée toute douce sur sa peau soyeuse, elle qui a l’impression de vivre tout le temps à fleur de peau…

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Elle savoure chaque seconde de ces instants privilégiés dans cette salle de bains qu’elle a insisté pour aménager comme un petit spa lorsqu’ils ont acheté la maison. Laurent, lui, préfère la salle d’eau austère et fonctionnelle du rez-de-chaussée. S’il n’y avait que des personnes sensibles, le monde serait merveilleux  ! Malheureusement ce n’est pas facile de comprendre les délices de la sensibilité.

Flora déguste son petit-déjeuner sur fond de jazz pour se mettre de bonne humeur. Elle commence par un jus, fraîche-ment mixé, de carotte, pomme et kiwi — si je veux avoir bonne mine et être en forme tout l’hiver, il vaut mieux que je commence maintenant  ! — puis s’offre une tartine de pâte de noisettes sur un savoureux pain au levain, le tout accompagné d’un thé vert japonais, très riche en fer. Complètement détendue, elle s’abandonne quelques minutes à la contemplation, par la fenêtre, des feuilles jaunes, fauves et presque rouges qui couronnent le cerisier du jardin. Magnifique.

Puis elle rejoint sa chambre et s’habille tout en couleurs, se parfume, choisit un sac pratique et discret où elle fourre son bazar, vérifie trois fois qu’elle a bien pris ses clés, claque la porte et se dirige d’un pas alerte vers le métro. Elle a rendez-vous avec les représentants d’une coopérative d’agriculteurs bio au siège de Planète Verte, la pépinière d’entreprises qui l’a aidée à s’installer à son compte comme illustratrice indépen-dante il y a des années, et où elle loue désormais un bureau en coworking. Elle doit aussi récupérer un dossier auprès d’Estelle, la comptable. Flora déteste les contraintes admi-nistratives, mais elle a compris qu’il vaut mieux qu’elle s’en occupe à temps plutôt que de laisser la paperasse s’accumuler et se sentir complètement débordée. Cela lui est déjà arrivé une ou deux fois et elle ne veut plus connaître ce cauchemar.

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Avant de plonger dans les couloirs du métro, Flora s’offre un détour pour longer le Parc floral. En ces premiers jours du mois de septembre, les rues sont relativement tranquilles et les passants qu’elle croise semblent flâner, comme décidés à prolonger encore un peu leurs vacances. D’ailleurs, pour certains, songe-t-elle en souriant au passage d’une petite troupe de jeunes touristes en sandales, elles ne sont vrai-semblablement pas finies  ! Flora se félicite d’aimer ainsi les gens, y compris les inconnus, cela lui permet de se sentir bien dans la rue et même dans les transports en commun — sauf lorsque la foule devient trop dense. Dans ces moments-là, elle préfère fuir le métro et apprécie encore plus de pouvoir travailler de chez elle. En fait, je ne vois pas de quoi je me plains : je suis une indécrottable optimiste !

Dans la rame qui la mène de Vincennes à l’Étoile, la jeune femme écoute de la musique en fermant les yeux. Même lorsqu’elle n’a pas de place assise, comme ce matin — l’illu-sion de vacances s’est dissipée à Nation lorsqu’un groupe en costume-cravate est monté et qu’elle a dû abandonner son strapontin —, elle aime se retirer ainsi quelques instants dans la douceur feutrée de son monde intérieur, sa bulle à elle. Le temps passe plus vite et Flora esquisse même parfois de discrets mouvements de danse.

Soudain, une vibration contre sa jambe. Flora rouvre les yeux : tiens, la rame s’est sacrément remplie ! Elle constate que la plupart de ses voisins sont plongés dans la contemplation de leur écran et sort son portable de son sac. Un texto de Samira.

Me suis réveillée tard. À la bourre pour le boulot ! Tu déjeunes avec moi ?

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Avec les smileys d’usage, la marque de fabrique de sa meil-leure amie, une fille sympa et généreuse, le cœur sur la main, dotée d’une rare empathie. Elle répond aussitôt un grand « OUI ».

Station George V. Flora décide de descendre et de marcher un peu. La pépinière est proche de la place des Ternes, à deux pas du Parc Monceau — l’idée de partir d’un parc pour arriver à un autre la met en joie. Elle aime marcher en regardant les arbres, le ciel — même gris  —, les immeubles, les passants, la boutique du fleuriste du coin devant lequel elle s’arrête juste pour profiter des couleurs et des odeurs, ou la boulangerie d’où émanent de merveilleux effluves tout au long de la journée. La vie est belle  ! Flora est en pleine forme et de très bonne humeur lorsqu’elle gravit les quelques marches qui la mènent à Planète Verte. Elle aime ce lieu original, qui soutient les initiatives d’entre-preneurs développant des projets «  éthiques, équitables et écologiques ».

Quand elle pousse la porte d’entrée, elle ressent comme chaque fois un réel bien-être devant ce mélange étonnant de fantaisie et d’authenticité : partout du bois, naturel, sans vernis ni teinte artificielle. Le raffinement d’une décoration épurée, où les matériaux nobles sont utilisés avec discrétion. Des fauteuils généreux et moelleux, des couleurs vives jamais criardes, apportent une touche de confort et de sensualité. L’odeur du bois se mêle aux parfums des huiles essentielles qu’émettent des diffuseurs lumineux.

— Bonjour, lance-t-elle en entrant avec un immense sourire.

— Salut Flo  ! répond aussitôt Antoine, le facilitateur, à l’accueil, qui oriente chacun en fonction de ses besoins ou

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de ses rendez-vous. Il consulte son écran et ajoute  : «  Ton rendez-vous aura dix minutes de retard ».

Flora le remercie. Depuis le temps qu’elle le fréquente, elle a appris à apprécier Antoine au-delà de ses qualités profes-sionnelles évidentes, au point qu’il est rapidement devenu un ami très cher.

Pendant qu’ils se racontent leurs vacances entre deux éclats de rire, Estelle arrive en grommelant : elle est « débordée », et Flora doit « faire vite ». Flora et Antoine échangent un discret sourire  : c’est presque mot pour mot ce qu’Estelle répète comme un mantra à chaque rendez-vous. Sans la regarder, elle tend un dossier à Flora.

— Il faudra venir me voir au plus vite, Flora. Ça fait trop longtemps que vos comptes sont dans le rouge. Si vous conti-nuez, votre bonté va vous mener droit au dépôt de bilan. Vous ne comptez tout de même pas transformer votre activité en resto du cœur, non ?

Estelle conclut par un signe de tête appuyé, tourne les talons et retourne vers son bureau.

Flora est stupéfaite. Là, juste avant ce rendez-vous qui la mettait en joie, tout s’écroule. Elle sent de nouveau un effondrement intérieur et une envie de pleurer l’assaille tandis qu’elle mobilise toute son énergie pour endiguer ses larmes. D’un coup, elle se sent épuisée et découragée, à plat. Pourquoi est-il si difficile pour certaines personnes de comprendre et d’accepter qu’elle aime aider les autres, que c’est une joie pour elle  ? Pourquoi vouloir casser ainsi son enthousiasme, ses élans de générosité sincère, ses idéaux  ? Pourquoi ne pas la laisser tranquille, avec cette sensibilité qui n’appartient qu’à elle ? Elle secoue la tête et lance un regard triste à Antoine avant de se diriger, sans un mot, vers la petite

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salle de réunion pour être seule quelques instants, souffler un peu et se retrouver avant l’arrivée de ses clients.

Bah, au fond, Estelle a raison, je le sais bien, je n’arrive pas à me l’avouer, c’est tout…

Elle respire un grand coup et ferme les yeux un instant, puis elle sort son cahier de son sac. Ses doigts semblent glisser sur le papier au rythme de ses pensées. Elle songe au déjeuner avec Samira, à Marc, qu’elle décide de retourner voir aussi vite que possible. J’ai besoin d’aide pour comprendre ce qui m’ar-rive, pourquoi je suis parfois si vulnérable face aux autres, alors que j’aime tant les gens… Comment est-il possible qu’une remarque aussi anodine que celle d’Estelle me désarçonne à ce point ?

Elle essaie de détailler ses sensations, prend le temps de s’écouter. Ce simple retour à elle-même l’aide à se détendre et à retrouver courage. Un petit son cristallin lui indique qu’elle vient de recevoir un texto. Tiens, Marc  ? Quelle coïn-cidence !

Pourrions-nous nous voir un moment à la biblio-thèque samedi après-midi ? Je voudrais vous faire découvrir un livre…

Agréablement surprise, Flora répond sans attendre.

Oui, avec plaisir ! Je pensais à vous justement, c’est drôle, non ? À samedi, vers 15 h, si cela vous convient.

Marc confirme aussitôt le rendez-vous.

Ah, les coïncidences ! D’accord pour samedi à 15 h, dans le hall de la médiathèque.

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Le téléphone de la salle sonne. — Flo, ton rendez-vous est arrivé.Elle remercie Antoine et expire à fond, lentement,

jusqu’à vider ses poumons, puis laisse venir une grande inspiration. Elle esquisse un sourire intérieur, et un instant après, apaisée, elle se lève, radieuse, pour accueillir ses clients.

Elle présente son projet pour le lancement des paniers bios d’hiver aux animateurs de l’AMAP, qui se montrent enthou-siastes et lui soumettent de nouvelles propositions. Comme toujours lorsqu’il s’agit d’exprimer sa créativité, Flora se montre très à l’aise. Rien ne l’amuse autant qu’échanger des idées. Elle, parfois si réservée, adore aider les autres à formu-ler leur opinion, à se lancer sans se brider, à se laisser aller. Avec elle, loin d’être des pensums, les réunions sont de vraies parties de ping-pong où chacun est invité à prendre la balle au bond.

Estelle peut dire tout ce qu’elle veut, Flora aime soute-nir des projets qui en valent la peine et accompagner par exemple ces structures associatives qui permettent, d’un côté, aux petites exploitations de subsister, et de l’autre, à tout un chacun de consommer d’excellents produits. Elle tient à choisir ses clients, principalement en fonction de critères éthiques et écologiques, mais aussi et surtout en s’assurant de leur bienveillance et de leur bonne volonté. Elle a beau adorer travailler chez elle, ces rencontres et ces échanges lui sont indispensables pour «  sentir » ses clients, et s’il y a un terrain sur lequel elle se fait confiance, c’est l’instinct. En fin de compte, ma sensibilité me rend exigeante !

Au bout de quelques minutes, Flora a retrouvé son entrain et sa créativité. Sa bonne humeur lui donne des ailes et elle a

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l’impression que son coup de crayon n’a jamais été aussi sûr. Ouf, quel plaisir de se sentir légère à nouveau !

Je prends

le temps d’écouter

mes sensations,

de revenir à moi-même.

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Enfin samedi ! Au déjeuner, Théo est intarissable. Visi-blement, il est ravi de sa nouvelle vie de collégien. Il s’est déjà fait plein de copains, trouve les profs « trop

sympas » et adore même l’ambiance à la cantine ! Un rêve, non  ? Laurent tente une ou deux remarques vaguement sarcastiques, qui se veulent complices mais que Flora juge surtout à côté de la plaque, à propos de la qualité de la nourriture. Théo rétorque avec le plus grand calme que les repas sont certes conçus par des nutritionnistes plutôt que par des chefs étoilés, mais qu’ils ne sont pas mauvais pour autant. Avec un sourire, Flora admire la répartie de son fiston et profite de son bonheur, pleinement rassurée. Laurent, vexé, ne dit rien, et ne tarde pas à sortir de table : il a du boulot, lui. Flora hausse les épaules. Elle, chaque fois si sensible à ce que pensent les autres, n’est plus dupe des petites provocations de son mari. Ça ne prend plus. Désormais, elle se dit qu’elle a mieux à faire que de s’en formaliser et préfère penser à ce que la vie lui offre de meilleur.

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Après le repas, Flora monte dans sa chambre et rédige un petit mot sur un joli morceau de papier mauve qu’elle a sorti d’un tiroir. Elle écrit ce qu’elle n’arrive pas encore à dire à Laurent et qui la fait pester intérieurement. Puis, elle plie le papier en deux et le glisse dans la « boîte à colère » qu’elle a confectionnée avec Théo, à partir d’une vieille boîte de mouchoirs vide. Théo a même tenu à la décorer. Quand ils en ont besoin, ils y déposent un petit mot avec la colère, la déception ou la révolte qu’ils éprouvent sur le moment, pour s’en débarrasser.

Une fois délestée de ce qui lui pesait, Flora se sent mieux. Elle prend son temps, paresse un moment sur son lit, écoute de la musique, puis s’amuse à relire son cahier. Eh bien, on peut dire que les jours se suivent et ne se ressemblent pas  !  Au moins, avec ces montagnes russes dans ma tête, je ne risque pas de m’ennuyer…

— Théo ? Je vais à la bibliothèque, tu veux venir avec moi ?— Non, je préfère rester ici.— D’accord. Je n’en ai pas pour longtemps. À plus tard,

mon poussin !— À plus, maman…« À plus » … Décidément, mon bébé a vraiment grandi ! Flora marche tranquillement vers la médiathèque, située

en centre-ville. Elle ne sait pas pourquoi mais elle se sent heureuse, légère et fébrile à la fois, comme avant un rendez-vous amoureux. Cela l’intrigue. Elle sait bien qu’il s’agit de tout autre chose, et pourtant elle ressent cette forme d’excita-tion mêlée d’anxiété et de beaucoup d’attentes encore incon-nues. Une véritable aventure !

Marc est là, dans le hall. Lorsqu’il l’aperçoit, il lui adresse un grand sourire.

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— Vous avez un peu de temps ? — Oui, du moment que je ne dépasse pas 16 h, tout ira

bien. Je vais surveiller la pendule, au cas où elle voudrait me faire le coup de Cendrillon. Sauf que me connaissant, je parie que c’est moi qui me transformerais en citrouille  ! Je sais bien qu’on approche d’Halloween, mais tout de même…

Marc rit, heureux de la voir aussi détendue, et l’entraîne dans une pièce au calme, à l’écart de la grande salle.

— Merci de m’avoir proposé de nous voir, confie Flora à voix basse. Votre texto est tombé à pic  : mardi, quand vous me l’avez envoyé, j’étais au fond du trou.

— Ah oui ?— Estelle, la comptable de Planète Verte, la pépinière d’en-

treprises où je travaille, venait de me passer un savon… — Et pourquoi ?— Je ne sais pas, elle est comme ça… Je crois que ce n’était

pas contre moi, elle veut bien faire, mais je n’ai pas pu m’empê-cher de mal le prendre. Enfin c’est du passé, n’en parlons plus.

Flora marque une pause et sourit.— Tenez, tout à l’heure, j’irai emprunter un disque de

relaxation, avec des bruits de la nature. J’adore le gazouillis des oiseaux, le clapotis de l’eau, le souffle du vent… D’ail-leurs, plus le temps passe, plus je m’aperçois des bienfaits de la campagne. Parfois, j’en ai marre de vivre en ville.

Flora a prononcé ces mots avec une espèce de révolte inté-rieure mêlée de lassitude qui n’a pas échappé à la perspicacité de Marc. Il respecte un moment de silence, pour donner à Flora le temps de laisser résonner en elle ses propres paroles. Pour qu’elles cheminent, tracent un sillon et dessinent une voie pour sortir de ce qui ressemble à une impasse. Puis il lui demande :

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— Au fond, qu’est-ce qui ne va pas, Flora ? Vous avez tout pour être heureuse : vous êtes une mère comblée, vous adorez votre métier, vous êtes entourée d’amis et vous semblez vrai-ment aimer la vie.

— Oui…— Alors ? Qu’est-ce qui ne va pas ? répète lentement Marc,

avec une douce insistance.— Eh bien… je n’arrive pas à être moi-même, j’ai toujours

peur du regard des autres et de ce qu’ils pensent de moi. En fait, je ne me sens pas si bien que ça. J’en rajoute pour être aimée de tout le monde, pour me faire accepter. Je distribue des sourires, je passe mon temps à rendre des services, je fais semblant d’être gaie en permanence. Du coup, j’ai l’impres-sion de porter un masque… de le porter comme on porte un fardeau. C’est comme si je sentais que, sous ce masque, il y a une vraie Flora, qui n’ose pas être elle-même parce qu’elle a peur d’être rejetée ou abandonnée. Alors je passe ma vie à essayer de ressembler à ce que je crois que les autres attendent de moi…

— C’est vraiment ce que vous ressentez ?— Oui, oui, vraiment  ! Je me souviens de ce que vous

m’avez dit sur l’importance de penser par moi-même. Je le comprends, je sais que vous avez raison mais j’ai encore du mal à l’accepter. Quant à l’appliquer…

Flora émet un petit rire désabusé tandis que Marc garde le silence, convaincu que la jeune femme peut trouver en elle-même les ressources pour aller mieux.

— Vous avez besoin de parler, de vider votre sac, mais surtout de rester à votre écoute, pour vous découvrir. Vous pouvez aussi vous taire, même en ma présence. Parler et faire silence sont les deux aspects complémentaires d’une même

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libération. Avez-vous réfléchi à ce que je vous ai suggéré ? À la méditation ? Je suis certain que cela vous ferait beaucoup de bien.

Flora acquiesce avec un enthousiasme rassurant.— Oui ! J’ai pensé au yoga, aussi. Quoique vu ma souplesse,

j’ai un peu peur d’être ridicule… — Flora !— Désolée…— Eh bien, vous pouvez déjà commencer par la médi-

tation, ça demande de la régularité, mais aucune aptitude physique particulière !

— De toute façon, je crois que pour le yoga, mieux vaut que j’attende de retrouver confiance en moi. Pas seulement pour une question de souplesse… Alors, va pour la méditation !

— Bien. Que diriez-vous de commencer lundi prochain ? 9 h ?

— C’est parfait ! Ce sera mon moment rien qu’à moi pour démarrer la semaine.

— Vous vous rappelez la question que je vous ai posée, lundi, à la fin de la séance ?

— Quelle relation j’entretiens avec moi-même ?— Oui, c’est ça. Eh bien Flora, je crois que vous avez

commencé à y répondre. Flora le regarde, perplexe, puis quelque chose semble se

faire jour en elle.— Si déjà je pouvais dire qui je suis… Je ne sais même

pas. J’ai l’impression que les limites de ma personne sont poreuses, que mes contours sont flous. J’ai l’impression d’être complètement perméable. Ma sensibilité me rend aussi extrê-mement influençable. J’ai parfois la sensation qu’il vaudrait mieux que je sois n’importe qui d’autre plutôt que moi.

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— Oui, vous êtes très sensible, c’est vrai, par exemple à la beauté, vous en avez même fait votre métier, lui souffle Marc à voix basse.

Flora le regarde attentivement, étonnée. Marc reprend :— Regardez sous la croisée. Que voyez-vous ? — Euh, des rosiers ! répond Flora sur le même ton. Très

jolis, d’ailleurs. Les roses d’automne sont vraiment belles.— Oui… « Ah, quand refleuriront les roses de septembre ! ».

C’est de Verlaine. Décrivez-moi ces roses que vous voyez.— Alors… certaines sont en bouton, d’autres bien écloses,

d’autres encore se fanent. Il y a des roses thé, des roses citron, des roses parme.

— «  Ces roses qui sont sous ma fenêtre se soucient peu des anciennes roses et des plus belles ; elles sont ce qu’elles sont ».

— Trop beau, comme dirait mon fils ! C’est de vous ? Ou encore une citation ?

— Malheureusement ce n’est pas de moi, mais d’un philosophe qui me semble tout indiqué pour vous aider à reprendre confiance en vous. À devenir une rose sûre d’elle à tout moment de la vie, sans se soucier des autres roses. Oui, être soi, s’accepter, avoir confiance en sa beauté et en sa force au milieu des autres… C’est ce que je souhaiterais vraiment vous apprendre… D’ailleurs, comme promis, vous n’allez pas repartir les mains vides. Vous me faites confiance ?

— Aveuglément !Marc s’éclipse et Flora le voit disparaître dans le dédale des

rayonnages de la bibliothèque, à l’aise comme un poisson dans les fonds marins. Quelques minutes plus tard, Flora le voit ressurgir, son éternel grand sourire aux lèvres, un livre à la main.

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— Voilà une petite « remise en forme psychique » !Flora le regarde du coin de l’œil, vaguement inquiète, mais

elle a la conviction que Marc est fiable, admirable même. Elle aimerait avoir son assurance, cette confiance en soi qui est le contraire de l’arrogance. Marc lui fait penser à un arbre. Un arbre solide aux frondaisons verdoyantes et légères.

— D’accord. Si ce n’est pas trop compliqué…— Au contraire. C’est l’ouvrage dont est extraite la cita-

tion sur les roses. Je vous demande simplement d’y choisir trois phrases qui vous sembleront proches de ce que vous ressentez, dont le sens vous touchera, et de me les envoyer dans une lettre. Ça ira, c’est faisable ?

Flora hoche la tête et prend le livre pour en examiner la couverture. La Confiance en soi. L’auteur est un certain Ralph Waldo Emerson, dont elle n’a jamais entendu parler. Instinc-tivement, elle retourne le volume et cherche sa biographie. Plus que les livres, ce sont les personnes qui l’intéressent, et ce qu’elles disent. Alors, c’est promis, elle trouvera trois phrases qui lui parlent…

J’arrête de me

comparer !

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S ur le chemin du retour, Flora ne cesse de penser à l’image de la rose. Elle trouve la métaphore incroya-blement juste  : en fait il ne s’agit pas tant d’avoir

confiance en soi que d’être, tout simplement. C’est un peu, songe Flora, comme si «  être  » signifiait «  avoir conscience d’exister » ou même « exister en conscience ». Elle l’écrira dans son cahier, car elle veut s’en souvenir.

Malheureusement, elle va devoir remettre ses recherches à demain  : ce soir, on fête la première semaine de collège de Théo et une importante promotion professionnelle de Laurent, et elle souhaite préparer un dîner amélioré.

L’espace d’un instant, Flora se sent presque coupable d’avoir passé tellement de temps à la bibliothèque. Je n’ai même pas pensé à acheter de quoi faire un gâteau  ! Comme mère et épouse modèle, on a vu mieux… Mais entre deux reproches, elle commence à comprendre que ce n’est peut-être pas une bonne idée de penser à elle de façon si négative.

J’ai vraiment une mauvaise relation avec moi-même. Si c’était ça, la clé de mon mal-être ?

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Tandis qu’une angoisse nouvelle lui étreint la gorge, elle entend la clé tourner dans la serrure. C’est Laurent. Il brandit triomphalement devant lui le sac d’une enseigne de télépho-nie mobile et en sort un iPhone dernier cri, censé remplacer le modèle précédent, qui fonctionne encore parfaitement. Flora sourit. C’est lui qui s’achète des gadgets hors de prix et moi qui culpabilise d’avoir passé l’après-midi à la bibliothèque ?

Elle garde sa réflexion pour elle. D’ailleurs, Laurent semble à peine remarquer sa présence : il est concentré sur son télé-phone, qu’il contemple avec adoration et manipule aussi précautionneusement que s’il s’agissait d’un nourrisson. Il finit par relever la tête un instant.

— On mange quoi ce soir ? On devait faire une petite fête pour Théo et pour ma promo, tu sais ? Tu es passée acheter un gâteau ?

Tandis qu’elle s’attend à voir la culpabilité l’assiéger à nouveau comme la marée montante, une réaction inatten-due opère en elle. Elle croit entendre la voix outrée de Samira : « Oh, ça va pas, non ? Laurent peut faire les courses, lui aussi… On n’est plus dans les années 1950, ma grande. L’épouse modèle, c’est terminé  ! Égalité devant les fourneaux ! » Sans s’en rendre compte, elle sourit à cette intervention intérieure. C’est la première fois qu’elle parvient à prendre spontané-ment un peu de distance avec une situation difficile. Laurent lui demande ce qu’il y a de si drôle.

— Rien, rien… Non, je n’ai pas eu le temps. Je suis allée à la bibliothèque. Tu aurais pu en prendre un, toi aussi. Il n’y avait pas de pâtisserie sur ton trajet ?

— Aucune idée. Peut-être que si, mais j’étais persuadé que tu t’en occuperais. Zut, on n’a rien pour ce soir ! Dommage, moi qui me réjouissais de passer ce bon moment en famille…

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Flora est partagée. D’un côté, il ne faudrait pas grand-chose pour que ses vieux réflexes prennent le dessus et la poussent à se sentir nulle, digne des reproches de son mari. De l’autre, quelque chose de nouveau germe en elle. Un peu de la sérénité de Marc, de la légèreté de Samira. L’image d’une rose épanouie vient se superposer à ces impressions. Sans mot dire, pour éviter que la scène ne dégénère, elle repousse le poids qui commençait à l’oppresser et préfère ne pas se sentir visée par les insinuations de Laurent.

Celui-ci n’insiste pas. Il n’est pas méchant, juste un peu maladroit, un brin égoïste, et surtout, il n’a pas du tout le même caractère que sa femme. Quand une chose lui échappe, il n’essaie pas de la comprendre. Au contraire, il s’en détourne avec indifférence. Devant le silence de Flora, il décide de se montrer beau joueur.

— Bon, on ne va pas se gâcher la soirée pour ça. Je crois qu’il reste une forêt noire au congélateur, je m’en occupe.

Flora respire. Finalement, ce n’était pas si compliqué. Il suffisait de ne pas répondre, de ne pas entrer dans son jeu pour que la situation se dénoue d’elle-même. Elle rejoint Laurent à la cuisine, jette un œil au contenu du frigo — œufs, lait, fromage, champignons — et propose de faire des crêpes salées pour le dîner. Ce ne sera pas très diététique, mais au moins, elle est sûre que ça plaira à tout le monde.

En effet, un peu plus tard, à table, ses galettes de sarrasin sont accueillies par des clameurs d’enthousiasme. Théo, très en verve, fait observer, la bouche pleine, qu’elles sont aussi bonnes que celles qu’il a savourées l’été dernier au Conquet, dans le Finistère. Le compliment va droit au cœur de Flora et même Laurent semble de bonne humeur.

— Alors, Théo ? lui demande-t-il. Quoi de neuf au collège ?

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— Bof, rien de spécial... Enfin si : c’est toujours super ! On a un prof d’arts plastiques génial. En ce moment, il nous fait dessiner notre autoportrait. Et le mieux, c’est qu’en français, on va aussi lire des autoportraits ! D’ailleurs j’adore ma prof de français et…

— Oui, d’accord, très bien, l’interrompt Laurent. Mais en maths, ça donne quoi ?

— Ben, tu sais, les maths, c’est pas vraiment mon truc.— Peut-être, mais c’est la matière la plus importante.Flora intervient.— Oui, comme le français, l’anglais, l’histoire, la géo et

tout le reste. En fait, toutes les matières sont importantes, Théo. Ne fais pas le tri dès la sixième, ce n’est pas une bonne idée !

— Chérie, tu ne vas pas dire au gamin que le dessin ou la musique sont aussi importants que les matières scientifiques ?

— Important pour qui et pour quoi  ? Ça dépend si on parle de réussite professionnelle, ou de développement personnel, ou…

Laurent s’esclaffe :— « Développement personnel » ? C’est quoi, ça ? Tu crois

que Théo, à 23 ans, se présentera devant un DRH et donnera son CV en disant : « Voilà, j’ai raté mes études, mais ce n’est pas grave, je me suis développé personnellement » ?

Flora préfère ne pas répondre pour ne pas gâcher cette belle soirée en essayant d’avoir le dernier mot. Heureuse-ment, Théo, très intuitif, prend les devants.

— Sinon, bonne nouvelle, je me suis fait des copains hyper sympas. Il y en a un, Romain, qui nous a raconté un truc dingue. Son grand-père est mort il y a trois mois, et depuis il lui apparaît, comme un fantôme ! Moi, ça ne m’étonne pas.

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J’ai lu un article dans Science & Vie sur « le paranormal expli-qué par la science ». Tu vois, papa, c’était une super bonne idée de m’abonner à cette revue.

Théo est vraiment adorable. Il devine tout, comprend tout, et cherche à faire plaisir à chacun.

Laurent lève les yeux au ciel et repousse son assiette.— Bon, on ne va pas se disputer ce soir, Théo, mais j’aime-

rais que tu comprennes une fois pour toutes que ces histoires de revenants, et tout ce que tu m’as expliqué la semaine dernière sur les «  expériences de mort imminente  » ou les capacités des «  médiums  », c’est de la blague. Ce sont des attrape-nigauds, qui ne servent qu’à rapporter du fric aux charlatans et aux gourous !

Théo ne répond pas. Il baisse la tête un peu tristement, les yeux fixés sur son assiette. Si Laurent avait pu voir son regard, il aurait compris que chez Théo, le respect et l’amour filial sont concurrencés par une grande honnêteté intellectuelle et une farouche indépendance d’esprit.

Cette fois-ci, c’est Flora qui intervient pour tenter de sauver la soirée du naufrage.

— Allez, Théo, tout va bien, tu as droit à un fond de cham-pagne pour fêter la promotion de ton père  ! Au fait, chéri, tu peux nous expliquer en quoi ça va consister précisément ?

Laurent est heureux de se sentir au centre de la conversa-tion. Il se détend, sourit, regarde sa femme et son fils avec des yeux pétillants, et se lance dans le récit de ses prouesses professionnelles. L’équipe que Laurent dirige dans un grand cabinet de conseil en ressources humaines a obtenu d’excel-lents résultats ces dernières années, ce qui lui a valu d’être reçu par la responsable du service. L’entretien s’est bien passé. Il l’a même trouvée « vraiment charmante ». En plus d’une

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prime exceptionnelle, elle lui a proposé un nouveau poste avec de plus grosses responsabilités. Il devra se déplacer plus souvent, y compris à l’étranger. Laurent parle de « parts de marché », de « chiffre d’affaires », de « cible »… Pas franche-ment passionné par les exploits de son père, Théo décroche rapidement et prétexte une grosse fatigue pour dire bonsoir à ses parents et aller se coucher.

Flora félicite Laurent, même si elle ne se sent pas telle-ment concernée non plus, au fond. Elle est heureuse pour lui et constate, une nouvelle fois, à quel point il est obnubilé par son travail et consacre toute son énergie à son accom-plissement professionnel. Elle aussi adore son travail, mais pour des raisons fondamentalement différentes de celles qui motivent son mari. Évidemment, il faut bien gagner sa vie, mais elle se fiche du profit et privilégie les relations avec les autres, les échanges d’idées, le partage. Pour Laurent, cette attitude reste un mystère mais cela fait longtemps qu’il a renoncé à la comprendre — sur ce terrain-là comme sur bien d’autres.

En sortant de table, Flora pousse un soupir de soulagement. Elle range rapidement la cuisine (décidément, ces galettes étaient une excellente idée) et monte dans sa chambre, son cahier à la main.

 Ma découverte aujourd’hui  : j’ai tendance à me dénigrer et à

me rendre coupable de tout ce qui ne va pas autour de moi. Pas idéal pour aller mieux ! Question du jour : comment améliorer ma relation avec moi-même ?

Les changements que je peux commencer à enclencher : essayer de ne pas me sentir visée, de ne pas prendre les choses trop personnel-lement.

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Concrètement  : dans une situation conflictuelle, je prends de la distance au lieu de foncer tête baissée et j’essaie de mieux percevoir ce qui se passe pour choisir une réponse adéquate. Je peux aussi ne rien répondre, même si je ne suis pas d’accord, pour éviter de mettre de l’huile sur le feu.

 Flora range son précieux cahier dans un tiroir, sous un

dossier, pour s’assurer que personne ne tombe dessus. À vrai dire, c’est surtout à Laurent qu’elle songe. Il se moquerait d’elle. De toute façon, ça ne concerne qu’elle. Puis elle reste allongée un moment, à rêvasser. Elle pense à Marc avec grati-tude, se souvient de l’image de la rose et ferme les yeux…

Je suis attentive

à mes perceptions.

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AUTOMNE

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L es jours défilent. Flora se sent glisser dans l’automne comme si elle rentrait plus profondément en elle-même, comme si elle se préparait un nid douillet

pour s’y réfugier tout l’hiver. Aujourd’hui, sa journée de travail est finie et elle se réjouit d’avance de voir Marc, qui a exceptionnellement changé l’horaire de leur séance.

 Dans les transports en commun comme dans la rue, Flora

considère les êtres qui l’entourent indifféremment de leur sexe, de leur âge, de leur apparence vestimentaire ou de la couleur de leur peau. Ce n’est pas une volonté morale de sa part, non  ; cela lui est naturel, elle a toujours vu ses semblables ainsi. Elle éprouve pour eux une immense tendresse. La plupart rentrent sans doute chez eux, harassés. Que vont-ils retrouver ? Quel lot de tristesses et de joies les attend ? Parfois, quand elle y songe, les larmes lui viennent aux yeux. Elle voudrait serrer dans ses bras cette dame au maquillage en déroute, dont les cernes sont maculés de traî-nées de mascara qui filent sur sa peau brillante et fatiguée.

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Sans s’attarder sur le caractère inesthétique du tableau, elle n’y voit que la lassitude d’une journée désespérément semblable aux précédentes et aux suivantes. Elle voudrait dire quelque chose de gentil à ce monsieur au costume usé jusqu’à la trame, lui assurer qu’il a beaucoup d’allure. Plein de compassion, son regard s’attarde ainsi sur chacun de ses voisins. Elle songe aussi à Samira, la fofolle Samira qui file vers l’ouest, vers Asnières, tandis qu’elle-même se dirige vers l’est, à l’image de leurs vies, qui se croisent parfois sans jamais vraiment se rejoindre.

Ce midi, elles ont déjeuné ensemble, comme souvent, et ont même eu le temps de faire les boutiques. Rien de tel qu’un peu de frivolité entre vieilles copines pour se remon-ter le moral ! Vendeuse dans une boutique de vêtements rue Royale, accro à la mode et aux éclats de rire, Samira est une bonne vivante, au caractère aussi généreux que ses formes. Dotée d’un sens de l’amitié à toute épreuve, elle est nette-ment plus volage en amour. « J’ai un vrai cœur d’artichaut », se lamente-t-elle souvent, moitié-amusée, moitié-sérieuse. Pour la sage Flora, la compagnie de Samira est un vrai rayon de soleil. Et cela dure depuis le collège.

Comme d’habitude, Samira se moque gentiment de la vie « un peu plan-plan » de Flora. Elle ne comprend pas pour-quoi son amie s’enferme dans ce qu’elle estime être une insupportable routine familiale. Et avoir le même homme dans son lit depuis quinze ans, quelle horreur  ! «  Ça me prend à la gorge  », dit-elle avec un effarement à la fois sincère et comique en mimant l’asphyxie. Flora, qui a tant besoin de sécurité, explique que cette vie stable la rassure. Alors que Samira, malgré sa gentillesse et sans jamais penser à mal, multiplie les gaffes en voulant donner des conseils,

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Flora réfléchit, pèse ses mots, a toujours peur de blesser. Par exemple, elle voudrait dire à Samira combien elle craint pour son avenir, qu’elle a peur de la voir vieillir seule, sans amour, sans tendresse, sans enfants. Elle échafaude même un avenir commun, où elle prendrait Samira sous son aile… Puis elle se raisonne. À vouloir rendre tout le monde heureux, je deviens étouffante et envahissante.

Tandis que la rame se vide peu à peu à l’approche du terminus, Flora pense à son cahier. Après le déjeuner, elle a écrit quelque chose que lui a dit Samira et qui lui trotte dans la tête  : «  Tu devrais te faire plaisir, toi. Tu es toujours en train de penser aux autres, et jamais à toi. » Me faire plaisir, penser à moi, m’occuper de moi…

Le métro est déjà arrivé à Saint-Mandé. Perdue dans ses pensées, Flora n’a pas vu le trajet passer. Elle marche d’un bon pas en direction de chez Marc et sent les mots qui se bousculent déjà dans sa tête.

Une fois assise dans le cabinet coloré, elle attend un moment en silence, ferme les yeux et écoute ce qui se passe en elle. Parfois rien, ou presque : juste quelques mouvements ténus, une lumière douce comme la petite flamme d’une bougie qui oscille au gré de l’air qui va et qui vient, le bruit léger de sa respiration, une couleur, une sensation de légè-reté… Elle attend de se sentir bien, présente à elle-même, pour commencer à parler, en respectant la demande de Marc d’être aussi sincère, honnête et authentique que possible, sans rien garder pour elle.

— J’ai remarqué que la nouveauté me bouleverse. Peut-être parce que j’ai peur de l’inconnu, ou plutôt parce que je m’en méfie. Quand quelque chose me prend au dépourvu, j’ai spontanément tendance à en voir les mauvais côtés plutôt

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que les bons. Je me dis que cela va mal tourner. J’imagine des tas de choses négatives. Alors je m’inquiète, comme si la situation allait forcément m’échapper et que je ne saurais pas l’affronter.

Après un temps de réflexion, Flora ajoute :— Je n’aime pas devoir faire face à des situations qui ne

sont pas claires. Je préfère que les autres me disent franche-ment ce qu’ils veulent ou ce qu’ils cherchent, même si je sais qu’à trop vouloir leur faire plaisir, j’ai souvent tendance à oublier ce que je veux, moi.

Flora reste pensive, puis elle reprend :— Je ne veux pas céder à cette tendance de faire comme

les autres, mais je le paye cher…— Comment cela, vous le payez cher ?— Je suis très seule… Je ne suis pas comme les autres, et

je ne veux pas être autrement mais le prix à payer, c’est une grande solitude. Et ce n’est pas facile à vivre.

Marc laisse résonner les paroles de Flora pour qu’elle entende précisément ce qu’elle vient de dire, avant de reprendre.

— Il y a un poète qui parle très bien de la solitude, et même de la nécessité de la solitude. Il s’appelle Rilke, Rainer Maria Rilke. Ses Lettres à un jeune poète sont l’un de mes livres de chevet. Je vous propose de le lire très lentement. De vrai-ment le savourer. De lire et relire chaque lettre, surtout celles qui vous parlent le plus.

Flora acquiesce, des étincelles dans les yeux.— Je passerai à la bibliothèque demain !— Ce livre-là, il vaut mieux que vous vous l’offriez et que

vous le gardiez. Vous n’avez pas l’habitude de vous gâter, n’est-ce pas  ? Rappelez-vous comme l’achat de ce beau cahier, à Quiberon, vous avait mise en joie. Je vous suggère

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de renouveler l’expérience  : rien ne vaut de petits cadeaux pour se chouchouter, prendre soin de soi. Jour après jour. Un livre, un délicieux gâteau, une promenade dans un parc… Faites-vous plaisir, Flora !

La jeune femme sourit à l’évocation de ces petits bonheurs.— Oui, vous avez raison ! À propos de livre, je ne vous ai

pas encore envoyé la lettre avec les trois phrases d’Emerson, mais je vais le faire, j’y pense souvent.

— Ne vous excusez pas. Ce serait dommage que vous vous sentiez coupable de ne pas faire ce que je vous propose. Ce ne sont que des suggestions, des possibilités. Vous faites comme vous préférez, vous. C’est vous qui choisissez !

— Je comprends… Je vais le faire tout de même. J’ai envie de le faire. Et puis ça me permettra peut-être d’améliorer ma relation avec moi-même…

— Ah  ? Parce que vous pensez que vous n’avez pas une bonne relation avec vous-même ?

— Non, j’en suis certaine, à vrai dire. Je crois même que c’est une des clés de mon mal-être.

Flora prend le temps d’expliquer à Marc, qui l’écoute attentivement en hochant parfois la tête, comment elle est arrivée à cette conclusion. Elle se livre avec une sincérité qui la bouleverse elle-même et sent parfois sa voix trem-bler lorsqu’elle plonge dans ses souvenirs pour trouver des exemples. De plus en plus émue, elle bafouille et finit par laisser venir ses larmes. Elle hausse les épaules.

— Ça aussi… Quand ça m’arrive, je me dis que je vais encore passer pour une dinde, pour la pleureuse de service. Que Laurent a raison, que je suis vraiment trop émotive, qu’il faudrait que je prenne sur moi. Et bien sûr, je m’en veux terriblement.

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— Vraiment ? Vous vous dites cela ?— Vraiment.— C’est un bon exemple d’une mauvaise relation avec

vous-même. Vous remarquez à quel point vous vous critiquez, vous vous dévalorisez et vous vous donnez tort ?

— Euh… oui, c’est vrai…, soupire Flora.— Alors que vous pourriez vous dire, par exemple  : Je

pleure. Je suis émue. Je me sens triste ou découragée. J’ai besoin de prendre un peu de temps pour moi, pour souffler, pour laisser passer cette émotion et même comprendre ce qu’elle vient me dire. Vous comprenez à quel point c’est différent ?

Flora acquiesce et pleure en silence. Elle éprouve un immense désir de lâcher prise, de laisser les digues se rompre. Si elle pouvait pleurer tout son soûl, sans porter de jugement sur elle-même, sans se dire qu’elle va avoir l’air stupide ou négligée, avec son visage gonflé et rougi… Elle a envie d’être, enfin, et plus seulement de paraître. Être soi, comme Marc, si bien dans sa peau, si harmonieux. Être soi, comme Samira, si spontanée. Mais elle, Flora, sait-elle seulement qui elle est ? Il y a si longtemps qu’elle est ce qu’on veut qu’elle soit, qu’elle a perdu sa propre trace. Elle se dit qu’il est temps qu’elle se retrouve !

— En fait, ça ne va pas très bien avec Laurent…Flora a prononcé ces mots sans vraiment y penser. C’est

monté du plus profond d’elle-même et ça lui fait du bien.— Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, c’est sorti tout

seul. Pourtant, je n’ai rien à lui reprocher. Laurent est un mari parfait.

Elle remarque le léger soubresaut de surprise de Marc et poursuit en secouant vigoureusement la tête, comme pour se convaincre elle-même.

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— Si, je vous assure, il est adorable. Il est très attaché aux valeurs familiales, dynamique, plein d’idées et d’éner-gie. C’est moi qui suis timorée, vous voyez ? Il est ambitieux, tandis que moi, j’ai peur de tout.

— Flora, ce que j’entends surtout, c’est que vous recommen-cez à vous faire des reproches. Vous avez remarqué comme cette habitude est devenue un réflexe chez vous ? D’emblée, vous vous donnez tort donc vous donnez raison à l’autre…

— Ah?— Vous êtes une femme remarquable, généreuse, atten-

tionnée, délicate et pleine d’enthousiasme. Je sais que vous avez du mal à y croire, mais je vous assure que vous êtes tout cela. Seulement, pour l’accepter, vous avez besoin de prendre soin de vous, pas seulement des autres, et de vous écouter. Il ne s’agit pas d’être égoïste, mais déjà de ne pas se négliger. Quand vous êtes-vous intéressée à vous plutôt qu’aux autres récemment ?

— Je… je ne sais pas. Je suis un peu fatiguée en ce moment, mais c’est juste un passage à vide, ça va aller.

— Ah, voici une esquive dont vous avez le secret, non  ? Pourquoi cacher votre souffrance alors que vous en avez conscience et que vous souhaitez aller mieux ?

Flora se tait, puis relève la tête.— Vous avez raison, soupire-t-elle. J’ai déjà commencé à

réfléchir à tout cela. Je sais bien que je ne peux pas continuer comme ça.

— Oui, c’est vrai, c’est bien de savoir, mais c’est encore mieux de mettre ses connaissances en pratique.

— D’accord.— Pour commencer, arrêtez de parler de vous de manière

dévalorisante ou culpabilisante. Cela vous semble possible ?

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— Oui.— Alors essayez de vous adresser autrement à vous-même.

Valorisez-vous, Flora, encouragez-vous, montrez-vous aussi douce et compréhensive à votre égard que vous pouvez l’être envers les autres. Réconfortez la petite fille en vous, l’enfant effarouché qui se recroqueville, gêné face à un compliment, ou qui disparaît, effrayé par un reproche, au fin fond de vous-même.

Je change la façon

de parler de moi.

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C her Marc,Voilà plusieurs jours déjà que je souhaite vous écrire et

que je n’arrive pas à me poser pour le faire. Je comprends maintenant pourquoi vous m’avez demandé de prendre la plume pour vous faire part des citations que j’ai choisies plutôt que de vous le dire de vive voix ou de vous envoyer un courriel. Pour cela, j’ai besoin de trouver un vrai moment tranquille où je suis complètement disponible, de prendre mon temps. En y réfléchissant, je me rends compte à quel point je n’ai pas de moment à moi, rien que pour moi, et que je ne suis presque jamais vraiment tranquille et disponible.

Je pense souvent à nos conversations. Tout ce que nous nous disons m’habite et occupe mon esprit. Cela me fait réfléchir. C’est étonnant, cette place que cela prend en moi. En fait, c’est très agréable, car j’ai enfin l’impression de m’accorder de l’importance.

J’ai beaucoup aimé le livre d’Emerson et je vous suis reconnais-sante de me l’avoir fait découvrir. Je me suis prêtée à « l’exercice » que vous m’avez proposé avec un immense plaisir. Excusez-moi pour le mot « exercice », je devrais plutôt dire « jeu », car je me suis bien

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amusée. Si je vous avais envoyé un courriel, j’aurais écrit en objet : « Le devoir que j’aurais rêvé de faire à l’école ! »

Je suis heureuse d’avoir pris le temps de le faire. Le temps… Je crois que c’est l’un de mes grands problèmes. Ne pas réussir à vivre dans le présent, regretter ou anticiper… D’ailleurs, Emerson en parle d’une manière très éclairante. J’aime quand il dit que si la rose est si sûre d’elle, c’est qu’elle ne se compare pas aux autres, et surtout qu’elle ne se compare pas à ce qu’elle était avant ou à ce qu’elle pour-rait devenir après. Elle vit le moment tel qu’il se présente. Quelle belle définition du « présent », vous ne trouvez pas ?

C’est justement le thème du premier passage que j’ai choisi : « Il n’y a pas de temps pour elles. La rose est simplement la rose, et elle est parfaite à chaque instant de son existence. Au contraire, l’homme diffère, se souvient, il ne vit pas dans le présent, mais, la tête tournée en arrière, il regrette le passé ».

En y réfléchissant bien, je me dis que ce qui compte, à cet instant, c’est ce que moi, Flora, je suis en train de vivre. Cette lettre que j’écris, et rien d’autre. Je suis là, je vis le don de l’instant, je savoure le moment qui se présente à moi. Celui-là et pas un autre. Tiens, voilà que je philosophe maintenant… Si seulement je parvenais à appliquer cela au quotidien  ! À ne plus faire une tête «  de trois pieds de long », comme dit Laurent, à la vision de quelques cheveux blancs et d’un début de pattes d’oie dans le miroir ! À arrêter de me comparer à celle que j’ai été, ou à la fraîcheur intacte de Samira…

D’ailleurs quand j’y pense, c’est drôle : la deuxième citation que j’ai choisie évoque l’avenir, d’une manière à la fois encourageante et audacieuse. Un peu effrayante aussi, peut-être, mais elle m’a vrai-ment plu. La voici : « Ne va pas là où le chemin te mène, mais là où il n’y a pas encore de chemin, et laisse une nouvelle trace. » Ça me plaît parce que j’aime créer et que je me sens différente... Cette idée redonne confiance en soi ! Maintenant, j’ai de quoi clouer le bec

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à Estelle ou à Laurent lorsqu’ils me disent que je suis trop bizarre et qu’ils n’ont jamais vu quelqu’un comme moi. Finalement, c’est plutôt bon signe, d’après Emerson. Plus sérieusement, en lisant cette phrase, j’ai compris à quel point j’ai besoin d’accorder de l’impor-tance à ce que je sens et à ce que je pense, même si je ne suis pas en phase avec les autres.

Le troisième extrait que j’ai choisi parle aussi de la confiance, en mettant en évidence la spontanéité de la nature, si différente du manque d’assurance de l’être humain. « L’homme n’ose pas dire  : je pense, je suis, mais il reprend les paroles de quelque saint ou de quelque sage. Il est confus en présence du brin de gazon et de la rose qui s’ouvre. » Cela m’a donné une idée : chaque matin, au réveil, je me dirai : aujourd’hui, j’ai l’assurance d’un brin d’herbe, je suis aussi confiante qu’un brin de gazon…

Voilà, cher Marc. Trouver trois idées qui me font du bien n’a pas été trop difficile. J’aurais même pu vous en proposer plus… mais j’entends Théo qui m’appelle pour lui dire bonne nuit, et je vais aller papoter un petit peu avec lui avant l’extinction des feux.

Je vous salue et vous dis à très bientôt,FloraPS : J’ai trouvé les Lettres à un jeune poète de Rilke, et je vais

commencer à les « savourer » dès ce soir !

Je trace mon propre

chemin.

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C e matin, Flora s’est réveillée avec une irrésistible envie de créer !

Elle a chassé de son esprit les moments désagréables des dernières semaines, les disputes avec Laurent et ses propres « craquages », bien décidée à suivre l’enseignement de la rose : ne plus ruminer le passé et être dans le présent. D’ailleurs, Marc lui a expliqué combien créer aide à s’affirmer dans le réel. La créativité, c’est le meilleur remède pour tous les grands sensibles. Selon lui, chaque être sensible porte en soi un domaine de créa-tivité personnelle — écriture ? musique ? peinture ? sculpture ? jardinage ? L’essentiel est de trouver ce qui nous fait vibrer. Ce qui va nous permettre d’exister encore plus fort. Flora, elle, le sait. Aujourd’hui, elle va vivre l’instant et passer une bonne jour-née, grâce à un projet qui lui tient à cœur.

Elle, si sensible aux odeurs, est une adepte des huiles essentielles, et adore concevoir des mélanges de son cru pour cuisiner, parfumer le linge ou la maison, et surtout pour agrémenter les massages qu’elle prodigue à ses amis, qui s’accordent à dire qu’elle a un véritable don. Alors, pour

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leur plaisir et pour le sien, elle va essayer d’élargir sa gamme de soins maison. Tout lui plaît dans ce projet, et d’abord son aspect expérimental. Lorsqu’elle manipule ses fioles, elle a l’impression d’être une chercheuse dans un laboratoire, la Marie Curie du massage sensoriel ! D’ailleurs ça ne lui déplai-rait pas d’en faire son métier. Aromathérapeute, ou même, tiens, pourquoi pas «  nez  » dans la parfumerie, et ne vivre que de fragrances ? Mettre au point l’odeur parfaite...

Flora émet un petit rire. « Parfaite » ? Tiens, encore un sujet pour mon cher cahier ! La perfection, je lui cours après mais je ne l’attraperai jamais. Elle a beau sourire, la petite musique du doute s’insinue dans un coin de son esprit et sa belle assurance se fissure. Elle ouvre une fiole d’huile au hasard et se laisse envoûter par la douceur épicée qui fait taire ces voix envahissantes.

Soulagée, elle s’installe à la cuisine, face au large plan de travail en bois blond. Vaste et claire, avec sa vue sur le jardin et son décor de chalet de montagne, cette pièce est l’une de ses préférées. Il y règne une lumière dorée et une qualité de silence qui l’apaisent.

Tout en disposant ses fioles d’huiles et ses flacons d’eaux florales sur un plateau de bois peint, Flora revient à la pensée qui l’occupe si souvent désormais  : oser être elle-même et, d’abord, découvrir qui elle est vraiment.

Peut-être est-ce son perfectionnisme qui l’empêche d’être elle-même ? D’être spontanée et naturelle, tout simplement ? Et si ce n’était pas plus compliqué que ça ?

Amande douce, argan, pépins de raisin, germe de blé, jojoba  : les huiles végétales sont toutes là. Flora va pouvoir diluer les huiles essentielles, puis les mélanger. Tandis qu’elle range et dispose les flacons, sa pensée suit son cours. Ce n’est probablement pas si difficile que ça d’être soi-même, dès lors

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que l’on est dans son élément, que l’on se fait plaisir et surtout confiance. Encore la confiance… Est-ce que ce serait ça, le plus impor-tant ? Est-ce que… Ah, ne pas oublier l’huile de noisette, ma préférée !

Sûre d’elle, Flora manipule les bouteilles comme si elle jonglait. Elle se sent à l’aise et heureuse. Voyons, pour chaque flacon d’huile de massage, je compte 5 % d’huiles essentielles pour 95 % d’huiles végétales… Ce qui fait environ soixante gouttes par flacon, voire un peu plus… Allez, soyons généreuse !

Flora voudrait essayer un mélange d’huiles épicées, sur une base très douce de calendula — en fait des fleurs de souci qui ont macéré dans une huile de sésame et qui ont un effet apaisant, cicatrisant, régénérant. Ce qui l’intéresse, c’est le contraste entre cette douceur et la puissance des huiles essentielles de cannelle, coriandre, cardamome et girofle. Elle aimerait ajouter du gingembre et du poivre noir, car ils ont des vertus aphrodisiaques, mais elle craint que Laurent n’apprécie pas… Flora sourit  : de toute façon, elle risque d’avoir du mal à transformer le respectable consultant des beaux quartiers en adepte du massage sensuel !

Quinze gouttes de chaque petite fiole… Les senteurs se mêlent hardiment, se fondent dans la douceur du calendula. Flora est en extase. C’est un tel régal  pour les sens que le temps semble suspendu.

Des mouvements circulaires tout le long de la colonne vertébrale en commençant par la nuque, puis sur le reste du corps…

Sentir. Ressentir. Être. Sentir l’huile de giroflier et se rappe-ler les oranges percées de clous de girofle que sa grand-mère laissait sécher dans les armoires. Ouvrir le flacon de lavande, de laurier ou de genévrier et se laisser transporter dans les garrigues embaumées de Provence. Accepter le plai-sir qu’offrent ces sensations. S’émerveiller devant les dons

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extraordinaires que nous réserve la nature. Cesser enfin de cogiter et apprendre à regarder, tout simplement, sans ce bavardage incessant en tête, sans ces bruits parasites. Flora rit franchement en repensant à la petite phrase qu’elle a prononcée ce matin, au saut du lit, pour se mettre en condi-tion  : «  Aujourd’hui, j’ai l’assurance d’un brin de gazon.  » Ah, si elle pouvait conserver cette joie de vivre qu’elle ressent en ces moments rares et encore trop brefs, hélas !

Quel bonheur de se trouver parmi tous ces cadeaux de la nature ! Et comme cela fait du bien d’être créative ! Alors, pourquoi ne pas l’être tous les jours ?

Jasmin, fleur d’oranger, cèdre, santal, patchouli, violette… Les mélanges s’enchaînent et ne se ressemblent pas. Flora ne voit pas le temps passer. N’est-ce pas évident puisqu’elle est tout entière vouée au présent ? Comme une enfant qui joue.

À 10  h, elle s’offre une pause pour déguster un délicieux rooibos à la vanille et s’enivrer de ses créations. Elle a hâte de partager sa composition épicée avec ses amis. Je suis sûre que Samira va adorer  ! Antoine aussi, d’ailleurs, il ne se fait pas prier pour profiter d’un massage… Lorsqu’elle approche à nouveau le nez du merveilleux flacon, la douceur des oranges cloutées de girofle et le mauve étincelant des champs de lavande reviennent à sa mémoire, comme par enchantement. L’horizon de Flora s’ouvre devant elle. L’avenir lui semble se dégager.

Flora respire profondément. Elle est heureuse.

Je crée donc

je suis !

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F lora a passé une excellente journée. Elle descend à la cuisine boire un grand verre d’eau fraîche, puis un deuxième, et regarde sa montre. Pas le temps de se

préparer une tisane, le cours de yoga commence dans une heure à peine ! Elle file prendre ses affaires, les fourre dans un sac de sport et court vers le métro. Le centre de yoga se trouve près de Beaubourg, à l’entrée du Marais. Elle se réjouit de retrouver le lieu où elle était allée écouter Marc en juin dernier, sur les conseils d’Antoine.

Arrivée à Hôtel de ville, Flora remonte la rue du Temple en espérant avoir raison de s’être laissée convaincre par son ami de l’accompagner. Antoine lui dit tellement de bien de ce cours depuis qu’ils se côtoient à Planète Verte qu’elle a vraiment envie de tenter l’aventure. Cela la rassure aussi qu’il soit présent. Elle lui fait confiance et apprécie son mode de vie, en accord avec ses idées. Surtout, elle sait qu’il ne la jugera pas.

Lorsqu’elle arrive, légèrement essoufflée et un peu stressée, Flora aperçoit son ami qui l’attend à l’entrée. Tout guilleret,

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il lui adresse un clin d’œil puis la serre chaleureusement dans ses bras. Visiblement, il est ravi qu’elle ait sauté le pas.

— Allez, en piste ! lance-t-il gaiement.Ils traversent la cour pavée, insoupçonnable de la rue, puis

pénètrent dans une belle salle calme qui donne sur un jardin intérieur. Tout le monde est déjà là, allongé, les yeux fermés. Alice, la professeure, les accueille d’un regard amical, plein de gentillesse, et les invite à déposer leurs affaires avant de prendre place sur deux tapis encore inoccupés.

De sa voix douce et chaude, elle propose aux élèves de revenir à eux-mêmes, les yeux clos. Comme Flora vient pour la première fois, la prof explique pour elle certains fonde-ments du yoga  : les sept chakras, le souffle, l’énergie vitale qui circule, la souplesse, la détente, la présence à soi-même… Il existe de très nombreuses formes de yoga. Chacune a son intérêt mais celui qu’Alice préfère est le yoga tibétain. Flora écoute, émerveillée. Elle a l’impression d’embarquer pour un véritable voyage. «  La pratique du yoga, explique Alice, cherche à favoriser le passage d’un corps dense à un corps plus subtil, d’un esprit confus à un esprit clair, de l’agitation intérieure à la paix intérieure, de la dualité à l’unité. » Fantas-tique, on dirait que c’est fait pour moi !

Ensuite, Alice invite chacun à s’étirer librement, à souf-fler, soupirer, bâiller, et enfin à ouvrir les yeux en douceur. Flora savoure la sensation de pouvoir se laisser aller complè-tement. Elle observe ensuite les autres, plus expérimentés, pratiquer la salutation au soleil avant d’imiter leurs mouve-ments, guidée par Alice, dont la bienveillance lui fait oublier toutes ses appréhensions. Cet enchaînement, simple en appa-rence, aide à développer la souplesse du corps et l’acuité de la conscience. Un bien-être profond s’installe en elle, et une

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bonne énergie, presque palpable, circule dans son corps et dans la salle. Au fil de la séance, Flora se rend compte que ses muscles se détendent, que sa nervosité se dissipe et que sa respiration s’amplifie. Son cœur s’apaise aussi. Ce soir, je vais bien dormir !

Alice invite Flora à suivre ses indications en se centrant sur elle-même, à faire ce qu’elle peut, sans se juger, en accueil-lant son corps comme il est. En confiance, Flora joue le jeu avec plaisir. Elle a l’impression d’être portée par l’atmosphère amicale et détendue qui règne dans le groupe, favorisée par les mots et la présence d’Alice.

Après une heure de mouvements fluides et lents, celle-ci invite à nouveau les participants à se rapprocher du sol. Relaxation allongée pour certains, méditation en tailleur, les mains jointes ou sur les genoux pour ceux qui préfèrent  : c’est le moment de lâcher complètement prise.

La voix d’Alice se fait calme, presque monocorde : « Vous observez le va-et-vient de votre souffle pour créer de l’espace en vous. » Elle propose tout simplement d’être à l’écoute de soi. C’est cela être présent, connecté à soi-même. « Si nous ne sommes pas reliés à nous-mêmes, en contact avec notre corps et notre être profond, même complètement silencieux, tous les discours sur la méditation et le moment présent sont vains, explique-t-elle, ils restent des vues de l’esprit et ne servent à rien. Nous sommes des êtres incarnés. L’agitation du quotidien a tendance à nous le faire oublier en nous éloi-gnant de nous-mêmes. Le retour à soi, en commençant par le corps et la respiration, est réellement vital… »

Alice invite tous les participants à s’allonger sur leur tapis. Il règne un calme si grand dans la pièce que, rapidement, Flora a l’impression de voguer en dehors du temps. Tandis que

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chacun ferme les yeux, Alice les incite à se rendre présents à ce qui est, à observer simplement, sans intervenir, les zones de contact avec le sol, la chaleur du corps, la respiration qui va et vient librement, naturellement. Puis, elle évoque, une à une, en partant des pieds et en remontant vers la tête, certaines parties du corps, pour les détendre plus profondément. Flora se sent bien, un peu comme si elle flottait dans l’air, empor-tée par un grand oiseau de lumière au-dessus d’un immense paysage de landes sauvages et d’océan à perte de vue. Elle n’a aucune idée du temps qui s’est écoulé quand Alice leur propose d’ouvrir à nouveau les yeux, en douceur, chacun à son rythme, et de s’asseoir, tranquillement.

 À l’issue de ce premier cours, Flora est envahie d’un surpre-

nant sentiment de paix et de plénitude. Elle se sent moins à vif, moins à fleur de peau, plus détendue et disponible, capable d’accueillir la vie avec une plus grande sérénité.

Je ne me laisse pas

impressionner par

les autres.

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–T u as le temps d’aller boire un verre, Flo ? dit Antoine en finissant de rouler son tapis.

Flora acquiesce sans un mot, prolongeant le plaisir d’écouter le calme qui s’est fait en elle. Avec un sourire compréhensif, Antoine pose une main légère dans son dos pour la guider vers la sortie et ils cheminent en silence vers un café jazzy, à quelques pas de là. À travers les notes aériennes, Antoine entend la voix de Flora murmurer à son oreille.

— Merci. — Heureux que ça t’ait plu ! Je me trompe ou tu as vrai-

ment l’air en forme ? Flora acquiesce avec un sourire.— Surtout ce soir ! Le yoga m’a fait beaucoup de bien.— Tu vas revenir ?— Oui, sans aucun doute  ! Merci d’avoir tant insisté,

Antoine, tu as bien fait… À vrai dire, il n’y a pas que le yoga. Je vais mieux depuis quelque temps.

— Ça se voit !

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— En même temps, j’ai l’impression d’être plus fragile. C’est curieux, non  ? Je trouve ça paradoxal. Par exemple, je supporte de moins en moins bien les piques d’Estelle… Tu vas me dire que j’exagère mais ça m’atteint vraiment, je n’arrive pas à passer outre.

— Flo, c’est difficile de ne pas se sentir blessé quand on est attaqué, non ? Pour moi aussi, pour tout le monde. Tu es sensible, voilà tout !

— Trop sensible…— Comment peut-on être « trop » sensible ? Quelle idée !

La sensibilité est une vraie qualité. Un être humain n’est jamais trop sensible ! Allez, ne t’en fais pas. Au fond, Estelle t’envie.

— Tu crois ?— J’en suis sûr. Je connais Estelle par cœur ! Elle envie ta

bonne humeur, ton empathie, ta générosité désintéressée, sans quête de reconnaissance. Surtout, elle envie ta créati-vité ! Son travail est moins drôle que le tien, non ? Tiens, un jour, tu devrais lui faire un petit cadeau !

Le regard dans le vague, Flora esquisse un léger sourire.— C’est gentil, mais je n’ai pas l’impression d’avoir toutes

ces qualités. Au contraire, même. Le plus souvent, je me trouve nulle ou ridicule… D’ailleurs, c’est un miracle si ce soir j’ai réussi à passer une heure à faire des mouvements devant des inconnus sans avoir envie de me cacher dans un coin ! Oh là, interdit de se moquer, ajoute-t-elle en voyant le sourire se dessiner sur le visage d’Antoine.

— Me moquer  ? Tu plaisantes  ? Tu as été formidable  ! Et même si tu t’étais cassé la figure pendant la salutation au soleil, à part toi, qui t’aurait trouvée « nulle » ou « ridicule » ? Personne ! Ma chère Flo, je pense que tout le problème est là : tu ne t’aimes pas, ou en tout cas pas assez…

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Soudain gênée par le tour intime que prend la conversa-tion, Flora profite du retour du serveur avec leurs boissons pour changer de sujet.

— Tout va bien avec Louis ?— On ne peut mieux  ! C’est un bonheur d’être avec

quelqu’un d’aussi libre, qui n’a pas peur d’être lui-même et d’exprimer ses sentiments. Par exemple, il tient ma main dans la rue et n’hésite pas à m’embrasser dans le métro s’il en a envie. Bien sûr, comme tout le monde, on a des hauts et des bas, et même quelques disputes… Mais c’est sans impor-tance  : on s’entend à merveille, et au lit, c’est carrément l’extase !

Flora rit franchement, soulagée et amusée que le sujet l’embarrasse moins que celui de son estime d’elle-même.

— Quelle chance… Et puis j’imagine que le yoga, ça doit aider à explorer le Kama Sutra  ! Avec Laurent, c’est plutôt désertique de ce côté-là. Il arrive crevé le soir, reste scotché à son nouvel iPhone après le dîner, et quand il me rejoint au lit, rideau !

— Ma Flo, le secret des couples qui durent, enfin je veux dire qui s’aiment longtemps, c’est la sexualité. C’est aimer faire l’amour ensemble, et vivre souvent ces moments forts. Quand on s’aime, il n’y a pas de raison de se restreindre, non ?

— Mmm…— Je ne te sens pas convaincue.Flora se détend et se met à rire.— Si, si… C’est juste que je réalise à quel point ça ne

ressemble pas à ma vie… Hélas ! Mais votre relation est plutôt exceptionnelle, non  ? Quand je t’écoute, j’ai l’impression que ça ne m’arrivera jamais.

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— Pas du tout  ! Ce n’est que si tu t’obstines à ne pas y croire que ça n’arrivera pas. Si tu y crois sincèrement et que tu fais tout pour, tu trouveras toi aussi un homme que tu aimes et qui t’aime vraiment.

— Tu dis ça comme si j’allais quitter Laurent…— Oui, je m’emballe un peu, ma belle, excuse-moi !— Qui sait ? Au fond, peut-être que tu as raison. — En tout cas, ne te laisse pas faire et prends les choses

en main : arrête d’être trop gentille et mets du piment dans votre relation pour réveiller son côté sauvage…

Flora hoche la tête, à moitié convaincue.— Tu sais, Flo… fait Antoine, redevenant soudain sérieux,

Louis, Laurent, Estelle, toi, moi… On a tous besoin d’amour. Toi, surtout, mais tu as d’abord besoin de t’aimer toi-même. Si tu ne t’aimes pas toi, tu ne pourras pas accepter l’amour des autres.

— Oui, tu as raison, réponds Flora. J’ai vraiment besoin d’apprendre à m’aimer.

— Et comment ! Aime-toi, dès aujourd’hui, dès ce soir, dès maintenant, sans attendre… Bon, je te laisse, beauté fatale, je rentre retrouver mon loulou qui m’attend à la maison. À demain, dit-il en reprenant la monnaie sur la table.

— Oh, attends, je fais un bout de chemin avec toi !Flora et Antoine marchent jusqu’aux Halles, descendent les

escaliers et longent les couloirs qui mènent au RER. Antoine s’engouffre dans le B et file vers Arcueil. De son côté, aussi détendue que légère, Flora attend le A qui l’emmènera à Vincennes.

Est-ce le cours de yoga ou la discussion  ? Sans bien savoir pourquoi, Flora se sent libérée d’un poids. Elle arrive chez elle de bonne humeur, accueillie par Théo, qui lui laisse à peine le temps de franchir le seuil avant de sauter dans ses bras.

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— Ta journée s’est bien passée ?— Trop bien, maman. Le collège, c’est génial ! Flora se dirige vers le salon, accompagnée par le joyeux

bavardage de son fils, qui a entrepris de lui raconter sa « super journée » dans les moindres détails. En les entendant arriver, Laurent lève la tête de son portable, visiblement contrarié.

— Il est 20 h passées, tu étais où ?— Bonsoir mon chéri. Tu vas bien ? Moi, je suis en pleine

forme ! Eh bien, j’étais au yoga, puis j’ai discuté un peu avec Antoine.

— Ah, ces pédés, de vraies pipelettes, ils parlent autant que des gonzesses !

— Laurent  ! Ça va pas  ? C’est nouveau cette manière de cataloguer les gens  ? Tu as passé une mauvaise journée au boulot ou quoi ?

— Bon, allez, réplique Laurent, surpris par l’assurance de sa femme, tu ne vas pas en faire toute une histoire... On dîne bientôt ? Je meurs de faim.

— J’arrive à peine, Laurent ! Allez, on dit que ce soir, pour changer, c’est toi qui prépare le dîner pendant que moi, je vais prendre une douche. Merci, c’est adorable, mon chéri…

Sans attendre de réponse, Flora quitte le salon en souriant et grimpe l’escalier d’un pas alerte, pas peu fière d’avoir enfin osé tenir tête à son mari. Il m’aura fallu du temps mais… vivement la prochaine fois !

Un être humain

n’est jamais trop

sensible !

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F lora choisit des vêtements coupés dans des matières souples et fluides pour pouvoir s’envelopper dans un cocon douillet après sa douche. Encore sous le coup

de la surprise, elle tente de mieux comprendre la scène qui vient d’avoir lieu dans le salon. C’est vraiment moi  ? Je lui ai vraiment dit cela ? Est-ce l’effet des rencontres avec Marc, de son regard plein de franchise et d’honnêteté sur les situa-tions complexes  ? Ce n’est sans doute pas un hasard non plus si cela s’est produit dans la foulée de son cours de yoga et de la discussion avec Antoine, sur qui elle sait qu’elle peut compter quoi qu’il arrive — et réciproquement.

Machinalement, Flora jette un œil au grand pêle-mêle photographique, au-dessus de la commode. Elle le connaît par cœur mais ne se lasse pas de parcourir ce résumé de leur vie : Théo bébé, le mariage, les photos de jeunesse. Elle sourit devant son look de l’époque et ces coiffures des années 1990 qui lui paraissent aujourd’hui complètement ringardes. Comme tout change vite… et surtout, comme ce qui nous paraît évident et éternel peut être rapidement remis en question. Quand

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il s’agit d’une frange ou d’un jean, c’est plutôt amusant, mais… Flora se rembrunit. Son regard se porte sur une photo de mariage, où elle semble si fière au bras de son jeune mari. Les couleurs des sentiments passent-elle aussi vite que celles des photos qui les ont fixés ?

La voix de Laurent, qui peste dans la cuisine, la sort de ses rêveries. Visiblement, pour le dîner, ce n’est pas gagné. En fin de compte, il est peut-être plus maladroit que réellement macho. Attendrie, elle décide d’interpréter son tonitruant « punaise, je ne trouve pas le gros sel  !  » comme un appel à l’aide et descend lui donner un coup de main.

Son mari est en train de préparer une omelette et des pâtes : théoriquement, c’est dans ses cordes. Surtout, à défaut d’être un grand moment de gastronomie, c’est un excellent exemple pour Théo. Les hommes aussi peuvent être autonomes en cuisine, pour peu qu’on les y encourage ! Bien décidée à renou-veler l’expérience à l’avenir, Flora se promet de féliciter Laurent même si les pâtes sont collantes.

Rassurée sur le sort du repas et l’évolution de la soirée, elle peut enfin se détendre sous la douche. Elle se frictionne le cuir chevelu avec un shampoing fait maison à base d’huile essentielle de romarin et d’extrait d’ortie en essayant de ne penser à rien, de savourer l’instant. Sous l’action bienfai-sante de l’eau chaude qui coule en pluie du jet à puissance réglable, le corps de Flora se délasse tandis que son esprit se laisse aller. Essentiel à son bien-être, l’élément aquatique lui fait oublier ses tracas, la berce et éloigne les mauvaises pensées. L’eau chaude qui coule sur elle lui donne l’impres-sion de restaurer une bonne frontière entre elle et les autres.

C’est un peu comme le yoga, au fond. Une sorte de lâcher prise, un moment de quiétude pendant lequel l’esprit se

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tait, cesse d’être sur le qui-vive. Elle se rappelle avoir lu un article sur les états modifiés de conscience, qui expliquait qu’à certains stades de relaxation, le cerveau changeait de fréquence d’ondes. Il disait aussi que sous la douche, on pouvait parfois atteindre ce niveau de détente si propice à la santé et même à l’inspiration !

Enfin, dans mon cas, il faudrait d’abord que je cesse un peu de cogiter !

Pendant que l’eau ruisselle plus doucement sur son corps, le variateur en position « champagne », Flora laisse vagabonder son esprit. Un souvenir lui revient sans qu’elle sache bien pourquoi, une expression que ses parents utili-saient à son propos quand elle était adolescente. «  Flo est un électron libre  ». Vraiment  ? Elle songe à ce sentiment qu’elle éprouve souvent d’être différente des autres, à sa solitude plus ou moins consentie, qu’elle vit parfois comme une nécessité. Est-ce cela qu’ils entendaient par « électron libre » ? Libre…

Elle n’osera jamais l’avouer à Laurent, mais parfois, elle aimerait lui laisser Théo quelques jours pour partir dans un endroit sauvage et silencieux, où elle serait absolument seule. Elle s’imagine en Bretagne, contemplant la houle déchaînée du haut d’un phare ou parcourant la lande battue par les vents. Puis elle secoue la tête, un peu honteuse de ces pensées qui lui révèlent une part d’elle-même qu’elle juge inavouable. Quand on est épouse et mère, a-t-on le droit de rêver de soli-tude ? De liberté ? Pourquoi ce désir, parfois, de changer de vie  ? Surtout, que pourrait-elle changer dans son existence pour que disparaissent ces envies brutales et imprévisibles, irrationnelles, de tout plaquer  ? Elle est pourtant rassurée par son existence bien réglée. Que se passe-t-il en elle dans

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ces moments où elle éprouve soudain l’impérieux besoin de se retirer dans un lieu où personne ne pourra la trouver ?

Et si cette expression, « électron libre », contenait une partie de la réponse ? Tout en se frictionnant avec une serviette bien chaude et parfumée, Flora ressent comme une envie de mener l’enquête, de partir sur les traces de cette femme qu’elle est au fond d’elle-même, d’enfin mieux la connaître. Plus question de se laisser leurrer, de s’aveugler volontairement. Tant pis si elle découvre des zones d’ombre : elle se promet de les affron-ter au lieu de les fuir. Après tout, savoir qui l’on est, c’est aussi accepter de ne pas être une sainte. C’est peut-être déjà cela, apprendre à s’aimer : commencer par s’accepter.

Flora doit en avoir le cœur net, et pour cela, le mieux est de remonter à la source. Bien au chaud dans ses vêtements-cocon, elle se saisit de son téléphone. D’abord surpris de sa demande, son père confirme et évoque les « goûts bizarres » qu’elle mani-festait dès l’enfance. Flora sait que la diplomatie n’est pas son fort et que ses parents n’ont jamais été sensibles aux nuances du langage, mais elle ne peut s’empêcher de poser la question.

— « Bizarre » ? Qu’est-ce que tu entends par là ? — Eh bien, je ne sais pas… Tu ne faisais jamais rien comme

tout le monde ! Par exemple, tu aimais te promener sous la pluie. Tu disais que tu détestais l’été et que tu adorais le froid. Tu veillais parfois jusqu’au au petit matin, à attendre je ne sais quoi. Avec ta mère, on avait souvent l’impression que tu étais tout le contraire de nous  ! À l’école, tes maîtresses nous racontaient que tu préférais rester à l’écart pour lire ou faire tes devoirs plutôt que te mêler aux autres pendant les récréations. Tu prenais de l’avance sur les leçons, tu voulais même découvrir le programme de l’année suivante ! Pendant les réunions de famille aussi, tu restais dans ton coin, le nez

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dans un dictionnaire. Je me rappelle qu’un jour, tu nous as affirmé que tu ne voulais pas venir à table parce que tu ressentais une « énergie négative »  ! Cela dit, c’est vrai que le déjeuner s’est terminé par une sacrée dispute entre ton oncle et moi… Ah ça, on peut dire que tu étais un numéro, toujours à faire le contraire de ce que font les gens normaux. Même ta façon de te nourrir, en refusant la viande… C’était sûrement encore une réaction à notre façon de vivre.

— Non, papa, je ne pense pas. J’étais comme ça, c’est tout... D’ailleurs je le suis toujours ! J’aime encore marcher sous la pluie, je préfère l’hiver à l’été, je ne mange pas de viande, et il y a bien d’autres choses que je ne fais pas « comme tout le monde », mais ce n’est pas pour me distinguer. Je ne le fais pas exprès ! Ce sont mes goûts, voilà tout. À vrai dire, je ne sais même pas ce que tu entends par « les gens normaux »… Enfin bref, je ne me trouve pas spécialement « bizarre » ! Si tu as d’autres exemples, ça m’intéresse.

— Écoute, comme ça, je ne sais pas, mais si tu y tiens telle-ment, on peut y réfléchir, ta mère et moi.

— Ce n’est pas essentiel non plus, mais si jamais quelque chose vous revient, je suis curieuse de l’entendre  ! En tout cas merci et embrasse maman, bonne soirée !

— Bonne soirée ma chérie. Embrasse Laurent et Théo pour nous.

Flora raccroche, tandis qu’un tourbillon de souvenirs et de pensées enfle dans son esprit, heureusement interrompu quelques instants plus tard par des coups à la porte. C’est Théo qui vient la chercher pour le dîner, tout excité.

— Maman, tu ne vas pas le croire, papa a préparé le repas ! Je trouve ça super… même si je me suis retenu de rire en le voyant casser des œufs !

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Flora lui passe une main dans les cheveux et le félicite.— Maman… — Oui ? — En fait, dit Théo en se dandinant, gêné, je voudrais

vous demander quelque chose, mais j’ai un peu peur de la réaction de papa. Je préfère t’en parler avant.

— Qu’est-ce que c’est, mon grand ? Rien de grave ? Tu as fait une bêtise ?

— Oh non  ! C’est juste que j’aimerais commencer une activité en dehors de l’école…

— Très bonne idée. Laquelle ? — Ben… J’hésite entre deux. Il y a le dessin, d’abord. Le

prof a adoré mon autoportrait et m’a encouragé à continuer. Tu sais, je crois que ça me plairait bien d’être prof de dessin, plus tard. Mais tu connais papa, il va dire que le dessin, ce n’est pas un vrai métier…

— Tu as encore le temps de voir, de toute façon, mais je trouve que c’est une excellente idée, ça te permettra de voir si tu es fait pour ça. Et si ça t’intéresse vraiment, j’en parlerai à ton père et je lui expliquerai combien c’est important pour toi. Tu me parlais de deux activités, non ?

— Oui… Papa ne va pas aimer ça non plus mais… J’ai vu un reportage sur le ballet du Bolchoï et ça m’a donné très envie de faire de la danse.

— C’est une idée magnifique, Théo !— Ah chouette ! Tu trouves ? Tu sais, il y a beaucoup de

garçons qui dansent, ce n’est pas réservé aux filles. — Bien sûr que je le sais, mon chéri  ! Bon, on reparlera

de ça tous les deux un peu plus tard, d’accord ? Il ne s’agirait pas d’être en retard pour la grande première de ton père, tout de même !

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Flora regarde son fils descendre l’escalier en songeant que, décidément, elle n’est peut-être pas le seul électron libre de cette famille.

Je m’aime, je m’accepte

comme je suis.

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L es yeux fermés, Flora n’arrive pas à faire le vide. En elle, quelque chose trépigne, piaffe. Pourtant, elle prend sur elle et garde le silence pour contenir ce

flot de paroles incohérentes qui ne demande qu’à se déverser hors d’elle. Si je ne prends pas mon temps, je vais dire n’importe quoi. Ce n’est que quelques minutes plus tard, lorsqu’elle perçoit le début d’un apaisement, qu’elle rouvre les yeux.

— Marc, je n’en peux plus, je pense tout le temps. Cela n’arrête jamais, là-haut. Une vraie machine à tricoter. Je suis épuisée.

— Vous mentalisez…— Tout le temps. C’est sans fin, ça me met sur les nerfs !— La mentalisation est un cercle vicieux. Un peu comme

un ver solitaire. Plus vous nourrissez vos idées fixes, plus elles en redemandent, se goinfrent et en réclament encore. Elles se suffisent à elles-mêmes. La mentalisation vous coupe du réel, et d’abord de votre corps…

— Oui, c’est ce que je ressens… C’est un véritable escla-vage ! Comment je peux m’en libérer ?

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— Je pense que ça fait longtemps que vous mentalisez à fond, Flora. Vous pouvez tout à fait vous en débarrasser mais ça risque de prendre un peu de temps. Vous le voulez vrai-ment ?

Flora acquiesce avec énergie : — Plus que ça !— Alors nous devrons passer au moins par trois étapes.

La première consiste à décider de ne plus nourrir les idées qui tournent en boucle, en ne leur accordant plus d’impor-tance. Ce qui compte n’est pas ce que vous prévoyez, ce que vous calculez ou ce que vous imaginez ; ce qui importe vrai-ment, c’est ce que vous vivez. Mais ça, je crois que vous l’avez compris.

— Oui…— Vous avez choisi de mentaliser parce que cela vous

donne l’impression de pouvoir tout contrôler, mais vous n’êtes plus dans la réalité. Elle vous échappe et cela vous angoisse encore plus.

— Je ne l’avais jamais vu comme ça, mais c’est exactement ce que je ressens…

— C’est pour cela que ce n’est pas une décision si évidente. Vous dégager de la mentalisation vous fait perdre le contrôle et le pouvoir. Cela peut vous sembler une très grosse perte.

Marc perçoit un doute dans le regard de Flora et enchaîne :

— Ce n’est pas si évident mais c’est possible ! À condition de ne pas négliger la deuxième étape du processus qui est l’acceptation de cette perte. L’acceptation de ne plus contrô-ler. De tout lâcher.

— Eh bien, rien que ça !— Oui, c’est une vraie révolution.

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— Et la troisième étape, alors ?— Elle est tout aussi importante  : c’est la pratique quoti-

dienne. Les champions olympiques, les danseurs étoiles, les chanteurs d’opéra pratiquent sans relâche. S’exercer réel-lement chaque jour est absolument nécessaire, sinon cette démarche n’aboutit pas, la mentalisation reprend le dessus et la souffrance revient… Avec la mode actuelle de la médi-tation, beaucoup de gens prétendent vivre «  ici et mainte-nant  ». Mais sans cette pratique rigoureuse, ce n’est qu’un discours : seule l’expérience est réelle.

— Il y a des méthodes particulières ?— La méditation, la relaxation ou le yoga, par exemple.

La sophrologie ou l’hypnose aussi sont très utiles, et tout ce qui est manuel : le jardinage, la cuisine, la couture… Ce qui compte c’est d’être dans son corps, dans les sensations. À l’écoute de son corps. Plus vous vous centrez sur votre corps et plus vous vous focalisez sur les sensations, plus votre tête se vide et votre esprit se calme. Puis, à force de repos et de jeûne, il lâche prise.

— Oh, à propos, j’avais oublié… Je voulais vous dire que j’avais commencé le yoga. C’est mon ami Antoine qui m’a convaincue, et ça me fait un bien fou !

— Félicitations, Flora, vraiment  ! Vous verrez, vous ne le regretterez pas.

— Merci. J’ai apprécié le temps de relaxation à la fin du cours, mais de là à méditer toute seule… J’ai peur de ne pas avoir les qualités requises !

— Les «  qualités requises  »  ? Pour méditer, Flora, ça n’existe pas ! Ou plutôt, tout le monde peut les avoir, moyen-nant quelques petits efforts. Pour commencer, il faudrait que vous vous aménagiez un coin spécial, chez vous, uniquement

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consacré à cela. Vous pouvez y installer un zafu*, un joli tapis, des coussins, tout ce que vous voulez tant que vous vous y sentez bien. Décorez-le à votre goût, de manière à en faire un lieu qui vous donne envie de méditer.

Flora fronce les sourcils. — Disons un lieu où vous aurez envie de vous retirer

lorsque vous sentez que vous avez besoin de faire le vide. Dans ces moments-là, vous pouvez pratiquer une relaxation toute simple, pour vous mettre en condition.

— C’est un peu abstrait… — Vous voulez qu’on essaie ? Je vais vous guider. — Qu’est-ce que je dois faire ? — Absolument rien ! Si ce n’est fermer les yeux et écouter. — Je peux enregistrer ?— Si vous voulez. Cela pourra vous aider au début, jusqu’au

moment où vous constaterez que vous n’en avez plus besoin. Vous le ferez toute seule, pour vous-même… Je vais parler à la première personne, comme si vous vous adressiez à vous-même, ce sera plus simple. Vous êtes prête ?

Flora s’installe confortablement au fond de sa chaise, le dos bien calé contre le dossier. Elle ferme les yeux.

— Je suis prête.— Alors allons-y… Marc parle très lentement, d’une voix calme et douce.— Je suis assise sur cette chaise. Je sens mes pieds bien posés sur

le sol, mes fesses en contact avec la chaise et mon dos avec le dossier. Ma tête est posée librement en haut de ma colonne vertébrale. Mes épaules et mes bras sont lourds. Mes mains sont posées sur mes

* Prononcé « zafou », il s’agit d’un petit coussin rond, haut et ferme, tradi-tionnellement utilisé en Asie pour la méditation.

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cuisses. Je sens le va-et-vient de ma respiration  ; comme elle va, comme elle vient. Je suis le témoin de ma respiration. Je l’observe et je l’accepte telle qu’elle est.

Je perçois le volume de mon corps dans le volume de cette pièce. Je laisse mes paupières se fermer… Le cuir chevelu se détend. Le front devient lisse. Il y a, derrière mon front, un espace vide, un espace bien à moi, rien qu’à moi, un espace dans lequel je peux venir me retrouver et me ressourcer, chaque fois que j’en ai besoin. Les paupières sont lourdes. Les sourcils se détendent, avec tous les petits muscles autour des yeux et derrière les yeux. Les pommettes, les joues, les lèvres, la mâchoire et la langue se relâchent.

Ma respiration est aussi libre qu’un voilier sur la mer calme… et la détente glisse le long du cou, des épaules, des bras, des coudes, des avant-bras, des poignets et des mains, d’un côté comme de l’autre, jusqu’au bout des doigts. Ma respiration est aussi calme qu’une barque sur un lac de montagne… et la détente glisse le long des côtes, du diaphragme, des flancs, du ventre et tout le long du dos, tout le long de la colonne vertébrale, vertèbre après vertèbre, du haut vers le bas. Le bassin est ouvert, laissant monter les énergies qui viennent de la terre et descendre les énergies qui viennent du ciel. La respiration coule comme l’eau d’une fontaine… et la détente glisse le long des fesses, des cuisses, des genoux, des mollets, des chevilles et des pieds, d’un côté comme de l’autre, jusqu’au bout des orteils.

Je suis complètement détendue, mes muscles sont complètement relâchés, aussi bien les muscles superficiels que les muscles profonds, et mes organes internes se détendent aussi. Je laisse venir à moi une couleur de relaxation et j’imagine que je suis enveloppée par cette couleur, comme dans une légère bulle de lumière colorée… Je suis bien, je me sens bien, je suis consciente du va-et-vient naturel de ma respiration, et je médite pendant le temps qui est bon pour moi maintenant.

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Marc laisse ses derniers mots résonner dans le silence de la pièce, tandis que Flora demeure assise, les yeux fermés. Il lui accorde le temps et le calme nécessaires pour vivre cette expérience du grand calme intérieur, pour savourer cette paix à laquelle elle aspire. Environ un quart d’heure plus tard, d’elle-même, Flora émerge tranquillement de sa méditation. Elle ouvre les yeux en douceur, reste silencieuse un instant encore, puis regarde autour d’elle. Son visage est complè-tement détendu, dépourvu de cette légère inquiétude qu’il manifeste habituellement. Sa voix aussi a changé, elle est plus posée, plus profonde, avec un timbre plus grave et assuré.

— Quelle expérience… Merci, Marc !— Je préfère que nous restions dans le silence pour que

cette expérience se prolonge en vous le plus longtemps possible. Cela pourrait être une bonne idée, demain ou dans les jours qui viennent, de mettre sur le papier la manière dont vous avez vécu ce premier moment de méditation, en évoquant vos sensations, et uniquement cela.

 Lorsqu’elle rentre chez elle ce soir-là, Flora se sent très

différente, légère, presque flottante, et en même temps très présente à elle-même.

Je me laisse aller,

je lâche prise.

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HIVER

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C ’est Noël  ! Flora et Laurent ont invité Natacha, la sœur de Flora, à déjeuner, et Théo a tenu à profi-ter de l’occasion pour peaufiner la décoration du

sapin. Il ne tient pas en place depuis son réveil : pour lui qui aime autant faire la fête que faire plaisir, Noël est une sorte de journée idéale. En voyant son fils prendre le plus grand soin à assortir les guirlandes aux boules et aux délicats sujets suspendus, Laurent a du mal à dissimuler son agacement. Il ne peut s’empêcher de penser qu’un garçon de presque douze ans devrait avoir d’autres centres d’intérêt.

Les parents de Flora ne sont pas là car cette année, ils fêtent Noël sous les tropiques en compagnie d’un couple d’amis eux aussi fraîchement retraités. Natacha a profité de leur absence pour venir avec son nouveau copain, Olivier, qu’elle présente pour la première fois à sa famille. Prompte à se mettre à la place d’autrui, Flora déploie des trésors de gentillesse pour le mettre à l’aise. Redoutant par-dessus tout les blancs dans la conversation, elle le bombarde de questions dès qu’elle sent que les échanges s’étiolent. Elle ne craint

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qu’une chose, se trouver à court de sujets, au point que la discussion prend parfois des tours comiques.

— Flo, lui glisse Natacha avec un grand sourire, profitant d’un passage à la cuisine, pas la peine d’en faire des tonnes. C’est adorable de ta part, mais je suis sûre qu’Olivier est capable de s’en tirer tout seul comme un grand !

Lorsque les deux sœurs reviennent dans le salon, elles trouvent leurs compagnons en train de parler boulot près de la cheminée, dans une atmosphère conviviale et détendue.

— Hé, les garçons  ! lance Natacha. C’est Noël, vous ne voulez pas décrocher un peu ? Flo, tu te rappelles quand on était petites ? Maman interdisait à papa de rapporter du travail à la maison pendant les fêtes ! Et la fois où il s’est déguisé en père Noël alors que ça faisait longtemps qu’on n’y croyait plus, et qu’on a fait comme si de rien n’était pour ne pas le vexer ?

Théo éclate de rire et abandonne son sapin — décoré artis-tiquement — pour les rejoindre.

— J’aurais fait la même chose, tata !— Oh, te connaissant, mon chéri, je n’en doute pas… Elle enchaîne sur d’autres anecdotes et bientôt, Laurent se

lance lui aussi sur le thème de ses souvenirs d’enfance. Flora écoute avec intérêt, tâchant de se représenter les scènes, de le comprendre, d’éprouver ce que lui-même a pu ressentir alors, pour mieux saisir sa personnalité. Elle espère ainsi combler le fossé qui les sépare et qui, elle le sent, s’élargit de jour en jour.

— Je me rappelle la fois où j’ai reçu un circuit électrique… J’ai passé des jours et des jours à faire tourner mes voitures de sport. J’étais subjugué !

— C’est vrai papa ? C’est marrant de t’imaginer jouer aux petites voitures…

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— Tu sais, j’ai toujours aimé les voitures de sport. Je dois même avoir gardé ma collection quelque part. Si tu veux, je te la montrerai un jour. À ton âge, j’étais plutôt calé en grosses cylindrées… Remarque, aujourd’hui, je ne cracherais pas sur une belle Porsche !

Théo esquisse une moue qui laisse clairement entendre que, sur ce point, il ne ressemble guère à son père. Puis, craignant de le froisser s’il ne réagit pas avec plus d’enthou-siasme, il essaie de se monter coopératif.

— Dis, papa, qu’est-ce que tu aimais d’autre, à mon âge ?— Le foot  ! Tiens, d’ailleurs, Théo, tu pourrais peut-être

essayer, cette année ? Histoire de bouger un peu, de respirer. Et puis c’est sympa, les sports collectifs !

Théo ne dit rien mais Laurent, lancé dans l’évocation de sa propre jeunesse, ne le remarque pas.

— Surtout, à partir du collège, j’ai commencé à m’intéres-ser aux filles ! Ah là là, s’esclaffe-t-il, j’étais un vrai Don Juan…

Sans se rendre compte du malaise qu’il provoque, Laurent se remémore à voix haute ses conquêtes de jeunesse. Olivier écoute avec un sourire poli, un peu figé. Théo est visiblement embarrassé, ce qui contrarie profondément Flora. Aveuglé par ses propres exploits, Laurent n’a pas conscience du carac-tère intime de son soliloque, pas plus qu’il ne songe à s’en-quérir des souvenirs d’Olivier, Natacha et Flora, qui restent muets. Cette dernière ferme un instant les yeux, consciente de la distance qui les sépare désormais, et se sent soudain étrangement seule. Peut-être un peu inquiète, aussi.

Pendant le repas, elle parvient à déjouer l’impact de ces ressentis en s’affairant entre la cuisine et la table, multipliant les efforts pour soigner la présentation des plats et le service. Là encore, Théo est d’une aide précieuse. Avec une infinie

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patience, il a festonné la nappe de guirlandes imitant des végétaux, c’est une décoration du plus bel effet. Maintenant, il dispose savamment les fruits destinés à accompagner le gâteau, réalisant un tableau gai et coloré où les rondelles de kiwi forment le cœur de fleurs composées de quartiers de pommes, entourées de tranches d’ananas, elles-mêmes surmontées de cerises confites d’un beau rouge vif. La petite assemblée applaudit son travail.

— Comme c’est beau  ! le félicite Olivier. Une véritable œuvre d’art !

— Théo est très doué pour la décoration, dit Flora en passant tendrement la main dans les cheveux bouclés de son fils.

Les mots de son propre père, au téléphone, lui reviennent. « Si nous t’avions écoutée, c’était l’art ou la décoration d’in-térieur. » Elle se rappelle ses études de droit, vite interrom-pues, puis sa bifurcation vers le dessin. Heureusement que j’ai tracé mon propre chemin ! Contrairement à ses parents, elle se promet au contraire d’écouter son fils s’il émet un jour un souhait vraiment personnel. Le changement passe par là : ne pas reproduire les mêmes erreurs que ses parents, ni les siennes, d’ailleurs. Éviter de rester bloqué dans des sché-mas connus, que l’on répète à l’infini par facilité, paresse ou confort. À l’inverse, innover, réfléchir, créer… en étant à l’écoute des autres. Ça, au moins, c’est dans mes cordes.

Le déjeuner s’achève sans incident, même si régulièrement, Flora éprouve le besoin de se retirer de la conversation. Et si c’était la présence de Laurent qui me mettait mal à l’aise ?

La cuisine, chaleureuse, familière, nourricière, représente pour elle le refuge idéal. Flora prétexte la préparation du café pour courir s’y ressourcer et se recentrer sur ses ressen-tis, tandis que les ristretti coulent dans les tasses.

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Sentant poindre une sorte de malaise intérieur, elle songe à ses bonnes résolutions, et d’abord à la première d’entre elles  : ne pas ignorer ce genre de ressentis. Cesser de faire comme s’ils n’existaient pas. Au contraire. Écouter. Accueil-lir. En tenir compte tout de suite, sans attendre. Ne pas se sentir coupable d’éprouver ce besoin de retrait pour respirer, ici, maintenant. Prendre soin de soi, puis un jour prochain, en se faisant confiance, comprendre cette nécessité et l’ac-cepter, naturellement. S’aimer, c’est d’abord s’accepter…

Elle entend les voix assurées de Natacha et surtout de Laurent, qui parle de son travail, de sa promotion et de son augmentation de salaire. Elle entend aussi, d’une autre façon, le silence de leur fils. À l’écoute de ce qui se passe en elle, elle se livre à quelques constats très simples : mon diaphragme se contracte, j’ai envie de pleurer. Je voudrais prendre Théo dans mes bras. Je voudrais partir… Elle sursaute. Comment peut-elle ressentir un tel désir  ? Perturbée par cette révélation, Flora pense à Samira, à ce qu’elle va lui dire la prochaine fois qu’elles se verront. Pour le moment, je reste présente à moi-même, là, tout de suite.

Son plateau entre les mains, Flora regagne le salon en annonçant d’une voix forte et enjouée : « Coffee’s ready ! »

J’accueille

mes ressentis.

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Les invités partis, Théo monte dans sa chambre faire ses devoirs tandis que ses parents rangent la cuisine.

— Olivier est vraiment sympa, dit Flora en passant un coup d’éponge sur le plan de travail. J’espère qu’il s’est senti à l’aise avec nous.

— Ça avait l’air d’aller… Bon, à mon avis, ça ne va pas durer très longtemps avec Nat, mais oui, il m’a fait l’effet d’un brave type.

— Pourquoi tu dis ça ? Qu’est-ce qui te fait croire que ça ne va pas durer ?

— Enfin c’est évident, il est bien trop mou pour Nat.— Mou  ? Comment peux-tu le juger  ? Tu le connais à

peine…— Lui, non, mais ta sœur, si ! C’est une nana dynamique,

elle va s’ennuyer avec un type pareil. D’ailleurs tu as bien vu qu’il n’avait pas grand-chose à dire. C’est toi qui as fait presque toute la conversation.

— Mets-toi à sa place, il ne connaissait personne… — Et alors ? Ça n’empêche pas de faire des efforts.

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— Des efforts, tu en as de bonnes… Tu en as fait, toi, des efforts, pour le mettre à l’aise ?

— Pfff… Laisse tomber, ça crève les yeux qu’il est mal dans sa peau, ce mec !

Flora esquisse un mouvement de recul devant le rire mépri-sant de Laurent. Elle prend sur elle pour ne pas s’emporter, contenant les tremblements de sa voix, surprise par un haut-le-cœur de dégoût qui la submerge.

— Tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu crois que c’est facile de s’imposer au milieu d’une famille que tu connais à peine  ? Et puis… (Elle hésite, prend le temps de respirer, puis se lance.) Tu as tout de même évoqué des souvenirs très personnels.

— Attends, de quoi tu parles ? Laurent s’est arrêté net de nettoyer la table. Il se redresse

et la regarde, l’éponge à la main.— Eh bien, tes conquêtes de jeunesse, par exemple…— Flo, rassure-moi, tu n’es tout de même pas en train de

me faire une scène de jalousie rétrospective  ? Est-ce que je t’ai déjà reproché d’avoir eu des histoires avant moi ?

— Ce n’est pas le problème, Laurent, c’est juste que c’était un peu gênant, cette énumération de tes ex devant un inconnu… et surtout devant Théo.

Flora se tient bien droite, les épaules en arrière, la cage thoracique déployée et le cou dégagé. Son regard est clair et direct. Tout son corps traduit sa détermination à s’affirmer. Finie la docilité. Plus question de se laisser faire. Fini le temps où elle préférait s’effacer en silence, répondre « oui » à tout pour éviter les conflits. Elle veut dire haut et fort ce qu’elle pense, ce qu’elle préfère, ce qu’elle désire, sans rougir. Elle existe, elle aussi, et Laurent, Estelle et les autres vont bien

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devoir l’admettre et en tenir compte. De toute façon c’est comme ça, un point c’est tout ! Résolue comme jamais aupa-ravant, elle se laisse envahir par cette force nouvelle qui la surprend, monte en elle et la traverse de part en part.

Vexé, Laurent lui décoche un regard noir. Au fond, il se rend bien compte qu’elle n’a pas tort, mais c’est précisément cela qui l’irrite.

— Qu’est-ce que Théo vient faire là-dedans  ? C’est un grand garçon, et il est moins coincé que sa mère, enfin j’es-père ! Parce que ton côté épouse modèle donneuse de leçons, parfois, j’en ai ma claque ! Je suis quoi, pour toi ? Un brave type un peu limité qui ne jure que par les belles bagnoles, le pouvoir et l’argent, alors que ma femme est un modèle de vertu désintéressée ? Eh bien oui, j’aime le luxe, j’aime rire, j’aime sortir. J’adore mon boulot, les voyages d’affaires et les séminaires d’entreprise que tu trouves « paternalistes ». J’ai l’esprit corporate et j’en suis fier !

— Très bien, tant mieux pour toi. Pas la peine de te justi-fier, je ne te faisais pas la morale. Après tout, moi aussi j’adore mon boulot, on n’a juste pas la même sensibilité, c’est tout… Quant à Théo, je maintiens que la conversation était gênante pour lui, d’ailleurs ça se voyait comme le nez au milieu de la figure.

— Tu crois qu’il est en sucre, Théo ? Qu’il ne se doute pas que ses parents ont eu une vie avant de se rencontrer  ? Tu vas le couver comme ça jusqu’à quand ?

— Le couver ? Je ne le couve pas, qu’est-ce que tu racontes ! Laurent éclate d’un rire dédaigneux.— Et c’est moi qui suis aveugle ? Mais Flo, tu ne vois pas

que tu es en train d’en faire une fille, à force de le surproté-ger ? Ce môme ne jure plus que par la décoration, la musique,

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le dessin, le surnaturel et même la danse ! L’autre jour il était scotché devant un documentaire sur des ballerines russes ou je ne sais quoi… C’est flippant !

Toujours très droite, Flora arbore un demi-sourire.— « Flippant », vraiment ? Parce que le foot, les bagnoles

et le marketing, c’est viril ? Moi c’est plutôt ça que je trouve « flippant » …

Laurent se tait, trop décontenancé par la détermination de sa femme pour trouver une répartie. Flora poursuit d’une voix assurée.

— Quelle drôle d’idée de croire que la sensibilité est réservée aux filles. Les garçons ne sont pas des machines ou des robots, que je sache. Quant à Théo, je ne veux rien « en faire », comme tu dis. Surtout pas. Théo sera qui il veut, lui, et lui seul. Ce n’est certainement pas à toi ou à moi de lui imposer quoi que ce soit. Il deviendra l’homme qu’il choisira de devenir. La décision n’appartient qu’à lui.

Ils se regardent, à bout de souffle. Tous deux aiment leur enfant, mais de façon différente, presque contraire. Surtout, à cet instant, ils ne sont pas dupes du fait que la conversa-tion qu’ils viennent d’avoir dépasse la question des seuls choix éducatifs. Beaucoup de choses ont été dites, trop de reproches ont été formulés. Avec effroi, mais aussi avec un certain soulagement, même si cela demeure encore indi-cible, ils prennent conscience, simultanément, qu’ils ont franchi un seuil irréversible. Pour le pire, et pour le meil-leur…

Flora sent qu’elle a besoin de s’aérer un moment, sans quoi elle restera tendue tout l’après-midi et ne trouvera pas le sommeil ce soir. Comme Alice a encouragés les partici-pants du cours à le faire, elle marche d’un pas vif pendant

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une vingtaine de minutes, en laissant ses bras ballants, très souples et bien décontractés. Elle souffle à fond. Peu à peu, ses tensions se dissipent, les contrariétés s’envolent et la mauvaise humeur disparaît. Ouf, je me sens mieux maintenant…

Lorsqu’elle rentre, Laurent sort prendre l’air à son tour, non sans lui avoir jeté un regard dur et sombre. Il semble encore fâché... Flora monte dans la chambre d’amis. Profi-tant du calme qui règne dans la maison, elle s’assoit un bon moment dans le coin qu’elle a aménagé pour pouvoir médi-ter chaque jour. Progressivement, elle retrouve son calme, et sa respiration se fait plus profonde. Elle sent monter en elle une force que plus rien ne pourra arrêter.

Je m’affirme.

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L es vacances de Noël sont déjà terminées  ; Flora a l’impression qu’elles sont passées à toute vitesse, un peu comme dans un rêve… Alors qu’un froid sec s’est

abattu sur la région parisienne, elle apprécie plus que jamais l’atmosphère feutrée de sa maison, qu’elle vient de regagner après avoir déposé Théo au collège. Quel contraste, lorsque l’on quitte la rue balayée sans pitié par un petit vent aigrelet pour se réfugier enfin dans ce cocon chaud et parfumé !

Ce matin, Flora se sent pousser des ailes. Il y a quelques minutes, un client l’a appelée pour la féliciter  : les affiches et les dépliants qu’elle a réalisés pour promouvoir les goûters de Noël d’une association locale ont beaucoup plu, et l’opé-ration est une grande réussite. Pour la première fois, Flora a osé aller au-delà de son travail d’illustratrice : à la demande de l’association, elle a accepté de rédiger les textes et de mettre en page l’ensemble. Elle s’est prêtée au jeu avec grand plaisir, comme si sa créativité un peu bridée s’en trouvait libérée et lui permettait de mener enfin à bien un projet du début à la fin.

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Tiens, on dirait que mes rencontres avec Marc portent leurs fruits jusque dans mon travail !

Aujourd’hui, Flora planche sur des croquis qui illustre-ront un ouvrage destiné aux femmes, présentant des rituels chamaniques visant à se mettre en harmonie avec les saisons et à développer son «  féminin sauvage  » à travers la rela-tion aux éléments. Le texte l’a passionnée au point qu’elle souhaite mettre en pratique ces rituels, seule d’abord, puis avec des amies.

Elle commence par tracer des lignes et des courbes, qui forment un motif tout en rondeur sur lequel elle pose enfin des couleurs fauves, à la fois chaudes et douces. Peu à peu, elle sent une joie intense monter en elle, similaire aux sensa-tions qu’elle a éprouvées lors de son expérience de relaxa-tion profonde avec Marc. Elle a l’impression de vivre la scène à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. En elle, c’est comme une ondée de bonheur, d’euphorie. Dans le silence de son bureau, son regard quitte les dessins préparatoires disposés sur sa grande table blanche pour se poser sur le cerisier du jardin, dont elle suit les moindres transformations au fil des mois et des saisons. Il est une grande source d’inspiration pour elle et lui procure un merveilleux sentiment d’harmo-nie. En contemplant son arbre préféré, Flora songe à ses choix professionnels et au plaisir qu’elle éprouve à œuvrer, à son modeste niveau, pour le bien-être d’autrui, le respect des êtres, la protection de la nature et le développement d’une planète plus paisible. Elle est fière d’y croire, de participer à sa façon à ce « grand rêve sacré », comme l’appellent les Indiens d’Amérique…

Flora vit un moment de grâce. Ce qui caractérise ces instants-là est leur évidence et leur intensité, mais souvent

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aussi leur fugacité. Soudain, sans crier gare, un événement lui revient comme un flash. Une petite remarque acide d’Estelle, hier, à Planète Verte, alors qu’elles faisaient le point sur l’an-née écoulée : « Flora, réveillez-vous, on ne vit pas au pays des Bisounours ! Si vous voulez jouer à mère Teresa, vous pouvez faire directement du bénévolat. »

Sur le coup, cette simple boutade a provoqué en Flora un chavirement complet. Il resurgit maintenant telle une réplique sismique et vient balayer cette harmonie qui, il y a quelques secondes encore, semblait pouvoir durer toujours. Elle respire mal, par à-coups, et sent son cœur battre violem-ment dans sa poitrine.

Puis la suite de la scène lui revient en mémoire. Aussitôt, sa respiration s’apaise, car elle se souvient qu’elle ne s’est pas laissée faire. Elle a rétorqué à Estelle que si elle ne voulait pas travailler avec des « Bisounours  » ou des « mères Teresa  », il valait mieux qu’elle change de pépinière, parce que chez Planète Verte ce n’était pas ce qui manquait, et tant mieux !

Flora sourit à l’évocation de ce souvenir et redevient un instant plus sérieuse. Je me respecte plus et je me fais mieux respecter. J’ose dire ce que je pense. Peut-être que c’est le signe que je commence à avoir une meilleure relation avec moi-même ?

Une envie de méditer l’envahit. Plus qu’un besoin, c’est désormais un désir. La joie de retrouver ce rendez-vous avec elle-même. Avant de commencer, elle se laisse tomber dans son fauteuil de relaxation flambant neuf, un petit luxe dans lequel elle s’offre des pauses régulières. S’accorder du temps pour soi, c’est déjà prendre soin de soi, Flora l’a bien compris. Le parfum chaud et subtil des huiles essentielles de sapin de Sibérie, d’eucalyptus et de clémentine l’apaise. Elle repense plus calmement à la remarque d’Estelle  : pourquoi

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l’a-t-elle prise tant à cœur ? Après tout, il n’y avait peut-être rien de désobligeant là-dedans. Juste une plaisanterie un peu vacharde qu’elle aurait interprétée en exagérant sa portée, ou une simple provocation destinée à la secouer un peu, pour l’aider dans son entreprise.

Tiens, décidément, je progresse ! Avant, je n’aurais même pas pu envisager cette explication. Je me serais contentée de penser qu’Estelle était odieuse, qu’elle cherchait à me blesser, et je me serais reproché de ne rien trouver à répliquer et de partir en boudant. Bon, attention, pas trop de mentalisation, revenons au corps, aux sensations…

Flora s’installe sur le zafu. Elle se concentre sur sa posture et sa respiration. Le vide se fait peu à peu en elle. Elle reste assise en silence, les yeux fermés, un bon moment. Progressivement, elle oublie même où elle se trouve et ce qu’elle fait, comme si elle flottait, sans conscience du temps qui passe. Au bout d’un bon quart d’heure, elle revient à la réalité autour d’elle. En fait, c’est la première fois que je médite vraiment. Jusqu’à présent c’était plutôt de la relaxation. Je me laissais guider par la voix de Marc ou d’Alice. Je me suis lancée ! Encore un petit pas en avant…

La pièce est chaude et sent bon l’eucalyptus radié, celui qui exhale une odeur citronnée, proche de la verveine. Comme une vieille habitude qui lui colle à la peau, sa mauvaise conscience lui siffle à l’oreille qu’elle ferait peut-être mieux de s’activer, au lieu de perdre son temps à rêvasser. La jeune femme ajuste tout de suite le tir. Perdre mon temps ? Bien au contraire ! Il m’a fallu plus de trente ans pour le comprendre, mais maintenant je sais que le meilleur moyen d’avancer est justement de m’accorder du temps pour faire le point.

Flora se lève en songeant à la première des recomman-dations de Marc, apprendre à s’aimer soi-même, et jette un œil timide en direction du grand miroir qui orne l’un

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des murs de la pièce. Flora évite généralement les miroirs. Elle a horreur de se regarder — d’abord parce qu’elle ne se trouve pas vraiment jolie, ensuite et surtout, parce que, quand elle était petite, sa mère lui disait que se regarder dans une glace était un signe de vanité. Parfois, elle se dit qu’elle aurait mieux fait de braver ce genre d’interdit. J’au-rais peut-être fini par m’aimer un peu plus si je m’étais habituée à mon reflet. Mais il n’est pas trop tard… Aujourd’hui pour la première fois, elle se décide à affronter le miroir pour se réapproprier son image. Bravement, elle lève les yeux vers son reflet, dans un face-à-face aux allures de combat singu-lier. Avec une longue inspiration, elle commence par fixer un point au-dessus d’elle, elle est d’abord incapable de se regarder dans les yeux. Puis, elle observe sa bouche et son nez, et réprime aussitôt les premiers constats qui s’élèvent en elle  :  mon nez est trop gros  ; j’ai des plis d’expression trop forts autour de la bouche. Comment s’aimer ? Trouver quelque chose de positif, coûte que coûte. Osant enfin se regarder dans les yeux, elle est surprise par la douceur de son regard. L’iris, d’un vert pâle, est cerné d’un trait brun qui répond à l’obscurité de la pupille. Flora soupire, soulagée. Une très ancienne tension se relâche en elle, au fond d’elle… À s’en-tendre se décerner ce premier compliment, les larmes lui montent aux yeux. Profondément détendue, elle observe sa respiration et savoure la paix en elle.

 Un peu plus tard, elle descend à la cuisine se préparer un

bon chocolat chaud et s’installe sur le plan de travail, face à la grande fenêtre qui donne sur le jardin, pour écrire.

Je crois que ces dernières semaines, j’ai fait de vrais progrès. Il me reste encore du chemin à parcourir, mais cette fois, on dirait que

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j’ai choisi la bonne voie : au lieu de reculer ou de stagner, j’avance à grands pas !

Les plus : j’y vois plus clair dans ma relation avec Laurent, même si le constat n’est pas très heureux. J’ai moins de difficulté à exprimer ce que je ressens, à faire entendre mes revendications, à m’affirmer. Je prends du temps pour moi. J’essaie de me détendre et de revenir le plus souvent possible à ce que je ressens. Je suis bien décidée à m’aimer mieux.

À améliorer : je reste trop susceptible, même si j’en ai davantage conscience. Je me sens encore remise en question à la moindre remarque. Je bats en retraite dès que je me sens atteinte, j’ai besoin de fuir, de m’abriter dans un lieu sûr, à l’abri des regards.

Allez, encore un point positif pour finir… J’ai trouvé  ! Je sais puiser du réconfort auprès de mes amis, je m’ouvre davantage aux autres, je me confie plus facilement.

 Flora pense aux visages chaleureux d’Antoine, de Samira.

Elle se souvient que pendant longtemps, elle a cru que l’amitié était réservée à la jeunesse, et qu’elle prenait naturellement fin au moment où l’on passait aux «  choses sérieuses  », le mariage, les enfants… Sa vision de l’amitié est devenue nette-ment plus favorable. Une vraie révolution  ! Flora comprend aujourd’hui à quel point ses amis sont devenus essentiels à son épanouissement personnel et même professionnel. Dans l’idéal, elle aimerait aussi les inviter plus souvent à la maison et se prend à rêver d’une vie meilleure, plus facile, avec un compagnon différent de Laurent.

Une impulsion soudaine la saisit et elle se lève, ragaillar-die, avec une idée en tête qui la met en joie. Pour fêter ses progrès, elle va proposer à Samira de boire un verre demain rue Royale. C’est la première fois que Flora prend l’initiative

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d’un rendez-vous avec son amie. D’habitude, elle ne fait que consentir ou refuser. Décidément, c’est la journée des premières fois. Non seulement je commence à m’aimer, mais en plus on dirait que j’aime aussi la vie ! Cela va de pair, non ?

Je trouve du réconfort

auprès de mes amis.

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C e lundi matin, Flora a du mal à émerger. Les yeux dans le vague, elle ressasse les tensions de la veille au soir et en oublie même de poser ses écouteurs sur

ses oreilles, tandis que le métro la conduit chez Marc. Une nouvelle confrontation avec Laurent à propos de Théo, qui insiste pour s’inscrire à un cours de danse, lui a gâché la fin du week-end. Encore une fois, elle a dû faire face à l’incom-préhension et à la condescendance de son mari, à ses idées reçues et à ses phrases toutes faites. Elle a tenu bon, pour Théo, bien sûr, mais aussi pour défendre les sensibles et les originaux face aux stéréotypes et aux conventions. Il est indis-pensable que les choses changent et que les enfants comme Théo ne souffrent pas d’être mis à l’écart ou même d’être rejetés par des personnes incapables de les comprendre. C’est une véritable cause, non seulement légitime mais nécessaire, aussi importante que la défense de la planète  ! Ragaillardie par son accès de lyrisme, elle sort du métro et inspire à fond l’air glacial, prête à exposer à Marc tout ce qu’elle a sur le cœur.

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Lorsqu’elle sort de chez lui, une heure plus tard, elle se sent nettement mieux. En accord avec elle-même. Plus légère, littéralement, car elle a pu déposer tout ce qui lui pesait et retrouver une bonne énergie. Elle comprend que sa relation avec Laurent touche à sa fin et que c’est ainsi, qu’elle doit l’accepter. Ils évoluent dans des directions si opposées que leur séparation est inévitable. Tôt ou tard, chacun devra partir de son côté et poursuivre sa route.

Avant de rentrer, Flora s’offre un moment de douceur pour se changer les idées. Elle va déjeuner pas très loin de chez Marc, dans un petit restaurant bio tenu par des jeunes très sympas, qui proposent des plats originaux et délicieux. Ensuite, elle va faire une promenade pour profiter du soleil encore pâle de ce début de janvier.

 De retour à la maison, Flora gagne directement sa pièce de

méditation et y dispose tapis moelleux, coussins, serviettes et huiles essentielles  : dans moins d’une heure elle doit prodi-guer un massage à un certain Pascal, un ami d’Antoine, qui a, semble-t-il, beaucoup insisté pour qu’il vienne la voir. Elle allume une bougie à la fleur d’oranger, arrange un éclairage doux et tamisé, choisit une musique de relaxation profonde, souffle lentement, puis va se préparer une tasse de rooibos à la cannelle.

Quelques minutes plus tard, la sonnette retentit.Flora se dirige vers l’entrée et ouvre la porte. Devant elle se

tient un homme d’une petite quarantaine d’années, d’appa-rence un peu fantaisiste, qui semble perdu dans ses pensées.

Il est charmant ! — Bonjour Pascal, lui lance-telle avec un grand sourire.

Soyez le bienvenu, suivez-moi…

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Sa première impression lui révèle une sorte d’étrange correspondance entre eux, une forme de timidité de surface et, en même temps, une douceur paisible. Cette coïncidence la touche et éveille sa curiosité. Elle emmène Pascal vers la pièce de méditation, qui sent bon la fleur d’oranger. Sous la lumière tamisée et chaude, qui offre déjà une atmosphère propice à la détente, elle prend le temps de lui présenter les différents types de massage qu’elle propose. Pascal opte pour le plus relaxant.

— Je me sens épuisé en ce moment, explique-t-il. J’ai beau-coup travaillé ces derniers temps, peut-être un peu trop.

— Je vois, alors vous avez fait le bon choix… Vous pouvez vous déshabiller et vous allonger sur le ventre, je reviens tout de suite.

Flora referme délicatement la porte et lui laisse le temps de se mettre à l’aise, puis frappe doucement.

— Vous êtes prêt ?— Oui.— La température de la pièce vous convient ? — C’est parfait. Dans la pénombre, elle découvre un corps tonique et

ferme, bien dessiné. Elle s’approche et pose délicatement ses mains sur les épaules de l’homme. Sa peau est soyeuse, son corps dégage de la chaleur.

— Vous aimez les pressions plutôt fortes ou modérées ?— Oh, aujourd’hui, j’ai vraiment besoin de douceur…Eh bien nous sommes deux !— D’accord. Vous me direz si c’est trop fort, dit-elle en

commençant le modelage. Ah, oui, effectivement, je sens beaucoup de tensions. Vous en avez « plein le dos », comme on dit !

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— Oui, c’est vrai…— Vous connaissez bien Antoine ?— Oui, on est amis depuis très longtemps. Depuis le lycée,

en fait.— C’est rare, vous avez de la chance !— La dernière fois que j’ai vu Antoine, il m’a trouvé fati-

gué et m’a conseillé de venir goûter à l’un de vos massages.— Il a bien fait ! Vous en avez besoin... Qu’est-ce que vous

faites dans la vie ?— Je suis professeur d’histoire-géo, au collège de Noisy-

le-Sec. — Ah oui, je connais un peu. C’est joli, Noisy-le-Sec, avec

toutes ces petites maisons et ces jardins.— Oui, ça va, c’est une petite ville sans prétention où

il fait bon vivre. Ça m’évoque parfois une autre époque, plus clémente, où la vie était plus facile, plus sereine, plus évidente…

Tiens, encore un point commun !— Votre travail au collège est difficile ?— Oui, d’une certaine façon. J’adore ces gamins de toutes

les origines possibles, vraiment, et mon métier me passionne, mais cela demande énormément d’énergie. Il y a certains enfants que l’on doit porter à bout de bras pour leur donner une chance de s’en sortir, et d’autres qu’il faut prendre le temps d’apprivoiser. Pour certains, un trimestre entier n’y suffit pas ! Bref, heureusement que je suis encore en vacances. J’ai de la chance, je ne reprends que demain...

Flora apprécie le velours de la voix et ses intonations, mais elle comprend qu’il vaut mieux laisser Pascal se repo-ser complètement et oublier ses soucis. Elle réprime son envie de lui poser des questions et réfléchit en silence. Cet

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homme est particulier. Il ne fait pas le beau. Il ne cherche pas à la séduire. Il n’a pas un discours stéréotypé. Il est direct et sincère. Il semble être lui-même. À sa façon de parler de lui et de ses élèves, elle déduit qu’il est probablement très sensible…

Flora se recentre sur ses sensations. Elle apprécie l’épaisseur de la peau de Pascal, le galbe de ses muscles qui se relâchent peu à peu, l’énergie qu’elle sent circuler de nouveau le long de sa colonne vertébrale, puis dans tout son corps. Elle est heureuse de sentir que Pascal se laisse aller sous l’influence bénéfique du massage et de l’huile qu’elle a concoctée, au santal blanc, avec des notes de cyprès, de laurier et d’orange amère. Heureuse, oui, c’est exactement ça  ! Cela faisait un moment qu’elle ne s’était pas sentie aussi bien. La sensa-tion est encore diffuse, floue, mais elle fait son chemin en elle pendant qu’elle masse cet homme, qui est maintenant allongé sur le dos. Ses mains perçoivent la douceur légère-ment enivrante de ses flancs, puis de l’intérieur de ses cuisses, du creux de ses genoux, et ce contraste entre la vigueur de ses muscles et le satin des zones où la peau est plus fine la fait soudain chavirer.

Elle en aurait presque envie de pleurer. De ses tristesses accumulées, peut-être, de joie, certainement. De cette félicité de se sentir en harmonie avec ce que l’on vit. Des larmes timides roulent sur ses joues. Elle se sent d’abord gênée, puis pense à Marc et lâche prise, comme au yoga ou lorsqu’elle médite.

Je crois que je ne me suis jamais autant fait confiance de ma vie… et c’est bon ! Tout semble couler de source. Elle consent à vivre ce qui se présente à elle, se laisse porter. Sa respi-ration s’amplifie et, curieusement, celle de Pascal aussi. La

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correspondance entre eux se précise, comme une connexion subtile mais bien réelle, et puissante aussi. Elle sent la chair de Pascal frissonner sous ses doigts. Ai-je déjà vécu cela durant un massage ? Elle vit une expérience complètement nouvelle, surprenante, inouïe, comme si elle pénétrait dans une nouvelle dimension.

Lorsque le massage est terminé, Flora sort à nouveau. Elle laisse Pascal prendre tout le temps nécessaire pour reprendre ses esprits et se rhabiller. Puis elle lui propose de boire un verre d’eau et lui demande comment il a vécu le massage. Son visage détendu et épanoui parle pour lui.

— Ça m’a fait un bien fou, j’imagine que vous l’avez remarqué.

— Oui, bien sûr, mais pour évacuer les tensions et dissiper la fatigue, il faudra plus d’une séance.

— Peut-être, je… (Pascal semble un peu gêné et hésite à poursuivre.) Oui, j’essaierai de trouver le temps.

— Ne vous mettez pas la pression ! Je dis cela pour vous. En tout cas, n’hésitez pas à m’appeler, quand vous voudrez.

— C’est promis, merci encore, Flora.Elle le raccompagne à la porte, en se promettant de lui

proposer son nouveau modelage aux épices la prochaine fois. Quelle rencontre ! Flora regarde Pascal descendre les quelques marches qui

mènent à la rue. Elle a l’impression qu’il flotte et qu’il se sent léger, bien dans son corps. Ses mouvements lui semblent plus amples et plus libres. En refermant la porte, elle imagine cet homme rentrer chez lui et dormir. Dormir longtemps, sans temps, comme la Belle au bois dormant… Se permettre enfin de récupérer de toute cette fatigue, mais aussi peut-être plon-ger dans un rêve sans fin. Pascal n’est vraiment pas banal. Tant

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de délicatesse et d’intuition, tant de sensibilité, c’est rare. En tout cas, je n’ai encore jamais vécu un tel massage. En fait, c’était plus qu’un massage : un voyage, une aventure en terre inconnue… Oui, elle l’espère, il reviendra la voir !

Je me laisse porter

par la vie.

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F lora est favorablement bouleversée par sa rencontre avec Pascal. Ils se sont peu parlé mais quelque chose de très fort s’est passé entre eux, au-delà des mots. Elle

se demande à qui elle va pouvoir raconter ce qu’elle a vécu pendant ce moment en sa compagnie. Ce sont des réalités si subtiles, si intimes surtout, qu’elle craint de ne pas être comprise. Marc, bien sûr. Lui comprendra. D’ailleurs, elle s’en rend compte maintenant, leur dernière rencontre a été déci-sive. Elle sait désormais qu’avec Laurent, elle ne peut plus faire machine arrière.

La journée file comme dans un rêve. Flora finit l’illustra-tion pour le livre sur les rituels du féminin et se prépare pour aller au yoga, impatiente de raconter à Antoine sa rencontre avec Pascal, de pouvoir se poser et ne plus penser à rien, sinon à sa nouvelle félicité.

Le cours ne débute que dans une demi-heure mais elle a pris l’habitude d’arriver un peu en avance pour prendre le temps de se détendre. La grande salle claire est calme. Flora va s’asseoir quelques instants à côté du haut mur végétal et

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regarde le petit menhir, les quelques pierres posées à côté, puis ses yeux se dirigent vers la fontaine, et elle écoute l’eau qui ruisselle doucement. Elle se sent bien.

Une pensée la traverse, comme une intuition, ou même une sorte de révélation. En ce moment, les rencontres la transforment, l’aident à vivre mieux. Bien sûr, il y a Marc, mais aussi Samira, Antoine, et désormais Pascal. Et si, plutôt que tout chercher à expliquer, elle se contentait d’accueillir ce qui lui arrive  ? D’accepter de recevoir des autres, pour une fois, au lieu de passer son temps à vouloir donner ?

Les participants arrivent peu à peu. Flora se lève pour embrasser Antoine, qui pose son tapis à côté du sien, puis chacun s’installe en tailleur. Les enchaînements se succèdent dans une sorte de flux continu, comme l’eau d’une rivière. Flora savoure le bonheur de sentir son corps vivant, chaud, et de plus en plus souple.

À la fin du cours, tout le monde se salue en s’inclinant, les mains jointes sur le cœur, pour la méditation. Les nouveaux venus s’assoient en tailleur sur un zafu, les plus expéri-mentés en position du lotus. Le dos droit, le regard fixant un point réel ou imaginaire dans l’espace, sinon les yeux mi-clos, chacun se rassemble en ramenant son attention vers le mouvement de la respiration, le souffle qui entre et qui sort. Il laisse passer les pensées qui le traversent comme les nuages parcourent un ciel clair. À certains moments, Flora sent son dos s’affaisser  ; à d’autres, elle est attirée par une idée et oublie sa respiration. Parfois, elle trouve le temps long. Le plus souvent, elle n’y pense même pas, si bien que lorsqu’Alice signale discrètement la fin du temps de médita-tion et propose quelques étirements, Flora est agréablement

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surprise. Elle se sent sereine et reposée, disponible, comme après une longue nuit réparatrice.

Au fil des séances, elle a compris que c’était avant tout à travers son corps qu’elle bénéficiait de l’exercice. Le «  balayage corporel  » qu’Alice propose, avant la médita-tion proprement dite, en passant en revue chaque membre, permet de se réapproprier des endroits injustement négligés du corps. C’est vrai... Franchement, si elle ne nous avait pas invi-tés à en parcourir chaque parcelle, je crois que j’aurais oublié mes oreilles, mes chevilles, sans parler de mes orteils ! Quelle injustice : même dans le corps, il y a les zones privilégiées et les autres !

À la fin du cours, Flora aide Alice à remettre en place tapis et coussins, et la remercie pour cette séance si bénéfique. Elle a l’impression d’avoir regagné du terrain sur elle-même, d’avoir élargi son ressenti. Alice sourit et explique que ce type de visualisation et d’écoute corporelle permet de déve-lopper la sensibilité.

— C’est très important de cultiver sa sensibilité. D’ailleurs, la sensibilité n’est pas seulement une question d’émotions, de sentiments. C’est avant tout une affaire de sensations.

Ça, Flora l’a déjà compris grâce à Marc, mais cela la rassure de voir ses découvertes validées par quelqu’un d’autre. Alice y ajoute une autre dimension, dont elle avait l’intuition sans l’avoir formulée : elle établit soudain un lien entre ses réactions émotionnelles parfois très intenses et ses aptitudes à des activités telles que le dessin ou le massage. Peut-être est-ce parce qu’elle éprouve des sensations très puissantes quand elle sent un parfum ou touche une étoffe ou une peau que ses colères ou ses joies sont, elles aussi, sans commune mesure. Elle sourit : et si je n’étais pas bizarre, mais simplement sensible ?

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Elle sent poindre en elle un regain de confiance, et même une certaine satisfaction. Certes, si elle était plus mesurée et plus indifférente, sa vie serait peut-être plus facile, en tout cas en apparence, mais en contrepartie, ses sensations et ses sentiments seraient eux aussi plus tièdes. Est-ce vraiment cela qu’elle souhaite ? Certainement pas ! Pour la première fois, elle comprend que sa sensibilité la rend heureuse. N’est-ce pas une grande joie de vivre intensément ?

Flora regarde Alice en souriant et acquiesce.— Justement, je me disais que le moment de relaxation

et de méditation m’évoquait une sorte de massage intérieur. Quand vous nous demandez de porter notre attention sur chacun de nos lobes d’oreille, par exemple, c’est un peu comme si on les caressait par la pensée. Comme si on les effleurait en imagination. D’ailleurs ça m’a rappelé un cours que j’avais suivi sur les méridiens et les zones réflexes du corps, et ce livre qui…

— Super, ma Flo, l’interrompt Antoine. C’est vrai. Juste un petit conseil : n’intellectualise pas trop. Je te connais par cœur, même quand il s’agit d’un truc très corporel, tu te réfu-gies dans les cours et les bouquins ! Laisse-toi aller, essaye de lâcher prise… Je sais que l’expression est à la mode, mais elle est juste. Lâche prise, Flo, décompresse. Ressens les choses au lieu de les intellectualiser.

Sur quoi il salue Alice, prend Flora par la main et l’en-traîne vers la sortie.

— Oui, oui, Antoine, je sais que tu as raison  ! D’ailleurs crois-moi, je m’y emploie et… (Elle hésite un instant et émet un petit rire en rougissant légèrement.) Tu sais que depuis que tu m’as parlé de ton épanouissement érotique avec Louis, je suis extrêmement jalouse  ? J’adorerais être aussi à l’aise

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que vous ! Moi, je suis plus à fleur de peau que bien dans la mienne ! En tout cas, ta remarque tombe à pic. Figure-toi que depuis quelque temps, j’essaie d’arrêter d’intellectualiser, et crois-moi, ce n’est pas facile de se débarrasser de ses vieilles habitudes, même quand on sait qu’elles sont toxiques ! Tout ça pour dire que justement, maintenant, je fais tout pour me recentrer sur mes sensations.

— Alors là, bravo, ça, c’est une bonne nouvelle !— Ah, oui, je voulais te dire aussi… Merci pour Pascal. Il

est venu aujourd’hui et m’a fait l’effet de quelqu’un de très sympa et sensible. J’ai adoré le masser !

— Quel enthousiasme, ça fait plaisir ! En plus, il est plutôt beau gosse, non  ? plaisante Antoine en la secouant douce-ment par l’épaule.

Flora rougit encore plus et lui rend sa bourrade amicale. — Si tu le dis…— Je l’affirme  ! Allez file, ma Flo, moi j’ai une course à

faire dans le quartier.Ils s’embrassent chaleureusement et Flora s’engouffre dans

le métro, regonflée à bloc par le cours tout autant que par les encouragements d’Antoine, qui comptent tellement pour elle.

De retour à la maison, Flora lance un «  bonsoir  » à la cantonade et monte l’escalier quatre à quatre, sous le regard surpris de Théo qui ne lui connaissait pas une telle énergie. En se lavant les mains, elle lève la tête et plante son regard dans le miroir avec une confiance inédite. Elle trouve son visage détendu, épanoui, et sourit à son reflet en réalisant que c’est exactement le constat qu’elle a fait à propos du visage de Pascal, après le massage qui lui avait fait tant de bien. Oui, voilà, je souris à mon reflet… Si je doutais encore que

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ma relation avec moi-même s’améliore, j’en ai la preuve  mainte-nant !

Et elle se sourit de plus belle.

J’aime ma sensibilité,

je la cultive.

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–Je suis contente de pouvoir enfin vous parler ! J’ai attendu ce moment avec impatience. Il s’est passé tant de choses depuis notre dernière rencontre.

Marc affiche un grand sourire et lui fait signe de poursuivre.Flora regarde un instant par la fenêtre la neige tomber à

gros flocons, avec le même plaisir que quand elle était petite, puis elle reprend :

— D’abord, je fais mon possible pour revenir à mes ressen-tis… et je crois que ça marche ! Je suis nettement moins perdue dans mes pensées et je réussis enfin à méditer sans cogiter. D’ailleurs, après mon dernier cours de yoga, j’ai eu pour la première fois le sentiment de méditer plutôt que de simple-ment me relaxer. Je suis allée plus loin dans l’expérience du silence en moi. Je ne sais pas si ça signifie quelque chose, mais j’ai beaucoup apprécié de partager l’expérience avec les autres participants, comme si oser lâcher prise en groupe confirmait que j’avance dans la bonne direction. Je ne me suis pas laissée impressionner, et ça aussi, c’est une nouveauté…

— Eh bien dites-moi, que de changements, félicitations !

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Flora incline la tête en rougissant légèrement et poursuit.— Ce n’est pas tout… En parlant avec la prof, après le

cours, j’ai compris à quel point ma sensibilité peut aussi être une chance. Ma vie est belle parce qu’elle est remplie d’émo-tions et de sensations de toutes sortes. D’impressions… Voilà, je me suis perçue un peu comme une impressionniste, capable de ressentis foisonnants, chatoyants.

— C’est merveilleux, Flora ! Quelle richesse, quelle vitalité aussi !

— En revanche, on ne peut pas dire que ce soit aussi rose sur tous les tableaux…

— Que voulez-vous dire ? — Eh bien, avec Laurent, la cohabitation est pénible. En

fait, ça ne va plus du tout. C’est triste à dire, mais nous ne sommes vraiment pas sur la même longueur d’onde, et de moins en moins. Nous sommes trop différents l’un de l’autre et je n’ai plus le courage de faire des efforts pour arrondir les angles chaque fois qu’il est mécontent.

— Vos sensibilités ne s’accordent plus ?— Je ne suis pas sûre que la sensibilité fasse partie de l’uni-

vers de Laurent… et encore moins de son caractère. Enfin d’une certaine façon oui, c’est bien ça. Pendant longtemps j’ai voulu croire que ça pouvait marcher entre nous, que nos différences pourraient nous enrichir, et pourquoi pas nous rapprocher… mais aujourd’hui, je n’arrive plus à me mentir. Concernant Théo, là non plus, nous ne sommes pas d’ac-cord. Nous n’avons pas de points communs. Inutile de faire semblant. La réalité, c’est que nous ne nous correspondons pas.

— Pas ou plus… Vous avez évolué, aussi. Vous ne mesurez peut-être pas à quel point mais c’est un fait.

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— Je sais que j’ai progressé, mais il me reste un long chemin à parcourir avant de réellement changer…

— Vous n’êtes plus la même, Flora ! Désormais vous vous affirmez, vous savez vous montrer déterminée et prendre position. Vous vous aimez mieux, tout simplement.

— Oui, je commence à m’en rendre compte, et j’en suis vraiment heureuse. Je m’aperçois que je suis plus douce et plus patiente envers moi-même. Plus indulgente. En fait, je m’accepte mieux.

— Exactement. S’aimer soi-même commence par là. Par mieux s’accepter.

Flora hoche la tête.— C’est cela. J’ai l’impression de m’accepter enfin comme

je suis, avec ma grande sensibilité, que je vois maintenant comme une qualité. C’est peut-être incroyable, ou même ridi-cule, mais je la considère presque comme un don ! ajoute-t-elle avec un rire timide.

— Ça n’a rien de ridicule, Flora, vous avez parfaitement raison, une sensibilité telle que la vôtre est bien une forme de don !

— En tout cas, maintenant, je l’accepte et j’apprends à l’aimer. À m’aimer. Je me traite bien mieux qu’avant, même si je crois que je pourrais me montrer encore plus généreuse avec moi-même…

Marc opine du chef.— Est-ce que vous vous faites masser, par exemple ?— Non. Je n’ose pas… pas encore. Je voudrais trouver

une personne fiable, qui s’engage vraiment et qui soit assez sensible et délicate pour me comprendre et s’adapter à mes besoins. Quelqu’un de suffisamment souple pour évoluer avec moi, au fil du temps. Un peu comme je l’ai fait avec…

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Flora s’interrompt et sourit, gênée. Marc l’encourage du regard, mais elle secoue la tête et il n’insiste pas.

— Rien. Je vous en parlerai la prochaine fois… Mais vous avez raison, je vais chercher cette personne idéale pour me masser.

— Vous finirez par la trouver  ! (Il marque une pause.) Vous semblez contrariée…

— Un peu, oui…. En fait, je ne sais plus comment faire avec Laurent. Je ne lui ai pas encore annoncé quoi que ce soit. À vrai dire ce n’est pas entièrement de ma faute puisqu’il passe presque toutes ses soirées au bureau… Quand on se croise, je ne vois plus que nos divergences, sur tout et sur rien, mais surtout à propos de Théo.

— Il est inutile de résister aux résistances…— Que voulez-vous dire ?— À votre avis ?Flora demeure silencieuse un moment.— Je ne suis pas sûre de bien vous comprendre.— Cela ne sert à rien de vouloir résister aux résistances

de l’autre. En fait, en vous opposant à quelqu’un qui s’op-pose à vous, vous ne faites que renforcer sa résistance et vous vous épuisez. La situation reste bloquée, quand elle ne se paralyse pas encore plus, et vous perdez beaucoup d’énergie. Vous perdez courage, aussi. Chacun campe sur ses positions, braqué contre l’autre. Par exemple, il est vain de chercher à convaincre quelqu’un qui ne veut pas être convaincu, ou qui est déjà convaincu du contraire de ce que vous avancez… D’ailleurs avez-vous remarqué que dans « convaincre », il y a « vaincre » ? Personne n’apprécie d’être vaincu.

— C’est vrai que vu comme ça… Merci, Marc, je crois que j’y vois un peu plus clair, maintenant. Je comprends mieux

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pourquoi j’ai l’impression que mes disputes avec Laurent me vident de mon énergie sans rien faire avancer du tout. J’ai le sentiment de me trouver dans une impasse, et même que chaque confrontation nous fait nous détester un peu plus. Non seulement c’est stérile, mais ça ne fait qu’empirer.

— Si vous voulez vous préserver, et sortir de tout cela par le haut, mieux vaudrait arrêter tout de suite de vous faire la guerre. Sinon, vous finirez par vous en vouloir et votre quotidien à tous les deux, et même à tous les trois, deviendra infernal.

— Le point positif, c’est que je réussis enfin à m’affirmer.— Oui, c’est vrai, et je vous en félicite, cela vous aidera

dans bien des situations. Mais pour ce qui nous concerne aujourd’hui, vous avez déjà dit à Laurent ce que vous aviez sur le cœur, et vous pourriez le lui redire sur tous les tons et de toutes les manières possibles, s’il ne veut pas vous entendre, tout ce que vous obtiendrez, c’est de vous épuiser.

— Je fais comment, alors ?Marc hausse légèrement les épaules.— Face à quelqu’un qui vous résiste, qui ne veut pas vous

entendre, qui refuse votre vision de la vie, vous n’êtes pas obligée de chercher à avoir raison. Cela ne sert à rien d’insis-ter. Il est différent de vous, c’est tout.

— Très différent !— Oui, trop pour que l’un de vous puisse persuader l’autre

d’adhérer à sa vision des choses. Laissez-le être lui-même et soyez tout simplement vous-même.

— Il risque de ne plus me supporter, de partir…— Vous aussi. C’est un risque à accepter.— J’ai peur de me retrouver seule.— Comme tout le monde. Et alors ?— Je ne sais pas si je pourrais m’en sortir…

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— Je suis sûr que oui. N’oubliez pas Théo. Vous n’êtes pas complètement seule.

— C’est vrai, j’ai aussi Samira, Antoine et Natacha, ma sœur.

— Vous voyez !Flora sourit.— Cela pourrait être une bonne idée d’écrire la liste de

vos peurs, suggère Marc.— Oh là, ce ne serait pas une mince affaire ! C’est que j’en

ai, des peurs, et de toutes sortes !— Alors prenez le temps de les repérer, de bien les identi-

fier, et notez-les au fur et à mesure sur un morceau de papier. Vous verrez, vous comprendrez mieux pourquoi certaines difficultés reviennent régulièrement dans votre vie. (Marc lève un œil sur l’horloge.) Allez, nous nous sommes dit beau-coup de choses aujourd’hui. Ce n’est pas la peine d’aller plus loin pour l’instant : vous avez de quoi cheminer de votre côté pour continuer à évoluer.

— C’est sûr…— Je voudrais simplement que vous partiez avec une ques-

tion pour vous-même. Vous y répondrez quand vous voudrez, dans une lettre. Prenez tout votre temps… Voici la question : Qu’est-ce qui est le plus important pour vous, aimer ou être aimée ?

Inutile de résister

aux résistances.

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–Je suis complètement sous l’eau en ce moment, au boulot. Enfin, c’est plutôt positif : ma DRH m’a à la bonne et me fait bosser comme un dingue.

La semaine prochaine, elle m’envoie à Munich mettre en place le coaching pour toute la branche Europe. Il ne faut pas que je me plante mais tu me connais, j’adore les chal-lenges. Elle veut des résultats et elle en aura, je suis un battant !

Samira sourit poliment. Ce samedi, elle a accepté l’invita-tion à dîner de Flora et écoute, sans intervenir, la conversation ou plutôt le monologue de Laurent, qui est particulièrement volubile, tandis que Flora et Théo mangent en silence. Inta-rissable, il ne se lasse pas de relater les missions cruciales dont il a la charge et les félicitations qu’elles lui valent. Flora regarde son mari, qui est aussi excité qu’un gamin qui vient de recevoir un bon point. Puis elle jette un coup d’œil à la dérobée à leur fils, dont le visage révèle une gravité et une profondeur d’une grande maturité. Le contraste est saisis-sant.

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Flora profite d’un répit dans la logorrhée de son mari pour proposer à leur invitée de reprendre un peu de gratin dauphinois.

— Allez, Samira, toi qui aimes tant les bonnes choses !— Ah, si tu me prends par les sentiments, Flo… J’ai eu

une journée crevante au magasin, avec les soldes, le samedi c’est la folie. Mais bon, inutile de chercher des prétextes, ma belle : ton gratin est délicieux !

Samira se ressert copieusement et observe les convives. Alors que Laurent s’apprête à reprendre son monologue, elle surprend un éclair de tristesse dans le regard de Théo et veut comprendre.

— Et toi, Théo ? En forme ?— Oh, moi, ça va. C’est dommage que papa doive

partir aussi souvent pour son travail mais je suis content pour lui.

— Et pour toi, comment ça se passe  ? Tes copains, le collège, les vacances d’hiver ?

Théo ouvre la bouche mais Laurent a déjà commencé à répondre à sa place.

— Théo a eu de super notes au premier trimestre. Il a une moyenne générale de 18/20. Et encore, avec un 15/20 en maths. Théo, tu vas chercher ton bulletin pour le montrer à Samira ? C’est qu’il est vraiment fier, et il y a de quoi.

— Oh, non, Laurent, pas la peine, je te crois sur parole, ce ne sont pas les notes qui m’intéressent… commence Samira, mais Laurent revient à la charge en lançant un regard insis-tant en direction de Théo.

Celui-ci va chercher son bulletin, visiblement à contre-cœur. Flora lève discrètement les yeux au ciel. C’est fou, il vit la réussite scolaire de son fils par procuration.

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— Merci, Théo, dit Samira, consciente de la gêne de l’en-fant. Je vais regarder ton bulletin car je crois que ton père en est vraiment très fier, mais ensuite, j’aimerais bien que tu me parles de ce qui te plaît, à toi, au collège.

Le léger agacement de son amie n’échappe pas à Flora. Laurent, quant à lui, ne s’aperçoit de rien, trop absorbé par la relecture du bulletin, et relève à voix haute, avec une grimace, l’unique bémol, qui émane de la prof de français.

— « Écrit excellent, oral insuffisant. » Théo, il faut absolu-ment que tu prennes la parole en classe. Savoir s’exprimer à l’oral, c’est essentiel dans la vie. C’est très bien de faire zéro faute à l’écrit, mais il faut savoir lâcher ses notes pendant un exposé et s’imposer devant la classe. Fais un effort, mon grand. C’est vraiment important !

— Enfin à choisir, riposte Flora, je préfère que Théo aime lire et qu’il ait une orthographe irréprochable, quitte à ce qu’il soit un peu en retrait à l’oral, plutôt qu’il « s’impose » en public en étant nul à l’écrit. Moi aussi j’avais ce genre de remarques sur mes bulletins, ça ne m’a pas empêchée de m’épanouir dans la vie et dans mon boulot. Théo est un peu timide, voilà tout.

— La timidité, ça se soigne, Flo, et d’ailleurs, ce n’est pas parce que tu étais timide que notre fils doit être comme toi !

— « Ça se soigne » ? reprend Flora, interloquée. Ce n’est pas une maladie !

Sentant venir l’orage, Samira tente de faire baisser la tension, avec d’autant plus d’urgence qu’elle a perçu une nuance de détresse dans le regard de Théo. Le garçon est comme un radar, il ressent de plein fouet les ondes négatives qui émanent des frictions entre ses parents.

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— Flora a raison, intervient-elle, la timidité n’est pas une maladie, même si elle peut réellement faire souffrir. J’ai lu un article là-dessus il n’y a pas longtemps, justement. D’ailleurs tu sais qu’il y a des rayons entiers sur le sujet en librairie ? Y compris pour les enfants !

— Quand j’étais petit, maman me lisait Max est timide  ! s’exclame Théo, soulagé que la conversation se déplace sur un terrain qui lui est plus familier.

Flora saisit la balle au bond pour éviter de laisser Laurent monopoliser à nouveau la parole.

— À propos de lectures, Antoine m’a conseillé un bon bouquin sur la méditation : Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc. C’est un livre passionnant qui prend notre culture de la performance à contre-courant. Il propose juste d’attendre et de faire confiance. Intéressant, non  ? Au fait, Samira, je t’ai dit qu’on faisait du yoga et de la méditation ensemble, Antoine et moi ? Ça me fait un bien fou.

— Tu entends ça, Samira  ? Du yoga et de la méditation avec Antoine… Heureusement que je sais qu’il est homo, sinon je pourrais mal l’interpréter. Ah, ah, ah…

Le rire de Laurent sonne faux. Pour être si agressif, songe Samira, c’est qu’il souffre.

— Ce n’est pas très malin, répond doucement Flora. Elle a décidé de ne pas s’emporter. De ne plus s’oppo-

ser. De ne pas répondre directement, pour ne pas tomber dans l’engrenage infernal des propos acides. Ces réactions en chaîne conduisent à prononcer des mots irréparables qui dépassent souvent la pensée. Attention aux impulsions. Je ne veux pas me laisser emporter. Je laisse couler. Il vaut mieux que je m’observe. Je respire jusque dans le ventre, jusqu’au fond du ventre. Voilà… Flora se recentre sur elle-même pour éviter

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de se laisser entraîner dans un tourbillon d’amertume et de revendications.

Elle poursuit d’une voix douce, en regardant Samira dans les yeux.

— Tu sais, peut-être que si j’avais découvert plus tôt les bienfaits de la méditation, j’aurais été capable de mieux me connaître et de faire de vrais choix. Prends mon boulot, par exemple. Je suis très heureuse, j’adore ce que je fais et je me considère comme vraiment chanceuse d’évoluer dans un milieu en accord avec mes valeurs, mais j’ai parfois l’im-pression d’être passée à côté de domaines qui m’attiraient davantage. Il y a des tas de choses que j’aurais aimé faire. Acupunctrice, surtout, ou bien nez dans la parfumerie. Ou alors paysagiste. Ça m’aurait bien plu de concevoir des jardins.

— Hum, alors comme ça, ma femme est une paysagiste qui s’ignore ! Non, Flo, sérieusement, tu te vois en salopette verte, sécateur à la main ? Déjà que tu as du mal à entretenir la pelouse !

— Ce n’est pas vrai, elle est superbe ma pelouse. Et puis ça n’a rien à voir. Imaginer des jardins, c’est… Enfin bref, je ne vais pas me justifier. De toute façon, j’ai bientôt 40 ans. On ne refait pas sa vie à cet âge-là.

Tiens, pense Samira, c’est curieux d’employer l’expression «  refaire sa vie » à propos d’une carrière… Elle adresse un clin d’œil à Flora.

— Il n’est jamais trop tard  ! Tu peux changer de voie quand tu veux, à l’âge que tu veux, tu es libre  ! Toi qui adores te former, qu’est-ce qui t’empêche de reprendre des études ? J’ai une amie qui, à 41 ans, a commencé des études de russe. Maintenant, elle vit et travaille à Moscou. Elle est super heureuse !

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— Euh, Samira, tu es gentille, mais franchement je ne serais pas content si ma femme s’expatriait en Sibérie !

— C’est juste un exemple, Laurent.Flora se tait. Satisfaite de ne pas s’être braquée contre

Laurent, elle les laisse poursuivre leur conversation tandis que son esprit vagabonde loin d’eux, en liberté. Sans qu’elle sache bien pourquoi, le visage ouvert et paisible de Pascal, le mélange de lassitude et d’enthousiasme que semble lui inspirer son métier lui traversent l’esprit. Lui aussi serait sans doute de bon conseil en matière de lecture, tiens. Après tout, il enseigne l’histoire et c’est une de ses passions. Si elle lui posait la question, la prochaine fois  ? La prochaine fois  ? Est-ce qu’il y aura une prochaine fois ? Mais oui, forcément ! J’ai trop envie de le revoir pour qu’on en reste là ! J’ai l’impression, à travers lui, d’apprendre à mieux me connaître, moi aussi… Flora sent un frémissement envahir agréablement tout son corps, avec une surprenante intensité.

Tandis que Laurent et Samira se chamaillent gentiment, elle autorise du regard Théo à quitter la table et se lève pour se diriger tranquillement vers la cuisine. Elle songe à cet homme si sensible et à l’écoute, à ses traits singuliers, qu’elle ne parvient pas à chasser de son esprit…

J’ose être moi-même.

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Dans la cuisine, face au cerisier du jardin, Flora déguste une orange pressée en mesurant sa chance d’avoir une amie telle que Samira. Elles peuvent parler de

tout, ne pas être d’accord, se confronter même  : l’affection et la confiance qu’elles se portent restent intactes. Flora aime l’honnêteté et la franchise de son amie, et apprécie par-dessus tout sa fiabilité, qui la rend très précieuse à ses yeux.

Tiens, j’ai une idée : chaque jour, dans mon cahier, je vais aussi écrire ce qui me fait du bien, ce qui me rend heureuse. Au moins une belle chose par jour. Ce sera comme un grand merci à la vie !

Avec Marc, elle a pu mettre en évidence les bienfaits de la gratitude (qui, comme un écho, redouble le bonheur). Oui, maintenant, Flora tient à remercier la vie. Elle se propose aussi de se coucher le soir en disant « merci » aux moments déli-cieux vécus dans la journée : cette habitude de dire « merci » l’encourage à apprécier de mieux en mieux le bonheur sous toutes ses formes, mêmes les plus simples. Alors qu‘avant, elle était souvent anxieuse et avait tendance à repérer les moments pénibles, à se focaliser sur ce qui était difficile.

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Flora adore se retrouver seule pour commencer et finir la journée, dans le silence de l’aube ou du crépuscule, cette quiétude ouatée, feutrée, aussi rassurante qu’un cocon. Elle s’y sent comme immergée dans une eau tiède et claire. Tout glisse sur elle, et cette image la ramène soudain au sentiment de félicité qu’elle a connu lorsqu’elle massait Pascal. D’ail-leurs, si elle est aussi joyeuse, c’est parce qu’il l’a appelée hier et qu’ils ont convenu de se revoir cet après-midi !

Pour l’heure, Flora a un rendez-vous avec Estelle à la pépi-nière. Elle se sent sereine. Ce n’est pas encore le Pérou mais son activité se développe régulièrement depuis quelques mois et elle surveille de près ses dépenses : cette fois-ci, Estelle ne pourra rien trouver à redire à ses comptes.

Flora se sent si bien, en harmonie avec elle-même, qu’elle ne voit pas passer le trajet. Elle perçoit son être comme s’il était en expansion, plus vaste, plus ample, en communication subtile avec l’univers, et cette sensation l’émerveille. Joyeuse et légère, elle arrive à Planète Verte avant Estelle et en profite pour s’isoler quelques instants dans sa bulle. Les yeux fermés, elle se contente d’écouter les mouvements du souffle en elle. Elle cultive sa bonne énergie, se rend disponible et reste dans son propre mouvement jusqu’à l’arrivée de la comptable, certaine que tout va bien se passer.

Effectivement, le rendez-vous se déroule à merveille et Flora savoure cette petite révolution pendant le trajet du retour, impressionnée par sa propre transformation. Il y a quelques mois à peine, elle n’aurait même pas pu croire que c’était seulement possible…

Elle rentre chez elle d’un pas alerte, en courant presque, et prend conscience que l’idée de revoir Pascal occupe toute ses pensées. Plus l’heure du rendez-vous approche, plus elle sent

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monter en elle le désir de le voir. Elle déjeune sur le pouce, essaie de dessiner sans y parvenir, écoute de la musique, fait un tour dans son jardin, revient préparer la pièce et les huiles de massage. Elle ne tient pas en place.

Lorsque la sonnette retentit, elle ouvre la porte en grand et ressent aussitôt une minuscule déception. Le regard de Pascal lui paraît un peu neutre et la largeur de son sourire pas tout à fait à la hauteur de ses espérances. Elle le trouve un peu voûté, plus pâle que dans son souvenir, et lui fait signe de monter. Voilà ce que c’est d’avoir trop d’imagination : je me suis fait un film roman-tique sur cet homme, et bien sûr, la réalité est plus terne que ma fiction. Pas de panique, rêver ma vie, c’est un peu ma spécialité ! Il suffit que je me réajuste et hop, ça passera. Tiens, d’ailleurs je n’avais pas remarqué qu’il avait une démarche aussi élégante, malgré son mal de dos…

Dans le cocon de la salle de méditation, à la lueur des bougies qui exhalent leur parfum apaisant de fleur d’oran-ger, Pascal semble se détendre.

— Je suis heureux d’avoir trouvé l’énergie de revenir, Flora, vous avez bien fait d’insister.

Flora sent de nouveau un délicieux frisson la parcourir de la tête aux pieds. Elle se rend compte qu’elle s’est transfor-mée de façon surprenante. Elle, si timide, que son extrême sensibilité rendait même timorée, fait désormais preuve d’une audace qu’elle n’aurait même pas pu imaginer.

— Ravie de l’entendre  ! Je crois que vous avez vraiment besoin de vous détendre. À propos… j’ai récemment mis au point un massage aux épices très sensuel… enfin je veux dire très sensoriel, bafouille-t-elle, gênée. C’est un mélange relaxant d’huiles essentielles, aux parfums chaleureux. Je crois que c’est le plus adapté pour les journées de grisaille comme aujourd’hui. Ça vous dirait d’essayer ?

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— Oui, euh, pourquoi pas  ? Oui, d’accord, avec joie  ! répond Pascal à la fois amusé et surpris.

Flora en oublie de sortir pendant qu’il se déshabille et laisse errer son regard sur sa nuque, son dos, ses fesses… Sortant brusquement de sa contemplation, elle va chercher le flacon d’huile, baisse un peu la lumière et commence à étaler sa formule envoûtante sur la peau de l’homme nu allongé devant elle.

— Époustouflant ! Qu’est-ce que vous avez mis là-dedans ?— Du santal, du patchouli, de la cardamome, un brin

de vanille des îles pour la douceur, un soupçon de pample-mousse rose pour la fraîcheur et une pointe de cannelle. Très peu car c’est une huile essentielle puissante.

— Vous allez me faire tourner la tête, Flora, je chavire déjà !

Troublée, Flora essaie de faire taire les pensées qui se bous-culent dans sa tête et se force à revenir à des considérations plus concrètes.

— Vous avez pu vous reposer ? — Mmm… Oui, ça va bien mieux qu’avant Noël. Pascal se détend. Il n’a pas cours le mardi, ce qui lui

permet de s’accorder un peu de temps pour lui entre deux copies à corriger. Il raconte les beautés et les misères de son métier, les élèves de sixième, dont certains l’appellent encore «  maître  », ceux de quatrième, qui jouent les grands sans l’être, ses trouvailles pour désamorcer les conflits et leur faire comprendre que la fermeté est aussi une preuve de justice et de respect… Bref, un quotidien passionnant mais épuisant, dans lequel il est très investi, parfois au détriment de sa santé.

— Eh bien je vous admire  ! Si je peux contribuer à vous détendre, sourit Flora, j’aurai l’impression d’apporter ma

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minuscule pierre à l’édifice… Allez, reposez-vous, maintenant, ne pensez plus à rien et laissez-vous aller à vos sensations.

Le massage se termine dans le silence, pour le plus grand bonheur de Flora et de Pascal, qui savourent ces instants d’harmonie si rares et prennent peu à peu conscience de ce que leur rencontre a de précieux. C’est une rencontre à fleur de peau, et, plus profondément, une rencontre de deux sensibilités très vives. C’est peut-être la première fois que je suis en contact avec un homme aussi sensible. Cela existe donc en vrai, pas seulement dans les films ?

Cette fois, Flora quitte la pièce pour laisser Pascal se rhabil-ler et le retrouve, rayonnant, assis sur le banc de bois. Le visage complètement détendu, le corps relâché, il évoque son immense bien-être et remercie chaleureusement Flora.

— Je suis ravie que mon petit cocktail d’épices vous ait plu  ! Je vous offre quelque chose à boire  ? C’est bien de s’hydrater après un massage. Un thé ? Une tisane ?

— Bonne idée, je veux bien, euh… une tisane. Pas trop fade, si possible !

— Que pensez-vous de girofle-coriandre-badiane  ? C’est plutôt chaud et intense.

— Allons-y. Pour les épices, je vous fais confiance !— Vous aimez nager ? demande-t-elle tout à trac.— Oui, j’adore ça, pourquoi ?— Rien, juste une image qui m’est venue… Je vous ai vu

nager dans une eau limpide, très lumineuse.— Ah, répond Pascal, un peu gêné. Ça alors, décidément

vous êtes sacrément intuitive !Flora sourit largement.— J’ai décidé d’écouter mes intuitions et de leur faire

confiance… Suivez-moi, je vous emmène dans mon antre.

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Dans le décor chaleureux de la cuisine, Flora branche la bouilloire et prépare la tisane. Un long silence s’installe entre eux, plein de leurs pensées profondes, que Flora finit par rompre en versant le liquide parfumé dans de délicates tasses en porcelaine.

— Je me disais… Puisque vous enseignez l’histoire, vous pourriez peut-être me donner des conseils de lecture ? J’adore les romans historiques et je manque un peu d’inspiration en ce moment.

Pascal fouille dans son blouson et lui tend une carte de visite avec son adresse électronique.

— Vous pouvez m’écrire quand vous voulez. Vous me direz ce que vous aimez, les périodes qui vous intéressent et je vous propo-serai des livres, ou même des films, en fonction de vos goûts.

— Merci beaucoup, c’est adorable  ! s’exclame Flora, enthousiaste.

Ils boivent leur tisane en silence puis elle le raccompagne à la porte. Au fond d’elle, elle sent qu’elle est touchée… et que cela la rend heureuse. Elle est tentée de l’embrasser mais se retient, tout en le regrettant, et le regarde s’éloigner en se promettant de lui écrire bientôt.

Ce soir-là, lorsqu’elle se couche, Flora a l’impression d’être courbatue, comme si elle avait nagé pendant des heures. Envahie par une agréable sensation de fatigue, ses paupières se ferment peu à peu. Elle s’endort rapidement et commence à rêver.

Chaque jour, je dis

merci à la vie !

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C her Marc,Notre dernière rencontre m’a beaucoup bousculée. Dans

un sens positif. Je n’ai pas attendu longtemps avant de pouvoir mettre en pratique vos conseils sur le lâcher prise et l’opposi-tion, la résistance. Cela donne des résultats étonnants au quotidien, pas seulement à la maison avec Laurent, mais aussi au travail avec Estelle, et même au supermarché ou dans les transports. Je remarque aussi que je fais de plus en plus confiance à Théo, ce qu’il appré-cie énormément. Nous nous sommes toujours bien entendus mais cela apporte plus de maturité à notre relation. J’ai aussi remarqué que depuis que je médite, je rêve beaucoup plus. En tout cas, je me souviens mieux de mes rêves et c’est très agréable…

Comme vous me l’aviez suggéré, j’ai pris un peu de temps pour repérer mes peurs. Voici ce que j’ai trouvé (il y en a certainement d’autres, plus enfouies)… J’ai peur de l’inconnu, de me tromper, de mal faire, de déplaire, d’être malade, de mourir… Ah oui, j’ai peur de ne pas être à la hauteur, aussi. Certains jours, quand je suis fati-guée, je peux avoir peur de la foule, dans le métro ou dans la rue. Dans ces moments pénibles, s’il y a trop de monde autour de moi, j’ai

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peur d’étouffer ou de m’évanouir. Parfois, j’ai peur de perdre mes dents ou mes cheveux, de grossir. Cela m’arrive aussi d’avoir peur de me perdre, que plus personne ne me comprenne ou que quelqu’un se moque de moi (ça, je connais !). Comme je vous le disais, j’ai peur d’être seule, mais depuis que nous en avons parlé, je crois que cette peur-là a diminué. Bien sûr, vous avez raison, je ne suis pas seule : il y a Théo, Samira, Antoine, et vous êtes là, vous aussi !

Dans les jours qui ont suivi, je me suis rendu compte que j’avais moins peur, que j’étais moins anxieuse ou moins stressée. C’est éton-nant. Je vous remercie, car ce petit jeu de repérage et d’observation m’a fait beaucoup de bien. Je me sens libérée… Je ne sais pas combien de temps cela durera, mais j’ai compris que beaucoup de mes peurs ne reposent sur rien de réel. Le seul fait de le comprendre m’a soulagée.

Hier, après avoir médité, j’ai eu envie de dessiner. Je ne sais plus si je vous l’ai raconté, mais la dernière fois que cela m’est arrivé, j’ai voulu tenir le crayon de la main gauche pour retrouver mes sensations de petite fille. J’ai dessiné le jardin de mon enfance. Ça a fait remonter une foule de souvenirs. Cette fois-ci, je me suis laissée aller à ce qui venait, dans l’instant, et j’ai dessiné une sorte de mille-feuille. Oui, un millefeuille, tout en couleurs, dont chaque couche représente une émotion  ! Imaginez-vous que derrière le masque de la fille qui veut toujours bien faire, de la travailleuse modèle, de l’épouse exemplaire et de la mère qui aimerait tant être parfaite, la première couche que j’ai dessinée était… la révolte ! Eh oui, j’en ai assez de trop bien faire. Je veux pouvoir mal faire ! Je veux pouvoir me planter ! Ouf, le seul fait de l’écrire m’aide à mieux respirer.

La couche suivante était la tristesse, ce qui m’a encore plus surprise. Alors j’ai compris qu’il y avait encore beaucoup de tristesse en moi. Pas forcément d’aujourd’hui, mais une sorte de tristesse accumulée, et des découragements aussi. Puis, j’ai continué à me surprendre en découvrant, moi qui ne m’énerve presque jamais, une

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couche de colère. Je comprends mieux pourquoi, parfois, je me sens facilement débordée ou irritée. Il y a en moi comme un volcan en fusion, c’est effrayant.

Figurez-vous que dans mon millefeuille, les peurs n’étaient pas acces-sibles. Non. Avant mes peurs, il y avait une sorte de carapace. Je suppose que cela ne vous surprend pas, mais moi, si. Je ne porte pas seulement le masque de « madame tout va bien », j’ai aussi cette carapace en moi, comme un barrage pour éviter de toucher à ce qu’il y a au plus profond, à ce qui fait mal. En effet, les dernières couches ne sont pas ragoûtantes : les peurs, la honte, le manque d’estime de moi ! Bon, heureusement que j’avais déjà pris le temps de me confronter à mes peurs.

Là encore, j’ai compris une chose essentielle : je vais avoir besoin de prendre vraiment soin de moi et de me consacrer du temps, sans quoi tout ce bazar émotionnel finira par m’exploser à la figure. Plus question d’ignorer mes émotions !

Concrètement, découvrir cela m’a donné de l’énergie, suffisam-ment pour suivre un autre de vos conseils et trouver un masseur. N’est-ce pas que je vous épate ? J’ai discuté avec Alice, ma prof de yoga, qui a bien cerné mes attentes et m’a donné les coordonnées de quelqu’un de formidable, qui pratique le chi nei tsang. C’est une méthode de massage énergétique issue de la médecine chinoise, qui consiste à se reconnecter à soi-même pour « digérer ses émotions  » et se libérer de ce qui nous entrave. J’ai rendez-vous dans quelques jours et je m’en réjouis d’avance !

J’ai aussi trouvé un livre que je dévore dès que je peux. Il s’appelle L’éveil du ventre. Tout un programme… Par exemple, les taoïstes disent : « Creuse au fond de ton nombril, un jour tu y trouveras de l’or. » Cela fait rêver  ! Ou encore  : « Réapprendre à respirer et à bouger, choisir une bonne alimentation, se replacer au cœur de la nature, prendre soin de l’enfant qui est en soi, développer de vrais liens humains et redonner du sens à sa vie ». J’en connais que ça

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ferait sourire, ou même franchement rire, mais moi, ça me va comme un gant. Eh oui, c’est vrai, les ultra-sensibles sont aussi de grands enthousiastes, peut-être même des utopistes, mais désormais, je suis fière et heureuse de me voir ainsi !

Je vous raconterai ma rencontre avec le chi nei tsang. Il paraît que c’est une expérience rare, vraiment exceptionnelle. Je verrai bien, mais je sens que cela correspond à mes aspirations.

À ce propos, je souhaite vous remercier. Moi qui cherchais des recettes magiques, des exercices corrigés, des solutions toutes faites, je me rends bien compte que je ne peux vraiment évoluer que si je découvre qui je suis, et que je cherche par moi-même, à partir de moi-même. Vous avez eu raison d’insister sur ce point dès notre premier échange. Maintenant, je comprends que l’essentiel est bel et bien là.

Quant à la question de l’amour… Là encore, je ne peux que constater à quel point j’ai changé. Avant, j’aurais été aux petits soins pour les autres, j’aurais tout fait pour leur être agréable, mais ce n’était pas de l’amour. Non, ce n’était pas cela… Aujourd’hui, je veux vraiment aimer et être aimée, l’un autant que l’autre, et de façon réciproque. Ça se fête, non ?

Ah, une dernière chose. J’allais oublier… J’ai trouvé une belle citation d’Aristote que je voulais partager avec vous. « Être heureux ne signifie pas que tout est parfait, mais que vous avez décidé de regarder au-delà des imperfections. » J’ai commencé à mettre cela en pratique et ce changement de regard m’apporte déjà beaucoup. Je me sens plus détendue et plus tolérante. Moins exigeante. Plus « cool », quoi, comme dirait Théo !

Je vous laisse. Merci de tout cœur pour votre écoute.À bientôt,Flora

Je regarde

au-delà des

imperfections.

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PRINTEMPS

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–T u descends, Théo ? Le dîner est prêt !— Oui p’pa, je finis mon exo de maths et

j’arrive !Laurent éclate de rire. — Théo fait du zèle  ! Arriver en retard au dîner pour

terminer un exercice de maths… C’est du jamais vu !— Il redouble d’efforts ces derniers temps, dans toutes les

matières. On peut être fiers de lui.En fredonnant, Laurent met le couvert. Lui aussi fait des

efforts. Pourtant, sans qu’elle se l’explique vraiment, le désir de bien faire de son mari gêne un peu Flora. Il y a encore quinze jours, elle aurait été touchée par sa bonne volonté. Que s’est-il passé pour que ses réactions changent à ce point ? L’image de Pascal traverse son esprit. Elle la refuse un instant, puis la laisse venir. À quoi bon lutter contre soi-même ?

Flora est très honnête. Son désir de transparence et son aversion pour l’hypocrisie l’ont déjà placée dans des situations difficiles, alors qu’elle aurait pu s’en tirer avec des «  mensonges pieux  ». Elle ne déteste rien tant que la

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dissimulation, quitte à céder du terrain par ailleurs. À cet instant, alors que Laurent sifflote gaiement et que Théo, qui a fini par les rejoindre, attaque son entrée avec appétit, elle a le sentiment d’être en décalage avec cette touchante scène familiale. Oh là, du calme, tout va bien. Je ne vais tout de même pas me rendre malade parce que des images et des pensées me traversent l’esprit malgré moi ?

Flora est trop lucide pour croire à ce soudain bonheur familial et ne peut chasser de son esprit une petite voix qui lui murmure que tout cela n’est qu’une illusion qui ne la rend pas heureuse. Elle choisit néanmoins de ne pas rompre le charme et s’enquiert de la journée de Laurent.

— Formidable ! Tu te rappelles quand j’ai géré le conflit avec les délégués syndicaux, le mois dernier ? Eh bien, c’est remonté aux oreilles de Valérie, la DRH. Quand elle a su que j’avais suivi la formation en droit du travail, ça a fait son petit effet, crois-moi. Il y en a un qui n’était pas ravi, c’est Gérard, son bras droit. Lui, dans le genre vieille école… Ce n’est pas un mauvais type mais il ne comprend rien aux stratégies managériales d’aujourd’hui. Le genre à zapper les séminaires de formation et à ne pas avoir l’esprit d’équipe…

Laurent jubile. Flora le trouve à la fois touchant et irritant. Touchant, parce qu’il est vraiment à fond dans son métier et qu’il en parle avec une excitation presque enfantine. Irritant, parce qu’elle le sent prêt à tout pour gravir les échelons au sein de son entreprise. Rapidement, l’attention de Flora se relâche et elle repense au courriel qu’elle doit envoyer à Pascal. Qu’a-t-elle envie de lire ? Quels films aimerait-elle voir ? Quelles sont ses aspirations dans la vie ? Peu à peu, son esprit l’entraîne vers d’autres horizons, et elle se dit sans trop y croire qu’elle ferait mieux de s’intéresser à ce qui anime tant son mari.

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— Ça doit être passionnant, le droit du travail, non ?— Je ne sais pas… Moi, en tout cas, ça m’ennuie prodi-

gieusement. Mais c’est essentiel. Ça va me permettre de progresser deux fois plus vite dans la boîte.

— Tu veux aller plus vite, papa ? interroge Théo. Pourquoi ?Bonne question. Pourquoi vouloir aller plus vite, alors que cela

fait tant de bien de ralentir le rythme, de vivre plus lentement ! Flora se souvient d’un livre que lui a prêté Marc et qu’elle a adoré, L’éloge de la lenteur. Se donner le temps de vivre est devenu pour elle une priorité. Elle ne veut plus passer ses journées à courir à droite à gauche, à s’épuiser, à être sur les nerfs. À quoi bon ? Non, désormais elle veut savourer chaque instant, et cela demande d’aller lentement, de prendre son temps.

— Théo, j’ai 40 ans et ça fait dix ans que je suis dans la même boîte, explique Laurent. J’ai fait mes preuves comme responsable de la communication interne  : je suis le meil-leur pour fédérer les salariés et les journées d’intégration que je conçois sont toujours un grand succès. La DRH le sait et m’a déjà offert une promotion, mais maintenant, il est grand temps que j’évolue très vite vers un vrai poste de direction. Et ensuite, bye bye Gérard !

— Laurent ! Il hausse les épaules. — Quoi  ? Tu crois que je vais encore patienter pendant

dix ans ? Que je compte me retrouver à 50 balais au même poste  ? Le monde de l’entreprise, c’est comme ça, marche ou crève. Tu t’adaptes ou tu dégages. Moi, je m’adapte, et si Gérard n’y arrive pas, c’est son problème.

— C’est vraiment un milieu cynique. J’aurais du mal à travailler dans un état d’esprit pareil.

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— Parce que tu crois que tes illustrations, c’est mieux  ? C’est quoi ta perspective d’avenir  ? Faire des petits dessins jusqu’à la retraite ?

— Je ne vois pas en quoi ça serait un problème. Moi aussi j’innove, j’évolue… J’ai des projets. D’ailleurs est-ce que tu sais seulement à quoi je passe mes journées ?

— Ben j’imagine que tu dessines et que… tu dessines. Tu dessines, quoi.

— À peine caricatural  ! Dommage qu’après toutes ces années, tu aies encore la tête farcie de clichés.

— Parce que toi, ce n’est pas ton cas, peut-être ? Au hasard, sur les méchants chefs qui licencient les gentils salariés, par exemple. Tu crois que c’est valorisant pour moi, surtout devant Théo ? Tu te donnes le beau rôle  : toi, tu es l’esprit généreux toujours prêt à aider son prochain, tandis que moi je suis juste le salaud qui le vire.

Sentant venir l’orage et redoutant d’être pris à témoin, ou même à partie, Théo préfère s’éclipser dans la cuisine le temps que ça passe. La crise ne dure pas longtemps  : en accord avec ses nouveaux repères, Flora décide de ne pas poursuivre l’échange. « Ne pas s’opposer, lâcher prise, se lais-ser porter par la vie. » C’est le moment ou jamais de vraiment mettre en pratique les paroles de Marc.

Au fond, Laurent n’a pas tort, ma réaction est trop schématique, ce n’est sans doute pas si simple.

 Elle regarde Théo, qui a profité de l’accalmie pour reve-

nir à table. Il mange en silence, abattu. Finie l’illusion de bonheur familial… Devant ce fiasco manifeste, Flora ressent plus que jamais le besoin de s’évader. Elle connaît un moyen très simple, et qui ne fait de mal à personne : un bon livre.

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Je vais tenir jusqu’à la fin du dîner, puis quand Théo sera couché, j’irai bouquiner sous la couette. Tiens, d’ailleurs qu’est-ce que je pourrais bien lire ?

Pascal… Et si je lui écrivais dès ce soir ? Le seul fait de penser à lui l’aide à se détendre. Elle voit

l’image de son corps, retrouve le souvenir tactile de sa peau. Elle songe à cet homme, qui est tout le contraire de Laurent. Elle repense à cette sorte de timidité, peut-être même de fragilité, qui l’a tant émue. Oui, Laurent l’agace quand il se vante d’être « très fort » en management, de tout réussir, ou encore lorsqu’il se prétend capable de repérer tout de suite le bon candidat pendant un entretien d’embauche. Pourquoi est-il si sûr de lui ?

 Le dîner s’achève à peu près tranquillement, grâce aux

efforts de Flora qui a orienté la conversation vers des sujets moins explosifs, mais aussi de Théo, qui a sauté sur l’occasion et tenté d’amuser ses parents pour détendre un peu l’atmos-phère. Sauf que Laurent a du mal à s’apaiser. Sa rancune envers Flora est tenace et lui donne envie de se consacrer plus encore à son entreprise. C’est là qu’il se sent pleine-ment épanoui. Pas chez lui. Pour une fois, Flora et lui font simultanément le même constat  : malgré leurs efforts pour maintenir une forme de cohésion familiale, ils s’éloignent l’un de l’autre. Irrémédiablement.

De son côté, Flora laisse s’évaporer ses dernières résistances. Elle décide de suivre son désir. Oui, elle choisit de s’écouter, d’accorder de la valeur à ce qu’elle souhaite réellement, elle. Dès ce soir, elle écrira à Pascal. Juste quelques mots pour lui demander des suggestions de lecture, des biographies de femmes libres, en avance sur leur temps. Voilà ce dont elle a besoin pour s’évader.

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Théo rechigne à quitter ses parents pour aller se coucher car il sent que cette nouvelle scène va laisser des traces. Parfois, il aimerait arrêter le temps, et même revenir en arrière. Comme souvent, une nostalgie le saisit. Nostalgie de son enfance, lui qui n’a pas encore 12 ans ! Il tente de répri-mer ses sanglots : la moindre dissension entre ses parents le brise, et en ce moment, elles ne manquent pas. Il voudrait tant les aider, leur dire qu’il les aime ! C’est difficile à expri-mer, surtout avec son père qui a du mal à admettre qu’on puisse «  couper les cheveux en quatre  » ou qu’on se laisse aller à de la «  sensiblerie ». Pour sa mère, c’est différent. Il pourra lui écrire un petit mot avant d’aller dormir, qu’il glis-sera sous son oreiller. Imaginer sa joie le touche et le réjouit.

Alors Théo, qui est prêt à tout pour rendre heureux ceux qu’il aime, se tourne bravement vers Laurent, avant de gravir l’escalier pour gagner sa chambre :

— Dis, papa, tu sais, j’ai réfléchi à ce que tu m’as dit. Je voulais prendre l’option gymnastique au collège. Je crois que je vais choisir l’option foot. Les sports co’, c’est plus sympa.

Je ralentis le rythme,

je vis plus lentement.

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Rendez-vous au métro Saint-Paul, au milieu du quai, direction La Défense

F lora relit le dernier texto de Marc. Elle est intriguée mais lui fait confiance. Elle finit tranquillement son petit-déjeuner, regarde par la fenêtre les premiers

bourgeons qui couvrent déjà son cerisier et monte se prépa-rer.

Lorsqu’elle sort de la rame à l’heure convenue, elle aper-çoit Marc qui l’attend, un grand sourire aux lèvres.

— Bonjour Flora, comment ça va ?— Très bien, Marc, merci. Et vous ?— Très bien aussi, merci ! J’imagine que vous vous deman-

dez pourquoi je vous ai fait venir ici… Sa curiosité piquée, Flora acquiesce.— Étant donné la vitesse à laquelle vous avancez, Flora, je

me suis dit que vous étiez prête pour vivre une petite expé-rience inédite. Ce matin, je vais vous démontrer que l’on peut méditer n’importe où.

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— Ah bon  ? Mais je croyais que… Comme vous m’aviez suggéré d’aménager une pièce au calme, je…

Marc l’interrompt d’un geste apaisant.— Vous allez comprendre. Pour commencer, asseyons-

nous. Nous allons simplement laisser nos yeux se fermer quelques instants en nous rappelant que le souffle est notre meilleur ami. C’est tout. Si vous pouvez, seulement si vous pouvez, essayez d’observer ce qui se passe en vous. Vous me raconterez après. D’accord ?

— Oui, je veux bien essayer…— Alors allons-y !Dans un premier temps, Flora est complètement déconte-

nancée. Elle se sent bête et n’arrive même pas à fermer les yeux. Elle regarde les voyageurs qui attendent leur métro, écoute les conversations. Elle jette un coup d’œil furtif à Marc, les paupières closes, assis tranquillement à côté d’elle… Elle pense à son travail, au cours de yoga, à Pascal, qu’elle voudrait tant revoir. Elle essaie de fermer un peu les yeux. Le souffle est mon allié, le souffle est mon meilleur ami. Puis, sans savoir comment, elle décroche. Elle sent une grande légèreté en elle. Une légèreté de plus en plus active. Est-ce que je suis en train de rêver ? Comme Mary Poppins, elle a l’impression de s’élever au-dessus du métro, de survoler bus et voitures, de flotter par-dessus Paris, toujours plus haut. Elle voit les rues et les immeubles, les toits, les tours, les parcs et les jardins publics. Elle reconnaît le bois de Vincennes. Elle se dirige vers la Marne, vers Nogent, elle rejoint Pascal…

— Flora  ? Flora... Prenez le temps de revenir à vous et d’ouvrir doucement les yeux, quand vous voudrez.

— On est où ? (Flora secoue la tête et écarquille les yeux) Eh bien, ça alors ! J’étais très loin d’ici.

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— Ça va aller ?— Euh… Oui…— Venez, nous allons sortir et marcher un peu. Ce sera

plus facile pour parler.Ils se dirigent vers la Place des Vosges, sans échanger un

mot, chacun dans ses pensées.Une fois assis sur un banc du jardin, Marc commence :— J’aime beaucoup cette place. Je viens souvent m’asseoir

ici ou sur la pelouse, et je regarde. Je contemple la vie. Je peux rester très longtemps comme ça, à me contenter d’être là, c’est tout.

— J’aime ces moments-là, moi aussi. Ces moments gratuits. En fait, je les aime même de plus en plus…

— Le souffle est notre meilleur ami. Il n’est pas néces-saire de faire des exercices de respiration en sortant le ventre, en le poussant, en le gonflant, en comptant, en se livrant à de savants calculs. Non. La respiration se fait naturellement en nous. Nous pouvons lui faire confiance et la laisser être. Simplement la laisser être. Vous comprenez ?

— Je comprends. C’est complètement nouveau pour moi, mais ce que je viens de vivre en est la preuve éclatante. J’ai l’impression que je suis partie très loin et que je ne suis pas tout à fait revenue.

— Oui, vous êtes entrée dans une autre dimension. Pas besoin de champignons, la méditation suffit !

Ils rient.— Avez-vous remarqué que nous marchons dans le ciel ?— Ah bon ?— Oui, bien sûr. Le ciel ne s’arrête pas au-dessus des toits

ou de nos têtes. Le ciel touche la terre, la caresse et l’épouse. Nous vivons dans le ciel. C’est fabuleux, non ?

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— Oui, fabuleux… En fait, ça rejoint ce que j’ai vécu tout à l’heure.

Flora raconte à Marc son expérience surprenante, comme une vision ou un rêve. Oui, un peu comme les rêves qu’elle faisait, enfant, au moment de s’endormir.

— Vous voyez les arbres devant nous  ? Leurs bourgeons sont gonflés de vie, ils vont bientôt s’ouvrir, chacun au moment juste. Ils n’ont pas besoin de poser des objectifs, de faire des plans, de pratiquer des exercices. Leur rythme est le bon parce qu’ils sont en accord avec la nature, la nature qui est en eux. C’est exactement pareil pour nous. Notre corps est d’une sagesse infinie. Il suffit de le laisser faire. Il suffit de se laisser être… Nous n’avons rien à faire, surtout rien  : seulement laisser la vie œuvrer en nous !

Flora sent un très grand calme l’envahir. Marc la salue et s’en va. En le regardant s’éloigner, elle a l’impression qu’il flotte, qu’il marche en apesanteur, qu’il glisse dans l’air.

Le souffle est

mon meilleur ami.

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L ’après-midi est très chargé, mais Flora se sent de plus en plus à l’aise pour mener à bien les projets variés auxquels elle participe. Tout semble aller de

soi, comme si elle n’avait plus d’effort à faire, seulement être présente, comme ce matin, sur le quai du métro Saint-Paul ou sur ce banc de la place des Vosges...

Vers 17 h, elle réussit à trouver un moment de répit. Elle a une trentaine de minutes devant elle, avant son prochain rendez-vous téléphonique avec un nouveau client qu’elle a rencontré à la pépinière en début de semaine — une associa-tion qui propose des activités aux enfants habitant de grandes cités, qui se trouvent souvent désœuvrés et livrés à eux-mêmes. Maintenant, chaque fois qu’elle en a l’occasion, Flora tâche de se rendre le plus disponible intérieurement. Non seule-ment cela lui redonne confiance, mais elle a constaté aussi que cela lui permettait de mieux écouter et de se montrer plus créative, que les idées lui venaient plus vite et s’avéraient souvent plus pertinentes.

Flora boit un grand verre d’eau puis allume ses chères bougies à la vanille. Les paroles de Marc lui reviennent en

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mémoire. Elle prend conscience de son corps, se centre sur ses sensations et observe simplement son souffle tel qu’il est. Elle aime ce souffle qui la traverse. Alors elle commence à s’apaiser en profondeur, laissant derrière elle son rythme de travail soutenu, elle sent l’espace en elle se dilater, comme une sphère en expansion. Une perception de profond bien-être l’envahit peu à peu. Elle se laisse aller, écarte doucement les soucis qui se présentent à son esprit et, progressivement, les oublie…

 Le soir, quand elle entend Laurent arriver plus tôt que

d’habitude, accompagné de Théo, Flora perçoit tout de suite que quelque chose ne va pas. Particulièrement agité, son mari est crispé, le visage déformé par un rictus d’une violence à peine contenue. Théo, lui, pleure en silence.

— Que se passe-t-il ? — Ce sont ces petits cons qui l’ont mis dans cet état, hurle

Laurent. Tu vas voir, je vais prendre rendez-vous avec ta prof principale. Elle va m’entendre !

— Ne fais pas ça, papa, sanglote Théo, la prof n’y peut rien. Ça n’arrangera pas les choses, au contraire.

— Eh bien dans ces conditions, je vais aller dire deux mots aux parents de ces merdeux !

— Non papa, s’il te plaît !Théo sanglote de plus belle. Flora finit par comprendre,

en recoupant les informations laborieusement livrées par son mari et son fils, que celui-ci a été persécuté par des garçons de sa classe, qui l’ont aussi traité de « fayot », et même pire, parce qu’il obtient d’excellents résultats.

— Il faut que tu apprennes à te défendre, Théo, grom-melle son père. Tu ne vas pas te laisser marcher sur les pieds.

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Tu sais ce qu’on va faire  ? Je vais t’inscrire à des cours de karaté ou de boxe. Tu te feras respecter et crois-moi, quand tu en auras mis un ou deux KO, ils feront moins les malins.

— Oh non, papa, insiste Théo. Je ne veux pas !— Je ne crois pas que Théo se fera mieux respecter de

cette façon-là… intervient Flora.Laurent se tourne vers elle, excédé. — Qu’est-ce que tu en sais, toi ? Tu crois que c’est en l’ins-

crivant à un cours de danse qu’il apprendra à se défendre ? Flora ne répond pas. Elle se contente de constater, une fois

encore, à quel point ils sont sur des lignes diamétralement opposées. Sans un mot, elle passe la main dans les cheveux de son fils, l’embrasse tendrement sur le front, et se retire dans la chambre pour se changer avant de préparer le dîner. Un repas rapide, des plats cuisinés à décongeler et des pommes au four. Cela suffira bien.

Au moment de quitter la chambre, prise d’une intuition, Flora s’arrête un instant sur le seuil et revient sur ses pas. Elle ouvre sa messagerie, le cœur battant, et reconnaît instantané-ment l’adresse. Pascal… Flora a envie de sauter en l’air et de crier de joie mais se contente de danser en faisant des tours sur elle-même. Bon, au point où on en est, le dîner peut attendre encore un peu !

Bonjour Flora,J’ai très envie de te tutoyer ! Ça te va ? Ton courriel m’a fait vraiment plaisir ! Je n’ai pas pu te répondre plus tôt et j’en suis désolé.Je suis heureux de lire que, comme moi, tu aimes les histoires de ces femmes qui ont lutté pour leurs droits. Depuis mon plus jeune âge, j’éprouve une admiration sans bornes pour Marie Curie. Quel courage, quel génie, et quelle belle histoire d’amour avec Pierre !

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J’ai aussi pensé à une autre femme de la même époque… Ça va peut-être te surprendre (ou te faire rire) mais il s’agit de l’impéra-trice Élisabeth d’Autriche… Oui, oui, « Sissi » ! Non, ne rigole pas, je te jure que je l’adore. T C’est une femme étonnante. Très différente de la jeune fille un peu maladive des téléfilms de notre enfance ! Si tu ne me crois pas, je te recommande de regarder Ludwig, de Visconti : c’est un film sur son cousin Louis II de Bavière. Romy Schneider (oui, encore elle) y fait des apparitions superbes. Par exemple la scène à cheval, dans le manège… mais je ne t’en dis pas plus. Je suis sûr que ce film va beaucoup te plaire ! Nous pourrons même le regarder ensemble, si tu veux. J’adorerais le revoir. Je profite de ce petit mot pour te redire à quel point tes massages me font du bien. Je me sens revivre ! J’aimerais revenir bientôt mais ce n’est pas évident, la période est très chargée. Je vais me débrouiller pour me libérer, c’est certain !Merci encore. J’ai hâte de lire ta réponse…Pascal

Flora laisse éclater sa joie. C’est un peu comme si son rêve éveillé de ce matin se réalisait, comme si déjà elle rejoignait Pascal…

Laisser la vie être, lui a proposé Marc. Non seulement elle la laisse se déployer, mais elle la savoure et la goûte sans réserve.

Que de délicatesse dans ce message  ! Ses remerciements, à la fin, la touchent particulièrement : grâce à elle, il se sent mieux...

Quelle bonne idée d’avoir consulté mes messages ! Laurent vient d’entrer dans la chambre. Encore préoc-

cupé par le climat pénible de la soirée, il est tout surpris de voir Flora sautiller comme une enfant, un grand sourire aux lèvres. Il lui demande ce qui se passe, et elle lui montre le courriel.

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— Pascal, un ami d’Antoine, prof d’histoire-géo, que j’ai massé… Je lui avais demandé des conseils de lecture et de ciné, et il me répond. Sympa, non ?

— Oui, j’imagine. Enfin si c’est un copain d’Antoine, je n’ai pas de souci à me faire  ! En plus, il adore Sissi… Déci-dément, les homos… Enfin c’était quand même plutôt tarte, ces films, non ?

Sans démentir les insinuations de Laurent, Flora acquiesce.— Oui, c’était un peu fleur bleue, mais j’adorais ça  ! Tu

connais Visconti ?— Non, enfin juste le nom. À moins que je ne confonde

avec un autre. Fellini, Visconti, c’est pas les réalisateurs italiens qui manquent. Enfin tu sais, ce n’est pas vraiment mon genre de films.

Elle lui sourit. Ils ne sont pas sur la même longueur d’onde, et c’est ainsi.

Flora se sent pleinement heureuse. Il y a longtemps qu’elle n’avait pas ressenti cette impression d’être «  sur un petit nuage ».

Je me rends disponible

intérieurement.

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L es premiers jours d’avril sont presque doux au soleil, malgré la fraîcheur de l’air. Les pelouses du bois de Saint-Mandé se parent déjà ça et là de jonquilles

jaune d’or et de quelques jacinthes d’un mauve intense. Flora profite de ses quelques minutes d’avance pour flâner un peu avant de sonner chez Marc.

Quelle lumière ! Je n’avais jamais remarqué combien son apparte-ment était clair. Ou plutôt si, c’est curieux… En ce moment, elle a souvent l’impression de découvrir certaines personnes ou certains lieux comme si elle les voyait pour la première fois. L’inverse d’une sensation de déjà-vu, en somme, mais avec un sentiment d’étrangeté très similaire.

Flora se laisse enfin aller à parler de Pascal, sans cacher son enthousiasme. Elle évoque leur correspondance, et surtout son dernier message, où il insiste sur les beautés de la sensi-bilité. Flora admire beaucoup la capacité de cet homme à s’exprimer, à dire ce qu’il ressent, à faire partager sa vie inté-rieure. Pour la première fois, une personne qu’elle admire lui écrit ce qu’elle rêvait inconsciemment d’entendre depuis

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toujours. Elle se sent valorisée et rassurée. Elle perçoit qu’elle peut se confier à lui, sans peur d’être jugée ou mal comprise.

— Pascal m’a même parlé de Marilyn Monroe. Elle aussi était ultra-sensible… (Flora reste absorbée un moment par ses pensées puis change de sujet.) À propos de la lettre que je vous ai envoyée… À vrai dire, votre question sur le fait d’ai-mer ou d’être aimée m’a fait beaucoup réfléchir. J’y repense souvent. Avant, c’est vrai, j’en faisais trop. Je voulais absolu-ment aider les autres, leur rendre service, être utile. Après quoi, je me reprochais de m’être montrée trop gentille, j’avais même parfois le sentiment désagréable d’avoir été utilisée, de m’être fait avoir. Je me sentais mal à l’aise, tirail-lée entre la volonté de bien faire et la lassitude d’en faire trop. Cette semaine, j’ai compris que cette attitude n’était pas de l’amour. Je voulais seulement ne pas déplaire, ne pas être rejetée, voire, si possible, être acceptée. Maintenant, j’essaye de trouver un juste milieu entre la gentillesse, ou la bonté, qui font partie de moi, et une trop grande serviabilité qui me fragilise ou m’épuise. Surtout, je crois que je suis prête désormais à vraiment aimer et à être aimée.

— Comme avec Théo, par exemple ? Avec ce naturel, cette spontanéité, cette gratuité ?

— Oui, c’est vrai, mais au-delà de ça, aimer aussi de façon amoureuse, passionnée...

— Bien sûr !Flora pense à Pascal. Elle se tait, puis elle revient à elle.— Vous avez raison, Marc, je ne suis plus tout à fait la

même. Pendant longtemps, j’ai cru que je devrais porter ma sensibilité comme un poids, comme une charge, et qu’il me fallait faire avec, du mieux que je pouvais. Je ne supportais ni le bruit, ni les odeurs trop fortes, ni les conflits. Les mauvaises

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ambiances me mettaient extrêmement mal à l’aise et un rien me hérissait. J’étais découragée par la moindre contra-riété, et les reproches, même anodins, me faisaient perdre confiance en moi. Je me sentais sans cesse égratignée par les événements, griffée par les mauvaises paroles, blessée par la méchanceté ou la malveillance. J’avais un seuil de tolérance particulièrement bas.

— En effet. C’était une situation pénible pour vous, et même douloureuse.

— Depuis quelque temps, je ne suis plus comme ça. Je ne sais pas comment cela a pu se produire, mais je ne suis plus la même… et pourtant je n’ai jamais été autant moi-même.

— Vous avez fait un saut quantique !— C’est-à-dire ?— Vous êtes passée dans une autre dimension…— Vous pouvez m’expliquer ?— Vous n’existez plus de la même façon : vous avez changé

de rôle. Vous n’êtes plus l’épouse gentille, timide et serviable, victime du sort, des autres et de ses émotions, à la dérive, ballotée par les vents. Vous êtes devenue une femme affirmée, déterminée, consciente, généreuse, qui tient fermement le gouvernail de sa vie. Vous êtes l’auteure de votre existence, parce que vous avez accepté d’accueillir et de développer votre sensibilité, votre bien le plus précieux, votre plus grand trésor.

Flora est saisie par un frisson d’allégresse qui lui parcourt tout le corps. Le regard pétillant, son visage s’éclaire, s’ouvre.

— Oh, oui  ! Merci, Marc, c’est tellement bon de l’en-tendre. Merci…

Puis, après un silence joyeux, qui fait vibrer l’air autour d’elle comme si les clochettes cristallines d’un carillon tintaient au-dessus de leurs têtes, Flora demande doucement :

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— J’aimerais continuer l’exploration de mon être profond. J’ai l’impression que les moments de silence que je m’accorde chaque jour me permettent de me rapprocher de ce qu’il y a d’essentiel en moi. Je voudrais poursuivre sur cette voie…

Marc lui sourit largement.— C’est une excellente idée  ! Dans ce cas, il me semble

que la prochaine étape sur le chemin de votre être profond pourrait être l’expérience d’un «  voyage intérieur  ». Cela vous tente ?

— Dit comme ça... sourit Flora.— C’est une forme de méditation taoïste. Il en existe

plusieurs mais celle que je vais vous proposer s’appelle «  la méditation des cinq éléments  ». Je l’ai découverte à l’occa-sion d’un voyage en Inde du Nord, lorsque je faisais des recherches sur le tantrisme. Je vais parler à la première personne, comme d’habitude, pour que vous puissiez vous approprier la méditation. Si vous la reprenez seule un jour, ou si vous la proposez à un proche, promettez-vous de la réin-venter à chaque fois, de la renouveler, pour ne surtout pas la figer, pour rester libre, dans le mouvement de la vie.

Flora hoche la tête avec solennité.— Je me le promets.— C’est fondamental. Les méditations taoïstes nous aident

à nous recharger en énergie, puis à faire circuler cette éner-gie en nous et autour de nous. Ce n’est possible que si nous accueillons l’impermanence de la vie, qui se renouvelle à chaque instant. Si vous l’acceptez, votre existence elle-même sera un voyage, qui vous mènera de bonne surprise en bonne surprise.

— Ouah… s’écrie Flora dans un soupir de jubilation.— Vous préférez vous allonger ou rester assise ?

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— Je préfère m’allonger.— Excellent choix.Flora s’installe sur le divan. Marc commence à parler, très

lentement.— Je suis confortablement allongée. Je prends conscience des zones

de contact de mon corps avec le matelas. Ma respiration est libre. Je laisse mes muscles se relâcher, de plus en plus, de la tête aux pieds. Mon dos se déploie. Ma colonne vertébrale se détend. Mon ventre et mon diaphragme s’assouplissent. Mon bassin est ouvert. Mes arti-culations sont déliées. Toutes les tensions, même les plus ténues, s’allègent progressivement et disparaissent. Je suis profondément détendue. Le souffle m’habite et me traverse, dans un va-et-vient continu et complètement naturel. Je sens la densité de mon corps, de ma chair, de mes os. Je perçois la vibration subtile de mes cellules. Je suis dans un bain d’énergie. J’accueille cette énergie avec gratitude. Je suis allongée sur l’herbe douce d’une clairière, dans une forêt tranquille, au bord d’un lac paisible. J’entends l’eau d’un ruisseau qui coule près de moi. Je sens le parfum des fleurs autour de moi. Je suis enveloppée de lumière, dans une bulle de lumière de couleur bleu azur, protégée et sereine, comme dans un cocon.

Mon corps est un lotus magnifique et florissant. Les racines du lotus plongent au plus profond de la terre, jusqu’à la source de la vie. Je sens la sève remonter des profondeurs de la terre, une sève bienfaisante et nourricière. Je visualise une lumière jaune, chaude, qui monte à partir des racines à travers mes deux pieds et monte encore dans mes mollets et mes cuisses jusqu’à mes organes géni-taux, jusqu’à la rate, au pancréas et à l’estomac. Mes soucis s’en-volent. Je suis confiante. Cette sève se transforme en de merveilleuses feuilles, larges, vigoureuses, d’un vert intense, dans tout le ventre et plus particulièrement dans le foie et la vésicule biliaire. Mes colères s’apaisent. Je suis calme. Je sens la sève monter encore en moi vers

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le plexus solaire, la poitrine et jusqu’au cœur. Une splendide fleur de lotus s’épanouit dans mon cœur, d’un rouge flamboyant, qui m’apporte la joie, la bienveillance, la compassion.

Mon souffle est de plus en plus libre. Au sommet de mon crâne se trouve une petite ouverture, reliée à un espace dans la tête  : la chambre de cristal, qui me permet d’accueillir toute la sagesse du cosmos. Je sens le haut de ma tête connecté à une étoile qui scintille, au plus haut du ciel, comme un petit soleil. Je suis reliée à la source du souffle. Une lumière vive, argentée et dorée, descend comme une cascade, comme une bénédiction vers ma tête et m’inonde jusqu’aux pieds. Telle une pluie bienfaisante, elle ruisselle sur moi, me désal-tère et me rafraîchit. Cette lumière blanche, nacrée, vient emplir mes poumons, qui se libèrent de toute tristesse et se gonflent d’air et de paix. Comme une lumière bleue, aussi fraîche qu’étincelante, l’eau descend nourrir généreusement les deux reins et la vessie. Le bulbe du lotus se gorge d’eau. Toutes mes peurs profondes se dissipent, ainsi que mes anciennes terreurs, qui n’ont plus lieu d’être.

Je me sens tranquille et pleine de courage, heureuse de vivre. Tous mes organes sont nourris, chargés en énergie vitale, une énergie qui me réconforte et me rassure. Cette énergie vient m’habiter en abondance dans le ventre. Elle me réchauffe, m’adoucit, me détend. J’éprouve en moi les noces cosmiques du ciel et de la terre, qui s’unissent dans mon être. Je participe à la grande farandole de la création. Je suis heureuse de vivre. Je me sens débordante d’amour et de gratitude.

 Marc se tait. Il accorde à Flora un long temps de silence,

pour lui permettre de savourer ce voyage intérieur et pour que les échos de ses sensations résonnent le plus profondé-ment possible en elle. Lorsque la jeune femme revient petit à petit à un état proche de la veille, il lui propose de prendre le

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temps de bien s’étirer avant d’ouvrir les yeux et de se rasseoir doucement.

Cette fois, il ne lui demande pas quelles ont été ses impres-sions. Au contraire, il la prie de ne rien dire. Ce silence est comme un témoignage de respect pour le grand mystère de la vie. De cette façon, elle pourra continuer à vivre cette expérience durant les heures et même les jours qui suivent. Flora acquiesce en souriant. Marc la reconduit vers le seuil et prend congé en silence.

Ma sensibilité est

un don. Je l’apprécie

et je la développe.

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Marc avait raison. Les nombreux bienfaits de ce voyage intérieur se font sentir pendant plusieurs jours. Agréablement chamboulée et très détendue,

parfois un peu déphasée, parfois fatiguée, comme après une séance de yoga, d’ostéopathie ou d’acupuncture, Flora se sent aussi plus présente à elle-même, tonique, ouverte à la vie, et pleine d’entrain.

Alors qu’elle se dirige vers le métro d’un pas vif, en regardant distraitement les vitrines qui déjà se parent des couleurs de l’été, un splendide foulard en soie attire son attention. Turquoise et fuchsia, avec une pointe de jaune d’or, il donnerait bonne mine à n’importe qui. Estelle  ! Ça lui ferait du bien, et puis c’est une jolie façon d’enterrer la hache de guerre. Elle entre dans la boutique et en ressort quelques minutes plus tard, un sac de papier kraft à la main.

Lorsqu’elle arrive à Planète Verte, Flora sent comme une ébullition, une tension presque palpable. Elle se dirige vers le comptoir.

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— Salut Antoine. Tout va bien ? Il n’y aurait pas un peu d’électricité dans l’air, aujourd’hui ?

— Bonjour princesse, tu es rayonnante  ! En effet, ton intuition a encore vu juste, nous avons un petit souci. Enfin rien de grave… Estelle a un problème d’impayé pour un client important, et pas des plus faciles. Elle va devoir lancer une procédure de recouvrement. C’est plutôt pénible et ça demande beaucoup de paperasserie.

— Ah, d’accord. Je comprends mieux. La pauvre… Dis, j’ai un petit quelque chose pour elle, tu peux la prévenir ?

Antoine hausse un sourcil intrigué et esquisse un sourire sans poser de questions.

— Tout de suite ! Il décroche son téléphone, échange quelques mots avec

Estelle et fait signe à Flora d’y aller.— Merci, Antoine. À tout à l’heure !Assise à son bureau, Estelle a les yeux rouges et tient un

mouchoir chiffonné à la main.— Bonjour Estelle, je suis désolée de vous déranger. Je

passe juste vous faire un petit coucou.La comptable sourit, un peu surprise.— C’est gentil, Flora, merci.— Que se passe-t-il ? Vous avez des soucis ?— Oh, ce n’est pas grave, ça va passer…— Antoine m’a raconté rapidement. Je suis désolée, mais

je suis sûre que vous allez régler ça rapidement. Tenez, ajoute-t-elle en lui tendant le sac, je vous ai apporté quelque chose pour vous remonter le moral.

— Il ne fallait pas, Flora ! dit Estelle en défaisant déli-catement le papier de soie qui emballe le foulard. Son visage s’illumine aussitôt. Oh, comme c’est joli  ! Il est

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magnifique, Flora, et ce sont tout à fait mes couleurs. Merci, vraiment !

Estelle se lève et contourne son bureau pour embrasser Flora, qui la serre un instant dans ses bras.

— J’étais sûre qu’il vous irait  ! (Elle marque une courte pause et regarde la comptable dans les yeux.) Dites-moi, Estelle… Vous avez vraiment l’air fatiguée, vous ne devriez pas prendre un peu de repos ?

Brusquement, Estelle fond en larmes.— Flora, mon vrai problème, ce n’est pas cet impayé. Ça,

c’est juste une contrariété. J’ai l’habitude de tous ces papiers, c’est barbant, mais pas insurmontable… En fait… En fait… mon problème, c’est que je n’ai personne pour garder ma fille, Manon, pendant qu’elle sera en vacances. Je ne sais plus quoi faire, je me sens complètement dépassée, et cette stupide histoire de recouvrement, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

— Vos parents ne peuvent pas s’en occuper ?— Mes parents habitent en Vendée, et, non, ils ne peuvent

pas la garder...— Elle a quel âge, Manon, maintenant ?— 7 ans, bientôt 8, en juillet.Flora réfléchit un instant.— Estelle, ne vous en faites pas, je peux la garder, moi,

votre petite Manon. Je travaillerai à la maison et elle sera avec Théo. Je suis sûre qu’ils vont très bien s’entendre.

— Vous croyez ?— Bien sûr ! Théo adore les enfants plus jeunes que lui. Il a

toujours plein d’idées de jeux et sera ravi de l’emmener au Parc floral. On fera la cuisine tous ensemble et elle vous rapportera de bons gâteaux. Ce sera génial, non ? Qu’en dites-vous ?

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— Du bien, c’est très gentil, mais… Enfin ils ne se connaissent pas, pas encore.

— Qu’à cela ne tienne, vous pouvez nous amener Manon mercredi pour la journée, comme ça, elle fera connaissance avec Théo. Rien de plus simple !

— Flora, ça me gêne… Comment vous remercier ?— Estelle, si nous ne nous rendons pas ce genre de service

entre nous, personne ne le fera à notre place. C’est impor-tant la solidarité, l’entraide, non ? C’est même en plein dans l’esprit de Planète Verte  ! (Elles rient de bon cœur.) Allez, j’insiste. En plus, je suis sûre que ce sera aussi profitable pour Manon que pour Théo.

— Bon, alors d’accord ! Puisque vous insistez, marché conclu. — Tant mieux !— C’est une bonne idée pour nos enfants, et ça nous

permettra aussi de mieux nous connaître, admet Estelle. — J’espère surtout que ça vous permettra de souffler un

peu, vous en avez besoin. Au fait, si vous avez envie de vous délasser, je fais des massages aux huiles essentielles. Vous pourriez peut-être en profiter un jour où vous viendrez cher-cher Manon ?

— Ah, ma pauvre Flora, ça fait une éternité que je ne me suis pas fait masser !

— Raison de plus pour reprendre cette bonne habitude sans attendre.

Estelle réfléchit un instant et tape joyeusement de la paume sur la table.

— Flora… Vous auriez dû me le dire plus tôt  ! Pas pour moi, mais pour vous ! Vous avez déjà pensé à développer le massage comme activité complémentaire  ? Pour avoir une autre source de revenus ?

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— Eh bien, effectivement, figurez-vous que ça fait un moment que j’y songe  ! Bon, ajoute-t-elle en consultant sa montre, on en reparlera… Pour l’instant, je dois filer retrou-ver Samira, ma meilleure amie, et m’acheter une jolie robe ! Vous devriez faire comme moi, Estelle, ça vous changerait les idées. Au fond, vous êtes une vraie sensible, vous aussi, mais vous ne le montrez pas beaucoup, enfin je veux dire pas assez ! Hypersensibles, unissons-nous ! L’union fait la force, n’est-ce-pas ?

— Oui, c’est vrai, j’ai sans doute vécu trop en solitaire jusqu’à présent. Il serait temps que je me relie un peu plus aux autres.

— Excellente résolution, ça me fait plaisir de l’entendre. Tenez, je vais vous confier une petite découverte. Avant, quand une contrariété se présentait, j’essayais de fuir mes émotions ou je les rejetais. Désormais, je fais le contraire. Je leur fais de la place. Au lieu de m’agiter et de paniquer, je prends un temps seule. Je me pose. J’essaie de me détendre. Je ferme les yeux. Je souffle lentement, très lentement, puis je me connecte à mon émotion. Je l’accueille, comme elle est, là, dans mon corps. J’observe la façon dont cette émotion me touche. Je respire. Je lui souhaite la bienvenue. Je la remercie et, quand cela devient possible, je lui ouvre la voie et la laisse repartir… Eh bien, ça marche, je vous assure !

— Ça alors ! C’est vrai ?— Tout ce qu’il y a de plus vrai. Cela demande juste un

peu de pratique… Bon, allez, cette fois je file ! Prenez bien soin de vous, Estelle.

Flora donne son adresse à Estelle, avec toutes les indica-tions pour venir mercredi, puis l’embrasse chaleureusement, en lui passant la main dans le dos.

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— Nous sommes amies, maintenant, Estelle ! C’est promis ?— Promis, lance Estelle avec un immense sourire, en

essuyant ses dernières larmes.

J’accueille mes émotions.

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Flora rentre chez elle après son déjeuner avec Samira, en pleine forme. Les deux amies sont allées faire du shopping, et Flora s’est offert une superbe robe vermil-

lon, un rouge éclatant qu’elle adore mais qu’elle n’a pas porté depuis très longtemps de peur de déplaire à Laurent. Elle a aussi craqué pour un rouge à lèvres de la même teinte soutenue. Elle a envie d’être belle, de se sentir belle, bien dans sa peau. De plaire.

Le carillon de son téléphone portable annonce l’arrivée d’un texto.

Hello Flora. Tu vas bien ?

Pascal ! Décidément, il pense à moi quand je pense à lui et réciproquement, c’est un signe !

Flora tape aussitôt sa réponse.

Bonjour Pascal. Super, et toi ?

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Très bien. Je voulais te proposer quelque chose : plutôt qu’un massage, ce qui me ferait vraiment plaisir, ce serait qu’on déjeune ensemble un de ces jours… Qu’en dis-tu ?

Pas de massage ? Un déjeuner ? Surprise, Flora oscille entre une légère déception et une immense joie.

D’accord pour déjeuner ensemble, avec plaisir. Tu es libre vendredi ?

Celui-là non, mais le suivant, oui. Sinon mardi prochain.

Flora ressent une nouvelle petite déception  : elle a l’im-pression qu’il lui demande d’attendre une éternité.

Alors disons mardi.

Plutôt Joinville en bord de Marne ou Paris, au calme dans un jardin intérieur ?

Un jardin à Paris ? Tu me tentes…

Super, je réserve ! À mardi alors.

À mardi

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Flora saute de joie. Elle virevolte dans le salon et se laisse tomber dans le canapé, les pieds vers le plafond, en lançant un « youpi » plein d’allégresse.

Son après-midi de travail passe en un clin d’œil. Elle est chargée de définir la charte graphique d’une monnaie alternative pour le compte d’un collectif d’une petite ville d’Alsace. Ce collectif s’inspire de la réussite d’expériences similaires menées en Grande-Bretagne pour redynamiser l’économie locale. Un tel projet enthousiasme Flora et elle le soutient autant qu’elle peut, y compris en accordant un tarif ultra-préférentiel à ce client qu’elle chouchoute depuis quelques années déjà.

Ce soir-là, au yoga, Flora fait des étincelles et constate avec plaisir qu’elle est déjà bien plus souple qu’au début de l’au-tomne. Tout en exécutant les mouvements au rythme de sa respiration profonde, elle songe que la souplesse du corps et celle de l’esprit vont de pair. À tous les égards, elle est devenue bien plus flexible que naguère et cela l’aide à mieux vivre la plupart des situations du quotidien. Elle se réjouit aussi d’être entourée des autres participants, qu’elle a appris à connaître au fil des mois et dont elle ne craint plus le juge-ment.

À la fin du cours, après la méditation, Alice propose une expérience en groupe. Elle invite chaque participant à prendre la main de sa voisine ou de son voisin, en formant un cercle, et à respirer ainsi, ensemble, les yeux fermés. Des deux côtés, Flora sent la chaleur des mains posées dans les siennes. Rapidement, elle a la sensation que cette chaleur la gagne de plus en plus. Puis, peu à peu, elle ressent l’étrange impression que tout le groupe respire ensemble, au même

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rythme, d’un même souffle. Les yeux clos, il lui semble que le groupe constitue maintenant un ensemble complet, de plus en plus dense, formé d’éléments indistincts reliés entre eux comme si une énergie puissante et palpable passait à travers leurs mains, leurs corps, entre eux, et même au milieu du cercle. Lorsqu’Alice propose de lâcher doucement la main de son voisin, Flora le vit comme une sorte de perte, un manque, une déception diffuse. Son cœur se serre. Chacun reste encore quelques instants les paupières closes pour se retrouver, soi, seul, séparé, différencié des autres. Puis Alice invite les participants à rouvrir les yeux lentement.

Flora a la sensation de mieux voir, de façon plus nette, plus précise, plus globale aussi, comme si son champ de vision s’était agrandi. Autour d’elle, elle entend de discrets sanglots. De vives émotions traversent la plupart des personnes présentes. Beaucoup semblent secouées par l’expérience. Certaines s’assoient un moment ou se recroquevillent, les mains posées sur les yeux, d’autres se serrent fort dans les bras. Flora est extrêmement touchée par ce qu’elle éprouve et ce qui l’entoure. Voyant que le trouble est général, Alice propose à chacun d’exprimer ses ressentis. Tous évoquent en premier lieu leur surprise et leur joie. Un sentiment de chaleur, aussi. Beaucoup disent combien le fait de s’être sentis reliés les uns aux autres leur a semblé important. Aussi brève qu’intense, l’expérience leur a révélé combien ils vivaient isolés, et à quel point la convivialité et le partage sont pour eux des évidences essentielles, des besoins humains fondamentaux. Alice écoute avec une attention soutenue, très réceptive aux témoignages des uns et des autres. Pour conclure l’expérience, elle invite chacun à se souvenir de ce qu’il a dit et entendu.

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— Ce ne sont pas de vains mots, affirme-t-elle. L’expé-rience que vous avez vécue est primordiale, ne l’oubliez pas ! Surtout n’hésitez pas à la renouveler à votre façon de votre côté….

À la sortie des vestiaires, Flora et Antoine, habituellement si prompts à la confidence, marchent côte à côte en silence. Au bout d’un moment, Antoine déclare :

— C’était très fort ce moment tous ensemble, non ? Je me sens remué, et en même temps formidablement bien.

— Moi aussi, se contente de répondre Flora, encore songeuse.— Au fait, Estelle m’a montré le foulard que tu lui as

offert. Il est superbe ! Elle l’adore. Ton attention lui a fait un bien fou. Bravo ma belle, tu as encore assuré…

— Bon, tant mieux.— Elle m’a aussi parlé du service que tu lui rends, je l’ai

sentie soulagée.— Vraiment, ça me fait plaisir. Je ne me force pas. Je suis

heureuse de l’aider. Tu sais pourquoi  ? Je me suis rendu compte qu’Estelle était une vraie sensible, c’est ce qui m’a le plus touchée.

— Comme quoi, encore une preuve qu’il ne faut pas se fier aux apparences !

— C’est vrai, c’est dingue… On croit connaître les gens, on se fait des tas d’idées, fausses le plus souvent. Puis, un jour, on découvre qui ils sont réellement. Beaucoup plus profonds et humains qu’on pouvait l’imaginer. Avec leurs souffrances, leurs rêves, leur gentillesse, leur fragilité, tout cela bien protégé derrière une façade en trompe-l’œil.

— Ou une carapace.— Oui... Et dis-moi, toi, c’est toujours le grand bonheur

avec Louis ?

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— Toujours ! Je sais, je sais, j’ai de la chance. Et toi avec Laurent, comment ça va ?

— Pour être honnête, je n’y crois plus. Du coup, je supporte beaucoup mieux son mauvais esprit. Je laisse glisser sans que ça m’atteigne. Maintenant, j’attends juste le moment propice pour lui annoncer que c’est fini entre nous. Enfin à vrai dire, je ne suis même pas sûre que ça lui fera de la peine ! Il est tellement à fond dans son travail… En plus, si tu veux tout savoir, je me demande s’il n’a pas quelqu’un d’autre.

— Ah, oui ?— Juste une intuition. Je n’en sais rien, mais j’ai cette

impression…— Ça te rend jalouse ?— Même pas. Il y a quelques semaines, j’aurais sans doute

été au trente-sixième dessous, ou en colère, mais plus main-tenant. J’ai compris qu’il ne m’aimait plus, et moi, je suis simplement lasse.

— Et Pascal, tu as des nouvelles ?— Oui, de bonnes nouvelles, même ! On déjeune ensemble

la semaine prochaine.— Génial ! Quel jour ?— Mardi.— Fabuleux !— Oui, je dois dire que je suis super contente.— Amoureuse ?— Arrête  ! Non, enfin pas encore, mais je ne peux pas

nier que sa sensibilité me touche. Son originalité aussi. Je trouve qu’il a beaucoup de charme. Il est bien avec lui-même. Il m’écoute, il me comprend. Avec lui, je ne me sens jamais jugée. Au contraire, je me sens accueillie. Et ça me fait chavi-rer !

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— Oh oh !Lorsqu’ils arrivent devant le forum des Halles, Flora s’ar-

rête et embrasse Antoine.— Je vais te laisser là. J’ai besoin de marcher encore un

peu avant de rentrer. Tu ne m’en veux pas ?— Pas le moins du monde ! Tu me tiens au courant ?— Bien sûr…

Je me relie aux autres.

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–J e n’arrête pas de penser à Pascal. Je n’en reviens pas d’avoir rencontré quelqu’un comme lui…

— Vous vous êtes transformée, Flora. En accep-tant d’évoluer, vous vous êtes préparée à rencontrer une personne qui vous correspond.

Flora écoute Marc avec attention. Elle a encore un peu de mal à croire à ce qu’elle vit.

— En ce moment, nous nous écrivons tous les jours. Souvent, il m’envoie des petits poèmes. Un koan* zen, un poème chan ou un texte qu’il a écrit pour moi. J’ai vraiment de la chance !

— Ah, vous savez que ces tout petits poèmes sont un remède universel  ? Ils permettent de savourer l’expérience vécue en se focalisant sur un moment ou un détail de l’exis-tence, en évoquant la nature, en exprimant ses sentiments… Vous aussi vous pourriez vous y mettre. Écrire des poèmes

* Un koan est un court poème de quelques lignes ou quelques mots, sou-vent énigmatique, destiné à faciliter la méditation et à favoriser l’éveil.

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très courts, comme les haïkus, c’est une autre façon de faire vivre sa sensibilité, de l’exprimer en quelques lignes. C’est très simple : en trois vers, vous avez tout le loisir de formuler une émotion qui vous habite. Vous voulez un exemple ?

— Volontiers !— « Pluie de printemps Toute chose Embellit », Ou bien : « Joues froidesDans ma paume la douceurDes framboises ».— Comme c’est beau, s’extasie Flora.— Voyez-vous à quel point cela vous permet de vous recen-

trer sur l’essentiel, et de capter une des multiples facettes de votre hypersensibilité ? Le haiku vous mène à la joie. Cette créativité donne une joie infinie.

— J’ai très envie de m’y mettre… Oui, c’est vrai, je sens beaucoup de joie en moi !

— Quant à la pratique chan, elle est très ancienne en Chine. Elle est l’ancêtre du taoïsme, mais aussi du bouddhisme zen au Japon. Elle repose sur la méditation. C’est la voie du non-agir. Pas dans le sens de ne rien faire, mais dans le sens du détachement. Le bonze ne cherche rien, pas même le vide, il n’attend pas de résultat, pas même l’illumination. L’éveil survient lorsque c’est juste, lorsque c’est le bon moment. J’aime beaucoup cette approche. Elle est très libératrice et vraiment apaisante.

— À propos, Pascal médite tous les vendredis après-midi dans un dojo zen, vers la place d’Italie… Ça fait beaucoup de coïncidences, vous ne trouvez pas ?

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— On peut voir les coïncidences comme des synchroni-cités, des manifestations d’une proximité d’âme et d’une correspondance de cheminement entre deux personnes.

— Encore mieux !— À nous d’être suffisamment sensibles et attentifs pour

les repérer et les accueillir… À propos, comment vous êtes-vous sentie après le voyage intérieur que vous avez vécu lors de notre dernière rencontre ?

— Très bien. J’étais un peu flottante le jour-même, puis légèrement fatiguée le lendemain. Depuis, je me sens tonique. J’ai l’impression qu’une porte s’est ouverte en moi, ou un espace. Je ne sais pas trop comment l’exprimer. En tout cas, je me sens très bien, et beaucoup plus sereine. Je n’ai plus l’impression d’être à vif comme avant.

— Lorsque vous avez moins de temps, vous pouvez faire la méditation des cinq éléments simplement en laissant s’épa-nouir un grand sourire à l’intérieur de vous et en envoyant l’énergie de ce sourire à chacun de vos organes.

— D’accord, j’essaierai, l’idée me plaît. J’aime sourire, j’aime les gens qui sourient, même les inconnus dans la rue ou dans les transports.

Flora s’interrompt et garde le silence un moment. Marc a l’impression qu’une légère ombre plane sur le visage de la jeune femme, qui reprend la parole :

— Quand je pense à Pascal, parfois, je suis angoissée.— Oui ?— J’ai peur de ne pas lui plaire, de ne pas lui convenir.

Bon, je me sens un peu cloche de dire ça, parce qu’il n’y a rien entre nous pour l’instant. Encore que j’éprouve des sentiments très forts pour lui, et j’ai l’impression que c’est réciproque.

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— L’angoisse est le signe du désir.Flora écarquille les yeux et éclate de rire.— Du désir ? Bon, je dois admettre que je suis en ébulli-

tion de ce côté-là !— Le désir pour Pascal est évident, mais il y a aussi le désir

de devenir vous-même, de rencontrer la personne juste, de vivre une belle relation. En effet, il y a de quoi être en ébul-lition…

— Du coup, je ne suis peut-être pas assez dans l’instant présent. Je ne sais pas…

— Surtout n’en faites pas une contrainte, c’est simple-ment un repère lors de vos temps de silence et de présence à vous-même. Uniquement un repère parmi d’autres, rien de plus. D’ailleurs, des chercheurs de l’université de Harvard ont récemment découvert que les personnes qui sont le plus heureuses sont aussi celles qui pensent souvent au passé et à l’avenir. Elles se remémorent les bons moments qu’elles ont vécus et anticipent ceux qu’elles pourraient être amenées à vivre. C’est intéressant, n’est-ce pas ?

— Oui…— Raison de plus pour ne se laisser enfermer dans aucune

façon de vivre déterminée à l’avance, de ne suivre aucun précepte, même s’il est à la mode ! La liberté est et demeure fondamentale. Le plus important est d’être en accord avec soi-même, c’est-à-dire de prendre du temps chaque jour pour s’accorder, s’écouter, se connaître mieux et développer ses dons.

— Les dons… C’est drôle que vous parliez de cela, parce que justement, j’y ai souvent pensé, ces derniers temps. Je me disais que je souhaiterais explorer les miens, par exemple toutes ces potentialités que j’avais lorsque j’étais petite et que

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j’ai dû laisser de côté pour faire plaisir à mes parents ou pour suivre les programmes scolaires.

— Oh, oui, comme je vous comprends... C’est une très bonne idée  ! Que diriez-vous d’un autre petit voyage  ? La visualisation de l’enfant intérieur. Vous êtes partante ?

— Sounds good, comme disent les Anglais… Oui, je suis partante.

— Il s’agit de retrouver la petite fille que vous avez été et de l’accueillir en vous. Cette fois-ci, je vous propose de rester assise pour lui souhaiter la bienvenue.

Flora s’installe confortablement et adresse un grand sourire à Marc, qui commence.

— Je suis assise confortablement. Je prends conscience de tout ce qui m’entoure, et des points de contact de mon corps avec le siège. Je perçois le volume de mon corps dans le volume de la pièce. J’ob-serve le flux et le reflux de ma respiration. Je sens le parcours du souffle, de mes narines vers mes poumons et de mes poumons vers mes narines. Je laisse mes paupières cligner. Mes yeux se ferment naturellement.

J’imagine que je ferme les yeux une nouvelle fois derrière mes paupières closes, comme si je tirais les rideaux après avoir fermé les volets. Je suis simplement présente, là, dans mon corps. Mon souffle va et vient librement. Mes muscles se relâchent complètement. Je me laisse glisser vers une profonde détente. Je savoure ce moment de calme…

Je suis dans un jardin que j’aime. Un jardin réel ou imaginaire. La lumière qui baigne ce jardin est douce et agréable. J’entends le chant des oiseaux et le léger souffle du vent. Je vois les arbres autour de moi. Je sens les fleurs qui embaument. Je perçois la fraîcheur de l’herbe sous mes pieds. Dans ce beau jardin, très paisible, j’aperçois un enfant, une petite fille. Je regarde cet enfant attentivement, avec

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beaucoup de bienveillance. Je reconnais cette petite fille, c’est moi, c’est l’enfant que j’ai été, l’enfant en moi.

Il marche dans le jardin, il danse, joue, saute, regarde voler un papillon. Il s’approche d’un arbre, il sent une fleur… Il s’émerveille de tout ce qu’il découvre en se promenant dans ce beau jardin. Il se sent libre et en confiance. Je lui dis que je l’aime et que, dorénavant, je serai là, chaque jour, auprès de lui. Il me tend la main. Je prends sa main avec douceur pour l’accompagner là où il désire aller. Je le suis là où il me conduit... Chaque fois que je le souhaite, je peux venir me détendre dans ce jardin et retrouver l’enfant en moi, qui s’épanouit de plus en plus… Je connais le chemin. Maintenant, tranquillement, je reprends contact avec les mouvements de ma respiration, telle qu’elle va, telle qu’elle vient. Je perçois mon corps sur ce siège. Je retrouve mon existence actuelle, confiante, réconciliée avec moi-même, riche de cette expérience. Tranquillement, je m’étire, puis j’ouvre les yeux…

 Flora est en larmes.— Ça va ?— Je ne m’attendais pas à ce que ce soit si puissant…— Qu’est-ce que vous ressentez ?— Une immense émotion. Une joie extrêmement forte,

comme des retrouvailles, peut-être…— Vous vous retrouvez, vous, en entier.— Oui, je me sens entière, c’est vrai.— Flora, je suis content, très content pour vous. Vous

venez de vous réconcilier profondément avec vous-même en retrouvant l’enfant que vous avez été, en l’accueillant sans réserve en vous.

— C’est fabuleux, j’ai l’impression de retrouver d’un coup toute mon enfance. La vitalité, l’enthousiasme de la petite fille joyeuse que j’étais !

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Marc approuve, puis il salue chaleureusement Flora, qui respire un grand coup l’air du printemps, reconnaissante, rayonnante et pleine d’énergie.

Je me réconcilie

avec moi-même.

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F lora profite de ce mercredi avant les vacances pour prendre le petit-déjeuner en compagnie de Théo. Ils admirent ensemble le spectacle du printemps, qui fait

refleurir leur petit jardin qu’ils aiment tant. Sur la haie, des feuilles d’un vert très tendre courent le long des branches. Les primevères roses et violettes, les nuages de myosotis et les freesias blancs piqués de jaune égayent les plates-bandes. Le forsythia est couvert de fleurons d’un jaune étincelant et, au centre du jardin, le cerisier commence à resplendir de flocons nacrés… Quant au rouge vif des tulipes, il rappelle à Flora le vermillon flamboyant de la robe qu’elle a déjà choi-sie pour son déjeuner avec Pascal !

Flora sort de sa contemplation pour aller ouvrir à Estelle, qui lui amène une Manon encore à moitié endormie, son petit sac sur le dos. Attendrie par cette vision, elle reconnaît de nouveau, pour elle-même, avoir jugé Estelle un peu hâti-vement.

— Au revoir, ma puce, dit celle-ci en embrassant sa fille, légèrement gênée. Je t’appellerai vers midi. Promis, j’essaie

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de finir tôt pour venir te chercher avant le dîner. Allez ma chérie, amuse-toi bien !

Théo arrive de la cuisine avec un grand verre de jus d’orange, qu’il tend à la fillette intimidée.

— Bonjour Manon, content de te rencontrer ! Tu viens ? Je vais te montrer ma chambre !

Tandis qu’Estelle et Flora échangent quelques mots, Théo fait visiter la maison à Manon. Dans sa chambre, il a pris soin de sortir les jeux qu’il aimait quand lui-même avait 8 ans, et les a disposés en rond sur le grand tapis multicolore pour que sa petite invitée se sente libre de choisir celui qu’elle veut.

La matinée passe en un éclair. Manon se détend rapide-ment, s’amuse beaucoup avec Théo et aide même Flora à préparer un gâteau au chocolat. Les enfants rient comme des fous en découvrant leur nez couvert de farine et s’aban-donnent un moment à la contemplation de «  leur » gâteau qui gonfle petit à petit dans le four brûlant. Ils profitent de la douceur de la fin de matinée pour aller jouer dans le jardin, et se trouvent tout surpris qu’il soit déjà midi lorsque Flora les appelle pour mettre le couvert. Joyeux et affamés, ils font honneur au repas sans s’arrêter de parler et de plaisanter.

L’après-midi, Flora emmène les enfants à la bibliothèque et leur donne rendez-vous une heure plus tard. Ils sont aux anges : un moment rien qu’à eux dans ce paradis, tranquilles, autonomes, à papillonner à leur guise entre les bandes dessi-nées et les romans ! Théo en oublie les brimades de ses camarades de classe et les désaccords entre ses parents, leurs disputes quotidiennes. C’est un jour de trêve…

De son côté, Flora cherche le film dont lui a parlé Pascal : Ludwig ou le Crépuscule des dieux. Sur la jaquette du DVD, elle reconnaît Romy Schneider, plus âgée que dans la série

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des Sissi, et encore plus belle. Elle se dit qu’elle regardera le film quand elle sera seule, en essayant d’imaginer ce que Pascal a pu en penser. Un frisson la parcourt. Qu’est-ce que qui l’intéressera le plus dans le film ? L’art de Visconti ? Le jeu des acteurs ? La personnalité d’Elisabeth d’Autriche ou… son propre regard sensible sur tout cela, faisant écho à celui, tout aussi sensible, de Pascal  ? Flora esquisse quelques pas de danse entre les rayonnages et engage la conversation avec le responsable de la section cinéma, qui lui recommande Le jardin des Finzi-Contini de Vittorio De Sica : un vrai bijou, lui affirme-t-il. Flora reste un instant à rêver. Heureuse. Sa vie lui ressemble de plus en plus, à elle, et épouse de mieux en mieux ses désirs.

 Lorsqu’Estelle arrive en fin d’après-midi, Manon, en pleine

partie de petits chevaux avec Théo, la supplie de leur laisser quelques minutes encore. Flora lui adresse un signe complice et propose à sa mère de goûter à son chocolat chaud maison, agrémenté d’un soupçon de cardamome. Celle-ci accepte, sous les cris de joie des enfants, et suit son hôtesse à la cuisine.

— On peut peut-être se tutoyer ? suggère Estelle.— J’allais vous, enfin, te le proposer  ! répond Flora avec

un grand sourire.Estelle la remercie du regard et reprend, visiblement très

émue.— Je voulais te dire… Je suis vraiment contente que tu

te sois rendue compte que j’étais moi aussi très sensible. Ce n’est pas évident… J’ai passé la plus grande partie de ma vie à essayer de le cacher. À dissimuler ma sensibilité derrière un masque de dureté. J’avais honte, je me croyais anormale et je préférais me replier sur moi-même pour échapper au

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jugement des autres. J’avais peur qu’on me prenne pour une folle.

Au bord des larmes, Estelle marque une pause et boit une gorgée de chocolat chaud pour retrouver une contenance. Flora l’encourage du regard.

— Merci… Enfin il y a quelques mois, reprend Estelle, en faisant des recherches, j’ai découvert un forum de discussion consacré à l’hypersensibilité. Cela m’a aidée à y voir plus clair et à mieux m’accepter. Depuis, je discute avec d’autres ultra-sensibles comme moi. Je n’ai plus peur, je me sens beaucoup mieux, plus à l’aise. Tu comprends ?

— Oh oui, vraiment ! Je suis contente pour toi…— Alors ces massages ? enchaîne Estelle. Ça fait longtemps

que tu en fais ?— Oui, assez. Quand j’ai découvert que j’aimais vraiment

ça, il y a plusieurs années, j’ai décidé de me former. Depuis, l’été, quand Théo est en vacances chez ses grands-parents, j’en profite pour faire des stages. Au fil des années, j’ai appris différentes formes de modelage  : californien, suédois, thaï-landais… Je me suis aussi mise à la réflexologie plantaire, et cet été, je vais apprendre le chi nei tsang.

— Qu’est-ce que c’est ?— Une très vieille technique de massage thérapeutique

issue de la médecine chinoise traditionnelle. Littéralement, cela signifie « l’énergie des organes internes ».

— Ça consiste en quoi, exactement ?— Concrètement, c’est un massage du ventre, lent et

approfondi, destiné à aider la personne à se connecter à ses émotions, aux charges émotionnelles qu’elle a accumulées depuis la petite enfance, pour lui permettre de mieux s’en libérer en les « digérant ».

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— Impressionnant !— Oui. Contrairement à ce qui se dit souvent, ce n’est pas

vraiment possible de gérer ses émotions ou de rationaliser pour y faire face. Nous avons besoin de nous connecter à nous-mêmes pour pouvoir digérer nos expériences, et cela prend du temps. Pour moi, ça passe avant tout par la méditation.

Manon et Théo débarquent dans la cuisine, décidés à avoir leur part de ce chocolat chaud dont l’arôme est monté jusqu’à eux.

— Allez, Manon, une petite tasse et on y va. Tu t’es bien amusée ?

— Super bien. Théo est trop gentil !— Alors ça te va de revenir pour les vacances ?— Oh, oui maman ! J’ai hâte.Ravie et soulagée, Estelle embrasse chaleureusement Flora

et Théo et s’en va, suivie de Manon qui adresse à ses hôtes de grands signes de la main.

 Absorbée par la préparation du dîner, Flora jette un œil

distrait à son portable, dont le carillon vient d’indiquer l’arri-vée d’un texto. Laurent.

Ne m’attends pas. Je rentrerai tard. Réunion imprévue au boulot.

Flora ne répond pas. Le destin semble bien décidé à la guider sur la nouvelle voie qu’elle s’est tracée.

Un désir irrésistible la traverse et la submerge tout à coup. Emportée par une force profonde qui la surprend, elle va chercher des feuilles de papier blanc et des tubes de pein-ture. Remplie d’une énergie sauvage, presque farouche, elle retourne à la cuisine. Elle s’assied en disposant devant elle une

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grande feuille et des couleurs de toutes sortes, puis se met à peindre avec les doigts, sans retenue, comme lorsqu’elle était petite fille. De la gouache plein les mains, Flora s’amuse folle-ment. Dans une fulgurance, elle se voit à la maternelle. Libre, complètement libre. Elle est de nouveau enfin libre  ! Une joie profonde monte du tréfonds de son être. Elle retrouve sa créativité d’enfant. Elle jubile. Elle se sent jeune, belle et forte. Elle peint un grand bouquet de lilas en fleurs, mauves, un peu comme si elle le tenait devant elle, et des papillons, plein de papillons tout autour d’elle. Je vais planter un lilas dans le jardin. C’est vrai, cela manque ! Moi qui adore le lilas…

À minuit, Laurent n’est pas encore rentré. Flora feuil-lette des albums photo de sa jeunesse en réfléchissant, puis elle médite un moment et se couche. Vers 2  h du matin, elle entend la porte d’entrée s’ouvrir, des pas discrets au rez-de-chaussée et le léger claquement du canapé-lit qu’on déplie. Flora a compris. Un puissant vertige la saisit pendant un instant qui lui semble une éternité, suivi de la sensation d’une grande chute dans le vide. Son ventre se tord et une douleur intense lui coupe le souffle. Elle pleure à chaudes larmes. Elle s’y attendait, c’est vrai, elle attendait même cet instant avec une sorte d’impatience, mais elle n’imaginait pas que le choc serait si rude. Elle se recroqueville sur elle-même. Puis, lentement, épuisée par les larmes, elle laisse les tensions se relâcher et s’endort profondément.

Mon existence

me ressemble

de plus en plus.

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Flora sort du métro à la station Franklin D. Roosevelt. Elle apprécie la largeur des esplanades et le spectacle des arbres, déjà couverts de feuilles d’un vert que le soleil

radieux rend plus intense encore. Elle respire à pleins poumons l’air du printemps et avance à grands pas pour rejoindre le restaurant où Pascal l’a invitée, La table du huit, rue Jean Goujon, près du grand Palais. Après leur déjeuner, ils ont prévu d’aller voir une exposition sur les jardins, qui présente des toiles de Monet, Cézanne, Picasso, Matisse et Magritte, des artistes qu’ils apprécient énormément l’un et l’autre.

Lorsqu’elle aperçoit Pascal, Flora ressent une grande joie mêlée d’une légère appréhension. Tout va très bien se passer. Ses lèvres vermillon, assorties à la fameuse robe qu’elle étrenne aujourd’hui, dessinent un sourire auquel Pascal répond aussi-tôt, à son plus grand soulagement.

— Bonjour Flora  ! Tu es resplendissante, et cette robe… Elle te va à merveille !

— Merci… C’est vrai que ça donne bonne mine, les couleurs vives !

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— Je suis bien d’accord, dit Pascal avec un sourire, en dési-gnant sa chemise d’un bleu lumineux. Viens, c’est par ici, ajoute-t-il en lui ouvrant les grandes portes vitrées. Tu es déjà venue ?

— Non, c’est la première fois.— Tu vas voir, c’est incroyable. Dans quelques minutes, tu

n’auras plus l’impression d’être à Paris. Je t’en prie.À l’accueil, une hôtesse les conduit vers leur table, au cœur

d’un véritable jardin intérieur. Conquise, Flora admire les buis, l’olivier centenaire et la fougère arborescente, dont les nuances de vert sont relevées par une profusion de fleurs  : des roses, encore en bouton pour la plupart, des hortensias rouges et blancs, des azalées. Les jasmins sont au début de leur floraison et commencent déjà à exhaler un parfum doux, vaporeux, légèrement envoûtant.

— Quel bel endroit, dit-elle en s’asseyant, ce jardin est magique. Merci Pascal, je n’aurais pas pu rêver mieux.

— En plus, ils proposent des plats végétariens…— La perfection !Le sourire de Pascal s’élargit.— Tu sais que je me sens beaucoup mieux depuis que tu

m’as fait le massage aux épices ?— Ah  ? Eh bien j’en suis ravie… bredouille Flora en se

plongeant dans la lecture de la carte, un peu gênée de sentir le regard de Pascal posé sur elle. Tu prendras quoi en entrée ?

— J’ai bien envie de goûter les ravioles de gambas, et toi ?— La salade de lentilles du Puy. Et ensuite ?— Je vais me laisser tenter par le filet de daurade royale

aux petits légumes.— Ouah… Moi, je vais prendre le plat « 100 % veggie »,

les légumes poêlés avec leur salade de quinoa aux radis cuits et crus… Tu es gourmand, non ?

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— Oui, très, avoue Pascal en rougissant légèrement.— Moi aussi, je suis gourmande, et je l’assume. Je le reven-

dique, même  ! Aimer les bonnes choses, c’est une qualité essentielle, tu ne crois pas ?

— Si, si, sans aucun doute. Dis-moi… hésite-t-il, légère-ment troublé, avant de se lancer : je trouve que tu as quelque chose de changé… Tout va bien ?

— Très bien… enfin, mieux depuis un jour ou deux. À vrai dire, tu as raison, quelque chose a changé. Laurent, mon compagnon, il… Bref, il m’a annoncé jeudi qu’il me quittait. Il a rencontré une femme et il part s’installer chez elle. J’ai été très secouée, sur le coup, mais en fait, je m’y attendais. Notre relation n’avait fait que se détériorer ces derniers mois…

— C’est un coup dur, tout de même. Tu vas pouvoir garder la maison ?

— Oui  ! De ce point de vue-là, j’ai beaucoup de chance. Laurent ne m’aime plus, il a toujours eu du mal à comprendre ma sensibilité, mais il n’est pas méchant, au fond. Il me laisse la maison et en échange, il ne me verse pas de pension. C’est comme ça et c’est très bien. Je sais que je vais m’en sortir.

— Ton fils a quel âge, déjà ? — Théo aura bientôt 12 ans.— Il reste avec toi ?Flora hoche la tête.— Bien sûr, il pourra voir son père quand il voudra. Enfin

quand Laurent aura du temps à lui accorder…— Eh bien, en effet, quel changement !— Oui. À part la tristesse de voir s’achever une période

de ma vie et le chamboulement que cela provoque, surtout pour Théo, je dois avouer que je me sens soulagée. Ce sera mieux ainsi.

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Pascal reste silencieux. Le regard dans le vague, il semble perdu dans ses réflexions et attaque distraitement l’entrée que le serveur vient de poser sur la table.

— J’ai regardé le film dont tu m’as parlé, reprend Flora au bout d’un moment. Je l’ai trouvé bouleversant à bien des égards. Tout m’a plu en fait  : l’intrigue, la musique magni-fique, l’esthétique stupéfiante des paysages et des châteaux, l’extrême sensibilité de Ludwig, sa difficulté à vivre au milieu d’un monde très matérialiste et traditionnaliste, aussi.

Pascal pose doucement sa fourchette et sourit.— Je suis très content, vraiment.— Merci de me l’avoir conseillé. Tu vois, c’est typiquement le

genre d’expérience que je ne pouvais pas partager avec Laurent… À la médiathèque de Vincennes, on m’a conseillé Le Jardin des Finzi-Contini, que j’ai adoré aussi. J’imagine que tu l’as vu ?

— Oui, et je l’aime énormément. Comme toi, ajoute-t-il en regardant Flora, sans cesser de sourire. À propos, sur la sensibilité, l’un des films qui m’a le plus marqué ces derniers temps, c’est Danish girl. Tu l’as vu ?

— Non, pas encore, mais j’en ai entendu parler.— J’ai le DVD… Si tu veux, on pourra le regarder ensemble.— Avec plaisir !À mesure que le déjeuner avance, Flora et Pascal se

détendent, et se découvrent de nombreuses affinités entre deux éclats de rire. Elle apprécie sa franchise, et le trouve réceptif et extrêmement sincère, presque sans défense. Il évoque sa relation avec ses élèves, ses idées pour les aider, les intéresser à l’Histoire et les faire progresser. Elle trouve cela magnifique. Puis il lui explique qu’il fait partie d’une associa-tion qui lutte contre l’illettrisme : chaque semaine, il donne des cours d’alphabétisation à des enfants et des jeunes en

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grande difficulté. Admirative, Flora se sent également soula-gée de constater qu’un homme peut être à la fois masculin et très sensible, que l’un n’exclut pas l’autre.

— Tu prendras un dessert ?— Oh, oui ! Je vais être gourmande jusqu’au bout. Je crois

que je vais me laisser tenter par cette crème brûlée à la fève tonka. J’adore le mélange sucré et épicé… et toi ?

— Eh bien… J’aime beaucoup la fève tonka aussi, mais je vais plutôt goûter « Le grand 8 », le vacherin aux agrumes. J’en ai déjà l’eau à la bouche !

Ils rient de nouveau, comme des enfants, surpris et atten-dris par la spontanéité qui grandit entre eux et l’évidence qui les submerge.

Attentif et curieux, Pascal exprime un intérêt sincère pour les différentes formes de massage et les huiles essentielles. Il encourage Flora à suivre des cours d’aromathérapie et semble emballé par son idée de se former au chi nei tsang.

Que de connivence entre nous... Je rêve ? Il y a quelques mois à peine, j’aurais même eu du mal à croire que c’est possible !

Devant les desserts, Pascal lui confie qu’il fait partie d’un groupe d’hypersensibles qu’il a créé avec quelques collègues. Ils se retrouvent une fois par mois au moins chez les uns ou les autres. Ce groupe leur permet de s’ouvrir sur la manière dont ils vivent leur particularité, mais aussi de mettre en place des actions dans les écoles pour parler de la sensibi-lité aux enfants et les aider à mieux l’accepter. Ils souhaitent étendre ces actions aux collèges de l’est de Paris dans lesquels ils travaillent. Flora est ébahie.

— Tu crois que je pourrais faire partie de votre groupe ?— Pourquoi pas, si tu veux  ! (Pascal se tait un instant

et observe Flora.) Tu sais, il y a un an, à peu près, j’ai fait

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un voyage qui a changé ma façon d’enseigner. J’ai passé quinze jours en Finlande à observer le fonctionnement d’un collège, pour mieux comprendre leur système éducatif. J’ai vite compris que les Finlandais étaient très en avance sur nous. Les enseignants sont plus nombreux, deux par classe, et font cours d’une façon très souple. Les élèves travaillent ensemble, par petits groupes de deux ou trois. Ils ont le droit de se lever, d’aller voir le professeur, de demander de l’aide. Ils font beaucoup d’activités manuelles. Au contraire d’ici, les relations sont tout sauf hiérarchiques  : les professeurs mangent à la cantine avec les élèves et tout le monde parti-cipe à la vie communautaire. C’est vraiment fabuleux ! J’en suis revenu transformé.

En écoutant Pascal, Flora prend conscience une fois de plus qu’elle a de la chance d’avoir rencontré un homme aussi original et authentique. Elle ne doute plus une seconde qu’elle est en train d’en tomber amoureuse… Son cœur bat fort dans sa poitrine tandis qu’elle se sent prise d’un léger et merveilleux vertige.

Je savoure la vie

et ses délices.

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C e lundi matin, Flora s’éveille, heureuse, avec le souvenir de l’excellent dimanche passé chez Pascal à Noisy-le-Sec, tandis que Théo jouait avec Manon chez

Estelle. Elle regarde distraitement son portable et découvre le texto de Marc.

Rendez-vous au Parc floral.

Ah ? Surprise !

D’accord. À tout à l’heure.

Encore un petit répit au chaud, puis je me lève…Lorsqu’elle arrive devant l’entrée du Parc, Flora aperçoit

Marc, qui a l’air en grande forme et semble sautiller sur place, impatient comme un gamin. Prévoyant, il a déjà acheté les deux billets et lui tend le sien en lui faisant signe de le suivre dans le jardin.

— Comment allez-vous, chère Flora ?

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— Extrêmement bien, et surtout beaucoup mieux que lundi dernier, après la crise avec Laurent ! Oui, vraiment… Je vais très bien et vous y êtes pour beaucoup !

— Je suis très heureux pour vous, sincèrement.— Merci, Marc !— Pour cette dernière rencontre, je voudrais vous faire

vivre encore deux expériences...— Dernière ? Pourquoi dernière ?— Vous êtes en pleine forme, n’est-ce pas  ? Votre exis-

tence se transforme merveilleusement  ? On peut difficile-ment rêver mieux ?

— Oui, quand j’y pense, je n’en reviens pas. Mes nouveaux projets, mon amitié avec Estelle, la rencontre avec Pascal… C’est cela qu’on appelle la loi d’attraction ?

— À votre avis ?— Oui, je crois que oui… J’ai remarqué que les personnes géné-

reuses et de bonne volonté ont tendance à s’attirer, et les êtres très sensibles encore plus. L’enthousiasme attire l’enthousiasme, la spontanéité et la sincérité aussi. L’univers fait bien les choses !

— Vous voyez, il suffit de faire confiance à la vie, à la vie en soi, et de la soutenir. Cette force mystérieuse, certains l’appellent la vie, le cosmos ou la Création, d’autres Dieu, même, ou l’inconscient, pourquoi pas ? À vous de choisir le nom que vous voulez lui donnez !

Marc entraîne Flora jusqu’à une aire de jeux pour enfants.— Vous me faites confiance ?— Oui…— Vous aimez la créativité ?— Oui, bien sûr.— C’est important pour vous d’être inventive et de déve-

lopper vos capacités créatives ?

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— Évidemment !— Alors, pour cela, rien de mieux que de jouer comme

un enfant !Flora le regarde avec des yeux écarquillés.— Pendant quelques minutes, essayez de retrouver votre

âme d’enfant et de jouer comme si vous aviez 5 ans.— Vraiment ?Perplexe et intriguée, Flora est partagée entre le désir de

s’amuser et la peur de paraître ridicule. Puis elle se souvient qu’elle a donné sa confiance à Marc et se dit qu’elle ne risque rien à essayer, au contraire. Alors, elle décide de se laisser aller au plaisir du jeu. Elle se lance à la conquête de la toile d’araignée en cordages, grimpe à son sommet, jubile, lâche une main et crie comme une bienheureuse. Puis elle redescend, court vers un toboggan, monte l’échelle et glisse en riant jusque dans le sable, sur lequel elle se met à dessi-ner avec ses doigts en traçant de longs traits autour d’elle, comme pour représenter une maison. Elle se relève, va vers une balançoire et active ses jambes pour voler de plus en plus haut. Gagnée par une vertigineuse euphorie, elle rit à gorge déployée.

Lorsqu’elle regagne la terre ferme, elle court vers Marc et lui lance :

— C’est fantastique, j’avais oublié à quel point s’amuser fait du bien !

— Oui, alors amusez-vous souvent, le plus souvent possible ! Riez, jouez, faites-vous plaisir, c’est la meilleure façon d’aller bien et d’être heureuse.

— Comme c’est vrai !Marc lui propose de marcher et l’entraîne vers une grande

pelouse, au fond du parc. Ils cheminent lentement en

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admirant l’exubérance de la nature à l’apogée du printemps. Lorsqu’ils arrivent, Marc se place face à Flora et lui propose d’effectuer quelques mouvements de chi gong, très simples et très lents, les pieds bien ancrés dans le sol et la tête touchant le ciel, dans les nuages. Il l’invite à être consciente de ce qu’elle vit, pour bien faire coïncider le geste et le souffle :

— La vie est mouvement. L’énergie comme la respiration ne sont que mouvement. La méditation aussi est mouvement. Tout change tout le temps en nous et autour de nous, nos cellules se renouvellent sans cesse, nous ne sommes jamais exactement pareils que l’instant d’avant.

— Rien que d’y penser, cela me donne le tournis  ! C’est fascinant.

Marc le reconnaît en souriant.— Voilà, Flora. Je crois que je n’ai plus grand-chose à vous

apprendre. Maintenant, vous savez que vous pouvez médi-ter n’importe où, n’importe quand, immobile ou en mouve-ment, peu importe. Se poser, faire silence, se recueillir, se rassembler, revenir à la source… Appelez cela comme vous le souhaitez, dans tous les cas, il s’agit simplement d’être là.

— Être là. J’aime cette idée toute simple.— Être dans ce corps-là, à ce moment-là… Avec soi,

connecté à soi-même.— Être présente et me sentir vivante.— L’essentiel, c’est la liberté. Vous n’avez besoin ni de

maître, ni de gourou, ni de rituel préétabli, ni même de méthode ou de technique particulières. Dans chaque situa-tion, le désir est un guide plus sûr que la discipline, la motiva-tion est plus efficace que la contrainte, l’amour plus puissant que le devoir. Le chemin compte beaucoup plus que le résul-tat.

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— D’accord, mais alors, comment est-ce que je peux savoir si je suis vraiment libre ?

— Il vous suffit de repérer les sensations de liberté que vous connaissez bien, désormais : la joie d’être en paix avec soi-même, le jeu, l’amusement, l’émerveillement, la sponta-néité ou l’enthousiasme…

Flora hoche la tête.— Concrètement, aussi, poursuit Marc, la liberté du souffle.

Plus votre souffle est libre, mieux vous allez. La liberté de la respiration est le signe que tout se passe bien pour vous, que rien ne vous trouble ou ne vous entrave.

— Je comprends. C’est aussi tout cela qui m’aide à accep-ter de mieux en mieux ma très grande sensibilité. Pas seule-ment à l’accepter, mais aussi à la développer, à affiner mes sens, mes perceptions, à cultiver mes dons. C’est fabuleux !

— Exactement, Flora, vous avez tout compris !— Alors, vous êtes vraiment sûr que je n’ai plus besoin de

vous ? De vous parler ?— Qu’en pensez-vous ?— Au fond de moi, je le sais, c’est vrai. Oui, j’en suis sûre.— Vous voyez bien !— En même temps, je sens que vous allez me manquer…— Je comprends, d’ailleurs vous allez me manquer aussi,

mais il s’agit de tout autre chose. Maintenant, vous connais-sez bien vos ressources et vous savez comment aller puiser en vous-même.

— Oui… Je pourrai peut-être vous écrire ?— Si vous voulez.Flora reste pensive un instant, puis regarde Marc et dit :— Quel beau chemin nous avons parcouru ensemble.Marc sourit sans dire un mot.

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— Merci du fond du cœur…— Merci à vous, Flora, et bonne vie ! Bonne vie à vous, à

Théo, à tous ceux qui vous sont chers.Il serre longuement la jeune femme dans ses bras. Elle

se laisse complètement aller et reçoit ce don de chaleur et d’affection. Elle se détend, savoure l’instant et sent monter en elle une joie immense, comme des millions d’étoiles scin-tillant dans tout son corps…

Je suis là, tout

simplement.

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ÉTÉ

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–M aman, il y a du courrier pour toi !Tout excité, Théo rejoint Flora, occu-

pée à cueillir des cerises, si nombreuses en ce mois de juillet que les branches de l’arbre semblent ployer sous leur poids. Brillants et écarlates, les fruits s’accumulent dans le panier d’osier comme des pierres précieuses. Pascal, qui adore cuisiner, a déjà préparé un superbe clafoutis bien doré pour le dessert avec les cerises cueillies le matin même, mais Flora voudrait aussi en offrir des fraîches à leurs invités. Elle sourit à son fils, qui lui tend une carte postale : Samira ! À l’ère de la communica-tion instantanée et immatérielle, sa meilleure amie a pris son temps et sa plume pour lui envoyer ce petit souvenir de Cuba, où visiblement elle ne s’ennuie pas. En voilà une qui a tout compris !

La sonnette de l’entrée retentit. Théo rentre dans la maison baignée de lumière pour ouvrir aux premiers arrivants et embrasse chaleureusement Manon et Estelle.

— Attends, Théo, ne ferme pas, on est là !

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Hors d’haleine, Antoine traverse la rue en courant, suivi de Louis.

— Tout le monde arrive en même temps  ! jubile Théo. Entrez, entrez ! Maman est dans le jardin et Pascal à la cuisine. Natacha et Olivier ne devraient plus tarder.

— Regarde, lui lance Estelle. Chose promise, chose due : j’ai apporté du vrai jus de poire, pour que vous puissiez trin-quer avec nous.

— Mazette, je veux bien retomber en enfance, s’exclame Antoine en regardant l’étiquette. Je t’échange mon cham-pagne contre ton jus de poire fermier !

— En provenance directe de Normandie ! C’est un client de Flora qui produit des jus et des cidres délicieux, à l’ancienne. Si tu es sage, tu auras le droit d’y goûter, plaisante Estelle.

Théo emmène tout le monde dans le jardin, où Pascal a installé une longue table à l’ombre d’un grand arbre et de deux parasols.

— Dis-moi, ton tilleul est magnifique, glisse Louis à Flora en lui faisant la bise.

— Tu sens  ? Il y a quelques jours, l’odeur était franche-ment divine.

— Elle l’est encore. D’ailleurs, tout le jardin est magni-fique. Quelle chance vous avez !

— Tu sais que tu es le bienvenu pour en profiter quand tu veux. Tu es chez toi…

— Ma belle, je pense que ton invitation ne pouvait pas mieux tomber  ! intervient Antoine. Tu vois ce que je veux dire ?

— Non… c’est pas vrai ! glousse Flora, ravie. C’est sûr ?— Quoi, maman, qu’est-ce qui est sûr ? s’enquiert Théo.— Demande à ton parrain, c’est à lui de te le dire !

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-  Eh bien, Louis et moi, nous allons nous installer à Vincennes, tout près d’ici, dans une très jolie maison.

— Avec un jardin ?— Oui, mon grand, avec un jardin  ! On avait envie de

pouvoir vous voir plus souvent…— Chouette !— Quelle bonne nouvelle, s’écrie Estelle. Ça vous

rapproche aussi de nous, c’est formidable !— Comme ça, entre Flo et nous, tu n’auras plus de

problèmes pour faire garder Manon, ajoute Louis.— Et puis comme tu cuisines comme un dieu, toi aussi, je

n’aurai que l’embarras du choix pour venir dîner…— Quel bazar, ironise gentiment Pascal en arrivant, un

plateau chargé de verres entre les mains, on se croirait dans une volière !

— Eh, dis donc, le maître d’école, tu ne vas pas nous empêcher de vivre, hein !

— Natacha ? Mais tu sors d’où ? Comment tu es entrée ? — Mystère et boule de gomme… À ton avis ? Par la porte,

pardi ! J’avais demandé à Théo de la laisser entrouverte pour ne pas vous déranger en sonnant.

— Ah, d’accord, why not ? Je ne connais pas encore toutes les habitudes de la maison…

— Oh, je ne m’en fais pas, ma chère grande sœur est un peu spéciale mais tu vas t’y faire…

— C’est de famille, on dirait, réplique Pascal en riant, une bouteille de champagne à la main. Je te sers une coupe  ? propose-t-il tandis que le bouchon émet un « pop » sonore.

— Eh bien… Je crois que je vais plutôt me contenter de ce jus de poire qui a l’air délicieux… Si mon neveu chéri accepte de m’en laisser un peu !

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— Pas de champagne, Nat ? (Flora fronce les sourcils.) Tu es sûre que tu vas bien ?

— On ne peut mieux ! Enfin… surtout depuis que je ne vomis plus toutes les cinq minutes.

Flora regarde sa sœur, ébahie. Que cherche-t-elle à lui dire, avec sa bouche rose éclairée par un immense sourire ?

— Quoi  ? Natacha  ! C’est bien ça  ? Depuis combien de temps ?

— Presque quatre mois…— Cachotière ! s’exclame Flora en l’embrassant chaleureu-

sement. Quelle bonne nouvelle, félicitations, ma sœurette ! Dans l’agitation festive et le brouhaha bon enfant, l’apéritif

se met en place. Olivier arrive, une bouteille de Saint-Emilion à la main, et les enfants vont ramasser d’autres cerises en attendant de passer à table.

Le déjeuner se poursuit dans la légèreté et l’allégresse, les rires et la bonne humeur. Théo évoque spontanément son père, lequel semble très heureux avec Valérie, sa nouvelle compagne. «  Elle est sympa  », précise-t-il, et Laurent a des projets qui le motivent. Il est donc « beaucoup plus cool » et a même accepté d’inscrire Théo à un cours de danse ! Une révolution…

— Ah, l’amour… lance Olivier.— Bon, eh bien, il ne reste plus que moi, pouffe Estelle,

un peu rouge.— Toi, ma petite mère, je crois que tu as trop bu, lui

souffle gentiment Antoine.— Au fait, vous connaissez la nouvelle ? demande Flora.— Oui, bon, je suis enceinte, avoue Natacha. Je crois que

tout le monde est au courant, maintenant !Sa sœur éclate de rire.

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— Ça, ce n’est pas une nouvelle, c’est l’événement du siècle ! Non, je parlais d’autre chose…

— Allez, dis-leur, l’encourage Pascal. Tu ne peux pas les laisser dans ce suspense insoutenable jusqu’au dessert !

— On a sauvé le dernier terrain vague de Vincennes !— Oh, génial  ! s’exclame Louis. Ce n’était pas gagné,

non ? — Non, mais le collectif des habitants du quartier pour

lequel j’ai travaillé a remué ciel et terre et a pu lever assez de fonds pour acheter le terrain. Pascal et moi, on a rejoint le groupe. On va faire de ce lieu un potager biodynamique en permaculture. Chacun ira y travailler selon ses disponibilités et les légumes seront répartis équitablement entre nous tous.

Louis s’extasie de plus belle.— C’est fantastique ! Comme à New York, un potager en

pleine ville. Tu te souviens, Antoine ? Alors comment est-ce qu’on s’inscrit à votre collectif ? C’est encore possible ou vous ne prenez que les happy few ?

— Non, bien sûr qu’on peut s’inscrire, au contraire : plus on est de fous plus on rit ! À propos, ajoute Flora, je voudrais rétablir une vérité importante…

— Oh là, silence, silence  ! Ça devient sérieux, plaisante Olivier. Quelle vérité ?

— Lorsque j’étais enfant, on disait que le bonheur des uns faisait le malheur des autres…

— On le dit encore, tu sais, regrette Estelle. En fait, je crois qu’on dit surtout l’inverse, mais peu importe.

— Eh bien, c’est faux, complètement faux, archi faux ! Je voudrais donc profiter de l’occasion pour vous suggérer ce qui pourrait être la devise de notre petit groupe : « le bonheur des uns fait le bonheur des autres » ! Vous êtes d’accord ?

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En guise de réponse, tout le monde applaudit des deux mains, au milieu des « youpi » et autres « hourra ». Lorsque le brouhaha se calme, Théo lève la main pour prendre la parole et annonce, avec le plus grand sérieux :

— Je crois que c’est l’heure du clafoutis.— Un clafoutis ? demande Natacha. Aux cerises ?— Oui.— Tu sais que c’est mon dessert préféré…— Oui, je sais, lui répond Théo en déposant un bisou sur

sa joue.— Tu es un ange  ! C’est toi qui l’as fait, ce merveilleux

clafoutis ?— Non, c’est Pascal, le roi de la cuisine. Et tu vas voir, c’est

un vrai chef ! Après le repas, les convives se retirent dans le salon pour

boire le café et prolonger la discussion dans la fraîcheur de la maison. Flora en profite pour se reposer un moment, allon-gée sur une chaise longue à l’ombre du tilleul. Heureuse. Théo vient la voir et la serre contre son cœur.

— Je t’aime, maman.— Moi aussi, mon grand, je t’aime plus que tout.— Maman ?— Oui ?— J’aimerais bien avoir une petite sœur…— Moi aussi, mon chéri. Moi aussi, j’adorerais avoir un

autre enfant. — C’est vrai ?— Bien sûr que c’est vrai. Attends encore un peu, et tu

verras comme la vie est douce et belle.— Elle est déjà belle, maman, si belle.

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SAVERIO TOMASELLA

Flora sourit, émerveillée.En regardant son fils s’éloigner pour rejoindre Pascal qui

joue avec Manon, elle reconnaît plus que jamais à quel point il fait bon vivre. Elle pense un instant à Marc, avec gratitude, et cette grande joie partagée avec ceux qu’elle aime fait monter en elle une merveilleuse chaleur. Elle retrouve enfin, intact et entier, ce frémissement éclatant qui emporte tout l’être, ce sentiment qu’elle cherche au fond d’elle depuis si longtemps…

Oui, c’est bien ça, la félicité !

Le bonheur des uns fait

le bonheur des autres.

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GUIDE PRATIQUE DE L’ULTRA-SENSIBLE

« L’empathie est le talent le plus précieux de l’être humain. »

Meryl Streep

Ce petit guide est destiné à vous permettre de créer votre propre cahier, et d’avancer ainsi pas à pas vers une plus grande capacité à vivre votre très forte sensibilité dans la bonne humeur, la sérénité retrouvée et, si possible, la joie.

Les étapes sont indicatives et correspondent au cheminement de Flora, mais leur ordre importe peu. Vous pouvez les suivre à votre guise, quand et comme vous le souhaitez, en toute liberté.

De même, les observations, les questions et les solutions propo-sées ne sont que des pistes pour vous aider à trouver vos propres repères : vos observations, vos questions et vos solutions à vous. Mon souhait est que vous puissiez découvrir en vous-mêmes toutes les ressources qui sont les vôtres, que vous puissiez les développer pour vous transformer dans le sens de ce qui vous tient le plus à cœur et qui vous correspond le mieux.

Bon voyage !

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Chapitre 1

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je me sens à vif, susceptible, facilement irritable et rapide-

ment contrarié(e).

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Je ne peux plus continuer comme ça, je veux vraiment

changer.

Comment y remédier ? Je cherche une personne compréhensive à qui me confier,

quelqu’un qui m’écoute vraiment, qui ne me juge pas et m’aide à aller mieux.

Je m’aide d’un livre pour y voir plus clair, je prends des notes. Je choisis certains romans ou certains films comme de

vrais auxiliaires de vie.

Chapitre 2

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je me sens profondément déstabilisé(e) par les critiques

et la contradiction. Je doute facilement de moi-même.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment trouver la force d’être qui je suis, sans avoir à

m’excuser d’être comme je suis ?

Comment y remédier ? Je m’accorde du temps pour aller à la rencontre de moi-

même. J’accueille l’enfant que j’ai été. Je me replace dans le maillage des générations : comment

étaient mes parents, mes grands-parents ?

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GUIDE PRATIQUE DE L’ULTRA-SENSIBLE

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Chapitre 3

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? J’ai tendance à me cacher, à me replier, à fuir les autres.

J’ai une mauvaise conception et une faible estime de moi.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Quelle est ma relation avec moi-même ?

Comment y remédier ? Je m’observe dans des situations concrètes, seul(e) ou

avec d’autres. Je choisis ce que je crois, ce que je dis, ce que je fais.

Chapitre 4

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je veux tout le temps faire plaisir aux autres. J’ai peur de

décevoir et d’être rejeté(e).

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Pourquoi suis-je si vulnérable face aux autres ? Comment

cela se manifeste-t-il ?

Comment y remédier ? Je suis attentif(ve) à mes perceptions quand je suis avec

une personne proche (ami intime, famille…). Je fais de même avec une personne moins proche

(collègue, cousin éloigné, connaissance…) J’écris ce que je ressens. Je détaille mes sensations. Je

prends le temps de m’écouter.

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À FLEUR DE PEAU

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Chapitre 5

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je n’arrive pas à être moi-même. J’ai besoin de me sentir

aimé(e), accepté(e), apprécié(e). Je veux tout le temps correspondre à ce que les autres attendent de moi. Je me perds dans ce que je fais pour les autres.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Je reviens à moi-même, je tourne mon regard vers moi.

Comment y remédier ? Je m’apporte à moi-même ce que j’apporte aux autres. Je suis qui je suis, j’arrête de me comparer !

Chapitre 6

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je me sens coupable pour presque rien. Je suis rapide-

ment submergé(e) par la honte. Je peux être impulsif(ve), sans réussir à me contrôler.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment moins souffrir dans ma relation avec les autres ?

Comment y remédier ? J’essaie de ne pas me sentir visé(e), de ne pas prendre les

choses trop personnellement. Je prends de la distance avec une situation conflictuelle,

pour mieux appréhender ce qui se passe, puis pour choi-sir la réponse adéquate.

Je peux aussi ne rien répondre, même si je ne suis pas d’accord, pour éviter de mettre de l’huile sur le feu.

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Chapitre 7

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je recherche l’authenticité, l’honnêteté envers moi-même

et la sincérité dans mes relations. Je consacre beaucoup de temps aux autres.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Je me disperse trop facilement. Il est temps que je me

retrouve. Je veux être moi-même.

Comment y remédier ? Je change la façon de me parler à moi-même. Par exemple,

je ne me dévalorise plus, je ne me rends plus coupable de tout et de rien, je me regarde sous un meilleur jour…

Je me fais plaisir, je pense à moi, je m’occupe de moi.

Chapitre 8

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? J’ai besoin de temps pour réfléchir et de solitude pour me

retrouver.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Je souhaite être plus disponible pour moi-même.

Comment y remédier ? Je respecte mon besoin de solitude. Je m’accorde du temps, rien que pour moi, même pour

ne rien faire. Je ne dis pas toujours « oui » à une sortie quand je n’en

ai pas envie.

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À FLEUR DE PEAU

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Chapitre 9

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Mes perceptions sensorielles sont exacerbées (lumières,

couleurs, odeurs, ambiances, bruits). J’aime la nature. J’apprécie la beauté, qui m’apaise et me rassure.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Je souhaite oser être moi-même, découvrir qui je suis vrai-

ment, m’épanouir, être naturel(le) et spontané(e).

Comment y contribuer ? J’apprends à me lâcher  : je déborde de créativité, je suis

inventif(ve) chaque jour, même de façon très simple, dans les petites choses.

Chapitre 10

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? J’ai très souvent peur de blesser les autres. J’ai besoin de

l’affection des autres, de leur approbation, et j’ai peur d’être abandonné(e).

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Je développe la confiance en moi.

Comment y remédier ? Je me réjouis de faire une activité rien que pour moi. Le

yoga, par exemple, me fait beaucoup de bien. Je prends le temps de méditer. Je ne me laisse plus impressionner.

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Chapitre 11

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? J‘ai peur d’être «  anormal(e)  », d’être jugé(e) «  trop  »

sensible.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Un être humain ne peut pas être trop sensible. La sensi-

bilité est une qualité.

Comment y remédier ? Je suis fièr(e) d’être sensible. Je crois à mon rêve.

Chapitre 12

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je suis timide et facilement réservé(e). J’ai peur de mal

faire ou d’être jugé(e). Je me remets continuellement en question.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment m’aimer plus ?

Comment y remédier ? Je savoure l’instant. Je goûte les instants de joie. Je m’accepte comme je suis. M’aimer, c’est d’abord m’ac-

cepter.

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À FLEUR DE PEAU

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Chapitre 13

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je me décourage à la moindre critique, puis je me sens

las(se) et sans ressort. J’ai l’impression de tourner en rond, de ne pas progresser.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Je prends garde à ne pas reproduire les mêmes erreurs.

Comment y remédier ? Le changement implique de chercher, de créer, d’in-

nover. J’accueille et j’écoute mes ressentis, puis j’en tiens vrai-

ment compte.

Chapitre 14

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? J’ai l’impression de tout percevoir sans filtre, sans protec-

tion. Je suis perméable, poreux(se), comme si je n’avais pas d’enveloppe protectrice.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Je souhaite vivre dans la douceur et l’harmonie.

Comment y remédier ? Je prends soin de moi, dès que j’en ressens le besoin. Je m’extrais (réellement ou en pensée) d’un environne-

ment hostile ou d’une mauvaise ambiance. Plus je médite, plus je m’apaise et je me détache. Je me

recentre sur l’essentiel.

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Chapitre 15

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? J’ai peur de la violence et de la méchanceté. J’évite les

disputes et les conflits. Je m’efface devant les autres.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment mieux m’affirmer ?

Comment y remédier ? Je ne me laisse plus faire. Je me manifeste. Je prends le risque de dire « non », quitte à déplaire. Je dis ce que je pense, ce que je crois, ce que je souhaite,

ce que je préfère. Je laisse monter en moi la force de ma détermination.

Chapitre 16

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je rumine les paroles désagréables, je ressasse les mauvais

moments. Je n’arrête pas de penser et de tourner mes idées dans

tous les sens.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment ne plus nourrir les pensées qui tournent en boucle ?

Comment y remédier ? Je pratique chaque jour la méditation, l’écoute du silence... Je ressens mon corps, je me focalise sur les sensations.

Assis(e), je me concentre sur les points d’appui de mon corps (fessiers, dos contre le dossier, avant-bras sur les accoudoirs) …

Je pars des ressentis, de ce que je sens réellement, et non des idées.

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À FLEUR DE PEAU

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Chapitre 17

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je suis plutôt insatisfait(e). Je vois le mauvais côté des

personnes et des situations. Les souffrances, les malheurs et les détresses d’autrui m’affectent beaucoup.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment améliorer mon quotidien ?

Comment y remédier ? J’accepte ce que m’offre la vie. J’accueille avec plaisir la nouveauté, la surprise. Je lâche prise, au sens propre : je laisse aller…

Chapitre 18

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Les autres ne me comprennent pas : je suis ultra-sensible,

oui, et alors  ? Je suis délicat(e), fragile, émotif(ve), mais aussi original(e), créatif(ve), subtil(e). Mes ressentis sont intenses, mes perceptions sont précises.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Ma très grande sensibilité me permet de vivre plus intensément.

Comment y remédier ? Je considère ma sensibilité comme une chance et un atout. Ma vie est belle parce qu’elle est remplie d’émotions et de

sensations de toutes sortes. Je suis comme un(e) impres-sionniste, mes ressentis sont foisonnants.

Je suis fièr(e) d’être sensible, enthousiaste, spontané(e)…

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Chapitre 19

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je suis souvent anxieux(se). Je m’inquiète, je me fais du

souci pour moi et pour les autres. Je suis parfois sur mes gardes. Je peux être saisi(e) de

panique sans raison.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Quelles sont les peurs qui m’habitent ? De quoi ai-je peur

exactement ?

Comment y remédier ? J’écris la liste de mes peurs. Je repère mes craintes, et quand elles surviennent, je les

observe, tout simplement.

Chapitre 20

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? J’ai l’impression d’une plaie à vif, d’une hémorragie

permanente, d’être sur le qui-vive… Je suis susceptible, irritable, je ne supporte pas d’être

contredit(e). Les critiques me minent et me désespèrent. Je me sens

trop différent(e).

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment ne pas me laisser emporter par mes émotions ?

Comment y remédier ? Je me connecte à moi-même. J’observe ce qui se passe en moi. Je respire lentement, profondément.

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À FLEUR DE PEAU

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Chapitre 21

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? J’ai beaucoup d’intuitions, mais je les néglige. Je m’oublie au profit des autres car je ressens beaucoup

d’empathie et de compassion à leur égard. Je les aide et je ne pense pas assez à moi.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment ne pas me perdre et rester dans mon mouve-

ment ?

Comment y remédier ? Je sens mon être en lien avec l’univers. J’écoute mes intuitions et je leur fais confiance. Je respecte mon désir.

Chapitre 22

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je mets de côté ce qui me gêne, je préfère ne pas y penser.

Je me suis construit une carapace à cause de laquelle j’ignore certains pans de ma personnalité.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment me connaître mieux ?

Comment y remédier ? Je dessine en couleurs de la main gauche le jardin de mon

enfance, le « millefeuille » de mes émotions… Je laisse venir ce qui vient, sans intervenir, sans juger et

sans interpréter.

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Chapitre 23

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je ne veux plus correspondre aux attentes des autres.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment être en accord avec moi-même ?

Comment y remédier ? Je réponds à l’appel de mon désir. J’accorde de la valeur à ce que je souhaite réellement. Je réalise des actes concrets qui vont dans ce sens.

Chapitre 24

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je suis très exigeant(e). Je me juge durement.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment être plus souple, plus tolérant(e) avec moi-

même ?

Comment y remédier ? Je ne mets pas la barre trop haut. En réalité, ce n’est pas si

facile de changer. Il peut y avoir des retours en arrière… Je plaisante pour dédramatiser les situations. Je reconnais que je suis ultra-sensible. Cela m’aide à m’ac-

cepter tel(le) que je suis.

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À FLEUR DE PEAU

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Chapitre 25

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? J’ai longtemps cru que j’étais plus intelligent(e) ou

meilleur(e) que les autres, parce que j’étais différent(e). Je les trouvais insuffisants ou inintéressants.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment être plus tolérant(e) avec les autres ?

Comment y remédier ? Plus je m’accepte comme je suis, plus j’accepte les autres

comme ils sont, différents de moi. J’apprends des autres dans chaque relation. J’attire vers moi des personnes généreuses et de bonne

volonté.

Chapitre 26

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je crains de ne pas y arriver, de ne pas savoir faire, de ne

pas m’en sortir. Je contrôle trop de choses dans le but de me rassurer.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment trouver la paix en moi ?

Comment y remédier ? Je laisse la vie suivre son cours. Je me réjouis de ce qu’elle

m’apporte. J’accueille l’impermanence de la vie, je vais de surprise en

surprise.

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Chapitre 27

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je sens monter en moi des bouffées d’émotions complète-

ment imprévisibles.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Que faire lorsque je ressens un malaise ?

Comment y remédier ? Je souffle lentement. Je me connecte à mon émotion. Je

l’accueille, comme elle est, là, dans mon corps. J’observe comment cette émotion me touche. Je lui souhaite la bienvenue. Je la remercie et je la laisse partir.

Chapitre 28

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je voudrais tellement être compris(e) que je peux m’entê-

ter et chercher à convaincre coûte que coûte.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment être plus flexible ?

Comment y remédier ? Je ne cherche pas à avoir raison, je m’ajuste aux situations. Je me relie mieux aux autres, en faisant appel à mon

empathie. Je cultive la convivialité et le partage.

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À FLEUR DE PEAU

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Chapitre 29

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je constate que je suis parfois réservé(e), timoré(e) ou

même bloqué(e).

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment être encore plus créatif(ve) ?

Comment y remédier ? J’accueille ma spontanéité. Je joue, je m’amuse, je danse,

je ris. Je laisse la joie s’épanouir en moi et autour de moi. Je retrouve l’enfant que j’ai été, je prends soin de lui.

Chapitre 30

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ?Mes expériences malheureuses ou mes émotions doulou-

reuses peuvent encore me freiner.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment faire pour que ma vie corresponde de plus en

plus à celle ou celui que je suis ?

Comment y remédier ? Je me connecte à moi-même régulièrement pour digérer

mes émotions. Je prends le temps de découvrir ce que je désire réelle-

ment.

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GUIDE PRATIQUE DE L’ULTRA-SENSIBLE

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Chapitre 31

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Dans certaines circonstances, je me freine pour ne pas

déranger.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment être libre et vraiment moi-même ?

Comment y remédier ? J’exprime ce que je ressens et ce que je souhaite. Je laisse l’amour œuvrer dans ma vie. Je fais confiance à l’enfant en moi.

Chapitre 32

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je souhaite entretenir et développer mon bien-être. Je

voudrais répandre le bonheur autour de moi.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Comment poursuivre ma transformation ?

Comment y contribuer ? Je suis là, tout simplement. Je cultive ma liberté. Je participe au mouvement de la vie.

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Chapitre 33

Comment se traduit mon ultra-sensibilité ? Je me réjouis du bonheur des autres. J’adore la fête, la

convivialité, l’affection vraie.

Qu’est-ce que cela m’inspire ? Je veux être de plus en plus sociable, joyeux(se), enthou-

siaste.

Comment y contribuer ? Le bonheur des uns fait le bonheur des autres. La félicité, c’est la grande joie partagée. Je remercie la vie, chaque jour...

« Soyez le changement que vous souhaitez voir dans le monde. »

Mahatma Gandhi

À FLEUR DE PEAU

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REMERCIEMENTS

Je remercie de tout cœur Sophie, Karine et Liza pour leur confiance enthousiaste, Judith pour son accompagnement inspiré et Gabrielle pour sa relecture attentive.

Un immense merci à Deva, Sacha, Marie-Jeanne, Bernard, Catherine, Tifen et d’autres, qui m’ont confié leurs différentes expériences de médita-tion, en Asie, en Amérique et en Europe.

Je remercie vivement Marie-France pour ses nombreuses idées, sa parti-cipation enjouée à la création des personnages et sa contribution généreuse à l’écriture de ce roman.

* * *

Pour plus d’informations sur l’hypersensibilité, vous pouvez consulter le site de L’Observatoire de l’ultra-sensibilité

https://sites.google.com/site/observatoireultrasensibilite/

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Les éditions Leduc.s

Des livres pour bien grandir Merci d’avoir lu ce livre, nous espérons qu’il vous a plu. Découvrez les autres titres de la collection Développement per-sonnel sur notre site. Vous pourrez également lire des extraits de tous nos livres et acheter directement ceux qui vous inté-ressent, en papier et en numérique ! Rendez-vous vite sur le site : www.editionsleduc.com Inscrivez-vous également à notre newsletter et recevez chaque mois des conseils inédits pour vous sentir bien, des interviews et des vidéos exclusives de nos auteurs… Nous vous réservons aussi des avant-premières, des bonus et des jeux ! Rendez-vous vite sur la page : http://leduc.force.com/lecteur Les éditions Leduc.s29, boulevard Raspail75007 [email protected] 

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