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AlexRoussel

CH’T’AIME…MOINONPLUS!

Volume2

1.Casedépart

Mercredi matin, 9 heures, Café Leffe sur la Grand’Place de Lille. J’attends Marie, avec qui j’airendez-vous de bon matin avant qu’elle ne retourne travailler à l’agence de voyages de ses parents.J’éprouveunesensationétrange:moiquiaipassétoutelasemainedernièredansuneespècedemachineàremonterletemps,j’ail’impression,cettefois,d’êtrecoincéedansuneboucletemporelle,commeBillMurraydansUnjoursansfin.Carj’aidéjàvécucettescène,ilyapresqueexactementunesemaine,àlamêmeheure, aumême endroit. J’étais alors tout excitée à l’idée de revoirMarie à son retour deLosAngeles,pleined’enviesetdeprojets,cherchantuneidéepourmonblog.

Seulement, les choses ont bien changédepuis etmaboucle temporelle a sérieusement déraillé.Quiauraitpupenserqu’ensipeudetemps,maroutecroiseraitcelled’EthanRussell(bon,OK,j’aiunpeuforcéledestin,jel’admets),quenouspasserionsunweek-endensemble,aveccommepointd’orguecettenuit incroyable et enfiévrée à Arras ? Et qui aurait cru qu’après tout ça, il me jetterait comme unechaussette,piétinantenquelquesmotstoutcequenousavonsvécu?

Bon,Soline,tunepeuxt’enprendrequ’àtoietàtonmauditblog.Etàcettedinded’Eloïse,aussi,quiabienmanigancétoutça.

Finalement,laseuleàavoirtirésonépingledujeudanscettehistoire,c’estMarie,quial’airdefilerleparfaitamouravecJackson.Cequi,aufinal,estencoreplusdouloureuxpourmoi:jesuissincèrementraviequeçasepasseaussibienpourelle,maislavoiraubrasdeladoubluredumecdontj’étaisentraindetomberamoureuse,c’estdur.JacksonressembletellementàEthanquec’estdifficilepourmoidenepas penser à lui dès que je les imagine ensemble.Marie entre dans le café, stoppant le flot de mespensées.Autant,jemesenséteinteetsansénergiedepuislundisoiretmonaltercationavecEthan,autantelleal’airradieuse.Ilvafalloirquejedonnelechange,jeneveuxpasluimontreràquelpointjesuistouchée.Etpuis,elleestheureuse,jeneveuxpasplombersabonnehumeuravecmeslamentations.

Assumetesactes,Sol.

Mariemeprenddanssesbrasàsonarrivée,dansuneaccoladefrancheetaffectueuse.Cettefilleestunroc,unconcentréd’amouret lavoircematinmefaitunbienfou.Cettefois,ellecommandeunsimplecaféallongéavantdesetournerversmoienaffichantunairdereprocheaffectueux.

–Contentequetusoisenfinsortiedecheztoietquetuaiesréponduàmesmessages…–Pardon,Marie,j’avaisbesoindefaireunbreakhier,jemesentaistropmal.J’aitoutéteint:latélé,

lewifi,letéléphone,tout.J’aijusteécoutédelamusiqueetludesbouquins.–C’estsoXXesiècle,j’adore!

J’éclatederireautraitd’humourdemonamie.Elleestlaseuleàpouvoirmedétendreencemoment,àpouvoirdésamorcerlatensionquirègneenmoi.Jecontinue:

–Tuavaisraison,enfait.–Àquelsujet?répond-elle,intriguée.

J’hésite un peu avant de répondre et deme dévoiler. J’y ai beaucoup réfléchi,mais la réponsemesembleévidente:

–J’éprouvedessentimentspourlui.Enfin,j’éprouvais,plutôt.–Pourquoituutiliseslepassé?Touscessentimentssesontévanouisduranttonblack-outd’hier?– Ne sois pas sarcastique, réponds-je, agacée. Bien entendu, mon cœur est en morceaux et je ne

m’attendaispasàêtreaussitouchée.Maisjemesuisrésolueàneplusrienattendredecettehistoire.Jedoispasseràautrechose.Tusaisàquelpointjenesupportepasl’abandon…aprèscequej’aivécuavecmaman.Ilesthorsdequestionquejereviveça.

Unsilences’installeentrenousà l’évocationdemamère.Marie saitque jen’aimepasabordercesujetetellecomprenddoncquejesuistrèstouchéeparcequis’estpasséavecEthan.Ellefinitparmerépondre,avecdouceur:

–Jetrouveçaidiot.Sicemecteplaît,tudevraist’accrocher.–Tuparles.Ilm’adéjàoubliée.Regarde.

Jeluitendsmonsmartphone.Monnavigateurestouvertsurunarticleparlantd’EthanetEloïse,quiontété aperçus ensemble à plusieurs reprises dans différents endroits élégants de la métropole lilloise,alimentantlesrumeursd’uneidyllenaissante.Découvrircesimagescematinm’adonnél’impressionderecevoirunenouvelleflècheenpleincœur.Marielèvelesyeuxauciel.

–Jevoisquetut’esvitereconnectée,Soline,etquetesalertesGooglesonttoujoursactives,signequetun’espastoutàfaitprêteàpasseràautrechose…

Jerougis.Consciented’avoirmarquéunpoint,elleenchaîne,avecvivacité:

–Bon,queleschosessoientclaires:toutçaestfaux.–Commentlesais-tu?–Parcequejesorsaveclemeilleuramid’Ethan,souviens-toi,répond-elled’unairmalicieux.Ona

beaucoup parlé de vous, évidemment, hier, quand on s’est vus. Il trouvait super l’idée qu’Ethan sorteavec…mameilleureamie,etilesttrèsdéçuluiaussi.Ilaparléd’EloïseavecEthan…

–Et?réponds-je,lecœurbattant.–Ah,jevoisquej’éveilletacuriosité.Ehbien,sachequ’Ethanaparfaitementconsciencequ’ellese

sertdeluipouraccroîtresanotoriété.Maisiljouelejeu:elleestsapartenairedanslefilm,aprèstout,etêtrevuavecellepeutleservirluiaussi.Maisilnesepasseriend’autre.

–Tuessûre?

Jemerendscompteenprononçantcesmotsàquelpointj’aibesoind’êtrerassuréesurcepoint.Marieleperçoitets’enamuse.

–Sol,situvoyaistatête!Tuesvraimentaccro…–Arrête. Jen’en revienspasmoi-même, jepenseà lui tout le temps, jeme repasse leweek-endà

Arrasenboucle,jefinispresqueparcroirequej’aitoutrêvéetqueriendetoutcelanes’estproduit.

Marie perçoitma détresse et enchaîne avec un sourire doux, le sourire de la copine réconfortante,celuidontj’aibesoinencemoment:

–Toutestbien réel,Soline.Et labonnenouvelle, c’estqu’Ethanest encoredans la régionpourunmoment.Jacksonneveutpastropintervenirdanslesaffairesdesonami,maisjevaisessayerd’ensavoirplussurcequ’Ethanpensedetoi…

–Merci,maisjecroisquej’enaidéjàuneidéeprécise.Ilalumonblog,ilpensequejel’aimanipulé.Ilaététrèsduravecmoi.

–Parcequ’ilaététrèsdéçu.Crois-moi,s’ilaeuuneréactionaussiviolente,c’estqu’iltenaitàtoi.Situl’indifférais,ilt’auraitjustecolléunavocatauxfesses.

Elle a raison, en fait : c’estmoi qui ai utilisé l’argument de la confiance lors de notre déjeuner àArras,et,aprèsqu’ilm’afaitdesconfidencestrèspersonnelles,iltombesurceblogoùjeparledeluicommeuneciblepotentielle,uneproieàconquérir.Dieumerci,jenel’aijamaisnommé.Mariesembleliredansmespensées:

– D’ailleurs, tu vas faire quoi avec ce billet de blog ? Parce que je suis allée voir cematin, tesfolloweusesattendentlasuiteavecimpatience!Tuasdesdizainesetdesdizainesdemessages.MissL.s’enestdonnéàcœurjoiedevanttonsilenceradio,tupensesbien.

Àl’évocationdecenom,jesensmonestomacsenouer.

–Jesais,jemesuisconnectéecematin,maiscequej’ailum’adécouragéeetjemesuisdéconnectéeaussi sec. Je suis incapable d’écrire quoi que ce soit. Si je poursuismon billet, je risque encore desennuis avec Ethan et c’est hors de question. Je ne vois pas bien quoi faire, à part fermer le blog etdisparaître…

–Fermerleblog?!Sol,tuasmisdesannéesàconstruiretacrédibilitéettanotoriété.Ceseraitdelafolie,c’estunepassionpourtoi!

L’effarementdeMarieestréel:ellesembleteniràceblogautantquemoietsaitquelleénergiej’aidéployéepourenarriverlà.Jeréponds,touchée:

–Jesais,Marie,maislàjesuisdansuneimpasseetjesuisdécouragée.–Non,tuesenpleinchagrind’amour.Etmoi,jevaisêtreenretard.Ons’appellecesoirouturefais

untripXXesiècle?

Jeluifaisunegrimacevexéequiapoureffetdeprovoquerchezelleunnouveléclatderire.Ellemefaitdeuxbisesetsortducafécommeunetornade.Jesuisvraimentcontentequ’ellesoitrentréedeL.A.

2.Solinecontre-attaque

Unefoisrentréedansmondouilletdeux-piècesdelaruePrincesse,jemelovedansmoncanapé,lesjambesrepliéessurl’assise,monmugDarkVadorremplidethéEarlGrey,uneassiettedecookiestriplechocolatposéedevantmoi.Sionétaitenhiver,jemeblottiraissousmonplaidàimpriméécossais.

Jemerepasseencorelesévénementsdelasemainedernière,tentantdesavoircequiseseraitproduitsi…

Sijen’avaispaseuenviedeprendreunpetitdéjeunerlesamediauBeYourself...

Sijen’avaispasproposéàEthandemesuivreàArras...

Sij’avaiseffacécemauditarticledeblog...

Si…

Maconversation avecMariemedonne à réfléchir : je pensais qu’Eloïse était un obstacle et qu’aufinalEthans’était servidemoi, toutcommejepensaismeservirde luiaudépart.Mais lesproposdeMariechangent ladonne :après tout,Jacksonest lemieuxplacépoursavoircequepenseEthan,etsicelui-cinesemontreaveclacomédiennefrançaisequepourfairelebuzzetalimenterlesmédias,alorsj’aipeut-êtreencoreunechancede rattraper lecoup.Grâceau tournage, Il seraencorequelque tempsdanslecoin.Jedevraispeut-êtreenprofiterpourtenteruneapprocheetluifairecomprendrequ’aprèsnotreweek-endàArras,j’avaisdécidéd’abandonnermonarticleparceque…

Oui,parcequequoi,Soline?

Parcequ’ilmeplaît.

Parcequej’aimeêtreaveclui.

Parcequej’aimel’odeurdesapeau.

Parcequelorsqu’ilmeregardeavecdudésirdanslesyeux,jemesensbelleetunique.

Parceque…jel’aime?

Bon,Soline,net’emballepas.D’abord,commentluifaireparvenirmonmessage?Jenevaispasl’appeleretluidire:«SalutEthan,c’estmoi,j’aimel’odeurdetapeau.Çateditqu’onserevoie?»

Jeréfléchisetj’aisoudainuneidée:etsij’utilisaismonblogpourfairepasserunmessage?Aprèstout,Ethans’yestrendupourliremesarticles, ilestdoncsusceptibledelefairedenouveau,non?Jeboismonthé,gorgéeaprèsgorgée,laissantmonidéeprendreformedansmatête:jevaism’adresserà

luiindirectementviamonblog,enespérantqu’illeconsulteunenouvellefois.Jen’airienàperdreetsijem’yprendsbien,jepeuxarriveràluifairecomprendrecequis’estpasséetquelhorriblemalentenduadétruitcequis’installaitentrenous.

Jem’installeàmonbureauetfaisplacenette:jedoisécrireuntexteimportant,bienchoisirmesmots,j’aibesoinpourcelaquetoutsoitrangéetàsaplace,çam’aideàclarifiermesidées.LafameusecitationdeBoileaumereviententête:

«Cequel’onconçoitbiens’énonceclairement,

Etlesmotspourledirearriventaisément.»

Unefoismonbureaudésencombré,jemeconnecteàmonblog,concentrée.Jetapequelquesmots,lesefface,recommence.J’hésitesurlamanièredem’yprendre,letonàadopter,lesmotsàemployer.Jejouegros,carjedoisàlafoism’adresseràmesfolloweusesetàEthan,etchacundoitpenserqueletexteluiestdestiné.DarkVadorm’observe, j’ai l’impressiondelevoirsourirederrièresonmasque.Jeprendsfinalementunegrandeinspirationetjemelance.

Laméthodeinfailliblepourdraguerunecélébrité:commentj’aiétépriseàmonproprepiège

Bonjourmeschouquettes!

Toutd’abord, jevousdoisdesexcusespourmonsilenceradiodesderniers jours : jevousavaispromisdesmisesàjouretdesnewscroustillanteset j’ai failliàmesengagements.Laraisonenestsimple:jemesuisplantée,lamentablement,dépasséeparmonsujetetmonambition.

Toutavaitbiencommencépourtant:sûredemonidée,jemesuisjetéeavecénergieetentraindansceprojetetcommevousl’avezlu,avecsuccès,puisquej’airéussiàapprochersanstropdedifficultél’hommequej’avaischoisi.Etc’estlàquetoutestpartienvrille,chèresfolloweuses.

J’ainégligéundétaildansmonplanbienorganisé:untrucvieuxcommelemonde,quis’appelle…lecoupdefoudre.

Ehoui,vousavezbienlu.Aprèsdesdizainesd’articlesdeblogdédiésàlaséduction,àladraguepourleplaisir,aprèslesmotspastoujourstendresquej’aieuspourlesromantiquesincurables,voilàquejemesuispriseàmonproprepiège.J’aicraquépourceluiquinedevaitêtrepourmoiquel’objetd’uneexpérienceamusante.J’aicraquépourcethommeinabordableque,miraculeusement,j’airéussiàapprocher.J’aicraquépourlemecadorablequisecachederrièrelafaçademédiatique.

Ondiraitbienquejesuisunefillecommelesautres,enfait:)

Mes précédents billets n’engageaient quemoi, ne parlaient que demoi et d’inconnus qui n’ontjamaiseuninomnivisage.Ici,jemerendscompteàmesdépensquejenepeuxpasjouerimpunémentavecquelqu’unquiestconnu,quiaunevie,unenotoriétéetqui,surtout,n’ariendemandé.

Alors,pourlapremièrefoisdepuisquej’aidémarréceblog,jeprésentemesexcuses:

-àvous,mesfolloweuses,quej’aidéçues

-àlui,quej’aidéçuaussi,etquijel’espère,mepardonnera.

Parconséquent,jeclôturecetarticle,quin’apluslieud’être,etjem’octroieuntempsderéflexionpourtrouverunnouveausujet.Jevousprometsderevenirenformebientôtavecdenouveauxbilletspleind’humour,commevouslesaimez!

Soline

Jeme relis, je corrige quelques tournures, jemodifie quelquesmots et je poste le tout, à peu prèssatisfaite.Etadviennequepourra.Jerangeunpeumonsalonpuisretourneàlacuisinepourmepréparerun nouveau thé, ressassant mon texte dans ma tête, assaillie de doutes sur ma démarche, quand montéléphone semet à sonner, brisant le silence demon appartement.Mon cœur bat violemment dansmapoitrine:Ethan?Serait-ilpossiblequ’ilaitdéjàlumonbilletetqu’ilm’appelle,touchéparmesmots?Jeme précipite versmon smartphone, anxieuse,mais le visage de papa qui s’affiche sur l’écran faitretombertousmesespoirs.Jedécrocheetrépondsd’unevoixquejeveuxclaireetguillerette:

–Allô,papa?–Machérie!Impossibledetejoindrehier,j’étaisinquiet!Tuvasmieux?–Oui,papa,merci.Désolée.Çavamaintenant.–Ouf,j’étaisàdeuxdoigtsdeprendrelacamionnettepourvenirtevoir.

Jemerappellesoudainnotrebrèveconversationdelundisoir,quandjeluiaiquasimentraccrochéaunez,anéantieparlafaçondontEthanm’avaitcongédiée.Jedemande,d’untoninnocent:

–Tiens,tumedisaisquetuavaisdunouveaul’autrejour,ausujetdemapetiteenquête?–Ahoui,c’estvrai.Attends,jevaischerchermesnotes.

Je l’entends chercher dans le capharnaüm de son bureau, déplacer des objets, bougonner. Puis ilreprendlecombiné:

–Voilà,j’airetrouvé.Àmonâge,jedoistoutnoter,sinon…–Jet’écoute,papa!–J’aiposélaquestionàunevieillecliente,unehabituée,carelleaconnucettepériode,mêmesielle

étaittrèsjeune…etellesesouvientd’ungroupedeGI’sparticulièrementprochesdesafamille,dontunquialogéuntempschezeux.IlseprénommaitBilly,m’a-t-elledit.Maisellenesesouvientpasdesonnomdefamille.

C’estmaigre,maisc’estunepiste !Une lueurd’espoir s’allumedansmonesprit.CeBillypourraitavoirconnuWilliam,çapourraitmenerquelquepart.Jedoisinterrogercettecliente,mêmesic’estpourrien.Jerépondsd’untonleplusneutrepossible:

–Ah,c’estundébut,çapourraitm’aider.Ellevientquand,tacliente?Jepourraisl’interroger…– Elle est réglée comme un automate : elle vient le mardi, le jeudi et le samedi, toujours vers

15heures.Elleprendsonpainetdesgâteaux,toujourslesmêmes.–Jeudi?Demain?

–Oui,demain,elledevraitvenir.

Jeréfléchisàtoutevitesse,pesantlepouretlecontre.MerendreàArrassignifierencontrerlavieilledameetlapossibilitédetombersurEthan.Combinaisongagnante!Jedoistenterlecoupettantpissiçanemarchepas.Sijepouvaistrouverlemoindrerenseignementsurlegrand-pèred’Ethan,çamedonneraitunargumentpourlecontacter.Jesuisquasisûrequ’ilaccepteraitdem’écoutersurcesujet,çaluitienttropàcœur.Jeréponds,enthousiaste:

–OK,mercipapa.Jeviendraidemainalors,jet’appelleraiquandjeseraienville.Bisous.–OK,àdemain.Bisousmachérie.

Jeraccroche,pensive.Toutçaestunpeufouetcomplètementaléatoire,maisdepuisquej’aimislespieds dans la galaxieEthanRussell,ma vie est devenue une succession de trucs fous et improbables.Alors,jefonce.

Etadviennequepourra.

3.Desgaufresetdeshommes

Latroisièmetentativeestlabonne.Ouf!J’aibiencruquemavieille4Lnedémarreraitpascematin,maiselleestencorebonnepour leservice.J’aipasséla journéed’hierdansundrôled’état,naviguantentremomentsdedouteetd’excitation,espérantrecevoirunappel,unmessaged’Ethan,unsignedeluimedisantqu’ilm’ouvresaportedenouveau.Maislesseulesréactionsquej’aireçuesausujetdutextequej’aiécritsontcellesdemeslectrices,déçuesoucompatissantes,maistoujoursbienveillantes.

Tiens,MissL.n’apasréagipourlemoment.Pasdephraseassassine.Bizarre.

J’aiappeléMariehiersoiretl’aiconvaincuedevenirpasserlajournéeavecmoiàArras.Déserterl’agenceunefoisdeplusn’apasposédeproblèmecarelleestaniméed’undésirquisupplantetoutlereste:faireunesurpriseàJackson,qu’ellenedevaitpasrevoiravantlafindelasemaine.Unefemmeamoureuseestunefemmefonceuse!Voilàjustementmacopinefonceusequisortdechezelle,aumomentoùjemegaredevantsaporte.Elleesthabilléesimplement:unjean,undébardeuretdesConversevertpomme,maismêmecommeça,elleal’airéléganteetoriginale,grâceàdesdétailsetdesaccessoiresquilarendentunique.Ellemefaitdeuxbisesens’asseyantcôtépassager.

–Coucou!Jesuishypercontentedeveniravectoi,tuasbienfaitdemeleproposer.Ah,tuasmistamarinièreAudreyTautou.C’estbonsigne.

–Pourquoiça?réponds-je,intriguée.–Parcequetulaportaislejouroùj’airencontréJackson!rétorque-t-elledansungrandéclatderire.

Çanepeutquenousporterbonheur…–Dèsqu’onparledelui,tuasdesétoilesdanslesyeux,luidis-jeendémarrant.C’estsérieuxentre

vous,non?Jenet’aipasvuecommeçadepuislongtemps.

Marie,redevenuesérieuse,prendletempsderéfléchiravantderépondre:

–C’estpluscompliquéqueça,jetel’avoue.Jacksonestbeau,drôle,prévenant.Onapleindegoûtsencommun,j’adoreêtreavecluietpuis…c’estunamantredoutable,ajoute-t-elleenrougissantunpeu.

–Tuesentraindemefaireladescriptiondel’hommeidéal,là,Marie,réponds-je,espiègle.–C’estbiença leproblème : Jacksona toutpourque je tombe folleamoureusede lui,mais jeme

retiens.Enfin,j’essaie.–Pourquoi?Tudevraisêtreheureuseettumedisçad’unairtristeetrésigné…–Parcequ’ilhabiteenCalifornie,Sol.Savieestlà-bas,ilymèneunebellecarrière,iln’esticique

pourquelquessemaines.Lorsqueletournageseraterminé,ilvarentrerchezlui,tandisquemoi,jevaisrestericiettoutçaneseraqu’unbeausouvenir;jenemefaispasd’illusions.

–Maistuviensdevivre9moisàLosAngeles,tuadoreslavielà-bas!Pourquoitunet’yinstallespas?

–Onseconnaîtàpeineluietmoi,c’estunpeuprématuréd’envisagerdedéménagerauxStates.Etcen’estpassifacile,obtenirunecarteverteestunvéritablechallenge…Etpuis…

Ellemarqueencoreunepause,regardantlepaysagedéfilersurlesbordsdel’autorouteLille-Arras,ettermine,émue:

–Et puis, je suis bien ici, j’aima famille,mes amis, toi. J’ai adoré vivre àL.A.,mais j’ai pumerendrecompteaussiàquelpointtoutçamemanquait.

Jesensunepointedetristessedanssavoix,etdedouteaussi.Toutenconduisant,bercéeparlavoixde Suzanne Vega, je suis gagnée par ses doutes, par contagion. Car, dans mon enthousiasme, j’aicomplètementoccultécedétailquiasonimportance:EthanRussellvitàLosAngeles,sansdoutedansunevillaauluxedémesuré.Etmoi,SolineBlondel,jesuisencoreétudianteetjevisdansundeux-piècesàLille.Nosviessontàmille lieues l’unede l’autre,dans tous lesdomaines.Commentpourrions-nousenvisagerunerelationdanscesconditions?

Bon,Soline,redescendssurterre:tun’esmêmepasencoupleaveclui,alorspourquoiteposes-tucegenredequestion…?

***

Arrivées à Arras, notre première destination est La Gourmandine, pour saluer papa et engloutirquelques viennoiseries au passage. Lorsque nous entrons dans la boutique, mon attention estimmédiatementattiréeparunephotoquitrôneau-dessusdelacaisse.Jem’approcheetmanquedetomberlorsque je m’aperçois qu’il s’agit d’une photo d’Ethan, dédicacée qui plus est. Marie et moi nousregardonsavecstupeuretdéchiffronslesquelquesmots:

ÀPascalBlondeletsesmémorablesgaufresàlacassonade.Amitiés,EthanRussell

Laura, au comptoir, nous salue d’un sourire tout en servant les clients présents. Elle remarquemacuriositéquantàlaphoto.

–Bonjourlesfilles!Épatant,hein?AllezvoirPascal,ilvousexpliquera.

Interloquées, nous nous rendons à l’atelier demonpère, situé dans l’arrière-boutique. Il est affairécommejamais,transpirant,l’aircomplètementdébordé.Ilnousaccueilleavecchaleur,nousgratifiantdebisesenfarinées.

–Ah,voilàlesdeuxplusbelles!–Papa,c’estquoicettephotodanslemagasin?

Ilseredresseettoussote,puisnousdéclare,fiercommeuncoq:

–Untrucincroyable!Figurez-vousqu’ilyauntournagedanslecoin.Ungros,hein,avecdesacteursaméricains.Etdevinezquij’aivuentrerdanslaboulangeriemardimatinauxaurores…?

–EthanRussell,murmuré-je,stupéfaite.–Oui ! Ilestvenuchercherdespainsauxraisinsetdesgaufresà lacassonade. Ilm’aditqu’il les

adorait.Jenecomprendspasbiencommentilapugoûteràmesgaufres,d’ailleurs…

Marieetmoinousregardonssansriendire,prêtesàéclaterderire.Papaneremarquerienetcontinue,toutexcité:

–Enfin, soit. Je lui aidemandéunephotodédicacée…Ilm’apromisdem’en faireenvoyerune lelendemain.Jen’enaipasdormidelanuit.

–Ettunem’asriendit??luidis-jeunpeuvivement.–Tuétaisinjoignable,machérie,j’aiessayédet’appeler…–Ahoui,c’estvrai,réponds-jeenmemordantleslèvres.Etilestrevenu?–Non,maismieuxqueça.Hiermatin,unedamedelaproductionestvenue,Virginiequelquechose.–VirginieLeduc.

Çam’aéchappé.Zut,jen’avaispasparléàpapadutournage,ilvatrouverçabizarre.Ilmeregarde,surpris.

–Oui,c’estça.Tulaconnais?–Euh,oui,réponds-je,évasive.Etques’est-ilpassé?–Ellem’adonnélaphotodédicacéeetellem’aannoncéque,dorénavant,LaGourmandineseraitle

fournisseurdepain,deviennoiseriesetdegâteauxdelaproductionduranttouteladuréedutournage.Tuterendscompte?

Papaal’airtoutheureux,maismoi,jemerendssurtoutcomptequejesuiscomplètementdépassée,là.Quelque chosem’échappe ou alors j’ai raté un épisode. Aprèsm’avoir virée comme unemalpropre,Ethanvientici,achètedesgaufresetfaitensortequemonpèrefournisseletournage?C’estsupergentildesapart,maispourquoi?Mariemeregarde,aussiperduequemoi.Papacontinuedanssalancée:

–Ducoup,jesuisdébordé, jedoisquasimentdoublermesproductionsquotidiennes,maisc’estuneopportunitéformidabledefairebrillerl’étoiledelaboulangerie!Vousdéjeunezici,lesfilles?

–Non,papa,onadestrucsàfaire,onreviendrapourrencontrertacliente.–Ahoui,OK.Parfait.Soyez-làvers15heures.

Nouslaissonspapaàsesfournéesetquittonslaboulangerie,encoresonnéesparcequenousvenonsd’apprendre. Marie trouve le geste d’Ethan très cool. Moi aussi, ça me touche beaucoup... et cettenouvellesurprenanteallumeunespoirdansmonesprit.Nousavonsquelquesheuresdevantnousetnousdécidonsdenousrendresurleslieuxdutournage,commeconvenu.MarieespèreyretrouverJacksonetlevoirentredeuxprises.Quantàmoi, j’espère…tombersurEthan,avoir l’occasionde luiparler,detenterdeluifairecomprendrequejen’aijamaisvoululuifairedemal,nilemanipuler.

4.Auxpremièresloges

LaproductiondeTheLadyandtheSoldiera,cettefois,privatisétoutlesitedelacitadelled’Arras.Son décor historique conçu par Vauban est idéal car il n’a pas bougé depuis plusieurs siècles et nenécessite donc quasiment aucune retouche pour s’intégrer au film. J’imagine qu’il a dû être un peucompliquéd’obtenirlesautorisationspourtournerdansunsiteclasséaupatrimoinedel’Unesco,maisenmêmetemps,jevoismallesautoritésdelavillerefuseruneaubainepareille.Lacitadelleestnichéedanslaverdure,nonloinducentre-ville.Enparvenantauxabordsdel’imposanteforteresse,nouscomprenonsquenousnesommespaslesseulesàavoireucetteidée.L’endroitgrouilledemonde:desbadauds,desjournalistes,latélévisionlocaleetmêmeuneéquipedeFrance3Lillesesontdéplacéspourl’occasion.J’aiunpeul’impressiond’êtreauFestivaldeCannes,lespavésenplus,leglamourenmoins.Jeprésumeque la présence d’Ethan est à l’origine de toute cette agitation et je tends l’oreille pour écouter lesconversations autour de moi. Il me faut quelques secondes pour comprendre que mon intuition étaitbonne : des rumeurs affirment qu’Ethan tourne aujourd’hui et que son arrivée est imminente. Je suisdésespéréeenbalayantduregardl’assembléedesgensvenustenterd’apercevoir lavedette:cesontà80%desfemmes,toutessurlequi-vive.

Maisqu’est-cequ’ilpeutbienleurfaire,àtoutescesnanas?Ellesontl’airhystériques…

Marieetmoiapprochonsdesgardesdesécuritéquibloquentl’accèsàl’entréedesbâtimentsdusite.Nous avons réfléchi à une stratégie durant le trajet depuis le centre-ville : prendre un air naturel etdégagé,ettenterdepasseroutrelecordondesécuritécommesinousallionsprendrenospostessurletournage.Lesgardes sont lesmêmesqu’àLille, avecunpeude chance, ils nous reconnaîtront et nouslaisserontpassersansriennousdemander.

Maisnotrestratégieéchoue:lesgardiensnousreconnaissenteffectivement,maiscommenoussommesincapablesde fournir lesbadgesnécessaires,noussommesgentimentmais fermement refoulées. Jemesens frustrée de ne plus pouvoir entrer là où j’avais droit de cité il y a quelques jours encore. J’aipresqueenviedeleurdirequejeconnaisEthanpersonnellement(intimement,même)etqu’ilachètesesgaufreschezmonpère.Marie,quantàelle,tentedejoindreJackson,maiscelui-ciavisiblementcoupésontéléphone;aprèstout,ilestautravail.

Monamiemedonnesoudainuncoupdecoudeetmemontreunevoitureapprochantdusiteoùsetientla foule. Une berline allemande chic, aux vitres évidemment teintées. L’équipe de sécurité écarte lescurieuxpourlaisserpasserlavoiture,quiapprochelentementdelapasserelledonnantaccèsàl’entréedes bâtiments.L’unedes portières arrière s’ouvre pour laisser sortir celui que j’espérais tant revoir :EthanRussell,viriletélégant,vêtud’unjeanRalphLaurenetd’unpoloTommyHilfigermettantenvaleursesbeauxbrastatoués.

À son apparition,mon cœur s’emballe, je sens des fourmisme parcourir tout le corps,ma bouchedevient sèche.Moncorpsm’envoiedessignesclairs,que jenepeuxplus ignorer : je suisen trainde

tomberamoureusedecemec.Revoirsestatouagesexhibésainsimerenddingue:cesdessinsdepeau,jeles ai parcourus demes doigts, je les ai embrassés, ils font partie demes rêves et demes fantasmesdepuis plusieurs jours, et je suis à deuxdoigts de les toucher encore, à quelquesmètres seulement deceluiquime faitvibrer.CommesiEthandevinaitmesyeux incandescentsposés sur lui, il se retourneversl’endroitoùjemetrouve,alorsquejenel’aimêmepasappelé,nifaitlemoindresigne.Nosregardsse croisent, je soutiens le sien, déterminée. Une lueur d’étonnement passe sur son visage, puis sonexpressiondevientindéchiffrable:est-ilheureuxdemevoiricioufurieux?Impossibledeledire.Aprèstout,cemecestcomédien,c’estsonmétierdesavoirmasquersesémotions.J’hésite:vais-jeprendrelaparole, m’avancer vers lui ? Mais avant d’avoir pu faire le moindre geste, je le vois se pencher àl’oreilledel’undesgardesdesécuritédelacitadelle,avantdes’engouffrersousleporchemajestueuxdusite.

UnefoisEthanrentré,legardesetourneversMarieetmoi,etnousfaitsigned’approcher.Nousnousexécutons,unpeutimidement,etvoilàqu’ilnousfaitentrerànotretourdansl’enceintedelacitadelle.Nousentendonsunmurmured’étonnementparcourir la foulederrièrenouset savonspertinemmentquecamérasetappareilsphoton’enperdentpasunemiette.C’estunsentimentétrange :noussommesà lafoispleinesd’appréhensionetfièresd’avoirétéautoriséesàentrerainsidanslaforteresse,surungestedel’hommequetoutlemondeattendait.

Une foisà l’intérieur,nousbaignonsdansuneatmosphère trèsdifférente.Au tumultedésordonnédel’extérieursuccèdeuneambiancestudieusequenousconnaissonsbien:desfigurantsattendentleurtour,destechnicienseffectuentdesréglages,toutcelanoussemblefamilieret…agréable.Jemerendscompteàquelpointj’aiprisgoûtàparticiperautournage.Ethannousattendprèsd’uneconsoled’oùpartentdesdizainesdecâbles.Jeprendsuneprofondeinspirationetjem’apprêteàluiparler,maisilm’arrêted’ungeste.Ledoigtsurseslèvres,ilm’inviteausilenceetj’entendsenfinlesondesavoix.

–Pas ici,Soline,pasmaintenant. Ilyadumondeet jesuisattendudansquelquesminutespourunescèneàtourner.

Ilréfléchitquelquesinstants,puis,leregardtoujoursindéchiffrable,nousfaitsignedelesuivre.NousobtempéronsetnousnousretrouvonsquelquesinstantsplustardentouréesdesassistantsdeBobJenkinset de Virginie Leduc, qui nous regardent d’un air éberlué. Ethan nous fait apporter deux chaises, cesfameuseschaisesdecinémapliantesentoileetenboisverni,etnousinstallededans,auxpremièreslogesde lascènequivase tournerdansun instant. Ilnous faitunclind’œilet sepencheversmoipourmemurmureràl’oreille:

–J’ailutonarticle.Merci.

Cettepetitephrasefait l’effetd’unebombedansmatêteetmeprocureun immensesoulagement : ils’intéressetoujoursàmoietn’apascessédelefaire,puisqu’ilacontinuéàmelire.Etsurtout,ilestprêtàmeparlerdenouveau.Jeretrouveenfinlesourire.PuisEthanseredresseets’éloigneverslecentreduplateau.Bobarrivesurcesentrefaites,suivideJackson,quin’apasencorevuMarie.Monamieestaumoinsaussinerveuse–etheureuse!–quemoi.Jem’attendaisàtoutsaufàça,maispuisquenoussommesauxpremièresloges,autantprofiterduspectacle…

5.Réconciliation

Marieetmoinoussentonscommedeuxpetitesfillesallantpourlapremièrefoisauspectacle.Nousavons passé la semaine dernière sur ce plateau en tant que figurantes, participant au mouvement,imprimant la pellicule, ce qui nous donnait l’impression d’avoir tout vu, d’avoir pleinement vécul’expériencecinéma.Maisêtredececôté-cidudécor, làoù l’on fabrique le rêve, làoùon lemetenboîte,esttoutaussipassionnant.Autourdenous,Bobetsesassistantsorganisent,dansunballetmaîtrisé,touslesélémentsquivontformerledéroulédelascènepourdevenirunesuccessiond’imagesparfaitesàl’écran:mouvementsdescamérasetdescomédiens,timingprécisdesactions,toutestcoordonnédepuislepostedepilotageoùMarieetmoisommesinstallées.

Bobafaitunedrôledetêteennousvoyantmais,alorsqu’ils’apprêtaitàdonnerunordre,sansdoutepour nous faire partir, Virginie s’est penchée à son oreille pour lui murmurer quelques mots. Leréalisateuralevélesyeuxaucielets’estensuiteinstalléauxcommandesdesonpetitroyaume,sansplussepréoccuperdenous.Personnen’oseremettreencauselavolontéd’Ethan,quialadoublecasquettedevedettedu filmet coproducteur.Conscientesdenotre situationprivilégiée,Marieetmoinous sommesfaiteslesplusdiscrètespossible,pournepasinterférerdansletravailmillimétrédel’équipe.

Devantnous,lespectacleestimpressionnant.Ils’agitd’unescènedecombat:Ethanetsatroupedesoldats tentent de s’emparerde la citadelle, où s’est retranché cequi rested’un régiment allemandendéroute, un groupe demilitaires nazis fatigués et affamés. Le personnage d’Ethan se retrouve pris enembuscadeetdoitsedéfairedetroisd’entreeux,dansuncombatrapprochéàlachorégraphiebienrodée.Jackson, concentré, intervient dès qu’il y a un risque pourEthand’être blessé, ou lorsque le scénarioexigedesgestestrèstechniques.J’avaisdéjàassistélasemainedernièreàunescènecommuneentrelesdeuxhommes,maisjesuistoujoursaussifascinéedevoiràquelpointilssontcomplémentaires,àquelpointilrègneunevraiealchimieentreeux.Pendantletournage,EthanetJacksonnefontplusqu’un,avecunesynergieétonnante.Cesdeux-làsontplusquedescollègues,ilssontamisetçasesent.

Auplusfortdel’action,Jacksons’écroulebrutalementaprèsavoirreçuuncoupdecrossedepistoletde la part d’un combattant ennemi. Sa chute est tellement réaliste queMarie ne peut s’empêcher depousser un cri d’effroi en voyant son homme à terre. Toute l’équipe la fusille du regard et Jackson,jusqu’ici très concentré, remarque enfin notre présence. Son étonnement est tel en voyantMarie qu’ilmanquedetomberdenouveau,vraimentcettefois,entrébuchantsurunsacdesableposéausol.Bob,énervé, faitarrêter le tournage : la scèneest ratée, il faut faireunenouvelleprise.Marieest rougedeconfusion,noussentonslesregardsirritésdesmembresdel’équipeautourdenous.Voyantlasituation,Jackson,àquiEthanaglisséquelquesmotsenaparté,seprécipiteversnousetsepencheversMarieenluiprenantlesmains.

–Jesuiscontentdetevoirici…–Pardonne-moi,Jackson,j’étaistellementprisedanslascèneque…–Tuasoubliéquec’étaitpourdefaux?répond-ilenluiadressantunclind’œil.Çasignifiequeje

suisboncomédienalors…

Ilapprocheensuitesonvisagedusienetl’embrasseenpublic,validantainsidefaçondéfinitivenotreprésence ici.La signification de ce geste est claire : nous ne sommes pas de simples figurantes, nousavonsledroitd’êtrelà.Jesensuneauthentiqueémotionpasserentrelesdeuxtourtereauxàcemoment-là : ilyaquelquechoseentreeuxdefortetd’intense.Lesvoiraussiheureuxmefait toutdemêmeunpincementaucœur,carjerepenseàEthanmeserrantdanssesbraslorsdenotreuniquenuitd’amour.Cemomentdegrâcesereproduira-t-ildenouveau?Jeregardedanssadirectionetnosregardssecroisent.Cettefois-ci,jeperçoisquelquechosededifférent.Ilnecherchepasàmasquersesémotionsetjesensdanscesyeuxaimésuneinvitation,etmême…dudésir?

La deuxième prise est la bonne : cette fois,Marie reste discrète et le professionnalisme des deuxcomédiensfaitlereste;lescombatssonttellementréalistesquejesuisdenouveauhypnotiséeparcequise jouedevantmoi, alors que je connaismaintenant le déroulé de la scène.LorsqueBobmet fin à laprise,jereprendsconsciencedelaréalité,demaréalité:jesuisicipourdiscuteravecEthandecequis’est passé, et tenter de reconquérir celui qui occupemes pensées depuis plusieurs jours, au point dem’empêcherdedormir.Aumomentoùjem’apprêteàmeleverpourallerluiparler,jevoiscettegarced’EloïseDélinatdébarquerdansmonchampdevision.Ellen’aaucunrôledanscettescène,maislavoilàquifondsurEthan,sansdoutealertéeparquelqu’undelaproductiondemaprésence.Ellepasseprèsdemoisansme jeterunregardetattrapeEthanpar la tailled’ungeste familier, sansquecelui-cines’enoffusque,avantdeluiglisserquelquesmotsàl’oreilleenriant.Moncœurfaitunbonddansmapoitrine,jeressensdenouveaucesentimentétrangeetpasfranchementagréable…

Ças’appelledelajalousie,Sol,c’estvieuxcommelemonde…

Unenouvellefois,touteslesquestionsquej’avaismisesdecôtéassaillentmonesprit:EloïseetEthansont-ilsensemble?Ethansejoue-t-ildemoi?Suis-jepourluiuneconquêted’unsoirparmid’autres,oua-t-il lui aussi ressenti cette force entre nous ? Marie devine mon angoisse et presse mon épauledoucementpourm’apaiser.Jacksonl’arejointesitôtlapriseachevéeetilssetiennentl’uncontrel’autre,manifestantunetendressequifaitplaisiràvoir.Ilmeprenddanssesbraspouruneaccoladechaleureuse.

–C’estformidabledevousvoiriciensembledenouveau.Jesouhaitedetoutmoncœurqu’Ethanettoipuissiezvousretrouver.

–MerciJackson,moiaussijesuisheureused’êtrelà.

Deux journalistes font alors leur entrée, accompagnés par Virginie Leduc. Ils faisaient partie del’attroupementformédevantl’entréedelacitadelle,j’imaginequ’ilsontétésélectionnéspourvenirfaireunpapiersur le tournage.Entantquefutureattachéedepresse, j’apprécielaméthode:faireparlerdufilm très en amont permet d’attiser déjà les envies et de préparer la communication à venir. Virginies’entretientbrièvementavecEthanetEloïse,etlesdeuxcomédienssaluentlesjournalistesd’unepoignéedemains.S’ensuitalorsuneinterviewdesdeuxvedettesdufilm.Jen’entendspasbiencequisedit,maisencore une fois, Eloïse fait preuve d’une familiarité agaçante avec Ethan. Elle minaude, le touche àplusieurs repriseset luiprendmême lesmainsàdeuxoccasions.Monsangboutdansmesveines, j’aienviedecrier,envied’ordonneràcetteidioted’ôtersespattesd’Ethan.Luiresteimpassible,n’exprimantaucuneémotionparticulièrelorsqu’Eloïseletripotedelasorte.

Alorsquejemetortillesurmachaise,impatienteetpassablementénervée,Ethanmetsoudainunpointfinal à l’interview avec un sourire professionnel et plante là les deux journalistes ainsi qu’Eloïse,visiblement surprise. Il vient vers nous et, d’un geste,m’invite à le suivre hors du plateau.Marie etJacksonm’adressentunpetitsigned’encouragementetjemesensgagnéeparlanervositéautantqueparledésird’êtreenfinseuleaveclui.

Jemelèvedemachaiseetl’accompagneversl’arrièredubâtiment.Jesenslesregardsdel’assistanceposéssurnouslorsquenousquittonsleplateaucôteàcôte.Ilneprononcepasunmotdurantlecourttrajetquimèneduplateauàunendroitoùsontdisposéesdescaravanesd’apparenceluxueuse,sansdouteleslogesdescomédiens.Ilconserveunairfroidettenduquinemeditrienquivaille:va-t-onvraimentversuneréconciliationouva-t-ilunenouvellefoismedemanderdesortirdesavieetdedisparaître?Toutesmesbellesrésolutions,touteslesphrasesquej’avaispréparéesdansmatêtepourmejustifier,s’envolentetlaissentplaceàunsentimentd’angoissequimetenailleleventre.

Arrivésdevantcequidoitêtresacaravane, ilextirpedesapocheunecléetouvre laportedesonrefuge,avantdem’inviteràentrer.L’endroitestrangé,propreetconfortablementaménagé.Unepiledebouquins trône sur la table centrale, des livres d’histoire et des romans policiers. Une douce odeurmasculine flotte dans l’air, de légers effluves d’HabitRouge deGuerlain,mélangés à un douxparfumpoivréquejereconnais,l’odeurdelapeaud’Ethan.J’ail’impressiond’êtredenouveaunichéedanssesbras etmes sens se réveillent tout à coup. J’ai envie de lui, terriblement. Jeme retourne vers lui et,commes’ilavaitludansmespensées,ilfondsurmoi,m’enlacedesesbrassolidesetmedonneunbaiserenflammé, à la fois doux et piquant. Alors que jem’attendais à de la colère de sa part, le voilà quim’offreànouveautendresseetdouceur...etj’aitrèsenviedecéder.Maisjerassembletoutcequirestedemavolontépourlerepousserdoucement.Ilal’airsurprisetattendquejem’explique.

–Qu’est-cequ’ilyaentreEloïseettoi?

Ilaréellementl’airétonnéparmaquestion.Ilpenchelatêteetmerépond,d’untondéfinitif:

–EtsitucessaisdetefocalisersurEloïse?Commejetel’aidit,elleestmapartenairedetravailetriend’autre.Memontreravecellefaitpartiedujob,c’estbonpourlapromotiondufilm.

–Ah,OK,réponds-je,unpeurassuréemaisencorerempliededoutes.C’estqu’ellesecomportedemanièresi…familièreavectoi.

– Disons qu’Eloïse est un peu envahissante et qu’elle joue un peu trop bien son rôle, dit-il ensoupirant.Jepensequ’ellenediraitpasnonàunevraieaventureentrenous,enfait…

–Ettoi,qu’endis-tu?– J’en dis que la seule qui occupe mes pensées au point de m’empêcher de dormir, c’est toi…

murmure-t-ilenmeregardantdanslesyeux.

C’estcommesimoncorpsattendaitcesignal:jeluirépondsparunbaiserfougueuxetpassionné.Jefais tombermesdernièresréservesetm’abandonne totalementàcetteétreinte,heureusede lesentirdenouveaucontremoi,derespirerenfinl’odeurdecettepeauquim’atantmanqué.Lafièvres’emparedenous,noussommesemplisdumêmedésirquinousavaitemportéscommeunelamedefondlorsdenotrenuitensemble.Jecommenceàdéboutonnerlachemised’Ethan,maisc’estlui,cettefois,quiarrêtemongesteenregardantendirectiondelaported’entrée.

–Pasici,pasmaintenant.Lamaquilleusevaarriverd’uninstantàl’autre,jenepeuxpas…–Jecomprends,réponds-jedoucement,tentantdefairebaisserlapressionquim’enfièvre.–Soline,continue-t-ild’unevoixpleined’émotion,j’aiététrèstouchéparlepostquetuasfaitsurton

blog.Mercid’avoirprislapeined’écrireça,j’avaisbesoindelelire.

Jerougisetmeréjouisenmonforintérieurd’avoirécritcesquelquesmots.C’estlemomentpourmoidetoutmettresurlatable.

–Jevoulaisjusterétablirlavéritéetquetusachesqueterencontreretpassertouscesbeauxmomentsavectoim’afaitchangerd’avis.Jemesuisrenduecomptequej’avaisfaituneerreur,unegrosseerreur.Jesuisdésoléequetuenaiessouffert…

Ilsembletrèstouchéparmesmots.Ilmeregardeavecintensitélorsqu’ilmerépond:

– Merci aussi d’avoir gardé mon secret, cette histoire avec mon grand-père dont je t’ai parlé…J’avaistellementpeurquetunedévoilestout…

–Cen’estpasmongenre!Quandjeteparlaisdeconfianceaurestaurant,j’étaissincère.Maisjedoist’avouerquelquechose…

–Quoidonc?–J’enaiparléàmonpère.Jeluiaidemandédemenerunepetiteenquête,parcequ’ilconnaîtpleinde

mondeici.Maisjeneluiaijamaisditqueçateconcernait.–Ahbon?fait-il,perplexe.Tuascherchéàm’aideralorsquejet’avaisditquejenevoulaispluste

voir?Jesuistouché,mais…–Écoute,c’étaitplusfortquemoi, tonhistoireest tellementbelleet incroyable, jemedisaisqueje

pourraispeut-êtretedonneruncoupdepouce…–C’estvraimentgentildetapart,répond-il,ému.Maisjesupposequeçan’ariendonné?– Détrompe-toi. Nous avons une piste. Une vieille dame, une cliente de papa, qui a connu cette

époque.Jedoislarencontreràlaboulangerievers15heuresaujourd’hui.Tuveuxm’accompagner?

Ilmeregardeavecunelueurnouvelledanslesyeux,jesensquej’aiéveillésacuriosité.

–Avecplaisir!Jeveuxrencontrercettedame.–Trèsbien.Maisavantça,jeveuxuneexplication.–Àquelsujet?–Surtavisiteàlaboulangerieetcequiasuivi,dis-jemalicieusement.Désormais,unephotodetoi

trôneau-dessusdelacaisseetçam’afaitbizarrededécouvrirça…

Aumêmemoment,onfrappediscrètementàlaporte.Lamaquilleuse.Ethanenprofitepourbotterentouche:

– Je te raconterai ça tout à l’heure, c’est promis. Écoute, j’ai encore une scène à tourner, on seretrouvevers14h30icietoniracheztonpère.Profitez-enpourdéjeuner,Marieettoi,jevaisdemanderquevousayezaccèsaubuffetdescomédiens.

Etavantquejepuisserépondrequoiquecesoit, ilmedéposeundernierbaisersurlabouche,puisouvrelaporteàlamaquilleuse,surprisedemevoirici.Jem’éclipsediscrètement,lesourireauxlèvres,

impatientederetrouverMariepourtoutluiraconter.Jemesensrevivre,commesimonexistenceavaitétémiseentreparenthèsescesdeuxderniersjours.Ethanestrevenuàmoi,ilm’apardonnéetilaacceptémonaidepourretrouversafamille.Jenepouvaisrêvermieux.

6.Plusvraiquenature

C’estladeuxièmefoisenunesemainequejemeretrouveàmarcherauxcôtésd’Ethandanslequartierpiétonnier d’Arras. J’ai accepté il y a quelques heures qu’il m’accompagne à La Gourmandine, sansréfléchirauxconséquencesetauximplicationsdecettevisite.Carenmemontrantàlaboulangerieaveccecompagnonexceptionnel, jeseraiobligéede leprésenteràpapacomme…unami?Unamant?Uncollègue?Unboy-friend?

Soline, descends de ton nuage, une nuit d’amour et quelques baisers ne font pas de toi Mme

Russell…

Jenesaistoujourspascommentjustifierlaprésenced’Ethanàmescôtéslorsquenousarrivonsàlaboulangerie. J’ai justeenvoyéunSMSàpapapour luidirede retenir laclientesiellearrivait,car jeseraiunpeuenretardetaccompagnéed’unvisiteursurprise.Lorsquenouspassonslaported’entrée,enfaisant résonner le carillon,Laura est seule dans la boutique.Ellem’adresseun signedemain jovial,maissamainrestesuspendueenl’airlorsqu’ellecomprendquiestl’hommejustederrièremoi:lemêmequesurlaphotoau-dessusducomptoir.Elle,d’ordinairesiaffable,neparvientplusàarticulerunmotetses joues prennent une teinte cramoisie. Elle ne travaillait pas lematin oùEthan s’était présenté à laboulangerie et rencontre donc l’acteur en chair et en os pour la première fois. Ethan la met à l’aiseimmédiatementenluifaisantdeuxbisesjoyeuses.

–EthanRussell.VousdevezêtreLaura…?–Oui,enchantéemonsieurRussell,parvient-elleàarticuler,rosedeplaisir.PascaletMoniquevous

attendentàl’étage,ausalon.– Merci, Laura, dis-je d’un ton que je veux naturel, faisant comme si la situation n’avait rien

d’extraordinaire.

J’entraîneEthanavecmoiversl’arrière-boutiqueetnousgravissonslesmarchesduvieilescalierdeboisciréquimèneauxétages.Cemomentaunesaveurparticulière,àlafoisexcitantetbizarre:jesuisentraindefaireentrerEthandansmasphèreprivée,dansmoncerclefamilial.Jedévoileainsiunepartiedemon intimité et je sais qu’après ça, notre relation ne sera pas tout à fait la même. Je prends uneinspirationenarrivantsurlepalieretj’entreenmêmetempsqu’EthandanslesalonoùsetrouventpapaetMonique, une dame âgée d’apparencemenue, aux cheveux blancs impeccablement coiffés. Ils sontinstallésdanslecanapé,autourd’unplateaucontenantdeuxtassesdethéetdesgaufresàlacassonade.

Bienvu,papa.Riende telque tes incroyablesgaufrespour retenirunevieilledameamatricedesucreries.

Ànotrearrivée,papaselève,surpris.Jevoisàsonregardqu’ilnecomprendpastoutetqu’ilattenddesexplicationsdemapart,maisplustard.Enhommecourtois,ilfaitcommes’ilétaitabsolumentnaturelqu’uncomédienaméricainarchiconnuentredanssonsalonavecsafilleettendunemainchaleureuseàEthan.Laclientedepapaa,quantàelle,lesyeuxquipétillentenlevoyantentreretsemblefinalement

plusheureuseque surprise.Sansdoute la photodédicacéedans la boutique l’a-t-elle préparée à cetteéventualité,pourtanttrèsimprobable?Avantmêmequejeprennelaparolepourfairelesprésentationsetexpliquerl’objetdenotrevisite,elles’exclame,d’untonguilleret:

–Ah,maisc’estmonsieurRussell!Vousêtesencoreplusbeauenvrai!

7.LerécitdeMonique

Noussommestous les troisassisautourdeMoniquedans lesalonfamilial :papa,Ethanetmoi.Lascèneaquelquechosed’irréelet j’aiencoredumalàycroire :quiauraitpu imaginercela ilyaunesemaineencore?Lavievousréserveparfoisdessurpriseshallucinantes.Papaarefaitduthéetremplidenouveaul’assiettedegaufres,cequifaitlebonheurdeMoniqueetd’Ethan.Lavieilledamesembletouteheureused’êtreassiseprèsdeluietdressepournousl’inventairedesfilmsdanslesquelsellel’avu.Jenem’attendaispasàcequ’unefemmedecetâgesoitaussicinéphileetsurtout,qu’ellesoitaussifand’Ethan!Sapréférencesembleallerlogiquementverslesfilmsd’époqueencostume.

–JevousaiadorédanscefilmavecKateWinslet,commentétait-ce,déjà…?–Prejudice.Undesfilmsdontjesuisleplusfier,répondEthan,souriant,ettouchéparl’attentionque

luiportelavieilledame.– Oui, c’est ça ! Quel beau costume vous portiez… Dites-moi, monsieur Russell, je peux vous

demanderquelquechose?–Appelez-moiEthan,répond-ilamusé.Biensûr,dites-moi…–Vousvoulezbienmesignerunautographedansmoncarnet?Mescopinesaubridgevontêtrefolles

dejalousie!

Ellefarfouillejoyeusementdanssonsacàmainetenextraituncarnetàspiralesainsiqu’unpetitstylodoré.EllerougitunpeuenletendantàEthan.

–Je l’ai toujourssurmoi,aucasoùjecroiseraisunecélébrité.J’aiquelquesbellessignatures, j’aimêmeréussiàapprocherDanyBoon!

MoniqueaprononcécesderniersmotsavecfiertéetEthanmeregardeensouriantàl’évocationdecenom. Puis, il prend sa plus belle plume pour écrire quelquesmots pleins d’attention àMonique, quisavourelemoment.Unefoisl’autographerédigéetsigné,jedécidederéorienterlaconversationverslesujetquinousintéresse.Jem’adresseàelle,avecdouceur:

–Monique,noussommesravisquevousayezacceptédenousrencontrer.Commepapavousl’asansdouteexpliqué,nousenquêtonssurdesévénementsquisesontdéroulésaumomentdelaLibération,en1944-1945. Nous recherchons des gens qui auraient pu connaître un soldat du nom de WilliamThomson…

JesensEthanfrissonnerd’émotionlorsquejeprononcelenomdesongrand-père.Papaécoutesansriendire,essayantdecomprendrelasituation,laraisondelaprésencedemonamietlanaturedenotrerelation.Moniqueplisselesyeuxetseconcentre;nousrestonssilencieux,suspendusàseslèvres.Ellesemblevoyageràl’intérieurdesonesprit,rappelantàelledesimagesd’unautretemps,enfouiesaufonddesessouvenirs.Ellehésite,puisselance:

–Toutçaesttrèsvieux,évidemment.Mamémoiren’estplusaussifiablequ’autrefois.J’avais13ans

lorsquelaguerres’estachevée,j’étaisunetoutejeunefille,presqueuneenfantalors.

Cettefois,c’estellequiestenvahieparl’émotion.Seslèvrestremblentunpeu,maisellecontinue:

–Jemesouvienssurtoutd’unimmensesentimentdesoulagementlorsqu’onaapprislanouvelledeladébâcle allemande, une joie réelle mais d’abord contenue : après toutes ces années de noirceur etd’oppression,onhésitaitàselaisseraller,onavaittellementpeurqueçarecommence…C’estquandlessoldatsaméricainssontarrivésiciqu’onyavraimentcru,qu’onacomprisquec’étaitréel.

L’émotion laisse à présent place à un large sourire sur son beau visage parcheminé. Elle revit lebonheurressentiàl’époque.Nousn’osonspasl’interrompre,depeurdebriserlecharme.

–Ilsétaientsibeaux,dansleursuniformestoutneufs,desgaillardsbienbâtis,pleinsdevieetparlantcettelanguequenousnecomprenionspas.Leurprésencesignifiaitleretourdelapaix,delaliberté.Etladécouvertedeschewing-gumsaussi.

Noussourionsàcetteévocation.Moniquenousfaitunbeausourireetportesatassedethéàseslèvresavantdereprendresonrécit.

–Lemairenousavaitdemandéd’hébergercertainsd’entreeux,carilnerestaitpasgrand-chosedesbâtimentspublicsaprèslepassagedesAllemands.Lacitadelleétaitenpiteuxétat.Mesparentssesontportésvolontaires,carnousavionsunechambrevide.La…

Elles’interrompt.Unelarmecoulelelongdesajoue.Unsouvenirdouloureuxsembleluirevenirenmémoire.

–Lachambredemonfrère,mobiliséen1941etjamaisrevenudufront.J’étaistouteheureuseàl’idéequ’un de ces soldats vienne habiter chez nous. J’étais très fière, même. Celui qui a vécu chez nouss’appelaitBilly.Jenemesouvienspasdesonnomdefamille…

Ethan tressaillit en entendant ce nom.Un ami de songrand-père peut-être, qui lui aurait parlé d’undénomméBilly?Ilprendlaparole,doucement:

–Voussouvenez-vousàquoiilressemblait?–Oh,oui!Plustrèsprécisément,maisc’étaitungrandgarçon,brunauxyeuxmarron,avecunebarbe

bientaillée.Ilprenaitsoindelui,ilavaitdesdentsparfaites,siblanches.Çamefascinait…

Moniqueaunevoixrêveuse,elleestplongéedanssessouvenirs.Ethantented’obtenirdesprécisions,d’unevoixquejesensfébrile:

–Etvousvoussouvenezdedétailsleconcernant?Deschosestrèscaractéristiques?–Ehbien,ilétaittrèsattentionnéavecmoi,onsentaitqu’ilaimaitlesenfants.Jemesouviensd’une

choseenparticulier:ilétaittrèsdouépoursculpterdesobjets.Ilprenaitdesbûches,desmorceauxdeboisdanslejardinetenquelquesheures,avecsoncouteaumilitaire,ilcréaitquelquechose.Despetitsanimaux, surtout. J’adorais le regarder. Il m’a d’ailleurs sculpté un petit cheval, avec lequel j’aibeaucoupjoué.Jel’aitoujourschezmoi…

Ethanprendmamainetlapressetrèsfort.Quelquechoseestentraindesepasser,cettefoisc’estluiquisembleêtreauborddeslarmes.

–Quesepasse-t-il,Ethan?

Sesyeuxbrillent,ilsemblelutterpournepascraquerdevantnous.IlprenduneprofondeinspirationetsetourneversMonique,lavoixvacillante.

–Monique,cequevousdites làest trèsimportant.Jevaisvousavouerlavérité :c’estmonpropregrand-pèrequenouscherchons,enréalité.Ils’appelaitWilliamThomson,maisBillyétaitsondiminutif.

Nousaccueillonssadéclarationavecunsilencerespectueux.Ilcontinue:

–Et figurez-vousquemongrand-pèreétaitunexcellent sculpteur. J’aichezmoidesanimauxetdespersonnagesqu’ilafaçonnéspourmoilorsquej’étaispetit.JepensequevotreBillyetmongrand-pèrenefontqu’uneseuleetmêmepersonne.

Jem’attendaisàtoutsaufàça:noussommesvenusrencontrerMoniquedansl’espoirdetrouverdesindicesnousmenantàWilliam,maisparunmiracleahurissant,ellenousmènedroitàlui!Jesuisaussisurprisequ’Ethan,etpapa,luiaussi,esttouchéparlasituation.Ilcommenceàcomprendrecequinousamène et met doucement les pièces du puzzle en place. Monique est troublée par cette révélation etsemblehésiteràcontinuersonrécit.Ethanl’encouraged’unsignedelatête.

–Ehbien,Billyavécuunehistoired’amourcontrariéelorsqu’ilétaitici.Nousnelevoyionsquelesoirà lamaisonet ilétait trèsdiscret,maisauboutdequelquesmois, lesrumeursontcommencéàsepropager.

–Lesrumeurs?dis-je,curieuse.–Oui,onledisaittrèsprochedelafilledumaired’Arras,MartheDarizel.

Enentendantceprénom,moncœurfaitunbonddansmapoitrine.JeregardeEthan,quiacquiescedelatêtecommepourmedirequ’ilpenselamêmechosequemoi:nousavonseffectivementfrappéàlabonneporte, par un hasard extraordinaire. Monique ne remarque pas notre échange et continue, les yeuxrêveurs:

– Et puis c’est devenu évident, il faisait la cour à Marthe et on les voyait souvent ensemble. Jetrouvaisçatrèsromantiqueàl’époque,d’autantquejesavaisqueBillyétaitunbongars.Maisenville,lesgensvoyaientçad’unmauvaisœil,parcequeMartheétaitfiancéeàcethomme,unnégociantenvin,Françoisquelquechose…EtbienvoussavezcequeMartheafait?

–Non,murmureEthan,secoué.– Elle a rompu ses fiançailles avec le négociant pour vivre sa passion avecBilly.Nous, on ne le

voyaitplustropàlamaison,mafoi,ilpassaitsontempsavecelle.Etpuisc’estarrivé,bienentendu.–Quoidonc?demandepapa,captivéluiaussiparlerécitdeMonique.–Elleesttombéeenceinte.Marthe.C’étaitcouru.Jenevousracontepaslescandale,àl’époque:la

filledumaire,quiromptsesfiançaillesavecl’hommequiluiestpromisparcequ’elles’estentichéed’unsoldataméricain,etquitombeenceinte...horsmariage,par-dessuslemarché!Sonpèreétaitfurieux…

–Ques’est-ilpasséensuite?demandeEthan,impatient.

–Ehbien,Billydevaitrentrerchezlui,enAmérique.IlsemblaittrèsamoureuxdeMartheetilétaitprévuqu’ellelerejoignelà-bas.

Le récit deMonique est si vivant que j’ai l’impression d’y être, l’impression de voir devantmoiMartheetWilliam.Ilsmesontfamiliersdepuisqu’Ethanm’aparléd’eux,c’estcommesicettehistoired’amourdupasséfaisaitdéjàpartiedemavie.Etplusjepenseàeux,plusjefaisleparallèleentreleurhistoireetlamienne:carmêmesiEthanetmoidébutionsunerelation,quelseraitsonavenir?IlfiniraparrepartirauxÉtats-Unisetmoi,j’aimavieici,mesétudesàterminer.Toutçamèneàuneimpasseetilseraittempsquejem’enrendecompte...Jeréalisesoudainquejemesuisperduedansmespensées,alorsqueMoniquepoursuit son récit, encouragéepar l’attentionquenous lui portons. Je fais un effort pourmettredecôtémesdoutesetreveniràlavoixdouceetchevrotantedelavieilledame.

–…maisleschosesnesesontpaspasséescommeprévu.Billyétaitrepartichezluidepuisquelquesmoisdéjà,Martheétaitprêteaudépart,elleavaitaccouchéentre-temps,d’unepetitefille.Etpuis,contretouteattente,Marthesembleavoirchangéd’avisetelleatoutbonnementdisparu.

–Disparu?Commentça?dis-je,surprise.–Unmatin,quelquesjoursavantsondépartsupposéenAmérique,elleaprisavecellesonbébéet

elleestpartie.Jen’ensaispasbeaucoupplus,sonpèreétaitfoudedouleur,maisn’ajamaisvouludireàqui que ce soit ce qui s’était passé. A-t-elle laissé une lettre ? A-t-elle quitté le pays ? Qu’est-elledevenue?Les rumeursontcouruunmomentàsonsujet,puisonn’enaplusparlé, le tempsa fait sontravail,onaoubliécettehistoire.Jedoisêtrelaseuleàm’ensouveniraujourd’hui…

Ethanrestepensifuninstantpuissepencheverslavieilledame.Jesensqu’ilestbouleversé,maisiltentedemaîtrisersesémotions.

–Toutcequevousnousavezracontéestprécieux,Monique.Cettehistoiredontvousvoussouvenez,c’estlamienne,celledemafamille.Quandmongrand-pèreestmort,je…

–Oh,Billyestdécédé?demandeMonique,leregardtriste.Jem’endoutais,mais…–Oui,ilyaquelquesmois,jesuisdésolédevousl’apprendre.Ilm’ademandéderetrouverMartheet

safille,denepaslaisserensuspenscettehistoirequiamarquésavie.C’estlaraisonessentielledemaprésenceici.

–Maisque s’est-il passé alors ?demandeMonique.PourquoiMarthen’a-t-ellepas rejointBilly ?C’estluiquiachangéd’avis?

–Non,ilareçuunelettredeMarthe,luiannonçantqueleurhistoireétaitfinieetqu’elleneviendraitpas.Grand-pèrenes’enestjamaisvraimentremis.

–C’estvraimentétrange!poursuitMoniqueavecunemouedubitative,carlespréparatifsdeMartheétaienttrèsengagés.Toutlemondesavaitenvillequ’ellequittaitlaFrancepourtraverserl’Atlantique,saplaceétait réservéedepuis longtempsàbordd’unbateau.Les rumeursdisaientqueBillyavait changéd’avisauderniermomentettoutannulé.

–C’estincroyable,dis-je,personneneconnaîtdonclefonddel’histoireetMarthes’estvolatilisée…

Un long silence suit mes paroles. Chacun d’entre nous repense aux propos de Monique, revoitl’histoiredanssatêteettented’échafauderdesconjectures.Maisbienquenousayonsapprisdeschoses,tout ça ressemble àuncul-de-sac.Car au final,Marthe et sa filleontdisparudans lanature etontpurefaireleurvien’importeoù,enFrancecommeailleurs.Autantchercheruneaiguilledansunebottedefoin.Jepourraistenterd’accéderauxarchivesdelamairiepourvoirs’ilyaunetracequelquepartde

sondépart,maisjenemefaispasd’illusions:aulendemaindelaguerre,lepaysétaitenruine,toutétaitàreconstruireetlafuited’unejeunemamanavecsonenfantdevaitêtrelecadetdessoucisdesautorités.

Qu’est-elledoncdevenue?

8.Unefillebien

IlesttempsdeprendrecongédeMoniquequisembleêtrefatiguée;fairerevivretouscessouvenirsanciens a dû lui demander beaucoup d’énergie. Ethan se lève pour remercier la vieille dame enl’étreignantchaleureusement,commelefontlesAméricainsavecleursproches.J’ailesentimentquepourEthan, Monique fait un peu partie de sa famille, maintenant, vu la proximité qu’elle a eu avecWilliam/Billy.Jesensuneréelleémotionpasserentreeuxdeux.Puis,paparaccompagnesacliente, lamenant vers l’escalier qui mène au rez-de-chaussée. Ethan et moi les suivons jusqu’au perron de laboulangerie.Dieumerci, iln’yapasdeclientspourlemoment,carlaprésenced’Ethanpourraitcréerunemini-émeute.Ilprendlaparole,encoreému:

–Jedoism’éclipser,j’aiundînercesoiraveclaproductionetpasmaldetravail.Mercipourtout,vraiment. J’ai encore du chemin à faire pour retrouver Marthe, mais le témoignage de Monique estprécieux.Jedoisréfléchiràtoutça…

Ilserre lamaindepapa, fait labiseàMoniqueetadresseunpetit signeàLaura, toujours tétaniséederrière le comptoir. Lorsque mon tour arrive, je vois dans ses yeux qu’il ne sait pas comment secomporter,aveccesgensautourdelui:onsefaitlabise,uneaccolade,onseserrelamain?J’aimoiaussiuninstantd’hésitation,puissoudain,j’ouvrelesvannesetjecèdeàmondésir:suivantmoninstinct,j’approchemes lèvres de celles d’Ethanpour déposer sur sa boucheunbaiser plein de promesses. Ilrépond à mon baiser et m’enlace tendrement. C’est un moment de douceur et de bonheur, j’en avaistellementenvie...Unechaleurdiffusese répanddans toutmoncorps.Moniquenousobserve lesourireauxlèvres,heureusedenousvoirainsienlacés.Papaa,quantàlui,lesyeuxplissésetsegrattelesjouesd’unairperdu,tandisqueLauramanquededéfaillir.

Ethandescendlesdeuxmarchesduperronetenfilecasquetteetlunettesdesoleilafinderejoindrelavoituredelaproductionquil’attendquelquesruesplusloin,àl’extérieurduquartierpiétonnier.Moniques’adressealorsàmoid’untonchaleureux:

–Soline,vousêtesunefillebienetcethomme-làestuneperlerare.Tâchezdelegarder.J’aiconnuvotremaman,elleseraitfièredevous…

Àl’évocationdemaman,c’estcommesiunventglacialsoufflaittoutàcoup.Papaseraiditetmoijemecrispe,envahieparlanervosité.Ethans’estretournéenentendantlesparolesdeMoniqueetconstatemontrouble.Maisilneditrienetcontinuesaroute,sansquejepuissedéchiffrersonregard,cachéparleslunettesdesoleil.JeprendscongédeMoniqueetjeretournedanslaboutique,suiviparpapa.Jesaisd’avancecequ’ilvamedire:

–Soline,j’aiquelquesquestionsàteposer…–Oui,papa,réponds-jeensoupirant,jem’endoute.

Bon,cettefoisilvafalloirtoutluiraconter…

9.Tourmentemédiatique

Voilà, je pense que tout est en place. Les gâteaux sont dans la vitrine, les viennoiseries sur leurplateau, lespainsbienalignés sur lesétagères. Ilneme resteplusqu’àplacer lesbaguettesdans leurpanierdèsquepapaapporteralafournée.Ilest7heures,jesuisprêteàouvrirlaboulangerie.Papaétaitravihierquejeluiproposemonaidecematin;aveclescommandesàhonorerpourletournage,ilestcomplètementdébordéetLauranecommencequ’à10heuresaujourd’hui.Mêmes’iln’estpasdansmesintentionsdereprendrelaboulangerieunjour,j’éprouveduplaisiràtravaillerdanslaboutiquefamiliale.Vendredupainetdesdouceurs,c’estvendreduplaisirauxgens,c’estunjobagréable,mêmesic’esttrèsphysique.Ettrèsmatinal.J’allumelesplafonniersetlacaisseenregistreuse,toutenrepensantàlajournéed’hier, forte en émotions : d’abord la réconciliation avec Ethan, puis le récit de Monique, avec aupassage ladeuxième rencontre entrepapa etEthan, encoreplus improbablepeut-êtreque lapremière,puisqu’ilaassistéànotrebaiser.J’aiunpeul’impressiond’écrirelescénariod’unecomédieromantiquejusteenrespirantcesjours-ci.

Aprèsledépartd’Ethan,j’airacontéàpapatoutel’histoire,jeluidevaisbiença:leblog,letournage,leweek-endici,jeluiaitoutdit.Enfinpresque:j’aiomislepassagesurlestatouagesetlachambreavecvue.Papaaplutôtbienprisleschoses.Leblogestunobjetquiledépasseetdontilnesaisitpasbienlaportée,maisilm’atoujourslaisséunegrandeindépendanceetn’aémisaucunecritique.Jeluiaipromisdeneplusgarderpourmoidorénavantdeschosesaussiimportantes.

RepenseràEthanetàcettenuitdanslachambred’hôtelmedonnelesourire,etc’estdebonnehumeurquej’ouvrelaported’entréedelaboulangerieavantdereleverlerideaudemétal.Unclientattenddéjàdevant la porte, montrant des signes d’impatience. Quelqu’un qui a un besoin vital de croissants,visiblement. Je luiadresseun«bonjour»cordialavantdemeretirerderrière lecomptoir,prêteà luivendrecequ’ildésire.Ilmedétailled’unairbizarre,commes’ilmescannaitdehautenbas,sansriendire.Jecommenceàmeméfier;j’espèrequecen’estpasuntorduouunvoleur...J’approchemamaindiscrètementdelasonnettereliéeàl’atelierdepapa,aucasoù.L’hommefouilledanssapocheetsortunpetitmagnétophonenumériquequ’ilgardedanssamaingauche.

–Bonjour,jem’appelleAxelDelattre,jesuisjournalistepourNordÉclair.Quepouvez-vousmedireausujetd’EthanRussell,mademoiselleBlondel?

Jesuislittéralementestomaquéeparcettequestionetcequelaprésencedecethommeimplique.Jemedoutaisqu’enfréquentantEthan,cegenredechosespouvaitseproduire,maisêtreconfrontéed’uncoupàcette réalité médiatique est un véritable choc. Je n’ai qu’une idée en tête : me protéger et envoyerpromenercecurieux.

–Comment connaissez-vousmonnom? réponds-je sèchement.Etpourquoivoudriez-vousque j’aiedeschosesàvousdireausujetdeM.Russell?Jenecomprendspasvotrequestion.

–Concernantvotrenom,cen’étaitpastrèsdifficileàtrouver,continue-t-il,avecaplomb.QuantàM.

Russell,ilmesembleaucontrairequevousêteslamieuxplacéepournousparlerdelui,non?

Jen’aimepasletonironiquequejeperçoisdanssavoix.Commentpeut-ilsavoirquejeconnaisEthanpersonnellement?Peut-êtrea-t-ileuventdesavisiteici,ilyatroisjours?Aprèstout,ilestdenotoriétépubliquequel’acteurestdanslarégion,ilestassezlogiquequelesjournalistesducointententdeglanerdesscoops.Maisunealarmeretentitquelquepartaufonddemonesprit:jedoismedébarrasserdecetypetropcurieux,quellesquesoientsesmotivations.MonhistoireavecEthanneconcernequeluietmoi,certainementpaslapresserégionale.Jefaismonplusbeausourirecommercialaujournaliste,avantdeluilancer:

–Chermonsieur,monrôledanscetteboutiqueconsisteàvousvendredupain,desviennoiseriesetdesgâteaux.Alorssivousêteslàpourm’acheterl’undecesproduits,jeserairaviedevousaider.Sinon,jevoussouhaiteunebonnejournée.

Et je reste plantée derrière mon comptoir, le sourire figé comme un mannequin de cire du muséeGrévin.Contrarié, le journalistecomprendqu’ilne tireraplusriendemoietsortde laboulangerieenmaugréantunvague«aurevoir».Moncœurbatlachamade,j’aicomprisqu’untrucpasnetsetramait.Unautrehommeentrealorsdanslaboutique,munid’ungrosappareilphotoenbandoulière.

Jeretentelecoupdusourirecommercial,unpeumoinssûredemoicettefois.L’hommeseprésenteetmetendunemainquejeneserrepas.Ilnesemblepasvexé,commecoutumierdufait,etseprésente:

–Bonjour,jetravaillepourLaVoixduNord,puis-jevousposerquelquesquestions?–Àquelsujet?réponds-jesèchement.–LafaçondontvousavezrencontréEthanRussell,parexemple…

Monsangnefaitqu’untour.Jetentedenepasmontrerlestressquim’envahitenluirépondant:

–JeneconnaispasM.Russellet jevaisvousdemanderdequittermaboutique,car j’aidutravail,dis-jed’untonfermeetcassant.

–Mais…–Aurevoir,merci.–Jepeuxvousprendreenphoto?tente-t-il,obstiné.–Non.

Cettefois,jesorsdemaréserveetjeraccompagneletypeàlaporte,sansménagement.C’estunefoissurleseuilquejeremarqueleurprésence.Troistypeshabillésennoirportanteuxaussiunappareilphotoprofessionnelautourducououdanslesmains.Lorsqu’ilsmevoientdansl’encadrementdelaporte,ilsbrandissent leur appareil, prêts àmemitrailler, sansme demander la permission, cette fois. Je fermeprécipitammentlaported’entréederrièrelejournalistedeLaVoixduNordpourtenterd’échapperàleurobjectif,puisjerabaisselestoredelavitrine.Maisc’estsansdoutetroptard,lesplusrapidesontdéjàdesclichésenboîte.

Despaparazzis?C’estquoicebordel?Qu’est-cequisepasse?

Je sensuneboufféed’angoissemonter et la paniquem’envahir.En tant queblogueuse, j’avais déjàl’habituded’uneformed’expositionaupublic,maisj’étaistoujoursrestéecachéederrièremonclavier.

Ici,pourlapremièrefois,jeressensvraimentlaviolencedel’intrusionetc’estunesensationhorrible.

Jeverrouillelaporte,parprudence,etvaischerchermonsmartphone,restésouslecomptoir.Aprèsavoir activé la connexion à Internet résonne instantanément la brève sonnerie annonçant l’arrivée denouveauxmails.J’ouvremamessageriefébrilementetcequejeredoutaiss’affichesousmesyeux:unealerteGoogleausujetd’Ethan,commentantunephotoquime laisse sansvoix. Il s’agitd’unclichédemonbaiseràEthanhier,surlepasdelaporte,aumomentoùilquittaitlaboutique.J’étaistoutàmajoie,latêtedanslesnuages,amuséeparlesapplaudissementsdeMonique...Àaucunmoment,jen’airemarquéd’autresspectateursdanslarue,àaucunmoment,jenemesuisméfiée.Vulaqualitéducliché,ilnes’agitpasd’unephotopriseàlava-viteavecunsmartphone,maisbiend’untravaildepro.Cequisignifiequecestypes,ouaumoinsl’und’entreeux,étaientdéjàlàhier?

Soline, tu es la reine des idiotes. Ethan est une célébritémondiale !Ce genre de choses était àprévoir!

Voircettephotoenuned’unsitedenewspeople,relayéparl’alerte,estunchocviolent.Maislorsquejedécouvreletextequifiguresouslaphoto,jem’effondretotalement.

EntournagedansleNorddelaFrance,lecomédienaméricainEthanRussellaétésurpriscejeudiaprès-midi dans le centre-ville d’Arras en compagnie d’une jeune femme dont tout porte à croirequ’elleestsanouvelleconquête.AlorsquelesrumeursluiprêtaientuneliaisonavecEloïseDélinat,sapartenairedanslefilm,levoilàquis’affichedéjàaubrasd’unenouvellepartenaire.LecharmedesFrançaisesnesembledécidémentpaslaisserM.Russellindifférent!

Quantàlajeunefemme,ellen’estpascomplètementinconnue:elletientdepuisquelquesannéessous le nom de Soline (un pseudo ?) un blog féminin très fréquenté, prodiguant des conseils deséduction. Son dernier tuto en ligne porte un titre évocateur qui résume bien ses intentions : « Laméthode infaillible pour draguer une célébrité ». Nul doute que la jeune blogueuse a mis enapplicationsespropresconseils,puisqu’ellearéussiàattirerdansses filets l’undescomédienslespluscourusdelaplanète.UnebelleopérationdecommunicationquiluipermettrasansdoutedefaireexplosersoncompteurdevuesenprofitantdelacélébritédeM.Russell.L’acteurn’étantpasréputépour sa constance amoureuse, notre blogueuse a tout intérêt à profiter de ce moment de gloireéphémère,carilnefaitaucundoutequ’elleretourneraviteàl’anonymat.EncoreunedecesstarlettesduWebprêteàtoutpourfairelebuzz,coûtequecoûte!

Jefermelesyeux,consternéeparl’absurditédesmotsquejelis,etm’accrocheaucomptoirpournepasm’effondrer.Cetarticlehorriblemefaitpasserpourunemidinetteassoifféedegloireetdesexe,quiauraitdraguéEthanpourfairesapub.Commentpeut-onécriredeschosessurlesgenssanslesconnaître,faire des conjectures à partir de rien et…être aussiméchant ?Maintenant, je comprends pourquoi lapresseestlàcematin:aveclaphotodeladevanturedelaboulangerie,ilestfacileàn’importequideretrouverl’adressedeLaGourmandine.Jesuisenvahieparunsentimentdecolèreetd’impuissance.Jen’aipascouvertmesarrières,jemesuisjetéeavecnaïvetédanscettehistoireetmaintenant,j’enpaielespotscassés.Pourquoin’ai-jepasretirél’articledubloghiersoir?Jel’avaislaissépourqu’Ethanlelise,ill’afait,j’auraisdûsupprimertoutçasansplustarder.

Une appréhension nouvelle m’envahit : après la publication de cet article, quelles vont être les

réactions sur le blog ? Prise d’un horrible pressentiment, je me connecte. En quelques secondes, jemesurel’étenduedesdégâts.MissL.,ceparasitevirtuel,abienévidemmentsautésurl’occasionpourserépandreencommentairesacidesàmonsujet.Jeparcoursrapidementlespremièreslignesdesonpost:

[Ehbien,jecroisqu’onadéfinitivementperduSoline.Aprèssamiseàjourlarmoyanteetétrangenousexpliquantqu’ellemettaitfinbrutalementàsonentreprisedeséduction,voilàqu’elleestsurpriselamaindanslepotdeconfiture:jouerleslolitasingénuespourmettreEthanRusselldanssonlit,ilfallaitoser!Cequiestétonnant,c’estqu’unhommedesacarruresefassemanipulerdelasorte!Solineaviséhaut,ellen’entomberaqueplusbas…]

J’arrête là la lecture de ces lignes avant d’avoir la nausée. Cette nana détourne mes propos ets’engouffredanslabrècheouverteparlejournalistepourmedémoliretsalirmesintentions.C’estinjusteetmalhonnête.Lepire,c’estqu’àvoirlessoutiensencourageantsqu’ellereçoitdanslesréponses,elleest en train demontermes followeuses contremoi ! Je suis découragée, abattue. Papa arrive sur cesentrefaites,attirésansdouteparleséclatsdevoixdepuislemagasin,letablierautourducou,lesmainspleinesdefarine. Ilmevoitseule, lesyeuxrouges,mon téléphoneà lamain,dansunepiècevideà laporteclose.Quelquechoseclocheetillesait.

–Soline,machérie,qu’est-cequec’estquecettetête?Etpourquoituastoutfermé?J’aientendudesclients,non?

–Pasdesclients,papa,desjournalistes,réponds-jed’unevoixblanche.–Jenecomprendspas…rétorque-t-il,inquiet.–Regarde.

Jeluitendsmontéléphone,affichantlaphotoetl’articledouteux.Illeparcourtrapidement.Ilesttoutaussieffaréquemoi.Ildéglutitetm’interroge:

–Etcesjournalistes,quevoulaient-ils?–EnsavoirdavantagesurEthan.Ilyadespaparazzisaussi.–Despaparazzis?Maisenfin,onnageenpleinfilm!

Ilcriepresqueàprésent,tantlasituationluiparaîtinconcevable.Jen’enmènepaslarge.

–Commetudis,unmauvaisscénariodeHollywood…Jesuisperdue.Queva-t-onfaire?

10.L'agentJackson

Troiscoupsbrefsretentissentalorsàlaportedeservice.Situéeàl’arrièredubâtiment,elledonnesuruneruellepeufréquentéeetestutiliséeessentiellementpourleslivraisons.Nousnousregardons,surpris.Çapourraitêtrelelivreurdefarineou…unjournaliste.Papas’empared’unbalaiquisetrouveprèsducomptoir et s’approche de la porte. Il pose un doigt sur ses lèvres, m’invitant à la discrétion, et memontrelacuisined’unsignedelatête,enagitantsonbalai.J’acquiesceetmeprécipiteàl’atelierpourattraperlepremierobjetlourdetmenaçantquimetombesouslamain.Lerouleauàpâtisserieposésurl’établi me semble une évidence et je l’emmène, rejoignant papa, toujours collé à la porte, l’oreillecontrelebois,essayantdedevinerquipeutsecacherderrière.

Troisnouveauxcoupsretentissent,plusimpérieux.Papahésite,jelesens:sic’estlelivreuretqu’ilrepartavecsessacs,çamenacetoutelaproductiondelasemaine.Ilhésiteencoreunesecondepuisserésoutàentrouvrirlaporte.Quellen’estpasmasurprisededécouvrirJackson!Ilal’airsoulagédenoustrouverlà.Jeneperdspasdetempsenpolitesses,tantjesuisstressée.

–Maisquesepasse-t-il?Quefais-tulà?–C’estEthanquim’envoie,ilestcoincésurletournage,ilm’aditquevousauriezsansdoutebesoin

d’aide. Il m’a montré l’article paru ce matin, il est furieux… et moi aussi. C’est un ramassis deméchancetés!

–Etmoi, jesuisdésespérée. Ilyades journalistesetdesphotographesdevant laporte,prêtsàmesauterdessus.

–Ouij’aivu,ilssontunedizaine…–Unedizaine?J’enaicomptétroisouquatre!réponds-je,affolée.–C’estquetun’aspasl’habitude,répond-ilensouriant.C’estpourçaquej’aicherchéuneautreissue

etj’aieuunebonneintuition,ondirait.Nousdevonsfileravantqu’ilsnelatrouventaussi…–Filer?Tuveuxnousexfiltrer,commedansunJamesBond?

Jaksonsouritdemonexpressionahurieetenchaîne,imperturbable:

–Exactement!JesuisaussiladoubluredeDanielCraig,jesuisincollableenmatièred’exfiltration…

Papaetmoinousregardonsensouriant:Jacksonestparvenuàdétendreunpeul’atmosphère.Ilnousdonnesesdirectives,sûrdelui:

–Bon,prenezvosaffairesetsuivez-moi.J’aiunevoituregaréesurlaGrand’Place,onn’apasloinàfaire,maisilfaudraallervite.

***

Une demi-heure plus tard, nous voilà réfugiés dans l’enceinte fortifiée de la citadelle, exfiltrés defaçon efficace par l’agent Jackson 007.Avoir doubléDaniel Craig semble lui avoir conféré de réels

talentspour la fuitediscrète :une fois sortisde laboulangeriepar laportearrière, ilnousaconduitsjusqu’àlavoituresansencombre,suivantuntracéprécis,commes’ilconnaissaitlavilleaussibienquenous.Ouilestvraimentdoué,ouilapotasséGoogleMapsàl’aller…Durantlecourttrajetjusqu’àlacitadelle,j’aicomprispourquoiMaries’étaitentichéedelui:cegarçonestsexy,solideetextrêmementsympathique.Dommagequ’elleaitdûrentreràLille,j’auraisbienbesoind’elleetdesonpragmatismedans un moment pareil. Je suis heureuse qu’Ethan nous ait envoyé les secours car je ne voyais pascommentgérerunesituationaussitordue.

Papaeststressé,jelesens:abandonnercommeçasaboulangeriechérie,sesclients,sesfournées,çalerendmalade:ilaàpeineeuletempsd’éteindresesfoursetdesechangerpournoussuivre.Ilarefuséd’abord,puisadûserendreàl’évidencedevantlesargumentsdeJackson:ouvrirlaboutiquedanscesconditions était vraiment impossible, surtout s’il voulait préserver sa vie privée et échapper auxjournalistesenquêtedescoop.NousavonsprévenuLaura,quiresterachezelleaujourd’hui.LapauvredoitvraimentsedemandercequisetramechezlesBlondelcesjours-ci.

Voici doncpapaprêt àmettre les piedspour la première fois sur unplateaude cinéma. J’envie sasituation,carmoiaussi, ilyaquelques joursencore, jedécouvraiscetuniversavecémerveillementetj’imaginequ’ilvaêtreséduittoutautantquemoi.

Effectivement,lamagiefonctionne:lePascalBlondelinquietquiapassélaported’entréelaisseviteplace à ungamin fasciné par le spectacle qui se dévoile autour de lui. Jacksonnous fait entrer sur leplateau principal, où règne une agitation que je reconnais bien : c’est l’effervescence qui précède letournage.Autrementdit,onestàquelquesminutesdudébutd’unenouvellescène.Notrearrivéesemblefaireencoreaugmenterl’agitationautourdenous:nousfaisonsuneentréeremarquéeetj’ail’impressionquetoutlemondenousregardedetravers.Est-celaréalité,oulalecturedecetarticlestupidem’a-t-ellerendueparano?J’attrapeJacksonparlebras.

–Dis,tuessûrquec’estlebonmomentpourvenirici?Bobseralàd’uninstantàl’autre,non?–Onnepeutrientecacher,merépond-ilensouriant.Net’inquiètepas,c’estunordred’Ethan,tusais

cequeçasignifie,termine-t-ilenm’adressantunclind’œil.

Noussommessoudaininterpellésparunhommederrièreuneconsole:

–Pardon,vousêteslesgensdelaboulangerie?–Euh,c’estmonpèrequiestlà,réponds-je,hésitante,endésignantpapa.

Aussitôt,ungroupedetechniciensetdecameramansentouremonpère.Ilsleregardentavecdesyeuxbrillants et reconnaissants. Papa est rose de plaisir et leur promet une nouvelle fournée pour lelendemain, s’excusant de n’avoir pu les livrer cematin. Je suis heureuse de le voir savourer ainsi cesuccès.Jem’apprêteàluiparler,lorsqueBobfaitsonentréesurleplateau.J’aidéjàassistéàcemomentplusieursfois,maisc’esttoujoursaussiimpressionnant:leréalisateurarrivecommeunempereursuivide sagarde rapprochée. Il s’installe à sonpostedecommandement,balaie l’endroitdesyeux, jusqu’àtombersurmonpèreetmoi,aumilieudel’équipetechnique.Ilfroncelessourcilsenmereconnaissantetsetourneverssesassistants.Jen’entendspascequ’illeurditmaisjecomprendsqu’illeurdemandecequenousfaisonstouslesdeuxaumilieudesonplateau.L’undesassistantsestalorsdépêchéversnous,sansdoutepournousdemanderdequitterleslieux,maisilestarrêténetdanssacourseparunevoixforte

et autoritaire qui jaillit derrière Bob. C’est Ethan, qui fait à son tour son entrée, aux côtés del’incontournableEloïseDélinat,etquid’unephrase,justifienotreprésence:

–Solineetsonpèresontmesinvités,c’estmoiquiaidemandéqu’onlesfassevenir.

Silencesurleplateau.JevoisEloïsesecrisperetl’assistantquivenaitversnoussetourneversBobJenkins, qui hausse les épaules et lève les yeux au ciel dans un geste résigné. La partie est presquegagnée,maisEloïsetenteàsontourdeprotesterauprèsd’Ethan,quilafaittaired’ungeste.Jesourisenmonforintérieur,maisjenemontrepasmajoiedevoirainsilacélèbrecomédienneréduiteausilence,visiblementfurieusequ’onlatraitedelasorteenpublic.

SolineBlondel:twelvepoints!

Jenesaispascommentmecomportermoi-même.Jesuisheureusequ’Ethanintervienneainsiennotrefaveur, mais çamemet un peumal à l’aise tout demême : suis-je àma place ici, à cet instant ? Ils’approcheensuitedenous,levisagerayonnant.

–Jesuisheureuxdevousvoir.Jesuisdésolédecequiestarrivé,j’auraisdûêtreplusprudent.Vousserezàl’abriiciletempsquecettehistoiresecalme;j’ail’habitudedecegenredesituationsetjesaisquelespaparazzisquivoustraquentselasserontviteetchercherontunautreosàronger…

–Merci d’avoir envoyé Jackson, réponds-je, heureuse de le voir aussi prévenant. Il nous a sortisd’unesituationcompliquée.

–C’estsaspécialité,rétorqueEthanenm’adressantunclind’œil.Quandonestcascadeur,onaimelessituationscompliquées.Jepeuxvousproposerd’allervousreposerdansmacaravane,enattendantqu’ontournecettescène.

–Avecplaisir.Qu’endis-tu,papa?

Monpèrenousregardeavecl’expressiond’ungamindevantunétaldejouetsrappeléàl’ordreparsesparents. Je comprends immédiatement qu’il aimerait bien rester ici, car c’est une occasion qui ne sereprésenterapasdesitôt:êtreaucœurdelafabricationd’unfilmàdimensioninternationale!JeluifaisunsourireentenduetrépondsàEthan:

–Jecroisqu’ilpréféreraitresterici,c’estlapremièrefoisqu’ilvoituntrucpareil…Maismoijenedispasnonàtaproposition:toutescesémotionsm’ontépuisée.

–Trèsbien,suis-moi.

Etilmeprendparlebraspourm’emmenerhorsduplateau,souslesyeuxmédusésd’Eloïse.Bobémetungrognementquidoitsignifierquelquechosecomme:«Soisderetourdanscinqminutes».Papa,lui,esttoutheureuxderestersurleplateauetm’adresseunclind’œilcomplice.Arrivésdevantsacaravane,Ethandéverrouillelaporteetm’inviteàentrerd’ungestechaleureux.

–Tuconnaisdéjàleslieux.Faiscommecheztoi,repose-toiouregardelatélé.Ilyadelamusiqueaussi,situveux…

–Jevaism’allonger,jecrois.J’aibesoindesilenceaprèstoutecetteagitation.–Bonneidée.Jereviensicidèsquej’aiterminé.

Ils’éloignedequelquespas,puissembleseraviseretrevientversmoiavecunairtracassé.

–Qu’ya-t-il,Ethan?luidemande-je,surprise.–J’aioubliéquelquechose.–Quoidonc?–Ça.

Et ilponctuecemotd’unbaiserdouxetsensueldans lequel jesens toutsondésird’êtreavecmoi.Puisils’éloignedenouveau,enm’adressantunclind’œil.Jemesensbien.Divinementbien.

11.Lecarnetencuir

Me voilà seule, au calme, après les péripéties de ce matin. Depuis que j’ai mis les pieds sur cetournage,mavieressembleàunscénariohollywoodien:coupdefoudreamoureux,secretsdefamille,course-poursuitedanslesruesdelaville…C’estàlafoisgrisantetépuisant.J’espèrequelegéniequiapondu tout ça va un peu se calmer et me laisser souffler. Je me laisse tomber dans la banquette-litmoelleuse, qui occupe un coin de l’espace, et prends le temps d’observer la pièce qui m’entoure,consciente d’être au cœurde l’intimité d’Ethan.Même s’il ne vit ici quepour quelques jours, il a dûaménager l’endroitpour s’y sentir chez luiet cettepiècedoit êtreune sortede refletminiaturede sonunivers.Leseffluvesd’HabitRougeflottentencoredanslapièce.Ceparfummeprocureunesensationdebien-être,sansdouteparcequejel’aidésormaisassociéàEthan.Commelorsdemapremièrevisite,laveille,jesuisfrappéeparl’ordrequirègneici:toutestàsaplace,lesvêtementssurleurscintres,leschaussuresalignéescontreuneparoi,chaqueobjetestplacédefaçonfonctionnelle.C’estrassurantetçacorrespondaucaractèredel’homme:carré,droitetorganisé.

Jeme lève soudain dema banquette, attirée par la pile de livres posée sur la table : le troisièmevolumeduTrônedeferdeGeorgeR.R.Martin,unpolarsuédoissignéMankelletmêmeunbouquinenfrançais,unguideMichelin.Monsieuradugoût.J’ouvreensuite,parcuriosité,lepetitfrigoquisetrouveprèsdelatable.Ilnecontientquedesboissons:unebouteilledechampagne,del’eauetunedizainedecanettesdesodaaméricainDrPepper.Jenepeuxm’empêcherdesourire :ainsi legrandacteurEthanRussellestaccroàcetteboissonaugoûtdecerisechimique!

SurlatablesetrouveégalementunépaisdossiercontenantlescriptduscénariodeTheLadyandtheSoldier.Jelefeuilletteetsuisamuséedeconstaterqu’Ethanaannotéletexteendenombreuxendroits,d’uneécriturecompacte.Ce typeestunbosseur ;encoreunequalité,décidément…Pour lemoment,àpartlesodaàlacerise,j’aidumalàluitrouverdesdéfauts!Enrefermantlescript,jem’aperçoisqu’ilya quelque chose dessous que je n’avais pas vu, une sorte de vieux carnet en cuir patiné. J’hésite uninstant : de la simple curiosité à l’intrusion, la frontière est mince et la franchir peut me coûter laconfianced’Ethan…Jereposelecarnet,malgrémonenviedel’ouvrir...maisenleremettantsurlatable,jefaisglisserunephotoquidevaitêtrecaléeentredeuxpages.Jelasaisissanspouvoirm’empêcherdela regarder : il s’agit d’un vieux cliché aux couleurs passées, sur lequel figurent deux personnessouriantes.Un jeune garçon, dont je devine immédiatement qu’il s’agit d’Ethan enfant, et unmonsieurd’uncertainâge,auxtraitsréguliers,d’allureélégante.ÇanepeutêtrequeWilliam,aliasBilly,legrand-pèred’Ethan.Enfin,jepeuxmettreunvisagesurcenom.

Intriguéeparmadécouverte,j’ouvrelapremièrepageducarnet.Cetobjetatraverséletempsetlesocéans,carils’agitdujournalquetenaitWilliamlorsdesonséjourenFrance,unesortedejournaldeguerre commedevaient en tenir beaucoupde soldats.L’encre commence à pâlir, le papier est jauni etcornéparendroits,maisc’estencorelisible.Jesuisassezémuedetenircevestigedupasséentremesmains:WilliampuisEthanontdûleconserverprécieusementtoutescesannées.Lejournalestenanglais,bien entendu,mais émaillé de-ci de-là demots en français, etmêmede phrases entières par endroits,

signeque le soldat américain s’intéressait à sonpaysd’accueil. Jeparcours rapidement lespremièrespages : il s’agit de simples notes, factuelles, rendant comptede l’avancéedu régiment dans les terresfrançaises depuis laNormandie.Williamconsignait avec précision le nomdes villes et villages qu’iltraversait,dessinantainsiunitinéraireprécisetcirconstancié.Lorsqu’ilarriveàArras,lejournalprenduneautretournureetdevientpluspersonnel:c’estlàquevacampersatroupepourlesmoisàveniretonsent que l’homme est curieux, qu’il a envie de découvrir son nouvel environnement. S’ensuivent desdescriptions précises d’Arras et des villages environnants. De la citadelle aussi, là où je me trouveactuellement, ce qui me procure une drôle de sensation, comme si William était là près de moi,m’encourageantàlirecejournal.

Jecontinueàtournerlespagesetj’arriveaumomentoùWilliamapprendqu’ilestaffectéenrésidencechezlesLesaffre,dontjecomprendsvitequ’ilssontlesparentsdeMonique.Jesuistoutémueenlisantlesmotsqu’ilconsacreàcellequiétaitencoreunepetitefille,qu’ildécritcommeenjouéeetadorable.Comme j’aimeraismontrer ces lignes à la vieille dame ! Je sensmon cœur s’emballer : si je nemetrompe pas, Marthe devrait bientôt apparaître dans ce journal… Je tourne les pages et… bingo ! Jedéchiffreleslignes,toutexcitée:

28août1944Bellejournéeensoleillée.Jourderepos,passéavecGeorgeetVince.Alorsquenousnouspromenionsaucentre-ville,j’aivupasserunefemmeàbicyclette,dontl’imagemehanteencorecesoir:jolie,vêtued’unerobeàfleurs,desbouclesbrunesdansantdanslevent,elleajaillid’uneruesanscriergare,manquantderenverserVincequitraînaitaumilieudelachaussée,rêvassantcommetoujours.Elles’estarrêtée,aprésentétimidementsesexcusesendescendantdesonvélo,lesjouesrougiesparl’effort,puisestrepartieennousadressantunjolisourire.Mescamaradesontremarquémontrouble

etsesontmoquésdemoi.J’aimeraislarevoir,maiscommentlaretrouver?

Jetourneencorequelquespages,impatientededécouvrirlasuite,carjesais,jesensqu’ils’agitdeMarthe.Jetrouverapidementcequejecherche:

14septembre1944Jel’airevue!Lajeunefemmeàlabicyclette!Voilàdeuxsemainesquej’espèrelarecroiser,me

retournantsurtouslesvélosquipassentenville.Etalorsquejen’ycroyaisplus,lavoilàquiafaitsonapparitionaubaldonnécesoirparlamairiepourfêterlalibérationd’Arras.Monrégimentétaitinvitéd’honneur,nousavionstousmisdesuniformespropresetrepasséspourl’occasion,fiersqu’onorganisecetévénementpournous.Etaucoursdelasoirée,alorsquejenem’attendaisplusàla

retrouver,elleestapparueaumilieudelafoule,ravissantedanssarobeverte,lescheveuxattachés.Cettefois,jen’aipashésité.Jel’aiinvitéeàdanser…

J’interrompslalecturedujournal,lecœurbattant.Quellecoïncidence!Jeportaismoiaussiunerobevertelorsdutournagedelascènedebal,lorsqu’Ethanm’achoisiepourdanseraveclui.J’aidumalàycroire:plusde70ansplustard,nousreproduisonsenquelquesortelesévénementsquiontamenéEthanici.C’esttellementtroublantquej’enfrissonne.Encoreunefois,j’ail’impressionqueWilliamestprèsdemoi,commes’ilm’avaitguidéeversce journal.Jemesens terriblementprochede lui.Moiquimeméfiefarouchementdugrandamour,jesuisbouleverséeparcettehistoiresiromantiqueetsitragique.Jereprendslerécit:

…elleaaccepté,Dieumerci,aprèsunecourtehésitation,etj’aipasséunmomentmerveilleux.Ellese

souvenaitdel’incidentàvéloetdemoi,cequim’atouché.Elles’appelleMartheetc’estlafilledumaire,j’airéussiàéchangerquelquesmotsavecelledansmonmauvaisfrançais.Jel’aisentieaussitroubléequemoietjeluiaifaitpromettrequenousnousreverrons.Nousavonsconvenud’unrendez-vousbientôt,lorsdemonprochainjourderepos,etpuiselleestpartieaprèsseulementunedanse,en

bredouillantquelquesmotsd’excuse.Qu’ilmetardedelarevoir!

Quelquespagesplusloin:

22septembre1944J’aienfinpuvoirMartheentêteàtête,cetaprès-midi!Elleaprétextéunepromenadeàvélopourmerejoindredansleboisquibordelacitadelle.Nousavonspassédeuxheuresmerveilleuses,àdiscuter

commenouslepouvions,moidansmonfrançaisapproximatifetelleavecquelquesrudimentsd’anglais.Maisl’essentiel,cen’estpascequenoslèvresontdit,maisbiencequenosyeuxont

exprimé.Lessienssontsidoux,sibeaux,siexpressifs!Jemesensbienensaprésence,tellementbien.Jemesuisenhardiàprendresesmainsdanslesmiennesetellenelesapasretirées.Ellem’apromisquenousnousreverronsbientôtetm’aproposéquenousnousretrouvionsdansquelquesjoursàla

ducassedeBeaurains,unepetitevilledesenvirons,oùnouspourrionspasserinaperçus…

Entournantlapage,jetombesurunenouvellephoto,depetitetaille,coincéeentredeuxpages.C’estunclichéjaunireprésentantuncouple lorsd’unesortedefêteforaine.Jen’aiaucundoutequantà leuridentité : il s’agit bien de Marthe et William, souriants, un peu gauches, aussi beaux que je mel’imaginais.L’ovaledudouxvisagedeMartheestencadrédejoliesbouclesbrunescoifféesàlamodedel’époque.William,serrédanssonuniforme,porteunefinemoustachequiluidonnel’aird’unadolescentdevenutropviteunhomme.Jesuisémuedelesdécouvrirainsi,commesurgisdecepasséquimetroubletant.

Jereposelecarnetsurlatable,prised’uncoupdeblues.Jeconnaislasuite,d’aprèslesrécitsd’EthanetdeMonique : les rendez-voussecrets, la rupturedes fiançaillesavec lenégociantenvins, ledépartpour les États-Unis... jusqu’au dénouement malheureux : la disparition de Marthe et la douleur deWilliam.Jerepenseauxsimilitudesentrenosdeuxhistoiresetj’espèresincèrementquenousauronsplusdechancequececouple-là…

J’entendssoudainlaportes’ouvrir,et,alorsquejem’attendsàdécouvrirEthandansl’encadrement,j’ailamauvaisesurprisedevoirEloïsedébarquerdanslapièce,secomportantcommesielleétaitchezelle, levisagefermé,l’airdéterminé.Jemerelève,interloquée,incapabledeprononcerunmot,tantjesuis stupéfaite. Eloïse referme la porte derrière elle et profite de ma surprise pour m’attaquerfrontalement:

–Jesavaisquejevoustrouveraisici!Vousêtesunvraiparasite,Soline!Quandallez-vouscesserdetournerautourd’Ethan?

Jesuissouffléeparlaviolencedesesproposetletoncassantetcondescendantqu’elleadopteàmonégard,commesijen’étaisqu’unmoustiquegênantdontilfautsedébarrasser.Jerestesansvoix,cequiencourageEloïseàcontinuersadiatribe:

–Parcequevoustenezunblogunpeufréquenté,vouspensezpouvoirfairecequebonvoussembleetinterférerdansledéroulementdecetournage?C’estquoivotrebut?MettreEthandansvotrelit?Mettre

unpeudepimentdansvotreviesinistre?

Cettefois,jebouillonne,jenepeuxpaslaisserpasserça.Jemerelèveetm’approched’elle,pourluifaireface.Seulenousséparelatablesurlaquellesetrouvelecarnet.Jeluirépondssurlemêmeton:

–Etmoi,jenesaispasdequeldroitvousvouspermettezd’entrerchezEthandecettefaçon,Eloïse.J’avaisdevousl’imaged’unefemmeéléganteetdistinguée,jemetrompaisvisiblement.

Eloïserougitetreculed’unpas.J’aimarquéunpointetjen’aipasl’intentiondelâcher.

–EncequiconcerneEthan,c’estunadulteresponsable,àluidedéterminersijelemanipuleounon.Jecroisd’ailleursquevousn’avezpasdeleçonàmedonnerdanscedomaine.Carilestévidentqueçavousarrangebienquelesmédiasvousprêtentuneliaison,jemetrompe?

Eloïseouvrelabouchepourmerépondre,maisjeneluienlaissepasletemps:

–C’estvrai, j’aicherchéàrencontrerEthanpouralimentermonblogaudépart, jene lecachepas.Maisils’estpasséquelquechosed’inattenduentrenous,quelquechosedebeau,quenousavonsdécidédevivreensemble.Danslerespectetlaconfiance.

J’ai jeté cette dernière phrase au visage d’Eloïse avec tant de conviction qu’elle semble en êtreébranlée.Jem’apprêteàenfoncerleclouetluidemanderdequitterleslieux,quandlaportes’ouvredenouveau ! Il s’agitd’Ethan,cette fois,quientredans lacaravaneetnous regarde toutes lesdeux, l’airéberlué.Eloïseprofitedecemomentdeflottementpourcontre-attaquerenjouantlesvictimes:

–Ah,Ethan,tevoilàenfin!JesuisvenuevoirSolinepourluiproposerdeprendreuncaféensembleetellem’alittéralementagressée!

– Ne te fatigue pas, Eloïse, répond-il courroucé, tu es une excellente comédienne, maismalheureusementpourtoi,j’aitoutentendu.Jet’aisuivielorsquetuasquittéleplateau,jemedoutaisdetesintentions…

–Maisje…–Jecroisquecequetuasdemieuxàfaire,c’estdepartir,sinonçavadevenirembarrassant…

Eloïsecomprend,autonsansappeld’Ethan,qu’elleaperduetqu’unmotdeplusajouteraitencoreàsonhumiliation.Ellemejetteunregardnoiretquittelacaravaneenclaquantlaporte.Jevissondépartcommeunedélivrance,c’estcommesilesoleilrevenaitsoudainaprèsunoragenoir.Ethans’approchedemoietmeprenddanssesbrasavecdouceur.Lesentirainsimedétendimmédiatement,sachaleurmefaitdubien.Aprèsquelquesinstants,jeluiposelaquestionquimechiffonne:

–Tuastoutentendu?Tuétaislà,maistun’asriendit?–Tun’aspasbesoindemoipour tedéfendre,Soline.Si j’étais intervenuavant, tun’auraispaspu

remettreEloïseàsaplaceetelleauraitencorecherchéuneoccasionpourtetomberdessus.–Jesuisdésolée,jenesavaispasqueçaluitenaitautantàcœur…–Disonsquetuasbriséenpleinvolsonrêved’apparaîtredanslesnewspeoplecommemacompagne

du moment. Ça lui aurait permis de booster sa notoriété aux USA. Ça marche beaucoup comme ça,malheureusement.Lebuzzavantletalent…

Ilmeditçad’untonamer,commes’ilétaitdéçuducomportementd’Eloïse,commes’ilavaitespéréqu’elleneréagiraitpascommeellel’afait.Jem’adresseàlui,inquiète:

–Maisçanevapasperturbervotre relationprofessionnelle?Elleestencore tapartenairedans lefilm,non?

–Ne t’inquiète pas.Elle a un sale caractère,mais c’est une pro.Et puis toutes les scènes, disons,rapprochées, sontenboîte, achève-t-il avecunpetit sourireamusé.Tuserasdonc la seuleque jevaisembrasserdésormais.

Etiljointlegesteàlaparole,meprodiguantunbaiserpassionnéetlangoureux,quimefaitvaciller.Mes sens s’embrasent de nouveau et je n’ai qu’une envie : lui arracher son uniforme ! Il sent monintention.

–Moiaussij’aienviedetoi,maisjedoisretournersurleplateau,j’aidemandéunepausedequelquesminuteslorsquej’aivuEloïsequitterleslieux.

–Tonintuitionétaitbonne,dis-jedoucement,déçuedenepouvoircéderàmondésir.–Soline,etsionpartait?–Partir?Jenecomprendspas.Queveux-tudire?–Onestvendredi,letournages’arrêtepourleweek-end.Çanousferaitdubiendeprendrel’airetde

laisserlespaparazzisderrièrenous.Jemedisaisqu’onpourraits’offrirunepetiteescapadeenBelgique.J’aientenduparlerdeBrugesetdesescanaux…

–J’adorerais!EtBrugesestuntrèsbonchoix…C’estromantiqueàsouhait.–Parfait,jevaism’occuperdesréservations…achève-t-il,l’airjoyeux.

Montéléphonesonneàcemoment-là,rompantlecharmedel’instant.Numéroinconnu.Jedécroche,méfiante.

–Allô?–Soline?C’estMoniqueàl’appareil!–Bonjour,Monique.–Jesuiscontentequevousrépondiez,j’aideschosesàvousraconter.–Commentça?–AusujetdeMarthe.J’aimenémapetiteenquête,voussavez.Jesuisâgéemaispasimpotente!–Vousêtes surtout formidable,Monique, réponds-je, amuséepar le tonde lavieilledame. Jevous

écoute.Ethanestprèsdemoi,jemetslehaut-parleur.–Non,non,pasautéléphone.Veneztouslesdeuxaprèsledéjeuner,jevousdonnemonadresse.Vous

avezdequoinoter?

J’écris l’adresse sur un bout de papier, tout en interrogeant Ethan du regard. Il répond àMonique,tentantdecontenirsonexcitation:

–Nouspouvonsêtrelàvers14heuresenviron.Çaira?–C’estparfait,jeprépareraiducafé.Àtoutàl’heure.

Ethanetmoinousregardons,àlafoissurprisetexcités.C’estvraimentunedrôledejournée…

12.Bienvenueauclub

MoniquehabiteunemaisonsoignéeprèsdelaplaceVictorHugo,danslequartierdelaBasse-Ville.Je trouve une place juste devant et je gare, non sans peine, le coupé cabrioletBMWque nous avonsempruntéàJackson;l’amid’Ethanl’alouépourletempsdutournage,afindefairelesallers-retoursàLille pour voirMarie. Il nous a prêté le véhicule pour que nous puissions nous rendre chezMoniquediscrètement,ennousfaisantpromettredele luiramenerenfind’après-midicar ildoit justementallerretrouvermonamie.Jeluiaiditenriantquemonpèrealedoubledesclésdema4L,encasdebesoin.Çanel’apasfaitrire,maisEthanoui:connaissantleconfortrudimentairedemaguimbarde,ils’estpluàimaginer Jackson au volant de cette antiquité.Nous avons quitté la citadelle après un déjeuner rapidequ’Ethanafaitlivrerdanssacaravane:c’étaitunagréablemomentd’intimitéetj’aidû,unefoisdeplus,meretenirpournepasluisauterdessuslorsqu’ilaretirésonuniformepourserhabiller.Lavuedesestatouagesafaitaffluerenmoidessouvenirstorridesetj’aisentiqueluiaussiauraitbientestéavecmoileconfortdesabanquette.MaisnousétionsengagésauprèsdeMoniqueet,ilfautbienledire,impatientsd’écoutercequ’elleavaitànousdire.

Je sonne un coup bref à la porte de la vieille dame, qui nous ouvre quelques instants plus tard,radieuseetvêtuecommesielleallaitàlamesse.Desbruitsdeconversationsefontentendreau-delàduvestibule.Nous suivons notre hôte jusqu’au salon, une pièce décorée comme une anciennemaison depoupée :desmeublesenboiscirérecouvertsdenapperons,desassiettesanciennesaccrochéessur lesmurs,desbibelotspartout.Etautourdelagrandetableenchênequitrôneaumilieuduséjour,unedizainededamesde l’âgedeMonique,qui interrompent leurpartiedebridgeet leurbabillageànotreentrée,affichant de grands sourires. L’une d’entre elles frappe dans ses mains, bientôt suivie par toutes lesautres,quiapplaudissentavecentrainl’arrivéedugrandcomédiendanslesalondeMonique.Ilrègneiciune ambiance bon enfant et chaleureuse. Nous sommes à la fois surpris et charmés de cet accueilinattendu…

Ethans’inclineavecgrâcepoursaluercesdames,quirosissentdeplaisir.Monique,rayonnante,nousprésenteàsescopines:

– Les filles, je ne vous ai pasmenti : voilàM. Russell en personne qui vient nous rendre visite.Certainesd’entrevousconnaissentdéjàSoline,c’estlafilledePascalBlondel,deLaGourmandine.

–Lesmeilleuresgaufresd’Arras ! s’exclamed’unevoixmalicieuse l’unedesbridgeusesdepuis leboutdelatable,faisantrirel’assemblée.Bienvenue,monsieurRussell!

–Merci,mesdames,répondEthan,amuséparlasituation.Ravidefairevotreconnaissance.–Nousnousréunissonspourlebridgetouslesvendredis,poursuitMonique.Lesfillesavaientenvie

devousvoir,alorsjen’airienchangéànoshabitudes…Jevaispréparerunenouvellejattedecafé!

Et Monique s’éloigne vers la cuisine, nous laissant avec ses amies. La plus proche de nous, uneadorablemamieauxcheveuxbouclésargentés,apostropheEthanavechardiesse:

–MonsieurRussell,onpeutvousfairelabise?Etvousdemanderunautographe?

Ethansourit,désarméparlademandedelavieilledame.Aprèsquelquessemainesici,ilcommenceàsaisirl’importanceduritueldelabisedansleNordetrépond,debonnegrâce:

–Avecplaisir,mesdames.–C’estquatre,ici,répondunedeuxièmebridgeuse.–Quatrequoi?demandeEthan,surpris.–Quatre bises chacune, c’est la règle ici, répond, hilare, la dame aux cheveux argent.Ça fera une

quarantainedebisesautotal,termine-t-elleendésignantl’assemblée.Etunedizained’autographes.

Un grand éclat de rire parcourt la table, moi-même je suis prise par cette bonne humeurcommunicative.Ethanprendunairfaussementaccabléets’exclame:

–Ehbien,c’estpartipour40biseset10autographes.Préparezvosjouesetvosstylos!

Et levoilàdébutantsonmarathondela joueetde lasignature,passantdel’uneà l’autre,offrantunvéritablemomentdebonheuretd’intimitéauclubdeMonique,unmomentdontellessesouviendront.Jesuisémuedel’applicationqu’ilmetàsatisfairechacune,àchercherunepetitephrasepersonnaliséepourimmortaliserlepetitcarnetqu’ellesluitendentenrougissant.Cettescènesurréalisteetjoyeuseconfirmecequejepensaisdéjà:Ethanestunmecbien.

Moniquerevientdixminutesplustardavecunedesserteàrouletteschargéedetassesrempliesdecaféfumantetdegâteaux,etnousinviteànousasseoirànotretour.Elleprendensuitelaparolelorsquetoutlemondeestservi:

–Jesuisdésolée,Soline,lesgâteauxneviennentpasdechezvous,maislaboulangerieétaitferméeaujourd’hui.J’espèrequevotrepapavabien?

–Oui,réponds-jeenm’empourprant.Iladûfermerenurgence,unproblèmefamilial.– Ah, j’en suis désolée, remettez-lui mon bonjour. Comme je vous l’ai dit au téléphone, j’ai des

informationsnouvellesausujetdevotrehistoire.Jen’aipaschômé:j’aiappeléhieretcematintoutesmescopines.

Noussommessuspendusàseslèvres.Moniqueenaconscienceetfaitunpeutraînerlesuspense,entouillant son café. Puis elle toussote et désigne au bout de la table la bridgeuse qui avait parlé lapremière.

–C’estAdèle,enfait,quiatrouvéquelquechose,eninterrogeantsesproches.

Tous les regards se tournent à présent versAdèle, qui se redresse, flattée de l’attention qui lui estportée.

–C’estmonfrèreHenriquis’estsouvenudecettehistoirelorsquejeluirapportécequeMoniquem’adit.C’étaitàl’automne1945,ilavait14ansàl’époque.Cejour-là,ilétaitpartiavecnotreoncleAndrédans sa camionnette pour aller chercher du poisson et du sel sur la côte.André tenait une épicerie etc’étaitleseulmoyendes’approvisionneràl’époque,lesliaisonscommercialesreprenaientdoucement.

Adèleportesatassedecaféàseslèvres,pourreprendresonsouffle.Ethanmeprendlamain,tendu.Lavieilledamereprendsonrécit:

–Alorsqu’ils roulaientdepuisquelqueskilomètres, ils sont tombéssurune jeune femmeportantunbébé dans un couffin ainsi qu’une valise, peinant àmarcher sur le bas-côté de la route, la démarchefatiguée.Ilsonteupitiéd’elleetluiontproposédeladéposerquelquepart.Elleleurademandéoùilsallaient etquandAndré lui a réponduqu’ils se rendaient àWissant, ellea réfléchiun instant et leurademandés’ilspouvaientladéposerauTouquet.C’estlàqu’ilsl’ontlaissée.

Ethanestému,jesenssamainpresserlamienne.Ils’adresseàAdèle,hésitant:

–Etcettefemmeavecsonbébé,vousêtessûredesonidentité?–Henriestformel:c’étaitlafilledumaire.Ill’areconnue.–Eta-t-elleditquelquechosedurantletrajet?–Non,ilsesouvientqu’elleavaitl’airtristeetfatiguée,maisilsontsentiqu’ellen’avaitpasenviede

parler.–Ainsidonc,ladernièrefoisqu’onavuMarthe,c’étaitauTouquet,dis-jedansunmurmure,soudain

pleined’espoir.

JemetourneversEthanetjecomprendsimmédiatementàsonregardquesadécisionestprise:adieuBruges,nouspartonsauTouquet ! Ilnous resteencoreà remercier les joueusesdebridgepource jolimoment,etAdèleenparticulierpoursesrévélationsquinouspermettentdefaireunpasdegéantdansnotreenquêtecompliquée.Ethanréfléchitquelquessecondespuisreprendlaparole:

–Mesdames,pourvousremercierdevotreaccueil,j’aiunepropositionàvousfaire:quediriez-vousdevenirpasserunematinéesur le tournagedemonnouveaufilm, ici,àArras?Jepourraisvousfairedécouvrirlescoulissesducinéma…

Jemepencheàl’oreilled’Ethanetluichuchote:

–Bobvafaireuneattaqueenvoyantdébarquercesdixmamiespleinesd’énergie!– Bob n’a rien à dire, je suis toujours coproducteur du film,me glisse-t-il enm’adressant un clin

d’œil.

Toutessontaussi raviesquesurprisesde lapropositionetse tournentversMonique,visiblement lameneusedugroupe.Celle-cibalaiel’assistanceduregard,puissetourneversnous,joyeuse:

–Nousenserionshonorées,monsieurRussell!

13.EnroutepourLeTouquet

LepluscompliquéaétédeconvaincreJacksondenouslaisserlaBMWpourleweek-end.Bougon,ilnousademandépourquoionnelouaitpasunevoiture,ceàquoiEthanaréponduquenousvoulionspartirleplusvitepossible,etquesiluisepointaitchezunloueuravecsonpermisdeconduireàsonnom,laterreentièrelesauraitdansl’heure,vul’hystériequirègnedanslecoincôtémédias.Jacksonafiniparcéderetaprisunairdésespéré lorsque je luiaimontréunephotodemavoituresurmonsmartphone,aveclesindicationsGoogleMapspourlarécupérerdanslesruesd’Arras.Ethan,lui,étaitauborddufourire,maisaessayédenepaslemontrer,pouréviterquesonaminechanged’avis.Noussommesensuiteretournésdanssacaravanepourqu’ilprennequelquesaffaires.Alorsqu’ilfaisaitsonpaquetage,glissantdiscrètementdansunepochedesavaliselecarnetdesongrand-père,ils’esttournéversmoi:

–Ilvaudraitmieuxquetunerepassespascheztoi,Soline.Lespaparazzissontsansdouteencorelà.Jepensequ’ilssedécouragerontennevoyantpersonnearrivercesoir.

–Mais,etpapa?Etmesvêtements?–ProposonsàPascaldedormiricicettenuit,laproductionluiappellerauntaxidemainmatin.–S’ilaccepte,OK.Etmoi?–Ehbien,jemedisais…Commetoutceciestdemafaute,jemeproposaisdeteracheterquelques

affairesauTouquet.C’estunestationassezchic,non?Ilyadesmagasinsdevêtements?–Euh,certes.Maisjenesuispasunecocotte,Ethan!–Unequoi?a-t-ildemandé,surpris.–C’estcommeçaqu’onappelaitlescourtisanesquisefaisaiententretenirautrefois.

Ilalevélesyeuxauciel,puism’aregardéeensouriant.

–Jetedoisbiença,aprèscequetuasvécucematin.–Cen’estpasfaux,ai-jerépondudutacautac.

Papan’apasétédifficileà convaincre : il abienvoulupasser lanuitdans la caravane suréquipéed’Ethan,mêmes’ilpensequeledangerestécarté;ilaeneffetappelélescommercesvoisins,quiluiontassuréqueplusaucuntypelouchenetraînaitdanslesparages.Maisilétaittellementheureuxd’êtresurleplateau,queprolongerlamagieencorequelquesheuresneluidéplaisaitpas.Etmoi,j’étaisheureusedelevoirsortirunpeulatêtedesesfourneauxetdesespâtesfeuilletées.

À présent, je suis sur un petit nuage... Je pars en escapade au Touquet avec Ethan ! Même si jen’oubliepaslebutpremierdenotrevoyage:trouverunepistequinousmèneraitàMartheDarizel,glanerdesinformationsquinouspermettraientdereconstituerleparcoursdelajeunefemme.Jusqu’àcetaprès-midi,nousétionsdansuneimpassetotale,nousvoilààprésentavecunindice,ténucertes,maisquenouscomptonsbienexploiter,dussions-nousretournertoutelastationbalnéaireetharcelertousseshabitants!

Bon,tut’emportesunpeu,Soline.Tun’espasdansunfilmpolicier,nonplus.

Ilestàpeine18heures lorsquenousprenonslaroutepour lacôte,àborddubolidesophistiquédeJackson.EthanestauvolantdelaBMWdécapotée,sesRay-Bansurlenez,sexydansunpolomoulantmettantenvaleursesbrasetsestatouages.Nousn’avonsqu’unecentainedekilomètresàfaire,maisjeme sens excitée comme si j’allais parcourir la route 66 jusqu’àLasVegas.Nous faisons les premierskilomètresbercéspar les chansons jouéespar la radio, chantant tous les deux à tue-tête sur des tubesanglo-saxonscommedeuxadolescents.Jesuisdebonnehumeuret jen’aipasenviedecassercebeaumoment,maisjesuisaussirongéeparlaculpabilité:j’aifouillésanssoncarnet,ilnelesaitpasetçamemetmalàl’aise.Jebaissedonclevolumedelaradioetjemetourneverslui.

–Ethan,j’aiuntrucàtedire…–Jen’aimepasceton,répond-ilenjetantunregardversmoi.Tuasuntrucàmerévélerquej’ignore

encore?–Non.Oui.Bon,jevaisdroitaubut:quandj’étaisseuledanslacaravane,j’aitrouvéparhasardle

carnetdeWilliametj’enailuunepartie…–Lecarnetdegrand-père?répète-t-il,surpris.–Oui,celuiquetuasglissédanstavalise…Jesuisdésolée,jesuistombéedessusetjen’aipaspu

m’empêcherdelelire…–C’estémouvant,hein?dit-ildoucement.–Oui,très.Tu…nem’enveuxpas?fais-je,surpriseparcettedouceur.

Ilposesamaindroitesurmongenouavectendresse,réfléchitunmomentetmerépondavecsincérité:

–Non,Soline,carjesaisquecen’étaitpasdelacuriositédéplacée.Tuestrèsimpliquéedanscettehistoire,maintenant,doncjetrouveçanormalquetuensachesautantquemoi.Etpuis,jenel’avaispasvraimentcaché,ilétaitaumilieudelatable,doncçan’avaitriendesecret…

Jesuis très touchéeparcequ’ilmedit :m’incluredecette façondanssonhistoirepersonnelle,mefaireconfiancedelasorte,c’estunvraicadeauqu’ilmefaitetçaprouvequejecomptepourlui,d’unemanièreoud’uneautre.Jeréponds,soulagée:

–Merci,Ethan.Maisj’aiencoreunequestion…–Oui?demande-t-il,intrigué.–C’étaitvraimentàlamodeauxUSA,cettecoupedecheveuxaubolquetuarboressurlaphoto?–Etellesemoqueencoredemoi!dit-ild’unairfaussementexaspéré,sansquitterlaroutedesyeux.–Oui,j’adoreça!réponds-jeavecmalice.

Quelquesminutes de silence suivent notre échange, nous sommes à présent bercés par les notes deHotelCalifornia,leskilomètresdéfilent:plusque60avantd’atteindrenotredestination!Ethansembleconcentréetjesensqu’ilaquelquechoseàmedire,luiaussi,etqu’ilcherchecommentlefaire.Ilfinitparselancer:

–Soline,jet’aibeaucoupparlédemoi,maisjenesaispasgrand-chosedetoi…–Queveux-tudire?réponds-je,surpriseparsadéclaration.– Ilyaunechoseà laquelle j’aibeaucoup repensé.Unmoment,en fait.Tu te souviensquandnous

avonsprislethécheztonpèreavecMonique?–Oui,biensûr.

Jesuistroublée.Jesensvenirlaquestion,c’estgroscommeunemaison.Jesavaisbienquelesujetviendraitsurletapisunjouroùl’autre:ilabiencomprisquepapavivaitseuletildoitlogiquementsedemanderoùsetrouve…mamaman.Rienquedeprononcercesdeuxmotsdansmatête,j’ail’estomacquisenoue,lagorgequisedessèche.Vais-jeréussiràenparler?

–LorsqueMoniqueaévoquétamaman,reprendEthan,tut’escrispée,jenet’avaisjamaisvuecommeça.Jen’aiposéaucunequestion,mais…çam’atrottédanslatête.EtcommejevoistoujoursPascalseul,jem’interroge.Qu’estdevenuetamère?

Jem’endoutais ;c’est lesujetque j’évite,celuidontpapaetmoineparlons jamais. Jeprendsuneprofondeinspirationetjeréfléchisvite:jetiensàEthan,ilm’aconfiédeschosestrèsintimes,ilseraitvexésijeluicachaislavérité,sijedécidaisdebotterentouche.Alorsjeprendssurmoietjemelance:

–J’avais6ansàl’époque…–Soline,jeneteforcepas.Sic’esttropdouloureux…–Çal’est.Maistuasledroitdesavoir.

Jeprendsuneprofondeinspiration,jefermelesyeuxetjemelance.Adviennequepourra.

–Mamanestpartie.Ellenousaquittés.Elleétaittombéeamoureused’unchorégraphebrésilien,quiétait enville pourquelque temps.Elle ne supportait plus le rythme imposépar la boulangerie, elle etpapasedisputaientsouvent.Etunjour,elleestpartie,toutsimplement.Elleadisparu,commeça.C’étaitunlundi,papaétaitenrepos,ilm’avaitemmenéefaireunepromenadeàlacôte,àWissant,onapasséunebellejournéeensemble.Quandonestrentrés,lesaffairesdemamanavaientdisparu,elleajustelaisséunmotexpliquantqu’ellen’enpouvaitplus.Elle…

Un sanglot étouffe ma phrase. Ethan caresse doucement mon épaule de sa main libre. Son gestechaleureuxm’encourageàcontinuer:

–Elleaemportéavecellemonpetitfrère,Matthieu.Ilavait3ans.–Tuasunpetitfrère?s’exclame-t-il,surpris.–J’avais.Onnelesaplusjamaisrevus,Ethan.Plusjamais.NousavonsreçuunecartepostaledeSão

Pauloquelquessemainesplus tard,c’est làqu’onafait le lienaveclechorégraphe,quiavait luiaussiquittélaville.Ellenousdemandaitdenepaschercheràlaretrouver,qu’elleavaitrefaitsavielà-bas.

–Maisc’estaffreux,meditEthan,avecunesincéritétouchante.–C’étaitlepiremomentdemavie,toutsimplement.Sesentirtrahie,malaimée,c’estduràencaisser,

tusais.–Jesuisdésolé,Soline,je…–Net’inquiètepas;jesuisunefillesolide,jemesuisconstruitemalgréça,onpeutmêmedirequeça

m’apermisdemeblindercontrebeaucoupdechoses.Tucomprendspourquoijemesuisfaittatouerunchat,maintenant:pouraffirmeraumondemonindépendanceetnejamaisoublierquejen’aibesoindepersonnepouravancer!

–Soline,dit-ildoucement.Jeteprometsquejenedisparaîtraijamaisdelasorte.Etquejereviendraitoujoursverstoi.Toujours.

Jesuisémueauxlarmes.Sansquitterlaroutedesyeux,lamainposéesurmoi,ilmebalancel’airde

rienundestrucslesplusbeauxqu’onm’aitjamaisdit.Jetremblecommeunefeuilleàprésent,autantàcausedemessouvenirsqu’àcausedesadéclaration.Jesuisàdeuxdoigtsdedireuneconnerie.

Genre:jet’aime,Ethan?

Lerestedelaroutesepoursuitdanslesilence,nousméditonstousdeuxcequivientdesedire,touteslesémotionsquinoussubmergent:sonpassé,lemien,notreavenirproche…J’aitrouvéunestationdemusiquejazzapaisanteetilplaneentrenousunecomplicitémuette.Alorsquenousarrivonsprèsdenotredestination,unebrèvesonnerieannoncel’arrivéed’unSMSdeMarie.

[Jacksonestbienarrivé,vivantmaisépuisé.Ildétestetavoitureetn’arrêtepasdepestercontrevous.Bonweek-endlestourtereaux!M]

[C’estEthanlefautif!Jeterevaudraiça.Bises,Sol]

Ethanavaittoutprévu:jenemesuismêmepasaperçuequ’ilavaitréservéunechambredansunhôtelduTouquetquandnousétionsencoreàArras.Ilmedemandederentrer l’adressedansleGPSlorsquenousarrivonsauxabordsdelastationbalnéaireetjeconstateavecplaisirqu’ils’agitd’unelocalisationidéale. En approchant de la bâtisse, je le félicite de son choix : l’hôtel est un ravissant cottage àl’anglaisesituéfaceàlamer,peintdansdejoliescouleurs:bleuetblanc.C’estcharmantetdiscret,pastropcentral,pouréviterlafouleetlescurieux.Nousgaronslecabrioletdansleparkingdel’hôtelavantdenousrendreàlaréception,décoréedanslestylebonbonnièreanglaisechic:descanapésChesterfield,des commodes aux motifs assortis aux rideaux, des grands vases de fleurs. Ça sent l’élégance àl’ancienneetçameplaîtbeaucoup.JefaispartdemonravissementàEthan:

–J’adorecetendroit,c’estcosyetélégant.Tunem’avaispasditquetuavaisréservéunechambre!–Tunepensaispasquej’allaisdébarqueràl’improvisteetfinirdansuneaubergedejeunesse?me

répond-il,taquin.–Jesaisquetuesunhommeorganisé.Etdegoût.Cethôtelmeplaîtbeaucoup.

Pourplusdediscrétion,Ethanamislaréservationàmonnometilporteunecasquettebleumarinequicacheunepartiedesonvisage.Leréceptionnistenousenregistrepuisnoustendlesclésdansungrandsourire.

–MonsieuretmadameBlondel,jevoussouhaiteunbonséjourdanslasuiteLiberty!

La suite Liberty porte parfaitement son nom : partout, des motifs végétaux aux tons pastel, façonmanoiranglaisvieuxsiècle.C’estunpeuchargé,maisçaabeaucoupdecharme:lesrideauxfleurissontassortisau lingede lit,dansdescamaïeuxdevert tendre,deblancetde rougeocre. JemesensLadyChatterleyenescapadeavecsongarde-chasse.JerougisenpensantaucélèbreromandeD.H.Lawrence,undessommetsdel’érotismelittéraire.Ethanremarquemontroublealorsquenousposonsnosvalises.

–Toutvabien,tuestouterouge?–Oui,oui.Ladécovintagem’afaitpenseràquelquechose…–C’estunpeu…démodé,maisçaaducachet.

–J’aimebeaucoup.Maisévidemment,toutescesfleurs,çafaitunpeuboudoirde…

J’interrompsmaphraseetjerougisencoredavantage.Ethandevinemespensées:

–Çafaitunpeuboudoirdecourtisane,c’estça?Décidément,çafaitdeuxfoisquetutecomparesàuneprostituéedeluxe.Jedoisyvoirunmessage?

Unelueurs’allumedanssesyeuxlorsqu’ilprononcecesmots.Unelueurquejeconnais:Ethanaenviedemoi,aumoinsautantquej’aienviedelui,là,toutdesuite.Nousnousretrouvonsdansunesituationétrangementidentiqueàcelleduweek-enddernier,denouveaudansunechambred’hôtel,unsamedisoir.Saufque,cette fois,cen’estpas lapremière fois,donc l’appréhensionque j’avais ressentieàArrasacomplètement disparu. Je ressens du désir pur, une envie de retrouver l’Ethan de la première nuit, deressentirunenouvellefoistoutescessensations,toutescesémotions.Jesuisplussûredemoiaussi,carjesaisàquelpointilmedésire,luiaussi.Jel’aivudanscesyeuxcesoir-là,jel’aisentidanstoutmoncorps,commejamaisjenel’avaisressenti.

Jeprends lesdevantsetc’estmoiquimeplaquecontre lui,monvisagecontre lesien. Jeprononcedansunsouffle:

–TunevoulaispasvisiterLeTouquetd’abord?–J’aid’autresimpératifs.–Comme…?–Commet’embrasser,commeça.

Ilm’entouredesesbrassolides,seslèvresfondentsurlesmiennes.Aumomentducontact,jeressenscomme une explosion, comme si ce baiser libérait mes pulsions, mon désir, comme si j’attendais cebaiser-là,ardent,profond,pourmedonneràlui,encore.Noslanguessecherchent,timidementd’abord,plushardimentensuite,nousretrouvonsvitenotrerythme,commesinousnenousétionsjamaisquittés.Samaingauchesoutientmanuqueetcaressemescheveux,samaindroitecourtsurmondosetmesépaules,avec douceur, j’aime sentir ses doigts sur ma peau, sous mon t-shirt, le moindre de ses mouvementsm’électrise.Çafaitunesemainequej’attendscemoment,jeprofitedechaqueseconde,dechaquecontactentre lui et moi. Nous ne faisons que commencer notre ballet, je sais ce qui m’attend et je me sensheureuse.

D’un mouvement, il approche encore son corps du mien et m’entoure de ses bras, resserrant sonétreinte.Ilenfouitsonvisagedansmoncou,commes’ilvoulaitmerespirer,c’esttendreetsensuel:sonsoufflerégulierenvoiedesondesdechaleursurmapeau,dansmescheveux,surmesépaules.Jerépondsàcetteétreinteenléchantdoucementlelobedesonoreille.Jen’aijamaisfaitçaetjesensqu’iladore,carjel’entendsgémirdoucementdeplaisir.J’aienviedetoutconnaîtreaveclui,dedécouvrirdeschosessurmoi,surlui,surnous,demedonnertotalementàcethommequimerenddingue.Ilsedétacheensuitedemoietmetientlesmains,enmeregardant,intensément.Jevoisdebelleschosesdanssesyeux:dudésir, bien sûr, mais aussi autre chose, un truc indéfinissable, que je n’avais jamais vu avant, quiprovoqueunesensationétrangedansmonventre,c’estvertigineux.Est-ceque…

Est-cequec’estdel’amour?

Jesuistremblante,dépasséeparcequejeressensetcequejepensepercevoirchezlui,etjemanquede défaillir. Dieu merci, il passe à la vitesse supérieure, ce qui m’empêche de trop penser : d’unmouvementsouple, il faitpassermon t-shirtpar-dessusmesépaulesetcaressedoucement l’arrondidemesseins,puisilfaitglissersamainlentementlelongdemonventre.Jesensdesfrissonsdeplaisirmeparcourirlecorps.Jemecambrelorsquesamains’immiscedansmonpantalon,effleurantmonintimité,par-dessusma culotte. Il déboutonne ensuitemonpantalond’ungeste sûr.Mevoilà en sous-vêtementsdevant luiet lasituationmeplaît : jesens tellementdedésirchez luique jesuisheureusedem’offrirainsiàsonregard.Jetermineletravailetôteavecsensualitémaculotteetmonsoutien-gorge,cequiapoureffetdelerendreencoreplusexcité.Ils’approcheetseplacealorsderrièremoi,effleurantdesesdoigtsmontatouage,puisl’embrassant,commes’illuirendaithommage.Àmontour,jemeretourneetledébarrassedesonpolo;ilestàprésentdeboutdevantmoi,torsenu,portantjusteunjean,lespiedsnus.Ilesttellementbeaucommeçaquej’ensuisémue.Jedoismeretenirpournepasluisauterdessus!

Je grave chacun de ces instants dans ma mémoire, sachant que j’aurai du plaisir à les revivrementalementplustard,commejel’aifaitpournotrepremièrenuit.Jetendslesmainsetparcoursdemesdoigtschacundesestatouagesàmontour:laboussole,brancheparbranche,puisl’arbre,feuilleaprèsfeuille,etenfin,l’oiseaudanssondos,plumeaprèsplume.Chacundemesmouvementsprovoquechezluicomme une décharge électrique, je sens son corps parcouru de frissons. J’ai conscience de vivre unmomentincroyableetsansdouteunique.Enfaisantcela,nousscellonsenquelquesortenospassés,liésàcesdessinsquenousavonssurlapeau.Lesymboleestfort,etnoussommestousdeuxtrèsémus.

Soudain,ilattrapemesépaulesetmerenversesurlelit,oùjetombeallongée,nue,offerte.Ilnemequittepasdesyeuxendéboutonnantsonpantalon,qui tombeàsespieds,etdont il sedébarrassed’ungeste assuré. Ethan est là, nu devantmoi, son sexe dressé, campé sur ses cuissesmusclées, son torsebombé, les yeux brillants de désir. Je l’appelle d’un geste et le voici allongé sur moi, son corpsrecouvrantlemien.J’ail’impressionquenoussommesfaitspourêtreainsil’unsurl’autre,enchevêtrés,dansuneharmoniecommejen’enaijamaisressentiauparavant.Ilm’embrasseencore,enmecaressantdoucementlescheveux,puisilentreprenddeparcourirmoncorpsdesalangue,parà-coups,doucement,moncoud’abord,puismesseins,meshanchesensuite,descendantlentementversmonentrejambe.Jamaisonnem’avaitfaituntrucpareil,çameprocureunesensationincroyable,unesuccessiondepetitsfrissonsquim’électrisentetmefontgémirdeplaisiràmontour.

–Ethan,c’estterriblementbon…–Jecontinue,alors?répond-ild’unairgourmand.–Situcontinues,jevaisdevenirdingue!–J’aihâtedevoirça...

Etilreprendsonexploration,fouillantmonintimitédesalangueexperte.C’esttellementbonquej’aidu mal à me contrôler et me voilà agitée de soubresauts à chacun de ses mouvements, entièrementabandonnéeàmonplaisir.M’entendreainsiréagiràsescaressesl’exciteluiaussi,jesensquesonsexeesttendudedésir.J’aienviedeluietjeleluifaiscomprendreencaressantd’abordsesfessesmusclées,puissonsexe,duretchaud.Jelesensfébrile,impatientcommeunadolescent.Jefaisremontersonvisageverslemienavecmamainetluimurmureàl’oreille:

–Tuasdespréservatifs?–Oui,dansmonbagage.

Ilserelèved’unbondetfouilledanssesaffaires,extirpantuneboîtedepréservatifsdesatroussedetoilette. Il revient vers moi, les yeux brillants, ouvrant l’un des emballages de ses dents. Il enfile lemorceaudelatexets’allongedenouveausurmoi,sesyeuxcampésdanslesmiens.Jesenssondésir,jelevois dans ses yeux qui sont remplis de moi, qui me dévorent, et moi aussi, je sens que mon corpsl’appelletoutentier,j’aienviedelui,besoindelui,là,toutdesuite.Ilcaresseànouveaumescheveuxd’ungestetendreet jevoissesyeuxsefermerdeplaisir lorsqu’ilentreenmoi.Unepremièreondedechaleuretdebonheurm’envahitalors,bientôtsuiviepardesdizainesd’autres,dansuncrescendoquimefaitperdrelanotiondutempsetdel’espace.Chacundesescoupsdereinsm’entraîneunpeuplusloindans ce chemin d’extase qu’il ouvre pour moi. Je ne suis plus Soline, je suis Ethan et Soline, nousformonsuneentité,unseulêtre,nourridenotredésiretdenotrebonheurd’êtreensemble.Jesensmonteren moi de nouveau cette vague incroyable qui m’avait submergée et laissée pantelante lors de notrepremièrenuitetjenepeuxm’empêcherdecriersonnom,lorsquenousjouissonstousdeuxdeconcert,dansunecommuniond’uneintensitéincroyable.

Nousrestonsunlongmomentblottisl’uncontrel’autre,haletants,vidésdenotreénergie,maisremplisdesérénité,abandonnésauplaisird’êtreensemble.Jetremblecommeunefeuille,jemesensdivinementbien,avecdanscemomentdesymbiose,unecertitude:cethomme-làestfaitpourmoi.

14.Lescapricesdudestin

Jesuisréveilléeparlecridesmouettesquisurvolentnotrehôtel.J’adorecebruit,ilévoquepourmoilesvacances,leborddemer,lebonheur.Ethandortencore,imperturbable,insensibleauxcrismélodieuxdes oiseaux dehors, sa tête enfouie dans l’oreiller. Je prends le temps d’admirer encore ce corps quim’affoletant,cevisagequej’aime.J’aienvied’effleurersapeau,delecaresser,maisjeneveuxpasleréveiller, tant il a l’air heureux.Cettedeuxièmenuit dans sesbras était encoreplus émouvanteque lapremière,parcequecettefois,jesaisquejenesuispaspourluiuneaventured’unsoir.Nousavonsvécudesmomentsintensesensemble,nousnoussommesditdeschosesintimes,personnelles.Ilmesemblequenousavonspasséunesortedecaptouslesdeuxetquequoiqu’ilarrive,nousauronsvécucesinstantsprécieux,quisontànous,rienqu’ànous.

Moncorpsadenouveaufaimdelui,desesbaisersetdesesmainssurmoi.Jemelèvedoucementetmerendsdanslasalledebains:merafraîchirmeferadubienetcalmeramesardeursmatinales.Jemedouchelonguementdanslajoliebaignoireauxpiedssculptésquitrônedanslapièce,enpensantàtouteslespossibilitésduweek-endquis’annonce.Certes,noussommesicidanslebutdetrouverdespistesquinousmèneraientàMartheetsafille,Rose,maisj’espèrequenousauronségalementl’occasiondefairecequefontlescoupleslorsd’uneescapaderomantique:flâner,fairelesboutiques,dîneraurestaurant…Aprèsladouche,jemeregardedanslemiroirembuétoutenmeséchantaveclaserviettemoelleusedel’hôteletjemetrouvejolie,cematin.L’énergiequejesensenmoiaprèscettenuitd’amoursereflètesurmon visage. Lorsque j’ouvre la porte menant à chambre, je trouve Ethan réveillé, assis sur le lit, letéléphonedelachambreàl’oreille.Ilmevoitdansl’embrasure,justevêtued’uneserviette,etsouritenmefaisantsigned’approcher.Ilraccrochelecombiné,m’attrapeparleshancheslorsquej’arriveprèsdulitetmedéclared’unairtaquin:

–J’aieupeur,j’aicruquetum’avaisrefaitlecoupdelafuiteendouce…–Non,jenefaisçaqu’aprèslapremièrenuit,rétorqué-jesurlemêmeton.–Celle-ciétaitdivine,répond-ilenapprochantsabouchedelamienne.–Plusqueça,même,réponds-jeenl’embrassantavecfougue.–Jeferaisbientombercetteserviette,dit-ilensuiteavecairgourmand,maisjenepeuxpas.–Etpourquoiça?–Parcequejeviensdecommanderunpetit-déjeunerpantagruéliqueetquelegarçond’étageseralà

d’uneminuteàl’autre!–Tuesparfait,jemeursdefaim!réponds-je,enretournantverslasalledebains.

Le petit-déjeuner se révèle effectivement pantagruélique : des fruits, des œufs, du fromage, desviennoiseries,unvéritablerepas!Cequim’arrangebien,étantdonnéquenousavonsallègrementsautéledînerhiersoir,prisparl’affolementdessensetnotredésirmutuel.Nousnoushabillonsetdécidonsdenous rendre à la mairie de la ville. J’ai peu d’espoir car nous sommes samedi matin, mais c’estlogiquement par là que nous devons commencer nos recherches. Nous rejoignons les lieux à pied, lapromenadeestdesplusagréables:lesoleilestaurendez-vousetEthanestcharméparl’architectureet

l’ambiancedelastationbalnéaire,sesvillasArtdéco,sesmaisonsdestyleanglo-normand.Lorsquenousarrivonsdevantl’hôteldeville,boulevardDaloz,Ethanestlittéralementsouffléparlabeautéuniquedubâtiment, une bâtisse étrange à mi-chemin entre le manoir anglais et l’église gothique, flanquée d’unbeffroiauxfauxairsdeBigBenminiature.

–C’estlamairie,ça?medemande-t-il,incrédule.–Oui,c’estunpeuchargémaisçaaducachet…–J’adore.Ondiraitundécorsortitoutdroitdel’universHarryPotter.–C’estvrai.Iln’yaplusqu’àespérerqu’ontrouvedesinformationsd’uncoupdebaguettemagique,

réponds-je,pleined’espoir.

Malheureusement,lamagien’opèrepas.Malgrénotreinsistance,l’agentpréposéàl’accueilrefusedenouslaisseraccéderauxarchivesdelaville:lesamedi,lamairieestenserviceminimum,n’ouvrantquelesguichetsdédiésaustationnementetàl’étatcivil.Désespérée,jetentemêmeletoutpourletoutetjedemande à Ethan d’enlever sa casquette pour que l’employé comprenne qui il est et accepte de nousouvrir lasalledesarchives,aunomde lacélébritédeson interlocuteur.Mais l’hommenesedémontepas,commes’ilavaitl’habitudequedesstarsaméricainesdébarquentàsonguichetlesamedimatinavecdesdemandesbizarres.Nousressortons,découragés.Misàpartquestionnertouteslespersonnesdeplusde60ansquenouscroiserionsenville, jenevoispasbiencommentnouspourrionsavancerdansnosrecherches.Ethanréfléchitunmomentpuishausselesépaules.

–Jesupposequenousplacionstropd’espoirdanscelieu.FaisonscommeàArras,laissonsvenirleschosesetouvronsnosoreilles.SiledestinveutquenousretrouvionsMarthe,ilsemanifestera.

Jesuisétonnéeparcettephraseunpeuésotérique:Ethanestd’habitudeplusterreàterre.

–Jenesavaispasquetucroyaisàcegenredechoses…–Disonsquejusqu’ici,mabonneétoileafaitdubonboulot.Etpuisj’aiunepromesseàtenir…–Laquelle?–Te rhabiller, répond-il, amusé.Tuportes lesmêmesvêtementsqu’hieret je suis sûrque tumeurs

d’enviedetechanger.–C’estvrai,mais…–Pasde«mais»,mecoupe-t-ilimpérieusementenmettantundoigtsurmeslèvres.Oùtrouve-t-onles

boutiquesici?–VerslarueSaint-Jean…–AlorsallonsverslarueSaint-Jean,termine-t-ilenmeprenantlebras,vissantsacasquettesursatête

d’unairjoyeux.

15.Solineàlaplage

L’ombredeJuliaRobertsetdeRichardGereplanesurnousdurantlesdeuxheuresquisuiventnotresortie de l’hôtel de ville. Ethanm’entraîne de boutique en boutique et jeme sens bientôt comme uneprettywomanch’ti,lesbraschargésdesacsportantlelogodeboutiquesdeluxe.J’avaisl’intentiondemeracheterunpantalonetdeuxt-shirts,etmevoilààprésentéquipéeavecdequoim’habillerpourunesemaine.Alorsqu’ilm’entraîneversunecinquièmeéchoppe,jel’arrêteenluiretenantlebras.

–Ethan,jecroisquec’estbon,là.Jeteremercie,maisnousrepartonsdemain,jen’aipasbesoindetoutça.

–Maisjeveuxtefaireplaisir!–Çamefaitplaisir,maisjeveuxfaireautrechosequedushopping…etpuisj’ail’impressionqu’ona

abandonnéMarthe,là…

Ilréfléchitunmoment,lissantlavisièredesacasquette,l’airsérieux.Puisilmerépond,déterminé:

– Faisons ce queMarthe aurait fait en tant qu’habitante du Touquet : déjeunons, promenons-nous,allonsàlaplage,dînons.Marchersursespasnouspermettrapeut-êtred’apprendrequelquechose.

–Trèsbonne idée !Maisauparavant, repassonsà l’hôtel, jevoudraismechangeretenfiler la jolierobemarinequetum’asachetée…

***

Il est près de 13 heures lorsque nous nous attablons à la terrasse d’une brasserie du centre-ville,fourbusmaisheureux.Aprèsunejournéededécouvertedelastationbalnéaireetdesquartiersdelavillehier, nous avons opté pour une matinée plus nature aujourd’hui, idéale pour un dimanche. Après undélicieux petit-déjeuner à l’hôtel, nous sommes allés nous promener sur la plage. Nous n’étions pasvraimentéquipéspourlabaignade,alorsnousnoussommescontentésdemarcherpiedsnusdansl’eau,jusqu’àlaPlagedesDunes,unendroitdetoutebeautéàl’alluresauvageetpréservée.Ethanavaitl’airravid’êtrelà,àmescôtés,etnousnoussommestenulamaincommedeuxadolescents,ponctuantnotrepromenadedebaiserstendres.Toutçaétaittrèsromantiqueetunefoisdeplus,j’aieul’impressionqueWilliamnousobservaitdequelquepart,nousencourageantànousimprégnerdeceslieuxqueMartheadûforcément fréquenter.Nousn’avonspasavancéd’un iotadansnotreenquête,maiscôtésentiments, j’ail’impressionquenotrerelationestdeplusenplusforte.Cettedeuxièmenuitàsescôtésàl’hôtelaétéunefoisdeplusaussiardentequetendre...J’aimeraistantcroireàlapossibilitéd’unehistoiresérieuseavecEthan,maisjen’osepastropm’emballer:quesepassera-t-illorsqu’ilrentreraàLosAngeles?Notreaventure,aussibellesoit-elle,survivra-t-elleautournagedufilm?Ethancommandedeuxverresdevinblancetremarquemonairsoucieux.

–Àquoipenses-tu?–Aujoliséjourquenouspassons,àWilliam,àMarthe,ànous…–Moi aussi, j’ai beaucoup pensé à eux. J’ai essayé d’imaginer la vie deMarthe et Rose ici, leur

quotidien.Quefaisait-elle?S’est-ellemariée?A-t-elleeud’autresenfants?– On doit continuer à chercher, Ethan. Cet après-midi, je pense que nous devrions interroger les

commerçantsducentre-ville.C’estcequis’estpasséavecmonpèreetMonique,etc’estcequinousaamenés ici : il suffit qu’unboulangerouun teinturier se souvienned’elle et nous auronspeut-êtreunenouvellepiste.

–Tuasraison,dit-ild’unairdéterminé.Commençonstoutdesuite!–Pardon?

Lepatrondelabrasserienousamènenosdeuxverresetlacartedelamaison.Ethanl’apostropheetlui demande s’il connaît, parmi sa clientèle, une femmeâgéedunomdeMartheDarizel.L’homme,ungrandgaillardàlabarbepoivreetsel,selisselamoustacheetnousrépondaprèsquelquessecondes:

–Darizel?Oui,oui…jeconnaiscenom.IlyavaituneMmeDarizelquihabitaitdanslecoin.Jeneconnaispassonprénom,désolé.Ellevenaitmangericidetempsentemps.Trèsdiscrèteettrèspolie.

Ethanetmoiéchangeonsunregard,lecœurbattant,sansoserycroire:aurions-nousfrappéàlabonneportedèslepremiercoup?Sic’estlecas,labonneétoiled’Ethanestdécidémenttrèsefficace…Celui-cicontinue,excitéetnerveux:

–Vouslaconnaissez,alors?Vouspouvezladécrire?Vousconnaissezsonadresseprécise?

Lerestaurateurnousregardel’unaprèsl’autre,soucieux,commes’ilhésitait.Jecroisquej’aicomprisetjeregardemespieds,carjepressenscequ’ilvanousannoncer.

–Jesuisdésolédevousl’apprendre,cettedameal’airdecompterpourvous…Sic’estbienellequevouscherchez,elleestdécédée.

Unsilencepesantaccueilleladéclaration.Jeprendslamaind’Ethan.Lerestaurateurcontinue:

–Çafaitbien3ou4ans.Elledoitêtreenterréeaucimetièrecommunal.

Voyant l’effet que produit sa nouvelle, l’homme s’éclipse discrètement, nous laissant encaisser lecoup. Ethan est livide et tapote nerveusement sur la table, faisant trembler les verres de vin à peineentamés.Jetentedelecalmer:

–Nousallonsnousrendreaucimetièreaprèsledéjeuner,situveux.Netestressepaspourl’instant,nousnesommespascertainsqu’ils’agitd’elle.

–Jesuispersuadéducontraire.Cen’estpasunecoïncidence.J’avaisbiensûrenvisagéqueMarthesoitdécédée,mais….

Illaissesaphraseensuspens,lesyeuxdanslevide.Jenel’aijamaisvuaussitriste,aussidémoralisé.Jeterminesapensée:

–…maistuvoulaisycroireettupensaisvraimentlaretrouver.Écoute,Ethan,nousnepouvonstireraucuneconclusiontantquenousnesommespasallésvoirlatombe.Terminonsviteicietallons-y.

Ilacquiesce,leregardsombre,etprendlemenuquejeluitends.J’aienviedeleserrerdansmesbras

etjemerapprochedelui,maisjesensqu’ilestailleurs,loindemoi.

16.Couriraprèslesfantômes

NoussommesdevantlaporteducimetièrecommunalduTouquet,enattendantsonouvertureaupublic.J’appréhendecequenousallonsdécouvriràprésentet jenemefaisguèred’illusions.MartheDarizelétaitâgée,ilneseraitpasétonnantqu’ellenesoitplusdecemonde.

L’employéducimetièrenousouvrelagrilled’entrée,étonnédevoirdeuxpersonnesàcetteheure-ci,enplein été.Nous sollicitons sonaide et il nousorientevers le secteuroù trouver la tombequenouscherchons.Aprèsquelquesminutesdemarchedanslesalléessilencieuses,nousarrivonsdevantl’objetde notre visite : une pierre tombale enmarbre lie-de-vin, au nomde «M.Darizel », née en 1925 etdécédéeen2011.Ethanalesyeuxrougeset,demoncôté,jen’enmènepaslarge.Nousrestonssansriendire,deboutdevant lastèledurantde longuesminutes.Nousaurionsdûapporterdes fleurs, je regretted’avoir lesmains vides.Un bruit de pas se fait entendre derrière nous : intrigués, Ethan etmoi nousretournonsetvoyonsarriverunevieilledamecoifféed’unfichu,marchantàpasfeutrés,unpetitseauetunebrosseàlamain.Ellenousfaitunsignedelatêteenarrivantànotrehauteur,puiss’arrêtesubitementlorsqu’ellevoitdevantquelletombenoussommes.Elles’adressealorsànousd’unevoixéraillée:

–C’estgentilàvousdevenir lavoir.Depuis l’enterrement, jen’ai jamaisvupersonne.Elleestenmauvaisétat,d’ailleurs,satombe.Jeluidonneunpetitcoupdebrossedetempsentemps,quandjeviensvoirRaymond.C’étaitmonmari…

–L’enterrement?Vousyétiez?demandeEthan,intrigué.–Oui,enfin,pasexprès,j’étaisvenupourlatombedeRaymond.C’étaitunpeutriste,iln’yavaitque

deuxpersonnes,deuxfemmes.Unetrèsâgéeetuneautred’unesoixantained’annéesjepense,enpleurs.Ellefaisaitpeineàvoir…

Jepenselamêmechosequ’Ethan:lafemmeenpleursétaitsansdouteRose,lafilledeMarthe.Nousprenonscongédelavieilledameaprèsl’avoirremerciéedesasollicitude.Nousretournonsversl’entréeducimetière,abattus.Jeparlelapremière,d’unevoixquej’espèreconvaincante:

–Martheestdécédée,c’estunecertitude.Maisilnousrestel’espoirderetrouverRose!–L’espoir?Maisquelespoir?Ellepeutêtren’importeoù,ici,àMarseille,àBerlin,quesais-je.Tu

asentenducettedame,personnenevient jamais.C’est la findenotrechemin,Soline. Iln’yaplusdepetitscaillouxàsuivre.C’estterminé.

Jesensdansletondesavoixunefêlure,quelquechosedesombrequiapparaîtpourlapremièrefois.Ilesttouchéaucœur.Jetentedel’aider:

–Maisenfin,Ethan,nebaissepaslesbras…–C’estuneimpasse,Soline.J’auraisdûmedouterquetoutcelanemèneraitàrien,continue-t-il,amer.

Martheestmorte,Rosepeutêtren’importeoù.Nousavonsdépenséassezd’énergiecommeça.RentronsàArras.

–Mais...etsiRosevivait toujours ici,auTouquet?Tunecroispasqu’ondevrait lachercherelle,

maintenant?Interrogerlescommerçants,commenousvoulionslefaire?–Etsielles’estmariéeetqu’elleachangédenom?Non,Soline,cettequêtenenousmèneranulle

part.

Je sens qu’il ne vaut mieux pas insister. Il semble perdu, tellement triste d’avoir découvert cettetombe,den’avoirpuparleràlafemmequeWilliamaaimée,den’avoirpumettrelemot«fin»surcettehistoire,qu’ilserefermetotalement, luiquis’était tantouvertàmoi.Nousmontonsdanslavoiture,ensilence.Cettefois,notreescapaderomantiqueestbeletbienterminée.

17.Paniqueàbord

LeretourversArrasestmaussade.Ethannedécrochepresquepasunmot,absorbédanssespensées,ressassantsansfinlefildesévénements.Noussommespresquearrivésàdestinationlorsquejetentedeleréconforterunedernièrefois,histoirequenousnenousquittionspassurcesilencepesant.

–Ethan,laissetoutçadécanter,passonsunebonnenuitdesommeiletreparlonsdetoutçademain.Jesuissûrequ’onpeutencoretrouverdesfilsàtireretqueleschosesnes’arrêterontpaslà…

–Écoute,Soline,répond-ilsèchement.Redescendssurterre.Cettehistoireestterminée,jeveuxqueçasortedematêteoujevaisdevenirfou.

–Maisjenecomprendspas…–Cequetunecomprendspas,mecoupe-t-ilbrutalement,c’estquetoi,mêmesitamèret’aquittée,tu

saiscequis’estpassé.Iln’yapasdemystère,tamamanarefaitsavie,point.C’esttristemaistusaisàquoit’entenir.Moi,jesuistoujourssansréponse,jenesauraijamaiscequiestarrivéàMartheetçamerenddingue!

Jesuissouffléeparlaviolencedesesmots,parlafaçondontilsesertdemonhistoirepersonnelle,demaconfidencepourmerabrouer,commesitoutçan’avaitpasd’importance.Jeluiréponds,blessée,leslarmesauxyeux:

–C’esthorrible!Tunesaispascequec’estqued’êtreabandonnée,d’êtreconvaincuequ’onn’estpasdigned’être aiméepar sapropremère !Aprèsunweek-enddecomplicité etdemoments forts, tumebalancesça,commesimadouleuràmoiavaitmoinsdevaleurquelatienne!

–Soline,je…–Arrête-moiici,jedescends,réponds-jefroidement.

Ethan stoppe lavoiture envoyant ladéterminationdansmesyeux. Je suis à5minutes àpiedde laboulangerie.Jesorsducabrioletentenantmonsaccontremoi,leslarmescoulantsurmesjoues.Ethantentedem’attraperparlebras,maisjelerepoussed’ungestesecetjeclaquelaportière,puism’éloignesansmeretourner.

EthanRussell,tun’espasprèsdemerevoir…

***

–Soline,tudescendsdéjeuner?–Oui,papa,j’arrive.

Jeme traînehorsdu lit jusqu’à la salledebains. J’aiune têtehorrible, lesyeuxbouffisà forcedepleureretdenepastrouverlesommeil.Papaacomprishierenmevoyantarriverseule,maussade,qu’ilvalaitmieuxnepasmeposerdequestions.J’aipassél’après-mididudimanchedevantlatélévision,àrevoirtoutelapremièresaisondeDexter,pourmechangerlesidéesetessayerdenepaspenseràEthan.

Papaapasséplusieursfoislatêtedansl’embrasuredelaportedusalonfamilialpourtenterdemefaireretrouver le sourire enm’apportant des gâteaux. Il a froncé les sourcils lorsqu’il s’est aperçu que jeregardaisunesériemettantenscènedesmeurtresabominables,maisilaeulagentillessedenepasmefairederemarque:regarderuntueurensérieàl’œuvre,c’estundemestrucspourévacuerlestressetDexterachezmoiuneffet«baumeapaisant»immédiat.

Soline,tuesvraimentunefillebizarre.

Ethanatentédem’appelerunedizainedefois,sanslaisserdemessage.J’airejetélesappelsàchaquefois,jesuistroptendueettropencolèrepourluiparler.Ilatouchéunecordeplusquesensiblehierdanslavoiture,enévoquantmamandecettefaçon.Mariem’aelleaussiappelée,jen’aipasrépondumaisluiaienvoyéunSMSluidisantquejelarecontacteraiaujourd’hui.Jen’aiaucuneenviederacontercequis’estpassé.LafaçondontEthanm’adéçueaprèstouscesbeauxmomentsdecomplicité,cesmomentsoùj’avaisvraimentcrutrouverquelqu’unquimecomprenait...Aulieudeça,voilàqu’iljugemonpasséetmonhistoire,décrétantqu’ilsontmoinsdevaleurquesonhistoireàlui.

Jesavaisquel’amourpouvaitfairetrèsmal,etpourtantj’aifoncétêtebaissée,commeuneidiote!

Je prends une douche rapide, qui me revigore un peu, sans pour autant atténuer mon sentimentd’amertume.Ensortantdelasalledebains,j’entendsmonsmartphoneémettrelebruitcaractéristiquedel’arrivéed’unmail.Moncœurfaitunbonddansmapoitrinelorsquejeconstatequ’ils’agitd’unealerteGoogleconcernantEthan:

Dernièreminute:entournagedanslarégiond’Arras,lecomédienEthanRussellvientd’êtreadmisauxurgencesducentrehospitalierdelaville.Ilsemblerait,d’aprèsdestémoins,quesoncostumeaitprisfeulorsd’unecascadequiauraitmaltourné.Aucuneinformationclairesursonétatdesantén’aétécommuniquéeparl’hôpital,quiresteprudentquantaudiagnostic.

Àsuivre,nemanquezpasleprochainépisode.

Égalementdisponible:

Ch’t’aime…moinonplus!–3

Jeuneblogueusepleinedevie,Solinevadedéfiendéfipoursatisfairesesfollowers,jusqu’auparileplusfou:«Séduireunecélébrité…etlagarder!»Justement,EthanRussell,l’acteurchouchoudeHollywood,estenFrancepourunfilmhistorique.C’estl’occasionrêvée!Aussisexyquesensuel,ilferalacibleparfaite…Téméraireetdéterminée,Solinesefaitengagercommefigurantesurletournageavecsameilleureamie.Maisl’acteuraméricainn’estpasenFranceparhasard…EtSolinevaseretrouverpriseàsonproprejeu!Commentluiavouerlavérité,maintenant?

Retrouveztouteslesséries

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http://editions-addictives.com

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©EDISOURCE,100ruePetit,75019Paris

Février2017

ISBN9791025735701

ZNOR_002