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À Juliette Burat pour son enthousiasmeexcerpts.numilog.com/books/9782330032562.pdfÀ Juliette Burat pour son enthousiasme des grands projets, à Chantal Pataille, et à leurs cow-boys

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À Juliette Burat pour son enthousiasme des grands projets, à Chantal Pataille,

et à leurs cow-boys de CM1 et CM2 de l’époque ! À Philippe Bourbon et tous les enseignants rencontrés

qui font si bien passer le plaisir de nos mots. Merci.

T. S.

Thomas Scotto a publié une douzaine d’ouvrages chez Actes Sud Junior. (Dernier titre paru : Ma tempête de neige, collection “D’une seule voix”, 2014). Il est également auteur aux éditions Thierry Magnier dans la collection “Petite Poche” de Droit devant, pour un peu, c’est toute une aventure et du recueil de nouvelles Mi-ange, mi-démon. Il vit dans le Sud-Ouest et se déplace beaucoup pour des rencontres avec ses lecteurs.

www.actes-sud-junior.frwww.actes-sud-junior.fr/premierroman/

Illustration de couverture : Anthony PastorÉditeur : François Martin assisté de Fanny GauvinDirecteur de création : Kamy Pakdel © Actes Sud, 2002, 2014 – ISBN 978-2-330-03561-7Loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.

ROMAN

LE DUEL DES FRÈRES FLINT  THOMAS SCOTTO

ACTES SUD JUNIOR

Fin de notre mois d’avril 1869.

Les jumeaux Flint sont entrés, l’un derrière l’autre, une nouvelle fois. Le vi-sage fermé à double tour comme un coffre de banque. Et dans la classe, je suis la seule à avoir vu que le matin n’était plus pareil, que le vent ne soufflait plus vraiment dans notre bonne direction à tous.

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– Décidément, on étouffe ici ! Darren, peux-tu ouvrir la porte pour faire un courant d’air, s’il te plaît ?

Je trouve que Miss Picqles a des petits gestes de fourmi. Elle range ici, pointe sa craie par-là, elle écrit serré sur le tableau et remonte ses lu-nettes d’un doigt pour nous regarder vraiment. Elle est nouvelle depuis le début de l’année. Elle n’était pas maîtresse avant. Je crois qu’elle travaillait dans une ferme, celle après le pont couvert et rouge. En apprenant sa venue, cer-tains parents, le dimanche de l’église, ont dit

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qu’on ne ferait jamais mieux comme ensei-gnement que celui de Mme Habson, qu’elle avait été leur maîtresse aussi, qu’elle était là depuis toujours et que chacun savait lire et compter grâce à elle. Mme Habson et per-sonne d’autre !

Sauf que Mme Habson est morte l’été der-nier sous la trop forte chaleur et que, même excellente, c’était tout de suite devenu plus difficile pour elle de nous faire la classe…

Miss Picqles n’a pas fait attention aux chuchotements et aux racontars. Elle a ex-pliqué calmement ce qu’elle voulait faire avec nous et qu’on prendrait le temps pour y arriver, que les poésies n’étaient pas à ap-prendre par cœur au début, juste à appré-cier comme un petit plaisir, et qu’on ferait du calcul, bien sûr, mais sans que nos têtes étouffent de nombres et de chiffres.

“-” de tracas pour “+” d’efficacité.

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Sur le coup, les visages des parents ont bien fait encore quelques sursauts d’agacement mais nous, tout de suite on l’a aimée, Miss Pic-qles ! Ça, on a tout fait pour qu’elle reste.

– Darren… s’il te plaît… mon courant d’air, a-t-elle répété.

De ma place, je l’ai entendu grogner, Dar-ren. Il a traîné ses pieds sur le vieux plan-cher qui grince. Il a même cogné du poing dans l’air pour se décoincer l’épaule.

– M’étonne y fait chaud ! Une odeur de poudre même…

– Qu’est-ce que tu as dit ?– Rien m’dame… j’ai rien dit.Et pour rejoindre son bureau, Darren Flint

a reniflé bruyamment, s’est redressé jusqu’au plafond. Le menton droit et son regard de soufre pointé en carabine vers son frère.

Une fois, j’ai vu un colosse de cirque se dé-plier comme ça, écarter très fort ses muscles,

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devenir rouge comme le feu d’une forge et faire exploser ses chaînes. Il y a eu des bri-sures de métal sur la place, éparpillées par-tout dans le sable. Et c’est bien ce qui est retombé autour de Darren Flint au moment où il s’est rassis. Des morceaux de plomb brûlants.

– Bien, a repris Miss Picqles. Vous le savez, dans deux semaines, le président Grant s’arrête à Promontory pour réunir les deux voies ferrées. C’est un grand honneur.

Elle a sorti la carte de notre pays pour l’ac-crocher sur le tableau, juste sous la photo sérieuse du président, et elle a tracé un chemin de pointillés avec sa règle en bois.

– Deux mille miles de rails entre l’est et la côte pacifique ! Plusieurs de vos pères ont travaillé pour parvenir à ce moment-là et le président donnera, en personne, le pre-mier coup de masse sur le clou en or. On

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se souviendra longtemps de notre ville. Alors nous allons l’accueillir comme il se doit.

– Ah oui ! En lui chantant une chanson, mademoiselle ?

Un rire a secoué la classe entière. À la moindre occasion, c’est-à-dire aussi bien pour fêter le printemps, un anniversaire ou la nouvelle portée de sa chienne, Deborah Johnson veut chanter !

Chanter faux.C’est sa spécialité, son plus grand talent,

le seul peut-être ! Les autres disent que c’est juste parce que sa mère travaille tous les soirs au Bird Saloon mais que c’est bien dommage que ce ne soit pas héréditaire dans l’arbre généalogique, la jolie voix.

– Eh bien, nous allons y réfléchir, Debo-rah… Tu peux baisser ton bras.

– Et les traîtres, ce jour-là, ils viendront aussi ?

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Silence.Miss Picqles a fouillé un moment dans

la classe pour trouver le terrier de la voix puis elle a remonté ses lunettes.

– Qu’est-ce que tu as dit, Darren ?– … Rien, m’dame… j’ai rien dit.