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À portée de mots

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À portée de mots

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© Autrement, un département des Éditions Flammarion, 2021.ISBN : 978-2-7467-5938-1

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Florent DE BODMAN

À portée de motsParler avec son bébé peut changer sa vie

Éditions Autrement

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Pour Amélieet pour notre petite babilleuse

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Sommaire

Introduction ............................................................ 9

Chapitre 1. 30 millions de mots en moins......... 19Chapitre 2. Comment la parole

vient aux bébés................................................. 35Chapitre 3. Une crèche qui double les chances

d’aller à l’université ? ....................................... 53Chapitre 4. L’art de la conversation

avec les bébés.................................................... 71Chapitre 5. Les livres, c’est bon pour les bébés ! . 95Chapitre 6. Les écrans sont-ils diaboliques ? ...... 117Chapitre 7. Individualiser les activités :

la pédagogie Abecedarian/Jeux d’enfants........ 135Chapitre 8. Et si on aidait les parents

à être parents ?.................................................. 147Chapitre 9. 5 % des enfants pauvres vont

à la crèche : pourquoi pas plus ? .................... 165Chapitre 10. Le défi de la pédagogie

à la crèche......................................................... 183Chapitre 11. 1001mots : la start-up associative

de l’éveil langagier............................................ 199

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Conclusion. En 2022, ayons l’audace de miser sur les bébés ! .................................................... 213

Qui est qui ............................................................. 219Annexe.................................................................... 221Remerciements ........................................................ 223Bibliographie sélective ............................................. 227Notes ...................................................................... 233

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Introduction

Il est 20 heures ce jeudi 12 mars 2020 : en raisonde la Covid-19, Emmanuel Macron annonce la ferme-ture des crèches et des écoles. Treize millions d’enfantsvont devoir être longuement gardés à la maison parleurs parents : du jamais-vu. Evguenia est l’une deces mères dont la vie est chamboulée du jour au len-demain : elle a trois filles et la plus jeune d’entreelles, Maria, a 2 ans au moment du confinement.Evguenia se retrouve au chômage partiel et doit gar-der ses trois enfants dans leur petit appartement dunord de Paris.

En ce début mars, elle vient de commencer unprogramme d’éveil au langage pour son bébé, lancépar l’association 1001mots : inscrite par son pédiatre,elle a reçu par la poste un livre musical pour Maria.Une psychologue de l’association l’a ensuite appeléeet lui a proposé des idées pour intéresser son bébéaux livres : réagir à ce qui intéresse le bébé, lui poserdes questions, faire le lien avec sa vie quotidienne.Evguenia recevait également d’autres idées et recom-mandations par SMS trois fois par semaine. Grâce àce modèle original de conseils à distance, des centaines

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de familles sont ainsi soutenues par l’association pen-dant le confinement.

Pour Evguenia, le plus grand défi du confinementa été la télévision : les filles la regardaient énormé-ment, il était dur de les occuper autrement pendanttoutes ces journées. Maria aussi s’est mise à passerdes heures devant la télé ou YouTube : Evguenia aeu peur qu’elle devienne « accro aux écrans ». Elleétait très inquiète et voulait absolument trouver unesolution. Le premier livre envoyé par l’association1001mots venait d’arriver par la poste : Evguenian’avait encore jamais essayé de lire avec son bébé,mais Maria a tout de suite adoré ce livre. Elles se sontmises à le regarder tous les jours ensemble : non seu-lement Evguenia y a trouvé beaucoup de plaisir etd’intérêt, mais elle a aussi vu combien cela aidait safille à découvrir de nouveaux mots. Elle a reçu de nou-veaux livres choisis par 1001mots, puis s’est mise àen acheter elle-même pour Maria. Elle a aussi réussià réduire peu à peu le temps passé par son bébé devantla télévision, encouragée par les suggestions de la psy-chologue de l’association.

J’ai rencontré Evguenia quelques mois plus tard :de ce confinement, elle ne garde pas seulement dessouvenirs inquiétants. C’est aussi la période où elle ainitié sa petite fille au monde des livres et où elle avu son vocabulaire exploser : « Le confinement, c’estle moment où j’ai le plus joué et regardé des livresavec ma fille : ça a tout changé pour elle ! »

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Encourager les parents à passer de tels momentsavec leurs enfants : voilà le but de l’association1001mots, que nous avons fondée il y a quatre ansavec des orthophonistes et des chercheurs. Notreconviction : ces moments peuvent changer la vie desenfants. Ils peuvent faire la différence pour leur épa-nouissement et leur réussite future. Ils sont le levierle plus puissant pour rendre meilleure notre société.

J’en ai moi-même pris conscience il y a dix ans.Je venais alors d’entrer au ministère des Finances, oùj’étais chargé de négocier le budget du RSA 1 et desfoyers pour sans-abri. Ce travail m’intéressait beau-coup, mais j’ai rapidement eu des doutes sur cesgrandes politiques sociales : elles permettent rarementaux personnes pauvres de sortir de la pauvreté.

Au même moment, j’ai découvert l’extraordinaireétude Abecedarian : dans les années 1970, des cher-cheurs américains avaient lancé une crèche pilotepour stimuler les apprentissages des tout-petits. Pourles enfants accueillis, passer quelques années dans cettecrèche avait suffi pour doubler leurs chances d’apprendreà lire, doubler leurs chances d’éviter l’échec scolaireet finalement doubler leurs chances d’obtenir unemploi qualifié à l’âge adulte 2. Cela avait été pour moiune révélation : la petite enfance nous offre une nou-velle voie pour réduire vraiment la pauvreté.

Chaque année, 100 000 jeunes quittent le systèmescolaire sans diplôme 3. Ces adolescents ont échoué àl’école et n’ont pas pu y développer leurs talents : ilsont un fort risque de se retrouver au chômage. C’estun immense gâchis pour notre pays. C’est aussi uneimmense injustice, car les enfants issus de milieuxdéfavorisés sont ceux qui risquent le plus d’échouer

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dans leur scolarité 4. Face à ce drame national, nos diri-geants ont surtout cherché à changer l’école, parexemple en promettant d’embaucher 60 000 profes-seurs de plus, ou en réduisant de moitié la taille desclasses de CP dans les quartiers populaires 5.

Et si cette stratégie était en fait vouée à l’échecdès le départ ? Dans les années 2000, le prix Nobeld’économie James Heckman a formulé une hypothèseinattendue : une puéricultrice a plus d’impact socialqu’un professeur d’université. Selon son analyse, lesinvestissements publics dans l’éducation ont en effetune « rentabilité » maximale durant la petite enfance :c’est quand les enfants ont 1 ou 2 ans que ces inves-tissements portent le plus de fruits pour la société, entermes de développement futur des compétences et deprévention des difficultés sociales 6.

Est-ce que cette hypothèse surprenante se vérifievraiment sur le terrain ? Oui, car il existe dès l’entréeà l’école de fortes inégalités sociales entre les enfants 7 :concentrer les efforts sur l’école primaire et le collègepermet difficilement de rattraper les écarts déjà creusésavant. Le plus efficace serait de prévenir la formationprécoce de ces écarts, c’est-à-dire consacrer beaucoupplus de ressources aux tout-petits âgés de 0 à 3 ans.

En effet, ces premières années de la vie sont unmoment extraordinairement propice aux apprentis-sages. Nous le savons aujourd’hui grâce aux neuro-sciences, qui nous ont permis d’observer à la loupe lecerveau des bébés. Des neuroscientifiques tels queStanislas Dehaene et Ghislaine Dehaene-Lambertz ontainsi montré tout ce que les bébés sont capablesd’apprendre dès leurs premières semaines. C’est parti-culièrement vrai en matière de langage : dès la naissance,

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le bébé sait déjà distinguer sa langue maternelle desautres langues ; dès 6 mois, il sait reconnaître certainsmots qu’il entend fréquemment. Et à l’âge de 12 mois,les chercheurs estiment qu’un enfant comprend déjàen moyenne 80 mots différents 8.

Le grand apport des neurosciences est de nousexpliquer pourquoi les capacités d’apprentissage sontà leur apogée à la petite enfance, avant de décliner : àl’âge de 2 ans, le cerveau du bébé possède deux fois plusde connexions neuronales que celui de l’adulte. Commel’explique Stanislas Dehaene, ce sont ces connexionsentre neurones qui rendent possible l’acquisition denouvelles informations ou de nouvelles compétences :leur grande densité chez le bébé lui donne une fortecapacité d’apprentissage, par exemple pour comprendrede mieux en mieux les paroles prononcées par lesadultes 9. Les neuroscientifiques appellent « plasticitécérébrale » cette propriété du cerveau. Elle commencecependant à décliner dès l’âge de 2 ou 3 ans dans cer-taines parties du cerveau, et ce déclin se poursuitensuite à mesure que l’enfant grandit.

C’est pourquoi la petite enfance est une périodetellement précieuse pour aider l’enfant à apprendre età développer ses talents, en particulier dans sa décou-verte du langage : si ces apprentissages ont lieu quandl’enfant a 6 ans et non 2 ans, ils seront plus lents etdifficiles. Comme l’écrit Stanislas Dehaene :

« L’immense plasticité cérébrale de nos premièresannées de vie donne raison à tous les progressistes :investir dans la petite enfance […] est une priorité, carc’est dans ce moment de grâce que le cerveau del’enfant se transforme le plus aisément et le plus mas-sivement 10. »

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Dès lors, comment faire pour investir dans lapetite enfance ? Une première voie consiste à misersur les crèches : c’est l’approche de l’étude Abecedarian,et j’ai moi-même activement développé de telles expé-rimentations en France à partir de l’année 2013 11.Mais les crèches n’accueillent qu’une minorité destout-petits et sont très peu ouvertes aux famillesmodestes : en France, 5 % seulement des enfants defamilles pauvres sont gardés par les crèches ! Dans lesfamilles pauvres, les tout-petits restent presque tou-jours à la maison avec leurs parents. C’est donc avecles parents qu’il faut travailler, et d’autant plus qu’ilsont dans la vie de l’enfant une place immense, néces-sairement plus grande que celle des professionnels :en France, un tout-petit passe en moyenne 80 % deson temps éveillé avec ses parents. Ce sont eux quile connaissent le mieux. Si l’on encourage les parentsà éveiller eux-mêmes le langage du tout-petit, c’est lapromesse d’un impact beaucoup plus large et plusdurable.

J’ai donc commencé à m’investir aussi dans desprojets pilotes menés directement avec des parents etleurs bébés. J’ai d’abord mené ces projets bénévole-ment, en parallèle de mon travail au ministère desFinances. Plus ces expérimentations avançaient et pluselles me passionnaient : en 2017, j’ai ainsi quitté leministère des Finances et j’ai cofondé 1001mots pouraider les parents à éveiller le langage de leurs enfants 12.Je suis aujourd’hui directeur salarié de l’association :

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nous accompagnons 2 000 familles en 2021 et nousespérons atteindre 100 000 enfants dans cinq ans 13.

Passer de Bercy aux bébés n’est pas banal, maisj’ai été profondément convaincu par une idée : lapetite enfance peut changer l’avenir de notre société.Si nous prenions vraiment cette idée au sérieux, notrepays n’aurait plus le même visage en 2035 : nous ver-rions des collégiens plus à l’aise avec le langage et plusen confiance, risquant beaucoup moins de décrocherà l’école ; nous verrions des jeunes qui réussissentleurs études, qui s’épanouissent dans leur travail etréalisent leurs projets ; nous verrions beaucoup moinsde chômage, de pauvreté et de sans-abri. La petiteenfance peut donc nourrir une nouvelle utopie : elleoffre une solution réellement efficace à nos plus grandsproblèmes sociaux ! Mais nos ministres ou nos prési-dents continuent à négliger le potentiel éducatif dela petite enfance et le rôle des jeunes parents : ilss’intéressent trop peu aux bébés. Avec ce livre, j’aime-rais réduire ce fossé culturel entre nos dirigeants etles tout-petits 14.

La deuxième chose qui m’a convaincu de quitterBercy, ce sont des rencontres : sur le terrain, j’ai faitla connaissance de puéricultrices, d’éducatrices dejeunes enfants, d’orthophonistes. J’ai découvert despersonnes engagées, expertes, passionnées par les tout-petits et leurs talents. J’ai apprécié l’atmosphère positiveet bienveillante qu’on trouve dans les lieux d’accueil destout-petits : même si les parents rencontrent des diffi-cultés, c’est rarement le cas des bébés. Les tout-petitssont pleins de vitalité, ils ont l’avenir devant eux !Cette ambiance d’optimisme et d’espoir est une vraiesource de motivation pour moi 15.

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J’ai énormément appris auprès des puéricultriceset des orthophonistes, dont certaines sont devenuesdes amies. Ce livre s’est beaucoup nourri de nos dis-cussions. Moi-même, je ne suis pas un praticien de lapetite enfance ; mon propos dans ce livre est plutôtde mettre en lumière l’expertise des professionnelsspécialisés.

Ce livre doit également beaucoup à des cher-cheurs en neurosciences et en psychologie cognitive,en linguistique et en économie de l’éducation : lesdécouvertes scientifiques des vingt dernières annéesdoivent nous faire changer de regard sur la petiteenfance. Depuis quinze ans, j’ai eu la chance decôtoyer certains de ces chercheurs puis de pouvoir col-laborer avec eux : ces collaborations sont un des piliersde notre association 1001mots. N’étant pas moi-mêmeun scientifique, j’ai cherché dans ce livre à donner laparole à ces chercheurs spécialisés. La rédaction de cetouvrage s’est nourrie de discussions avec plusieursd’entre eux, en particulier Marc Gurgand, Sophie Kern,Romain Dugravier, Clément de Chaisemartin, StanislasDehaene, Lidia Panico, Susanna Loeb et Franck Ramus :qu’ils en soient chaleureusement remerciés.

Le propos de ce livre est organisé en trois parties.La première vise à montrer pourquoi la petite enfanceet l’éveil précoce du langage sont si importants pournotre société : comment les inégalités entre les tout-petits se forment-elles dès la petite enfance ? Pourquoices premières années sont-elles une période uniquepour les apprentissages et le développement du lan-gage ? En quoi pouvons-nous espérer que donner plusaux tout-petits aura des conséquences bénéfiques toutau long de leur vie ?

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La deuxième partie vise à expliquer ce que signifieconcrètement éveiller le langage des tout-petits : pour-quoi et comment faire la conversation avec les bébés ?Que leur apporte le fait qu’on regarde des livres aveceux ? Et que penser de leur exposition précoce auxécrans ?

Enfin, la troisième partie présente des recomman-dations pour que la société mise beaucoup plus sur lapetite enfance : pourquoi et comment soutenir acti-vement les parents qui ont des tout-petits ? Commentouvrir les crèches aux familles les plus modestes ?Comment enrichir les projets pédagogiques mis enœuvre dans les crèches ? Le chapitre final présente lessolutions développées par l’association 1001motsdepuis 2017.

Ces derniers chapitres et la conclusion sont doncdestinés avant tout à nos dirigeants politiques : monintention est qu’ils stimulent le débat public, en par-ticulier en vue de l’élection présidentielle de 2022.Mon souhait le plus vif serait que, pour la premièrefois dans notre histoire, cette campagne présidentiellemette la petite enfance au centre des débats.

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Chapitre 1

30 millions de mots en moins

30 millions de mots : à 4 ans, les enfants desfamilles les plus pauvres ont entendu 30 millions demots de moins que ceux des familles les plus aisées.Ce résultat stupéfiant a été rapporté dans les années 1990par deux chercheurs américains de l’université duKansas 1. En observant régulièrement des familles àleur domicile, ils ont mesuré de fortes différencesselon le milieu social : dans les familles les plus aisées,les enfants entendaient trois fois plus de mots en uneheure que dans les familles les plus pauvres. Les cher-cheurs en ont déduit qu’en moyenne, les parents lesplus défavorisés disaient 13 millions de mots à leurenfant pendant ses quatre premières années, contre45 millions de mots pour les plus aisés. Et ils ont mon-tré que ces enfants à qui on parlait moins avaientbeaucoup moins de vocabulaire : à l’âge de 3 ans, ilssavaient dire 500 mots, contre 1 100 mots pour lesenfants les plus aisés.

Ces très grands écarts de langage entre les famillesont provoqué un vaste débat aux États-Unis. En 2014,Barack Obama a ainsi organisé un événement à laMaison-Blanche pour réduire ce « fossé langagier ». Il

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déclarait alors : « Un enfant d’une famille à bas reve-nus entend 30 millions de mots de moins qu’unenfant né dans une famille aisée. Aidons les parentsà trouver les ressources dont ils ont besoin pour laréussite de leur enfant. C’est l’une de mes plus grandespriorités 2. »

1. Tout commence à Kansas City

Dans les années 1980, deux chercheurs de l’uni-versité du Kansas se lancent dans une quête minu-tieuse : au cœur du Midwest, Betty Hart et Todd Risleypassent des années à observer la façon dont les parentsparlent avec leurs bébés. Dans la ville de Kansas City,ils sélectionnent 40 familles issues de milieux sociauxtrès différents : certaines sont des familles aisées decadres ou de professions libérales, tandis que d’autressont en grande précarité et dépendent des aidessociales. Jusqu’aux 3 ans de l’enfant, les chercheursvont passer une heure par mois dans chacun de cesfoyers : avec un dictaphone, ils enregistrent tous leséchanges entre les adultes et l’enfant. Après avoir collectédes centaines d’heures d’enregistrements, ils passentencore des années à les retranscrire et à analyser lenombre de mots prononcés. Ils aboutissent à des résul-tats impressionnants : en moyenne, les parents lesplus défavorisés disent 600 mots par heure à leursbébés, contre 2 100 mots pour les plus favorisés – soit3,5 fois plus de mots entendus par ces enfants. Leschercheurs supposent que leurs observations sontreprésentatives de la vie quotidienne de ces enfants :ils estiment ainsi que les bébés des familles pauvres

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entendraient 3 millions de mots par an, contre 11 mil-lions pour ceux des familles aisées. Sur les quatre pre-mières années de vie, cela représente un écart de32 millions de mots entendus en moins.

La mesure exacte de cet écart continue de fairedébat, comme on le verra plus loin, mais l’étude deHart et Risley devient rapidement célèbre. Elle aaujourd’hui été citée 8 000 fois par d’autres études eta suscité de nombreuses recherches sur les inégalitésde langage chez les bébés. Elle inspire aussi d’impor-tants projets aux États-Unis pour essayer de comblerce « fossé langagier » – depuis les initiatives localesjusqu’aux programmes fédéraux lancés par BarackObama.

Mais pourquoi ces 600 mots par heure devraient-ils avoir une si grande importance, au point d’être unepriorité pour Barack Obama ? Pourquoi consacrerautant de temps et d’énergie à en débattre, alors qu’ils’agit de bébés de 1 ou 2 ans ? Et pourquoi s’intéresserautant à ce qui se passe dans l’intimité des familles :n’est-ce pas une affaire purement privée, à laisser à ladiscrétion des parents selon leur style d’éducation ouleur tempérament ?

La thèse de ce livre est simple : oui, cette questionest extrêmement importante et elle concerne toute lasociété – même si la façon de parler avec son bébéreste un sujet très intime et personnel pour chaqueparent. Cette question est cruciale pour deux raisons :d’une part, il existe de grands écarts sociaux dans leniveau de langage des enfants à l’entrée à l’écolematernelle, qui ont un impact durable sur leur par-cours ; d’autre part, il est probable que ces écarts pré-coces de langage s’expliquent en grande partie par la

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façon dont les parents parlent à leur bébé. Commel’explique la linguiste Sophie Kern, chercheuse auCNRS :

« On peut débattre de leur ampleur, mais l’existencede ces écarts sociaux est avérée : il existe bien une dif-férence de maîtrise du langage selon le milieu socialdes tout-petits. Et cette différence est clairement liée àce que les enfants entendent autour d’eux dans leurspremières années 3. »

2. L’inégalité commence bien avant l’école

Le premier point – l’existence d’écarts de langageà 3 ans – a été établi par plusieurs études. Dans leurétude américaine de 1995, Hart et Risley avaient déjàconstaté que les enfants des familles les plus pauvresavaient deux fois moins de vocabulaire expressif àl’âge de 3 ans : ils savaient dire en moyenne 500 motsdifférents, contre 1 100 pour les plus aisés. En France,une récente enquête menée sur 11 000 enfants a mon-tré que ces écarts sociaux de vocabulaire sont mêmeprésents dès l’âge de 2 ans : les bébés dont la mère afait au moins deux ans d’études supérieures saventdéjà dire 15 % de mots de plus que ceux dont la mèrea arrêté l’école à la fin du collège 4. Les premiers ontun vocabulaire expressif de 80 mots, contre 70 motspour les seconds. Des écarts similaires sont observéslorsque l’on compare les résultats des familles selon leursrevenus.

Plus largement, de tels écarts sociaux ont aussi étéobservés dans le développement cognitif des tout-petits : une étude américaine portant sur une cohorte

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de 11 000 enfants a ainsi montré que selon le revenudes familles, il existe de forts écarts dans les capacitéscognitives des enfants à 2 ans 5. En matière de motri-cité en revanche, on ne retrouve pas ces écartssociaux : pour ce qui est de marcher ou de savoir mon-ter un escalier, l’étude française montre que lesenfants de 2 ans ont les mêmes capacités quel que soitleur milieu social 6. Mais pour ce qui est de parler,compter ou faire des raisonnements logiques, le milieusocial dans lequel grandit le bébé a une influence forteet précoce.

Est-ce que l’école peut alors prendre le relais pourcompenser ces différences ? Malheureusement, les écartscognitifs présents dès 2 ou 3 ans ne s’atténuent paslorsque les enfants grandissent. Plusieurs études ontsuivi de grandes cohortes d’enfants pendant toute leurscolarité : elles montrent que le développement cogni-tif à l’âge de 3 ans détermine fortement les chancesde réussite ultérieure à l’école. Une étude américaineportant sur 600 enfants à Chicago a ainsi constaté deforts écarts sociaux entre les capacités cognitives desenfants à 18 ans : ayant suivi ces enfants depuis leurnaissance, les chercheurs ont pu montrer que les dif-férences cognitives étaient déjà présentes à l’âge de3 ans – et que l’ampleur des écarts n’avait pas ou peuchangé dans cet intervalle de quinze ans 7.

Ces résultats ne veulent certainement pas dire quetout est joué à 3 ans, mais ils peuvent s’expliquer parle fait que les premières années sont une « périodesensible » pour le langage. Comme le montre le neuro-scientifique Stanislas Dehaene, ces années sont lemoment où le cerveau de l’enfant a le plus de plasticitépour un apprentissage comme celui du langage. Cet

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apprentissage sera plus lent et difficile s’il intervientplus tard 8. En outre, le langage est une compétencecentrale et cruciale pour tous les autres apprentis-sages : l’enfant qui parle bien à 3 ans est beaucoupmieux armé pour tout ce que l’école lui proposed’apprendre – qu’il s’agisse d’apprendre à compter, àlire ou à coopérer avec les autres. Les apprentissagesont en effet un caractère cumulatif : il faut que l’enfantait les premières fondations pour aborder les étapes sui-vantes. Par exemple, pour apprendre à lire en CP,l’enfant doit connaître beaucoup de mots afin de réussirà comprendre les textes qu’il commencera à déchiffrer.

Enfin, l’école maternelle est sans doute mal arméepour compenser les écarts de niveau présents dès l’âgede 3 ans : cela supposerait d’accorder beaucoup plusde temps aux enfants les moins avancés qu’aux autres.Ajoutons que les parents ayant le plus de ressourcessont aussi les mieux à même de comprendre lesattentes scolaires et de s’y conformer avec leur enfantquand il revient de l’école 9.

3. Comment les écarts précoces de langage se forment entre les familles

Ces écarts sociaux présents dès l’âge de 3 ans sontdonc très importants ; mais comment se forment-ilssi vite ? En théorie, on peut imaginer différentes expli-cations : ils pourraient être dus par exemple au patri-moine génétique de chaque enfant, ou bien àl’alimentation qu’ils reçoivent, etc. En réalité, unecause majeure du niveau de langage à 3 ans sembleêtre la manière dont les parents parlent à leurs bébés.

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Plus de mots dits aux bébés

L’étude de Hart et Risley sur les 30 millions demots avait montré une forte corrélation : les enfantsdes familles populaires entendaient trois fois moins demots à la maison et ils avaient deux fois moins de voca-bulaire à l’âge de 3 ans. Mais de façon étonnante, il afallu attendre vingt ans avant que d’autres étudesviennent confirmer ou infirmer les résultats observés àKansas City. Ce paradoxe peut s’expliquer par le tempsextrêmement long qui est nécessaire pour analyser lesenregistrements collectés, mais aussi par le fait que lespsychologues ont des difficultés à atteindre des famillesdéfavorisées pour les inclure dans leurs études.

En 2018, c’est-à-dire très récemment, paraît enfinune étude à la méthodologie similaire : des cher-cheurs menés par Douglas Sperry ont observé dansla durée 40 familles avec un enfant de 1 à 4 ans,issues de plusieurs territoires et classes sociales desÉtats-Unis 10. Leurs résultats sont assez différents :dans leur échantillon, les familles populaires disentbeaucoup plus de mots à leurs bébés que celles sui-vies par Hart et Risley à Kansas City. D’après Sperry,le fossé langagier est donc bien moins fort : par rap-port aux parents aisés de Hart et Risley, ces parentsprécaires disent seulement 1,5 fois moins de mots àleurs enfants 11 (et non pas 3,5 fois moins). En outre,cette nouvelle étude a aussi mesuré le nombre demots entendus par l’enfant mais non adressés à lui,par exemple ceux qu’entend l’enfant si deux adultesse parlent entre eux. En incluant ces mots « enten-dus mais non adressés à l’enfant », le fossé langagierserait encore moins grand.

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La différence entre ces deux études pourraits’expliquer par la façon dont les familles ont été obser-vées : il est en effet possible que les enquêteurs deHart et Risley aient involontairement intimidé lesfamilles populaires, les conduisant à moins parler àleur enfant en leur présence. Mais la différence estsans doute principalement due à l’existence d’uneforte variabilité au sein du vaste ensemble des famillespopulaires : dans l’étude de 2018, le nombre de motsprononcés va presque du simple au double entre lesdeux groupes de familles pauvres observés. Ces fortesvariations sont un point clé, mais les deux études sontlimitées par leur petit échantillon : chacune n’a suiviqu’une dizaine de familles pauvres, ce qui les rendstatistiquement peu significatives.

C’est là qu’intervient une troisième étude : publiéeen 2017, elle a réussi à couvrir 330 familles à Denvergrâce à une mesure automatisée du langage 12. Chaquefamille a reçu un mini-dictaphone de la taille d’une cléUSB : elle l’a placé dans une poche sur la poitrine del’enfant, afin d’enregistrer son environnement sonorependant une journée entière. Les chercheurs ont ainsiobtenu 40 000 heures d’enregistrements, qui ont ensuiteété analysés automatiquement par le logiciel LENA(Language Environment Analysis). Celui-ci calcule lenombre de mots dits par les adultes ou par l’enfant :il permet ainsi de répliquer l’étude de Hart et Risleyà grande échelle, avec une fiabilité suffisante et sansles biais dus à la présence d’un observateur humain.En revanche le logiciel ne peut pas décoder la signi-fication des mots enregistrés : pour un environnementsonore aussi complexe, les techniques d’intelligenceartificielle ne le permettent pas encore.