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« Que vous êtes donc toujours téméraire, madame. »

De 1914 à 1931, l’existence africaine de Karen Blixen fut infiniment plus riche et complexe que ne le ré-vèlent ses propres textes, les biographies ou le célèbre film Out of Africa. Cette période de la vie d’un des auteurs majeurs du XXe siècle fut particulièrement ro-manesque. L’écriture et l’amitié de ses « frères noirs » permirent à la baronne fermière de survivre à un ma-riage chaotique, à un quotidien ravagé par la syphilis, à l’hostilité de la nature et à sa passion tourmentée pour Denys Finch Hatton.

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DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Payot :Petit dictionnaire du snobisme contemporainMadeleine Castaing. Mécène à Montparnasse,

décoratrice à Saint-Germain-des-PrésÉloge des garcesKaren Blixen. Une odyssée africaine

Chez d’autres éditeurs :Hubert de Givenchy. Entre vies et légendes (Grasset)Les Anges du bizarre. Un siècle d’excentricité (Grasset)Natalie Paley. Princesse en exil (Bartillat)Férocement vôtre. Journal d’une lecture interactive

des « Mémoires » de Saint-Simon (Ramsay)Elsa Triolet et Lili Brik. Les sœurs insoumises

(Robert Laffont)Elle, Edmonde (Allary)

Site de l’auteur : www.jeannoel-liaut.com

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Jean-Noël Liaut

Karen BlixenUne odyssée africaine

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Retrouvez l’ensemble des parutions des Éditions Payot & Rivages sur

payot- rivages.fr

Sources iconographiques : D.R.

© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2004 et 2005, 2018 pour l’édition de poche

Conception graphique de la couverture : Sara DeuxIllustration : © Olivier Balez

ISBN : 978-2-228-92148-0

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À Clémence et Arnaud.

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Le tremblement est le meilleur de l’homme.

GOETHE.

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Prologue

Le jour où il reçut le Nobel de littérature (1954),Ernest Hemingway déclara que le prix aurait dû êtreattribué à Karen Blixen 1. Tout comme TrumanCapote ou Carson MacCullers, Hemingway considé-rait La Ferme africaine comme l’un des plus beauxlivres du XXe siècle. À cette date, Karen Blixen, quivivait depuis longtemps déjà au bord de la Baltique,était devenue une momie poétique délivrant sesoracles d’une voix brumeuse. Le monde entier venaitalors en pèlerinage à Rungstedlund se prosterneraux pieds de cette icône décharnée qui ne se nourris-sait plus que d’huîtres, de champagne, d’amphéta-mines et de gelée royale – elle ne refusait pas, detemps à autre, quelques grammes de caviar.L’écouter évoquer son passé était un privilège trèsconvoité.

Au fil des ans, Karen Blixen était passée maîtredans l’art de se raconter, ainsi que l’illustre La Fermeafricaine, son livre le plus intime, véritable chef-d’œuvre de la littérature biographique. Dans son cas,se raconter était surtout se réinventer, car la réalitéquotidienne fut infiniment plus âpre, comme le révè-lent sa correspondance et de nombreux témoi-gnages. Publiée sept ans après son départ du Kenya,La Ferme africaine recompose savamment le passé

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en gommant douleurs et échecs. Se sentait-elle tropvulnérable pour revivre, ne serait-ce qu’en pensée,des épisodes aussi éprouvants ou s’agissait-il simple-ment de faire bella figura auprès de ses lecteurs ? Unpeu des deux, sans nul doute.

Pourtant sa vie au cours de ces années africaines,entre 1914 et 1931, fut bien plus complexe et fasci-nante encore que les récits qu’elle préféra en laisser– car à La Ferme africaine succéda Ombres sur laprairie, un mea-culpa subtil, son testament littéraire.Loin de la femme mûre obsédée par la constructionde son mythe, la jeune mariée inexpérimentée semue peu à peu sous nos yeux en héroïne, véritabledon Quichotte femelle, prête à tout, jour après jour,pour sauver un domaine insauvable, et ce malgré lesravages de la maladie et, pis encore, de la solitude.

Pour fuir ses tragédies intimes – mariage chao-tique avec le frère jumeau de l’homme qu’elleaimait, passion tourmentée pour Denys FinchHatton, problèmes financiers sans fin… – KarenBlixen découvrit deux issues de secours, la viesociale et l’écriture. Elle reçut à Mbogani House, saferme désormais légendaire, des personnalités aussiemblématiques que lord Delamere, l’éminence grisede l’Afrique-Orientale britannique, le prince deGalles à la grande époque des safaris royaux, l’écri-vain voyageuse Vivienne de Watteville ou l’aviatriceBeryl Markham.

Mais seule l’écriture fut un baume pour notreShéhérazade danoise. Elle envoya des centainesde lettres à sa famille tout en travaillant sur diversrécits – deux des Sept Contes gothiques furentd’ailleurs achevés sur place. Dans sa correspon-dance, le mot shauri revient souvent. Ce termeswahili – « problème, difficulté, ennui » – ne doit pasfaire oublier que c’est en s’installant au Kenyaqu’elle devait rencontrer son destin, quel qu’en fût le

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prix. Le prix de son entrée en littérature, en quelquesorte.

Karen Blixen fut plus que quiconque insaisissableet l’on ne peut que s’en féliciter, car l’ausculter dansses multiples contradictions se révèle passionnant,pour ses biographes comme pour ses lecteurs.Personnalité profondément double, capable de toutet de son contraire en l’espace de quelques heures,elle n’en finit plus de déconcerter ceux qui tentent depercer son mystère. Tour à tour courageuse et terri-fiée, suicidaire et amoureuse de la vie, incroyable-ment humaine et éperdue de snobisme – « Je trouveque cela a valu la peine d’avoir la syphilis pourdevenir baronne », écrit-elle à son frère Thomas le5 septembre 1926 2 –, anglophile et anglophobe,féministe et femme du XVIIIe siècle, gastronome etanorexique, Karen Blixen fut aussi une athéeobsédée par l’omnipotence de Dieu et une pionnièrede la cause noire nullement chagrinée par le fait devivre sur des terres volées à ses protégés.

Après de longs mois de recherches, j’en suis venuà la conclusion que les seules composantes stablesdont nous disposions se résumaient à sa haine viscé-rale du petit-bourgeois et à une vision romanesquede sa propre existence. Logique et vérité importaientpeu aux yeux d’une femme pour qui l’essentiel étaitailleurs : « Fasciner et être fascinée 3. »

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I

Enfin libre ?

En arrivant au Kenya 1, en janvier 1914 à l’âge devingt-huit ans, Karen Blixen était certaine de réaliserenfin ses rêves d’indépendance. Comment s’affran-chir d’une famille pleine de bonne volonté maisenvahissante ? Comment oublier le suicide d’un pèrevénéré ? Comment utiliser l’incroyable énergie quil’habitait, énergie inexploitée depuis toujours ?Comment se transformer enfin en héroïne digne dessagas nordiques, en une aristocrate audacieuse etsingulière qui mépriserait tous les dangers ? En bref,comment devenir la femme qu’elle rêvait d’êtredepuis l’enfance ?

Avec cette alliance si déconcertante de sophistica-tion et de naïveté qui la caractérisait, Karen Blixenavait choisi une réponse bien incertaine : épouser unhomme de Cro-Magnon – il est vrai titré et apparte-nant à la plus haute noblesse suédoise, ce qui comp-tait beaucoup à ses yeux – et s’improviser planteuren Afrique. Entourée d’une armée de domestiquesnoirs – altiers et primitifs, mais dévoués corps et âmeà leur maîtresse… une carte postale rousseauiste –,la jeune et séduisante baronne parcourrait à chevalses champs de café, chasserait le lion au péril de sa

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vie et recevrait avec le plus grand raffinement l’élitede Nairobi. La vérité fut autrement plus ébou-riffante.

Karen Blixen a laissé peu de traces écrites de cepremier voyage mais divers globe-trotteurs contem-porains ont évoqué ce périple d’une vingtaine dejours à travers la Méditerranée, la mer Rouge etl’océan Indien ; notre préférence va aux souvenirs deson amie Vivienne de Watteville, Un thé chez leséléphants 2. Elle résume en quelques lignes poétiquesle chemin suivi par miss Dinesen – Karen n’était pasencore mariée – et l’on imagine son émerveillementen découvrant « les couleurs nacrées du désert »alors que le bateau longeait le canal de Suez.

À la fois exaltée et angoissée à l’idée de sanouvelle vie, elle trouva refuge auprès d’un officierallemand, Paul von Lettow-Vorbeck, qui fut soncompagnon de prédilection durant la traversée.Karen éprouva toujours un faible pour les militairesde haut rang, et qui plus est de bonne famille, qu’ellepréférait de loin aux fermiers – la majorité despassagers présents à bord. Quoi de plus assommantà ses yeux que de les entendre discuter sans fin deleur bétail et des récoltes à venir ? Lettow lui offritcette qualité de tête-à-tête qu’elle prisait tant, civi-lisé à l’extrême et teinté de flirt. Elle ne devait jamaisoublier cette rencontre, d’autant plus qu’il devintl’un des héros de la Grande Guerre. Dans le campadverse, bien sûr. Ce qui n’empêcha pas Karen de luiconserver toute son admiration, la politique n’étantrien face à l’amitié.

Le 12 janvier, elle eut la surprise d’être accueillieà Aden, un port situé à l’entrée de la mer Rouge, parun homme qui allait très vite compter plus quequiconque ou presque dans sa nouvelle vie, Farah.Ce « gentleman somali consommé 3 » était alors ledomestique attitré de Bror von Blixen-Finecke, son

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futur époux. Ce dernier, que Karen n’avait pas revudepuis des mois, n’avait pas jugé nécessaire de sedéplacer en personne, ce qui en dit long sur lepersonnage et sur leurs relations à venir. Dans unanglais encore balbutiant, Farah lui expliqua lamarche à suivre avant de s’occuper des nombreuxbagages avec une efficacité qu’elle n’en finirait plusd’apprécier.

Bror ne fit son apparition que le lendemain matin,lorsque ce duo singulier formé par une Scandinavepâle et minuscule et un Noir hautain coiffé d’unturban écarlate arriva à Mombasa 4. La chaleur etl’humidité étaient déjà oppressantes, mais rienn’aurait pu décourager notre voyageuse, impatientede se marier – dès le lendemain – et de découvrir lapropriété achetée par Bror en son absence. Tout à sajoie d’approcher enfin du but, Karen partit le cœurléger à la découverte de Mombasa, qu’elle comparedans La Ferme africaine « au paradis peint par unenfant 5 », tant il est vrai que cette petite villeportuaire évoquait alors une toile du DouanierRousseau, avec sa végétation luxuriante et sesmaisons d’un rose fané.

Karen Blixen a menti sur la date de son mariage,qui se déroula non pas le 13 mais le 14 janvier 1914.Tant de frilosité chez une femme qui passa sa vie àclamer son dégoût des conventions et de la bien-séance peut surprendre ses admirateurs, mais ellepréféra simplement donner le change à sa famille etsauver les apparences, car il lui semblait dangereuxsocialement d’avouer qu’elle avait passé la nuit dansun hôtel, en l’occurrence le Mombasa Club, encompagnie d’un homme qu’elle n’avait pas encoreépousé. Karen devra attendre quelques années avantde signer sa déclaration d’indépendance et d’avoirassez de cran pour vivre sans filet. Recouvrir la véritéd’un vernis de moralité et éviter à tout prix le faux

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pas mondain lui parut préférable à une explicationhouleuse, face à un milieu figé dans la tradition.

La cérémonie civile, célébrée sur place, fut expé-diée en l’espace de quelques minutes avec le princeWilhelm de Suède pour témoin, ce qui ne pouvaitmanquer de ravir cette snob impénitente que futKaren Blixen – ce snobisme elle le revendiquait bienvolontiers. Très élégante dans un tailleur de soiesauvage, la mariée paraissait étrangement déplacéeau bras de Bror, trapu et rubicond – sa peau deSuédois ravagée par les coups de soleil –, vêtu d’uncostume blanc froissé. Elle semblait bien plusjeune que lui, prématurément vieilli par des excès entous genres, alors que Bror était en fait son cadetde un an 6.

Tout semblait séparer cet homme sanguin, inculteet brouillon, mais au fond charmant et facile à vivre,de cette femme subtile et cultivée à la personnalitéinfiniment complexe et versatile, oscillant sans cesseentre dépression et euphorie. Ce serait résumer gros-sièrement leurs relations que de s’en tenir à un telconstat. Karen savait fort bien à quoi s’attendre etson choix n’avait rien d’anodin. Repoussée par lefrère jumeau de son mari, Hans Blixen, un cousin audeuxième degré dont elle était éperdument amou-reuse, elle avait fini par accepter de guerre lasse lademande en mariage de Bror car elle approchait dela trentaine – les soupirants se feraient de plus enplus rares, inutile de se voiler la face.

Elle aurait préféré la mort à l’existence d’unevieille fille retirée à la campagne, sans avenir et sanscrépitements, existence à laquelle elle échappa depeu. Le sort des femmes de son milieu rappelaitcruellement le destin gâché de certaines héroïnes deJane Austen, rien n’avait vraiment changé en unsiècle au sein de la gentry européenne. De plus, Brorlui offrait un titre de baronne et une parenté

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flatteuse avec la famille royale de Suède, ce qui laparait d’une aura qu’elle comptait exploiter à sonavantage.

Bror était bien moins accompli que le charisma-tique Hans – tout aussi peu intellectuel que sonjumeau, ce dernier, sportif de haut rang, s’illustranéanmoins par une carrière glorieuse dans l’armée –,mais l’épouser permettrait enfin à Karen de prendresa revanche sur la famille de sa mère, de grandsbourgeois austères dont elle redoutait la grisaille etl’angélisme d’airain. Fidèles jusqu’au zèle aumessage christique, ils pensaient que seule la réalisa-tion personnelle importait ; une vie de mesure et detravail acharné n’enflammait guère l’imagination del’adolescente rebelle, dont l’idole, lord Byron,incarnait tout ce qui l’attirait le plus : aristocrateconscient des privilèges liés à sa naissance, poètegénial – elle-même écrivait depuis l’enfance –,dépensier et sulfureux, jouisseur et cosmopolite…

Tout comme son héros, elle rêvait d’entrer à sontour sur scène et son titre de baronne commenceraitpar lui ouvrir de nombreuses portes, en Europe et enAfrique, Karen le savait fort bien. Elle avait tantsouffert de la condescendance amusée des cousins deson père, apparenté par les femmes à la noblessedanoise, que la possibilité de leur clouer le bec laravissait. Elle avait été fascinée par leur aisancenaturelle et leur fierté de propriétaires terriens sanspeur et sans remords, mais aussi blessée par leur atti-tude à son égard. L’adolescente avait très vitecompris que tant de morgue avait à voir avec leursarmoiries, et rien d’autre. Il suffisait donc d’enobtenir à son tour, la fin justifiant les moyens. Peut-être oublierait-elle alors l’humiliation de certainsséjours à Katholm, un manoir du XVIe siècle où euxet leurs proches, triés sur le volet, se retrouvaientpour chasser et danser. Une fois devenue baronne

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von Blixen-Finecke, que resterait-il de la jeune fille– la seule de toutes les invitées à voyager sans camé-riste – placée inévitablement en bout de table, entreun adolescent acnéique et un barbon podagre ?

Il est certain aussi que Karen croyait pouvoirretrouver en Bror ne serait-ce qu’une parcelle decette virilité et de cette liberté qu’elle avait tantaimées chez son propre père. On ne soulignerajamais assez l’influence déterminante exercée parWilhelm Dinesen sur sa fille, influence à la fois bien-faisante et tragique. Pour Karen, il s’agissait pure-ment et simplement d’affinités électives, elle était sapréférée, l’enfant choisi entre tous par ce père excep-tionnel qui n’était pas sur terre pour se contenterd’être moyen.

Grâce à lui, elle s’était enfin sentie exister, carWilhelm l’avait arrachée au morne confort de lanursery où, comble de l’horreur, on ne faisait aucunedifférence entre elle et ses sœurs. Il l’emmenait enpromenade dans la campagne danoise des heuresdurant afin de lui faire découvrir la faune et la flore,tout en lui racontant ses aventures palpitantes, avecpour point d’orgue les années passées aux côtés decertaines tribus indiennes d’Amérique du Nord,aventures qu’il avait décrites dans des souvenirsdevenus très vite un classique du genre. Il lui avaitappris surtout à ne pas craindre le monde extérieur, àfaire confiance à son imagination, à cultiver ce qui larendait unique. Alors que les femmes de leur entou-rage survivaient corsetées, au sens propre et au sensfiguré, Karen avait découvert, loin des frustrationsdu gynécée, l’oxygène et la lumière.

Comment ne pas succomber à cet homme dontl’intensité était le seul combustible ? Wilhelm aimaità la folie la guerre, la chasse, les femmes, la littéra-ture et les grands espaces vierges – il ne craignait quel’ennui. En un seul être fusionnaient le don Juan

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byronien et le dernier des Mohicans. Karen s’étaitdésespérément accrochée à ces tête-à-tête dont lafréquence fluctuait selon la disponibilité de ce pèrequi ne tenait jamais en place. Sa dépendance affec-tive avait pris très vite des proportions calamiteuses.

Malheureusement, il était devenu pour elle lemodèle de l’homme idéal, nomade par essence, quitrouverait son paroxysme en la personne de DenysFinch Hatton. Toute sa vie Karen chercherait àretenir les courants d’air. Lorsque Wilhelm s’étaitsuicidé, à la veille de son dixième anniversaire, elleavait traversé une grave crise identitaire. Commentavait-il osé l’abandonner ? Cette fois, définitive-ment. Son père lui faisait faux bond à un âge char-nière. Il l’avait encouragée à s’émanciper, à forgerses propres opinions, et voilà qu’il lui retirait brutale-ment le mode d’emploi, la laissant à la dérive,confuse et désemparée, à la merci de ce milieupasteurisé.

Il semblerait qu’atteint de syphilis WilhelmDinesen ait préféré mettre fin à ses jours, ne suppor-tant pas l’idée de sa dégradation physique à venir. Lamême maladie ravagerait l’existence de sa fille desannées plus tard – les amateurs de signes serontcomblés. « J’ai la curieuse impression que le destinde mon père s’est, en quelque sorte, reproduit dansle mien », peut-on d’ailleurs lire dans l’une de seslettres, en date du 1er avril 1956 7.

Notons qu’au cours des dernières promenadesqu’ils avaient faites ensemble, Wilhelm, victime depanique existentielle, avait exposé Karen aux pirestourments en lui tenant des propos qu’une enfant deson âge ne pouvait comprendre. Amer et dépressif,il lui avait fait des confidences qui la poursuivirentlongtemps, lui donnant le sentiment qu’elle n’avaitpu sauver son père du suicide, incapable qu’elle étaitde trouver les mots justes pour le rassurer. De plus,

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la peur d’être abandonnée ne devait plus jamais laquitter, et ce jusqu’à sa propre disparition, en 1962.

D’une manière infiniment moins élaborée, BrorBlixen, le grand chasseur aux multiples conquêtesféminines, était, sinon l’inverse de Wilhelm, dumoins un Wilhelm de pacotille bien trop rustiquepour tenir tête au modèle original. S’il ne put jamaisrivaliser avec l’élégance et le charme de son père,Bror était même parfois capable d’enchanter Karenpar un certain panache mêlé d’humour que n’auraitpas désavoué Wilhelm en personne.

Ainsi, elle n’oublia jamais cette nuit d’été au coursde laquelle ils étaient partis tous deux en tenue desoirée à la pêche aux écrevisses. Karen avait laissétomber son filet dans l’étang et Bror s’était jeté àl’eau en smoking pour le lui rapporter. S’agissait-ild’une mise à l’épreuve amoureuse ? L’équivalentblixenien de l’incontournable mouchoir des mauvaisromans ? Toujours est-il que cet épisode roman-tique à souhait – la jeune fille maladroite en robe debal, un soupirant des plus chevaleresques – ne carac-térisait guère l’attitude de Bror à l’égard de la jeunefemme. Il s’agit d’un cas isolé, d’un accident deparcours presque inexplicable venant d’un telhomme. Seule justification possible : ce dernier luifaisait alors une cour pressante, il était donc prêt àtout pour retenir son attention, ce qui devint trèsvite le cadet de ses soucis une fois qu’ils furentmariés.

Et pourtant, c’est bien Bror Blixen qu’elle avaitchoisi pour époux, et non pas un garçon aussi remar-quable que son ami le critique d’art et conservateurde musée Mario Krohn, qui aurait fait en apparenceun mari idéal pour elle. Prévenance, tendresse dis-crète mais profonde, intelligence vivifiante, passioncommune pour la peinture et la littérature… Au

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yeux d’une femme qui considérait la conversationcomme l’un des beaux-arts, mais aussi comme l’unedes nécessités de l’existence, Krohn aurait dû battreBror Blixen à plate couture.

Son défaut principal n’était pas l’absence d’un titrede noblesse, comme on pourrait le croire, mais bienune virilité trop peu conquérante. Pas assez corps degarde au goût de la dame. On imagine d’ailleurs faci-lement la réponse de la baronne à la question :« Quelle est selon vous l’insulte suprême pour unhomme digne de ce nom ? » Gageons qu’elle auraitlancé sans une hésitation le mot « eunuque », mouedégoûtée à l’appui. Mario Krohn lui aurait épargnéles humiliations incessantes qui émaillèrent sonmariage avec Bror, mais qu’importe, nous n’ensommes pas à une contradiction près avec KarenBlixen.

Du point de vue de Bror, cette union n’avait quedes avantages. Loin d’épouser une oie blanche,comme la plupart de ses proches, il convolait avecune femme intelligente et volontaire qui partageaitsa soif d’aventures, ce qui comptait beaucoup pourlui, et dont la dot lui permettrait de réaliser enfintous ses rêves. En tant que cadet, ses ressourcespersonnelles étaient en effet dérisoires et son atoutprincipal dans la vie était bien son titre de baron,monnayable auprès de jeunes bourgeoises dési-reuses de se hisser dans la société. Une histoirevieille comme le monde.

Bien que n’appréciant pas son futur gendre,trop peu fiable à son goût, Ingeborg Dinesen étaitprête à tout pour faire le bonheur de sa fille, et lafortune de sa famille – un aïeul armateur s’étaittransformé en Midas danois au moment des guerresnapoléoniennes – allait permettre l’achat dudomaine africain.

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