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SINGER, Peter. Sauver une vie, pp17-19, 27-34, 61-81 (chap. 4). Michel Lafon, 2009.

Sauver une vieSauver un enfant

En vous rendant à votre travail vous passez devant un étang où des enfants jouent par beau temps. Or, aujourd'hui, il fait frais, et vous êtes surpris de voir un gamin batifoler dans l'eau de bon matin. En vous approchant, vous remarquez que c'est un tout petit enfant. Vous regardez alentour: ni parent ni nounou. L'enfant se débat, il ne garde la tête hors de l'eau que quelques secondes. Si vous n'allez pas le tirer de là, il risque fort de se noyer. Entrer dans l'eau est facile et sans danger, mais vos chaussures toutes neuves seront fichues et vous allez mouiller votre costume. Le temps de remettre l'enfant à ses parents et de vous changer, vous arriverez en retard à votre travail. Que faire?

À l'Université, je donne un cours intitulé « Éthique pratique ». Quand j'aborde la question de la pauvreté dans le monde, je demande à mes étudiants comment ils agiraient en pareille situation. Comme de bien entendu, ils répondent qu'ils sauveraient l'enfant. Je leur demande alors: «Et vos chaussures? Et votre retard au travail?» Ils balaient ces objections: qui irait invoquer des chaussures ou deux heures de retard comme prétexte pour ne pas sauver un enfant?

En 2007, une tragédie analogue s'est produite près de Manchester, en Grande-Bretagne. Jordon Lyon, un garçonnet de dix ans, a sauté dans une mare où sa demi-sœur, Bethany, avait glissé. Il s'est efforcé de la soutenir, mais il a commencé à couler. Des

pêcheurs sont parvenus à sauver Bethany, mais Jordon leur a échappé. Les pêcheurs appelèrent les secours, et les deux policiers qui arrivèrent sur les lieux refusèrent d'entrer dans l'eau. Le garçonnet finit par être ramené sur le rivage, mais on ne put le ranimer. Lors de l'enquête sur les circonstances de sa mort, les policiers arguèrent qu'ils n'avaient pas été formés pour traiter ce genre de situation. La mère répondit: « Quand on voit un enfant qui se noie, on va le sauver. Pas besoin de formation pour sauter dans l'eau et repêcher un enfant qui se noie. »1

Évidemment, la majorité des gens seraient de l'avis de cette mère. Or songez que, selon l'Unicef, près de 10 millions d'enfants de moins de cinq ans meurent chaque année des conséquences de la pauvreté. Voici un simple cas, au Ghana, rapporté à un chercheur de la Banque mondiale: «Ce matin, un petit garçon est mort de la rougeole. Nous savons tous qu'il aurait pu être soigné à l'hôpital. Mais, les parents n'ayant pas d'argent, il a subi une longue et douloureuse agonie due non à la rougeole mais à la pauvreté. »2

Pensez-y: cela se produit 27 000 fois par jour. Certains enfants meurent de sous-alimentation. D'autres, comme ce petit Ghanéen, de la rougeole, du paludisme, de diarrhée ou de pneumonie - des maladies qui, dans les pays développés, ne sont qu'exceptionnellement mortelles. Ces enfants sont plus vulnérables à ces maladies parce qu'ils ne disposent pas d'eau potable et vivent dans des conditions d'hygiène déplorables. Les efforts de l’Unicef et d'autres ONG pour fournir eau potable et soins de première nécessité diminuent, certes, le nombre des victimes; mais si ces organisations avaient plus de moyens, elles

1 New York Times, 3 janvier 2007.2 Donald McNeil, New York Times, 13 septembre 2007.

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sauveraient encore plus de vies.

Pensez maintenant à votre propre situation. En donnant une somme relativement modeste, vous pourriez sauver un enfant. Peut-être cela vous coûtera-t-il plus qu'une paire de chaussures neuves, il faut le reconnaître. Pourtant, nous dépensons tous de l'argent pour des choses dont nous n'avons pas besoin – restaurant, vêtements, cinéma, concert, vacances, nouvelle voiture ou décoration de la maison. En consacrant votre argent à des dépenses superflues au lieu de le verser à une organisation caritative, est-il possible que vous laissiez mourir un enfant?

(…)

Est-ce mal de ne pas agir?

Bob approche de la retraite. Il a investi la majeure partie de ses économies dans une voiture de collection, une Bugatti très rare, dont il n'a pu s'offrir l'assurance. C'est sa joie et sa fierté. Non seulement il a plaisir à l'entretenir et à la conduire, mais il sait que sa cote croissante lui permettra de vivre confortablement lorsqu'il la revendra. Un jour de beau temps, il laisse sa voiture au bout d'une voie de garage et va se promener le long des rails. Il remarque alors qu'un train automatique roule sur la voie. Plus loin, il aperçoit sur les rails un petit garçon absorbé dans son jeu et qui n'a pas vu le train. Bob ne peut pas arrêter le train et l'enfant est trop loin pour l'entendre, mais il peut manœuvrer un aiguillage qui détournera le train vers la voie de garage où il a laissé sa voiture. Grâce à ce geste, personne ne sera tué, mais le train fracassera sa Bugatti. Songeant au plaisir et à la sécurité financière que représente cette voiture, Bob décide de ne pas manœuvrer l'aiguillage.

La voiture ou l'enfant?

Le philosophe Peter Unger a élaboré cette variante de l'histoire de l'enfant qui se noie pour envisager ce que nous serions prêts à sacrifier afin de sauver une vie. La parabole d'Unger ajoute un facteur crucial dans notre réflexion sur la pauvreté: l'incertitude quant à l'issue du sacrifice. Bob ne peut être certain que l'enfant mourra s'il n'agit pas et préserve sa voiture. Peut-être qu'au dernier moment l'enfant entendra le train et se mettra à l'abri. De la même manière, nous pouvons légitimement nous interroger: l'argent que nous donnons aux œuvres caritatives aide-t-il réellement ceux que nous voulons secourir?

D'après mon expérience, les gens condamnent toujours l'inaction de Bob: il aurait dû détruire son bien le plus précieux et sacrifier ses espoirs de retraite confortable. On ne peut risquer la vie d'un enfant afin de sauver une voiture, si rare et si chère soit-elle!

À suivre ce raisonnement, on pourrait en déduire qu'en épargnant pour notre retraite nous nous fourvoyons autant que Bob, puisqu'en thésaurisant nous n'utilisons pas nos ressources pour sauver des vies. Voilà qui est difficile à accepter. Comment peut-il être répréhensible de se préparer un bas de laine pour ses vieux jours? C'est pour le moins intrigant.

Voici un autre exemple imaginé par Unger, afin d'évaluer le degré de sacrifice que nous jugeons nécessaire dans les cas où une vie n'est pas en jeu.

Vous conduisez votre onéreuse berline sur une route de campagne, quand vous êtes arrêté par un auto-stoppeur qui s'est grièvement blessé à la jambe. Il vous demande de l'emmener jusqu'à l'hôpital le plus proche. Si vous refusez, il risque de perdre sa jambe. D'un autre côté, si vous acceptez, il risque de saigner sur les sièges en cuir blanc que vous avez récemment fait

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retapisser à grands frais.

Là encore, la plupart des gens déclarent qu'il faut conduire le blessé à l'hôpital. Cela laisse entendre que, confrontés à un cas concret, à un individu réel, la plupart d'entre nous considèrent qu'il est obligatoire de soulager les souffrances d'autrui, même si cela nous coûte (et parfois beaucoup)3.

L'argument de base

Les exemples précédents sont révélateurs: notre instinct nous dicte d'aider les personnes en détresse, au moins quand elles sont sous nos yeux et que nous sommes seuls en mesure de les sauver. Mais nos intuitions morales ne sont pas toujours fiables et varient selon le lieu et le moment. Il est donc nécessaire que l'argument en faveur de l'aide aux plus démunis ne repose pas uniquement sur un sentiment. Voici un argument logique reposant sur des prémisses plausibles aboutissant à la même conclusion.

• Première prémisse: les souffrances et les morts causées par la faim, l'absence de logement et de soins médicaux sont déplorables.

• Deuxième prémisse: si nous sommes en mesure d'empêcher que se produise une tragédie, sans rien sacrifier de presque aussi important pour soi, il est déplorable de ne pas agir.

• Troisième prémisse: en donnant aux organisations caritatives, on peut empêcher les souffrances et les morts causées par la faim, l'absence de logement et de soins médicaux sans rien sacrifier de presque aussi Important.

3 Peter Unger, Living High and Letting Die: Our Illusion of Innocence, Oxford University Press, New York, 1996.

• Conclusion: en conséquence, le fait de ne pas donner aux organisations caritatives est tout à fait condamnable.

L'histoire de l'enfant qui se noie sous nos yeux illustre bien cet argument en faveur de la charité, puisque abîmer ses chaussures ou arriver en retard à son travail sont évidemment dérisoires en comparaison de la vie d'un enfant. De la même manière, le désagrément causé par le fait de dégrader les sièges de sa voiture est sans commune mesure avec la perte d'une jambe. Même dans le cas de Bob et de sa Bugatti, il serait très exagéré de prétendre que la perte d'une voiture de collection peut rivaliser avec la mort d'un être humain.

Il convient alors de se demander s'il est vraiment possible de réfuter les prémisses de notre argument. Les souffrances ou la mort causées par la faim, l'absence de logement ou de soins médicaux pourraient-elles ne pas être vraiment graves? Songez à ce petit Ghanéen qui a succombé à une rougeole. Si vous étiez son père, sa mère, qu'éprouveriez-vous à le voir dépérir? Vous savez que la maladie qu'il a contractée est potentiellement fatale et que si vous aviez les moyens de le faire hospitaliser il en réchapperait. Dans de telles circonstances, vous seriez évidemment prêt à vous déposséder de tous vos biens pour garantir la survie de votre fils.

Se mettre à la place d'autrui, comme les parents de cet enfant, ou de l'enfant lui-même, est la pierre angulaire de la réflexion éthique. On la retrouve dans la règle d'or: « Traite autrui comme tu voudrais qu'on te traite. » Bien que l'éthique de réciprocité soit familière aux Occidentaux par le biais des enseignements de Jésus tels qu'ils ont été rapportés par les évangélistes Matthieu et Luc, elle est universelle et se retrouve aussi bien dans le bouddhisme, le confucianisme, l'hindouisme, l'islam, le jaïnisme et le judaïsme, où elle est d'abord exprimée dans

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le Lévitique avant d'être reformulée par le sage Hillel dans l'adage: « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fasse.» La règle d'or exige que nous admettions que les désirs des autres comptent autant que les nôtres. Si nous faisions nôtres les désirs des parents de ce petit garçon, la douleur et la mort de leur fils nous seraient insoutenables. Donc, si nous réfléchissons de manière éthique, les désirs d'autrui doivent nous importer autant que les nôtres, et il est impossible de nier que leur souffrance ou leur mort est intolérable.

La deuxième prémisse est également très difficile à réfuter, car elle nous laisse une certaine marge d'appréciation des situations où, pour empêcher un drame, nous serions amenés à mettre en péril quelque chose de «presque aussi important». Imaginons par exemple que, pour éviter que des enfants ne meurent, vous soyez dans l'obligation de négliger les vôtres. Dans ce cas de figure, il n'y a pas lieu de risquer le bien-être de sa progéniture pour aider des inconnus. Toutefois, l'expression « presque aussi important» reste vague. C'est à dessein, car je suis certain qu'il existe quantité de choses dont vous pouvez vous passer et qui, sans conteste, comptent moins que la vie d'un enfant. J'ignore ce que vous considérez comme «aussi important» ou « presque aussi important» qu'une vie humaine. En vous laissant trancher vous-même la question, je ne doute pas que vous répondiez honnêtement.

Le fait de sauver un enfant qui se noie sous nos yeux ou de manœuvrer un aiguillage pour protéger un enfant aperçu au loin, quand on est le seul à pouvoir intervenir, est différent de celui d'envoyer une aide financière à des personnes plongées dans la misère vivant loin de nous. L'argument que je viens d'exposer complète le cas du petit dans la mare, car, au lieu de jouer sur votre corde sensible en focalisant

sur un enfant en danger, il fait appel à votre raison et établit un principe moral abstrait mais puissant. Autrement dit, pour le repousser, il vous faudra trouver une faille dans ce raisonnement.

Vous vous dites peut-être à présent que l'argument de base – selon lequel nous devrions faire des dons aux organisations caritatives lorsque cela permet d'empêcher des souffrances et des morts sans rien sacrifier d'aussi vital ou presque – n'est peut-être pas si polémique. Pourtant, si nous le prenions au pied de la lettre, nos existences en seraient radicalement changées. Car il nous en coûte peu de faire un don à une ONG pour sauver la vie d'un enfant, mais une fois cette somme versée, il reste encore d'autres enfants en danger qu'on pourrait sauver aisément pour un coût supplémentaire modique. Imaginons que vous veniez d'adresser 200 dollars à une association qui s'emploiera à sauver un enfant dans un pays en développement. Vous venez d'accomplir une très bonne action pour le prix de vêtements neufs dont vous n'aviez, de toute façon, pas vraiment besoin. Félicitations! Mais pas question de sabrer le champagne ou d'aller au cinéma pour vous récompenser. Le prix de cette bouteille ou de cette place de cinéma, ajouté à ce que vous pourriez économiser en proscrivant quelques achats futiles, sauverait la vie d'un autre enfant. Seulement, quand vous aurez renoncé à cela et fait don de 200 dollars de plus, toutes vos autres dépenses importent-elles autant, voire presque autant, que la vie d'un enfant? C'est peu probable! Il vous faudra continuer de réduire les dépenses inutiles, jusqu'au point où, si vous donniez davantage, vous sacrifieriez quelque chose de presque aussi important que la vie d'un enfant. Par exemple d'en être réduit à ne pouvoir payer les études des vôtres.

On tend à croire que, en ne causant pas de tort à autrui, en tenant ses promesses, en

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ne mentant ni ne trichant, en entretenant ses enfants ou ses parents et peut-être en aidant un peu les moins favorisés, on agit convenablement. On peut alors disposer à sa guise du pécule qui reste une fois comblés nos besoins et ceux des personnes qui sont à notre charge. Certes, on trouve estimable le fait de donner à des inconnus, mais on ne considère en aucune façon cela comme une obligation. Mais, si l'argument de base exposé plus haut se tient, ce comportement apparaît sous un jour nouveau et peu flatteur: à dépenser ses ressources en concerts, chaussures, dîners fins, grands crus, ou encore vacances lointaines, on agit mal.

(…)

Pourquoi ne donnons-nous pas davantage?

Le monde serait nettement plus simple s'il suffisait d'énoncer un argument moral logique et cohérent pour amorcer un changement. Mais, dans bien des cas, même ceux qui sont convaincus de devoir donner davantage ne le font pas toujours. Depuis quelques décennies, nos mécanismes psychiques sont mieux connus. Cet éclairage nous permettra de mieux cerner notre problème: pourquoi nous ne donnons pas plus, et comment nous amener à le faire.

Si votre expérience personnelle ne vous a pas encore convaincu que l'être humain a tendance à favoriser ses intérêts personnels, des psychologues ont conçu des expériences qui le prouvent. Par exemple, Daniel Batson et Elizabeth Thompson ont demandé à des sujets de s'assigner à eux-mêmes une tâche et d'en attribuer une autre à des sujets qui n'étaient pas présents. L'une des tâches était décrite comme relativement intéressante et comportant un bénéfice significatif, l'autre comme ennuyeuse et sans bénéfice. Les sujets recevaient en outre cette information: « Donner à chacun une chance égale - par

exemple, en tirant à pile ou face - est la manière la plus juste d'attribuer les tâches. » Pourtant, la moitié des sujets n'utilisèrent pas la pièce, et parmi cette moitié, plus de 80% s'assignèrent la tâche gratifiante. Voici la conclusion la plus remarquable de cette étude: dans 85 % des cas de tirage au sort, la pièce a attribué la tâche intéressante à celui qui l'avait lancée4!

Pourtant, nous faisons souvent preuve de charité et de générosité. Le système médical des pays développés fonctionne grâce à l'altruisme de citoyens ordinaires qui donnent leur sang pour que des inconnus en bénéficient. Les donneurs n'apprécient pas particulièrement de se faire introduire une aiguille dans la veine, mais ils le font et n'obtiennent en échange qu'une tasse de thé ou de café insipide. Ils ne sont même pas prioritaires au cas où ils auraient besoin d'une transfusion. Et quand tous déclarent sans la moindre hésitation qu'ils sauveraient un enfant qui se noie, ils sont probablement sincères. Pourquoi, alors, nous détournons-nous des enfants de pays en développement? Au-delà du simple combat entre intérêt personnel et altruisme, des facteurs psychologiques entrent en jeu, et c'est dans ce chapitre que j'en décrirai les six principaux.

La victime identifiable

En vue d'une étude scientifique, des chercheurs étudiant les mécanismes de la générosité payèrent les participants en leur laissant la possibilité de faire don d'une partie de leurs gains à Save the Children, un organisme d'aide aux défavorisés opérant aux États-Unis et dans des pays en développement. Un groupe reçut une documentation générale sur la nécessité de tels dons, comprenant des données telles 4 C. Daniel Batson et Elizabeth Thompson, « Pourquoi l'individu n'agit-il pas moralement? Considérations motivationnelles », Directions actuelles en psychologie, 10, 2, 2001, pp. 54-57.

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que: «La pénurie alimentaire au Malawi affecte plus de 3 millions d'enfants. » Au deuxième groupe fut présentée la photo d'une petite Malienne de sept ans, Rokia, dont la légende disait: « Sa vie serait transformée par votre don. » Il s'avère que ce deuxième groupe se montra nettement plus généreux que le premier. Enfin, un troisième groupe reçut l'information générale, la photo et la phrase spécifique sur Rokia. Ce groupe donna davantage que le groupe 1, mais moins que le groupe 25. En fait, ajouter une deuxième photo d'enfant - sans documentation - produisit des dons inférieurs à ceux accordés lorsqu'une seule fillette était montrée. Les sujets de l'expérience confièrent avoir éprouvé des émotions plus fortes quand on leur montrait un seul enfant6.

Une autre étude déboucha sur des résultats analogues. Un groupe d'individus était informé que le traitement médical qui sauverait la vie d'un enfant précis coûtait 300 000 dollars. Un autre apprenait que huit enfants mourraient s'ils ne recevaient pas un traitement représentant 300 000 dollars. Là encore, ceux qui n'avaient eu connaissance que d'un enfant donnèrent davantage7.

De cet effet «victime identifiable» 5 D. A. Small, G. Lowenstein et P. Slovic, « Sympathie et insensibilité: l'impact de la pensée délibérative sur les dons à des victimes identifiables et statistiques», Comportement organisationnel et processus de décision humaine, 102, 2007, pp. 143-153 ; Paul Slovic, « Si je regarde la masse, je n'agirai pas: anesthésie psychique et génocide », Judgment and Decision Making 2, 2. Ces recherches étayent le point de vue développé par Peter Unger dans Vivre dans le luxe et laisser mourir, pp. 28-29 et 77-79. Nos instincts se mettent en branle si nous voyons une seule victime identifiable et nous avons au contraire tendance à «penser avec légèreté» lorsque nous pouvons, au mieux, sauver quelques-unes parmi des milliers de victimes. 6 D. Västfjäll, E. Peters, et P. Slovic, «Représentation, affect et volonté de donner aux enfants nécessiteux », manuscrit non publié.

découle la « règle de sauvetage» : nous dépensons considérablement plus pour sauver une «victime identifiable» qu'une «victime statistique». Considérez le cas de Jessica McClure, âgée de dix-huit mois, qui tomba, en 1987, dans un puits asséché de Midland, au Texas. Alors que les sauveteurs travaillaient pendant deux jours et demi pour l'atteindre, CNN diffusait les images de l'opération à des millions de téléspectateurs du monde entier. Jessica est désormais à la tête d'un fonds d'un million de dollars8. Selon l'Unicef, durant ces deux jours et demi, environ 67 500 enfants ignorés des médias moururent des effets de l'extrême pauvreté. Pourtant, il était évident pour tous que Jessica devait être sauvée à tout prix. De la même manière, nous n'abandonnons pas des mineurs ensevelis ou des marins naufragés, même si nous pourrions sauver plus de vies en sécurisant des carrefours dangereux grâce à l'argent consacré à ces opérations de sauvetage. Dans le domaine médical aussi, nous dépensons bien plus à tenter de sauver un patient précis, souvent en vain, qu'à promouvoir des mesures d'hygiène préventives qui épargneraient quantité de victimes9.

7 Voir T. Kogut, et 1. Ritov, « Un groupe identifié, ou un individu unique? », Journal de prise de décision comportementale, 18,2005, pp. 157-167, et T. Kogut, et I. Ritov,« La singularité des victimes identifiées dans des évaluations conjointes et séparées», Comportement organisationnel et processus de décision humaine, 97, 2005, pp. 106-116. 8 Mark Babineck, « La famille de Jessica reste discrète dix ans après la tragédie du puits», Tex News, 14 octobre 1997, http://www.texnews.com/texas97 /jess 1 0 1497 .html Mike Celizic, « Qu'est devenue Jessica McClure? », Today, MSNBC, II juin 2007, http://www.msnbc.msn.com/id/ 19104012 9 Sur ce point, voyez D. C. Hadorn « L'exercice de fixation des priorités en Oregon: retour sur la rentabilité et la règle de sauvetage », Prise de décision médicale, 16, 1996, pp. 117-119 ; J.

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Aucune information abstraite n'est capable de nous émouvoir autant qu'une victime identifiable. Ce phénomène n'exige même pas que l'on fournisse des détails particuliers sur l'individu. Des chercheurs ont demandé à des sujets de faire des dons à Habitat pour l'humanité afin de loger une famille nécessiteuse, les informant soit que la famille « avait été sélectionnée », soit qu'elle « allait être sélectionnée ». Pour le reste, la formulation de la demande était identique: la famille restait anonyme et aucune autre information n'était donnée. Pourtant, le groupe à qui il avait été dit que la famille avait déjà été sélectionnée se montra significativement plus généreux.

Selon Paul Slovic, l'un des chercheurs pionniers dans ce domaine, l'individu identifiable nous émeut beaucoup plus parce que nous utilisons deux processus distincts pour appréhender la réalité et décider de nos actions : le système affectif et le système délibératif10.

Le système affectif se fonde sur nos réactions émotionnelles. Il répond à des images, réelles ou métaphoriques, et à des anecdotes, qu'il gère rapidement pour produire un sentiment instinctif et décider de ce qui est bien ou mal, juste ou injuste. Il conduit à une action immédiate.

Le système délibératif s'appuie sur nos capacités de raisonnement plutôt que sur nos émotions, répond à des mots, à des chiffres et à des abstractions, et exige l'évaluation de la logique et des faits probants. En conséquence, le système délibératif est plus lent que le système affectif et ne débouche

McKie et J. Richardson, « La règle de sauvetage», Sciences sociales et médecine, 56, 2003, pp. 2407-2419. 10 Adapté de Paul Slovic, lui-même adaptant Seymour Epstein, « Intégration du cognitif et de l'inconscient psychodynamique », American Psychologist, 49, 1994, pp. 709-724. Slovic appelle ces deux systèmes « expérientiel » et « analytique ».

pas sur une action immédiate.

La vue d'un individu en détresse éveille nos émotions et met en branle notre système affectif. C'est ce qu'expliqua un jour mère Teresa: «Si je considère la masse, je n'agirai jamais. Si je regarde l'unique, j'agirai. »11 Si nous prenons le temps d'y réfléchir, nous admettrons que «la masse» est constituée d'individus, chacun ayant des besoins aussi urgents que « l'unique », et notre raison nous dit qu'il vaut mieux agir pour aider cet individu, plus un autre individu, plutôt que l'unique, et mieux encore d'aider ces deux individus, plus un troisième, etc. Nous savons que notre système délibératif a raison; pourtant, pour mère Teresa comme pour bien d'autres, cette information n'a pas le même impact.

Les différences de fonctionnement de ces deux systèmes sont corroborées par d'autres expériences complexes, menées par l'équipe qui examina le cas Rokia. Cette fois, les chercheurs se demandèrent si la stimulation émotionnelle des sujets les conduisait à réagir différemment aux deux types d'information. Là encore, les sujets répondirent à un questionnaire standard, puis on soumit à une moitié du groupe des questions émotionnellement neutres (par exemple, des calculs mathématiques), tandis que des questions destinées à stimuler les émotions (par exemple: «Quand vous entendez le mot "bébé", qu'éprouvez-vous? ») furent posées à l'autre moitié. Après quoi, tous les sujets eurent la possibilité de faire don à une œuvre caritative d'une partie de la somme perçue pour la participation à l'expérience; pour une moitié de chaque groupe, l'information était uniquement Rokia, tandis que l'autre moitié recevait des informations générales sur les personnes en

11 Citée, sans plus de précisions, in Paul Slovic: «Si je regarde la masse, je n'agirai pas: Anesthésie psychique et génocide », Judgment and Decision Making, art. cité.

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détresse. Ceux qui avaient répondu aux questions avec stimulus émotionnel et reçu l'information sur Rokia donnèrent presque deux fois plus que ceux qui avaient reçu la même information mais répondu aux questions émotionnellement neutres. Cependant, la quantité donnée par ceux qui avaient reçu l'information statistique n'était pas significativement affectée par les questions qui leur avaient été posées. Notre réaction aux images et aux anecdotes - donc, aux victimes identifiables - est conditionnée par nos émotions, tandis que notre réaction à des faits plus abstraits, exprimés par des chiffres et des mots, demeure la même, quel que soit l'état émotif du sujet.

L'esprit de clocher

Il y a deux siècles et demi, le philosophe Adam Smith invita ses lecteurs à réfléchir à leur comportement envers les étrangers en leur demandant d'imaginer que « le grand empire de Chine, avec ses myriades d'habitants, était soudain englouti par un tremblement de terre». Imaginez, demandait-il, «comment un Européen doué d'humanité», qui n'aurait aucun lien particulier avec cette partie du monde, réagirait à cette nouvelle. Quoi qu'il puisse dire, avance Smith, «il continuerait de mener ses affaires, de se distraire ou de se reposer, avec la même facilité et la même tranquillité, comme si de rien n'était».

Le séisme tragique qui a frappé la province chinoise du Sichuan en 2008 ne nous a que trop clairement prouvé que l'observation de Smith était toujours d'actualité. Bien qu'il ait causé 70 000 morts, fait 350 000 blessés et 5 millions de sans-abri, son impact sur moi fut éphémère. Le bilan des victimes et l'étendue des dégâts ont éveillé ma compassion envers ces malheureux, mais je n'ai pas cessé de travailler, de dormir ou même de savourer les plaisirs ordinaires de l'existence. C'est aussi le cas de mon entourage. Notre

intellect – notre système délibératif – absorbe la nouvelle de la catastrophe, mais nos émotions sont rarement troublées par les tragédies qui accablent des inconnus éloignés avec lesquels nous n'avons aucun lien particulier. Même si nous sommes assez émus pour faire des dons, apprendre une nouvelle aussi terrible ne change pas fondamentalement notre vie.

Au mieux, nous donnons, mais beaucoup moins pour aider des étrangers que des victimes dans notre propre pays. Le tsunami qui a frappé l'Asie du Sud-Est juste après Noël 2004 a tué 220 000 personnes et privé des millions de gens de leurs foyers. Il a conduit les Américains à octroyer 1,54 milliard de dollars, soit le montant le plus élevé jamais donné par eux après une catastrophe naturelle survenue hors de leur territoire. C'était cependant inférieur à ce qu'ils ont donné pour les familles des quelque 3 000 victimes des attentats terroristes du 11 septembre, et moins d'un quart des 6,5 milliards alloués l'année suivante pour aider les victimes de l'ouragan Katrina, qui tua environ 1 600 personnes et fit nettement moins de sans-abri que le tsunami. Un séisme au Pakistan, en octobre 2005, qui tua 73 000 personnes, recueillit la somme relativement faible, en comparaison, de 150 millions de dollars. (Ce fut le seul de ces quatre événements qui ne fut pas filmé.) N'oubliez pas que les victimes des catastrophes américaines étaient également secourues par un Etat doté de ressources bien plus importantes que celles des pays dévastés par le tsunami.

Si troublante que soit notre relative indifférence envers les étrangers, il est facile de la comprendre. Il nous a fallu des millions d'années d'évolution pour devenir des mammifères sociaux dont les petits dépendent très longtemps de leurs parents. Pendant la majeure partie de ces millions d'années, les adultes, qui ne s'occupaient pas

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de leurs rejetons durant cette période de dépendance, avaient peu de chances de transmettre leurs gènes aux générations futures. De là découle le fait que notre souci du bien-être d'autrui ait tendance à se limiter à un cercle restreint: nos proches, avec qui nous avons des relations coopératives, membres de notre petit « groupe tribal ». Jadis, se dévouer pour les membres d'autres groupes était probablement peu apprécié par les membres de son propre groupe: en fait, le plus souvent, on gagnait davantage de prestige au sein de son groupe en massacrant les étrangers qu'en leur portant assistance.

Même lorsque les nations se formèrent et que l'éthique tribale s'estompa au profit des exigences d'une société plus étendue, l'instinct altruiste ne s'est généralement étendu qu'à ses compatriotes. Dans La Maison d'Âpre-Vent, Charles Dickens ridiculise la «philanthropie télescopique» de Mrs Jellyby, qui «ne voyait rien qui fût plus proche que l'Afrique ». Elle consacre tous ses efforts à un programme éducatif au profit des indigènes du Borrioboola-Gha, sur la rive gauche du Niger, mais néglige ses enfants et l'entretien de sa maison. Dickens pouvait bien railler Mrs Jellyby, car ses placements étaient sans doute peu judicieux: il était difficile de savoir alors si des peuplades lointaines avaient besoin d'aide, et encore plus ardu de définir une aide efficace. Quoi qu'il en soit, beaucoup d'Anglais connaissaient à l'époque un sort à peine plus enviable que les Africains. En soulignant les limites de notre compassion pour les victimes lointaines, Adam Smith déclarait que cela « semble sagement ordonné par la Nature», puisque ce sont des individus auxquels «nous ne pouvons ni servir ni nuire ». Si nous nous en souciions davantage, cela ne « ferait que susciter chez nous plus d'angoisse sans les avantager pour autant ». Aujourd'hui, ces paroles sont aussi obsolètes que la plume avec laquelle elles furent

écrites. Comme le démontre si clairement l'émoi international face au tsunami de 2004, les communications instantanées et les transports rapides nous permettent d'aider ceux qui sont loin de nous, ce qui était impossible à l'époque de Smith. En outre, l'écart entre les habitants des pays développés et ceux des pays en développement s'est considérablement creusé, donnant aux nations industrialisées une plus grande capacité à secourir ceux qui sont loin de nous et d'autant plus de raisons de les secourir, puisque c'est parmi eux que se trouve la majorité des plus démunis.

Dans le cadre d'une étude, des sujets furent informés que plusieurs milliers de réfugiés étaient en danger dans un camp au Rwanda; on leur demanda dans quelle mesure ils étaient disposés à envoyer de quoi secourir 1 500 d'entre eux. Avec un autre groupe, les chercheurs modifièrent le nombre total de réfugiés en danger, tout en maintenant à 1 500 le nombre de personnes susceptibles d'être secourues. Les sujets se révélèrent plus disposés à envoyer de l'aide pour sauver 1 500 personnes sur 3 000 que pour en sauver 1 500 sur 10 000. En général, plus la proportion de personnes sauvées est réduite, moins les sujets sont résolus à envoyer de l'aide. C'est comme si l'on considérait futile ou dérisoire toute action qui ne soulage pas la majorité des réfugiés - même si, évidemment, pour les 1 500 personnes sauvées, leurs familles et leurs amis, l'aide apportée est tout, sauf futile, quel que soit le nombre total de réfugiés dans le camp. Slovic, coauteur de cette étude, conclut que « la proportion de vies sauvées pèse davantage que leur nombre ». Il en ressort que les gens donnent davantage pour sauver 80 % de vies en danger que pour en sauver seulement 20%, en d'autres termes, pour sauver 80 vies plutôt que 200, même si la dépense occasionnée est la même.

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Les étudiants dont il était question dans le chapitre précédent exprimaient ce sentiment avec des formules du type «ça ne finira jamais» ou « il n'y aura jamais assez d'argent pour sauver tout le monde ». Beaucoup éprouvent ces sentiments que les psychologues qualifient de « réflexion sur la futilité ». Dans cette optique, aider les pauvres ne représente qu'une « goutte d'eau dans l'océan », et faire des dons ne vaut pas la peine puisque, quoi que nous fassions, l'océan d'individus en détresse paraîtra toujours aussi vaste.

La dilution de la responsabilité

Nous avons également moins tendance à aider notre prochain si la responsabilité ne repose pas entièrement sur nous. Une affaire célèbre a marqué les esprits aux États-Unis, celle de Kitty Genovese, une jeune femme du Queens, à New York, violée et tuée par son agresseur alors que 38 personnes, dans leurs appartements, avaient vu ou entendu ce qu'il se passait sans voler à son secours. Savoir que tant de témoins n'avaient même pas fait l'effort d'appeler la police conduisit à un débat national sur le «genre de société que nous sommes devenus» et amena des psychologues à étudier l’« effet témoin indifférent»12.

Le débat public qui fit suite au meurtre de Kitty Genovese conduisit les psychologues John Darley et Bib Latané à étudier comment la dilution de la responsabilité conditionne l'aide que les individus sont prêts à fournir13. Ils invitèrent des étudiants à participer à une enquête. Les

12 Longtemps après que le nom de « Kitty Genovese » fut devenu le synonyme de l'indifférence que témoignent les habitants des métropoles envers leurs voisins, une enquête plus exhaustive souleva des doutes sérieux sur les premiers rapports, notamment sur le nombre véritable de témoins qui avaient perçu la situation et avaient eu l'occasion de la signaler.

sujets furent orientés vers un bureau où une jeune femme leur demanda de s'asseoir et de remplir des questionnaires. Après quoi, elle se rendit dans une pièce voisine seulement séparée par un rideau. Quelques minutes plus tard, les sujets entendirent le bruit de quelqu'un qui monte sur une chaise pour atteindre un objet situé sur une étagère élevée, puis celui d'une chute, et enfin des cris: «Mon Dieu, mon pied... Je ne peux plus le bouger ... Ma cheville ... Je suis coincée ... »14. Ces gémissements durèrent environ une minute. Dans 70% des cas, le sujet laissé seul dans la salle voisine pour remplir son questionnaire portait secours à l'examinatrice. Mais lorsqu'une autre personne était présente dans la pièce – un complice des chercheurs qui se faisait passer pour un étudiant – et ne réagissait pas, seulement 7 % proposèrent leur aide. Même lorsque deux vrais étudiants étaient ensemble dans la pièce, la proportion resta bien plus faible que lorsque le sujet se trouvait seul. La dilution de la responsabilité a un effet inhibiteur très net. D'autres expériences ont donné sur des résultats similaires.

Le sens de la justice

Personne n'aime être le seul à effectuer les corvées ménagères pendant que les autres se tournent les pouces. De la même manière, notre disposition à aider les pauvres peut se trouver amoindrie si nous jugeons en faire plus que notre part. Celui qui envisage de donner une part importante de ses revenus est forcément conscient que

13 Bib Latané et John Darley, The Unresponsive Bystander (« Le spectateur qui ne réagit pas »), New York, AppletonCentury-Crofts, 1970, p. 58. Merci à Judith Lichtenberg, « Famine, affluence et psychologie », et à Jeffrey Schaller, éd., Peter Singer under Fire, Chicago, Open Court, 2009, pour m'avoir suggéré d'inclure cette étude à ce raisonnement. 14 Bib Latané et John Darley, op. cit., chap. 6 et 7.

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d'autres, notamment ceux ayant des revenus supérieurs, n'agissent pas. Imaginez que vous rédigiez votre premier chèque à l'Unicef ou à Oxfam, puis que vous croisiez votre voisin rentrant d'un séjour d'hiver aux Antilles, détendu et bronzé, et qu'il vous raconte par le menu ses expéditions de plongée. Qu'éprouveriez-vous ?

Notre sens de l'équité est si puissant que, pour empêcher d'autres d'obtenir plus que ce qui leur est dû, nous sommes souvent prêt à prendre moins pour nous-mêmes. Dans le «jeu de l'ultimatum», deux individus doivent s'entendre sur la division d'une somme d'argent, par exemple 10 dollars. Le premier joueur – l'offrant – propose selon sa libre appréciation une répartition à l'autre joueur – le répondant. Si le second rejette l'offre du premier, l'un et l'autre en seront quittes pour ne rien recevoir. Le jeu se joue en une seule fois, et, comme les identités des joueurs ne sont pas révélées, leurs décisions ne seront pas influencées par la perspective d'une éventuelle récompense s'ils se retrouvent. Si les joueurs agissaient strictement par intérêt personnel, l'offrant proposerait à l'autre une peccadille et le répondant l'accepterait, car, après tout, un peu vaut toujours mieux que rien du tout. Mais, dans nombre de cultures différentes, la plupart des offrants suggèrent une répartition égale de la somme. L'offre est invariablement acceptée. Cependant, occasionnellement, certains offrants se comportent comme les économistes s'y attendent et proposent au répondant moins de 20%. Dans ce cas, la plupart de ces derniers rejettent la proposition…au grand dam des économistes!15 Or même les singes refusent une récompense s'ils voient un congénère recevoir une récompense

15 Il existe une littérature substantielle consacrée au jeu de l'ultimatum. Voir Martin Nowak, Karen Page et Karen Sigmund, « Fairness versus Reason in the Ultimatum Game », Science 289,2000.

supérieure pour une tâche identique16.

Les répondants qui refusent les offres basses montrent que, même quand ils ont affaire à un inconnu, ils préfèrent punir l'injustice que gagner de l'argent. Pourquoi les humains (et les singes) agissent-ils d'une manière qui semble contraire à leurs intérêts? La réponse la plus plausible est que les instincts moraux comme la justice ou l'équité se sont développés parce qu'ils soulignaient l'évolution de ceux qui les possédaient et des groupes auxquels ils appartenaient. Chez les animaux sociaux, ceux qui tissent des relations de coopération tendent à mieux réussir que ceux qui n'en tissent pas. Offrir une juste répartition au répondant prouve que l'on ferait un bon partenaire de coopération. À l'inverse, rejeter une offre injuste montre que l'on n'est pas disposé à subir l'iniquité et dissuade les autres d'essayer de profiter de vous. Il y a aussi des avantages sociaux à développer de tels instincts. Une société dans laquelle la plupart des individus se comportent avec justice réussit généralement mieux qu'une autre où chacun cherche à tirer un avantage injuste, parce que, dans le premier cas de figure, les individus sont mieux à même de se faire confiance et de fonder des relations coopératives.

L'argent

Sommes-nous moins disposés à répondre aux besoins d'autrui si seul l'argent est en cause? Nous savons que, sans un individu identifiable, nous répondrons moins volontiers présent. Mais le fait qu'un don financier soit souvent la seule solution pour soulager des déshérités à l'autre bout du monde nous paralyse-t-il?

Les lecteurs de Karl Marx ne seront pas surpris par l'idée que l'argent sape ce qu'il y a de meilleur et de plus noble dans les

16 S. F. Brosnan et F.B.M. de Waal,« Monkeys Reject Unequai Pay », Nature n° 425.

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relations humaines. Dans Manuscrits économico-philosophiques de 1844, un texte de jeunesse inédit et très peu connu jusqu'au milieu du siècle dernier, Marx décrit l'argent comme l'« agent universel de séparation », parce qu'il modifie les pouvoirs et les qualités humaines. Par exemple, avance-t-il, un homme laid et fortuné peut s'acheter «les plus belles femmes ». Selon Marx, l'argent nous aliène notre véritable nature humaine et nos semblables.

Si, sur cette question, nous n'avions que le point de vue idéologique de Marx, il nous serait facile de le balayer. Mais un article paru dans le magazine Science, reprenant les travaux de Kathleen Vohs, Nicole Mead et Miranda Goode, qui se penchent sur le marketing et la psychologie, suggère que, sur ce point du moins, il avait levé un lièvre17.

Vohs et ses consœurs ont mené une série d'expériences dans le cadre desquelles elles incitaient des sujets à penser à l'argent. Elles leur donnèrent des tâches consistant à ordonner des phrases où il était question d'argent, ou encore disposèrent près d'eux des billets de Monopoly ou des économiseurs d'écran sur lesquels défilaient des noms de devises. D'autres sujets, choisis au hasard, durent remettre dans l'ordre des phrases ne parlant pas d'argent, n'aperçurent pas de billets de Monopoly et virent des économiseurs d'écran différents. Dans chaque cas, ceux qui avaient été amenés à penser à l'argent - nous les appellerons le « groupe argent» - se comportèrent d'une manière témoignant d'une plus grande distance envers autrui et d'une plus grande autosuffisance.

• Ils mettaient plus de temps à demander de l'aide quand ils étaient confrontés à une tâche difficile, alors

17 Kathleen Vohs, Nicole Mead et Miranda Goode, « The Psychological Consequences of Money », Science n° 314.

qu'ils étaient informés qu'ils pouvaient se faire aider.

• Ils laissaient une plus grande distance entre les sièges lorsqu'on leur demandait de s'approcher d'un autre participant pour lui parler.

• Ils étaient plus enclins à choisir une activité solitaire plutôt qu'une activité impliquant d'autres participants.

• Ils étaient moins serviables envers les autres.

• Ils étaient moins généreux quand on les invitait à donner à une œuvre une partie de leur défraiement pour leur participation à l'expérience.

Les chercheuses furent frappées par la grande différence que produisaient ces évocations très ordinaires de l'argent. Par exemple, lorsque le groupe témoin proposait de passer en moyenne 42 minutes à aider quelqu'un, ceux du groupe argent ne proposaient que 25 minutes. De la même manière, lorsqu'un complice se faisant passer pour un participant sollicitait de l'aide, le groupe argent passait moitié moins de temps à l'aider. Enfin, ce même groupe donna environ moitié moins d'argent au terme de l'expérience que le groupe témoin.

Pourquoi l'argent diminue-t-il notre propension à aider autrui et à nous en rapprocher? D'après Vohs et ses consœurs, lorsque les sociétés passèrent du troc à la monnaie, l'obligation de se reposer sur la famille et les amis diminua, et les individus s'autonomisèrent. « Ainsi, concluent-elles, l'argent a renforcé l'intérêt personnel mais diminué les motivations collectives, effet qui transparaît encore dans les réactions individuelles aujourd'hui. » Le sociologue britannique Richard Titmuss développa une thèse similaire il y a une quarantaine d'années, en réaction à la vague d'opinion en faveur du commerce du sang à visée

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médicale. La plupart des économistes estimaient que la meilleure manière d'obtenir un stock adéquat d'un bien quelconque était de permettre à la loi de l'offre et de la demande d'en fixer le prix. La législation anglaise interdisait le commerce de sang, comptant sur des dons altruistes et volontaires, entrant dès lors en contradiction avec la loi de l'offre et de la demande. Dans The Gift Relationship (La Relation de don), Titmuss défendit ce système en arguant qu'il renforce les liens de la communauté. Si le sang n'a pas de prix, nous devons compter, dans les urgences médicales, sur le secours des dons d'inconnus. Et n'importe qui, riche ou pauvre, peut contribuer au bien-être général en faisant don de la vie à des inconnus en détresse. Dès que le sang s'obtient par un rapport marchand, il devient un bien de consommation, et l'altruisme n'est plus nécessaire puisque, en l'absence de donateurs, le sang peut s'acheter.

Psychologie, évolution et éthique

Pour beaucoup d'entre nous, la réticence instinctive à aider les malheureux à des milliers de kilomètres se résume à la formule: « Ce n'est pas naturel. » Et, au premier abord, déclarer que nous devons privilégier une victime visible par rapport aux victimes lointaines paraît juste. Cependant, cet instinct ne résiste pas à une analyse plus approfondie. Imaginez que nous soyons dans un bateau en pleine tempête et que nous apercevions deux yachts retournés. Nous pouvons sauver soit un naufragé accroché à l'une des épaves, soit cinq naufragés accrochés à l'autre. Nous avons seulement le temps d'aller vers l'un des yachts avant qu'ils se fracassent sur des rochers; il y a de grandes chances que l'épave que nous délaisserons soit engloutie. Nous pouvons identifier le naufragé isolé – nous connaissons son nom et nous savons à quoi il ressemble, même si nous n'en savons pas plus et n'avons aucun lien avec lui. Nous

ne savons rien des autres, hormis qu'ils sont cinq. Si nous n'avons aucune raison de penser que la victime identifiable importe plus que les cinq non identifiables, c'est évidemment le plus grand nombre que nous chercherons à sauver. En outre, si nous nous mettions à la place des naufragés - sans savoir qui, des six, nous sommes -, nous voudrions que les sauveteurs se dirigent vers le groupe de cinq, puisque cela nous donnerait de plus grandes chances d'être sauvés.

C'est tout aussi vrai des cinq facteurs psychologiques que nous avons examinés plus haut. Notre esprit de clocher entrave notre capacité, financière et technologique, à donner à ceux qui ne sont pas nos compatriotes, et nous laissons la philanthropie s'arrêter à nos frontières nationales. Maître de la technologie mondiale, Bill Gates a pris la mesure éthique de ce qu'impliquait la réalité d'un monde interconnecté. Son action philanthropique consiste à faire le plus de bien possible sur toute la planète. Interrogé par Forbes sur le conseil qu'il donnerait au prochain Président américain pour améliorer la compétitivité et l'innovation dans son pays, il répondit: «J'ai tendance à préférer une amélioration au plan global plutôt que des positions relatives. Sinon, cela reviendrait à se féliciter de l'issue de la Seconde Guerre, sous prétexte que les États-Unis en sont sortis avec la position la plus forte. »18

Moins défendable encore que l'esprit de clocher est le sentiment, dont nous avons parlé plus haut, qui nous amène à considérer le nombre d'individus que nous ne pouvons pas aider plutôt que ceux que nous pouvons sauver. La réponse de la «goutte d'eau dans l'océan» balaie le fait que mon aide bénéficiera à des individus, des familles ou

18 Elizabeth Corcoran, «Ruthless Philanthropy», www.Forbes.com. 23 juin 2008.

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même des villages spécifiques, et que le bien que je ferai pour eux n'est en rien diminué par le fait qu'il en restera beaucoup d'autres pour qui je ne pourrai rien.

D'autres trouvent instinctivement refuge dans la dilution de la responsabilité et raisonnent ainsi: j'ai une obligation plus pressante de sauver l'enfant qui se noie plutôt que d'aider les pauvres, parce que je suis la seule personne en mesure de sauver l'enfant, alors qu'il y a un milliard de personnes en situation de sauver les 10 millions d'enfants qui meurent en raison de leur pauvreté. Mais, même si un milliard d'autres pourraient sauver les enfants qui bénéficieront de votre don, qu'est-ce que cela change que vous sachiez qu'ils ne le feront pas, ou, d'ailleurs, qu'ils ne seront pas assez pour aider la totalité de ces 10 millions d'enfants?

Dans les circonstances actuelles, les comportements qui ont permis à nos ancêtres de survivre et de se reproduire risquent de n'être d'aucun bénéfice pour nous et nos descendants. Et, quand bien même quelque instinct évolué ou quelque comportement était encore utile pour notre survie et notre reproduction, cela ne le rendrait pas juste pour autant, comme l'a reconnu Darwin. L'évolution n'a pas de sens moral. Une vision évolutionniste de la nature humaine peut expliquer les instincts différents qui nous animent devant un individu, une multitude ou un groupe proche par rapport à un groupe éloigné, elle ne les justifie pas pour autant.

Mais, bien sûr, conclure que les besoins des autres devraient compter autant que les nôtres n'équivaut pas à le sentir instinctivement. Voilà pourquoi devant la pauvreté dans le monde nous ne réagissons pas comme avec un individu en détresse sous nos yeux. Les sceptiques doutent que la raison ait la moindre influence sur notre comportement moral. Selon eux, tout dépend

de nos désirs, de nos conceptions du bien ou du mal, de ce qui nous paraît répugnant ou attirant. Ils nient que le raisonnement ou l'argumentation – en un mot, ce qu'écrivent les philosophes et qui constitue la matière de ce livre – puissent faire agir quiconque. Voici la preuve du contraire. Dans le fameux article du New York Times sur la pauvreté dans le monde qu'ont analysé les lycéens de la banlieue de Boston, j'avais indiqué les numéros de téléphone de l'Unicef et d'Oxfam. Ces organisations m'apprirent plus tard que, dans le mois suivant la parution de l'article, elles avaient engrangé 600 000 dollars de plus qu'à l'accoutumée. Certes, la somme n'est pas énorme, étant donné le nombre de lecteurs de l'édition dominicale du New York Times. Cependant, cela indique tout de même qu'un nombre significatif de personnes ont été touchées par mon propos. Certaines ont continué. Et on m'a raconté que, plusieurs années après, une femme s'est présentée au bureau bostonien d'Oxfam et a sorti de son sac un exemplaire soigneusement plié du journal en disant qu'elle avait eu l'intention de faire un don après l'avoir lu. Elle est, depuis, l'une des donatrices les plus généreuses. C'est l'impact que peut avoir ce genre de travail qui m'a conduit à rédiger cet ouvrage19.

19 Pour une discussion approfondie voir Peter Singer, The Expanding Circle: Ethics and Sociobiology, Farrar, Straus & Giroux, 1981.

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