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Afrique CFA : 2 200 F CFA, Algérie : 200 DA, Allemagne : 4,90 , Antilles-Guyane : 4,95 , Autriche : 4,90 , Belgique : 4,90 , Canada : 6,75 $C, Espagne : 4,90 , Etats-Unis : 6,75 $US, Grande-Bretagne : 3,95 £, Grèce : 4,90 , Hongrie : 1500 HUF, Irlande : 4,90 , Italie : 4,90 , Luxem- bourg : 4,90 , Maroc : 28 DH, Pays-Bas : 4,90 , Portugal (cont.) : 4,90 , Réunion : 4,95 , Suisse : 7,80 CHF, TOM : 700 CFP, Tunisie : 5,50 DT. Ce rapport m’a beaucoup appris, tout en me laissant perplexe. Tu donnes indirectement quitus à M. Nicolas Sarkozy, avec une sorte de oui mais, d’avoir fait retour au bercail atlantique. Réintégration que tu n’aurais pas approuvée en son temps, mais qu’il y aurait plus d’inconvénient à remettre en cause qu’à entériner. Dans l’Union européenne, personne ne nous suivrait. Resterait pour la France à y reprendre fermement l’initiative, sans quoi il y aurait « normalisation et banalisation » du pays. Voilà qui me donne l’envie de poursuivre avec toi un dialogue ininter- rompu depuis mai 1981, quand nous nous sommes retrouvés à l’Elysée dans deux bureaux voisins et heureusement communicants (1). Une décennie après l’invasion américaine qui mit fin au règne de Saddam Hussein, l’Irak reste en crise. Mais, pour s’en rendre compte, Bagdad est le dernier endroit à visiter. Les attentats sanglants, sans lesquels ce pays cesserait pour ainsi dire d’exister dans les médias, y deviennent beaucoup plus rares qu’il y a quelques années, quand la résistance face à l’occupation et les milices confessionnelles faisaient grand usage de voitures piégées, de kamikazes et de bombes en tous genres. La circulation, rendue cauchemardesque par la prolifé- ration des checkpoints et des murs de béton, s’améliore. Les Irakiens qui, en 2006 notamment, avaient fui les violences et s’étaient réfugiés au Kurdistan ou hors des frontières sont de retour en nombre. Ceux qui ont « collaboré » avec les Etats- Unis retrouvent une place ordinaire en société. La cherté de la vie n’empêche pas de nouveaux contingents de bénéfi- ciaires de la manne pétrolière de s’adonner à une consom- mation frénétique. Aussi l’activité semble-t-elle plus intense dans les rues commerçantes que dans les coulisses du monde politique, où des figures de tout bord paraissent aborder le dernier conflit en date avec une nonchalance d’habitués. (Lire la suite page 6.) (Lire la suite page 12.) (Lire la suite page 10.) CHER HUBERT , Les avis rendus par un « gaullo-mitter- randien » – intrépide oxymore – connu pour son aptitude à dégonfler les baudruches pèsent lourd. Ainsi de ton rapport sur le retour de la France dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), que t’avait demandé en 2012 le président François Hollande, confiant – et qui ne le serait ? – en ton expertise et en ton expérience. Le bruit médiatique étant inversement propor- tionnel à l’importance du sujet, il n’y a pas de quoi s’étonner de la relative discrétion qui l’a entouré. Les problèmes de défense ne mobilisent guère l’opinion, et la place de la France dans le monde ne saurait faire autant de buzz que Baby et Népal, les éléphantes tuberculeuses du zoo de Lyon. Sauf quand une bataille d’Austerlitz nous emplit de fierté, comme récemment avec cette héroïque avancée dans le désert malien qui, sans trop de morts ni coups de feu, fit reculer dans la montagne des bandes errantes de djihadistes odieux. 4,90 - Mensuel - 28 pages N° 708 - 60 e année. Mars 2013 GAZ DE SCHISTE, LA GRANDE ESCROQUERIE page 20 AUX KERGUELEN, ARPENTER LES CONFINS DU MONDE PAR KLAVDIJ SLUBAN Pages 14 et 15. SOMMAIRE COMPLET EN PAGE 28 Si l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis avait bien comme objectif le contrôle du pétrole, ainsi que le confirment des docu- ments récemment déclassifiés (lire page 8), elle se solde par un échec cuisant. La guerre a également fait des centaines de milliers de victimes et déstabilisé l’Etat. Sous le masque d’une étonnante nor- malité persistent à Bagdad les tensions politiques et confes- sionnelles. P AR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL P ETER H ARLING * * Chercheur, a vécu à Bagdad de 1998 à 2004. (1) En 1981, Régis Debray devient chargé de mission pour les relations internationales auprès du président François Mitterrand. La même année, M. Hubert Védrine est nommé conseiller à la cellule diplomatique de l’Elysée. (Les notes sont de la rédaction.) Islamistes au pied du mur PAR S ERGE H ALIMI de jeunes Tunisiens sont déjà partis combattre aux côtés des djihadistes en Syrie, en Algérie et au Mali. Le 16 février dernier, à Tunis, les drapeaux djihadistes, justement, voisinaient avec ceux des islamistes d’Ennahda. La foule des manifestants était dense, mais bien moins que celle de leurs adversaires réunis huit jours plus tôt lors de l’enterrement de Chokri Belaïd, militant de gauche assassiné par un groupe non identifié. Ce meurtre d’un opposant a aaibli le crédit populaire d’Ennahda, rapproché ses adversaires et, apparemment, provoqué la discorde dans ses rangs. Aussitôt désavoué par la plupart de ses amis, le premier ministre et secrétaire général du parti islamiste Hamadi Jebali proposa de former un « gouvernement de compé- tences nationales sans appartenance politique ». Encouragée par plusieurs formations d’opposition, par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), l’armée, le patronat, l’Algérie, les ambassades occidentales, l’idée revenait à écarter provisoirement Ennahda du pouvoir pour stabiliser la situation, en attendant une nouvelle Constitution et de nouvelles élections. Les manifes- tants du 16 février, hostiles à un tel scénario, défendaient au contraire la « légitimité » de leur parti en fustigeant les complots des médias, de l’étranger, de la France en particulier, de la « contre- révolution », des « résidus de l’ancien régime ». A PRÈS d’effroyables violences, brisant des centaines de milliers de vies et ne laissant quasiment personne sans histoire tragique à raconter, l’Irak s’installe dans une nouvelle normalité, mais sans prendre de direction intelligible, sans permettre aux Irakiens de se projeter. « Comment raconter les dix dernières années ?, s’interroge un romancier qui justement s’y essaie. Le problème n’est pas le point de départ, mais le point d’arrivée. Pour écrire l’histoire de la guerre d’Algérie, il a fallu attendre qu’elle se termine. Ici, nous sommes toujours dans une succession d’événements dont on ne voit pas la fin. » La structure même de son livre en chantier, dont chaque chapitre situe le récit par rapport aux temps forts d’une année en parti- culier, le rend tributaire d’un système politique qui ne cesse d’entretenir le suspense. Chargé par le président François Hollande de tirer le bilan du retour de la France dans le commandement intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), M. Hubert Védrine a conclu que revenir sur la décision prise par M. Nicolas Sarkozy en 2009 « ne donnerait à la France aucun nouveau levier d’influence». Régis Debray conteste cette analyse. P AR R ÉGIS D EBRAY * L ETTRE OUVERTE À M. HUBERT VÉDRINE La France doit quitter l’OTAN NAZAR YAHYA. – Image extraite de «Why Book» (Le Livre des pourquoi), 2010 DOSSIER : BILAN DUNE INTERVENTION OCCIDENTALE Dix ans après, que devient l’Irak ? * Ecrivain et philosophe. Dernier ouvrage paru, Modernes Catacombes, Gallimard, coll. « Blanche », Paris, 2013. EN TUNISIE, chacun ou presque estime que les acquis de la révolution sont menacés. Reste à savoir par qui. Par une opposition « laïque » qui refuserait d’admettre que, lors des élections à l’Assemblée nationale constituante d’octobre 2011, les islamistes conservateurs d’Ennahda l’ont largement emporté ? Par ces derniers, qui voudraient utiliser leur victoire pour noyauter l’Etat de l’intérieur, tout en manipulant la peur qu’inspirent les milices salafistes ? Ou, plus simplement, par un manège politique qui rappelle les ballets ministériels de la IV e République française, avec ses blocs parlementaires qui éclatent dès qu’un député ne parvient pas à devenir ministre, ses coups de théâtre qu’on oublie vingt-quatre heures plus tard, ses groupuscules innombrables qui se reclassent en perma- nence ? Pendant ce temps, la production minière s’affaisse, le tourisme chancelle, l’insécurité s’installe, et plusieurs centaines L’assassinat d’un militant de gauche le 6 février dernier a provoqué une vague de colère contre le parti islamiste au pouvoir et un changement de premier ministre. Le nouveau gouvernement va devoir se consacrer d’urgence au rétablissement de l’ordre public et à la réduction du chômage. P OLARISATION POLITIQUE EN T UNISIE

001LMD-M2013

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Afrique CFA : 2 200 F CFA, Algérie : 200 DA, Allemagne : 4,90 !, Antilles-Guyane : 4,95 !, Autriche : 4,90 !, Belgique : 4,90 !, Canada : 6,75 $C,Espagne : 4,90 !, Etats-Unis : 6,75 $US, Grande-Bretagne : 3,95 £, Grèce : 4,90 !, Hongrie : 1500 HUF, Irlande : 4,90 !, Italie : 4,90 !, Luxem-bourg : 4,90 !, Maroc : 28 DH, Pays-Bas : 4,90 !, Portugal (cont.) : 4,90 !, Réunion : 4,95 !, Suisse : 7,80 CHF, TOM : 700 CFP, Tunisie : 5,50 DT.

Ce rapport m’a beaucoup appris, touten me laissant perplexe. Tu donnesindirectement quitus à M. NicolasSarkozy, avec une sorte de oui mais,d’avoir fait retour au bercail atlantique.Réintégration que tu n’aurais pasapprouvée en son temps, mais qu’il yaurait plus d’inconvénient à remettreen cause qu’à entériner. Dans l’Unioneuropéenne, personne ne nous suivrait.Resterait pour la France à y reprendrefermement l’initiative, sans quoi il yaurait « normalisation et banalisation »du pays. Voilà qui me donne l’envie depoursuivre avec toi un dialogue ininter-rompu depuis mai 1981, quand nousnous sommes retrouvés à l’Elysée dansdeux bureaux voisins et heureusementcommunicants (1).

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Une décennie après l’invasion américaine qui mit fin aurègne de Saddam Hussein, l’Irak reste en crise. Mais, pours’en rendre compte, Bagdad est le dernier endroit à visiter.Les attentats sanglants, sans lesquels ce pays cesserait pourainsi dire d’exister dans les médias, y deviennent beaucoupplus rares qu’il y a quelques années, quand la résistanceface à l’occupation et les milices confessionnelles faisaientgrand usage de voitures piégées, de kamikazes et de bombesen tous genres.

La circulation, rendue cauchemardesque par la prolifé-ration des checkpoints et des murs de béton, s’améliore. LesIrakiens qui, en 2006 notamment, avaient fui les violences ets’étaient réfugiés au Kurdistan ou hors des frontières sont deretour en nombre. Ceux qui ont « collaboré » avec les Etats-Unis retrouvent une place ordinaire en société. La cherté dela vie n’empêche pas de nouveaux contingents de bénéfi-ciaires de la manne pétrolière de s’adonner à une consom-mation frénétique. Aussi l’activité semble-t-elle plus intense dansles rues commerçantes que dans les coulisses du mondepolitique, où des figures de tout bord paraissent aborder ledernier conflit en date avec une nonchalance d’habitués.

(Lire la suite page 6.)

(Lire la suite page 12.)

(Lire la suite page 10.)

CHER HUBERT,Les avis rendus par un «gaullo-mitter-

randien » – intrépide oxymore – connupour son aptitude à dégonfler lesbaudruches pèsent lourd. Ainsi de tonrapport sur le retour de la France dansl’Organisation du traité de l’Atlantiquenord (OTAN), que t’avait demandé en2012 le président François Hollande,confiant – et qui ne le serait ? – en tonexpertise et en ton expérience. Le bruitmédiatique étant inversement propor-tionnel à l’importance du sujet, il n’y apas de quoi s’étonner de la relativediscrétion qui l’a entouré. Les problèmesde défense ne mobilisent guère l’opinion,et la place de la France dans le mondene saurait faire autant de buzz que Babyet Népal, les éléphantes tuberculeusesdu zoo de Lyon. Sauf quand une batailled’Austerlitz nous emplit de fierté,comme récemment avec cette héroïqueavancée dans le désert malien qui, sanstrop de morts ni coups de feu, fit reculerdans la montagne des bandes errantesde djihadistes odieux.

4,90 ! - Mensuel - 28 pages N° 708 - 60e année. Mars 2013

G A Z D E S C H I S T E , L A G R A N D E E S C R O Q U E R I E – page 20

AUX KERGUELEN,ARPENTER LES CONFINSDU MONDEPAR KLAVDIJ SLUBAN

Pages 14 et 15.

! S O M M A I R E C O M P L E T E N P A G E 2 8

Si l’invasion de l’Irak par lesEtats-Unis avait bien commeobjectif le contrôle du pétrole,ainsi que le confirment des docu -ments récemment déclassifiés (lirepage 8), elle se solde par un écheccuisant. La guerre a égalementfait des centaines de milliers devictimes et déstabilisé l’Etat. Sousle masque d’une étonnante nor -malité persistent à Bagdad lestensions politiques et confes-sionnelles.

P A R N O T R E E N V O Y É S P É C I A L P E T E R H A R L I N G *

* Chercheur, a vécu à Bagdad de 1998 à 2004.

(1) En 1981, Régis Debray devient chargé demission pour les relations internationales auprès duprésident François Mitterrand. La même année,M. Hubert Védrine est nommé conseiller à la cellulediplomatique de l’Elysée. (Les notes sont de larédaction.)

Islamistes au pied du murPAR SERGE HALIMI

de jeunes Tunisiens sont déjà partis combattre aux côtés desdjihadistes en Syrie, en Algérie et au Mali.

Le 16 février dernier, à Tunis, les drapeaux djihadistes, justement,voisinaient avec ceux des islamistes d’Ennahda. La foule desmanifestants était dense, mais bien moins que celle de leursadversaires réunis huit jours plus tôt lors de l’enterrement deChokri Belaïd, militant de gauche assassiné par un groupe nonidentifié. Ce meurtre d’un opposant a a"aibli le crédit populaired’Ennahda, rapproché ses adversaires et, apparemment, provoquéla discorde dans ses rangs. Aussitôt désavoué par la plupart deses amis, le premier ministre et secrétaire général du parti islamisteHamadi Jebali proposa de former un «gouvernement de compé-tences nationales sans appartenance politique». Encouragéepar plusieurs formations d’opposition, par l’Union généraletunisienne du travail (UGTT), l’armée, le patronat, l’Algérie, lesambassades occidentales, l’idée revenait à écarter provisoirementEnnahda du pouvoir pour stabiliser la situation, en attendant unenouvelle Constitution et de nouvelles élections. Les manifes-tants du 16 février, hostiles à un tel scénario, défendaient aucontraire la «légitimité» de leur parti en fustigeant les complotsdes médias, de l’étranger, de la France en particulier, de la «contre-révolution», des «résidus de l’ancien régime».

APRÈS d’effroyables violences, brisant des centaines demilliers de vies et ne laissant quasiment personne sans histoiretragique à raconter, l’Irak s’installe dans une nouvelle normalité,mais sans prendre de direction intelligible, sans permettre auxIrakiens de se projeter. « Comment raconter les dix dernièresannées?, s’interroge un romancier qui justement s’y essaie. Leproblème n’est pas le point de départ, mais le point d’arrivée.Pour écrire l’histoire de la guerre d’Algérie, il a fallu attendrequ’elle se termine. Ici, nous sommes toujours dans unesuccession d’événements dont on ne voit pas la fin. » Lastructure même de son livre en chantier, dont chaque chapitresitue le récit par rapport aux temps forts d’une année en parti-culier, le rend tributaire d’un système politique qui ne cessed’entretenir le suspense.

Chargé par le président François Hollande de tirer lebilan du retour de la France dans le commandement intégréde l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN),M. Hubert Védrine a conclu que revenir sur la décisionprise par M. Nicolas Sarkozy en 2009 « ne donnerait à laFrance aucun nouveau levier d’influence ». Régis Debrayconteste cette analyse.

PAR RÉGIS DEBRAY *

LETTRE OUVERTE À M. HUBERT VÉDRINE

La France doitquitter l’OTAN

NAZAR YAHYA. – Image extraite de «Why Book» (Le Livre des pourquoi), 2010

DOSSIER : BILAN D’UNE INTERVENTION OCCIDENTALE

Dix ans après,que devient l’Irak ?

* Ecrivain et philosophe. Dernier ouvrage paru,Modernes Catacombes, Gallimard, coll. «Blanche»,Paris, 2013.

EN TUNISIE, chacun ou presque estime que les acquis dela révolution sont menacés. Reste à savoir par qui. Par uneopposition « laïque » qui refuserait d’admettre que, lors desélections à l’Assemblée nationale constituante d’octobre 2011,les islamistes conservateurs d’Ennahda l’ont largementemporté ? Par ces derniers, qui voudraient utiliser leur victoirepour noyauter l’Etat de l’intérieur, tout en manipulant la peurqu’inspirent les milices salafistes ? Ou, plus simplement, parun manège politique qui rappelle les ballets ministériels de laIVe République française, avec ses blocs parlementaires quiéclatent dès qu’un député ne parvient pas à devenir ministre,ses coups de théâtre qu’on oublie vingt-quatre heures plustard, ses groupuscules innombrables qui se reclassent en perma-nence ? Pendant ce temps, la production minière s’affaisse, letourisme chancelle, l’insécurité s’installe, et plusieurs centaines

L’assassinat d’un militant de gauche le 6 février dernier a provoqué une vague de colère contre le parti islamiste au pouvoir et un changement de premier ministre. Le nouveau gouvernement va devoir se consacrer d’urgence au rétablissement de l’ordre public et à la réduction du chômage.

POLARISATION POLITIQUE EN TUNISIE

MARS 2013 – LE MONDE diplomatique 2

Contrôle fiscalM. Laurent Ruhlmann apporte un

éclairage canadien à la thématiqueabordée par Alexis Spire dans sonarticle «Comment contourner l’impôtsans s’exiler » (février 2013) :

La ville de Montréal perçoit directementla taxe d’habitation. La valeur des immeu-bles est déterminée par un service spécialisé,en fonction des quartiers et des transactionsqui s’y sont réalisées au cours de l’année.Ainsi, administration et contribuables s’en-tendent sur les estimations. Les contesta-tions sont toujours possibles, mais elles sontlongues et ardues.

Les avantages de ce système ? Une plusgrande objectivité des taxes et une plusgrande proximité entre le citoyen et l’admi-nistration perceptrice. Les dérives s’avèrentplus rares, ce qui augmente le sentimentd’égalité devant la loi (même si les habitantsde Montréal ont parfois l’impression queleurs taxes alimentent la corruption).

M. Michel Celso, quant à lui, asouhaité réagir au sujet de l’uti -lisation de l’expression «agent subal -terne» dans le même article :

Je suis cadre B aux finances publiquesde l’Ain et responsable syndical. J’ai appré-cié votre article concernant les coulisses ducontrôle fiscal même s’il ne reflète quepartiellement ce que les agents vivent auquotidien. A un moment, vous expliquez :« Plus de vingt mille emplois ont été sup-primés dans l’ensemble de l’administra-tion des finances publiques, majoritaire-ment parmi les agents subalternes. »D’après le dictionnaire Larousse, le motsubalterne désigne celui « qui occupe unefonction subordonnée, de rang peu élevédans la hiérarchie professionnelle. Qui estinférieur ou qui n’a qu’une importancesecondaire ».

A ce jour, plus de vingt mille emplois ontété supprimés parmi les cadres B et C, lesplus nombreux et parallèlement ceux quisont les plus utiles à nos services. Les rangsdes cadres A et A+ (les plus gradés) n’ont

pas été touchés (des postes ont parfois étécréés). (...) Je trouve dommage que vousemployiez le terme « subalterne », péjora-tif, pour désigner la majorité de mes col-lègues.

Espace public,espace privé

Notre quadruple page dépliable«Aéroports, de l’espace public àl’espace privé» (février 2013) a rap -pelé à M. Jacques Virot certaines deses propres observations :

Cet article me rassure pleinement : non,je ne suis pas atteint de paranoïa ! Ou si jele suis, du moins, je ne suis pas seul. C’estpeu de dire que la médiocrité des produitso!erts à notre convoitise dans les espacesduty free toujours plus envahissants a ledon de m’exaspérer, avec pour e!et immé-diat la transformation instantanée de monportefeuille en hérisson. Suite à la lecture del’article, j’ai d’ailleurs introduit duty freedans mon abécédaire de la pensée unique :« Incitation forcenée à la consommation deproduits superflus. »

Mais le transport aérien n’a pas lemonopole des espaces mercantiles, loin delà. Au printemps 2000, j’ai séjourné troissemaines à Prague. J’y circulais en métro.Il m’est arrivé, dans une ou deux stationsde Staré Mesto [centre historique], dechercher, durant plusieurs minutes, l’accèsaux escaliers mécaniques menant auxquais, dans un dédale de kiosques etd’éventaires de camelots. (…)

J’attire votre attention sur un autre typede lieux désormais voués au mercantilismetriomphant : les musées et monumentsnationaux. Il est impossible de quitter l’ab-baye de Fontevraud, le château de Cham-bord, le château d’Amboise, le Clos Lucé...sans passer par la case marchande. Lesnouveaux gestionnaires de ces lieux ontfait preuve d’une imagination parfois déli-rante pour nous contraindre à la tentationd’achats compulsifs. Il n’y a pas que lesbanques que notre argent intéresse !

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NOUVEAU

FRUGALITÉSoucieux de se forger une image

de «M. Propre», M. Xi Jinping – quideviendra o!ciellement président dela République populaire de Chine au débutdu mois de mars – a appelé les cadrescommunistes à plus de frugalité, à la veilledu Nouvel An lunaire (South ChinaMorning Post, 9 février).

Le chef du Parti communiste, Xi Jinping,dans un e!ort apparent pour lutter contrela corruption et freiner le gaspillagedes fonds publics, a appelé les agencesgouvernementales, les entreprisespubliques et les organismes à but nonlucratif à mettre fin à leurs dépensesextravagantes. (…) Son souhait a étéinterprété par de nombreux responsablescomme une directive politique, etdes millions de dîners d’a!aires [dansdes restaurants de luxe] ont été annulés.

MALBOUFFEA Naples, une nouvelle menace pèse

sur l’alimentation (Theatlanticcities.com,13 décembre 2012).

Manger local est à la mode. Mais, quandils se rendent à l’épicerie, certainsNapolitains, comme Antonio Trotta, lisentles étiquettes pour éviter d’acheterdes fruits, des légumes, de la viandeet même la fameuse mozzarella produitsdans la Campanie, à proximité de Naples.La zone au nord de Naples était jadisun important centre agricole. Mais la mafialocale, la Camorra, a durant des dizainesd’années déversé des déchets provenantd’usines et d’hôpitaux européens,un problème environnemental aggravéchaque nuit lorsque des douzainesde décharges illégales sont mises à feu,

produisant des émanations toxiquesqui flottent sur les pâturages fermierset nimbent les cultures. (...) Selonle sénateur italien Ignazio Marino,président de la commission parlementairedes services sanitaires, environ dix millionsde tonnes de déchets ont été déverséesillégalement au cours des décenniesrécentes. Le pays, autrefois dénommé«Campanie heureuse», (...) a acquisle surnom plus macabre de « triangledu cancer» en 2004, à la suite d’un articlepublié dans le journal médical The Lancet.

FRONTIÈRESDepuis son arrivée au pouvoir en 2006,

le président bolivien Evo Morales réclameau Chili de retrouver l’accès à la mer queson pays a perdu lors de la guerredu Pacifique (1879-1884). Le quotidienchilien Santiago Times s’inquiètedu soutien que Lima vient d’apporterà La Paz (4 février).

Le président péruvien Ollanta Humalaa appuyé la demande bolivienne d’obtenirun accès à la mer, suggérant que la requêteétait «juste et légitime», ce qui rend encoreplus aigu le désaccord entre le Chiliet la Bolivie. (…) M. Humala a rappeléque, depuis longtemps, le Pérou soutientla Bolivie. Les deux pays étaient alliéspendant la guerre du Pacifique, au cours delaquelle la Bolivie a perdu ses territoirescôtiers au profit du Chili. (…) Lorsde la conférence de la Communautéd’Etats latino-américainset caraïbes (Celac) [à la fin du moisde janvier], le président chilien SebastiánPiñera a indiqué : «Le Chili n’est pasdisposé à couper ou diviser son territoire,et je ne crois pas que l’on puisse demanderune chose pareille à un pays.»

PRISONSPendant plusieurs décennies, à la faveur

du durcissement des politiques répressives,le nombre de prisons s’est accru demanière vertigineuse aux Etats-Unis.Depuis deux ans, la situation sembles’être inversée (The Wall Street Journal,11 février).

La combinaison de la baissede la criminalité, de sentences plusclémentes pour les petits délitset de la volonté de réduire les budgetsde l’administration pénitentiaire a entraînéune diminution du nombre de personnesplacées derrière les barreaux. Impensable

il y a quelques années, les fermetures deprisons se multiplient. (…) Dans les zonesrurales, où le bassin d’emploi dépendparfois largement de l’administrationpénitentiaire, les fermeturessont particulièrement di"ciles à vivre.Début janvier, des fonctionnairesde Pennsylvanie ont annoncé qu’ilscomptaient remplacer les établissementsde Cresson et Greensburg par un centreunique à côté de State College.«Les restaurants et les commercesvont en payer les conséquences, expliquele maire de Cresson Patrick Mulhern.Cinq cents emplois d’un seul coup,c’est énorme.»

COURRIER DES LECTEURS

Edité par la SA Le Monde diplomatique, société anonyme avec directoire et conseil

de surveillance. Actionnaires : Société éditrice du Monde, Association Gunter Holzmann,

Les Amis du Monde diplomatique1, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris

Tél. : 01-53-94-96-01. Télécopieur : 01-53-94-96-26Courriel : [email protected]

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Directoire : Serge HALIMI, président, directeur de la publication (01-53-94-96-05),

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de Delphine LACROIX pour l’iconographie)

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Concours étudiants« Le Monde diplomatique » 2013AL’INITIATIVE de l’association des Amis du Monde diplomatique (AMD) (1),

qui regroupe les lecteurs du mensuel et contrôle un quart du capital del’entreprise, la deuxième édition du concours étudiants Le Monde diplo-matique débute le 4 mars 2013.

Plutôt qu’un essai philosophique, chaque candidat est invité à rédiger uneenquête ou un reportage de douze mille signes sur une question sociale,économique, politique ou géopolitique en privilégiant une approche inter-nationale. Quatre articles sélectionnés dans nos archives peuvent lui servirde modèle (www.amis.monde-diplomatique.fr/concours). Un jury présidépar Maurice Lemoine, ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique,étudiera au cours de l’été les textes reçus par l’intermédiaire des corres-pondants locaux des AMD. Les cinq meilleurs seront soumis à l’appréciationde la rédaction du journal. Le lauréat verra son article publié dans le mensuelen fin d’année 2013 et rémunéré.

La date limite de remise des textes est le 15 juillet 2013. Les candidatsdevront joindre une photocopie de leur carte d’étudiant à leur dossier.

Inscriptions par courriel : [email protected]

(1) www.amis.monde-diplomatique.fr

RECTIFICATIF

L’image de Jonx Pillemer accompagnant l’articled’Anne Frintz « Trafic de cocaïne, une piècenégligée du puzzle sahélien » (février 2013) est unconstat photographique d’une intervention artis-tique de Sean Hart (www.seanhart.org).

A partir du mois prochain, Le Monde diplomatique coûtera 5,40 euros.

Nous avons différé cette décision aussi longtemps que possible, alors mêmeque quotidiens et hebdomadaires augmentaient leur prix à un rythme de plusen plus rapide, dans certains cas plusieurs fois par an.

Le dernier relèvement de tarif du Monde diplomatique date d’avril 2010.

Nous savons que notre décision entraînera une difficulté pour certains de noslecteurs déjà confrontés aux conséquences de l’austérité.

Le recul marqué de nos recettes publicitaires, d’une part, le tassement denos ventes en kiosques, d’autre part, nous contraignent cependant à cetteaugmentation. Nous ne voulons pas nous endetter, au risque d’aliéner peu àpeu notre indépendance, ou renoncer à ce qui fait la marque de ce journal :l’enquête partout dans le monde plutôt que le commentaire incessant depolémiques sans portée. Au lieu d’ajouter au vacarme et au sentiment desaturation qui enfantent amnésie et cynisme, nous espérons ainsi susciter undésir de connaissance et d’émancipation. Mais une telle priorité a un prix.

Depuis 2009, 6827 d’entre vous nous ont versé des dons. Ils ont ainsi contribuéà notre équilibre financier et à la réalisation de nombreux projets, dont lelancement en avril prochain d’une nouvelle édition électronique du journal. Il existe,bien sûr, d’autres moyens de nous aider : acheter régulièrement le journal enkiosques, s’y abonner en remplissant les bulletins qui se trouvent dans chaquenuméro ou en passant par notre site, privilégier le prélèvement automatique.

L’avenir d’une presse écrite qui refuse le journalisme de racolage, les diktatsde l’instantanéité et les compromissions avec les puissances d’argent n’estpas garanti. Il dépend de vous.

S. H.

A nos lecteurs

3 LE MONDE diplomatique – MARS 2013

PANIQUE MORALE, FRÉNÉSIE DE SONDAGES

Ce qu’ils appellent droitisation

d’il y a vingt ans. La deuxième, enrelayant la critique obsolète du totalita-risme, ressuscite la rhétorique du « ni-ni », énième résurgence de la « troisièmevoie » centriste censée se frayer depuisles années 1930 un chemin entre lesextrêmes.

La surprenante unanimité et la pauvretédes diagnostics viennent peut-être de cequ’on ne se soucie guère de savoir de quoil’on parle. Pour les uns, la droitisationexprime le glissement des opinions versl’extrême droite, traduction d’une radica-lisation. Pour d’autres, ce serait unmouvement vers la droite des prises depositions politiques, socialistes compris.On peut en arriver ainsi à des conclusionsinverses. Avec, dans le premier cas, lafocalisation sur les thèmes d’extrêmedroite, en particulier xénophobes ouracistes, exprimée avec agressivité. Et,dans un second cas, un accord assez large,une sorte de consensus libéral ou de « findes idéologies». Or les indices de ces deuxtendances coexistent. D’une part, le renfor-cement électoral et la normalisation duFront national, la concurrence entrediverses formations politiques sur lesthèmes de ce parti – insécurité, menaceislamique, confiscation fiscale, abus deprestations sociales, préférence nationale.D’autre part, un consensus des partis degouvernement sur le marché, le libre-échange, l’entreprise privée et la réductiondes dépenses publiques.

PAR ALAIN GARRIGOU *

Au renoncement du gouvernement français à la plupart deses engagements économiques et sociaux (interdiction deslicenciements boursiers, domptage de la finance) répondcomme en écho la mobilisation des forces conservatricescontre la loi sur le «mariage pour tous». Doit-on pour autantconclure à une droitisation de la société ? Il faudrait d’abords’accorder sur ce que signifie réellement cette expression.

«ASSISTANAT », immigration, exilfiscal suscitent de plus en plus de réac-tions de retour à l’ordre, de célébration del’autorité, de justification des inégalités.De la droite à la gauche de l’échiquier poli-tique, le diagnostic de la droitisationsemble faire l’unanimité, que ce soit pours’en réjouir, pour s’y adapter avec ou sanscomplexes, pour s’en accommoder avecrésignation ou mauvaise conscience, oupour s’en navrer. En 2007, lors de l’élec-tion de M. Nicolas Sarkozy, le diagnosticétait parfois tempéré par la résistance des« valeurs humanistes (1) ». Aujourd’hui,il le serait par l’approbation de réformessociétales comme le «mariage pour tous».Il n’empêche : dans les domaines écono-mique, social et politique, la chose seraitclaire. Ne resterait plus qu’à en mesurerl’ampleur et la vitesse. Or, mieux vaudraitcomprendre la droitisation que répéter desexplications toutes faites.

On reparle de la « défiance » desFrançais, comme il y a cinq ans, enassociant à ce vocable tantôt la vieilleidée d’une crise de la démocratie repré-sentative, selon laquelle les élus repré-senteraient mal les citoyens, tantôt cellede la montée du « populisme », une visionaccusatoire mettant les extrémismes dedroite et de gauche sur un même pied. Lapremière idée réactive les thèmes de l’anti-parlementarisme d’il y a plus d’un siècleet les explications de la progression duFront national et de l’abstention électorale

Relayée quotidiennement par desmédias aussi puissants que la chaîne FoxNews, la dimension conspirationniste estplus prononcée aux Etats-Unis qu’enEurope. Dans les sociétés européennes,on est moins convaincu par la légitimationpuritaine de l’enrichissement et davantageintéressé aux bénéfices bien réels de l’Etatsocial, ce qui en limite la critique auxabus commis par les « étrangers », les« paresseux », les « assistés ».

La droitisation prend donc des voiesplus discrètes sur le Vieux Continent.Quand des magazines dont on peutsupposer qu’ils ne se sont pas concertéstitrent la même semaine sur les francs-maçons – « Ces francs-maçons qui nousgouvernent » (Le Nouvel Observateur,3 janvier 2013) ; « Hollande et ses francs-maçons » (Le Point, 7 janvier 2013) –, ilsentretiennent une vision complotistefeutrée (4). Et comme il faut changer desujet, « Nos ennemis islamistes »couronnent les têtes pati bulaires dequelques chefs terroristes (Le Point,24 janvier 2013), rappelant les portraits-types des expositions antisémites d’unautre temps.

Ces couvertures à sensation ne sontplus motivées par des objectifs commer-ciaux, assurent les patrons de presse. Sitel est le cas, exprimeraient-elles alorsles nouvelles visions d’une professionjournalistique touchée par la crise ettraduisant une peur du déclassementpartagée par nombre de lecteurs ? Lesqualités critiques élémentaires du travailintellectuel semblent se résumer au dévoi-lement des « secrets » et des « complots ».Mais où est la vertu critique quand lesquestions les plus racoleuses et les moinsgénéreuses s’alignent sans que nul n’yprenne plus garde – et encore moins nes’en alarme ?

ou encore « les chefs d’entreprise, les artisans et commerçants (…) terro-risés à l’idée d’un contrôle fiscal, ou pis,d’une rencontre avec un inspecteur dutravail » (3). Les discours déplacent lesfrontières. L’espace du politiquementpensable s’élargit avec celui du politi-quement dicible.

* Professeur de science politique à l’universitéParis-Ouest Nanterre - La Défense. Coauteur, avecRichard Brousse, de Manuel anti-sondages. Ladémocratie n’est pas à vendre !, La ville brûle,Montreuil-sous-Bois, 2011.

Hantise du déclassement social

Prédication du chacun pour soi

(1) La droitisation aurait été un «trompe-l’œil» parceque la montée des valeurs d’ordre n’entraîne «pas derecul des valeurs humanistes» (Etienne Schweisguth,«Le trompe-l’œil de la droitisation», Revue françaisede science politique, vol. 57, no 3-4, Paris, 2007).

(2) Richard Hofstadter, Le Style paranoïaque.Théories du complot et droite radicale en Amérique,Bourin Editeur, Paris, 2012. Le Monde diplomatiquea publié les «bonnes feuilles» de cet ouvrage dans sonnuméro de septembre 2012 sous le titre « Le styleparanoïaque en politique ».

(3) Jean-François Copé, Manifeste pour une droitedécomplexée, Fayard, Paris, 2012.

(4) Libération.fr (28 février 2012) recensaitentre 2009 et 2012 cinq couvertures de L’Express etdu Point consacrées aux francs-maçons, quatre pourLe Nouvel Observateur. Oubliant sans doute ce qu’ilavait déclaré auparavant – «cela finit par lasser toutle monde» –, le directeur de ce dernier, Laurent Joffrin,se justifiait le 5 janvier 2013 sur France Inter : « Il yen a pas mal au gouvernement. Et puis, ils ont uneinfluence.»

(5) Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Editionsde Minuit, Paris, 1970.

fonctionnaires, etc. Le style paranoïaquedont parlait Richard Hofstadter, joignantla mentalité conspirationniste à la haine dela fiscalité, de la bureaucratie, des intel-lectuels et surtout des étrangers, ne faitpas seulement des émules aux Etats-Unis (2). Pêle-mêle, des majorités sonda-gières se dessinent ou s’accroissent enfaveur de la peine de mort, de la libreentreprise contre l’Etat, de l’augmentationde la durée du travail, etc.

Un lien existe entre les deux concep-tions de la droitisation. Ce n’est point quel’axe médian du débat politique déplacévers la droite repousse mécaniquementcelle-ci vers l’extrême droite, mais lesluttes partisanes conduisent forcément àune surenchère dans la recherche desdifférences. Les politiques pratiquentl’art de la litote pour exprimer des penséeslimites en évoquant, comme M. Jean-François Copé, président de l’UMP etadepte d’une « droite décomplexée », « cesparents d’élèves traumatisés parce qu’unde leurs fils, qui prenait son goûter à lasortie du collège, s’est fait arracher sanourriture des mains par une bande dejeunes qui se prenaient pour une brigadeiranienne de promotion de la vertu » ; ou« un “racisme anti-Blancs” [qui] sedéveloppe dans les quartiers de nosvilles » ; ou « les sans-papiers [qui] sontdésormais les seuls à pouvoir bénéficierd’un système 100 % pris en charge » ;

LA DROITISATION conçue comme uneradicalisation politique retient davantagel’attention : plus tonitruante, plus déran-geante. Des changements aussi profondsque la mondialisation, la crise de la dette,l’explosion du chômage, le renforcementdes pays émergents, l’enrichissement desriches, la paupérisation des classesmoyennes et la clochardisation despauvres, pour ne prendre que quelqueséléments d’un inventaire à donner letournis, ont forcément des effets poli-tiques. L’angoisse est accrue par lesouvenir de la crise des années 1930, quia bouleversé le XXe siècle et engendréles catastrophes politiques que furent lesfascismes et la guerre.

Il y a peu, on s’alarmait des scores despartis d’extrême droite en France, enBelgique, en Hongrie ou aux Pays-Bas.Mais leur montée en puissance apparaîtdésormais plus lente ou moins ample,alors qu’ils sont rarement parvenus aupouvoir (si ce n’est dans une positionmarginale comme le parti du défunt JörgHaider en Autriche), ou seulement dansdes institutions locales (comme le VlaamsBlok en Belgique). D’autres mouvementsse sont signalés qui, tel le Tea Party auxEtats-Unis, visent à faire pression sur lesformations politiques institutionnelles, leParti républicain dans le cas d’espèce.Avec, à l’arrière-plan, la hantise du déclas-sement social d’une population plutôtblanche, parfois modeste, plus sensible àla menace venue d’en bas, celle des pluspauvres, des étrangers, qu’à l’enrichis-sement des riches – sensible à la « race »mais pas à la classe. Cela n’a pas permisau candidat républicain, qui avait donnédes gages à son extrême droite, de gagner.On a même suggéré que cet ancrage avaitjoué un rôle dans sa défaite.

Si, en 2007, l’inflexion à droite dudiscours de M. Sarkozy avait favorisé lereport sur son nom des suffragesd’extrême droite, la même stratégie nelui a pas permis d’être réélu cinq ans plustard. Toutefois, la défaite ayant été pluscourte que prévu, l’Union pour unmouvement populaire (UMP) sembles’être convaincue de la nécessité de seradicaliser. Ses militants apparaissentdésormais très proches de ceux du Frontnational sur les thèmes de l’immigrationet de la sécurité, mais largement aussi,et, cette fois, contre l’avis de leursdirigeants, sur les questions économiqueset financières du protectionnisme et del’euro.

Il faut croire que la question de la radica-lisation revêt un caractère d’urgence pourque pas moins de trois sondages soientvenus attester la montée des valeursd’extrême droite en janvier 2013. L’und’eux a même soutenu que 87 % desFrançais désiraient un «vrai chef en Franceafin de remettre de l’ordre » (Le Monde,25 janvier 2013). Cette formulation auxéchos de bruits de bottes donne une consis-tance à des discours violents plus fréquentset déjà décomplexés contre les immigrés,les délinquants, les « assistés », les

MIGUEL SANCHO. – «Ballon bleu », 1999

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IL N’Y AURAIT plus rien à dire non plusquand des sondeurs (Ipsos - Le Monde,25 janvier 2013) sollicitent des volontairesdont ils savent qu’ils sont plutôt classésà droite, et redressent l’échantillon enrémunérant d’autres sondés. Cela afin deleur poser des questions sur le « racismeanti-Blancs » (qui existerait donc), ou surl’« effort d’intégration » des immigrés enFrance (forcément une questiond’« effort »). Et de leur offrir des alterna-tives aussi biaisées que la « confiance »que certains accordent à « la plupart desgens », par opposition au surcroît de« prudence » que devraient susciter les«autres» (qui sont les autres?). Puis enfinde leur proposer de dire si l’on « se sentou pas chez soi comme avant » (« chezsoi » en France, mais avant quoi ?). Quantà ces coups de sonde qui benoîtementsuggèrent que peut-être « l’autorité estune valeur trop souvent critiquée en

France », comment des professionnelsont-ils pu commettre cette faute deméthode flagrante consistant à déclencherl’effet d’acquiescement ?

Le bal des idées reçues mêlant unevulgate néolibérale et un grossier bonsens contribue à la droitisation des espritsquand il magnifie l’égoïsme. Commentpeut-on attendre ensuite des citoyens qu’ilscroient que les dirigeants politiquesservent l’intérêt général ? Il serait pourle moins aberrant d’attendre des politiquesun comportement altruiste qu’ils seraientbien les seuls à démontrer. Diffusée àlongueur de temps dans l’espace public,la prédication du chacun pour soi estd’autant plus puissante qu’elle prend appuisur une forme de méfiance populaire,cette disposition des gens modestes à qui«on ne la fait pas» (5). On ne leur donnerapas forcément tort.

Ce cynisme généralisé est en tout casle viatique le plus ordinaire de ces discourspublics derrière lesquels se cacheraittoujours la dispute des places, dessuffrages, de l’argent ou du pétrole. Moinsconservateurs et traditionalistes qu’ils lecroient, les idéologues médiatiques encou-ragent une fascisation pour le momentcantonnée aux esprits, car le principe duchacun pour soi interdit par définitiontoute mobilisation des masses. Cela doit-il nous rassurer ?

Guatemala : un dictateur poursuivi,un président inquiété

Chantage à l’emploiet licenciements boursiers

Du Brésil au Pérou,pour la justice sociale.Un webdocumentaire

de Philippe Revelli

Barack Obama vire-t-il enfinà gauche ?,

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Quelle coalition pour Israël ?,par Dominique Vidal

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LA VALISE DIPLOMATIQUE

La régulation bancaire au pistoletà bouchon,

par Frédéric Lordon(«La pompe à phynance»)

François Hollande, l’Inde fantasméeet l’Inde réelle,

par Martine Bulard(«Planète Asie»)

La révolte, c’est top,par Emilie Laystary(«Le lac des signes»)

La CIA, procureur, juge et bourreau,par Philippe Leymarie(«Défense en ligne»)

25 janvier. Révolutionet contre-révolution en Egypte,

par Alain Gresh(«Nouvelles d’Orient»)

Sur le site du Monde diplomatique

w w w . m o n d e - d i p l o m a t i q u e . f r

MARS 2013 – LE MONDE diplomatique 4

ETENDUS sur un trottoir, dans le centre-ville duCap, des hommes en combinaison de travailprofitent de leur heure de pause au pied d’unéchafaudage. Pas question d’en perdre une minuteou de faire du zèle. «On est payés au lance-pierre»,sourit un maçon, dévoilant une dent en or. Pourtant,avec l’équivalent de 1100 euros par mois, il n’estpas à plaindre. Il est vrai qu’avant la Coupe dumonde de football, accueillie par l’Afrique du Suden 2010, les syndicats de la construction ont obtenudes augmentations substantielles, de 13 à 16 %,en menaçant de ne pas finir les chantiers à temps…

Mais cette situation reste exceptionnelle. Latension sociale est palpable depuis que, le16 août 2012, la police a tué trente-quatre mineursen grève à Marikana, une mine de platine proche deJohannesburg (1). Pour la population, quel symbole!Les forces d’un Etat démocratique et multiracial,dirigé depuis 1994 par le Congrès national africain(African National Congress, ANC), tiraient sur desmanifestants, comme au temps de l’apartheid ; surces travailleurs qui constituent sa base électoralehistorique, l’écrasante majorité noire et démunie del’Afrique du Sud. Dans ce pays industrialisé, seulmarché émergent au sud du Sahara, les ménagespauvres, à 62 % noirs et à 33 % métis, représententplus de vingt-cinq millions de personnes, soit lamoitié de la population du pays, selon des chiffrespubliés fin novembre par les institutions nationales.

L’onde de choc est comparable à celle dumassacre de Sharpeville, dont les événements deMarikana ont réveillé le souvenir. Le 21 mars 1960,la police du régime d’apartheid (1948-1991) avait tuésoixante-neuf manifestants noirs qui protestaientdans un township contre le pass imposé aux «non-Blancs» pour se rendre en ville. Quand la nouvelledu drame était arrivée au Cap, la population deLanga, un township noir, avait réduit les bâtimentspublics en cendres.

Les mêmes réactions en chaîne se produisentaujourd’hui. Dans le sillage de Marikana, lesemployés des secteurs des mines, des transports

et de l’agriculture multiplient les grèves sauvages.Les ouvriers agricoles de la province du Cap-Occidental réclament le doublement de leur salaire,150 rands (15 euros) par jour au lieu des 7 eurosgarantis par leur salaire minimum. Résultat :vignobles incendiés, magasins pillés et épreuve deforce avec la police. Le tout sur fond de licen-ciement des grévistes et d’absence de dialoguesocial. En novembre, dans le village de De Doorns,à cent quatre-vingts kilomètres du Cap, deuxouvriers agricoles ont été tués lors d’une manifestation.

Chez Lonmin, les mineurs ont décroché, aprèssix semaines d’action, une augmentation de 22 %et une prime de 190 euros, au lieu du triplement deleur salaire, qu’ils voulaient voir passer de 400 à1 200 euros. Dans les fermes de De Doorns, leCongrès des syndicats sud-africains (Congress ofSouth African Trade Unions, Cosatu) a pris le trainen marche et obtenu, le 5 février, une hausse de52 % des salaires, atteignant ainsi 105 rands(10 euros) par jour. «C’est la métastase d’un seul etmême cancer, commente M. Andile Ndamase,délégué syndical dans une entreprise de ciment duCap et membre désillusionné de l’ANC. Les émeutesont commencé bien avant Marikana, et l’agitationn’a fait que s’aggraver depuis. On manifeste pourdes lendemains meilleurs qu’on est las d’attendre…»

Le bras de fer social fait partie de l’héritagepolitique de l’apartheid. Les syndicats noirs duCosatu ont été autorisés en 1985 par un régimeraciste aux abois. La centrale a alors participé à unvaste front de protestation, alors que M. NelsonMandela était encore en prison et l’ANC interdit.Ses appels à la grève générale ont contribué àparalyser l’économie du pays, frappée à partir de1985 par des sanctions internationales.

Aujourd’hui, les syndicats noirs, forts de plusde deux millions d’adhérents, réclament au gouver-nement une vraie politique sociale et de meilleuresconditions de travail pour tous. Mais, particularitésud-africaine, ils sont… au pouvoir. Avec le Particommuniste sud-africain et l’ANC, ils constituentdepuis 1990 une alliance tripartite « révolutionnaire»censée œuvrer à la transformation de la société.Communistes et syndicalistes représentent l’ailegauche de l’ANC, que le parti s’efforce de brideren distribuant le pouvoir. Les dirigeants commu-nistes occupent ainsi régulièrement des postesministériels, tandis que ceux du Cosatu siègent aucomité exécutif national de l’ANC. Leur contestationde la gestion libérale de l’économie par l’ANC yperd en crédit (2).

A la gare de Khayelitsha, le plus grand townshipnoir du Cap, la foule afflue tôt le matin pour acheterson billet de train : 8,50 rands (85 centimes d’euro)pour un aller simple vers le centre-ville. La cartemensuelle pour les transports publics coûte10 euros, soit 5 % du salaire moyen d’un agentde sécurité privée (200 euros). Des femmesfinissent leur trop courte nuit pendant le trajet. Desvendeurs ambulants proposent des chips, desboissons, des chaussettes, des boucles d’oreilles.A l’arrivée, beaucoup montent sur le toit de la garecentrale du Cap, où se trouve la gare routière. Desfiles de fourgonnettes, une vraie ruche de taxiscollectifs, desservent les banlieues résidentiellesblanches où se trouvent les emplois. Ces taxis,détenus par des opérateurs privés, pallient leslacunes des transports publics. Du matin jusqu’ausoir, ils assurent l’essentiel des déplacements del’Afrique du Sud noire et sans voiture. Au débutdu trajet, les pièces de 5 rands passent de mainen main, pour arriver jusque dans les poches duchauffeur.

«J’ai peur que les roues ne soient en train de sedétacher», soupire M. Sipho Dlamini, un passagersexagénaire, en polo et blue-jeans, évoquant parailleurs la situation politique du pays. Il se décritcomme un unsung hero («héros inconnu») de lalutte contre l’apartheid. Ex-combattant de la branchearmée de l’ANC, il a passé ses meilleures années

à lutter pour un changement «de son vivant». « Inour lifetime» était le leitmotiv des Sud-Africains dansles années 1980, en mémoire des générations quis’étaient battues en vain depuis la fondation del’ANC, en 1912. La déception de M. Dlamini vientnon seulement de la «corruption des élites noires»,mais aussi d’un état d’insurrection permanente,« tellement banal qu’on n’y prête plus attention».Selon les données de la police, le pays a connutrois émeutes par jour en moyenne entre 2009et 2012. Une augmentation de 40 % par rapport àla période 2004-2009, relève le sociologue PeterAlexander (3).

A Marikana, une injustice flagrante a toutdéclenché : l’augmentation des salaires des contre-maîtres, mais pas de ceux des mineurs. Autre motifde colère : le recours généralisé à des agencesprivées pour recruter des intérimaires et limiter lepoids des syndicats. Une pratique que le Cosatucondamne, mais sur laquelle, dans la pratique, ilferme les yeux. La raison? Les intérêts de ses amisde l’ANC – parmi lesquels le fils du président,M. Duduzane Zuma, à la tête de JIC MiningServices –, très présents dans cette filière.

Pour la première fois, à Marikana, le Syndicatnational des mineurs (National Union of Mine -workers, NUM), affilié au Cosatu et parmi les plusimportants du pays, a été débordé par un conflitsocial. Une nouvelle structure indépendante, leSyndicat de l’association des travailleurs des mineset de la construction (Association of Mineworkersand Construction Union, AMCU), a pris la tête dela contestation en promettant une augmentation de300 %. En face, l’Anglo American Platinum (Amplats)a annoncé le 15 janvier 2013 la suppression dequatorze mille emplois, soit 3% de la main-d’œuvreminière.

Facteur aggravant, le dialogue social se révèledéfaillant. Même après la tragédie, la direction deLonmin a continué de poser des ultimatums pourla reprise du travail et de brandir des menaces delicenciement. Cette brutalité n’est pas seulementune séquelle de l’apartheid. « La politisation desconflits sociaux, qui entraînent la remise en causede l’ANC ou de ses dirigeants, fait peur aux grandsgroupes miniers, explique M. Thaven Govender,un jeune entrepreneur d’origine indienne, impor-tateur et revendeur d’équipements miniers. Enréalité, tout le monde sortira perdant de cetteaffaire, les grévistes comme les syndicats ou l’ANC.Les grandes entreprises emploient des mineursparce que la main-d’œuvre est bon marché enAfrique du Sud. Pour éviter de nouveaux Marikana,ils vont mécaniser et licencier à tour de bras. »

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* Journaliste.

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S A B I N E C E S S O U *

LE RÉGIME ARC-EN-CIEL DISCRÉDITÉ

Trois émeutespar jour

en Afrique du Sud

« On manifeste pourdes lendemains qu’onest las d’attendre »

En dépit d’accusations de corruption, le président Jacob Zuma a été réélu à la direction du Congrès national africain (ANC) le 18 décembre dernier. Mais les signes de fragilisation se multiplient, comme la création du parti Agang (« Construisons ») par la célèbre militante antiapartheid Mamphela Ramphele, en vuede l’élection présidentielle de 2014. La sanglante répression de lagrève des mineurs de Marikana, le 16 août 2012, a révélé l’ampleur dela crise sociale et les débats qu’elle suscite dans le pays.

(1) Lire Greg Marinovich, «Une tuerie comme au temps de l’apar-theid», Le Monde diplomatique, octobre 2012.

(2) Lire Achille Mbembe, «Le lumpen-radicalisme du présidentZuma », Manière de voir, no 108, « Indispensable Afrique »,décembre 2009 - janvier 2010.

(3) Peter Alexander, «A massive rebellion of the poor», Mail andGuardian, Johannesburg, 13 avril 2012.

KIM LUDBROOK. – Grève des mineurs sud-africains de Lonmin, 2012

STRINGER. – Grève des mineurs sud-africains, 2012

Calendrier des fêtes nationales 1er - 31 mars 2013

3 BULGARIE Fête nationale6 GHANA Fête de l’indépend.

12 MAURICE Fête nationale17 IRLANDE Fête nationale20 TUNISIE Fête de l’indépend.21 NAMIBIE Fête de l’indépend.23 PAKISTAN Fête nationale25 GRÈCE Fête de l’indépend.26 BANGLADESH Fête de l’indépend.

L’Anglo American Platinumveut supprimerquatorze mille emplois

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LE MONDE diplomatique – MARS 20135

Le président Jacob Zuma ne s’est déplacé quequelques jours après les faits. Et il n’a pas rencontréles mineurs, mais la direction de Lonmin. Sonennemi politique, M. Julius Malema, 31 ans, ex-président de la Ligue des jeunes de l’ANC, exclude l’ANC en avril pour « indiscipline », en a profitépour occuper le terrain. Se faisant le porte-parolede la base déçue, il a pris le parti des grévistes. Illes a accompagnés au tribunal, où ils ont dans unpremier temps été eux-mêmes accusés de meurtre,en vertu d’une ancienne loi antiémeute de l’apar-theid. Cette loi permettait de retourner uneaccusation de meurtre contre de simples manifes-tants, en leur reprochant d’avoir provoqué lesforces de sécurité. Au vu du tollé, le chef d’incul-pation visant deux cent soixante-dix mineurs afinalement été levé et une commission d’enquêtenommée. M. Malema a saisi cette occasion pourappeler une énième fois à la nationalisation desmines et pour dénoncer la collusion entre pouvoir,bourgeoisie noire, syndicats et « grand capital »(lire l’encadré).

Les observateurs se demandent qui, de l’ANCou du Cosatu, implosera le premier sous la pressionsociale. Or les dynamiques à l’œuvre, pluscomplexes qu’une simple opposition droite-gauche, empêchent précisément toute scission.

Ces questions n’intéressent guère M. DumisaneGoge, un born free (« né libre») qui n’a pas connul’apartheid. Ce jeune de 20 ans, crâne rasé, cicatricessur le visage et faux diamant à l’oreille, n’a pasl’intention de faire usage de son droit de vote lorsdes prochaines élections générales en 2014. «Notreliberté, ce n’est que du papier, affirme-t-il. Le droitde vote, ça ne veut rien dire, quand on a le choix

Système de « corruption légalisée »

DEPUIS la présidence de M. Thabo Mbeki (1999-2008), lacollusion entre le monde des affaires et la classe dirigeantenoire est patente. Ce mélange des genres trouve son incar-

nation dans la personne de M. Cyril Ramaphosa, 60 ans, successeurdésigné de M. Zuma, élu vice-président du Congrès nationalafricain (African National Congress, ANC) en décembre 2012. A laveille du massacre de Marikana (lire l’article ci-dessus),M. Ramaphosa avait envoyé un message électronique à la directionde Lonmin, lui conseillant de résister à la pression exercée par lesgrévistes, qu’il qualifiait de «criminels».

Propriétaire de McDonald’s Afrique du Sud et président, entreautres, de la société de télécommunications MTN, M. Ramaphosaest aussi l’ancien secrétaire général de l’ANC (1991-1997) et duSyndicat national des mineurs (National Union of Mineworkers[NUM], 1982-1991). Acteur central des négociations de la transitiondémocratique, entre 1991 et 1993, il sera évincé par M. Mbeki dela course à la succession de M. Nelson Mandela. En 1994, le voicirecyclé dans les affaires, patron de New African Investment (NAIL),première société noire cotée à la Bourse de Johannesburg, puispremier milliardaire noir de la «nouvelle» Afrique du Sud. Il dirigeaujourd’hui sa propre société, Shanduka, active dans les mines,l’agroalimentaire, les assurances et l’immobilier.

Parmi ses beaux-frères figurent M. Jeffrey Radebe, ministre de lajustice, et M. Patrice Motsepe, magnat des mines, patron d’AfricanRainbow Minerals (ARM). Celui-ci a tiré profit du Black EconomicEmpowerment (BEE) mis en œuvre par l’ANC : censé profiter auxmasses «historiquement désavantagées», selon la phraséologiede l’ANC, ce processus de «montée en puissance économiquedes Noirs» a en fait favorisé la consolidation d’une bourgeoisieproche du pouvoir. M. Moeletsi Mbeki, le frère cadet de l’ancien

chef d’Etat, universitaire et patron de la société de production audio-visuelle Endemol en Afrique du Sud, dénonce un système de« corruption légalisée ». Il souligne les effets pervers du BEE :promotion «cosmétique» de directeurs noirs (fronting) dans lesgrands groupes blancs, salaires mirobolants pour des compétenceslimitées, sentiment d’injustice chez les professionnels blancs dontcertains préfèrent émigrer.

Si l’adoption d’une charte de BEE dans le secteur minier, en2002, en a fait passer 26 % entre des mains noires, elle a aussipromu nombre de barons de l’ANC à des postes de directionimportants. M. Manne Dipico, ancien gouverneur de la provincedu Cap-Nord, occupe ainsi la vice-présidence des opérationssud-africaines du groupe diamantaire De Beers. Le BEE a aussifavorisé des anciens de la lutte contre l’apartheid, qui ont renforcéleur position d’influence au sein du pouvoir. M. Mosima (« Tokyo »)Sexwale, patron du groupe minier Mvelaphanda Holdings, a prisen 2009 la direction du ministère des human settlements(bidonvilles).

Quant à M. Patrice Motsepe, il se distingue dans le classementForbes 2012 au quatrième rang des fortunes d’Afrique duSud (2,7 milliards de dollars). Il a rendu un grand service à l’ANCen annonçant le 30 janvier le don de la moitié de ses avoirsfamiliaux (100 millions d’euros environ) à une fondation qui porteson nom, pour aider les plus pauvres. Même s’il ne fait pasd’émules, on ne pourra plus reprocher à l’élite noire de ne paspartager son argent.

S. C.

(1) Carol Paton, « Patrice Motsepe’s ARM is Cosatu’s biggest private donor »,Business Day, Rosebank, 19 septembre 2012.

entre l’ANC et l’ANC.» A 16 ans, M. Goge a purgéune peine de quatre mois de prison pour avoirdévalisé un magasin de meubles en compagnied’amis, avec lesquels il formait un petit gang. Sejurant de ne plus jamais remettre les pieds dans unecellule, il a repris des études, passé son bac et intégréune école de marketing du Cap, qu’il paie entravaillant à temps partiel dans une station-service.Il n’attend rien de ceux qu’il appelle les fat cats(«pleins aux as»), les hommes au pouvoir. «Zuma sefait construire un palace de 240 millions de rands[23 millions d’euros] à Nkandla, son village duKwazulu-Natal, alors que dans les écoles les élèvesn’ont même pas de manuels !», s’indigne-t-il.

La bourgeoisie noire vit loin des townships, oùelle ne redistribue pas – ou peu – ses richesses.Ses goûts de luxe et son opulence ont éclaté augrand jour sous la présidence de M. Thabo Mbeki(1999-2008), à la faveur de la croissance desannées 2000. Mais, depuis l’arrivée au pouvoir deM. Zuma, en 2009, l’archevêque Desmond Tutu (4)et le Conseil des églises d’Afrique du Sud necessent de dénoncer un « déclin moral » bien plusgrave que le prix mirobolant des lunettes de soleilde ceux que l’on surnomme les Gucci revolutio-naries. «Les relations peuvent se tisser de manièreouvertement vénale, sourit un avocat d’affairesnoir qui préfère garder l’anonymat. On parle desexe à table, et pas seulement à propos de notreprésident polygame ! La corruption s’étale… »A tel point que, lorsqu’un ancien cadre de De Beersest accusé de corruption par la presse, il lance :«You get nothing for mahala…» (« On n’a rien sansrien. »)

Tout comme la rébellion des pauvres, lesmeurtres politiques ne font pas la «une» en Afriquedu Sud. Pourtant, on s’entre-tue dans les provincesdu Kwazulu-Natal, du Limpopo ou du Mpumalangapour des positions de pouvoir qui favorisent pots-de-vin et commissions juteuses sur des marchéspublics. Lydia Polgreen, journaliste au New YorkTimes, s’est attiré les foudres de l’ANC en relatantle phénomène (5).

La montée de la violence inquiète dans ce quireste un modèle de démocratie en Afrique. Avantleur dernier congrès, en décembre 2012, les membresde l’ANC en sont venus aux mains pour faire passerl’un ou l’autre de leurs candidats. Des chaises ont volédans le Cap-Oriental, on s’est battu à coups de poingdans le nord-ouest du pays, et un gang armé a faitirruption lors d’une réunion de l’ANC dans lestownships de l’East Rand, près de Johannesburg.Les pro-Zuma n’ont pas hésité à menacer physi-quement les partisans du vice-président KgalemaMotlanthe, qui briguait la présidence du parti. Leseffectifs de l’ANC ont beaucoup gonflé ces derniersmois, alimentant par ailleurs une polémique sur l’exis-tence de «membres fantômes» qui auraient permisà M. Zuma de l’emporter face à son rival, réputé plusintègre et bien placé dans les sondages.

L’ANC, parti hégémonique qui remporte les deuxtiers des suffrages depuis les premières électionsdémocratiques de 1994, joue à la fois le rôle demajorité et d’opposition, faute de partis d’envergurecapables de s’imposer dans le débat. Seulel’Alliance démocratique, dirigée par Mme Helen Zille,une femme blanche de 61 ans, ancienne maire duCap et première ministre de la province du Cap-Occidental, parvient à se faire entendre. Cependant,elle attire l’électorat blanc et métis, mais peine àconvaincre les Noirs. Avec 16,6 % des voix en 2009,sa formation ne dispose que de soixante-sept siègesau Parlement, sur un total de quatre cents, dontdeux cent soixante-quatre à l’ANC.

Les années de clandestinité, de suspicion et demanœuvres d’infiltration par la branche spéciale dela police de l’apartheid ont produit une culturepolitique particulière au sein de l’ANC. «L’essentielse passe dans les coulisses, et non sur la placepublique », constate le politologue sud-africainWilliam Gumede. La sacro-sainte unité demeure,même si les ennemis d’hier, les nats du Parti nationalafrikaner, ont disparu du paysage politique. Exposerau monde extérieur les dissensions internes relèvetoujours du tabou. D’où les relations tendues dupouvoir avec la presse.

Quant aux accusations de trahison portées parles militants de l’aile gauche du parti, elles sontsouvent exprimées à demi-mot. En revanche, lesecrétaire général du Cosatu, M. Zwelinzima Vavi,l’un des plus critiques vis-à-vis de M. Zuma, neprend pas de gants : sur Twitter, il dénonce « lacorruption, la médiocrité, les mauvaises politiques»,et, dans un jeu de mots, reproche à l’ANC d’êtreun parti «absolument inconséquent» («AbsolutelyNo Consequences» : ANC), «qu’il s’agisse de vols,de manuels scolaires ou de corruption». Il fait ainsiallusion à l’impunité qui règne au sommet du

pouvoir. Il a reçu des menaces de mort, et on lesoupçonne de vouloir lancer une formation politiqueconcurrente.

Les luttes de pouvoir au sein du parti hégémo-nique sont à la fois sournoises et violentes. Ainsi,M. Mbeki, après avoir évincé son rival CyrilRamaphosa dans les années 1990, avait ensuitelimogé M. Zuma, son propre vice-président,poursuivi en justice à la fois pour viol et pourcorruption. Celui-ci avait alors eu beau jeu de fairepasser ces procès – pourtant fondés – pour unénième complot inventé par un chef d’Etat connupour ses intrigues. Il avait ainsi pu mobiliser un vastefront en sa faveur.

Alors que M. Mbeki, technocrate formé auRoyaume-Uni, était perçu comme un ancien exilépeu charismatique, coupé des masses et nesupportant pas la critique, M. Zuma campaitl’authentique Zoulou, polygame comme le sontquelques chefs de village du Kwazulu-Natal – maistrès peu d’hommes dans les grandes villes. Sesamis le présentaient comme un «vrai Africain», un« titan politique» sans diplômes, ayant gagné sesgalons au combat. Sa victoire laissa l’ANC profon-dément divisée après son congrès de Polokwane,en décembre 2007. Premier acte de dissidence :en octobre 2008, M. Mosiuoa (« Terror ») Lekota,ancien ministre loyal à M. Mbeki, lançait le Congrèsdu peuple (COPE). Aussitôt accusé de trahison parl’ANC, il ne devait récolter que 7,42 % des voix lorsdes législatives de 2009.

« Il n’y a pas de crise de leadership en Afriquedu Sud», répète M. Zuma depuis le massacre deMarikana. Critiqué, le président est sur la défensive,quand il ne se réfugie pas dans le déni. Il seretranche derrière des chants de lutte contre l’apar-theid, Umshini Wam (« apportez-moi ma mitrail-lette ») ou Somlandela Luthuli (« nous suivronsLuthuli » – le nom du seul président de l’ANC à avoirété zoulou comme lui). Et se défend à l’aide debilans chiffrés : nombre de maisons construites, deraccordements à l’eau et à l’électricité… mais jamaisd’emplois créés ou de jeunes Noirs sortis des universités.

Le chômage frappe officiellement 25,5 % desactifs. Les inégalités sociales, persistantes, nes’estompent que très progressivement. Les fameuxblack diamonds, la classe moyenne noire apparueau tournant des années 2000, sur laquelle leséconomistes fondent bien des espoirs, ne sont quedes zircons (faux diamants industriels) aux yeuxdes plus critiques. Selon M. Solomon JohannesTerreblanche, économiste afrikaner de gauche, « lespolitiques de l’ANC ont créé une élite noire dequelque deux millions de personnes, et une classemoyenne de six millions de personnes. Le fosséentre ces huit millions de riches Noirs et les vingtà vingt-cinq millions de pauvres s’est dangereu-sement élargi ».

Vingt ans après la fin de l’apartheid, les Blancsgagnent toujours plus que les Noirs. Six fois plus,selon le recensement de 2011, avec des revenusmoyens de 36500 euros par an, contre 6000 eurospour les ménages noirs. Il n’existe pas de salaireminimum national, mais des planchers variables,dans les métiers identifiés par le gouvernementcomme les plus vulnérables, ceux où les syndicatssont les moins actifs et les salariés à la merci desemployeurs : domestiques, ouvriers agricoles,agents de nettoyage et de sécurité privée, chauf-feurs de taxi et employés de la distribution. Ladernière augmentation des travailleurs domestiquesremonte à décembre 2011. Leur salaire minimumétait alors passé à 1625,70 rands (environ 160 euros)par mois pour ceux travaillant plus de vingt-septheures par semaine, et à 1152,32 rands mensuels(environ 115 euros) pour ceux travaillant moins devingt-sept heures.

Les aides sociales, limitées aux allocationspour les familles et les personnes âgées, consti-tuent la seule source de revenu pour 54,7 % desménages pauvres, selon des chiffres publiés le27 novembre par les statistiques nationales. Selonla même enquête, un Sud-Africain sur quatre nemange pas à sa faim. Plusieurs ministres de l’ANCse sont opposés à un Basic Income Grant (BIG),sorte de revenu minimum pour les adultes valides,chômeurs ou pas, y voyant une subvention « àl’alcoolisme et au billet de loterie ». En discussiondepuis plus de dix ans, le BIG est resté à l’état deprojet.

En attendant, le niveau de désespoir se voit àl’œil nu. A Khayelitsha, on noie son chagrin dans legospel, une musique en vogue qui retentit partout,mais aussi dans la dagga (cannabis), le Mandraxou le tik (méthamphétamine), une drogue qui ravagele township.

SABINE CESSOU.

(4) Premier archevêque noir du Cap, M. Desmond Tutu a reçu leprix Nobel de la paix pour son action contre l’apartheid. En 1996,il a été nommé à la tête de la Commission vérité et réconciliation,chargée de faire la lumière sur les crimes du régime déchu.

(5) Lydia Polgreen, « In South Africa, lethal battles for even smallestof political posts», The New York Times, 1er décembre 2012.

Luttes de pouvoir...à coups de chaiseou de poing

Une culture politiquemarquéepar les annéesde clandestinité

KIM LUDBROOK. – Grève des mineurs sud-africains de Lonmin, 2012

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(2) En 1966, la France annonce son retrait ducommandement intégré de l’OTAN.

(3) En droit romain, réduction de capacité civiquepouvant aller jusqu’à la perte de liberté et de citoyenneté.

(4) Le Monde, 2 décembre 2010.

(5) L’Allied Military Government of OccupiedTerritories (Amgot), ou gouvernement militaire desterritoires occupés, piloté par des officiers améri-cains et britanniques, était chargé d’administrer lesterritoires libérés au cours de la seconde guerremondiale.

(6) Chargé d’affaires américain auprès du régimede Vichy (1940-1944).

(7) « Sécurité européenne : OTAN, OSCE, pactede sécurité », colloque de la fondation Res publica,30 mars 2009.

6LETTRE OUVERTE

La France doit

ETATS-UNIS : une nation convaincue deson exceptionnalité où la bannière étoiléeest hissée chaque matin dans les écoles etse promène en pin’s au revers des vestons,et dont le président proclame haut et fortque son seul but est de rétablir le leadershipmondial de son pays. « Boosté » par larévolution informatique qui porte sescouleurs et parle sa langue, au cœur, grâceà ses entreprises, du nouvel écosystèmenumérique, il n’est pas près d’en rabattre.Sans doute, avec ses Latinos et sesAsiatiques, peut-on parler d’un pays post -européen dans un monde postoccidental,mais s’il n’est plus seul en piste, avec lamoitié des dépenses militaires du monde,

rayonnement international et d’indépen-dance d’allure (« indépendance », leleitmotiv d’hier, étant désormais gommépar « démocratie »). Emploi, servicespublics, armée, industrie, francophonie,indice des traductions, grands projets : leschi!res sont connus, mais passons. Entaille et en volume, le rapport reste ce qu’ilétait : de un à cinq. En termes de tonus etde vitalité, il est devenu de un à dix.

capitis (3). Nous avons sauvé notre cinéma,par bonheur, mais le reste, le régalien…

Le Français de 1963, s’il était de gauche,espérait en des lendemains chanteurs ; ets’il était de droite, il avait quelque raisonde se croire le pivot de la constructioneuropéenne, avec les maisons de la cultureet la bombe thermonucléaire en plus. Celuide 2013 ne croit en rien ni en personne,bat sa coulpe et a peur autant de son voisinque de lui-même. Son avenir l’angoisse,son passé lui fait honte. Morose, leFrançais moyen ? C’est sa résilience quidevrait étonner. Pas de suicide collectif :un miracle.

Garder une capacité propre de réflexionet de prévision ? Indispensable, en effet.Quand notre ministre de la défense vientinvoquer, pour expliquer l’interventionau Mali, la « lutte contre le terrorismeinternational », absurdité qui n’a mêmeplus cours outre-Atlantique, force est deconstater un état de phagocytose avancée,quoique retardataire. Loger dans le fourre-tout « terrorisme » (un mode d’actionuniversel) les salafistes wahhabites quenous pourchassons au Mali, courtisonsen Arabie saoudite et secourons en Syrieconduit à se demander si, à force d’êtreinteropérable, on ne va pas devenirinterimbécile.

Le défi que tu lances – agir de l’inté-rieur – exige et des capacités et une volonté.

1. Pour montrer «exigence, vigilance etinfluence», il faut des moyens financierset des think tanks compétitifs. Il faut surtoutdes esprits originaux, avec d’autres sourcesd’inspiration et lieux de rencontre que leCenter for Strategic and InternationalStudies (CSIS) de Washington ou l’Inter-national Institute for Strategic Studies(IISS) de Londres. Où sont passés leséquivalents des maîtres d’œuvre de lastratégie nucléaire française, les générauxCharles Ailleret, André Beaufre, PierreMarie Gallois ou Lucien Poirier ? Cesstratèges indépendants, s’ils existent, ontapparemment du mal à se faire connaître.

2. Il faut une volonté. Elle peut parfoistirer parti de l’insouciance générale, quin’a pas que des mauvais côtés. Elle apermis à Pierre Mendès France, dès 1954,et à ses successeurs de lancer et depoursuivre en sous-main la fabricationd’une force de frappe nucléaire. Orl’actuelle démocratie d’opinion porte enpremière ligne, gauche ou droite, deshommes-baromètres plus sensibles quela moyenne aux pressions atmosphériques.On gouverne à la godille, le derniersondage en boussole et cap sur les canto-nales. En découdre dans les sables avecdes gueux isolés et dépourvus d’Etat-

sanctuaire, avec un bain de foule à la clé,tous nos présidents, après GeorgesPompidou, se sont offert une chevauchéefantastique de ce genre (hausse de la cotegarantie). Heurter en revanche la premièrepuissance économique, financière, mili -taire et médiatique du monde reviendraità prendre le taureau par les cornes, cen’est pas dans les habitudes de la maison.La croyance dans le droit et dans la bontédes hommes n’entraîne pas à la virtu,mais débouche régulièrement sur l’obéis-sance à la loi du plus fort. Le socialistede 2013 prend l’attache du départementd’Etat aussi spontanément qu’en 1936celui du Foreign Office. Le pli a la viedure. WikiLeaks nous a appris que, peuaprès la seconde guerre d’Irak, l’actuelministre de l’économie et des finances

M. Pierre Moscovici, alors chargé desrelations internationales au Parti socia-liste, s’en est allé rassurer les représen-tants de l’OTAN sur les bons sentimentsde son parti envers les Etats-Unis, jurantque s’il remportait les élections, il ne seconduirait pas comme un Jacques Chirac.M. Michel Rocard avait déjà manifestéauprès de l’ambassadeur américain àParis, le 24 octobre 2005, sa colère contrele discours de M. Domi nique de Villepinà l’Organisation des Nations unies (ONU)en 2003, en précisant que, lui président,il serait resté silencieux (4). Demander àl’ex-« gauche américaine » de ruer dansles brancards est un pari hasardeux.Napoléon en 1813 n’a pas demandé à ses Saxons de reprendre leur poste sousla mitraille.

MARS 2013 – LE MONDE diplomatique

Une nation normalisée et renfrognée

Le système pyramidal serait devenu unforum qui n’engage plus à grand-chose, unchamp de manœuvre où chaque membre ases chances, pourvu qu’il sache parler fort.Bref, cette OTAN a!aiblie ne mériteraitplus l’opprobre d’antan. Je la jugeais, deloin, plus florissante que cela. Considéra-blement étendue. Douze pays en 1949, vingt-huit en 2013 (avec neuf cent dix millionsd’habitants). Le pasteur a doublé sontroupeau. L’Alliance était atlantique, on laretrouve en Irak, dans le Golfe, au large dela Somalie, en Asie centrale, en Libye (oùelle a pris en charge les frappes aériennes).Militaire au départ, elle est devenue politico-militaire. Elle était défensive, la voilà privéed’ennemi mais à l’o!ensive. C’est lenouveau benign neglect des Etats-Unis quiaurait à tes yeux changé la donne.Washington a viré de bord, vers le Pacifique,avec Pékin et non Moscou pour adversaire-partenaire. Changement de portage général.D’où des jeux de scène à la Marivaux :X aime Y, qui aime Z. L’Europe énamouréefixe ses regards vers l’Américain, qui,fasciné, tourne les siens vers l’Asie.

Le Vieux Continent a l’air fin, mais lecocu ne s’en fait pas trop. Il demandeseulement quelques égards. Nous, Français,devrions nous satisfaire de quelques posteshonorifiques ou techniques dans les états-majors, à Norfolk (Etats-Unis), à Mons(Belgique), de vagues espoirs de contratspour notre industrie, et de quelquescentaines d’o"ciers dans les bureaux,réunions et raouts à foison.

La relation transatlantique a sadynamique. Evident est le déclin relatif dela puissance américaine dans le systèmeinternational, mais le nôtre semble êtreallé encore plus vite. L’OTAN n’est plus cequ’elle était en 1966 (2)? Peut-être, maisla France non plus.

Nos compatriotes broient déjà assez dunoir pour leur éviter la cruauté d’unavant/après en termes de puissance, de

L’«embêteuse du monde »

DANS l’ADN de nos amis socialistes,il y a un gène colonial et un gène atlan-tiste. Personne n’est parfait. On peutéchapper à la génétique, bien sûr, mais àsa génération ? On a les valeurs de sesépreuves. François Mitterrand et GastonDefferre, Pierre Joxe et Jean-Pierre Chevènement avaient l’expérience de laguerre, de la Résistance, de l’Algérie.L’Amgot (5), Robert Murphy (6) à Vichyet les crocs-en-jambe de Rooseveltflottaient encore dans les têtes, à côté dudébarquement et des libérateurs de 1944.La génération actuelle a la mémoire courteet n’a jamais pris de coups sur la figure.Grandie dans une bulle, elle traverse dansles clous. Et subit l’obligation d’êtresympa. Ceux qui cassent la baraque nesont jamais sympas. Chaque fois que laFrance fut l’« embêteuse du monde », elles’est mis à dos tout ce qui compte chezelle, grands patrons, grands corps etgrande presse (lire page 9 « Les lobbyistesde Washington »).

Le sursaut que tu préconises exigeraitune mise sous tension des appareils d’Etatet des habitudes, avec sortie du placard,des mal-pensants, qu’on taxera soit defolie, soit de félonie (les nouveaux chiensde garde étant mieux introduits que lesanciens). Il jure avec le « passer entre les gouttes » qui fait loi dans un milieuoù tout « anaméricain » est baptisé anti -américain. D’autant que « les Américains,ça leur fait l’effet d’une insulte dès quenous n’acceptons pas d’être leurs satel-lites » (de Gaulle, encore). Surtout quandle rapport de force se noie dans la décon-traction, prénom, tutoiement et tapes dans le dos.

« Clarifier, dis-tu, notre conception del’Alliance » ? Oui, et ce qui se conçoitbien s’énonce clairement. Tu parles clair,avec faits et chiffres. Mais c’est la languede coton qui règne, mélasse d’euphé-mismes où nous enlisent les techno struc-tures atlantique et bruxelloise, avec leursprétendus experts. Nous parlons parexemple de commandement intégré,quand c’est le leader qui intègre les autres,mais garde, lui, sa liberté pleine et entière.L’intégration n’a rien de réciproque. Aussiles Etats-Unis sont-ils en droit d’espionner(soudoyer, intercepter, écouter, désin-former) leurs alliés qui, eux, se l’inter-disent ; leurs soldats et leurs officiers nesauraient avoir de comptes à rendre devantla justice internationale, dont seuls leursalliés seront passibles ; et nos compagniesaériennes sont tenues de livrer toutes infor-mations sur leurs passagers à des autoritésaméricaines qui trouveraient la réciproqueinsupportable.

Chaque stéréotype est ainsi à traduire.«Apporter sa contribution à l’e!ortcommun » : fournir les supplétifs requissur des théâtres choisis par d’autres.«Supprimer les duplications inutiles dansles programmes d’équipement » : Euro -péens, achetez nos armes et nos équipe-ments, et ne développez pas les vôtres.C’est nous qui fixons les standards. «Mieuxpartager le fardeau» : financer des systèmesde communication et de contrôle conçuset fabriqués par la métropole. « L’Unioneuropéenne, ce partenaire stratégique avecune place unique aux yeux de l’adminis-tration américaine » – alors que l’hypo-puissance européenne n’est pas un parte-

naire, mais un client et un instrument del’hyperpuissance. Il n’y a qu’une et nondeux chaînes de commandement dansl’OTAN. Le commandant suprême desforces alliées en Europe (Saceur) estaméricain ; et américaine, la présidente dugroupe de réflexion chargé de la pros -pective (Mme Madeleine Albright, ancienneministre des a!aires étrangères).

Cette novlangue poisseuse est indigned’une diplomatie française qui, de Chateau-briand à Romain Gary, a eu le culte du motjuste et le goût de la littérature, qui est l’artd’appeler un chat un chat. Le premier tempsd’une action extérieure, c’est la parole. Laformule qui réveille. Le mot cru. De Gaulleet Mitterrand les pratiquaient allègrement.Tu as connu le second de près. Et lepremier, en privé et dès 1965 en public,qualifiait l’OTAN de protectorat, hégé -monie, tutelle, subordination. «Allié, nonaligné » veut dire d’abord : retrouver salangue, ses traces et ses valeurs. «Sécurité»accolé à «défense», fétichisme technolo-gique et aspiration à dominer le monde(d’origine théologique) jurent avec notrepersonnalité laïque et républicaine.Pourquoi donc la gauche au gouvernementdevrait-elle entériner ce qu’elle a condamnédans l’opposition ?

Pour ma part, je m’en tiens à l’appré-ciation de M. Gabriel Robin, ambassadeurde France, notre représentant permanentauprès de l’OTAN et du Conseil del’Atlantique nord de 1987 à 1993. Je lecite : « L’OTAN pollue le paysage inter-national dans toutes les dimensions. Ellecomplique la construction de l’Europe.Elle complique les rapports avec l’OSCE[Organisation pour la sécurité et la coopé-ration en Europe] (mais ce n’est pas leplus important). Elle complique lesrapports avec la Russie, ce qui n’est pasnégligeable. Elle complique même lefonctionnement du système internationalparce que, incapable de signer uneconvention renonçant au droit d’utiliserla force, l’OTAN ne se conforme pas audroit international. Le non-recours à la force est impossible à l’OTAN car elleest précisément faite pour recourir à la force quand bon lui semble. Elle nes’en est d’ailleurs pas privée, sansconsulter le Conseil de sécurité desNations unies. Par conséquent, je ne voispas très bien ce qu’un pays comme laFrance peut espérer de l’OTAN, uneorganisation inutile et nuisible, sinonqu’elle disparaisse (7). »

Inutile, parce qu’anachronique. Al’heure où chaque grand pays joue sonpropre jeu (comme on le voit dans lesconférences sur le climat, par exemple),

(Suite de la première page.)

MONSIEUR Hubert Védrine, ancien ministre des a!aires étrangères, a remis le14 novembre 2012 au président de la République François Hollande lesconclusions de son rapport sur «Les conséquences du retour de la France

dans le commandement militaire intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantiquenord [OTAN], l’avenir de la relation transatlantique et les perspectives de l’Europede la défense (1)». Tout en approuvant la décision du général de Gaulle de quitterle commandement intégré de l’OTAN en 1966, M. Védrine a"rme que l’on ne peutrevenir sur le retour décidé par le président Nicolas Sarkozy et devenu e!ectif en2009. Il explique : «Les inconvénients du retour de la France dans le commandement inté-gré l’emporteraient finalement si cela devait conduire à une normalisation, voire à une bana-lisation de la France dans l’OTAN. La France doit donc s’aff irmer beaucoup plus dansl’Alliance, et y exercer une influence accrue, s’y montrer vigilante, et exigeante. L’abandonde la position française antérieure, politiquement confortable, et le retour à une pleinepartici pation ne nous permettent plus de nous tenir en partie à l’écart, sur un mode pure-ment défensif, critique et abstentionniste, du débat et des décisions sur l’avenir de l’Alliance.Si nous voulons retrouver une influence de premier plan dans l’Alliance – et nous le devonsabsolument –, d’autant que les circonstances s’y prêtent, nous devons donc clarifier notreconception de l’Alliance à long terme, dans la perspective des réunions ministérielles régu-lières et du prochain sommet. »

Au sujet de l’Europe de la défense, M. Védrine écrit : «On peut penser que la Francedoit continuer à plaider, malgré tout, en faveur d’une Europe de la défense dans le cadrede l’Union, et cela pour plusieurs raisons. Cela fait partie d’un projet plus général d’Europepolitique au sens le plus fort du terme. (…) Néanmoins nous ne pouvons pas nous bornerà faire de la “relance de l’Europe de la défense” une priorité pour nous seuls, comme si derien n’était, et comme si les obstacles et les échecs n’étaient pas évidents. (…) Il faut cla-rifier la situation avec nos alliés, en commençant par les plus grands, en les interrogeant surleurs intentions. Avec la Grande-Bretagne, cela signifie lui demander jusqu’où elle est prêteà aller avec nous. (…) Avec l’Allemagne, cela signifie lui demander si le renforcement poli-tique de l’Europe, qu’elle appelle de ses vœux, ne devrait pas se traduire par plus de déci-sions concrètes en matière d’industrie de défense, comme par plus d’engagements enmatière d’opérations européennes extérieures, et par une concertation franco-allemandesur les questions traitées au sein de l’Alliance. »

(1) La Documentation française, www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics

Réintégration

il peut garder la tête haute. Et mettre enœuvre sa nouvelle doctrine : leading frombehind («diriger sans se montrer »).

France : une nation normalisée etrenfrognée, dont les beaux frontons – Etat,République, justice, armée, université,école – se sont évidés de l’intérieur commeces nobles édifices délabrés dont on negarde que la façade. Où la dérégulationlibérale a rongé les bases de la puissancepublique qui faisait notre force. Où leprésident doit dérouler le tapis rouge devantle président-directeur général de Google,acteur privé qui jadis eût été reçu par unsecrétaire d’Etat. Sidérante diminutio

7 LE MONDE diplomatique – MARS 2013

où s’aff irment et s’exaspèrent f iertésreligieuses et identités culturelles, ce n’estpas bâtir l’avenir que de s’enrôler. Sontà l’ordre du jour des coalitions ad hoc,des coopérations bilatérales, des arran-gements pratiques, et non un mondebichrome et manichéen. L’OTAN est unesurvivance d’une ère révolue. Les guerresclassiques entre Etats tendent à dispa-raître au bénéfice de conflits non conven-tionnels, sans déclarations de guerre nilignes de front. Au moment où lespuissances du Sud s’affranchissent del’hégémonie intellectuelle et stratégiquedu Nord (Brésil, Afrique du Sud,Argentine, Chine, Inde), nous tournonsle dos à l’évolution du monde.

Pourquoi nocive ? Parce que déres-ponsabilitante et anesthésiante. Trois foisnuisible. A l’ONU d’abord, et au respectdu droit international, parce que l’OTANsoit détourne à son profit, soit contourneet ignore les résolutions du Conseil desécurité. Nuisible à la France, ensuite,dont elle tend à annuler les avantagescomparatifs chèrement acquis, enl’incitant à faire siens par toutes sortesd’automatismes des ennemis qui ne sontpas les nôtres, en diminuant notre libertéde parler directement avec tous, sans veto

allié n° 1 (et en Afghanistan, nous fûmesbien, avec notre contingent, le quatrièmepays contributeur). Evoquer, dans cesconditions, « une influence de premierplan au sein de l’Alliance » revient à fairecocorico sous la table.

Nous glissions depuis longtemps le longdu toit, me diras-tu, et M. Sarkozy n’a faitque parachever un abandon commencésous ses prédécesseurs. Certes, mais il luia donné son point d’orgue symboliqueavec cette phrase : «Nous rejoignons notrefamille occidentale. » Ce n’est pasd’aujourd’hui qu’un champ clos derivalités ou un système de domination sedéguise en famille. Vieille mystificationqu’on croyait réservée à la «grande familledes Etats socialistes ». D’où l’intérêt d’enavoir plusieurs, des familles naturelles etdes électives, pour compenser l’une parl’autre.

Sentimentalement, j’appartiens à lafamille francophone, et me sens autantet plus d’affinités avec un Algérien, unMarocain, un Vietnamien ou un Malgachequ’avec un Albanais, un Danois ou unTurc (tous trois membres de l’OTAN).Culturellement, j’appartiens à la famillelatine (Méditerranée et Amérique du Sud).Philosophiquement, à la famille humaine.Pourquoi devrais-je m’enfermer dans uneseule ? Pourquoi sortir de la naphtalinela notion chérie de la culture ultracon-servatrice (Oswald Spengler, HenriMassis, Maurice Bardèche, les nervisd’Occident [8]), qui ne figure pas, d’ail-leurs, dans le traité de l’Atlantique nordde 1949, qui n’apparaît presque jamaissous la plume de de Gaulle et que je neme souviens pas avoir entendue dans labouche de Mitterrand ?

En réalité, si l’Occident doit aux yeuxdu monde s’identif ier à l’Empireaméricain, il récoltera plus de haines qued’amour, et suscitera plus de rejet que derespect. Il revenait à la France d’animerun autre Occident, de lui donner un autrevisage que Guantánamo, le drone sur lesvillages, la peine de mort et l’arrogance.Y renoncer, c’est à fois compromettrel’avenir de ce que l’Occident a de meilleur,et déjuger son propre passé. Bref, nousavons raté la marche.

Mais au fond, pourquoi monter sur sesgrands chevaux ? Il se pourrait bien quela métamorphose de l’ex-«grande nation»en «belle province» vers quoi on se dirige– sans tourner les yeux vers le Québec,

hélas, où des stages de formation seraientles bienvenus – serve finalement notrebonheur et notre prospérité. De quoi seplaint-on ? Intervenir manu militari dansl’ancien Soudan [Mali], sans concourseuropéen notable, avec une aide techniqueaméricaine (dont les satellites d’obser-vation militaires, contrairement aux nôtres,ne sont pas repérables et traçables sur laToile), n’est-ce pas, pour un pays trèsmoyen (1 % de la population et 3 % duproduit intérieur brut de la planète),

amplement suffisant pour l’amour proprenational ? Que demander de plus, au-delàd’un retrait rapide de nos troupes pouréviter l’ensablement ?

Je n’ignore pas qu’un disciple deRaymond Aron, l’ex-procureur de la« force de frappe » et chef de l’école euro-atlantique, puisse saluer comme un beaugeste envers notre vieil allié le fait derallier sa bannière au mauvais moment. Cejuste retour de gratitude, après 1917 et1944, a pu tourner la tête d’un enfant dela télé et de John Wayne fier de pouvoirjogger dans les rues de Manhattan avec untee-shirt NYPD.

Et si on prend un peu plus de hauteur,toujours derrière Hegel, il se pourrait bienque l’américanisation des modes de vieet de penser (rouleau compresseur qui n’apas besoin de l’OTAN pour poursuivresa course) ne soit que l’autre nom d’unemarche en avant de l’individu commencéeavec l’avènement du christianisme. Etdonc une extension du domaine de ladouceur, une bonne nouvelle pour lesminorités et dissidences de toutes espèces,sexuelles, religieuses, ethniques et cultu-relles. Une étape de plus dans le processusde civilisation, comme passage du brutau raffiné, de la rareté à l’abondance, dugroupe à la personne, qui vaut bien qu’onen rabatte localement sur la gloriole. Cequi peut nous rester d’une vision épiquede l’histoire, ne devrions-nous pasl’enterrer au plus vite si l’on veut vivreheureux au XXIe siècle de notre ère, etnon au XIXe ?

Verdun, Stalingrad, Hiroshima… Alger,Hanoï, Caracas… Des millions de morts,des déluges de sou!rances indicibles, dansquel but, finalement? Il m’arrive de penserque notre indi!érence au destin collectif,le repli sur la sphère privée, notre lentesortie de scène ne sont pas qu’un lâchesoulagement mais l’épanouissement de laprophétie de Saint-Just, « le bonheur estune idée neuve en Europe ». En consé-quence de quoi il y a plus de sens et dedignité dans des luttes pour la qualité del’air, l’égalité des droits entre homos ethétéros, la sauvegarde des espaces vertset les recherches sur le cancer que dans desottes et vaines querelles de tabouret surun théâtre d’ombres.

La « famille occidentale », une mystification

A!res et atouts mêlés de la virilité

extérieur, en ruinant son capital desympathie auprès de nombreux pays duSud. Nous sommes fiers d’avoir obtenud’obligeantes déclarations sur le maintiende la dissuasion nucléaire à côté de ladéfense antimissile balistique dont ledéploiement, en réalité, ne peut que margi-naliser à terme la dissuasion du faible aufort, dont nous avons les outils et lamaîtrise. Mais peut-être va-t-on nousconvaincre que nous vivons, à Paris,Londres et Berlin, sous la terrible menacede l’Iran et de la Corée du Nord…

Nuisible, enfin, à tout projet d’Europe-puissance, dont l’OTAN entérine l’adieuaux armes, la baisse des budgets de défenseet le rétrécissement des horizons. Sil’Europe veut avoir un destin, elle devraprendre une autre route que celle qui larive à son statut de dominion (l’Etatindépendant dont la politique extérieureet la défense dépendent d’une capitaleétrangère). On comprend que cela soit unbien pour l’Europe centrale et balkanique(notre Amérique de l’Est), car de deuxgrands frères mieux vaut le plus lointain,et ne pas rester seul face à la Russie.Pourquoi oublier que tout Etat a la politiquede sa géographie et que nous n’avons pasla même que celle de nos amis?

À M. HUBERT VÉDRINE

quitter l’OTAN

(8) Respectivement philosophe allemand, auteurde l’essai Le Déclin de l’Occident (1918), associé àla « révolution conservatrice » allemande ; essayisteet critique littéraire français ayant participé au régimede Vichy ; écrivain français ayant soutenu la colla-boration et dénoncé la Résistance comme « illégale » ;et groupuscule français d’extrême droite (ayantcompté parmi ses membres MM. Patrick Devedjian,Gérard Longuet et Alain Madelin).

GILBERT GARCIN. – «Il faut penser aux conséquences», 2012

ambition et sans idéal. Sous l’égide d’unenon-personnalité.

Quant au langage de l’« influence», ilfleure bon la IVe République. «Ceux quiacceptent de devenir piétaille détestent direqu’ils sont piétaille» (de Gaulle encore, àl’époque). Ils assurent qu’ils ont del’influence, ou qu’ils en auront demain.Produire des effets sans disposer des causesrelève de la pensée magique. Influer veutdire peser sur une décision. Quand avons-nous pesé sur une décision américaine? Jene sache pas que M. Barack Obama aitjamais consulté nos influentes autoritésnationales avant de décider d’un changementde stratégie ou de tactique en Afghanistan,où nous n’avions rien à faire. Il décide, onaménage.

La place du brillant second étant trèslogiquement occupée par le Royaume-Uni, et l’Allemagne, malgré l’absenced’un siège permanent au Conseil desécurité, faisant désormais le troisième,nous serons donc le souffleur n° 4 de notre

VÉNUs après Mars. Vénus supérieureà Mars ? Après tout, si la femme estl’avenir de l’homme, l’effémination desvaleurs et des mœurs qui caractérisera lemieux l’Europe d’aujourd’hui aux yeuxdes historiens de demain est une bonnenouvelle. Se rangeront sous cette rubrique,au-delà des belles victoires du féminismeet de la parité, le dépérissement du nomdu père dans la dévolution du nom defamille, le remplacement du militaire parl’humanitaire, du héros par la victime, dela conviction par la compassion, duchirurgien social par l’infirmière, du curepar le care cher à Mme Martine Aubry.Adieu faucille et marteau, bonjourpincettes et compresses.

«Ce n’est pas avec l’école, ce n’est pasavec le sport que nous avons un problème,c’est avec l’amour. » Ainsi parlait nonZarathoustra mais M. Sarkozy, à Mont -pellier, le 3 mai 2007. Nietzsche auraithurlé, mais Ibn Khaldoun lui aurait tiré lamanche. Tu sais que, dans son Discourssur l’histoire universelle, ce philosophearabe et perspicace (1332-1406) observeque les Etats voient le jour grâce aux vertusviriles et disparaissent avec leur abandon.Puritanisme de Bédouin on ne peut plusincorrect, mais description intéressante del’entropie des civilisations. « Comme lever file sa soie, puis trouve sa fin en s’empê-trant dans ses fils… »

Un Ibn Khaldoun saluerait peut-être letalent des Etats-Unis d’Amérique pourfreiner le processus et retarder la fin. Touten poussant hors périmètre, par leurstechnologies et leurs images, aux joies del’hyperindividualisme et du quant-à-soifestif, ils conservent par-devers eux lesa!res et les atouts mêlés de la virilité :culte des armes, gaz de schiste, budgetmilitaire écrasant, massacres dans les

écoles, patriotisme exacerbé. Phallocrateset souverainistes pour ce qui les concerne,mais soutenant ailleurs ce qu’on pourraitappeler la féminisation des cadres et desvaleurs. Les derricks pour eux, leséoliennes pour nous. D’où une Europe plusécologique et pacifique et paradoxalementmoins traditionaliste que l’Amérique elle-même. Pendant que notre littérature etnotre cinéma cultivent l’intime, les leurscultivent la fresque historique et sociale.Steven Spielberg élève une statue à Lincoln,la Central Intelligence Agency (CIA) nousmet la larme à l’œil avec ses agents – voirArgo. OSS 117, avec Jean Dujardin, nousfait pleurer, mais de rire.

Bref, si le problème c’est Hegel, et lasolution Bouddha, mes objections tombentà l’eau. Je ne l’exclus pas a priori. Maisc’est une autre discussion. En attendant,je me félicite de te savoir en réserve dela République et me réjouis pour ma part,spectateur dégagé, de revenir à mes chèresétudes. Sans rapport avec l’actualité, ellesme préservent de toute mauvaise humeur.Chacun ses défenses.

Bien amicalement à toi.

RÉGIS DEBRAY.

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RENTRER dans le rang pour viabiliserune défense européenne, la grande penséedu règne précédent, témoigne d’un curieuxpenchant pour les cercles carrés. NeufEuropéens sur dix ont pour stratégiel’absence de stratégie. Il n’y a plusd’argent et on ne veut plus risquer sa peau(on a déjà donné). D’où la fumisterie d’un« pilier européen » ou d’un « état-majoreuropéen au sein de l’OTAN ». Le seulEtat apte à des accords de défense consé-quents avec la France, le Royaume-Uni,conditionne ceux-ci à leur approbationpar Washington. Il vient d’ailleurs d’abandonner le porte-avions commun.L’Alliance atlantique ne supplée pas à lafaiblesse de l’Union européenne (sa« politique de sécurité et de défensecommune»), elle l’entretient et l’accentue.En attendant Godot, nos jeunes et brillantsdiplomates filent vers un « service diplo-matique européen » richement doté, maischargé d’une tâche surhumaine : assumerl’action extérieure d’une Union sanspositions communes, sans armée, sans

Une réponse de M. Hubert Védrinesera publiée

dans le prochain numéro.

MARS 2013 – LE MONDE diplomatique 8

POUR la population irakienne, c’est une évidence ;pour les « faucons » du Pentagone, un contresens.La guerre d’Irak, qui, depuis mars 2003, a fait aumoins six cent cinquante mille morts, un million huitcent mille exilés et autant de personnes déplacées,a-t-elle été une guerre pour le pétrole ? Grâce à unesérie de documents américains récemment déclassi-fiés (1), et malgré les dénégations de M. GeorgeW. Bush, de son vice-président Richard (« Dick »)Cheney, de son ministre de la défense Donald Rums-feld, ainsi que de leur fidèle allié Anthony Blair,premier ministre britannique au moment de l’inva-sion, l’historien peut désormais répondre à cettequestion par l’affirmative.

En janvier 2001, quand il arrive à la MaisonBlanche, M. Bush doit faire face à un problème déjàancien : le déséquilibre entre la demande de pétrole,qui augmente rapidement en raison de la montée enpuissance des grands pays émergents comme la Chineou l’Inde, et une offre qui ne suit pas. La seule solu-tion envisageable se trouve dans le Golfe, qui abrite60 % des réserves mondiales, avec trois géants,l’Arabie saoudite, l’Iran et l’Irak, et deux autresproducteurs importants, le Koweït et les Emiratsarabes unis.

Pour des raisons soit financières, soit politiques,la production piétine. Dans la péninsule arabique,les trois richissimes familles régnantes, les Al-Saoud,les Al-Sabah et les Al-Nahyane, se contentent duniveau très confortable (compte tenu de leur faiblepopulation) de leurs recettes, et préfèrent garder leurbrut sous terre. L’Iran et l’Irak, qui disposentensemble de près du quart des réserves mondialesd’hydrocarbures, pourraient combler l’écart entrel’offre et la demande, mais ils sont soumis à des sanc-tions – uniquement américaines pour Téhéran, inter-nationales pour Bagdad – qui les privent des équi-pements et des services pétroliers indispensables. EtWashington, qui les range parmi les « Etats voyous »(rogue state), se refuse à y mettre fin.

Comment, alors, tirer plus de pétrole du Golfe sansmettre en danger la suprématie américaine dans larégion ? Les néoconservateurs – à l’origine, des intel-lectuels démocrates gagnés à un impérialismedécomplexé après la chute de l’Union soviétique –croient avoir trouvé la solution. Ils n’ont jamais admisla décision du président George Bush senior, en 1991,lors de la première guerre du Golfe, de ne pasrenverser Saddam Hussein. Dans une lettre ouverteau président William Clinton inspirée par leur« Projet pour un nouveau siècle américain » (PNAC),ils préconisent dès 1998 un changement de régimeen Irak. La ligne des néoconservateurs est simple :il faut sortir de force Hussein de Bagdad et faireentrer les majors américaines en Irak. Plusieurssignataires du PNAC se retrouvent à partir de 2001dans les équipes de la nouvelle administration répu-blicaine.

L’année suivante, c’est l’un d’entre eux,M. Douglas Feith, juriste de profession et secondde M. Rumsfeld au ministère de la défense, quisupervise le travail des experts sur l’avenir de l’in-dustrie pétrolière irakienne. Sa première décisionest d’en confier la gestion, après la victoire, à KellogBrown & Root (KBR), une filiale du groupe pétro-lier américain Halliburton, que M. Cheney a long-temps dirigé. Sa feuille de route est de maintenir laproduction irakienne à son niveau du début del’année 2003 (2,84 millions de barils par jour) afind’éviter un effondrement qui perturberait le marchémondial.

L’autre grande question qui divise les spécialistesporte sur la privatisation du pétrole irakien. Depuis1972, les compagnies étrangères sont exclues d’un

Longtemps, les responsablesaméricains l’ont affirmé : l’invasion de l’Irak n’était pasdestinée à s’emparer du pétrole.Pourtant, des documents récemment déclassifiés racontent une autre histoire.

Echec d’une guerre pour le pétrole

PAR JEAN-PIERRE SÉRÉNI *

(1) Les documents (livres, rapports, etc.) que nous avons utiliséssont consultables à l’adresse : www.monde-diplomatique.fr/48797

(2) Greg Muttitt, Fuel on the Fire. Oil and Politics in OccupiedIraq, Vintage Books, Londres, 2011.

secteur que les Irakiens pilotent avec succès. Malgrédeux guerres – avec l’Iran (1980-1988) et autour duKoweït (1990-1991) – et plus de quinze ans de sanctions, ils sont parvenus début 2003 à un niveaude production égalant celui de 1979-1980, annéed’un record atteint dans un contexte normal et pacifique.

Deux options sont proposées aux décideurs deWashington et de Londres : revenir de fait au régimedes concessions en vigueur avant la nationalisation de1972, ou vendre les actions de l’Iraqi National OilCompany (INOC) sur le modèle russe, en donnant àla population des bons (vouchers) cessibles. EnRussie, ce système a abouti très rapidement à la miseà l’encan des hydrocarbures de la Fédération au profitd’une poignée d’oligarques devenus richissimes dujour au lendemain.

Le plan mis au point par le Pentagone et le dépar-tement d’Etat est approuvé par le président Bush enjanvier 2003. Un vieux général, couvert de médaillesmais passablement dépassé, M. Jay Garner, prend latête de l’administration militaire (Office pour lareconstruction et l’assistance humanitaire) chargéede gouverner l’Irak de l’après-Hussein. Il s’en tientà des mesures de court terme, sans trancher entre lesoptions proposées par les techniciens.

Pendant ces préparatifs, les grandes compagniesinternationales ne restent pas inactives. M. LeeRaymond, patron d’ExxonMobil, la plus grandesociété pétrolière américaine, est un ami de longuedate de M. Cheney. Mais, à l’audace des politiques,il oppose la prudence des industriels. Certes, le projetest tentant et offre l’occasion de regonfler les réservesd’Exxon, stagnantes depuis plusieurs années. Undoute plane cependant sur toute l’affaire : le prési-dent Bush est-il capable de créer les conditions quipermettraient à Exxon de s’installer en Irak en toutesécurité ? Personne au sein de la compagnie n’estprêt à « se faire tuer pour un puits ». Les ingénieursd’Exxon sont très bien payés et rêvent d’une retraiteluxueuse sous le soleil de Floride ou de Californie,plutôt que d’une casemate en Irak. La sécurité doitaussi être juridique : que valent des contrats signéspar une autorité de fait, quand on investit desmilliards de dollars dont l’amortissement prend desannées ? Exxon conserve donc une distanceprudente.

A Londres, BP (ex-British Petroleum) s’inquiètede la part qui lui sera réservée. Dès octobre 2002, sesreprésentants font part au ministère du commerce deleurs craintes de voir la Maison Blanche concédertrop d’avantages aux compagnies pétrolières fran-çaises, russes et chinoises, en échange d’un renon-cement de leurs gouvernements à user de leur droitde veto au Conseil de sécurité des Nations unies.« Total nous passerait devant ! », s’étrangle le repré-sentant de BP (2). En février 2003, ces inquiétudesne sont plus de mise : le président Jacques Chirac aannoncé son veto à la résolution soutenue par l’ad-ministration américaine, et la troisième guerre duGolfe se fera sans la couverture des Nations unies.Il n’est plus question de respecter les accords signéspar Hussein avec Total et d’autres compagnies, quin’ont jamais pris effet sur le terrain en raison dessanctions, mais dont les plans sont prêts.

Pour rassurer les compagnies anglo-saxonnes, legouvernement américain nomme à la veille de l’in-vasion deux de leurs membres pour suivre le dossier :MM. Gary Vogler (ExxonMobil) et Philip J. Carrol(Shell). Ils seront remplacés en octobre 2003 pardeux autres professionnels : MM. Robert McKee(ConocoPhilips) et Terry Adams (BP). Il s’agit de

contrebalancer la mainmise du Pentagone, et, àtravers lui, des néoconservateurs, qui ont placé leurshommes à tous les postes ou presque, mais qui sontcontestés au sein même de l’administration. Celan’aidera pas à clarifier les ambitions américaines,qui oscilleront en permanence entre deux pôles. D’uncôté, les idéologues multiplient les idées extrava-gantes : ils veulent construire un oléoduc pour ache-miner du brut irakien vers Israël, démanteler l’Or-ganisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP),ou encore faire de l’Irak « libéré » le banc d’essaid’un nouveau modèle pétrolier destiné à s’appliquerensuite à tout le Proche-Orient. De l’autre, les ingénieurs et les hommes d’affaires, en quête deprofits et de résultats, manifestent un réalisme plusterre à terre.

Le choc de l’invasion sur l’industrie pétrolièreirakienne s’avère dévastateur. Moins du fait du délugede bombes et de missiles largués par l’aviation améri-caine que du pillage généralisé dont est victime l’Etatdans toutes ses incarnations : administrations, écoles,universités, archives, bibliothèques, banques, hôpi-taux, musées, entreprises sont systématiquementdépouillés, vidés, saccagés. Les appareils de foragesont démantelés pour les hypothétiques bouts decuivre qu’ils renferment, laissant des carcasses désos-sées et inutiles. Les pillages durent dix semaines, du20 mars à la fin mai 2003. Un tiers des dommagesinfligés à l’industrie pétrolière l’ont été pendant lescombats, les deux tiers ensuite.

Tout se déroule au nez et à la barbe de la Task ForceRIO (Restore Iraq Oil), encadrée par le prestigieuxUS Army Corps of Engineers (corps des ingénieurs)et de ses cinq cents sous-traitants, pourtant spéciale-ment préparés et entraînés à protéger les installationspétrolières. Seule la brièveté des opérations militairesa empêché les fidèles de Hussein de faire sauter lespuits ; mais, dès le début du mois de juin 2003, lessabotages ont commencé.

Seul bâtiment protégé, le complexe qui abrite legigantesque ministère du pétrole, où travaillentquinze mille fonctionnaires contrôlant vingt-deuxfiliales. Pourquoi défendre les gisements et le minis-tère, mais pas la State Oil Marketing Organization(SOMO), qui commercialise le brut exporté, ou leséquipements ? Les réserves pétrolières constituentpour les occupants le seul vrai trésor de l’Irak. Niles installations ni le personnel ne les intéressent. Leministère n’échappe à leur incurie, in extremis, queparce qu’il abrite les données géologiques etsismiques des quatre-vingts gisements connus,renfermant cent quinze milliards de barils de brut. Lereste pourra toujours être remplacé par des équipe-ments plus récents made in USA, et par le savoir-faire des compagnies internationales, que le saccagerend encore plus indispensables.

M. Thamir Abbas Ghadban, le plus jeune directeurgénéral du ministère, se présente trois jours plus tard

Aucun salarié d’Exxonn’est prêt à « se fairetuer pour un puits »

« Le pillage a été général, le matériel aété volé, les bâtimentsont été incendiés »

D O S S l E R

* Journaliste.

Le précédent de 1991Signé notamment par Alain Finkielkraut, Pierre-André Taguieff et Alain Touraine, un texte collectif regroupeles principaux arguments de ceux qui approuvent l’intervention militaire(Libération, 21 février 1991).

EN tant qu’intellectuels nous disons : la guerre menée contre l’Irak par la coalitioninternationale est nécessaire, elle est juste, elle doit être conduite jusqu’à son terme. (…)Croire qu’il était possible d’éviter cette guerre,c’est se bercer d’illusions munichoises ; (...) le refus de combattre revient à différer un affrontement inévitable, pour y êtrecontraint plus tard dans de pires conditions.(…) Que la coalition internationale soit dirigéepar les grandes puissances occidentales et tournée contre un pays du tiers-monde ne change rien à l’affaire. (...) Le droit ne s’identifie pas forcément à celui du « pauvre », du « plus faible ». (...) L’intervention contre l’Irak de SaddamHussein s’avère à la fois légale (autorisée par le Conseil de sécurité de l’ONU) et légitime (destinée à libérer le Koweït). (…)Il serait politiquement irresponsable d’abandonner les ressources [pétrolières de la région] aux mains d’un despote qui (...) tente de se doter d’armes nucléaires etpromet d’anéantir Israël. (…)[L’« humiliation » et le « désespoir des massesarabes »] n’excusent en rien ces rêves de pogroms, cette passion qui les fait acclamerun tyran, pourvu qu’il promette de gazer des Juifs.

Tous Américains ?Directeur du quotidien Libération,Serge July dénonce l’antiaméricanisme des opposants à la guerre (Libération,26 mars 2003).

UNE hystérie antiaméricaine se répand quifinit par mettre sur le même plan Saddam etBush, quand ce n’est pas une pure et simpleinversion, c’est-à-dire Bush encore pire queSaddam. (…) Dans la globalisation, lesdéfaites politiques de l’Amérique sontdes défaites de la démocratie, qui a contrariorenforcent ses adversaires, et spécialementtous les intégrismes. Qu’à la suite d’unedéfaite politique succède après-demain à cetteAmérique unilatéraliste une Amérique isolationniste, et nous regretterons amèrementson absence dans les combats décisifs du monde.

Conviction granitiqueLe déroulement calamiteuxde l’opération américaine (absenced’armes de destruction massive, morts de civils, torture, etc.) ne change pas l’analyse des intellectuels va-t-en-guerre(Marianne, 17 mai 2004).

L’IMMENSE majorité des Irakiens sontheureux qu’on les ait débarrassésde Saddam Hussein. Ce qui se passe nemodifie pas mon analyse. Il y a toujours dessaloperies comme ça dans les guerres. Il fallaitêtre aux côtés des Américains, comme auKosovo, pour les influencer.

Bernard Kouchner

Les Européens n’agissent jamais, ce qui donne des résultats déplorables,amenant les Américains à intervenir seuls, perpétrant ainsi ce qui s’est perpétrédans nos guerres françaises, en Algérie et en Indochine.

Jean-François Revel

Je n’ai jamais cru aux armesde destruction massive. Le plus importantpour moi était de renverser un régimeà l’image de ce que furent les dictaturesfascistes européennes. Le fait queles Américains aient délivré l’Europedu fascisme rend d’autant plus difficileà croire aujourd’hui que les dérapagesde ses soldats aient été effectuéssur commande.

Robert Redeker

se précipitent néanmoins, dans l’espoir que les chosesévolueront dans le bon sens pour eux. Newsweek titrele 24 mai 2010 sur le « miracle irakien » et écrit :« Ce pays a le potentiel pour devenir la prochaineArabie saoudite. » Deux ans après, si la productionaugmente (plus de trois millions de barils par jour en2012), les pétroliers s’irritent des conditions qui leursont faites : les investissements sont lourds, la renta-bilité demeure médiocre et les champs pétroliers n’entrent pas dans leurs réserves propres, ce quidéprime leurs cours de Bourse.

Malgré l’oukase du gouvernement fédéral, quimenace de déchoir de leurs droits les compagniesqui se laisseraient séduire par des contrats departage de production au Kurdistan, ExxonMobilpuis Total passent outre. Pis, la compagnie améri-caine répond à la menace par une provocationsupplémentaire : la mise en vente de son contrat deservice sur West Qurna, le plus grand gisement dupays, où elle devait investir 50 milliards de dollarset doubler la production actuelle du pays. Bagdadest sous pression : si son refus des conditionspersiste, le Kurdistan lui sera préféré, même si sesréserves sont trois fois moins importantes que cellesdu sud du pays…

La Turquie, qui ne fait rien pour arranger les chosesavec Bagdad, promet un oléoduc direct entre leKurdistan et la Méditerranée. Chantage ? Pour unepart, sans doute. Mais, sans la guerre, les compa-gnies auraient-elles eu le loisir de mettre les Irakiensen concurrence entre eux ? Quoi qu’il en soit, on estloin des objectifs que s’étaient fixés les Etats-Unis.Dans le domaine pétrolier aussi, la guerre fut poureux un énorme échec.

M. Alan Greenspan, qui a dirigé la Réserve fédé-rale, la banque centrale américaine, de 1987 à 2006,et qui est donc bien placé pour connaître l’impor-tance du pétrole dans l’économie internationale, asans doute formulé ce qui s’approche le plus de lavérité sur cette sanglante affaire : « Je déplore qu’ilsoit politiquement déplacé de reconnaître ce que toutle monde sait : l’un des grands enjeux de la guerred’Irak était le pétrole de la région (5). »

JEAN-PIERRE SÉRÉNI.

LE MONDE diplomatique – MARS 20139

aux portes du bâtiment vide et devient – à défaut deministre du pétrole en titre, puisqu’il n’y a pas degouvernement irakien – le numéro deux de l’institu-tion, sous la direction tatillonne de M. MichaelMobbs, autre néoconservateur qui a la confiance duPentagone. Un proconsul prétentieux, M. PaulBremer, qui s’est vu confier les pleins pouvoirs pourun an (mai 2003 - juin 2004), préside à la pire annéeque le secteur pétrolier ait connue depuis son démar-rage soixante-dix ans auparavant. La baisse de laproduction d’un million de barils par jour, soit le tiersde son niveau d’avant-guerre, représente un manqueà gagner de plus de 13 milliards de dollars.

Les installations, gardées par à peine trois millecinq cents vigiles sans moyens, font l’objet de sabo-tages ininterrompus (cent quarante entre mai 2003et septembre 2004) dont le coût est estimé à7 milliards de dollars. « Le pillage a été général, lematériel a été volé et les bâtiments ont été le plussouvent incendiés », nous confie M. Ghadban. Laraffinerie de Daura, près de Bagdad, n’était plusapprovisionnée que de manière intermittente, enraison des dommages infligés aux milliers de kilo-mètres de canalisations qui parcourent le territoire.« Il n’y avait qu’une chose à faire : laisser brûlerjusqu’au dernier litre le brut contenu dans la sectionde l’oléoduc sabotée, puis réparer… » Malgré tout,Daura continue à fonctionner. Une véritable prouesse,alors que le personnel n’est plus payé.

Le coup le plus rude sera porté contre le groupedirigeant de l’industrie pétrolière. Jusqu’en 1952,pratiquement tous les cadres de l’Iraq PetroleumCompany (IPC) étaient étrangers. Un « apartheid » defait régnait sur les chantiers ; les villas et les pelousesimpeccables des compounds (ensembles d’habita-tions) soigneusement clôturés et gardés leur étaientréservées, tandis que la main-d’œuvre irakienne vivaità leurs portes dans des bidonvilles. En 1952, la tensionavec l’Iran voisin de Mohammad Mossadeghconduisit l’IPC à réviser quelque peu ses relationsavec Bagdad. L’une des clauses du nouveau traitéportait sur la formation de cadres irakiens. Vingt ansaprès, les trois quarts du millier de postes de travailqualifiés sont tenus par des locaux, ce qui expliqueque la nationalisation soit une réussite : en 1972, lacompagnie nationale, l’INOC, récupère la totalité desgisements du pays. La production atteindra desniveaux inconnus du temps de l’IPC.

Obnubilé par le précédent de la dénazification del’Allemagne après sa défaite en 1945, Washingtonimpose une « débaassification » plus rigoureuse quela purge réservée en son temps aux dignitaires nazis.La simple appartenance au parti unique, le Baas, aupouvoir de 1968 à 2003, est sanctionnée par un licen-ciement, un départ à la retraite ou pis. Dix-sept desvingt-quatre directeurs généraux de la compagnienationale sont chassés, ainsi que plusieurs centainesd’ingénieurs, ceux-là mêmes qui ont maintenu laproduction dans des circonstances épouvantablesdepuis vingt-cinq ans. Le groupe des pères fonda-teurs de l’INOC est liquidé par la commission dedébaassification dirigée par des exilés, dont l’actuelpremier ministre Nouri Al-Maliki, absent de son paysdepuis vingt-quatre ans, qui les remplace par sesaffidés, aussi partisans qu’incompétents.

Soutenu par l’opinionpublique, le Parlementse mobilise et résiste à la privatisation

Compagnies étrangèreset gouvernement turctentent de jouer la carte du Kurdistan

(3) Ibid.

(4) « Reconstruction in Iraq’s oil sector : Running on empty ? »,déposition de M. Tariq Shafiq devant la commission parlementaireaméricaine des affaires étrangères sur le Proche-Orient et l’Asie duSud, Washington, DC, 18 juillet 2007.

(5) Alan Greenspan, Le Temps des turbulences, J.-C. Lattès, Paris, 2007.

M. McKee, qui a succédé à M. Carrol au poste-cléde conseiller pétrolier du proconsul américain,constate à son arrivée, à l’automne 2003 : « Les gensen place sont nuls et ont été nommés par le minis-tère pour des raisons religieuses, politiques ou decopinage. Ceux qui ont fait tourner l’industrie pétro-lière sous Saddam Hussein, puis qui l’ont ramenéeà la vie après la libération du pays, ont été systéma-tiquement poussés dehors (3). »

Sans surprise, l’épuration ouvre une voie royaleaux conseillers de tout poil, venus pour l’essentield’outre-Atlantique. Ils squattent les directions duministère du pétrole et multiplient notes, circulaireset rapports inspirés directement des façons de fairede l’industrie pétrolière internationale, sans trop sepréoccuper de leur application sur le terrain...

La rédaction de deux textes fondamentaux, lanouvelle Constitution et la loi pétrolière, va leurdonner l’occasion inespérée de bouleverser les règlesdu jeu. La survie d’un Etat centralisé est a prioricondamnée : Washington n’en veut pas, au nom dela lutte contre le totalitarisme et des crimes perpétréscontre les Kurdes au temps de Hussein. Le nouveaurégime, fédéral ou même confédéral, sera donc décen-tralisé au point d’en être déstructuré. Il suffit derassembler deux tiers des voix dans l’une des troisprovinces du pays pour exercer un droit de veto surles décisions du gouvernement central.

Mais seul le Kurdistan en a les moyens et l’envie.Le pouvoir en matière pétrolière va être de fait diviséentre Bagdad et Erbil, siège du gouvernementrégional du Kurdistan (Kurdistan Regional Govern-ment, KRG), qui impose « sa » lecture de la Consti-tution en la matière : les gisements en cours d’ex-ploitation resteront sous la coupe du gouvernementfédéral, mais l’octroi de nouveaux permis relève dela compétence des provinces. Une intense chicaya(querelle) se développe entre les deux capitales,d’autant que le KRG consent aux compagnies étran-gères des conditions beaucoup plus favorables queBagdad : les majors qui investissent sur le sol kurdejouiront d’un droit sur une partie de cette productionqui peut être très important au cours des premièresannées d’exploitation. C’est la formule que les Améri-cains, politiques comme pétroliers, voulaient imposerdès leur arrivée. Ils n’y arriveront pas.

Soutenu par une opinion publique qui n’a pasoublié le précédent de l’IPC, le Parlement, tantdécrié par ailleurs, s’y oppose. M. Tariq Shafiq, lepère de la compagnie nationale INOC, a expliquédevant le Congrès des Etats-Unis les raisons tech-niques de ce refus (4). Les gisements sont connuset délimités ; il n’y a donc aucun risque pour lescompagnies étrangères : par définition, les coûts deprospection n’existent pas, et l’exploitation est l’unedes moins chères du monde. A partir de 2008,Bagdad va offrir aux majors des contrats de servicebeaucoup moins intéressants : 2 dollars par barilpour les plus grands gisements, et aucun droit surles gisements eux-mêmes.

ExxonMobil, BP, Shell, Total, mais aussi desgroupes russes, chinois, angolais, pakistanais ou turcs,

D O S S l E R

Un « vieux pays » s’oppose au conflit

Le 14 février 2003, M. Dominiquede Villepin, alors ministre des affairesétrangères, prend la parole devant le Conseil de sécurité de l’Organisationdes Nations unies pour expliquer pourquoi la France refuse la guerre.

IL Y A deux options. L’option de la guerrepeut apparaître a priori la plus rapide. Maisn’oublions pas qu’après avoir gagné la guerre,il faut construire la paix. Et ne nous voilonspas la face : cela sera long et difficile, car il faudra préserver l’unité de l’Irak,rétablir de manière durable la stabilité dans un pays et une région durement affectéspar l’intrusion de la force.

Face à de telles perspectives, il y a l’alternative offerte par les inspections, qui permet d’avancer de jour en jour dans la voie d’un désarmement efficace et pacifique de l’Irak. Au bout du compte, ce choix-là n’est-il pas le plus sûr et le plus rapide ? (…) Monsieur le président, à ceux qui se demandent avec angoisse quand et comment nous allons céder à la guerre,je voudrais dire que rien, à aucun moment,au sein de ce Conseil de sécurité, ne sera lefait de la précipitation, de l’incompréhension,de la suspicion ou de la peur.

Dans ce temple des Nations unies, noussommes les gardiens d’un idéal, nous sommesles gardiens d’une conscience. La lourderesponsabilité et l’immense honneurqui sont les nôtres doivent nous conduire àdonner la priorité au désarmementdans la paix. Et c’est un vieux pays,la France, d’un vieux continent commele mien, l’Europe, qui vous le dit aujourd’hui,qui a connu les guerres, l’occupation, la barbarie. Un pays qui n’oublie pas et quisait tout ce qu’il doit aux combattants de laliberté venus d’Amérique et d’ailleurs.Et qui pourtant n’a cessé de se tenir deboutface à l’histoire et devant les hommes. Fidèle à ses valeurs, il veut agir résolumentavec tous les membres de la communautéinternationale. Il croit en notre capacité àconstruire ensemble un monde meilleur.

Les lobbyistes de Washington

Dans ses Mémoires, l’ancien présidentfrançais Jacques Chirac relateles pressions dont il a fait l’objetlors du déclenchement des opérations américaines (Le Temps présidentiel.Mémoires, tome 2, en collaboration avec Jean-Luc Barré, Nil, Paris, 2011).

EN ce qui concerne notre pays, la position que j’ai prise et défenduesans relâche depuis le début de la crise bénéficie d’un soutien massif et quasiunanime du peuple français, rassemblécomme il sait l’être dans les circonstancesmajeures de son histoire.

C’est du côté des élitesou présumées telles que se font entendre, en revanche, des voix plus discordantes. Chez certains de nos diplomates,une inquiétude feutrée mais perceptible tend à se propager quant aux risquesd’un isolement de la France. Du Medef[Mouvement des entreprisesde France] et de certains patronsdu CAC 40 parviennent des messages plusinsistants, où l’on me recommande de fairepreuve de plus de souplesse à l’égard desEtats-Unis, sous peine de faire perdre à nosentreprises des marchés importants.Je me souviens du baron Seillière[M. Ernest-Antoine Seillière, alorsprésident du Medef] venant se fairel’interprète auprès de moi des doléances de ses pairs. Les courants les plusatlantistes au sein de la majoritécomme de l’opposition ne sont pasen reste, où l’on dénonce, à visageplus ou moins découvert, mon obstinationà paraître défier les Américains.

LE 14 FÉVRIER, après plus de trois semaines de détention, le journa-liste français Nadir Dendoune a été libéré sous caution par les

autorités de Bagdad. Dendoune séjournait en Irak avec un visade journaliste et une accréditation du Monde diplomatique. Il s’étaitdéjà rendu dans ce pays en 2003 pour servir de « bouclier humain »face à la menace de guerre. On lui reprochait d’avoir pris, sansautorisation, des photographies de sites sensibles (quel site en Irak n’est pas sensible ?). Une large mobilisation a suivi cettearrestation.

Le Syndicat national des journalistes irakiens, d’abord, a rappeléque le sort de Dendoune reflétait de dures réalités locales : « Nousdisons aux forces de sécurité d’arrêter d’empêcher nos journa-listes de travailler, même quand ils utilisent un appareil photo, quisert simplement à montrer la vie quotidienne des gens, et qui sertégalement à fonder les bases solides de la démocratie. Le journa-liste sert aussi au respect de la loi, des libertés. Un appareil photon’est pas un bâton de dynamite ou une mine artisanale, mais unearme qui sert à crier la vérité. C’est l’œil de la vérité. »

En France, un comité de soutien pour sa libération, organisé parses amis, notamment ceux de Seine-Saint-Denis, et sa famille, amultiplié les démarches. Enfin, un mouvement animé entre autrespar Reporters sans frontières (RSF) a mobilisé la profession. Unappel de cinquante journalistes est paru simultanément dans tousles quotidiens français. De nombreuses radios et télévisions ont reprisla nouvelle de son arrestation et ont appelé à sa libération. A Pariset à Bagdad, les autorités officielles françaises ont, à de nombreusesreprises, fait part de leur préoccupation.

Le Monde diplomatique s’est évidemment associé à toutes cesdémarches. Il est intervenu à la fois auprès de l’ambassade d’Irakà Paris, auprès des autorités irakiennes, auprès du ministère desaffaires étrangères et à l’Elysée. Dendoune a publié plusieurs livres,dont Lettre ouverte à un fils d’immigré (Danger public, Paris, 2007),en forme d’autobiographie. Il a aussi réalisé un film, Palestine, quia été projeté pour la première fois à l’Institut du monde arabe le 31 janvier.

ALAIN GRESH.

Nadir Dendouneet « l’œil de la vérité »

Les images quiaccompagnentce dossier sontdu peintre iranienNazar Yahya.Elles sont extraitesde son ouvrageintitulé « WhyBook » (Le Livre des pourquoi),réalisé en 2010.

Le premier ministre, M. Nouri Al-Maliki, voit se multiplier ses détrac-teurs à mesure qu’il s’impose comme l’homme fort du pays. Son brasde fer avec le leadership kurde, qui domine le nord-est du pays, surle partage des revenus pétroliers et l’attribution de territoires disputés (1)l’a bien servi pour rallier des soutiens dans la population arabe, chiitecomme sunnite, en le posant comme le défenseur de ses intérêts et,plus généralement, de l’intégrité nationale. Mais voilà, il a abusé del’argument du « terrorisme » pour écarter des politiciens comme M. RafiAl-Issaoui, l’adjoint sunnite accolé à une primature chiite dans unsystème politique reposant sur la répartition ethnoconfessionnelledes postes. Une vaste mobilisation populaire a depuis soudé la scènesunnite contre lui, la multiplication des manifestations forçant lesfigures politiques cooptées par M. Al-Maliki à se dissocier de lui.

En découle presque mécaniquement une crispation identitairechiite, dans une société qui vit encore sous le choc des violencesinterconfessionnelles qui ont sévi particulièrement entre 2006 et 2008.Pour autant, M. Al-Maliki ne compte pas que des alliés dans unesphère chiite pluraliste (2) car son pouvoir personnel enfle en diminuantl’influence de ses rivaux, sur le mode des vases communicants.

Le premier ministre se retrouve donc étonnamment isolé : fragileface aux Kurdes, ramené vers un jeu sectaire, et en même temps peusûr de ses arrières communautaires, dont il a cherché à se distancieren jouant la carte du nationalisme. Il lui reste néanmoins des atouts :son contrôle des ressources étatiques ; l’incapacité de ses adver-saires disparates à s’accorder sur un successeur ; une curieuseconcordance américano-iranienne sur la primauté de la stabilité (lesuns voulant oublier leurs déboires en Irak, et les autres craignantd’aggraver leurs pertes en Syrie) ; la loi d’airain de l’opportunismecynique qui structure le système politique peut-être davantage quetout autre facteur ; et une grande fatigue populaire qui pourraitconduire à l’épuisement de la mobilisation.

Inversement, une confrontation n’est pas impossible, étant donnél’intensité des frustrations dans le monde sunnite, la polarisationsectaire qui resurgit et les déficiences à la fois matérielles et moralesd’un appareil de sécurité inapte à la contre-insurrection et dépourvud’une légitimité nationale. Un scénario de vide politique dans lequelM. Al-Maliki serait paralysé ou même forcé au départ sans accord sursa succession n’est pas à exclure.

La nature du régime politique reste en outre indéfinissable. Lepremier ministre met en œuvre une logique que ses adversaires nemanquent pas de dénoncer comme autoritaire, en concentrant lespouvoirs exécutifs, au point qu’une simple demande de visa estsusceptible de transiter par ses bureaux. Son style viril d’hommeprovidentiel s’inscrit dans une longue tradition à laquelle les Irakiensdemeurent sensibles. Sous sa responsabilité, les abus contre les droitshumains répètent une grammaire qui emprunte à la syntaxe infernalede l’ancien régime. Mais il fait malgré tout face à un pluralismedésormais bien ancré, qui rend à peu près illusoire toute ambitiontyrannique.

Quand les Etats-Unis font de l’Irak une parodie de lui-même

MARS 2013 – LE MONDE diplomatique 10

La puissance de M. Al-Maliki s’oppose en même temps à l’émer-gence d’un véritable parlementarisme, et s’appuie plutôt sur l’ambi-guïté des règles du jeu politique comme base d’une redistributionfluide des ressources et des alliances dans un climat de conflictualitépermanente. Pour l’ancien vice-président Adel Abdel Mahdi, « on nepeut plus imaginer un système où régnerait une secte, un parti ou unhomme. Les sunnites ont essayé, et les chiites peuvent en faire autant,mais ça ne marchera pas. A ce stade, on ne peut pas miser non plussur un système reposant sur une citoyenneté déconfessionnalisée.Le pluralisme, la décentralisation, voire le fédéralisme sont inévitablesdans la phase actuelle. Il nous faut donc un système parlementaire.Mais aujourd’hui nous ne sommes dans aucun système en particulier.Les institutions fonctionnent mal, et la Constitution n’est pas vraimentappliquée. »

Cette situation est une des deux dimensions surdéterminantesdu legs américain en Irak. Entre une invasion conçue comme une« frappe chirurgicale », sans responsabilités attenantes, et le départaccéléré souhaité par le président Barack Obama afin de se dégagerau plus vite des engagements malencontreux de son prédécesseurGeorge W. Bush, on a assisté à quelques années d’ingénierie politiquequi mériteraient, au mieux, l’appellation de bricolage. Passons sur lespéchés originaux : criminalisation et démantèlement intégral des struc-tures de l’ancien régime, conception sectaire du système politique,promotion exclusive de politiciens exilés détachés de la société,négociation dans les coulisses d’une Constitution reflétant un accordentre chiites et Kurdes au détriment des sunnites, et multiplicationd’élections consacrant la marginalisation de ces derniers.

Tous ces errements auraient pu lentement être corrigés, mais lesEtats-Unis ont surtout péché par omission. Leur retrait s’est fait,contrairement aux objectifs qu’ils s’étaient eux-mêmes fixés, sansaucun accord sur toutes les questions qui hanteront l’Irak encorelongtemps : la révision de la Constitution, l’allocation des territoiresdisputés, la répartition des ressources, les rapports entre pouvoircentral et provinces, les prérogatives du premier ministre, l’institu-tionnalisation des contre-pouvoirs, le fonctionnement interne duParlement, la structure de l’appareil répressif, etc. Tout reste à négocieret à renégocier, de crise politique en crise politique. Cette indétermi-nation est du reste parfaitement intériorisée par les personnesconcernées. « Les troubles que nous traversons sont l’expressionnormale de circonstances anormales, résume un proche conseillerde M. Al-Maliki. Nous poursuivons notre processus de transition. »

Le second volet de l’héritage américain concerne l’architectureidentitaire, bancale et incomplète, dans laquelle les Irakiens sont provi-soirement empêtrés. En projetant une vision rudimentaire de la société,en plaquant sur les Irakiens des concepts grossiers de baasisme,« saddamisme », terrorisme, sectarisme ou tribalisme, et enéchafaudant une construction politique fondée sur ces clichés, lesEtats-Unis ont fait de l’Irak une parodie de lui-même (3). Ce phénomèneévoque l’effet performatif d’un imaginaire colonial, quoique l’invasionaméricaine n’ait jamais eu vocation à « coloniser » à proprement parler.

C’est en traitant les sunnites comme s’ils étaient tous des partisansde Hussein que l’occupant les a regroupés contre lui et les a margi-nalisés dans le système politique, les poussant à regretter une èredont ils avaient pourtant souffert eux aussi. Sur la scène chiite, les Améri-cains ont également voulu voir des « bons » et des « méchants »,aggravant un simple clivage de classe en s’aliénant le mouvementprolétaire, dit « sadriste (4) », accusé à tort d’être un suppôt de Téhéran.Les Kurdes, eux, sont apparus comme des alliés naturels, renforçantleur autonomisation et leurs ambitions dans les territoires disputés.

Les Irakiens restent en partie prisonniers d’une image d’eux-mêmes façonnée aux Etats-Unis, et que les Américains ont laisséederrière eux. De fait, les identités qui s’affichent le plus ostensiblementsont souvent caricaturales. Les islamistes de tout poil proclamentleurs appartenances spécifiques par leur style capillaire – barbe courteou longue, avec ou sans moustaches, cheveux rasés ou non. Lessoldats et les policiers ont gardé de leurs « partenaires » une préoc-cupation coquette pour leur « look », ce qui, à la mode irakienne, setraduit notamment par des protège-genoux portés systématiquementsur les chevilles. Quasiment tous les quartiers de Bagdad arborent uneabondance de marqueurs identitaires – portraits de « martyrs »,drapeaux et graffitis – qui annoncent sans ambiguïté possible leurcouleur communautaire, désormais homogène. Les institutionsétatiques ne sont malheureusement pas à l’abri d’un tel phénomène,dans un pays où les symboles nationaux sont éclipsés par desemblèmes plus particularistes. Aussi des bannières chiites flottent-ellessur la plupart des barrages de contrôle de la capitale.

Les discours sont également empreints d’un sectarisme osten-tatoire, qui avant 2003 n’était pas absent de la société, mais de l’espacepublic. Les préjugés réciproques s’expriment désormais ouvertement.Loin des interminables propos convenus tenus naguère sur la fraterniténationale, un interlocuteur pris au hasard ne prendra que quelquesminutes pour tomber le masque, accuser les manifestants dans l’ouestde l’Irak d’être un mélange de baasistes, de membres d’Al-Qaida etd’agents infiltrés, et décréter que « chaque ère a son homme, etmaintenant c’est à nous, chiites, de régner ». Les drapeaux et leschants de l’opposition n’étaient pas pour le contredire, puisqu’ils ontmobilisé au début des référents liés à l’ancien régime, à une culturedjihadiste et à l’esprit de revanche confessionnelle. Souvent, ce réper-toire relève moins de la profession de foi que de la provocation gratuite,mais qu’importe : les affichages identitaires des uns comme des autresviennent confirmer et renforcer les idées reçues de chacun.

Pourtant, dans un espace public saturé d’images d’Epinal, lesrappels des enchevêtrements identitaires irakiens sont foison. Ainsice groupe de jeunes hommes qui se retrouvent chaque soir autour de

Dix ans après,

Des affichages identitaires qui renforcent les idées reçues

D O S S l E R

Compter les mortsPour la seule année 2012, et malgré le retrait américain, on a dénombré plus de quatre mille cinq cents morts civils irakiens. Mais le bilandes dix années du conflit reste difficile à établir.

ON sait, à l’unité près, le nombre de soldats américains tombés en Irak entre le débutde l’invasion (mars 2003) et le retrait des GI(fin 2011) : 4 484. En revanche, le chiffre des civilsirakiens tués reste très incertain. Il varie entre un peuplus de cent mille et un million. L’Iraq Body CountProject a tenté une évaluation ne recensantque les morts qu’il a pu documenter de manière précise :c’est dire que l’on est très en dessous de la réalité. Le bilan se situerait entre cent quinze mille et cent trentemille. A cela, il faudrait ajouter vingt-quatre mille militaires et insurgés. Le 28 mars 2007, le quotidienbritannique The Guardian citait une étude de l’universitéJohns Hopkins de Baltimore selon laquellesix cent cinquante mille Irakiens étaient morts des suites de l’intervention américaine.

Une lente agonieAprès les opérations militaires, les mortsprécoces continuent (Agnès Stienne, « Irak :après les feux de la guerre, les cancers »,Visions cartographiques, 5 décembre 2012,http://blog.mondediplo.net).

EN 2009, les médecins de l’hôpital généralde Fallouja, effrayés par ce qu’ils constataient au fil des ans, adressèrent un courrier communaux Nations unies pour réclamer des investigations indépendantes : « En septembre 2009,sur cent soixante-dix nouveau-nés, 24 % sont mortsdans leur première semaine, parmi lesquels 75 % présentaient des malformations importantes. »Des enquêtes partielles seront menées à Falloujaet à Bassora quelques mois plus tard, et les résultatspubliés dans le Bulletin of EnvironmentalContamination and Toxicology de l’universitédu Michigan. Les auteurs résument leursobservations en une phrase, qui veut tout dire :« Le taux de cancer, de leucémie et de mortalité infantileobservé à Fallouja est plus élevéqu’il le fut à Hiroshima et Nagasaki en 1945. »Il est rappelé que l’exposition aux métaux toxiques (dont les effets morbides sont reconnus)est source de complications sévères pour les femmesenceintes et le développement du fœtus.Il est plus que probable que les munitions utilisées pour les bombardements dans ces deux villes soient à l’origine de ces tragédies.

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ARCHIVES

(Suite de la première page.)

DANS le conflit du Golfe, les pratiques de censure sont devenuesdes règles explicites ; l’armée française, se référant à une ordon-nance de 1944, interdit désormais officiellement aux journalistesd’être « au contact du feu ». Les directeurs de l’information deschaînes françaises ont accepté que les images du front soientfilmées par les opérateurs de l’Etablissement cinématographiqueet photographique des armées (ECPA) et supervisées, avantdiffusion, par le Service d’information et de relations publiquesdes armées (Sirpa), que dirige le général [Raymond] Germanos (1).

Les journalistes américains, soumis à des règles à peine moinssévères, imposées par le Pentagone, ont porté plainte contre leurgouvernement et déclaré : « Ces restrictions équivalent à une politiquede censure pour la première fois dans l’histoire de la guerremoderne (2). »

En fait, ce n’est pas la première fois que ces restrictions sont prati-quées, mais c’est effectivement la première fois qu’elles sont publi-quement admises par le Pentagone.

Ainsi, des chaînes qui ont acheminé des dizaines de journalistesdans la région (chacun des quatre grands réseaux américains ABC,CBS, NBC et CNN en a envoyé plus d’une centaine et dépense, enmoyenne, près de 5 millions de dollars par semaine...) sont frustréesd’images du front. La guerre du Golfe reste invisible, et les téléspec-tateurs, habitués à la couverture frénétique des événements de

La télévision loin des fronts

l’Est, manifestent leur grande déception. Après les deux premiersjours d’information « en continu », les chaînes ont d’ailleurs constatéqu’elles n’avaient pas grand-chose à montrer en direct et que cettedébauche d’appels téléphoniques à des correspondants sans infor-mations et avouant eux-mêmes regarder CNN pour savoir ce qui sepassait avait fini par lasser les téléspectateurs et contribué à dégraderencore plus, dans l’esprit des citoyens, l’image du journaliste (3).

Le modèle CNN, qui fascine tant certains animateurs de télévision,est apparu comme un leurre. Etre sur le terrain, lesté de dizaines dekilos de matériel électronique, immobilisé le plus souvent dans unstudio ou une chambre d’hôtel, empêche le journaliste de se mouvoirà la recherche d’informations et le réduit, au mieux, au rôle de simpletémoin. Il fait alors, et les téléspectateurs avec lui, le constat de Fabriceà Waterloo : y être ne suffit pas pour savoir. Le reporter de CNN JohnHolliman (qui fait équipe avec les deux meilleurs journalistes de lachaîne, Bernie Shaw et le fameux Peter Arnett) restera célèbre pouravoir le premier annoncé, la nuit du 17 [janvier 1991], le début desbombardements sur Bagdad. Il l’a fait par téléphone et en regardantde sa chambre d’hôtel, sans savoir avec précision qui bombardait, parquels moyens, sur quels objectifs et quelle était la nature de la riposteirakienne. Bref, aucune information, si ce n’est celle que n’importequel habitant de Bagdad, joint au même moment au téléphone, auraitégalement pu donner...

(1) Libération, Paris, 11 janvier 1991, et Le Figaro, Paris, 12 janvier 1991.

(2) Le Monde, 12 janvier 1991. Lire aussi International Herald Tribune, Neuilly-sur-Seine, 5 janvier 1991.

(3) Le Monde, 12 janvier 1991.

Tiré du DVD-ROM Archives, 1954-2012,www.monde-diplomatique.fr/archives

En février 1991, Ignacio Ramonet analysait le leurre du « système CNN » :des journalistes, loin du front, qui commentent un conflit au sujet duquelils ne disposent d’aucune information de première main.

PAR IGNACIO RAMONET *

* Directeur du Monde diplomatique de 1990 à 2008.

FÉVRIER 1991

LE MONDE diplomatique – MARS 201311

(1) Des zones de population mixte, comprenant notamment des Arabes et des Kurdes, sontl’objet d’un conflit larvé entre le gouvernement de Bagdad et les autorités locales, largementautonomes, du Kurdistan irakien. Les tensions portent notamment sur le statut de la ville deKirkouk et sur l’exploitation des ressources pétrolières dans les sous-sols des territoires enquestion.

(2) Lire « Unité de façade des chiites irakiens », Le Monde diplomatique, septembre 2006.

(3) Cf. « Les dynamiques du conflit irakien », Critique internationale, no 34, Paris, 2007/1.

(4) Le sadrisme est un courant qui s’est formé autour de la figure de Mohamed Sadek Al-Sadr, leader religieux populiste qui, dans les années 1990, s’est fait le représentant des milieuxdéfavorisés et délaissés par l’establishment chiite. Son opposition courageuse au régime aconduit à son assassinat en 1999. Un de ses fils, Moqtada, s’est efforcé depuis 2003 dereprendre le flambeau.

conversations parfois sectaires, constitué d’un mélange solidaire desunnites, de chiites et de Kurdes. Un artiste photographe qui a dûfuir les violences de 2006 et se réfugier dans un quartier exclusi-vement chiite reste aussi explicitement athée que jamais. Un médecinchiite raconte son calvaire aux mains d’une milice de même confession,tandis qu’un collègue sunnite se rappelle les risques qu’il devaitprendre en empruntant des axes contrôlés par Al-Qaida. Dans certainscas, les logiques de classe sociale transcendent encore les réflexescommunautaires et, jusqu’à ce jour, la pratique des mariages mixtesn’a pas entièrement disparu.

Incarnation du clivage entre discours incantatoires et pratiqueseffectives, un homme d’affaires au sunnisme paroxystique, qui appelleles manifestations à devenir pleinement sectaires et surtout violentes,ne se donne pas la peine de les suivre aux informations… parce qu’ilne s’y intéresse pas vraiment, au fond. Les amitiés durables permettentaussi d’intéressants rapprochements : un intellectuel devenu islamistemodéré et partisan de M. Al-Maliki, rendant visite à d’ancienscamarades, priera le plus naturellement du monde au siège du Particommuniste.

En somme, de nombreux facteurs peuvent venir aplanir les identitésles plus hyperboliques. Ce qui manque pour que ces modulationss’expriment plus puissamment, c’est un peu de temps, de calme, derelâchement. Le spectre des « journées noires » ou des « événementssectaires », c’est-à-dire d’une violence souvent très intime que leseuphémismes tentent d’exorciser, plane sur la ville. En chacun s’inscritune carte des lieux familiers, rassurants, « consolidés », et des zonesinquiétantes où l’on n’ose plus retourner. Les habitants d’un quartierdésormais tranquille s’étonnent de sa réputation de coupe-gorgeauprès de ceux qui n’y viennent plus, tout en projetant leurs proprescraintes sur d’autres districts, généralement apaisés eux aussi. Cettedistance et cette méconnaissance se retrouvent au niveau politique,puisque les déplacements se font rares vers des provinces affiliéesau camp adverse. Elles sont aussi une ressource et un ressort du jeupolitique, qui ne manque pas de mobiliser la peur de l’Autre, les crispa-tions identitaires et tout le répertoire de la protection des intérêtscommunautaires.

En attendant une normalisation réelle, lointaine, les Irakiens sebricolent un quotidien, et s’orientent remarquablement bien dans ledédale d’un système politique alambiqué, d’une société bouleversée,d’une ville déstructurée et d’une économie compliquée par mille et uneformes de prédation. Par exemple, la plupart des maisons s’alimententà trois sources d’électricité – le réseau gouvernemental, à hauteur dequelques heures par jour, le générateur privé du quartier et le petitmoteur d’appoint pour faire face aux nombreuses pannes – dans unsystème aussi aberrant que parfaitement rodé. La corruption auxcheckpoints – dont la finalité n’est autre, parfois, que le racket – estentrée dans les habitudes. Dans ce pays accoutumé aux ruptures etaux incongruités, le vocabulaire vernaculaire continue de s’enrichirde tous les mots nécessaires pour rendre compte des nouveautés etapprivoiser l’absurde – comme le terme fondateur et intraduisible dehawasim, dérivé de la propagande de Hussein en 2003, exprimant àl’origine une notion de « caractère décisif », mais décrivant depuis lesinnombrables comportements délictueux rendus possibles par ledésordre ambiant. L’humour est de la partie, aussi. Mais cette créativitén’enlève rien à la résistance de vieux repères auxquels les Irakienssemblent plus attachés que jamais. Les bonnes adresses de pâtis-series restent les mêmes, et les cafés en vue s’avèrent indémodables.Quant à la tradition du poisson grillé façon masguf, elle vire presqueà l’obsession.

Plus troublante est l’attitude de la classe politique, qui s’accommodede la situation plus qu’elle n’essaie de la changer. Le nouveau régimes’est comme coulé dans les vêtements de l’ancien. Les responsablessquattent les résidences opulentes de leurs prédécesseurs, qu’ils sesont appropriées au lendemain d’une période à laquelle ils entendaientmettre fin. A Bagdad, presque aucune infrastructure n’a été construite

en dix ans, à l’exception du siège de la municipalité, de la route del’aéroport et de quelques passerelles automobiles. Des stands censésabriter les policiers aux carrefours sont estampillés « cadeau de lamairie », dans une logique qui évoque les largesses (makarim) d’unHussein – substitut personnalisé à ce qui devrait relever d’une politiqueanonyme. Les salaires de la fonction publique demeurent insuffisants,poussant ses membres à rechercher des revenus supplémentaires,légaux ou non. La corruption à haut niveau est tolérée, prouvée etutilisée comme moyen de pression au besoin. L’arrivisme, le népotisme,l’incompétence gangrènent les institutions.

Au cœur de Bagdad, le palais républicain, devenu « zone verte »lorsque l’occupation américaine en fit son centre névralgique, incarneles pires aspects du nouvel ordre comme il le faisait de l’ancien.Immense périmètre plus ou moins sécurisé, il s’agit surtout d’un champpolitique exclusif, d’un espace de privilèges, d’un univers qui fait sonpossible pour se dissocier du reste de la société. Toute une gammede cartes d’accès s’est développée, définissant une nouvelle élite etdes statuts hiérarchisés. La fermeture de l’axe Karrada-Mansour, quitraverse la zone verte, oblige les gens du commun à d’invraisem-blables détours. Sa réouverture exigerait des aménagements vraisem-blablement réalisables, mais l’enjeu est ailleurs : la zone verte sembleêtre devenue, pour ainsi dire, la prérogative inaliénable d’une castequi tient justement à n’avoir de comptes à rendre à personne.

Tout ceci rappelle ce qui pour beaucoup constituait la réalitéinsupportable de l’ancien régime. Les critiques exprimées par lesIrakiens épousent d’ailleurs souvent les formules utilisées naguère.Le parallèle n’est pas tabou, y compris chez ceux qui pour rien aumonde ne reviendraient en arrière. Ainsi de cet homme qui affirmaitque « maintenant, c’est à nous : Saddam était seul et repu. Leproblème, c’est qu’aujourd’hui ils sont nombreux au pouvoir et leurfaim est insatiable ».

Au final se pose une question douloureuse : l’Irak a-t-il subi unenouvelle décennie de souffrance pour rien ? Certes, la chute du régimeétait nécessaire pour sortir de l’impasse, et a introduit une forme deredistribution des cartes. Le quartier d’officiers de Yarmouk tombe endéshérence, tandis que celui, autrefois misérable, de Hay Al-Jawadeininaugure un jardin d’enfants et, qui l’eût cru, un terrain de tennis. Maisquel prix à payer pour échanger quelques balles… ou même quelquespostes dans l’appareil d’Etat. Trop souvent, l’émigration ou l’enrichis-sement personnel restent le seul horizon d’une société qui peine à sedéfinir une ambition collective. La nouvelle élite n’est pas tant coupablede cette situation qu’elle n’en est le produit, dans ce pays dont leprésent s’inscrit dans une trop longue série de ruptures.

Pour autant, les nostalgiques de l’ancien régime ont la mémoiredéfaillante. Ils ne se souviennent pas, par exemple, des rabatteursemployés par Oudaï Hussein, le fils dégénéré du tyran, pour capturersur les sites de villégiature fréquentés par les Irakiens des filles debonne famille à violer en toute impunité. Il fallait aller de l’avant, cedont Saddam Hussein et son entourage n’avaient assurément ni lesmoyens ni l’intention. Aujourd’hui encore tout est à espérer, parceque tout est à faire. Le potentiel, les ressources au moins sont là. Lepays est riche en pétrole, bien que la corruption veille à ce qu’il n’enparaisse rien ; la fuite des cerveaux pourrait un jour s’inverser, quandl’appareil d’Etat se nourrira à nouveau des compétences plus qu’iln’engraissera les fidèles, les amis et les cousins. Reste à sortir de lanouvelle impasse d’un système politique dont l’indétermination est lacondition d’un provisoire qui dure.

PETER HARLING.

D O S S l E R

que devient l’Irak ?

ImpunitéPeut-on être acquitté après le meurtre de vingt-quatrecivils ? Si le coupable est un soldat américain et les victimes des civils irakiens, cela devient possible(Le Monde, 27 janvier 2012).

L’ARRANGEMENT judiciaire qui a permis au sergent desmarines américain Frank Wuterich, accusé de la mort devingt-quatre civils irakiens (dont dix femmes et enfantstués à bout portant), en novembre 2005 à Haditha,d’échapper à la prison a provoqué l’écœurement en Irak.En plaidant coupable devant une cour martialede Camp Pendleton, M. Wuterich n’encourtque la dégradation et une peine maximale de trois moisaux arrêts [finalement, il n’a été condamné à aucunepeine de prison]. Le président de la commission des droits humains du Parlement irakien, M. Salim Al-Joubouri, a dénoncé une « atteinte à la dignité des Irakiens ».

Légalisationde la torture

Dans leur enquête Au nom du 11 septembre... Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme(La Découverte, 2008), les chercheurs français DidierBigo, Laurent Bonelli et Thomas Deltombe analysentles remises en cause des libertés individuelles qu’ontjustifiées les attentats du 11 septembre 2001à New York et Washington. Ils évoquent notamment les détentions indéfinies et l’usage de la torture.

CONCERNANT Guantánamo, ce sont souvent des individus « ordinaires », victimes des circonstances,qui ont payé le prix de ces détentions indéfinies. Parmiceux qui ont été relâchés, la plupart étaient non pas descombattants liés à Al-Qaida, mais des étrangers arrêtéssur place, en Afghanistan (où ils se trouvaient pour letourisme, ou pour des raisons de mariage, de religion et,pour quelques-uns, d’engagement politique), qui ont étévendus aux Américains pour toucher des primes. Ce futle cas de M. Murat Kurnaz, un jeune Allemandd’origine turque, arrêté à Peshawar (Pakistan) lors d’unsimple contrôle routier et remis par la police pakistanaiseaux forces américaines pour la modique sommede 3 000 dollars. Ou encore de M. Abdullah Al-Ajmi,Koweïtien renvoyé dans son pays en novembre 2005. Surles huit Koweïtiens libérés de Guantánamo et transférésdans leur pays d’origine, cinq ont été acquittés de toutesles accusations qui pesaient sur eux.

En janvier 2002, le juriste américain Alan MortonDershowitz a tenté de justifier la torture « légale »en invoquant – comme avant lui les militaires françaispendant la guerre d’indépendance algérienne – le scénario du terroriste connaissant la localisation d’unebombe qui va exploser et refusant de la révéler. Unscénario fort peu réaliste, mais dont la simple évocationa servi à légitimer des pratiques où l’information quel’on cherche à « extraire » est « inconnue ». Parfois,il n’y a même plus l’objectif de connaître,mais une simple routine.

Information « juste et équilibrée »

La grande chaîne d’information américaineFox News ne feint pas l’objectivité. Ses directeursdistribuent des mémorandums expliquant comment ilfaut présenter l’actualité du jour. Certains ont fuité.

LE président fait ce que peu de ses prédécesseursont tenté : il exige qu’un sommet arabe se prononcesur la question de la paix au Proche-Orient.Son courage politique et son habileté tactique devrontêtre soulignés lors de nos reportagesde la journée (3 juin 2003).

Le carnage persistant en Irak, et surtout la mortde sept soldats américains à Sadr City, ne laisse guèred’autre choix à l’armée américaine que de punir lescoupables. Quand cela interviendra, il faudra que noussoyons capables de rappeler le contexte ayant conduit àces représailles (4 avril 2004).

Ne tombez pas dans le piège de déplorer les pertesaméricaines et de vous demander ce que nous pouvonsbien faire en Irak. Les Etats-Unis sont en Irak pour aiderun pays qui a été maltraité pendant trente ans et le mettresur le chemin de la démocratie. Certains Irakiensne veulent pas que cela se produise. Et c’est pour celaque des GI meurent. Et c’est cela que nous devonsrappeler à nos téléspectateurs (6 avril 2004).

Quand nous montrons des marines, appelons-les« tireurs d’élite » plutôt que snipers. Snipera une connotation négative (28 avril 2004).

« Aujourd’hui, ils sont nombreux au pouvoir et leur faim est insatiable »

On peut s’étonner que des harangues aussi jacobines proviennent d’uneforce politique aussi conservatrice. Car, depuis les élections d’octobre 2011qui les a portés au pouvoir, les islamistes d’Ennahda n’ont guère montréde disposition à bouleverser l’ordre économique et social. Comme leurshomologues égyptiens et leurs mécènes – défaillants – de certaines monar-chies du Golfe, ils ont plutôt cherché à conjuguer capitalisme extrême (1)avec archaïsme familial et moral. Sans oublier de mâtiner le tout desdiscours qu’a!ectionnent les partis de l’ordre quand ils décrivent ceuxqui leur résistent : «Ils ont commencé par couper les routes, bloquer lesusines, et aujourd’hui ils continuent en s’attaquant à la légitimité dupouvoir, lança M. Rached Ghannouchi à ses partisans. Ennahda est lacolonne vertébrale de la Tunisie. La briser ou l’exclure porterait atteinteà l’unité nationale du pays.» Justement, c’est là tout le débat...

Car où commence et où s’arrête l’unité nationale? Quels sacrifices lesTunisiens doivent-ils consentir et quels risques accepter pour la préserver ?Le rôle prééminent d’un parti islamiste dans le gouvernement du pays nesoulevait guère de controverse il y a encore un an quand il s’agissait derédiger une nouvelle Constitution, pas trop di!érente de l’ancienne, et derééquilibrer le développement économique du pays au profit des provincesnégligées depuis des décennies. Mais la question ne se pose plus tout à faitde la même manière quand l’échec d’Ennahda – la Constitution n’esttoujours pas votée, l’ordre public est menacé, les investisseurs se fontattendre, les régions déshéritées le sont restées – enhardit des groupesislamistes plus radicaux qu’il faudrait à leur tour intégrer dans le jeu politiquepar peur qu’ils ne basculent dans la violence armée. Or une telle cooptationaurait pour corollaire de nouvelles concessions aux demandes religieuses.

D’où les soupçons de l’opposition. Loin d’admettre que le dialogue, lapersuasion aient jusqu’à présent permis à Ennahda de désamorcer uneexpression encore plus violente des salafistes et des djihadistes, elle estimeque les frontières sont poreuses entre tous ces groupes qu’elle croit porteursd’un même projet de dislocation de l’Etat-nation. Comme le suggère unevidéo d’avril 2012 devenue célèbre, où l’on entend M. Ghannouchi expliqueraux salafistes qu’ils doivent se montrer patients, les deux courants se seraientsimplement partagé les rôles pour voir aboutir leur dessein commun : auxuns les discours apaisants, aux autres l’intimidation des opposants. Lefonctionnement interne opaque d’Ennahda conforte ce type d’interprétation.

Mais le risque est alors de sous-estimer les tensions qui parcourentle parti au pouvoir, et dont la dernière crise gouvernementale a fourniun indicateur éclairant. Dans un rapport récent sur le défi salafiste,analytiquement riche et solidement documenté, l’organisme de recherchenon gouvernemental International Crisis Group conclut en effetqu’«Ennahda connaît de sérieux conflits internes. Un important décalageexiste entre les positions politiques très consensuelles des dirigeants– lesquelles sont communiquées régulièrement à travers les médias,notamment étrangers – et les convictions profondes de la base militante».Même ambivalence envers les autres formations politiques et religieuses :« Pris entre deux feux, coincé entre une contestation salafiste parfoisviolente et une opposition séculariste à l’a!ût de la moindre de seserreurs», Ennahda doit choisir : «S’il devient plus prédicateur et religieux,il inquiétera les non-islamistes ; s’il se conduit de manière politique etpragmatique, il s’aliénera une partie importante de sa base et créera unappel d’air profitant à la mouvance salafiste et aux partis situés à sadroite (2). »

L’opposition est pourtant peu disposée à admettre que, jusqu’ici, lepire ait été évité grâce à Ennahda. Et encore moins à accepter que l’isla-misation des institutions civiles – éducation, culture, justice – d’un paysde onze millions d’habitants puisse être le prix à payer pour la mise ensommeil des tentations violentes de quelque cinquante mille djihadistes.Au demeurant, survoltée par l’assassinat de Belaïd et enhardie par lafoule immense rassemblée lors de son enterrement, elle ne croit pas tropaux tourments du dirigeant d’Ennahda. «Ghannouchi n’a jamais vouludénoncer publiquement les salafistes ou les djihadistes, nous expliqueM. Riad Ben Fadhel, animateur d’un groupe d’opposition de centregauche, le Pôle démocratique moderniste. Il a dit qu’ils étaient l’âme dela révolution, qu’ils lui rappelaient sa jeunesse, qu’ils faisaient partiede la famille islamiste, qu’ils étaient des agneaux égarés. Avec eux,Ghannouchi dispose d’un réservoir électoral énorme et surtout d’uneforce d’intervention militante qui lui permet d’attaquer directement lecamp démocratique grâce à des milices extrêmement structurées sansjamais apparaître directement. Et il les utilise pour faire le sale boulotà sa place. Maintenant les masques sont tombés.»

Le ton est à peine plus bienveillant du côté de l’UGTT (3). Entre lesdeux principales forces du pays, la guerre est déclarée. Proches dupouvoir, des Ligues de protection de la révolution (LPR) ont attaqué endécembre dernier le siège central de la confédération syndicale. Sixmois plus tôt, à Jendouba, le local régional de l’UGTT avait été prispour cible par des salafistes. « Nous sommes des combattants, habituésà cette hostilité du régime et de groupes violents, nous confieM. Nasreddine Sassi, directeur du département des études de la centralesyndicale. Mais c’est une première que l’UGTT soit attaquée de cettefaçon. Cela reflète un discours politique o"ciel acharné contre l’actionsyndicale, y compris de la part de plusieurs ministres. »

Politique, associative, la gauche tunisienne fait donc désormais frontcontre Ennahda. Pour qualifier celui-ci, elle ne recule plus devant les termesd’«extrême droite», voire de «parti fascisant». Le souvenir des épreuvescommunes subies par les démocrates et les islamistes du temps de ladictature s’est évaporé en quelques mois. Symétriquement, l’ostracismequi frappait les responsables de l’ancien parti unique paraît désormais levé.

Mme Alhem Belhadj, présidente de l’Association tunisienne des femmesdémocrates (ATFD), ironise d’abord lorsqu’on avance devant elle l’hypo-thèse d’une cooptation pacifique des extrémistes religieux par le partimajoritaire : «Ils les intègrent tellement bien qu’il y a des camps d’entraî-nement en Tunisie, qu’il y a des centaines de Tunisiens qui sont en trainde mourir en Syrie et au Mali. » Elargissant le propos, elle estime ensuiteque la politique économique du parti au pouvoir, «encore plus néo libéraleque celle de Ben Ali », accroît le chômage des jeunes des quartierspopulaires, au risque de voir certains d’entre eux basculer dans la violence.

Spécialiste du salafisme tunisien, Fabio Merone pense également quecelui-ci, comme du reste le djihadisme, est le produit d’une dynamiquesociale. Car, du temps de M. Zine El-Abidine Ben Ali, nous rappelle cechercheur à la Fondation Gerda Henkel, le «mythe tunisien» fonctionnaitpour la classe moyenne, mais il tenait à l’écart une autre Tunisie, cellequi fuyait vers l’Italie ou qui s’organisait dans des groupes religieux. Ensomme, le salafisme «ne vient ni de la Lune ni de l’Arabie saoudite : ilreprésente la structuration politique de jeunes en rupture de ban, ensituation d’échec scolaire ». Le désert culturel bénaliste a égalementprovoqué une quête d’identité que des prédicateurs wahhabites ontrapidement comblée.

Lors de la manifestation de Tunis convoquée par Ennahda le 16 févrierdernier, l’un d’entre eux, M. Bechir Ben Hassen, formé en Arabie saoudite,délivra un prêche. Son public mêlait militants du parti au pouvoir, groupesdjihadistes et ministres, dont celle (non voilée) des a!aires de la femme.La chose fut relevée quelques heures plus tard au siège de l’UGTT : «Ce

gouvernement devrait être dans les ministères et régler les problèmes desTunisiens plutôt que d’organiser des manifestations et de haranguer lafoule !», s’exclama devant nous M. Sassi.

« Les problèmes à régler », on les devine en parcourant les o!resd’emploi dans La Presse de Tunisie. Le 17 février 2013, une petite annoncecanadienne encourageait à l’émigration les personnes susceptibles d’exercerla profession de «maçon, boucher, infirmier, assistant dentaire». Et uneentreprise tunisienne de transport par semi-remorques recherchait unmagasinier «possédant un niveau universitaire»…

« Le pouvoir, estime M. Sassi, n’a pas avancé dans la résolution desproblèmes sociaux, notamment le chômage. C’est le même modèle écono-mique que Ben Ali. » L’UGTT, inquiète de constater que l’absence dedéveloppement régional encourage l’économie informelle, « exige dugouvernement le développement d’une infrastructure adéquate à Gafsa,Sidi Bouzid, Kasserine, dans les régions frontalières où l’activité decontrebande est forte». Chacun admet en e!et que des produits de premièrenécessité, souvent achetés à des prix subventionnés par l’Etat (4), sontacheminés en fraude en Libye, où tout est revendu beaucoup plus cher :lait, tomates, pâtes, conserves, eau minérale. Au point que des pénuriesapparaissent en Tunisie et que le prix des denrées de base y augmentetrès vite. Journaliste et blogueur indépendant, Thameur Mekki accuse :« Cela ne nous est jamais arrivé de devoir importer du lait depuis laseconde guerre mondiale! L’Etat se dégage et laisse faire. Ils ne contrôlentrien ; ils se pavanent sur les plateaux des chaînes télé plutôt que d’êtredans leurs bureaux.»

Pour M. Jilani Hammami, porte-parole du Parti des travailleurs, pilierdu Front populaire auquel appartenait Belaïd, « le gouvernement avait lacharge de tout reprendre de zéro. Or il n’a pas eu de programme deredressement. Il a repris les choix de Ben Ali. Il a compté sur le Qatar,l’Arabie saoudite, et n’a rien obtenu. » De fait, la solidarité arabo-musulmane dont rêvait Ennahda ne s’est guère manifestée. Au lieu desdons des pays du Golfe (un site d’information économique, AfricanManager, croit savoir que les autorités tunisiennes attendaient 5 milliardsde dollars du Qatar), la Tunisie n’a décroché que des prêts, à la foismodestes (500 millions de dollars) et à des taux relativement élevés(2,5 %). Presque au même moment, le Japon lui accordait 350 millionsde dollars à un taux de 0,95 %...

Le Fonds monétaire international (FMI) avait porté un « jugement trèspositif » sur la Tunisie de M. Ben Ali : «La politique économique qui estconduite est saine, et je pense que c’est un bon exemple à suivre pour lespays émergents», estimait par exemple, en novembre 2008, son directeurgénéral d’alors, M. Dominique Strauss-Kahn. Pourrait-il suppléer àprésent à la défaillance des pays du Golfe? A quelques réserves près, lacentrale syndicale n’y verrait pas d’inconvénients : «L’UGTT n’a pas depréjugé, de comportement hostile gratuit envers le FMI, explique M. Sassi.Le secrétaire général a reçu Christine Lagarde et plusieurs délégationsde la Banque mondiale ici même. Nous sommes conscients que le paysne peut pas survivre en dehors de ce système mondial, mais nous essayonsd’orienter les politiques. Nous avons dit à la Banque mondiale : vousavez soutenu Ben Ali ; aujourd’hui, vous devez démontrer à travers desprojets-pilotes de développement dans les régions défavorisées votrevolonté de soutenir la démocratie. »

Le Front populaire, qui semble avoir le vent en poupe, se montre plusvolontariste. Il s’oppose au statut de partenaire privilégié de l’Unioneuropéenne accordé à la Tunisie. «Une économie peu productive, fondéesur l’exportation, dépendant de petites et moyennes entreprises trèsfragiles, va rester indéfiniment liée à des centres de décision européens»,estime M. Hammami. Le Front réclame par ailleurs une suspension dupaiement de la dette extérieure pendant trois ou quatre ans, de manièreque les 18 % du budget tunisien ainsi libérés soient consacrés à la créationd’emplois. «Si vraiment la France, l’Allemagne, la Belgique, l’Italie, lesEtats-Unis et les pays du Golfe ont de la sympathie pour la Tunisie, qu’ilssuspendent le paiement de la dette. » M. Hammami n’y croit pas trop...

« Si le pouvoir d’achat continue à baisser, redoute Thameur Mekki, sile sentiment d’insécurité progresse, on peut dire adieu à l’assentiment àla démocratie : pour le moment, le peuple tunisien n’a pas compris àquoi elle sert. » Déjà bien implantés dans les quartiers défavorisés, lessalafistes comptent en e!et profiter des faiblesses de l’Etat pour devenirdes acteurs essentiels de la vie économique, y compris informelle etsouterraine, pour prêcher et s’enraciner. « Ils disent : “Regardez, rien nemarche, c’est parce que les gens ne suivent pas l’exemple du Prophète.”Ils veulent les pousser à se détourner des élections et des partis politiquesafin qu’ils réclament de leur propre gré ce que les salafistes présententcomme la dernière solution : la stricte application de la loi islamique (5).»

D’autres sont plus optimistes. Mme Belhadj estime par exemple que lesdroits des femmes sont déjà devenus «consensuels, y compris au sein departis qui ne se manifestaient pas beaucoup auparavant. Grâce à la résis-tance de la société civile, de droite à gauche, il n’y a pas eu de régressiondes lois ». Cette vigilance du mouvement populaire, la foule réunie lejour des obsèques de Belaïd, l’amorce d’un regroupement des forcesprogressistes, les tensions au sein d’Ennahda : autant de facteurs quiencouragent également M. Ben Fadhel à penser que « la bataille pourl’islamisation de la Tunisie est perdue d’avance».

SERGE HALIMI.

12POLARISATION POLITIQUE EN TUNISIE

Des islamistes au pied du mur

MARS 2013 – LE MONDE diplomatique

(1) Lire Gilbert Achcar, « Le “capitalisme extrême” des Frères musulmans », Le Mondediplomatique, février 2013.

(2) International Crisis Group, «Tunisie : violences et défi salafiste », 13 février 2013,www.crisisgroup.org

(3) Lire Hèla Yousfi, « Ce syndicat qui incarne l’opposition tunisienne», Le Monde diplo-matique, novembre 2012.

(4) Une Caisse générale de compensation (CGC) a pour mission de stabiliser les prix desproduits de base. Ses dépenses, qui augmentent à un rythme extrêmement rapide, corres-pondront en 2013 à 15,7 % du budget du pays.

(5) Entretien avec un membre des forces de sécurité, cité dans le rapport de l’InternationalCrisis Group, op. cit.

KHALED BEN SLIMANE. – « Invocation II », 1988

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(Suite de la première page.)

Gel du paiement de la dette à l’Union européenne pour créer des emplois

Donner des gages aux salafistes pour qu’ils ne basculent pas dans la violence armée ?

13 LE MONDE diplomatique – MARS 2013

UTILISER LA CRISE POUR ROGNER LE MODÈLE SOCIAL

En Slovénie, la stratégie du choc

moyenne de 87 % dans les pays de lazone euro. Le chômage ne touche guèreplus de 8 % de la population active. L’in-flation annuelle est inférieure à 3 %. Seulle déficit budgétaire s’est envolé, pouratteindre 6 % du PIB. Je dirais que nousnous situons dans la bonne moyenneeuropéenne, plutôt dans le haut dupanier », analyse l’économiste DusanKovác, professeur à l’université deLjubljana.

Selon lui, « la crise sert de prétexte àune remise en cause de notre modèlesocial. Après son intégration à l’Unioneuropéenne, la Slovénie a souvent étéprésentée comme un exemple en raison dela stabilité de son système politique et dudynamisme de son économie. » La petiterépublique, qui avait réussi à échapper àl’engrenage des guerres liées à l’éclate-ment de l’ancienne Yougoslavie (1), fut lepremier des nouveaux membres à assumerla présidence de l’Union européenne, en2008. Réputé pour son sérieux et pour unecertaine douceur de vivre, le pays a l’ha-bitude de jouer les premiers de la classe.A l’époque yougoslave, la Slovénie étaitdéjà considérée comme un exemple parles autres républiques fédérées. Non sansun soupçon de jalousie, car elle était laplus prospère de l’ensemble fédéral. Elleavait su tirer pleinement profit de sa posi-tion frontalière avec l’Autriche et l’Italie,de sa spécialisation dans les industries detransformation et de son ouverture aumarché international.

Né en Serbie mais devenu citoyenslovène depuis l’indépendance du pays,M. Jankovic n’est pas un politicien clas-sique. Cet homme d’affaires a longtempsdirigé le groupe Mercator, géant slovène– et balkanique – de la grande distribu-tion. Sa conquête de la mairie deLjubljana, en 2006, avait déjà étonné.L’homme s’est illustré à quelques reprisespar des prises de position courageuses,notamment en faveur de communautésroms victimes d’un racisme très présentdans la société slovène. Mais son ancrageà gauche demeure incertain. « C’est unoligarque qui a choisi d’entrer en poli-tique pour défendre ses intérêts», assureM. Grega Repovz, le rédacteur en chef del’hebdomadaire Mladina.

La création de Slovénie positive auraitété orchestrée par certaines figures tuté-laires de la gauche, notamment M. MilanKucan, ancien dirigeant de l’époqueyougoslave et chef de l’Etat slovène lorsde l’accession du pays à l’indépendance.C’est du moins ce que prétendent les parti-sans de M. Jansa, qui a longtemps cherchéà se présenter comme l’adversaire d’un« système » directement hérité de lapériode yougoslave, et qui contrôleraittoujours la Slovénie. Celui-ci reposaitnotamment sur les directeurs desanciennes entreprises publiques, tradi-tionnellement liés aux gouvernements decentre gauche qui ont dirigé le pays del’indépendance à 2004. Ces « oligarquesà la slovène» ont largement bénéficié deprivatisations tardives, qui ne se sont géné-ralisées qu’après l’intégration européennedu pays.

La Liste civique, qui promettait demoraliser la vie politique, a décidé dequitter le gouvernement après la publica-tion, début janvier, d’un rapport de lacommission pour la lutte contre la corrup-tion révélant que le premier ministre, toutcomme M. Jankovic, avait omis durant desannées de déclarer ses revenus. M. Jansaaurait également bénéficié de rétrocom-missions pour avoir favorisé l’achat parl’armée de chars d’assaut finlandais (4).Le procès de cette affaire se poursuitdepuis des mois devant le tribunal deLjubljana, sans que le prévenu ait jamaisdaigné se présenter à l’audience.

Enfin, au terme d’une enquête de troisans, les journalistes Blaz Zgaga et ZdenkoCepic ont démontré que M. Jansa, qui futministre de la défense dans les premiersgouvernements de la Slovénie indépen-dante, a été impliqué dans les trafics inter-nationaux qui, dans les années 1990,permirent aux belligérants de Croatie et

de Bosnie-Herzégovine de contournerl’embargo international sur les armes (5).Se présentant volontiers comme un îlot de« bonne gouvernance », à la moralepublique rigoureuse, le pays semble ainsiregagner le lot commun. Certains parlentmême de « balkanisation », alors qu’il atout fait, depuis vingt ans, pour ne pas êtreassocié à ses voisins dans les représenta-tions collectives.

M. Jansa ne peut plus guère compter quesur le soutien des nationalistes du NSi-KLS, auxquels il laisse carte blanche pourréécrire l’histoire. On a ainsi pu voir desministres participer à des cérémonies enl’honneur des domobranci, la milice colla-borationniste slovène de la seconde guerremondiale. Les dernières fêtes de l’indé-pendance, le 25 juin 2012, ont donné lieuà de vifs affrontements politiques. Pour lapremière fois, le gouvernement avait interditla présence des symboles des partisans dela seconde guerre mondiale, rompant avecle large consensus (6) qui postulait unecontinuité entre le Comité antifasciste delibération nationale slovène (Subnor), larépublique fédérée de Slovénie et la créationde l’Etat indépendant, en 1991.

« Le SDS n’est pas un parti de centredroit comme il le prétend, mais un partid’extrême droite, animé par un anticom-

munisme radical et une vision traditiona-liste de l’identité slovène, explique lephilosophe Darko Strajn. M. Jansa occupele devant de la scène politique depuis unquart de siècle. Son nationalisme n’est pasune nouveauté, mais le Napoléon de latransition slovène croit venue l’heured’avancer sans masque.» La crise pourraiten effet permettre, comme dans la Hongrievoisine, de franchir les lignes rouges.

Le premier gouvernement Jansa, de2004 à 2008, avait déjà entamé unesérieuse remise en cause du modèle social,provoquant de vives réactions des syndi-cats. «Cette fois, M. Jansa était décidé àpasser en force, alors même qu’il est jugépour corruption », peste Strajn. Néan-moins, la véritable révolte citoyenne contrela corruption qui a embrasé le pays depuisl’automne, et qui converge avec les mobi-lisations syndicales, pourrait venir enrayerla mécanique.

Tout est parti de Maribor, la deuxièmeville du pays, dont le maire, M. FrancKangler, avait fait installer des radarsroutiers tout en privatisant le système deperception des amendes pour excès devitesse. Ce prétexte trivial a servi de déto-nateur à un mouvement qui a réussi à arra-cher, le 6 décembre, la démission de l’édilecontesté, et qui s’est rapidement étenduau reste du pays. Pourtant, le premierministre, désormais privé de majorité,refuse toujours de démissionner (7), affir-mant que des élections anticipées«nuiraient à l’image de la Slovénie»…

« Les Slovènes sont habitués à bienvivre. Pour la première fois depuis 1945,les gens ont peur. Ils se disent que leursconditions de vie vont se dégrader et queleurs enfants vivront plus mal qu’eux,résume le journaliste Lusa. Jansa joue surcette peur pour essayer d’imposer sonmodèle de société. Son grand argumentest la menace d’une perte de souverainetéet d’une mise sous tutelle, comme enGrèce. » Le réveil actuel de la sociétépermet néanmoins de penser que d’autresscénarios restent possibles.

PAR JEAN-ARNAULT DÉRENS *

Un premier ministre minoritaire au Parlement qui refusede démissionner, des syndicats mobilisés et une « révoltecitoyenne » qui se diffuse dans les rues comme sur la Toile :tel est le cocktail détonant qui agite la Slovénie, d’ordi-naire beaucoup plus calme. La casse programmée d’unmodèle social singulier, au nom des mesures d’austérité, amis le feu aux poudres.

Un des meilleurs systèmes de santé du monde

DES dizaines de milliers de per -sonnes qui battent le pavé de Ljubljana etde toutes les villes du pays : jamais laRépublique de Slovénie (deux millionsd’habitants), réputée pour son calme, samodération et sa qualité de vie, n’avaitconnu de mobilisations aussi fortes quecelles de cet hiver. Les mesures d’austé-rité du gouvernement conservateur, aupouvoir depuis janvier 2012, ne passentpas. Les syndicats, toujours puissants, ontreçu le renfort de nombreux citoyens indi-gnés par la corruption de la classe poli-tique. Dans les cortèges, beaucoup vili-pendent l’Union européenne, que laSlovénie a rejointe en 2004. Et nombrede manifestants brandissent le drapeau del’ancienne Yougoslavie fédérale, qu’ellea quittée en 1991.

La Slovénie est-elle en crise? En crisepolitique assurément, le gouvernement deM. Janez Jansa n’ayant plus de majoritédepuis fin janvier 2013. Mais la criseéconomique est-elle aussi grave que leprétendent les autorités ?

Depuis plus d’un an, le premierministre et son équipe multiplient lesdiscours catastrophistes : la Slovénieserait au bord de la faillite, le secteurbancaire plombé par un déficit colossal,les comptes publics dans le rouge. Pour-tant, aucun indicateur économique nevient confirmer cet alarmisme. « La dettepublique slovène ne dépasse pas 44 % duproduit intérieur brut (PIB), contre une (1) La Slovénie n’a connu qu’une «petite guerre»

de dix jours, celle qui a opposé, du 27 juin au7 juillet 1992, l’armée yougoslave aux hommes de ladéfense territoriale.

(2) En Italie, les minorités slovènes se concentrentdans le Frioul et dans la région de Trieste, que se sontlongtemps disputée l’Italie et la Yougoslavie. EnAutriche, elles se trouvent principalement en Carinthie,fief de l’extrême droite nationaliste.

(3) Un accord bilatéral conclu en septembre 2009a permis la création d’une commission d’arbitrage.

(4) L’affaire a éclaté en 2008 à la suite d’une enquêtede la télévision finlandaise. La société Patria auraitversé 21 millions d’euros à des responsables slovènespour obtenir un important contrat de fourniture deblindés AMV 8!8.

(5) Cf. «Trafics d’armes dans les guerres del’ancienne Yougoslavie : des Européens dans la lignede mire», http://balkans.courriers.info, 12 janvier 2012.

(6) Cf. «Slovénie : fête nationale, folklore et luttesidéologiques», http://balkans.courriers.info, 29 juin 2012.

(7) La Constitution slovène ne permet pas à l’oppo-sition d’imposer un vote de défiance. Avec un peud’habileté manœuvrière, un gouvernement minoritairepeut donc se maintenir assez longtemps.

BRACO DIMITRIJEVIC. – «Golden Autumn of De Chirico»(L’Automne doré de De Chirico), 1983

* Rédacteur en chef du site Le Courrier des Balkans.Dernier ouvrage paru : Voyage au pays des Gorani (avecLaurent Geslin), Cartouche, Paris, 2010.

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LORS des négociations d’adhésion àl’Union européenne, Ljubljana insista pourobtenir de nombreuses dérogations, refu-sant d’ouvrir totalement à la libre concur-rence certains secteurs-clés de l’économie.Le pays est ainsi le seul en Europe centraleet orientale à avoir largement conservé lecontrôle de son secteur bancaire, dominépar deux géants, la Nova LjubljanskaBanka (NLB) et la Nova Kreditna BankaMaribor (NKBM). Les points les plusâprement défendus par les autoritésslovènes relevaient d’ailleurs moins d’unevolonté de résister à un modèle libéral quedu complexe obsidional propre à ce petitpays, ainsi que le rappelle le journalisteStefano Lusa, lui-même issu de la mino-rité italienne de Slovénie. «Les débats surl’accession des étrangers au droit à lapropriété en Slovénie ont viré au psycho-drame au Parlement : c’était le sol sacréde la patrie que certains députés refusaientde brader…» Par ailleurs, la Slovénie, quicompte toujours d’importantes minoritéstant en Autriche qu’en Italie, est regardéeavec méfiance par ses deux grands voisins,qui la soupçonnent de nourrir de vieuxrêves irrédentistes (2). Elle entretient aussides relations compliquées avec la Croatie,en raison du différend qui a longtempsopposé les deux pays à propos du golfe dePiran. Celui-ci porte sur la délimitationdes eaux territoriales, les trente-sept kilo-mètres du littoral slovène étant enclavésau fond de l’Adriatique, entre les eauxitaliennes et croates (3).

« Malgré les pressions européennes,notre pays avait réussi à sauvegarder unimportant service public », poursuitKovác. De fait, la Slovénie disposetoujours d’un des meilleurs systèmes desanté du monde, et l’éducation y est entiè-

rement gratuite jusqu’au troisième cycleuniversitaire. C’est ce «modèle slovène»que le gouvernement de M. Jansa voulaitremettre en cause, en prônant une réduc-tion drastique des dépenses publiques. Lacrise sert ainsi de prétexte à l’applicationd’une « thérapie de choc» déjà infligée àbien d’autres pays.

Certes, le pouvoir craint que lesbanques ne soient entraînées par l’effon-drement de la bulle spéculative immobi-lière. Elles ont en effet massivementsoutenu l’essor de la construction dansles années 2000, quand le pays s’estcouvert de chantiers. Le gouvernement adécidé de créer une agence spéciale, une« bad bank » dotée de 4 milliards d’euros,pour reprendre les créances douteuses desprincipales banques, dont l’Etat demeurel’actionnaire de référence. Au total, cescréances s’élèveraient à 6,5 milliardsd’euros, soit l’équivalent de 18 % du PIB.Y voyant un prélude à la privatisation dusecteur bancaire, l’opposition et lessyndicats ont tenté de contrer ce projet,initialement porté par le ministre desfinances, le très libéral Janez Sustersic,qui a quitté le gouvernement le 23 janvierdernier.

Car la majorité fragile et hétéroclite deM. Jansa a volé en éclats. Elle réunissait,outre le Parti démocratique slovène (SDS)du premier ministre, les libéraux de laListe civique (Drzavljanska Lista) deM. Gregor Virant et les ultraconservateursde Nouvelle Slovénie - Parti populairechrétien (NSi-KLS). Lors des électionsparlementaires du 4 décembre 2011,Slovénie positive, la formation deM. Zoran Jankovic, le maire de Ljubljana,fondée quelques semaines avant le scrutin,avait créé la surprise en arrivant en tête.Toutes les composantes de la droite avaientdû surmonter leurs divergences et se liguerpour former une majorité.

JOHN KENNETH GALBRAITH

Prendre parti

L’Art d’ignorer les pauvres

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Économistes en guerre contre les chômeursLAURENT CORDONNIER

Du bon usage du cannibalisme JONATHAN SWIFT

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LE MONDE diplomatique – MARS 201315

le dos d’un éléphant de mer, capturent des chats revenus à l’étatsauvage et mesurent le stress du chou de Kerguelen...

Les cabanes et refuges se gagnent à marches forcées. Le ventbuté a tant et si bien aiguisé le moindre recoin du paysage traverséqu’il n’a plus rien à emporter sur son passage. Tout ce qui pouvaitêtre soufflé l’a été bien avant que l’homme ne se décide à venir ygreffer ses ambitions. De temps à autre, une cascade retrousséecoule à l’envers.

L’absence de confort dans les cabanes pourrait laisser entrevoirun mythique retour aux sources, mais les touques bleues (bidonsen plastique étanches à couvercle vissable) regorgeant de nourrituresont strictement gérées par les deux organismes qui régulent chaquefait et geste sous ces latitudes – à savoir les TAAF et l’IPEV (Institutpolaire français Paul-Emile-Victor). Ainsi, si l’on est en manipIPEV et que l’on dort dans une cabane TAAF, on ne peut utiliserla nourriture pourtant en abondance dans les touques. Il fauttrimballer sa propre ration de provisions dans son sac à dos.

Et l’on progresse, contre le vent, contre la pluie tombant àl’horizontale, tantôt dans des zones marécageuses où l’on risqueà tout moment de s’embourber, tantôt dans des déserts de pierretruffés d’azorelles – que l’on évite comme des mines antipersonneltant l’azorelle est une plante rare et protégée –, avec un sac pesantdeux fois le poids qu’il devrait.

C’EST ALORS, dans l’effort extrême du corps, que revient àl’esprit la dispute récurrente opposant les « réz nat», de la réservenaturelle, qui prônent un retour aussi total que possible aux sourceset luttent pour la survie des espèces endémiques, aux militants enfaveur des espèces introduites, qui se plaisent à traiter les premiersde Khmers verts et préféreraient des élevages locaux qui nourri-raient les habitants, selon la période de l’année : quarante pendantl’hiver austral (juillet-août), et jusqu’à cent durant l’été.

Ainsi semble aller depuis le premier jour de sa décou-verte par Yves Joseph de Kerguelen, en 1772, la perceptioncontrastée de cet archipel. Si l’on reliait entre elles lesétoiles du ciel nocturne au-dessus des Kerguelen, onobtiendrait l’entrecroisement de traits figurant sur la cartedu journal de bord de l’amiral à l’issue de son secondvoyage. Une suite de zigzags, de lignes brisées, d’avancéeset de replis qui traduisent l’état d’hésitation et de pertur-bation précédant le renoncement. Car Kerguelen, bienque découvreur des îles portant son nom, pour des raisonsinexpliquables n’y débarqua jamais.

A tant imaginer le continent austral, le marin bretonfinit néanmoins par y voir ce en quoi il avait tant cru. « Il n’est pas douteux qu’on trouvera des mines de touteespèce, au moins du cuivre, du fer et du plomb. On peuttrouver dans les latitudes froides des diamants, des rubis,des saphirs, des émeraudes... On y trouvera peut-êtremême des hommes nouveaux (5) » – c’est du moins cequ’il raconta de manière fort convaincante au roi Louis XV,qui octroya les fonds pour une seconde expédition. Quatre années plus tard, l’Anglais James Cook, pragma-tique et réaliste, n’y verra qu’îles de la Désolation.

Quant aux Australiens, possesseurs de l’île Heard, bien pluspetite et légèrement au sud, ils ont mené une étude sur l’impactde l’homme transplanté en ces lieux isolés. A la vue catastro-phique des résultats, ils ont immédiatement fermé la base sur l’île.Désormais, seuls les scientifiques peuvent y accéder de manièreponctuelle lors d’opérations spécifiques.

ET le voyageur aux pieds endoloris se retrouve avec lui-mêmedans sa résidence en préfabriqué qu’un vent particulièrementdéchaîné veut arracher à la surface de la Terre. Seul un goéland àcontre-courant s’immobilise un instant dans le cadre de la fenêtreavant de décrocher et de disparaître dans les nuages. On peutcomprendre qu’en attendant de rencontrer des hommes nouveauxil ait aimé les séjours prolongés dans sa chambre, unique lieu desolitude, à lire Blanchot en cet espace tendant vers l’infini.

KLAVDIJ SLUBAN.

(1) Gracie Delépine, Histoires extraordinaires et inconnues dans les mers australes.Kerguelen, Crozet, Amsterdam et Saint-Paul, Editions Ouest-France, Rennes, 2002.

(2) Le taafien, sorte de créole subantarctique, vient de voir s’ajouter à sa longueliste de bouts – de bois, de pain, de fer, de fil, de plomb (menuisier, boulanger, mécanicien,électricien, plombier) – le bout de pelloche (photographe utilisant... de la pellicule).Pour plus de précisions sur le taafien, cf. Alexandra Marois, Les Iles Kerguelen. Unmonde exotique sans indigène, L’Harmattan, Paris, 2003.

(3) Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, Paris, 1955.

(4) La souille est le bain de boue où les éléphants de mer se vautrent avec délectation.Pour les autres définitions, cf. Alexandra Marois, op. cit.

(5) Gracie Delépine, L’Amiral de Kerguelen et les mythes de son temps, L’Harmattan,1998.

MARS 2013 – LE MONDE diplomatique 14

LES KERGUELEN, UNE VUE DE L’ESPRIT...

Jours heureux sur l’île de la DésolationSI MR WORDSWORTH, échoué avec le Strathmore dansla nuit du 2 juillet 1875 sur un de ces rochers en borduredu monde, se nourrissait essentiellement d’albatros cuitsqu’il assaisonnait avec de la poudre à fusil, les modes devie ont bien changé depuis lors sur les Terres australes etantarctiques françaises (TAAF). Tandis que, pour lenaufragé anglais, « faire un rêve était comme recevoir unelettre par la poste (1) », le voyageur contemporain pourrarester connecté avec le reste du monde via Internet, malgréles trois mille kilomètres qui le séparent de la terre habitéela plus proche. A très faible débit, soit, mais connecté. Ilaura aussi droit à trois repas par jour, à heure fixe, d’unedurée d’une demi-heure, et pas une minute de plus. C’estque, depuis 1950, les îles Kerguelen sont dotées d’unebase permanente à PAF (Port-aux-Français). A défaut d’yhabiter, scientifiques, militaires et logis ticiens y séjournentun an, voire un an et demi.

Pour qui est insensible au charme des conteneurs,baraquements et autres préfabriqués Fillod négligemmentéparpillés à travers la « capitale », cette vision condenséede la civilisation locale après deux semaines de traverséesur l’océan Indien peut couper net toute velléité de s’enaller prendre langue avec des autochtones éphémères et guèreindigènes. Parti de La Réunion à bord du Marion-Dufresne, levoyageur est arraché à son abîme de liquidité d’un vol sec d’héli-coptère incongru. La notion du temps s’était estompée pour défini-tivement se noyer en ce point de démarcation où le bleu tropicalde l’océan a viré au marron subantarctique. Bienvenue au paysdes contradictions et de l’anachronisme, quelque part entre les40es rugissants et les 50es hurlants sur une île – une vraie, puisquel’archipel volcanique composé de quelque trois cents îles, îlotset îlets n’a jamais été en contact avec un continent.

Il arrivait que, contemplant du bateau le paysage, des Réu-nionnais contractuels chargés de l’infrastructure, les « réus » ou« infras », décident in extremis de retrouver leur île fleurie plus tôtque ce qui était stipulé sur leur contrat de travail. Le cas fut suffi-samment fréquent pour que l’administration des TAAF soit obligéed’imposer aux récalcitrants qui refusaient de descendre d’acquitterle montant du voyage au même titre qu’un touriste en goguette.Notons que lesdits touristes doivent patienter plusieurs années surliste d’attente – jusqu’à cinq ans, parfois – pour avoir le privilègede fouler le sol des trois districts austraux desservis par le bateau,Crozet, Kerguelen et Amsterdam. Le voyage, dit « rotation », dureprès de quatre semaines et peut coûter jusqu’à 16 000 euros. Ducoup, désormais, tout le monde débarque.

Aussi poli que distant, le mot de bienvenue du « disker », chefdu district des Kerguelen en taafien (2), accueille le photographeen cette résidence d’un type nouveau sous le vrombissement despales. « Surtout pas d’improvisation, l’artiste ! », se verra apos-

tropher dès le premier jour celui qui était venu se confronter à lasolitude extrême et à l’espace infini. Avant de se prendre les piedsdans un entrelacs de contraintes qu’il n’aurait même pas su imagineravant le départ.

FAUTE de pouvoir civiliser ce caillou minimalisé par un ventperpétuel, l’homme conquérant le régente avec des règles aussiastreignantes qu’affligeantes. Dans cet espace des possibles, l’administrateur tout-puissant a créé une prison à ciel ouvert. Ledisker, autorité suprême, applique des ordres élaborés dans desbureaux situés en métropole, à treize mille kilomètres de là, arbitredes chamailleries locales dignes d’une cour de récréation, mais qui prennent vite une telle ampleur que les armes à feu sont sousclé, et doit malgré tout faire bonne figure à coups de rapportsadressés à cette lointaine administration décisionnaire s’il veutenchaîner sur un autre poste du même acabit. Et celui qui était venu«s’approcher de ce point où le temps est perdu, où l’on entre dansla fascination et la solitude de l’absence de temps (3) », s’aperçoitqu’il n’est qu’une espèce de plus dans un écosystème pourtant bienfragilisé par toutes les bottes qui le foulent déjà.

Dans la vaste salle de réfectoire, avec ses photographies demanchots et ses plantes en plastique, le plan de table est élaboréempiriquement dans l’ordre d’arrivée des uns et des autres – à partles Réunionnais, qui s’installent invariablement comme un seulhomme à moins cinq de midi ou de sept heures du soir et repartentd’un même élan alors que les autres n’ont pas encore attaqué ledessert. Délaissant progressivement les repas en groupe, le voyageurcontraint préfère rater quelques pyjama-parties, tournois de pokeret concours de glissade sur sac-poubelle avec souille (4) en bout

de piste, et opte, à défaut d’errances, pour les « manips ». Aucunesortie hors la base ne se fait en solitaire : elle exige au minimumtrois personnes, « le premier pour se blesser, le deuxième pour luiporter assistance, le troisième pour aller chercher du secours »,comme il sera expliqué au fugitif ayant décidé un matin de quitterla zone sans autorisation préalable.

Au cours de ces sorties encadrées sur le terrain, les «manipeurs»dénombrent les otaries, baguent les cormorans, posent un GPS sur

* Lauréat de la première résidence de création lancée par la direction des affairesculturelles de l’océan Indien et l’administration supérieure des Terres australes etantarctiques françaises, l’«Atelier des ailleurs », le photographe Klavdij Sluban aséjourné trois mois aux îles Kerguelen lors de la 62e mission scientifique.

PAR KLAVDIJ SLUBAN *

Partir pour l’Antarctique et y vivre loin de toute agitation relèvedu voyage idéal... Mais la réalité est moins romantique :

en ces lieux austères aux paysages d’une infinie beauté règnent les impératifs nombreux des autorités françaises de la métropole.

Et les poètes n’ont guère le temps de rêver.

LE MONDE diplomatique – MARS 201315

le dos d’un éléphant de mer, capturent des chats revenus à l’étatsauvage et mesurent le stress du chou de Kerguelen...

Les cabanes et refuges se gagnent à marches forcées. Le ventbuté a tant et si bien aiguisé le moindre recoin du paysage traverséqu’il n’a plus rien à emporter sur son passage. Tout ce qui pouvaitêtre soufflé l’a été bien avant que l’homme ne se décide à venir ygreffer ses ambitions. De temps à autre, une cascade retrousséecoule à l’envers.

L’absence de confort dans les cabanes pourrait laisser entrevoirun mythique retour aux sources, mais les touques bleues (bidonsen plastique étanches à couvercle vissable) regorgeant de nourrituresont strictement gérées par les deux organismes qui régulent chaquefait et geste sous ces latitudes – à savoir les TAAF et l’IPEV (Institutpolaire français Paul-Emile-Victor). Ainsi, si l’on est en manipIPEV et que l’on dort dans une cabane TAAF, on ne peut utiliserla nourriture pourtant en abondance dans les touques. Il fauttrimballer sa propre ration de provisions dans son sac à dos.

Et l’on progresse, contre le vent, contre la pluie tombant àl’horizontale, tantôt dans des zones marécageuses où l’on risqueà tout moment de s’embourber, tantôt dans des déserts de pierretruffés d’azorelles – que l’on évite comme des mines antipersonneltant l’azorelle est une plante rare et protégée –, avec un sac pesantdeux fois le poids qu’il devrait.

C’EST ALORS, dans l’effort extrême du corps, que revient àl’esprit la dispute récurrente opposant les « réz nat», de la réservenaturelle, qui prônent un retour aussi total que possible aux sourceset luttent pour la survie des espèces endémiques, aux militants enfaveur des espèces introduites, qui se plaisent à traiter les premiersde Khmers verts et préféreraient des élevages locaux qui nourri-raient les habitants, selon la période de l’année : quarante pendantl’hiver austral (juillet-août), et jusqu’à cent durant l’été.

Ainsi semble aller depuis le premier jour de sa décou-verte par Yves Joseph de Kerguelen, en 1772, la perceptioncontrastée de cet archipel. Si l’on reliait entre elles lesétoiles du ciel nocturne au-dessus des Kerguelen, onobtiendrait l’entrecroisement de traits figurant sur la cartedu journal de bord de l’amiral à l’issue de son secondvoyage. Une suite de zigzags, de lignes brisées, d’avancéeset de replis qui traduisent l’état d’hésitation et de pertur-bation précédant le renoncement. Car Kerguelen, bienque découvreur des îles portant son nom, pour des raisonsinexpliquables n’y débarqua jamais.

A tant imaginer le continent austral, le marin bretonfinit néanmoins par y voir ce en quoi il avait tant cru. « Il n’est pas douteux qu’on trouvera des mines de touteespèce, au moins du cuivre, du fer et du plomb. On peuttrouver dans les latitudes froides des diamants, des rubis,des saphirs, des émeraudes... On y trouvera peut-êtremême des hommes nouveaux (5) » – c’est du moins cequ’il raconta de manière fort convaincante au roi Louis XV,qui octroya les fonds pour une seconde expédition. Quatre années plus tard, l’Anglais James Cook, pragma-tique et réaliste, n’y verra qu’îles de la Désolation.

Quant aux Australiens, possesseurs de l’île Heard, bien pluspetite et légèrement au sud, ils ont mené une étude sur l’impactde l’homme transplanté en ces lieux isolés. A la vue catastro-phique des résultats, ils ont immédiatement fermé la base sur l’île.Désormais, seuls les scientifiques peuvent y accéder de manièreponctuelle lors d’opérations spécifiques.

ET le voyageur aux pieds endoloris se retrouve avec lui-mêmedans sa résidence en préfabriqué qu’un vent particulièrementdéchaîné veut arracher à la surface de la Terre. Seul un goéland àcontre-courant s’immobilise un instant dans le cadre de la fenêtreavant de décrocher et de disparaître dans les nuages. On peutcomprendre qu’en attendant de rencontrer des hommes nouveauxil ait aimé les séjours prolongés dans sa chambre, unique lieu desolitude, à lire Blanchot en cet espace tendant vers l’infini.

KLAVDIJ SLUBAN.

(1) Gracie Delépine, Histoires extraordinaires et inconnues dans les mers australes.Kerguelen, Crozet, Amsterdam et Saint-Paul, Editions Ouest-France, Rennes, 2002.

(2) Le taafien, sorte de créole subantarctique, vient de voir s’ajouter à sa longueliste de bouts – de bois, de pain, de fer, de fil, de plomb (menuisier, boulanger, mécanicien,électricien, plombier) – le bout de pelloche (photographe utilisant... de la pellicule).Pour plus de précisions sur le taafien, cf. Alexandra Marois, Les Iles Kerguelen. Unmonde exotique sans indigène, L’Harmattan, Paris, 2003.

(3) Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, Paris, 1955.

(4) La souille est le bain de boue où les éléphants de mer se vautrent avec délectation.Pour les autres définitions, cf. Alexandra Marois, op. cit.

(5) Gracie Delépine, L’Amiral de Kerguelen et les mythes de son temps, L’Harmattan,1998.

MARS 2013 – LE MONDE diplomatique 14

LES KERGUELEN, UNE VUE DE L’ESPRIT...

Jours heureux sur l’île de la DésolationSI MR WORDSWORTH, échoué avec le Strathmore dansla nuit du 2 juillet 1875 sur un de ces rochers en borduredu monde, se nourrissait essentiellement d’albatros cuitsqu’il assaisonnait avec de la poudre à fusil, les modes devie ont bien changé depuis lors sur les Terres australes etantarctiques françaises (TAAF). Tandis que, pour lenaufragé anglais, « faire un rêve était comme recevoir unelettre par la poste (1) », le voyageur contemporain pourrarester connecté avec le reste du monde via Internet, malgréles trois mille kilomètres qui le séparent de la terre habitéela plus proche. A très faible débit, soit, mais connecté. Ilaura aussi droit à trois repas par jour, à heure fixe, d’unedurée d’une demi-heure, et pas une minute de plus. C’estque, depuis 1950, les îles Kerguelen sont dotées d’unebase permanente à PAF (Port-aux-Français). A défaut d’yhabiter, scientifiques, militaires et logis ticiens y séjournentun an, voire un an et demi.

Pour qui est insensible au charme des conteneurs,baraquements et autres préfabriqués Fillod négligemmentéparpillés à travers la « capitale », cette vision condenséede la civilisation locale après deux semaines de traverséesur l’océan Indien peut couper net toute velléité de s’enaller prendre langue avec des autochtones éphémères et guèreindigènes. Parti de La Réunion à bord du Marion-Dufresne, levoyageur est arraché à son abîme de liquidité d’un vol sec d’héli-coptère incongru. La notion du temps s’était estompée pour défini-tivement se noyer en ce point de démarcation où le bleu tropicalde l’océan a viré au marron subantarctique. Bienvenue au paysdes contradictions et de l’anachronisme, quelque part entre les40es rugissants et les 50es hurlants sur une île – une vraie, puisquel’archipel volcanique composé de quelque trois cents îles, îlotset îlets n’a jamais été en contact avec un continent.

Il arrivait que, contemplant du bateau le paysage, des Réu-nionnais contractuels chargés de l’infrastructure, les « réus » ou« infras », décident in extremis de retrouver leur île fleurie plus tôtque ce qui était stipulé sur leur contrat de travail. Le cas fut suffi-samment fréquent pour que l’administration des TAAF soit obligéed’imposer aux récalcitrants qui refusaient de descendre d’acquitterle montant du voyage au même titre qu’un touriste en goguette.Notons que lesdits touristes doivent patienter plusieurs années surliste d’attente – jusqu’à cinq ans, parfois – pour avoir le privilègede fouler le sol des trois districts austraux desservis par le bateau,Crozet, Kerguelen et Amsterdam. Le voyage, dit « rotation », dureprès de quatre semaines et peut coûter jusqu’à 16 000 euros. Ducoup, désormais, tout le monde débarque.

Aussi poli que distant, le mot de bienvenue du « disker », chefdu district des Kerguelen en taafien (2), accueille le photographeen cette résidence d’un type nouveau sous le vrombissement despales. « Surtout pas d’improvisation, l’artiste ! », se verra apos-

tropher dès le premier jour celui qui était venu se confronter à lasolitude extrême et à l’espace infini. Avant de se prendre les piedsdans un entrelacs de contraintes qu’il n’aurait même pas su imagineravant le départ.

FAUTE de pouvoir civiliser ce caillou minimalisé par un ventperpétuel, l’homme conquérant le régente avec des règles aussiastreignantes qu’affligeantes. Dans cet espace des possibles, l’administrateur tout-puissant a créé une prison à ciel ouvert. Ledisker, autorité suprême, applique des ordres élaborés dans desbureaux situés en métropole, à treize mille kilomètres de là, arbitredes chamailleries locales dignes d’une cour de récréation, mais qui prennent vite une telle ampleur que les armes à feu sont sousclé, et doit malgré tout faire bonne figure à coups de rapportsadressés à cette lointaine administration décisionnaire s’il veutenchaîner sur un autre poste du même acabit. Et celui qui était venu« s’approcher de ce point où le temps est perdu, où l’on entre dansla fascination et la solitude de l’absence de temps (3) », s’aperçoitqu’il n’est qu’une espèce de plus dans un écosystème pourtant bienfragilisé par toutes les bottes qui le foulent déjà.

Dans la vaste salle de réfectoire, avec ses photographies demanchots et ses plantes en plastique, le plan de table est élaboréempiriquement dans l’ordre d’arrivée des uns et des autres – à partles Réunionnais, qui s’installent invariablement comme un seulhomme à moins cinq de midi ou de sept heures du soir et repartentd’un même élan alors que les autres n’ont pas encore attaqué ledessert. Délaissant progressivement les repas en groupe, le voyageurcontraint préfère rater quelques pyjama-parties, tournois de pokeret concours de glissade sur sac-poubelle avec souille (4) en bout

de piste, et opte, à défaut d’errances, pour les « manips ». Aucunesortie hors la base ne se fait en solitaire : elle exige au minimumtrois personnes, « le premier pour se blesser, le deuxième pour luiporter assistance, le troisième pour aller chercher du secours »,comme il sera expliqué au fugitif ayant décidé un matin de quitterla zone sans autorisation préalable.

Au cours de ces sorties encadrées sur le terrain, les «manipeurs»dénombrent les otaries, baguent les cormorans, posent un GPS sur

* Lauréat de la première résidence de création lancée par la direction des affairesculturelles de l’océan Indien et l’administration supérieure des Terres australes etantarctiques françaises, l’«Atelier des ailleurs », le photographe Klavdij Sluban aséjourné trois mois aux îles Kerguelen lors de la 62e mission scientifique.

PAR KLAVDIJ SLUBAN *

Partir pour l’Antarctique et y vivre loin de toute agitation relèvedu voyage idéal... Mais la réalité est moins romantique :

en ces lieux austères aux paysages d’une infinie beauté règnent les impératifs nombreux des autorités françaises de la métropole.

Et les poètes n’ont guère le temps de rêver.

JJ

16MARS 2013 – LE MONDE diplomatique

A PARCOURIR les banlieues d’Oulan-Bator, àécouter quelques-uns des quatre ou cinq cent milleruraux qui s’y sont agglutinés depuis une décennie,on se dit que la Mongolie connaît un tournant. Unerupture, plutôt : depuis le début des années 2000,15 % des deux millions huit cent mille Mongols ontmigré vers la capitale. Jamais ce pays grand commedeux fois et demie la France n’avait connu un telexode rural. Le développement industriel et urbainencouragé pendant le régime socialiste, puis lepassage brutal à l’économie de marché, dans lesannées 1990, pourraient bien mettre fin au mode devie nomade qui s’est perpétué deux mille cinq centsans durant dans le rude climat de l’Asie intérieure.

Seuls un tiers des Mongols vivent encore dupastoralisme nomade. Ils étaient 80 % en 1980. Lesimages de ger (yourtes) perdues dans l’immensesteppe vallonnée pourraient n’être plus bientôt qu’unpaysage composé pour les touristes (1). Leursyourtes, les Mongols les ont transportées à Oulan-Bator, où 60 % des habitants vivent dans des quar-tiers de ger (ger horoolol). Mais, peu à peu, de petitesmaisons bricolées les remplacent. «C’est pénibled’entretenir une yourte. Il faut lui retirer des couchesde feutre l’été, relever les bords pour l’aération.L’hiver, il faut les remettre… Nous avons acheté ceterrain avec une maison dessus », expliqueBouyambat (2), un quinquagénaire du quartier deShar Had, au sud-est de la ville, qui travaille septmois par an sur les sites miniers du désert de Gobi.Malgré l’éparpillement des lieux d’extraction àtravers l’immense pays, l’homme vit avec sonépouse à Oulan-Bator. La Mongolie connaît unimpressionnant essor minier ; dotée d’énormesréserves de charbon, de cuivre, d’or, d’uranium,peut-être de terres rares, elle attire les investisseurs.

Les ger horoolol forment une interface entre villeet campagne. Dans la période qui suit l’arrivée desmigrants, dans les quartiers les plus excentrés, ceux

DÉVELOPPEMENT DES MINES ET SÉDENTARISATION DES NOMADES EN MONGOLIE

Yourtes de banlieue à Oulan-Bator

PAR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

RÉGIS GENTÉ *

(1) Lire Galsan Tschinag, «Au pays de la steppe grise», Le Mondediplomatique, août 2004.

(2) Traditionnellement, les Mongols n’ont pas de nom de famille.

(3) Gaëlle Lacaze, «Le “Héros rouge” est en crise : pollutions etpostsocialisme à Ulaanbaatar, capitale de la Mongolie », Revue dessciences sociales, no 47, Paris, 2012.

(4) «The Mongolian real estate report», MAD Investment Solutions,Oulan-Bator, 2012.

TavanTolgoï

Oyu Tolgoï

R U S S I E

C H I N E

M O N G O L I E

OvootTolgoï

TumurtinOvoo

BorooOulan-Bator

ErdenetMouren

Boulgan

Baroun-Ourt

Saïn-Chand

Dalanzadgad Erlian

Tuul

KHOUVSGOUL

D é s e r t d e G o b i

CharbonCuivre

Ressources minièresOrZinc

Argent

Asgat

LORS de la fête nationale, à l’été 2012, les drapeaux mongolsont partout fleuri dans le pays. Mais, très vite, certains médiasont prétendu qu’ils étaient made in China et qu’ils ne respec-

taient pas la symbolique nationale. Fondée ou pas, l’accusation aporté. L’anecdote en dit aussi long sur la dépendance économiquede la Mongolie à l’égard de la Chine que sur la profonde défianceque suscite ce puissant voisin.

70 % des exportations mongoles prennent le chemin de l’empiredu Milieu, à commencer par l’essentiel de la production minière,notamment le charbon. Réciproquement, la main-d’œuvre chinoisejoue un rôle-clé dans le boom extractif. Déjà six mille Chinoistravaillent sur le gisement d’Oyu Tolgoï, soit 40 % des employés decette immense mine de cuivre contrôlée par le géant anglo-australienRio Tinto.

Dans sa thèse de doctorat consacrée à la façon dont les Mongolsse représentent les Chinois, Franck Billé raconte l’affaire d’unemappemonde produite à Taïwan, et vendue en Europe au débutdes années 1990, sur laquelle la Mongolie figurait comme unesimple province de la Chine. Pour les Mongols, c’est « la tracegraphique d’une question non résolue, la cristallisation de l’idéepersistante selon laquelle la Chine n’a jamais vraiment acceptél’indépendance mongole», explique l’anthropologue. Beaucoup sepersuadent qu’il existe une stratégie chinoise d’éradication dupeuple mongol : vente d’aliments empoisonnés, plan secretencourageant les Chinois à avoir des relations sexuelles avec desfemmes mongoles, tunnels creusés pour s’emparer des réservesminières…

Selon Billé, ces fantasmes « ne remontent en réalité qu’à ladispute sino-soviétique des années 1960-1970 », cette rivalitéidéologico-politique qui conduisit en 1962 à la rupture entre Pékinet Moscou. Si Gengis Khan et d’autres chefs mongols se sontemparés de tout ou partie de la Chine à partir du XIIIe siècle, lesChinois, eux, n’ont jamais attaqué la Mongolie. La dominationmandchoue (1644-1911) est vécue comme un traumatismecolonial, même si les Mandchous étaient culturellement et linguis-tiquement liés aux Mongols… avant, il est vrai, d’être assimilés parles Hans, le groupe ethnique majoritaire chinois.

Aujourd’hui, l’essentiel de la stratégie politique d’Oulan-Bator,qu’il s’agisse de géopolitique, de sécurité ou d’octroi de licencesd’exploitation des gisements miniers, consiste à contrer d’éven-tuelles velléités impérialistes chinoises. Au printemps 2012, une loia modifié les règles d’investissement pour les sociétés étrangèresdans trois domaines, dont les mines. Tout indique que le Parlementvise les sociétés publiques chinoises qui voudraient s’emparer decertains gisements, et qui sont soupçonnées de servir de levierspolitiques à Pékin.

Dans le domaine ferroviaire, il est prévu d’étendre le réseau auxrégions minières situées au sud… non pas vers la Chine toute proche,mais vers la Russie. Oulan-Bator se souvient que, en 2002, le poste-frontière d’Erlian avait été temporairement fermé en représailles àune visite du dalaï-lama en Mongolie.

Plus largement, l’ancien satellite de l’URSS entend contenir lesdeux seuls pays limitrophes, la Chine et la Russie, grâce à lastratégie du « troisième voisin », en établissant des liens avec lesEtats-Unis, l’Europe ou la Corée du Sud. Il tente ainsi de confierses plus importantes mines, situées à la frontière chinoise, à degrandes entreprises occidentales, afin de placer l’Occident aucœur du dispositif.

R. G.

Sentiments antichinois

* Journaliste.

qui sont en train de naître, on peut entendre le bêle-ment d’un mouton ou le hennissement d’un cheval.L’intérieur de l’enclos n’est guère entretenu. Seul leportail fait l’objet d’une certaine attention : lieu depassage investi d’une valeur symbolique, il est peinten bleu ou vert et décoré de motifs traditionnels, demême que les poteaux sculptés qui l’encadrent.

« Errer toujours, ne pas se fixer », telle est ladevise des Mongols. Rares sont toutefois les habi-tants rencontrés dans ces quartiers qui projettentde repartir dans la steppe ou le désert. A peinesemblent-ils nourrir quelque nostalgie pour cesimmenses espaces qui fascinent tant les Occiden-taux. Comme si la modernité rendait possible d’enfinir à jamais avec la dure vie nomade, qui ne s’au-réole généralement aux yeux des Mongols d’aucunromantisme.

La plupart des migrants sont arrivés ces dixdernières années à Oulan-Bator – en mongol le« Héros rouge », nom adopté en 1924 lors de laproclamation de la République populaire –, fami-lièrement rebaptisée «UB », à l’anglaise, à la faveurde l’humeur capitaliste qui a saisi le pays en 1991.Ils y ont été poussés par des hivers trop rigoureux,les terribles dzud («désastres») des années 2000-2003. On en distingue cinq ou six sortes. Ce ne sontpas leurs chutes de température – on atteint faci-lement les – 50 °C – qui les différencient, maisl’accès plus ou moins difficile du bétail à l’herbeenfouie sous la neige, la succession de fontes etde regels, et la quantité d’eau disponible pour queles herbages produisent de quoi nourrir le cheptell’année suivante.

Le problème, selon Jacques Legrand, profes-seur à l’Institut national des langues et civilisationsorientales (Inalco) et spécialiste de la Mongolie, tientà ce que, «au début des années 2000, beaucoup denomades étaient des néoéleveurs, dont les famillesétaient citadines depuis deux ou trois générations,après les sédentarisations de l’ère socialiste. A lachute du système, en 1991, ils sont retournés à lacampagne. L’économie s’était écroulée pratique-ment d’un coup, les usines avaient fermé, les circuitscommerciaux disparu. Mais ils avaient perdu lesavoir-faire nomade. Quant à l’Etat, il n’était pluscapable de faire face». Ce mode de vie exige en effetde bien connaître le milieu naturel propre aux quatrestations de pâturage où l’on conduit son troupeauau cours de l’année. Il requiert aussi une parfaiteintégration dans son univers social : lorsque l’herbese fait rare, il faut négocier avec les autres famillespour pouvoir emmener ses bêtes au-delà de sesaires de pâturage habituelles.

Legrand cite d’autres causes à cet exode sansprécédent : le passage à l’économie de marchédans l’élevage, qui pousse les pasteurs à seregrouper près des axes de communication ; lavolonté de se rapprocher des zones de commer-cialisation après l’effondrement de tous les secteursagricoles, ou encore l’arrivée de sociétés étran-gères, italiennes notamment, pour créer une ambi-tieuse filière cachemire. Celle-ci, portée à l’échellequasi industrielle, eut des conséquences négatives,les chèvres arrachant la racine des herbes qu’ellesmangent. «Ces facteurs, explique Legrand, ont pourpoint commun d’aller à l’encontre des principes dupastoralisme nomade, cette façon de rester aumême endroit tout en tournant sur une aire suffi-sante pour faire vivre son troupeau, fondée sur latrès grande dispersion des populations.»

A cela, il faut ajouter le fait que, «en vingt ans, unesérie de réformes touchant tous les secteurs de lavie ont entraîné la diminution des aides sociales, ainsique la privatisation des entreprises, de la couverturemédicale, de l’enseignement, de la terre, etc. Avecl’apparition du chômage, la déstructuration desclasses moyennes et la polarisation croissante entre

riches et pauvres, la société mongole a connu destransformations lisibles, en particulier, dans l’orga-nisation de la capitale», explique l’ethnologue GaëlleLacaze, de l’université de Strasbourg (3).

Enfin, la gratuité des terrains d’habitation péri -urbains favorise ces mouvements de migration.Pour mieux faire passer la décision d’ouvrir lesmines aux entreprises étrangères, le Parlement avoté en 2002 une loi donnant à chaque famille ledroit de s’approprier un terrain d’une superficieallant jusqu’à sept cents mètres carrés – droitétendu aux individus en 2008. Il suffit de s’enre-gistrer, ce qui ne coûte que quelques dizainesd’euros… mais ne dispense pas d’un parcours ducombattant bureaucratique. Lorsqu’on préfère s’ins-taller plus près du centre, ou ne pas planter sa gersur un emplacement trop risqué (éboulements, inon-dations…), on peut racheter le khashaa (« frag-ment», enclos) d’un autre. Un investissement signi-ficatif : entre 5000 et 50000 euros le terrain (4), alorsque le salaire annuel moyen s’élève à 2383 euros.

La loi de 2002 fait figure de mesure compen-satoire dans cette démocratie émergente qui, long-temps sous la tutelle soviétique, affirme un fortnationalisme économique – un thème porté parnombre de nouveaux députés élus lors du scrutinde juin 2012. La question du partage de la manneminière avait en effet enflammé la campagne élec-torale. Finalement, le Parti démocratique l’a emportécontre le Parti populaire mongol (MPP), héritier duParti communiste. Mais, faute de majorité absolue,il a dû s’allier avec de petits partis, et mettre à l’ordredu jour la question des participations étrangèresdans les projets miniers.

L’exploitation intensive du sous-sol, hier considéré comme sacré,bouleverse tout sur son passage. Certes, l’effervescence minièredope la croissance, mais la Mongolie voit ses paysages déchirés,le nomadisme traditionnel disparaître peu à peu, la pollutions’étendre : Oulan-Bator, deuxième ville la plus polluéedu monde, s’agrandit avec des quartiers parfois bricolésde yourtes, parfois étincelants de tours pour nouveaux riches.

MATTEO GOZZI. – Des enfants se lavent les mains après avoir volé du charbon dans un train, 2008

L’essor minierpourrait changerle visage du pays

17 LE MONDE diplomatique – MARS 2013

La politique menée navigue entre promessed’une redistribution des profits tirés de l’industrieextractive et scandales de corruption – l’ancienprésident Nambaryn Enkhbayar (2005-2009) a étécondamné en août 2012 à quatre ans de prison –sur fond de foi dans le capitalisme mâtinée d’in-quiétudes : sentiment d’une perte d’identité et soucide contenir les deux géants voisins, la Chine et laRussie, en nouant des alliances de circonstanceavec des puissances éloignées (lire l’encadré).

Le secteur minier est devenu la priorité desgouvernements successifs. Dans les années 1960,le pouvoir socialiste avait décidé de diversifier l’éco-nomie nationale, trop dépendante du pastoralisme.Il avait alors entrepris de développer l’exploitationminière avec le soutien de spécialistes venus deMoscou. Aujourd’hui, la Mongolie semble toute àsa ruée vers l’or, et le pastoralisme nomade pour-rait subir un sort comparable à celui de l’agricul-ture française après 1950.

L’effervescence du secteur minier pourrait toutbouleverser : fonctionnement politique, équilibreséconomiques et sociaux, développement régional

directeur mongol d’une organisation non gouver-nementale (ONG) étrangère.

Depuis 1991, le régime démocratique a defacto favorisé une forme de centralisme. «La capi-tale mongole n’était pas la destination privilégiéede l’exode rural durant la période socialiste, card’autres agglomérations proposaient des serviceset un confort urbain comparables, expliqueLacaze (6). Aujourd’hui, Oulan-Bator concentrel’essentiel des services administratifs, sociaux,éducatifs et médicaux de qualité. » Cela dit,comme le note un rapport de Mad InvestmentSolutions, « la croissance de l’industrie minièrestimule une rapide expansion des infrastructureset provoque des changements démographiquesdans les villes secondaires. La majorité des villesconcernées sont situées dans le désert de Gobi,où les projets miniers ont permis des investisse-ments massifs dans les infrastructures, la créationd’emplois et le développement de la formationprofessionnelle (7). » Une ville comme Dalan-zadgad, dans le sud du pays, est par exemplepassée de dix-sept mille à trente mille habitantsentre 2009 et 2011.

Mais ces retours en région grâce aux emploisminiers posent question. «Avec le régime des rota-tions sur les gisements, les ouvriers pourraient parexemple rentrer pour quinze jours de repos à Oulan-Bator auprès de leur famille, dans un avion de leuremployeur, avant de repartir pour trois ou quatresemaines de boulot sur le site de production »,estime le cadre occidental d’une société extractive.Les mines sont situées un peu partout à travers lepays, notamment au sud, près de la frontièrechinoise. Ce qui rend extrêmement complexe etcoûteuse la construction des infrastructures néces-saires au redéploiement de la population sur le terri-toire national.

Aller, venir, repartir : tel a toujours été le modede vie des nomades mongols, qui font preuve d’unprofond pragmatisme. « L’attitude peu sentimen-tale à l’égard de la ger, par exemple, remarque l’an-thropologue Grégory Delaplace, est révélatrice dela manière d’être des Mongols. Ils manifestent uneflexibilité foncière pour s’adapter aux besoins dutemps, une manière d’inventer le quotidien. Ils ontmême un verbe pour cela : mongolchloh… mongo-liser. » Est-ce encore dans ce temps long qu’il fautobserver l’exode rural du début du XXIe siècle ?Comme si la sédentarité n’était qu’un moment…

Depuis dix ans, Oulan-Bator, après la paren-thèse socialiste, redevient une drôle de capitale.Une partie substantielle de la ville est bâtie en«mou», comme une « façon hybride de faire la ville,née de la nécessité de s’adapter, de faire avec uncontexte mouvant », observe la paysagiste LéaHommage (8). Vue des collines de la vallée de larivière Tuul, l’agglomération apparaît comme uncurieux amas de points blancs – les dômes desyourtes – et de rectangles bleus, verts et rouges :les toits des petites maisons recouvertes de tôlesmade in China. Chaque ger et chaque maison sesituent dans un khashaa, quadrilatère délimité parune haute palissade faite de planches et de troncs

de résineux grossièrement équarris, éven-tuellement complétés par de la ferraille (têtesde lit, dessus de gazinière, etc.).

«On n’est pas riches. Notre seul bien, cesont nos deux ger», dit la grand-mère d’unefamille tout juste arrivée de la région deKhouvsgoul, au nord, pour accompagnertrois de ses petits-enfants qui commencentleurs études. Le diplôme est un autre capitalprécieux en ces temps incertains. La famillea planté ses ger dans un khashaa taillé surune pente raide. La construction de la palis-sade s’achève. Déjà, un chien garde l’encloset s’étrangle au bout de sa chaîne. Pourménager une surface plane à la yourte, d’en-viron seize mètres carrés, des pneus devoiture ont été superposés de façon à retenirde la terre et à former une terrasse.

Le phénomène des ger horoolol n’est pasnouveau. Des photographies de 1912-1913,prises par Stéphane Passet lors d’un voyagefinancé par le banquier français Albert Kahndans le cadre de son projet «Les Archives dela planète », montrent que le quartier deGandan était déjà hérissé de palissades. Ilest construit autour d’un monastère boud-dhiste, point de fixation à l’origine de l’urba-nisation de la Mongolie. Ce sont surtout desfamilles de moines qui l’habitent encoreaujourd’hui. L’ancêtre d’Oulan-Bator, Ourga,devenue Ikh Khüree («Grand Camp») à partir

de 1706, était une cité elle-même nomade, chan-geant régulièrement d’emplacement jusqu’en 1778.

L’habitat en dur n’existe que dans le centre-ville. Constitué d’immeubles massifs et de laidesbarres de béton construites à l’époque où laMongolie gravitait dans l’orbite soviétique, cecentre s’est, lui aussi, profondément transformé.Les rez-de-chaussée des immeubles «socialistes»ont été aménagés en boutiques dès le début desannées 1990. Echoppes trouve-tout (saucisson,pain, produits de première nécessité, lessive…),salons de coiffure à la porte ornée de colonnesgrecques, petits cafés sentant le moisi, pubs,

magasins de vêtements chinois… Les rues sontsaturées d’enseignes bariolées, les carrefoursenvahis de kiosques abritant de tout petitscommerces et des tsagaan utas (« téléphonesblancs») proposés aux passants. Les quartiers àpeine plus périphériques ont vu, eux, s’entasserles conteneurs servant de garage, d’atelier ou d’entrepôt.

Depuis quelques années ont surgi des immeu-bles à l’architecture hypermoderne, comme unenouvelle strate dans l’histoire urbanistique de lacapitale. Ces bâtisses tout en verre sont construitespar l’oligarchie naissante. Des nouveaux richessouvent issus des milieux dirigeants de l’époquesocialiste, qui se trouvaient au bon endroit au bonmoment pour s’emparer des prometteuses licencesminières (9) ou mettre la main sur les secteurs juteuxde l’économie.

Les autorités aimeraient croire – ou fairecroire – qu’un jour les quartiers de yourtes n’exis-teront plus. «Cette façon de faire la ville, par dessemi-nomades prêts à s’enraciner, ou du moins às’établir un temps au plus près du centre écono-mique du pays, ne correspond pas vraiment audésir des autorités mongoles », constate l’archi-tecte Olivier Bouche ron (10). Certes, « à Oulan-Bator, l’espace ne manque pas, comme c’est lecas dans les bidonvilles et autres favelas. En 2000,la densité de population dans les quartiers de gerétait de 32,2 habitants par hectare, à comparer aux55,6 habi tants par hectare de la ville planifiée. Uneautre différence est l’absence de précarité foncière,puisque les habitants sont propriétaires de leur par -celle (11) ». Malgré tout, l’existence de ces gerhoroolol est vécue par tous, habitants et dirigeants,comme une honte.

Pauvreté, chômage, misère, alcoolisme et insé-curité y règnent. On n’y connaît que rarement sesvoisins. Leur aménagement et leur urbanismeconstituent un casse-tête. Souvent, le puits ou lespoints d’eau se situent à plusieurs centaines demètres du khashaa. Les rues sont le théâtre d’unballet de chariots tirés par les enfants chargés deramener de l’eau chaque jour. L’hiver, l’air est irres-pirable du fait des milliers de yourtes chauffées aucharbon : chaque famille en consomme cinqtonnes. A l’exception des boutiques d’appoint, iln’y a pas de marchés ou de supermarchés dequartier. Pas de bus non plus. Ces horoololdonnent l’impression d’un chaos. Ordures jetéesdans les ravines, installation sur des terrainsexposés au risque d’inondation, absence depassages pour les secours…

Au fur et à mesure de ses révisions, le plandirecteur 2020 élaboré par les pouvoirs successifssemble se résigner à l’existence de ces quartiers.Le chef de l’Agence de planification de la ville,M. Khurelbaatar, reconnaît que «ces gens ne parti-ront plus. C’est pourquoi notre cinquième planprévoit d’établir trois zones, avec une stratégie deconstruction différente pour chacune. De grandsimmeubles au centre, des plus petits dans lapremière couronne autour de celui-ci, des maisonsdans les quartiers les plus périphériques ». Unegageure dans un pays où le droit de propriété estremarquablement bien défendu. L’un des enjeux dunouveau plan est d’élargir le droit d’expropriation :il a fallu six ans pour achever la construction d’unpont, à cause d’un particulier qui refusait de céderson khashaa.

Beaucoup d’habitants des ger horoolol pren-draient volontiers un appartement, pourvu qu’il soitsuffisamment grand pour loger la ou les deuxfamilles qui vivent dans le khashaa. Et pas tropcher. Or les autorités du pays et de la capitaleentendent s’appuyer sur les mécanismes dumarché pour inciter ces néocitadins à déménager.Pas sûr que ces « mécanismes » fonctionnent àOulan-Bator, du fait de la pauvreté et de la préca-rité. Les provisoires ger horoolol pourraient biendurer encore des décennies…

RÉGIS GENTÉ.

(5) Selon la croyance ancestrale des nomades, il ne faut pas creuserla terre pour ne pas déranger les esprits. Cf. « Mongolie : chama-nisme et capitalisme», Religioscope, 7 août 2012, www.religion.info

(6) Gaëlle Lacaze, «Le “Héros rouge” est en crise », op. cit.

(7) «The Mongolian real estate report », op. cit.

(8) «Quand la steppe devient urbaine. Paysage de ville informelleà Ulaanbaatar», travail de fin d’études à l’Ecole nationale supérieured’architecture et de paysage de Lille (ENSAPL), juillet 2010.

(9) « Mongolia : Do oligarchs see politics as a growth oppor-tunity?», EurasiaNet, 27 septembre 2012, www.eurasianet.org

(10) Olivier Boucheron, « La ville de feutre », Lieux communs,no 12, Nantes, octobre 2009.

(11) Olivier Boucheron et Léa Hommage, «La ville d’après. Etatet devenir du ger horoolol à Ulaanbaatar», Observatoire des Etatspostsoviétiques, Institut national des langues et civilisations orien-tales (Inalco), Paris, 25 mai 2011.

Un ballet de chariots tirés par des enfants

MATTEO GOZZI. – Chez une famille pauvre d’Oulan-Bator, 2008

Edition en espéranto(produite à Cuba)

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Les éditions internationalesdu « Monde diplomatique »

désormais dépendant du sous-sol (5), rapport àl’environnement. «Je sais que l’on ne peut pas toutrefuser. Mais, pendant des années, le pays a vécude l’exploitation de la seule mine de cuivre d’Er-denet. Pourquoi ne pas développer nos gisementsau compte-gouttes? Ce serait la meilleure solutionpour ne pas casser les équilibres que nous avonsconstruits», plaide le militant écologiste TsetsegeeMunkhbayar.

Un moratoire sur l’octroi de nouvelles licencesminières d’exploration et de production a bien étéadopté en 2010, officiellement par souci depréserver l’environnement. Il a provoqué la révo-cation de trois mille licences. Son prolongementest incertain. Quatre mille licences demeurentvalides. Les entreprises étrangères sont notam-ment invitées à exploiter les gisements géantssitués dans le désert de Gobi, comme celui decuivre d’Oyu Tolgoï (« colline turquoise ») et celuide charbon, presque voisin, de Tavan Tolgoï.L’entreprise publique française Areva, quant àelle, espère que son patient et coûteux travailde recherche du minerai d’uranium va bientôtaboutir.

Les dirigeants mongols espèrent ainsi faireentrer le pays dans la modernité et remédier à sesprincipaux maux. 15 % de la population vit endessous du seuil de pauvreté, selon la Banquemondiale. Sur le papier, le mouvement paraît lancé :le taux de croissance, de 6,4 % en 2010, s’éta-blissait à 17,3 % en 2011. Dépendant des aléasdes investissements directs étrangers (IDE), l’indi-cateur a connu une petite chute en 2012, mais resteà… 11,8 %. La mise en production de la mined’Oyu Tolgoï, exploitée par le géant anglo-austra-lien Rio Tinto, devrait contribuer à gonfler le produitintérieur brut (PIB) de plus de 30 % en 2013.Chacun se demande cependant dans quellemesure le peuple verra la couleur de l’argentengrangé. Parfois, les dirigeants eux-mêmesposent la question… mais « seulement lorsqu’ilssont en difficulté et jouent sur la corde populisteet nationaliste pour gagner des voix », précise le

L’habitat en durn’existe quedans le centre-ville

« LES CHIFFRES ne mentent pas,mais les menteurs adorent les chif fres (1)»,aurait en substance résumé l’écrivainaméricain Mark Twain. Si deux et deuxfont toujours quatre, il existe en effetplusieurs façons de manier l’arithmétique.La première relève d’une démarche scien-tifique : on avance une hypothèse, onrassemble des données, et on parvientsoit à la validation de l’hypothèse, soit àune indétermination – auquel cas laréflexion doit être affinée. L’autre méthodeconsiste à partir d’une idée préconçue, età organiser les données de façon à ensuggérer la confirmation par les «faits». Cetype d’acrobatie statistique a désormaisun expert : François Lenglet, directeur duservice «France» de France 2.

Sous ses airs de Monsieur Loyal,l’ancien professeur de littérature, passépar plusieurs rédactions de médiaséconomiques (L’Expansion, La Tribune,Les Echos, BFM) avant de devenir le

chroniqueur-vedette de l’émission «Desparoles et des actes », sur France 2,durant la campagne présidentielle de2012, incarne la capacité du pouvoir à serégénérer en donnant l’illusion duchangement. Finie l’époque où Jean-MarcSylvestre débitait des sermons libérauxdont le dogmatisme indisposait jusqu’auxpartisans du libre marché. Chiffres,courbes, bâtons et camemberts exhibésà l’antenne – un exercice de pédagogieaudiovisuelle inauguré par le journalisteFrançois de Closets au début desannées 1980 – apportent désormais unvernis scientifique à l’idée que, pour sortirde la crise du libéralisme, il n’y a desolutions que libérales.

Le 12 janvier 2012, Lenglet «démon -tre» – deux graphiques à l’appui – que«les pays qui ont le moins dépensé sontceux qui s’en sortent le mieux (2)». Leressort du théorème? Le choix arbitrairede trois pays – la France, l’Allemagne etles Etats-Unis – et d’une période – de 2006à 2011. Le premier graphique illustre lesdépenses publiques en pourcentage duproduit intérieur brut (PIB) en 2011 :41,9 % pour les Etats-Unis, 45,5 % pourl’Allemagne, 56,2 % pour la France. Lesecond représente la croissance des troispays entre 2006 et 2011. Au cours de cescinq années, le PIB a progressé de 5,5 %en Allemagne, de 2,7 % aux Etats-Uniset de 2,3 % en France. «La dépensepublique, ça ne crée pas de croissance,c’est ce que montrent ces chiffres»,conclut Lenglet.

Or la démonstration s’effondre si l’onchoisit une autre période ou un autregroupe de pays. Observer la France etl’Allemagne sur une période plus longue,de 1991 à 2011, par exemple, conduitainsi à conclure que le pays qui a le plus

dépensé – la France – affiche le taux decroissance annuel moyen le plusélevé (1,58 %, contre 1,35 % outre-Rhin [3])…

Concernant les dépenses publiques,Lenglet – dont l’un des adverbes préférésest «évidemment» – entonne réguliè-rement le même refrain. Le 13 novem -bre 2012, il s’enthousiasme pour lediscours de M. François Hollande : «Pourla première fois, il dit clairement : “Leniveau des dépenses publiques en France,57 % du PIB, est trop élevé, et il fautréformer cela.” Il a d’ailleurs annoncé uneréforme de l’Etat, qui est la seule façoncrédible d’arriver à réduire la dépensepublique de 60 milliards d’euros en cinqans.» En soutenant ainsi le président dela République, le chroniqueur reprend àson compte l’idée (libérale) selon laquellela réduction de la dépense publique,source de croissance, serait la seule voiede maîtrise des finances publiques.

POURTANT, pas d’autre résultat statisti-quement sérieux que le suivant : pourl’ensemble des pays de l’Organisationde coopération et de développementéconomiques (OCDE), et sur despériodes non limitées à quelques annéestroublées, il n’y a aucune relation(entendre aucune corrélation statistiquesignificative) entre le poids des dépensespubliques dans le PIB et le taux de crois-

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(1) Les Echos, Paris, 19 décembre 2012.

18RÉGLEMENTER LA FINANCE,

Une réforme bancaire

«CETTE année a été extrêmementdifficile, en particulier pour les plusvulnérables de nos concitoyens. Maisnous nous attaquons en réalité auxcauses profondes du problème : la santédes finances publiques s’améliore. Leséconomies les moins compétitives obtien-nent de meilleurs résultats. Le secteurfinancier est en cours d’assainissement.Notre structure de gouvernance s’amé-liore. Nous ne crions pas victoire, mais ilexiste des raisons d’être optimiste et jepense que les investisseurs et les parte-naires le reconnaissent. » Ainsi le prési-dent de la Commission européenne JoséManuel Barroso se réjouissait-il, le14 décembre 2012, de l’accord surl’union bancaire conclu au Conseil euro-péen de Bruxelles.

* Professeur d’économie financière à l’universitéParis-XIII, membre du conseil scientifique de l’Asso-ciation pour la taxation des transactions financières etpour l’action citoyenne (Attac).

Débordées par une crise financièrequ’elles n’ont pas su maîtriser, les autoritéseuropéennes s’agitaient depuis des moispour tenter de réformer leur système desupervision bancaire. Lors du sommeteuropéen de juin 2012, les gouvernementsavaient chargé la Commission de formulerdes propositions précises. Dès septembre,celle-ci avait rendu public son projet, d’ins-piration résolument fédéraliste, qu’elle quali-fiait de «saut quantique» pour l’Union. Infine, le programme de mesures adopté ausommet de décembre 2012 par les Vingt-Sept comporte trois volets principaux : unesupervision centralisée des établissementsfinanciers par la Banque centrale européenne(BCE); un fonds européen de garantie desdépôts; un dispositif commun de résolutiondes faillites bancaires.

On trouve ici une nouvelle expressiondes choix politiques et idéologiques desVingt-Sept : ceux d’une Europe dominéepar les marchés, la concurrence et lepouvoir de la finance. Dans ce contexte,deux options se présentaient aux gouver-nants : européaniser la garantie des dépôtspour faire face à la faillite éventuelle desgrandes banques, ou imposer des limitesà la taille des banques et des secteursbancaires. C’est la première solution quia été adoptée, permettant aux dirigeantseuropéens de ne pas s’attaquer au poidsexorbitant de la finance.

La désignation de la BCE comme super-viseur unique et « indépendant» relève de

la même logique. Pour les économisteslibéraux, il s’agit en effet de limiter le rôledes facteurs politiques, afin de renforcerla «crédibilité» des décisions vis-à-vis desmarchés financiers. Mais ces nouvellesprérogatives accroîtront considérablementle pouvoir d’une institution non élue.L’union bancaire fait ainsi un pas supplé-mentaire dans le sens d’une dépolitisation– les décisions sont prises de manièreadministrative – et d’une régressiondémocratique de la cons truction européenne.

Pour faire bonne mesure, les promoteursde la réforme prétendent que la BCE serasoumise à des exigences accrues en matièrede transparence. S’il est vrai que son

président se rend régulièrement devant leParlement européen pour répondre auxquestions des parlementaires, on sait quecette intervention est purement formelle.Il en sera de même en matière bancaire.Ancien responsable de Goldman SachsEurope, l’actuel président de la BCE,M. Mario Draghi, pourra en toute «indépen-dance» continuer de privilégier la hautefinance par rapport à l’intérêt général…

Des conflits pourraient d’ailleurs surgiravec les gouvernements élus. Ainsi,comment concilier la supervision de laBCE, fondée sur la logique du marché,

PAR DOMINIQUE PLIHON *

Le problème identifié, la solution coulait de source : lesacrobaties financières d’une poignée de banquiers appe-laient une réglementation vigoureuse de leur activité. Pour-tant, alors qu’en France le gouvernement se félicite de ceque son projet de loi dans ce domaine ne « gêne » pas troples banques, la réforme proposée par Bruxelles endécembre dernier s’emploie à les choyer.

MARS 2013 – LE MONDE diplomatique

JONATHAN LASKER. – «The Rules of the Game Do Not Change » (Les règles du jeu ne changent pas), 2010

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Illusionnisme

Quand le politique remplace l’administratif

POUR la plupart, les économistes média-tiques et les dirigeants politiques ont réservéun accueil favorable à ce qui est présentécomme une avancée dans le processus d’in-tégration. «Un pas de plus pour l’Europe»,estime ainsi Mme Lau rence Boone, direc-trice de la recherche économique de Bankof America-Merrill Lynch (1). Un succès« historique », s’exclame de son côtéM. Michel Barnier, commissaire chargé dumarché intérieur, à l’issue du sommet.

Certes, la crise a montré la contradictionentre le caractère de plus en plus interna-tionalisé des banques européennes, d’unepart, et les systèmes de supervision et degarantie des dépôts qui restent au niveaunational, d’autre part. De même, le régimede faillite des banques relève de procé-dures nationales, alors que, du fait de ladimension internationale de leur activité,leurs défaillances entraînent un risquesystémique, les crises se propageant au-delà des frontières.

Cependant, la régulation unifiée desétablissements bancaires, telle que l’envi-sagent les dirigeants européens, nes’attaque pas aux questions fondamentalesposées par la crise. Le projet est centré surla zone euro et ses dix-sept pays membres,comme le montre la volonté d’attribuer àla BCE le rôle de superviseur en chef, alorsmême qu’a été créée en 2010 une Autorité

bancaire européenne (ABE) ayant vocationà superviser les banques des Vingt-Sept.Quels seront les rôles respectifs de cesdeux organes? Peut-on vraiment reprocheraux Britanniques de ne pas souhaiter releverde la BCE, puisque leur pays n’a pas adoptéla monnaie unique? C’est néanmoins à laCity de Londres que se traitent 40 % desopérations en euros…

La création d’un fonds paneuropéen degarantie des dépôts – destiné à rembourserjusqu’à un certain seuil les épargnants encas de faillite de leur établissement –soulève également de redoutables inter-rogations. Même si une harmonisationest en cours, il existe quarante régimesde garantie des dépôts dans l’Unioneuropéenne. Les autorités françaises etcelles de l’ensemble des pays de l’Unionse sont ainsi engagées à rembourser lesclients des banques à concurrence de100 000 euros. Mais qu’adviendra-t-ilface aux difficultés de l’Espagne, de laGrèce et du Portugal ?

L’Allemagne ou la Finlande pourraienten effet refuser de cotiser au fonds, aumotif que cela risquerait d’augmenter lestransferts de revenus entre le nord et le sudde l’Europe. Ce que refusent la plupartdes pays du Nord… Ce n’est pas un hasardsi la chancelière allemande Angela Merkela tout fait pour limiter le champ d’appli-cation de l’union bancaire, et obtenu queseules les deux cents plus grandes banques,sur les six mille que compte la zone euro,relèvent d’une régulation centralisée.

* Economistes. Mathias Reymond est égalementcoanimateur de l’association Action-Critique-Médias (Acrimed).

(1) « Figures don’t lie, but liars do figure », unecitation parfois contestée.

(2) Le blog de M. Jean-Luc Mélenchon reproduitles documents dans «Les 4 mensonges de MonsieurLenglet sur France 2 », www.jean-luc-melenchon.fr

(3) Base de données économiques de la Banquemondiale.

PAR JEAN GADREY

ET MATHIAS REYMOND *

Des chiffres, des courbes et des graphiques : en période de crise, la pédagogie libérale gagneen dispositifs didactiques ce qu’elle perd en faconde.

sance annuel moyen. Ni « loi de Lenglet»ni loi inverse : pas de loi du tout. Ce quise comprend finalement fort bien puisqueles dépenses publiques participent toutautant que les dépenses privées àl’activité économique, à travers la distri-bution de pouvoir d’achat et lescommandes publiques. La principaledifférence entre investissements publicset privés ne réside pas dans le montantou dans la croissance du PIB, mais dansson contenu plus ou moins riche en bienspublics.

Mais revenons à l’émission du12 janvier 2012, au cours de laquelleLenglet n’hésite pas à se transformer enillusionniste quand il exhibe un secondgraphique présentant l’évolution de la partde la richesse produite (la valeur ajoutée)revenant aux salaires en France entre 1950et 2010. La conclusion de sa lecture descourbes qu’il a préparées : «La part dessalaires dans la valeur ajoutée a peuchangé depuis 1950.»

La ficelle est un peu grosse. D’abord,il existe plusieurs façons de définir et demesurer la part des salaires dans la valeurajoutée. On peut évaluer cette part pourles seules «sociétés non financières» (lesentreprises produisant des biens et desservices) ou pour l’ensemble de l’éco-nomie ; on peut aussi tenir compte ounon d’une « correction de salarisationcroissante » (plus de salariés et moinsd’indépendants fait mécaniquementmonter la part des salaires) (4). Lengleta choisi, bien entendu, celle qui minimisela chute. S’il avait retenu les données dela Commission européenne reprises parl’OCDE, il aurait obtenu une dégringoladede dix points de PIB pour la part dessalaires depuis 1981, et de six à huitpoints depuis les années 1960…

Le graphique qu’il présente apparaîtpar ailleurs singulièrement aplati à l’écran.L’astuce est classique : il suffit d’allongerou au contraire de raccourcir l’axe verticalpour produire des impressions visuellesopposées (des variations semblant faiblesou au contraire énormes), surtout – et c’estle cas ici – quand on évite de graduer l’axevertical pour fournir des points de repère.Avec de telles ruses, on passe vite de lapédagogie à la magie.

ENFIN, et surtout, même avec cegraphique aplati, on se rend compte quela part des salaires a baissé entre lesannées 1960 et les années 1990-2000,d’au moins cinq points : 100 milliardsd’euros actuels sont passés des salairesaux profits dans l’estimation la plus bassepossible (5). «Peu changé», vraiment?

Le prestidigitateur commet égalementdes erreurs factuelles – jamais relevéespar ses confrères – qui, elles aussi,semblent étayer son propos : il suffitparfois pour convaincre que l’assurancesoit aussi énorme que la bourde. C’estainsi que le 26 octobre 2012, au journaltélévisé de France 2, Lenglet expliquequ’en matière de croissance « le soleil selève toujours à l’Ouest», parce que « lesEtats-Unis représentent un tiers de l’éco-nomie mondiale». Selon les chiffres duFonds monétaire international, lePIB américain constitue pourtant uncinquième du PIB mondial : 19,1 % en2011, contre 20,1 % pour l’Union euro -péenne. A trop regarder le soleil, ons’abîme la rétine.

Sur France 2, le 11 avril 2011, lechroniqueur affirme que «les Etats-Unis nefont pas marcher la planche à billets». Ilsera pourtant difficile de trouver un écono-

miste pour affirmer que les trois vagues dequantitative easing (QE) de la Réservefédérale n’équivalent pas à une simpleactivation de la proverbiale «planche àbillets» (car il n’y a désormais presqueplus de billets et encore moins deplanche...). Une réalité qui n’a échappé niau Monde – «Le QE est une manœuvrebien connue des banques centrales [qui]consiste simplement à faire tourner laplanche à billets et à racheter (entre autres)des bons du Trésor», 3 novembre 2010 –ni aux Echos – «Résumons-nous : lesAméricains font marcher la planche àbillets ! On appelle ça, quand on est poli,le quantitative easing !», 11 janvier 2011.Cette bévue en cache une autre, puisquenotre expert ajoute que «tous les pays quifont marcher la planche à billets ont destaux d’inflation qui se sont emballés».L’absence de tension inflationniste auxEtats-Unis en dépit de l’injection massivede liquidités au cours des trois QE demars 2009, novembre 2010 etseptembre 2012 ruine néanmoins la thèse.

Lenglet ne peut pas être spécialistede tout. Cela l’amène parfois à s’autoriserquelques libertés avec la vérité, et àreprendre à son compte des idées reçueserronées. Sur BFM TV, le 6 avril 2011, ils’interroge sur les difficultés que rencon-trent les entreprises à trouver desemployés peu qualifiés : «Le personnelpeu qualifié peut être dissuadé par lesniveaux de salaire, qui ne sont pas trèsdifférents des niveaux des aides sociales.Malheureusement, c’est aussi ça, lemodèle français.» Ce lien entre assistanceet emploi a toujours été un argument deslibéraux pour évoquer l’existence d’une« trappe à inactivité». Pourtant, denombreuses études statistiques ontdémonté cette idée reçue. Ainsi, selonune enquête menée en 2009 par le Trésor

auprès de sept mille allocataires du revenuminimum d’insertion (RMI), du revenuminimum d’activité (RSA), de l’allocationparent isolé et de l’allocation de solidaritéspécifique, seuls 4 % des sondésdonnent comme raison de leur inactivitéla non-rentabilité financière d’un retour àl’emploi. Selon la Caisse nationale desallocations familiales (CNAF), ils ne sontmême que 1 %.

Autre exemple : la réduction du tempsde travail. Entre 2000 et 2007, écrit Lengletdans son dernier ouvrage, Qui va payer lacris!? (Fayard, septembre 2012), laconjoncture favorable a conduit chacundes pays de la zone euro à «suivre sapente naturelle» : «Les Espagnols ontconstruit des cimenteries et des villesfantômes, les Français ont réduit le tempsde travail… Et pendant ce temps-là, lesAllemands travaillent.» Nul doute que lesAllemands travaillent. Mais 8 % de moinsque les Français en durée moyenneannuelle (6), et, selon l’organisme patronalCOE-Rexecode, avec une productivitéhoraire inférieure de… 17 % (7).

A L’OCCASION, l’illusionniste se faitprophète. Dans un article publié dansL’Expansion, le 30 mai 1995, il pavoisait :«Croissance : préparez-vous à trente ansde bonheur». Extrait : «L’économiemondiale serait à l’aube d’un retournementspectaculaire qui devrait lui apporter deuxou trois décennies de croissanced’intensité comparable à celle des “trenteglorieuses”. » Douze ans plus tard, en

2007, Lenglet publie un livre titré La crisedes années 30 est devant nous (Perrin).

Mais il arrive également que notrehomme surprenne, comme lorsqu’ilappelle à « l’euthanasie des rentiers» surle site du Figaro, le 27 septembre 2012.Car Lenglet n’est pas Sylvestre. Contrai-rement au second, le premier concèdevolontiers qu’il existe un «conflit entre lecontribuable – qu’on charge à mort – et ledétenteur de capital, qui jusqu’ici a étépréservé et ça n’est pas normal (8)». Saconclusion n’en aurait pas moins électriséson aîné : «Vouloir lutter contre lechômage sans s’attaquer à l’élément-cléqu’est la compétitivité, c’est un peucomme vouloir abattre un ours avec unfusil en plastique (9). » Morigéner lesrentiers et baisser les salaires? C’est unpeu ça, la recette Lenglet.

JEAN GADREYET MATHIAS REYMOND.

19

avec la création de banques publiquesd’investissement – comme le gouver-nement de M. Jean-Marc Ayrault en a leprojet –, et plus largement d’un pôlebancaire public européen régi par descritères de décision non financiers ? Pourêtre cohérente et efficace, la réforme auraitnécessité une modification des statuts dela BCE afin de placer l’institution souscontrôle démocratique, à commencer parcelui du Parlement européen.

Les réformes en cours ne remettent pasen cause la régulation et le fonctionnementdes banques, dominés par la logique desmarchés financiers européens et interna-tionaux. La solvabilité des établissementsdépend avant tout de leurs fonds propres –c’est-à-dire principa lement du capital versépar les actionnaires –, et donc de l’appré-

ciation des marchés, ce qui renforce lemodèle de la banque actionnariale ayantpour objectif le rendement. Dans ce cadre,les liens entre les banques d’un pays et sesbesoins de financement (entreprises,ménages, Etat) se distendent.

Les dirigeants européens auraient pu, làaussi, effectuer d’autres choix. Isoler, parexemple, un vaste secteur de banques dedétail, qui se concentrent sur leur cœur demétier (la collecte de dépôts, le crédit deproximité, le f inancement des acteurslocaux et nationaux), et dont la solvabilitéest assurée par des règles contraignantes,telles que l’interdiction d’opérations spécu-latives et à hauts risques. L’objectif auraitété de séparer les activités de détail etd’investissement, à l’opposé du fonction-nement actuel qui mêle tous les métiers.

avait promis de « maîtriser la finance (…)par le vote d’une loi sur les banques quiles obligera à séparer leurs activités decrédit de leurs opérations spéculatives ».Or, sous la pression des lobbies concernés,le gouvernement français a concocté unprojet de loi qui va encore moins loin queles recommandations du rapport Liikanen.

En effet, le document présenté au conseildes ministres le 19 décembre 2012 opèreune distinction floue entre activitésbancaires «utiles» et activités « spécula-tives » (titre I, article 1). Le glissementsémantique d’« activités de crédit » à« activités utiles », notion pour le moinssubjective, «mène inéluctablement à unenon-réforme, car le débat sur l’utilité d’uneactivité bancaire ne réunira jamais leconsensus des différentes parties pre -nantes», remarque l’association FinanceWatch (3). Les opérations de « fourniturede services d’investissement» (c’est-à-direles opérations de marché), ainsi que cellesde «tenue de marché sur instruments finan-ciers » (en particulier la spéculation surles produits dérivés), pourront rester ausein de la banque de détail, car ellespeuvent être «utiles» (sic !) à la clientèleet au financement de l’économie.

Certes, le projet de loi prévoit d’interdireaux banques le commerce des produitsdérivés de matières premières agricoles,ainsi que le trading à haute fréquence (4),qui correspond aux ordres de Boursepassés automatiquement par des ordina-teurs pour profiter à chaque fraction deseconde d’un écart de taux favorable. Sielles vont dans le bon sens, ces dernièresmesures ne concernent qu’une faible partiedes activités spéculatives. Au total, d’aprèsles estimations présentées par les banquierseux-mêmes, la réforme n’aura un effetcontraignant que sur 2 à 4 % de l’activitébancaire en France (5)…

Les défenseurs de la nouvelle loi fontvaloir que le texte, dans son titre II,renforcera le pouvoir des autoritésbancaires (Autorité de contrôle prudentielet de résolution, ACPR) et le contrôle des

marchés (Autorité des marchés finan-ciers). Mais de quels pouvoirs disposerontces instances face à de tels mastodontes ?Le bilan cumulé des trois grandes banquesfrançaises représente deux fois et demiele produit intérieur brut (PIB) du pays !Seule une séparation complète desbanques de détail et des banques d’inves-tissement permettrait de sécuriser un peul’économie et la société.

Le projet de loi a été attaqué de toutesparts pour ses insuffisances. Pour répondreà ces critiques, le groupe socialiste aproposé des amendements pour musclerla réforme bancaire. Ceux-ci visent àmieux définir et à limiter les opérationsde « tenue de marché » jugées utiles pourassurer la liquidité des produits financiers,c’est-à-dire la capacité des acteurs ànégocier aisément ces derniers. Mais cesamendements ne conduiront pas à une

(2) « Rapport de la commission d’experts européenssur la réforme bancaire». M. Erkki Liikanen présidela banque centrale finlandaise.

(3) Lettre de Finance Watch à M. PierreMoscovici, ministre de l’économie et des finances,11 décembre 2012.

(4) Lire Paul Lagneau-Ymonet et Angelo Riva, «Unedirective européenne pour doper la spéculation »,Le Monde diplomatique, septembre 2011.

(5) « Réforme bancaire : une loi pour rien »,L’Express, Paris, 19 décembre 2012.

LE MONDE diplomatique – MARS 2013

UNE FORFANTERIE SANS SUITE

qui enchante les banquiers

économique sur France 2

Vite fait, bien fauxQUOI de plus savoureux qu’une fausse information rebondissant de

support en support au gré des reprises non vérifiées? Le 7 janvier 2011,le journaliste Jean Quatremer met en ligne sur son blog Coulisses deBruxelles un texte sobrement intitulé «Jean-Luc Mélenchon aime la dictaturecubaine et le dit (bis) ». Sur la foi d’une information communiquée par uninternaute, il écrit à propos du coprésident du Parti de gauche : «Commeme l’a signalé Toral, voici ce qu’il [M. Mélenchon] déclarait au Monde diplo-matique daté du 5 juillet 2010 : “(…) Je félicite Cuba, sa résistance et lescontributions qu’elle a faites à la science, à la culture, au sport et à l’his-toire universelle.” » Las, la référence est (doublement) erronée : nonseulement le propos de M. Mélenchon n’a pas été publié par Le Mondediplomatique, mais ce journal, arrimé depuis 1954 à une périodicitémensuelle, n’est daté d’aucun jour particulier comme un simple coup d’œilà la «une» suffit à s’en convaincre. Il n’y a donc pas plus de Monde diplo-matique «daté du 5 juillet 2010» que de beurre en broche.

Cette vétille aurait pu s’abîmer sans bruit dans la fosse commune desbévues de presse si la négligence de Quatremer n’avait cette fois fonctionnécomme un test collectif de paresse intellectuelle. En effet, la référencefalsifiée réapparaît le 17 avril 2012 – cinq jours avant le premier tour du scrutinprésidentiel – dans un article de l’essayiste anticastriste Jacobo Machoverpublié par le site d’information Atlantico. On y lit : « “Je félicite Cuba, sarésistance et les contributions qu’elle a faites à la science, à la culture, ausport et à l’histoire universelle”, déclarait Jean-Luc Mélenchon dans Le Monde diplomatique de juillet 2010.» La précision «daté du 5» a disparumais la fausse référence demeure, Machover, parfois décrit comme «univer-sitaire», n’ayant pas jugé utile de la vérifier.

L’idée n’a pas davantage effleuré M. Jean-François Copé. Dans sonManifeste pour une droite décomplexée (Fayard, 2012), le secrétaire généralde l’Union pour un mouvement populaire (UMP) se lance dans une diatribecontre M. Mélenchon et le Front de gauche. «Quel leader politique peutaffirmer sans rire qu’il “félicite Cuba, sa résistance et les contributions qu’ellea faites à la science, à la culture, au sport et à l’histoire universelle? (1)” Jean-Luc Mélenchon!», écrit-il page 188. Une note précise : «1. Le Monde diplo-matique, 5 juillet 2010.» Copié-collé : signe d’usure, style d’avenir.

PIERRE RIMBERT.

Toujours à la merci des spéculateurs

APREMENT défendu par le monde de lafinance, le modèle de la banque dite univer-selle prend la forme de groupes d’une tailleconsidérable, appelés « grandes entitéssystémiques». La crise de 2008 a montréles risques qu’il fait courir à la société etaux entreprises : les fonds propres et lesdépôts des banques de détail ont étésiphonnés par les pertes des activités spécu-latives. La banque d’investissement Natixisa ainsi mis en danger le groupe Banquepopulaire Caisse d’épargne (BPCE), auquelelle appartient, en accumulant entre 5 et8 milliards d’euros de pertes à la suite d’in-vestissements sur les produits toxiquesaméricains. Ces liaisons dangereuses ontréduit la capacité à financer le secteurproductif. La récession économique durabledont souffre la zone euro trouve là l’une deses causes.

Pourtant, comme s’il ne s’était rienpassé, les autorités européennes s’apprêtentà conforter le modèle des banques univer -selles. Le rapport Liikanen (2) (octo -bre 2012), commandé par la Commis sion,se contente de préconiser la création de

filiales spécialisées pour les opérations de trading pour compte propre et à hautrisque, c’est-à-dire les opérations spécu-latives effectuées par les banques avecleurs capitaux propres. Cette mesureminimale ne conduira pas à la séparationentre banque de détail et banque d’inves-tissement, imposée aux Etats-Unis par leprésident Franklin D. Roosevelt avec leGlass-Steagall Act, en 1933, et en Francepar le programme du Conseil national dela Résistance, en 1944. Ces politiquesavaient permis pendant plusieurs décenniesd’éviter les crises bancaires, jusqu’à cequ’elles soient remises en cause (en 1984en France, en 1999 aux Etats-Unis).Apparemment, ceux qui nous gouvernentaujourd’hui ne souhaitent pas tirer lesleçons de l’histoire.

Le gouvernement français a décidé àla fin 2012 d’élaborer sa propre réformebancaire, se mettant ainsi en porte-à-fauxavec l’objectif d’unifier les changementsà l’échelle de l’Union européenne. Dansson discours électoral du Bourget, le22 janvier 2012, M. François Hollande

véritable séparation des activités de banquede détail et de banque d’investissement.

Les réformes en cours, à l’échelle del’Union européenne, de la zone euro et dela France présentent toutes un pointcommun : aucune ne remet en cause ni lepouvoir ni la capacité de nuisance desgrandes banques universelles qui dominentla finance globale.

DOMINIQUE PLIHON.

(4) Lire Frédéric Lordon, «Le paradoxe de la partsalariale », La pompe à phynance, 25 février 2009,http://blog.mondediplo.net

(5) Lire François Ruffin, «Partage des richesses, laquestion taboue», Le Monde diplomatique, janvier 2008.

(6) La durée annuelle moyenne du travail est de1559 heures en France, contre 1432 en Allemagne (Institutnational de la statistique et des études économiques,Insee), parce que les Allemands ont beaucoup plus recoursau temps partiel que les Français : 21,7 %, contre13,6 % (Le Monde, 24 novembre 2011).

(7) « La productivité plutôt élevée de la France estun atout», 22 mars 2012, www.coe-rexecode.fr

(8) TV5 Monde, 2 octobre 2012.

(9) France 2, 27 août 2012.

20MARS 2013 – LE MONDE diplomatique

BOULEVERSEMENT ÉNERGÉTIQUE OU FEU DE PAILLE FINANCIER ?

Gaz de schiste, la grande escroquerie

carbures à partir de 2025 grâce aux gazde schiste, dans un contexte de forte crois-sance de la demande gazière mondiale.

Et si la « révolution des gaz de schiste»,loin de fortifier une économie mondialeconvalescente, gonflait une bulle spécu-lative sur le point d’éclater ? La fragilitéde la reprise autant que les expériencesrécentes devraient inciter à la prudencevis-à-vis de tels engouements. L’économieespagnole, par exemple, naguère si floris-sante – quatrième puissance de la zoneeuro en 2008 –, se délabre depuis que labulle immobilière à laquelle elle s’accro-chait aveuglément a éclaté sans prévenir.La classe politique a tiré peu d’enseigne-ments de la crise de 2008 ; la voilà sur lepoint de répéter les mêmes erreurs dansle secteur des énergies fossiles.

Une enquête du New York Times dejuin 2011 révélait déjà quelques fissuresdans la construction médiatico-indus-trielle du « boom » des gaz de schiste, enébruitant les doutes nourris par diversobservateurs – géologues, avocats,analystes des marchés – quant aux effetsd’annonce des compagnies pétrolières,soupçonnées de «surestimer délibérément,et même illégalement, le rendement deleurs exploitations et le volume de leursgisements (1) ». « L’extraction du gazdepuis les schistes du sous-sol, écrivaitle quotidien, pourrait se révéler moinsfacile et plus coûteuse que ce queprétendent les compagnies, comme l’indi-quent des centaines de courriers électro-niques et de documents échangés par lesindustriels à ce sujet, ainsi que lesanalyses des données recueillies surplusieurs milliers de forages. »

PAR NAFEEZ MOSADDEQ AHMED *

Energie bon marché contre pollution prolongée : aux Etats-Unis, le dilemme relatif à l’exploitation des gaz et pétrolede schiste n’a tourmenté ni les industriels ni les pouvoirspublics. En moins d’une décennie, ces nouvelles ressourcesauraient aiguillé l’Amérique sur les rails de la croissance,dopé l’emploi, rétabli la compétitivité. Et si cette «révolu-tion» n’était qu’une bulle spéculative sur le point d’éclater ?

A EN croire les titres de la presseaméricaine prédisant un essor économiquedû à la «révolution» des gaz et pétrole deschiste, le pays baignera bientôt dans l’ornoir. Le rapport «Perspectives énergétiquesmondiales 2012» de l’Agence internatio-nale de l’énergie (AIE) annonce en effetqu’à l’horizon 2017 les Etats-Unis ravirontà l’Arabie saoudite la place de premierproducteur mondial de pétrole et accéde-ront à une «quasi autosuffisance» enmatière énergétique. Selon l’AIE, la hausseprogrammée de la production d’hydro -carbures, qui passerait de quatre-vingt-quatre millions de barils par jour en 2011 àquatre-vingt-dix-sept en 2035, proviendrait« entièrement des gaz naturels liquides et des ressources non conventionnelles»(essentiellement le gaz et l’huile de schiste),tandis que la production conventionnelleamorcerait son déclin à partir de… 2013.

Extraites par fracturation hydraulique(injection sous pression d’un mélanged’eau, de sable et de détergents destinés àfissurer la roche pour en chasser le gaz),grâce à la technique du forage horizontal(qui permet de fouailler plus longuementla couche géologique voulue), ces res -sources ne s’obtiennent qu’au prix d’unepollution massive de l’environnement.Mais leur exploitation aux Etats-Unis aentraîné la création de plusieurs centainesde milliers d’emplois et offre l’avantaged’une énergie abondante et bon marché.Selon le rapport 2013 «Les perspectivesénergétiques : un regard vers 2040» publiépar le groupe ExxonMobil, les Américainsdeviendraient exportateurs nets d’hydro-

Unis était certes une chance pour lesconsommateurs, mais une malédictionpour sa société, victime d’une diminutiondrastique de ses revenus. Alors que, devantses actionnaires, ExxonMobil prétendaitencore ne pas avoir perdu un seul centimeà cause du gaz, M. Tillerson a tenu undiscours presque larmoyant devant leCouncil on Foreign Relations (CFR), l’undes think tanks les plus influents du pays :« On est tous en train d’y laisser notrechemise. On ne gagne plus d’argent. Toutest dans le rouge (6). »

A peu près au même moment, lacompagnie gazière britannique BG Groupse voyait acculée à une «dépréciation deses actifs dans le gaz naturel américain àhauteur de 1,3 milliard de dollars »,synonyme de « baisse sensible de sesbénéfices intermédiaires » (7). Le 1er no -vembre 2012, après que la compagniepétrolière Royal Dutch Shell eut enchaînétrois trimestres de résultats médiocres,avec une baisse cumulée de 24 % sur unan, le service d’information du Dow Jonesrapporta cette funeste nouvelle ens’alarmant du « préjudice » causé parl’engouement pour les gaz de schiste àl’ensemble du secteur boursier.

compensant les puits taris par d’autresqui le seront demain. Hélas, tôt ou tard,un tel schéma se heurte à un mur, celuide la réalité. »

Géologue ayant travaillé pour Amoco(avant sa fusion avec BP), M.Arthur Berman,se dit lui-même surpris par le rythme«incroyablement élevé» de l’épuisementdes gisements. Evoquant le site d’EagleFord, au Texas – «la mère de tous les champsd’huile de schiste» –, il indique que «labaisse annuelle de la production dépasseles 42 % ». Pour s’assurer des résultatsstables, les exploitants vont devoir forer«presque mille puits supplémentaires chaqueannée sur le même site. Soit une dépense de10 à 12 milliards de dollars par an… Si onadditionne tout cela, on en arrive au montantdes sommes investies dans le sauvetage del’industrie bancaire en 2008. Où est-ce qu’ilsvont prendre tout cet argent? (5)».

La bulle gazière a déjà produit sespremiers effets sur quelques-unes des pluspuissantes compagnies pétrolières de laplanète. En juin dernier, le président-directeur général d’ExxonMobil, M. RexTillerson, criait famine en expliquant quela baisse des prix du gaz naturel aux Etats-

* Politiste, directeur de l’Institute for Policy Researchand Development de Brighton (Royaume-Uni).

De la panacée à la panique

de la Terre, le volume de pétrole exploi-table aux tarifs que l’économie mondialea l’habitude de supporter est limité et vouéà décliner à court terme (9) ».

En dépit des trésors de gaz arrachés auxsous-sols par fracturation hydraulique, ladiminution des réserves existantes sepoursuit à un rythme annuel estimé entre4,5 et 6,7 % par an. King et ses collèguesrécusent donc catégoriquement l’idée selonlaquelle l’exploitation des gaz de schistepourrait résoudre la crise énergétique. Deson côté, l’analyste financier Gail Tverbergrappelle que la production mondialed’énergies fossiles conventionnelles a cesséde progresser en 2005. Cette stagnation,dans laquelle il voit l’une des causesmajeures de la crise de 2008 et 2009, annon-cerait un déclin susceptible d’aggraverencore la récession actuelle – avec ou sansgaz de schiste (10). Ce n’est pas tout : dansune recherche publiée dans la foulée durapport de l’AIE, la New EconomicsFoundation (NEW) prévoit l’émergencedu pic pétrolier pour 2014 ou 2015, lorsqueles coûts d’extraction et d’approvision-nement « dépasseront le coût que leséconomies mondiales peuvent assumer sansporter un dommage irréparable à leursactivités (11)».

Ces travaux n’ont retenu l’attention nides médias ni des milieux politiques,submergés par la rhétorique publicitaire deslobbyistes de l’énergie. C’est regrettable,car leur conclusion se comprend facilement :loin de restaurer une quelconque prospérité,les gaz de schiste gonflent une bulle artifi-cielle qui camoufle temporairement uneprofonde instabilité structurelle. Lorsqu’elleéclatera, elle occasionnera une crise del’approvisionnement et une envolée des prixqui risquent d’affecter douloureusementl’économie mondiale.

Début 2012, deux consultants américainstirent la sonnette d’alarme dans PetroleumReview, la principale revue de l’industriepétrolière britannique. Tout en s’interro-geant sur «la fiabilité et la durabilité desgisements de gaz de schiste américains»,ils relèvent que les prévisions des indus-triels coïncident avec les nouvelles règlesde la Securities and Exchange Commission(SEC), l’organisme fédéral de contrôle desmarchés financiers. Adoptées en 2009,celles-ci autorisent en effet les compagniesà chiffrer le volume de leurs réserves commebon leur semble, sans vérification par uneautorité indépendante (2).

Pour les industriels, la surestimation desgisements de gaz de schiste permet de fairepasser au second plan les risques liés à leurexploitation. Or la fracturation hydrauliquen’a pas seulement des effets délétères surl’environnement : elle pose aussi unproblème strictement économique, puis -qu’elle génère une production à très faibledurée de vie. Dans la revue Nature, unancien conseiller scientifique du gouver-nement britannique, David King, souligneque le rendement d’un puits de gaz de schistedécroche de 60 à 90 % au terme de sapremière année d’exploitation (3).

Une chute aussi brutale rend évi -demment illusoire tout objectif de renta-bilité. Dès qu’un forage s’épuise, les opéra-teurs doivent à toute vitesse en creuserd’autres pour maintenir leur niveau deproduction et rembourser leurs dettes.Quand la conjoncture s’y prête, pareillecourse en avant peut faire illusion pendantquelques années. C’est ainsi que, combinéeà une activité économique chétive, laproduction des puits de gaz de schiste– atone sur la durée, mais fulgurante àbrève échéance – a provoqué une baissespectaculaire des prix du gaz naturel auxEtats-Unis, passés de 7 à 8 dollars parmillion de BTU (British Thermal Unit)en 2008 à moins de 3 dollars en 2012.

Les spécialistes en placements finan-ciers ne sont pas dupes. « L’économie dela fracturation est une économie destruc-trice, avertit le journaliste Wolf Richterdans Business Insider (4). L’extractiondévore le capital à une vitesse étonnante,laissant les exploitants sur une montagnede dettes lorsque la production s’écroule.Pour éviter que cette dégringoladen’entame leurs revenus, les compagniesdoivent pomper encore et encore, en

POURTANT pionnière dans la course aux gaz de schiste, Chesapeake Energyn’échappe pas non plus à la bulle. Ecraséesous le poids de ses dettes, l’entrepriseaméricaine a dû mettre en vente une partiede ses actifs – des champs gaziers et despipelines pour une valeur totale de6,9 milliards de dollars – afin d’honorer lestraites de ses créanciers. «La compagnieréduit un peu plus ses voiles, alors que sonprésident-directeur général en avait faitl’un des leaders de la révolution des gaz deschiste», déplore le Washington Post (8).

Comment les héros de cette «révo lution»ont-ils pu tomber aussi bas? L’analyste JohnDizard observait dans le Financial Timesdu 6 mai 2012 que les producteurs de gazde schiste avaient dépensé des montants« deux, trois, quatre, voire cinq foissupérieurs à leurs fonds propres afind’acquérir des terres, de forer des puits etde mener à bien leurs programmes». Pourfinancer la ruée vers l’or, il a fallu emprunterdes sommes astronomiques «à des condi-tions complexes et exigeantes», Wall Streetne dérogeant pas à ses règles de conduitehabituelles. Selon Dizard, la bulle gazièredevrait pourtant continuer de croître, enraison de la dépendance des Etats-Unis àcette ressource économiquement explosive.«Compte tenu du rendement éphémère despuits de gaz de schiste, les forages vontdevoir se poursuivre. Les prix finiront pars’ajuster à un niveau élevé, et même trèsélevé, pour couvrir non seulement les dettespassées, mais aussi des coûts de productionréalistes.»

Il n’est pas exclu néanmoins que plusieursgrosses compagnies pétrolières se retrouventconfrontées simultanément à une mêmedébâcle financière. Si cette hypothèse seconfirmait, dit M. Berman, «on assisteraità deux ou trois faillites ou opérations derachat retentissantes, en vertu de quoichacun reprendrait ses billes et les capitauxs’évaporeraient. Ce serait le pire desscénarios».

En d’autres termes, l’argument selonlequel les gaz de schiste prémuniraient lesEtats-Unis ou l’humanité tout entière contrele «pic pétrolier» – niveau à partir duquella combinaison des contraintes géologiqueset économiques rendra l’extraction du brutinsupportablement difficile et onéreuse –relèverait du conte de fées. Plusieurs rapportsscientifiques indépendants parus récemmentconfirment que la « révolution» gazièren’apportera pas de sursis dans ce domaine.

Dans une étude publiée par la revueEnergy Policy, l’équipe de King parvientà la conclusion que l’industrie pétrolièrea surévalué d’un tiers les réservesmondiales d’énergies fossiles. Lesgisements encore disponibles n’excéde-raient pas huit cent cinquante milliards debarils, alors que les estimations officiellesparlent de quelque mille trois centsmilliards. Selon les auteurs, «si d’immensesquantités de ressources fossiles restentcertainement nichées dans les profondeurs

(1) « Insiders sound an alarm amid a natural gasrush», The New York Times, 25 juin 2011.

(2) Ruud Weijermars et Crispian McCredie,« Inflating US shale gas reserves», Petroleum Review,Londres, janvier 2012.

(3) James Murray et David King, «Climate policy :Oil’s tipping point has passed», Nature, no 481, Londres,26 janvier 2012.

(4) Wolf Richter, «Dirt cheap natural gas is tearingup the very industry that’s producing it », BusinessInsider, Portland, 5 juin 2012.

(5) « Shale gas will be the next bubble to pop.An interview with Arthur Berman », Oilprice,12 novembre 2012, http://oilprice.com

(6) « Exxon : “Losing our shirts” on natural gas »,The Wall Street Journal, New York, 27 juin 2012.

(7) « US shale gas glut cuts BG Group profits »,Financial Times, Londres, 26 juillet 2012.

(8) « Debt-plagued chesapeake energy to sell$6,9 billion worth of its holdings », The WashingtonPost, 13 septembre 2012.

(9) Nick A. Owen, Oliver R. Inderwildi et DavidA. King, «The status of conventional world oil reserves– Hype or cause for concern?», Energy Policy, vol. 38,no 8, Guildford, août 2010.

(10) Gail E. Tverberg, « Oil supply limits and thecontinuing financial crisis », Energy, vol. 37, no 1,Stamford, janvier 2012.

(11) « The economics of oil dependence : A glassceiling to recovery », New Economics Foundation,Londres, 2012.

21 LE MONDE diplomatique – MARS 2013

QUAND LES ENTRAÎNEURS S’EFFACENT DERRIÈRE LES CHIFFRES

La fée Statistique ensorcelle le football

tement des statistiques, dirigé par unAllemand qui s’est rodé aux chiffres dansune banque d’investissement. Les statis-tiques orientent de plus en plus la manièrede jouer.

Dès les années 1980, les logiciels detraitement des statistiques ont commencéà envahir la plupart des champs d’activité,à l’exception du monde sportif, où l’on atraditionnellement fait moins d’étudeset où l’on est de ce fait peu friand d’inno-vations technologiques. Le premiersport à avoir évolué dans cette directionest le base-ball. Ce ralliement précocedoit beaucoup à l’émergence dans lesannées 1980 d’une sous-culture de statis-ticiens amateurs qui, mus par une mêmeadoration compulsive pour le base-ballet le calcul, consacraient leur temps libreà jongler avec les paramètres de leursport favori.

Leur maître à penser était un certain BillJames, qui gagnait sa vie comme gardiendans une usine de conserves de porc auxharicots, mais qui, une fois rentré du travail,se jetait sur sa machine à écrire pour bâtirsa grande œuvre sur le base-ball en tantqu’abstraction mathématique et réduire enmiettes les certitudes les plus inébran- lables sur ce sport (1). M. James apportanotamment la preuve statistique que desstratégies de jeu aussi réputées que le basestealing ou l’«amorti sacrifice» (ne vousinquiétez pas si vous n’y comprenez rien)n’avaient strictement aucun sens.

PAR SIMON KUPER *

Une enquête vient de mettre au jour l’existence d’un réseaude corruption ayant porté sur 680 matchs de football et impli-quant 425 dirigeants de club, joueurs et arbitres dans 15 pays.Mais d’autres chiffres intéressent davantage les entraîneurs,qui ont récemment troqué leur « bon sens » empirique contredes séries statistiques. Selon eux, les rencontres se gagne-raient désormais la calculette à la main.

EN 2004, M. Arsène Wenger, l’en-traîneur du club de football londonienArsenal, cherchait un successeur à sonmilieu de terrain vedette, Patrick Vieira,alors en partance pour la Juventus deTurin. M. Wenger voulait un joueurcapable de courir sur de longuesdistances. Ayant consulté les statistiquesde plusieurs ligues européennes, il repéraun jeune débutant de l’Olympique deMarseille, Mathieu Flamini, qui parcou-rait en moyenne quatorze kilomètres parmatch. Mais ce chiffre n’indiquait pas siFlamini courait dans la bonne direction,ni s’il savait jouer au ballon. L’entraîneurse rendit à Marseille pour vérifier surpièces, s’estima satisfait et recruta l’ado-lescent pour une bouchée de pain.Flamini fit sensation à Arsenal, avant designer un contrat plus lucratif auMilan AC.

A cette époque, M. Wenger était l’undes rares professionnels du football àrecourir aux statistiques pour peaufinersa stratégie. Rien d’étonnant à cela : férude mathématiques et titulaire d’un diplômed’économie de l’université de Strasbourg,il faisait figure d’exception dans un sportréputé peu favorable aux intellectuels.Mais, désormais, la passion des statis-tiques n’émeut plus seulement les fortsen thème. La plupart des grands clubseuropéens recourent à des programmesde traitement des données, un phénomènepassé largement inaperçu des médias.Arsenal dispose à présent d’un dépar-

avec prudence. Depuis, elles ont fait leurspreuves dans le domaine des coups depied arrêtés.

Lors des coups francs, des penaltys etdes corners, le match s’arrête en effetpendant quelques secondes, le temps quel’agitation chaotique des joueurs galopantdans tous les sens cède la place à untableau statique facilement analysable– un peu comme dans le base-ball. Durantces instants, la loi des chiffres montre sapleine efficacité. A Manchester City, leservice de traitement des données adisséqué quatre cents corners tirés pardivers clubs au cours de différentessaisons, pour conclure que l’option la plusproductive est le corner rentrant, lorsquele ballon tiré du coin file directement versla cage. Une reprise de volée ou de la têtesur un corner a beaucoup moins dechances de tromper la défense et legardien.

Les statisticiens qui ont fait cette décou-verte scientifique majeure en avertissentaussitôt l’entraîneur, M. Roberto Mancini,qui leur rit au nez. En tant qu’ancien joueurrompu au ballon rond, il ne démord pasde l’idée que le corner sortant est le seulqui vaille. Le terrain lui prouve pourtantl’inverse, puisque les corners sortants tiréspar ses hommes s’entêtent à ne jamais êtrecouronnés par un but. Jusqu’au jour oùson assistant, M. David Platt, renoue avecles statisticiens vexés et redonne leurchance aux corners rentrants. La saisondernière, cet aggiornamento stratégiques’est traduit par quinze buts supplémen-taires au compteur de Manchester City,principalement en Premier League. Le buthistorique marqué par Vincent Kompanydans le derby contre Manchester United,permettant au City d’occuper la premièreplace du championnat au détriment de sonrival honni, est venu d’un corner rentrant.

pour la mauvaise stratégie. En avril 2012,il est renvoyé du club.

La révolution des mathématiques sepoursuit néanmoins. Le fiasco Comollia enseigné à ses émules que les statis-tiques étaient certes utiles, mais qu’ellesn’aboutissaient pas toutes aux mêmesconclusions, et qu’il fallait donc les manier

* Journaliste. Coauteur, avec Stefan Szymanski, del’ouvrage Les attaquants les plus chers ne sont pasceux qui marquent le plus. Et autres mystères du footballdécryptés, De Boeck, Paris, 2012.

Corner rentrant ou sortant ?

(1) Bill James, The Bill James Historical BaseballAbstract, Villard Books, New York, 1985.

(2) Michael Lewis, Moneyball : The Art of Winningan Unfair Game, W. W. Norton, New York, 2004.

âge tendre et ne jurent que par leur«instinct», forgé à l’époque où ils couraienteux-mêmes après le ballon. Echaudés parl’évolution en cours dans d’autres profes-sions, où les ordinateurs remplacent leshommes peu qualifiés, ils ne sont guèrepressés de subir le même sort. C’est doncsans aménité que les vieux briscards deTottenham accueillent ce binoclard françaisépris de modernité, dont le seul fait degloire est d’avoir joué avec l’équipe desjuniors de Monaco.

Refoulé de Tottenham, M. Comolli sereplie sur Saint-Etienne. Là encore, l’expé-rience s’avère peu concluante. En France,les présidents de clubs de football n’ontjamais brillé par leur curiosité pour le base-ball, et la plupart n’ont même jamaisentendu parler de statistiques. S’y ajouteune autre difficulté : l’Association sportivede Saint-Etienne manquant d’argent pourrecruter des joueurs, la tâche du directeursportif se limite à décider s’il y a lieu ounon de reconduire les contrats déjàexistants.

Prenons un footballeur en fin de contrat,dont le renouvellement pour deux annéessupplémentaires coûterait au club 2 millionsd’euros. A 30 ans, c’est encore un bonjoueur. Mais comment savoir s’il feratoujours l’affaire dans quelques mois ?M. Comolli consulte son fichier et vérifieles paramètres : le joueur a-t-il montré desbaisses de forme au cours des dernièressaisons? La moyenne de ses accélérationsdécline-t-elle d’une année sur l’autre? Quiddu nombre de ses passes? Si les statistiquesfont apparaître une tendance en berne, lejoueur est remercié.

En 2010, M. John W. Henry rachète leclub de football de Liverpool. Cet hommed’affaires américain possède déjà unegrande équipe de base-ball, Boston RedSox, pour laquelle il avait tenté dedébaucher M. Beane quelques années plustôt. Il ne connaît rien au football, mais rêvede le transformer en « moneyball ». Ildemande conseil à M. Beane, qui lui glisseà l’oreille le nom de M. Comolli. Et voicil’entraîneur de Saint-Etienne propulsédirecteur sportif de l’une des plus grossesécuries de l’histoire du football.

Malheureusement, c’est un nouvel échec.Statistiques à l’appui, M. Comolli adiagnostiqué chez le jeune buteur AndyCarroll un talent particulier pour marquerde la tête. Il engage le prodige pour40 millions d’euros, puis se paie quelquesjoueurs latéraux pour l’alimenter en ballons.Mais ce dont il n’a pas tenu compte, c’estque les longs centres donnent rarementlieu à des buts, un fait pourtant établi– lui aussi – par les statistiques et confirmé,s’il en était besoin, par la propre expériencedes Reds de Liverpool. Des passes courteset rapides ont un rendement bien meilleurau tableau d’affichage. M. Comolli a opté

IL était inévitable que de pareilles décou-vertes finissent un jour ou l’autre pararriver aux oreilles des professionnels.M. William Beane, dit «Billy», jouait dansla modeste équipe des Athletics d’Oaklandlorsque, à 27 ans, il prit une initiativeinconcevable pour un joueur de son âge :il frappa à la porte de son directeur et luiproposa d’échanger son maillot contre uneplace d’entraîneur.

Dans les bureaux du stade décrépitd’Oakland, à quelques embouteillagesseulement des cerveaux high-tech de laSilicon Valley, M. Beane dévore avecfascination les théories de M. James.Comme joueur, il a été biberonné auxvaleurs rustiques des vieux coachs ;comme entraîneur, il va opérer unerévolution copernicienne en embauchantun jeune statisticien formé à Harvard pourrecruter les futurs joueurs. Grâce à la féeStatistique, le club identifie des talentssous-évalués. On s’aperçoit que le mondedu base-ball accorde une importancedémesurée aux qualités athlétiques ; ormieux vaut un joueur corpulent mais dotéd’un bon sens du jeu qu’un athlète fringantmais sans cervelle. « Nous préférons lanotion de joueur bien charpenté», résumeM. Beane dans un éclat de rire. D’abordmoqués pour leur embonpoint, ceuxd’Oakland ne tardent pas à engranger lesvictoires et à hisser le club à un niveaubien supérieur à ce que son faible budgetpouvait lui laisser espérer. Des forma-tions plus riches s’inspirent de sonexemple. Récemment, souligne M. Beaneavec délectation, les mythiques New YorkYankees ont recruté pas moins de vingt etun statisticiens.

L’histoire édifiante de l’entraîneur desAthletics a fait l’objet d’un récit,Moneyball (2), vendu à plus d’un milliond’exemplaires. Portée à l’écran parHollywood, avec Brad Pitt dans le rôle deM. Beane, cette énième déclinaison ducombat de David contre Goliath constituesans doute l’ouvrage le plus influent del’histoire du sport. Moneyball a changénon seulement le base-ball, mais aussi laplupart des sports collectifs, du basket aucricket en passant par le football.

Au Royaume-Uni, l’engouement pourles chiffres a commencé à gagner lefootball au milieu des années 1990, avecl’arrivée sur le marché des analyses deperformances dites « objectives ». Desagences spécialisées comme Opta ouProzone prospectent les clubs en compta-bilisant le nombre de kilomètres, de passesou de tacles effectués par joueur et parmatch. Pas toujours outillés pour traiterces avalanches de données, plusieursentraîneurs font le pèlerinage en Californiepour demander conseil à M. Beane. LeFrançais Damien Comolli, ancien assistantde M. Wenger à Arsenal, se rend ainsi àOakland. Sa rencontre avec M. Beanemarque un tournant dans son parcours.En 2005, devenu directeur sportif du clublondonien de Tottenham, il saisit sa chanced’appliquer au football les thèses deMoneyball.

On mesure aux mésaventures deM. Comolli au cours des années suivantescombien fut douloureuse l’entrée dufootball dans l’âge des statistiques. Certes,grâce à ces dernières, l’audacieux stratègedéniche quelques perles rares, commeDimitar Berbatov, Luka Modric ou encoreGareth Bale, future star planétaire recrutéeà l’âge de 17 ans. Mais c’est aussi à caused’elles que M. Comolli exaspère l’enca-drement. Dans le monde du football, lesentraîneurs ont souvent quitté l’école à un

ROSE WYLIE. – « Footballer Heads» (Têtes de footballeur), 2006

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Vers des calculs en temps réel

AU cours de cette même saison 2011-2012, les analyses de performances objec-tives ont dominé non seulement lapremière ligue anglaise, mais aussi laLigue des champions européenne. Durantsa finale victorieuse contre le Bayern deMunich, le gardien de but de Chelsea, PetrCech, s’est jeté du bon côté sur les sixpenaltys allemands et en a arrêté deux.Après le coup de sifflet final, le héros dumatch s’est rengorgé avec ce commentairesibyllin : «Soit j’ai bien deviné, soit j’étaisprêt pour bien deviner.» Le service de trai-tement des données de Chelsea lui avaitremis un DVD de deux heures répertoriantla totalité des penaltys tirés par le Bayerndepuis 2007.

Aujourd’hui, dans le football mondial,nulle équipe ne prête une oreille aussiattentive aux statistiques que la formationnationale allemande. Celle-ci est peut-êtreen train d’inventer la formule miracle : unmoyen d’utiliser les données en temps réel,au cours du match lui-même. Un groupede professeurs et d’étudiants de l’Ecoledes hautes études en sport de Cologne atravaillé plusieurs années au service de laMannschaft. L’année dernière, il a rédigéun rapport de plusieurs centaines de pagesanalysant chaque adversaire auquel l’Alle-magne allait devoir faire face à l’Euro 2012.Les entraîneurs allemands qui se retrou-vaient chaque jour en conciliabule dansles salons du palace Dwór Oliwski deGdansk, en Pologne, n’ont pas manquéd’exploiter cette littérature foisonnante.

On y trouvait des informations fort utiles.Quelles voies le joueur d’en face emprunte-t-il le plus souvent pour ses passes et sesaccélérations? A quel moment CristianoRonaldo va-t-il décocher son dribble tantredouté? Combien de secondes prend telleou telle équipe pour se regrouper en défenseaprès avoir perdu le ballon ? Quel est lejoueur qui pousse les autres vers l’avantet qu’il faut donc neutraliser en priorité ?

Avant la rencontre Allemagne-Pays-Basde l’Euro 2012, le groupe de savants deCologne a localisé la faille de l’ennemi :les défenseurs néerlandais ont tendance às’espacer un peu trop. Alors que la distanceentre deux arrières ne devrait pas excéderhuit mètres en moyenne, ceux des Pays-Bas laissent béer des ouvertures dont la

science calcule et optimise la pénétrabilité.L’Allemagne remportera le match par deuxbuts à un.

Pendant ce temps, à l’automne dernier,les Athletics d’Oakland – avant-derniersdu championnat américain en termesd’effectifs – ont joué la prestigieuse sérieéliminatoire des play-offs. Leurs concur-rents ont tous fait allégeance aux statis-tiques, mais M. Beane et son lieutenant,M. Farhan Zaidi, un cerveau issu du Massa-chusetts Institute of Technology (MIT), seménagent un temps d’avance en continuantd’élaborer des indicateurs toujours plussophistiqués. Radical dans son amour deschiffres, M. Beane se félicitait récemmentdans un courriel : «Nous en sommes arrivésau point où chaque opération se fait sur labase d’une analyse statistique préalable.»Le football évolue dans la même direction,avec environ vingt ans de retard.

(1) « The decline of marriage and rise of newfamilies », Pew Research Center, Washington, DC,novembre 2010.

(2) Euromonitor International, «Single living : Howatomisation – the rise of singles and one-person house-holds – is affecting consumer purchasing habits »,juillet 2008.

(3) Cité dans Frank Furstenberg Jr, Sheela Kennedy,Vonnie McLoyd, Rubén Rumbaut et RichardSettersten Jr, «Growing up is harder to do», Contexts,n° 3, Berkeley, 2004.

22DE NEW YORK À TOKYO, UNE TENDANCE

Vivre seul, mais

AU DÉBUT de l’Ancien Testament,Dieu crée le monde en accomplissant unetâche par jour : les cieux et la terre, lalumière, les espèces végétales et animalesde toutes sortes, etc. A chacune de sesœuvres, Dieu observe avec satisfactionque « cela est bon ». Mais le ton changelorsqu’il crée Adam et découvre l’imper-fection de la créature humaine : « Il n’estpas bon que l’homme soit seul », s’avise-t-il. En conséquence de quoi il crée Evepour tenir compagnie à Adam.

Avec le temps, les injonctions àcombattre la solitude humaine sortent dupérimètre théologique pour irriguer laphilosophie et la littérature. Le poète grecThéocrite assure que « l’homme auratoujours besoin de l’homme », tandis queMarc Aurèle, empereur romain féru destoïcisme, assimile les hommes à des«animaux sociaux». Rien n’exprime mieuxle besoin de vie collective que l’inventionde la famille. A toutes les époques et danstoutes les cultures, c’est la famille, et nonl’individu, qui forme le socle de la viesociale et économique. Les évolutionnistesassurent même que, dans les sociétés primi-tives, vivre en groupe représentait unavantage décisif dans la lutte pour la survie,

* Sociologue à la New York University. Il vient depublier Going Solo. The Extraordinary Rise and SurprisingAppeal of Living Alone, Penguin Press, New York, 2012,un ouvrage qui développe l’analyse publiée ici.

en termes de sécurité mais aussi d’ali-mentation et de reproduction.

Au cours de ces cinquante dernièresannées, notre espèce s’est engagée dansune expérience sociale inédite. Pour lapremière fois dans l’histoire de l’humanité,un nombre élevé d’individus de tous âgeset de toutes conditions ont décidé de vivreen solitaire, en «singleton» (lire l’encadréci-contre). Récemment encore, la plupartdes Américains se mariaient jeunes etrestaient ensemble jusqu’à leur mort. Sil’un des deux conjoints décédait, l’autrese remariait rapidement. A présent,lorsqu’ils se marient, c’est plus tard etpour moins longtemps. Selon le PewResearch Center, aux Etats-Unis, l’âgemoyen du premier mariage atteint « leniveau le plus élevé jamais enregistré,avec une hausse de cinq ans au cours dudemi-siècle passé (1) ». Qu’elles résultentd’un divorce, d’un décès ou du refus de semarier, les périodes de vie en solitairedurent des années, voire des décennies.Les cycles de vie sont ainsi marqués par des arrangements dans lesquels lastructure familiale n’occupe plus qu’uneplace temporaire ou conditionnelle (lirel’encadré page 23).

nomie des services à la personne (maintienà domicile, garde d’enfants, livraison denourriture, etc.). Elle influe sur la manièrede grandir, de vieillir et de mourir. Elleproduit un impact sur tous les groupessociaux et sur presque chaque famille.

Il est tentant de considérer la multipli-cation des singletons comme un phénomènetypiquement américain, la manifestation dece que le critique littéraire Harold Bloomappelle la «religion du chacun pour soi».Cependant, la force motrice qui anime cetteévolution dépasse la culture américaine.Preuve en est que les Etats-Unis sont plutôtà la traîne dans ce domaine, loin derrièredes nations pourtant considérées commemoins enclines à l’individualisme. Les paysstatistiquement les plus favorables à la vieen solitaire sont la Suède, la Norvège, laFinlande et le Danemark, où les singletonsreprésentent 40 à 45 % des foyers. Au Japon,où la vie sociale est historiquement ancréedans le culte de la famille, ce taux avoisineaujourd’hui les 30 %. En Allemagne, enFrance et au Royaume-Uni, mais aussi enAustralie et au Canada, la proportion estplus élevée qu’aux Etats-Unis. Et lephénomène ne se limite pas aux anciennespuissances industrielles, puisque c’est enChine, en Inde et au Brésil qu’il progressele plus vite. Selon un rapport d’Euro monitorInternational, un organisme d’analyse des

marchés dont le siège se trouve à Londres,le nombre de singletons explose dans lemonde entier : il serait passé de centcinquante-trois millions en 1996 à deuxcent deux millions en 2006, soit uneaugmentation de 33 % en dix ans (2).

Comment expliquer cette mutationspectaculaire? De toute évidence, elle estliée au développement économique et à lasécurité matérielle qui en découle pour unepartie de la population. En d’autres termes,si les singletons n’ont jamais été aussinombreux, c’est parce qu’ils peuventdésormais se le permettre. Mais l’économien’explique pas tout. Selon une étude menéeen 1957, plus de la moitié des Américains

PAR ERIC KLINENBERG *

Résiduel il y a cinquante ans, le nombre de personnes quivivent seules a explosé dans les pays dits « développés ».Certains y voient le signe d’un isolement social croissant,voire d’une forme de narcissisme. Pourtant, l’étude desconditions qui ont rendu possible cette transformationrévèle un tableau bien plus nuancé, mêlant individualismeet profusion relationnelle.

MARS 2013 – LE MONDE diplomatique

«Malade», « immoral» et «névrotique »

POURTANT, malgré l’étendue du phéno-mène, la vie en solitaire constitue l’un dessujets les moins discutés et donc les moinscompris de notre temps. Les individusconcernés comme leur entourage conçoi- vent ce statut comme une expérience stric-tement privée, alors qu’il s’agit d’unecondition de plus en plus commune dontles répercussions sur la vie sociale méri-teraient d’être prises en compte. Mais, dansles rares occasions où cette nouvelletendance fait l’objet d’un débat public, les

commentateurs ne l’appréhendent qu’entermes psychologiques ou sociétaux,comme un symptôme de narcissisme, derepli sur soi ou de dissolution du «vivreensemble». Pourtant, cette mutation spec-taculaire se révèle infiniment plus intéres-sante – et moins excluante – que l’imagede désolation que lui renvoie l’espacemédiatique.

La propagation du mode de vie « ensolo » constitue ni plus ni moins qu’uneexpérience de transformation sociale àgrande échelle. Elle oriente la conceptionde l’espace urbain (logements, trans-ports, etc.) et le développement de l’éco-

Le monde des « singletons »

Le terme « singleton » désigne iciune personne vivant seule. Cettepopulation constitue un ensembledistinct de celui des célibataires ausens strict. En effet, on peut êtrecélibataire mais habiter avec uncolocataire, un parent, des enfants...De même, il est fréquent d’être « encouple » mais de vivre séparément.

Les Amis duMONDE diplomatique

RÉGIONS

AUDE. Le 20 mars, à 20h45, au théâ-tre Na Loba à Pennautier : «La nou-velle école capitaliste », avec GuyDreux, coauteur du livre éponyme. Enpartenariat avec la FSU Aude et SUDéducation Aude. Signature du livre, enpartenariat avec la librairie Mots & Cie.(04-68-47-69-22 et [email protected])

BREST. Le 14 mars, à 18 heures, facultéVictor-Segalen : «Idéologie médiatiqueet résistance culturelle», avec FrançoisBrune. Le 28 mars, à 18 heures : «Leprojet métropolitain est-il pertinent pourla Bretagne?», avec Yves Lebahy.([email protected])

CAEN. Le 21 mars, à 18 heures, aucafé des Arts, à Hérouville : enregistre-ment en public de l’émission «T’esautour du Diplo», avec le débat autourdu dossier du mois. A écouter sur le sitede l’association et sur Zonesdondes.org (06-34-28-61-03.)

CHARENTE. Le 5 mars, à 18 h 30, à lamédiathèque Ernest-Labrousse, 3, ave-nue Aristide-Briand, à Barbezieux-Saint-Hilaire : conférence sur Olympe deGouges. ([email protected])

COLMAR. Le 28 mars, à 20 heures, aucentre Théodore-Monod, 11, rue Guten-

berg : « Le continuum des violencescontre les femmes », avec Jules Fal-quet. ([email protected])

DIJON. Le 13 mars, à 18 heures,à l’Institut d’études politiques :« Rigueur, euro : quelles perspectivespour l’Europe ? », avec Claude Gnos.([email protected])

DORDOGNE. Le 22 mars, à 20h30,anciennes écoles, rue Salvador-Allende,Sainte-Foy-la-Grande : débat autour del’article de Mathilde Goanec, «Quandles avocats d’a!aires écrivent les lois»,paru dans Le Monde diplomatique dejanvier. (05-53-82-08-03 et [email protected])

FRANCHE-COMTÉ. Le 13 mars, à20h30, au cinéma Majestic, Vesoul ; etle 14 mars, à 20h15, au cinéma Le Coli-sée, Montbéliard : projection-débat dufilm Le Grand Retournement, avecGérard Mordillat. Le 22 mars, à 20h30,au cinéma Méliès, Lure : projection-débat du film La Pirogue (03-84-30-35-73 ou [email protected])

GIRONDE. Le 27 mars, à 19h30, auPoulailler, place du 14-Juillet, Bègles :«café-Diplo». (06-85-74-96-62 et [email protected])

GRENOBLE. Le 19 mars, à 19h15,Maison des associations, 6, rue Berthe-de-Boissieu : «Ville durable et société».

Programme complet des rencontres surle site de l’association. (04-76-88-82-83 et [email protected])

METZ. Le 14 mars, à 19 heures, auFRAC, 1, rue des Trinitaires : «Dix foisnous vaincrons !». Conférence sur lesMapuches du Chili avec Alain Devalpo.Le 3 avril, à 20h15, au cinéma Caméo-Ariel : projection-débat du film Les Mois-sons du futur, avec la réalisatrice Marie-Monique Robin. Coorganisée avecl’association La Vie nouvelle, le lycéeagricole de Courcelles-Chaussy, leForum de l’IRTS, le FRAC et Attac.([email protected])

MONTPELLIER. Au salon du Belvé-dère (toit du Corum), le 21 mars, à20 heures : «La Révolution françaisepour temps de crise», avec Sophie Wah-nich, auteure de La Révolution fran-çaise (Hachette). (04-67-96-10-97.)

MONTARGIS. Le 25 mars, à 20h30,auditorium du lycée agricole du Ches-noy, route de Nevers : «Révolution dansle monde des médias : indépendance etsurvie?», avec Serge Halimi. ([email protected] et 06-12-70-98-36.)

MULHOUSE. Le 1er mars, à 20 heures,salle Sainte-Marie, 44, rue des Francis-cains : «L’enjeu du salaire. Compétitivitéet cotisations sociales», avec BernardFriot. ([email protected])

PERPIGNAN. Les AMD 66 se réunis-sent le 3e jeudi du mois à 19 heures, 1,rue Doutres, pour débattre d’articles duMonde diplomatique. (06-13-24-16-57et [email protected])

TOULOUSE. Le 12 mars, à 20h30,salle du Sénéchal : «Quel président pourquelle VIe République?». Le 22 mars, à18 heures, librairie Terra Nova, MauriceLemoine présentera son livre à propos dela Colombie Sur les eaux noires dufleuve (Don Quichotte). Le 26 mars, à20h30, Espace de la diversité et de la laï-cité : «La justice pénale internationale,de Nuremberg à Phnom Penh», avecRaoul Marc Jennar. (05-34-52-24-02 [email protected])

TOURS. Le 8 mars, à 20h30, associa-tion Jeunesse et Habitat, 16, rue Ber-nard-Palissy : «Les projets bancaireseuropéens». Le 13 mars (13 heures), le14 mars (20 heures) et le 18 mars(11 heures) sur Radio Béton (93.6), pré-sentation du Monde diplomatique. (02-47-27-67-25 et [email protected])

VALENCE. Le 15 mars, à 20 heures, auTrain Cinéma, 1, rue Aragon, Portes-lès-Valence : projection du film d’AliSamadi Ahadi Le Printemps de Téhéran.L’histoire d’une révolution 2.0, suivied’un débat avec Pierre Conesa. ([email protected])

VILLENEUVE-D’ASCQ. Le 6 mars,à 20 heures, au Méliès, rue Trudaine :projection du film de Gérard Mordil-lat Le Grand Retournement adapté dela pièce de Frédéric Lordon, suivied’un débat avec Laurent Cordonnier.Le 18 mars, à 20 heures, scène natio-nale de la Rose des vents, boulevardVan-Gogh : « L’Europe entre doute etespoirs », avec Liêm Hoang Ngoc etFrançois Denord. (06-24-85-22-71 [email protected])

PARIS ET BANLIEUE

PARIS. Le 27 mars, à 19 heures, à laMaison des associations du 12e, 181,avenue Daumesnil : «Alternatives éco-nomiques, sociales et politiques », avecBenja min Coriat et Guillaume Etie-vant. Le 18 mars, à 18 h 30, au Centreparisien d’études critiques, 37 bis, ruedu Sentier : « Le temps de l’horloge etl’intellect, cadres d’individualisation,d’objectivation et de mécanisation ».Le 25 mars, à 18 h 30, ministère del’enseignement supérieur, 25, rue de laMontagne-Sainte-Geneviève : « Ledroit en évolution : de la délimitationcollective à la protection de la sphèreprivée ». (Pièce d’identité requise à l’entrée.) (amis.diplo.75@gmail. comet 06-84-78-54-78.)

ESSONNE. Le 18 mars, à 20h30, Mai-son du monde, 509, patio des Terrasses,Evry, réunion mensuelle des Amis. Du23 au 30 mars, Forum social mondialTunis étendu à Evry. Le programmedétaillé peut être consulté sur www.mai-sondumonde.org ([email protected])

VAL-DE-MARNE. Le 28 mars, à20 h 30, à la Maison du citoyen et de lavie associative de Fontenay-sous-Bois,16, rue du Révérend-Père-Lucien-Aubry : « café-Diplo ». (06-88-82-14-48 et [email protected])

YVELINES. Le 9 mars, à 17 heures,salle Clément-Ader, hôtel de ville deVersailles, 4, avenue de Paris : ren-contre avec Jean-Luc Chappey, histo-rien, à propos de l’ouvrage collectif Pourquoi faire la révolution (Agone). (06-07-54-77-35 et [email protected])

HORS DE FRANCE

LUXEMBOURG. Le 12 mars, à19 heures, au Circolo Curiel, 107,route d’Esch, Luxembourg-Hollerich,les « mardis du Diplo » : « Le labora-toire grec », discussion à partir du dos-sier paru dans Le Monde diplomatiquede février. ([email protected])

3, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris. Tél. : 01-53-94-96-66 ; www.amis.monde-diplomatique.fr

considéraient les personnes non mariéescomme « malades », « immorales » ou«névrotiques», contre un tiers seulementd’avis neutres. Une génération plus tard,en 1976, le rapport s’était inversé : un tiersde jugements réprobateurs, une moitié d’opi-nions neutres et même l’approbation d’unAméricain sur sept (3). Aujourd’hui, alorsque les célibataires dépassent en nombreles personnes mariées, l’idée d’une telleenquête paraîtrait saugrenue à n’importequel institut de sondage. Même si lesstigmates négatifs associés au refus de lavie de couple n’ont pas disparu, les déter-minants culturels en vigueur dans cedomaine ont profondément changé.

C’est une évidence bien ancrée dansl’idéologie dominante que la recherche dusuccès et du bonheur passe moins par lesliens tissés avec autrui que par la capacitéà sortir du lot et à saisir les meilleures

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occasions. Liberté, embarras du choix,épanouissement personnel : autant de vertuschères à la sagesse contemporaine. Ledémographe Andrew Cherlin va jusqu’àsuggérer qu’«on est d’abord redevable àsoi-même avant de l’être envers son parte-naire ou ses enfants (4)».

Il n’y a pas si longtemps, quiconquesouhaitait divorcer devait d’abord justifiersa demande. A présent, on observe uneévolution vers une logique opposée : sisa vie conjugale ne comble pas totalementune personne, elle devra se justifier dene pas vouloir y mettre fin au plus vite– tant pèse lourd l’injonction à « se fairedu bien ». Cette évolution se traduit aussipar un attachement de plus en plus faibleaux lieux de vie. Aux Etats-Unis, les gensdéménagent si souvent que des socio-logues préfèrent à la notion de voisinagecelle de « communauté à engagementlimité (5) ». Il en va de même du lien au

travail, caractérisé par une instabilitépermanente des postes, des salaires et dulendemain – pour survivre, prière de nepenser qu’à soi-même. « Pour la premièrefois dans l’histoire, notent les sociologuesallemands Ulrich Beck et Elisabeth Beck-Gernsheim, l’individu est en train dedevenir l’unité de base de la reproductionsociale (6). »

Si le culte de l’individu a inauguré sonrègne au XIXe siècle, c’est seulement àpartir de la seconde moitié du XXe qu’ilbouleverse en profondeur les sociétésindustrialisées, à la faveur de quatrechangements sociaux majeurs : la recon-naissance des droits des femmes, l’essordes communications, l’urbanisation etl’extension de l’espérance de vie. La conju-gaison de ces quatre facteurs a créé lesconditions propices au déferlement del’individualisme et de la vie en solitaire,en Occident puis au-delà.

comme Chicago ou New York furent trans-formées par les nouveaux modes de vie deleurs élites mâles, blanches et célibataires,avec leurs clubs à alcools, leurs résidencesprivées et leurs mœurs débridées.

Au fil des décennies, cette sous-culturea fait tache d’huile, imprégnant les codesculturels de la vie urbaine; le signe distinctifs’est mué en norme. A ceci près qu’au-jourd’hui le célibataire nanti n’a plus besoinde s’isoler dans des fumoirs ou derrière destentures rouges pour s’épanouir socialement.Un vaste éventail de lieux et de services– salles de gymnastique, bars, complexesrésidentiels, traiteurs, blanchisseries – sontlà pour satisfaire ses besoins et ses intérêtsspécifiques. Ensemble, comme le souligneEthan Watters dans Urban Tribes, ces céliba-taires peuvent s’aider les uns les autres àvivre seuls (8).

Le quatrième changement qui a amplifiéla vogue de la vie en solitaire relève d’unexploit collectif qui, pourtant, est rarementperçu comme tel. Dans la mesure où lesgens vivent de plus en plus longtemps,l’expérience du vieillissement solitairedevient un phénomène de plus en plusmassif. En 1900, aux Etats-Unis, 10 %des personnes âgées étaient concernées ;un siècle plus tard, la proportion s’élèveà 62 % (9).

Vieillir seul n’est pas facile. Les diffi-cultés ordinaires du troisième âge – gérersa retraite, soigner ses maladies, accepterses déficiences, voir ses proches mourir

les uns après les autres – peuvent devenirredoutables lorsqu’on les affronte ensolitaire. Ce n’est pas nécessairement unsupplice pour autant. Une étude menéeau Royaume-Uni a démontré que lessingletons âgés menaient une existenceplus heureuse et entretenaient de meil -leures relations avec ceux qui leurapportent soin et réconfort (infirmière,médecin, aide à domicile...) que leurssemblables vivant en couple. Depuisquelques décennies, les personnes âgéespréfèrent généralement vivre seules sousleur propre toit plutôt que de s’installerdans leur famille, chez des amis ou enmaison de retraite (10). Là encore, lephénomène n’a rien de typiquementaméricain. Du Japon à l’Allemagne, vieillirseul est devenu la norme y compris ausein des groupes traditionnellementattachés au modèle familial intergénéra-tionnel (11).

Les personnes qui choisissent de vivreseules le font souvent en vue d’un objectif :concrétiser les sacro-saintes valeurs– liberté individuelle, contrôle de soi,épanouissement – qui guident l’existencedepuis l’adolescence jusqu’au derniersouffle. La vie en solitaire permet à chacunde faire ce qu’il veut, quand il le veut, à samanière. Ce statut libère de la tâche fasti-dieuse consistant à prendre en compte lesbesoins et les envies d’un partenaire audétriment des siens. Il permet de se concentrersur soi. A l’âge des médias numériques etdes réseaux sociaux, devenus si envahis-

sants, le statut de singleton apporte unbénéfice plus considérable encore : dutemps et de l’espace pour une solituderéparatrice.

Vivre seul et souffrir de solitude sontdeux états bien différents. De nombreusesétudes indiquent en effet que c’est la qualitéet non la quantité des interactions humainesqui fait rempart à la solitude. En d’autrestermes, peu importe si les gens vivent seuls :ce qui compte, c’est qu’ils ne se sententpas esseulés.

ERIC KLINENBERG.

LE MONDE diplomatique – MARS 2013

QUI BOULEVERSE LES MODES DE VIE

pas solitaire

Ce que je veux, quand je le veux

EN 1950, 22 % des Américains adultes se déclaraient célibataires. A cetteépoque le phénomène se concentrait essentiellement dans les Etats peu

peuplés mais à forte croissance de l’Ouest – Alaska, Montana, Nevada – quiattiraient une main-d’œuvre migrante et féminine, pour laquelle le célibat consti-tuait souvent un intermède obligé menant à une vie domestique plus conven-tionnelle.

En 2012, plus de la moitié des Américains sont célibataires, et 31 millionsvivent en «singleton» (lire l’encadré ci-contre). S’y ajoutent les 8 millions d’indi-vidus placés en solo dans les hospices, les maisons de retraite et les prisons.Les personnes vivant seules (qu’elles entretiennent ou non une relation senti-mentale) représentent 28 % des ménages américains, ce qui en fait le groupele plus important après les couples sans enfants – leurs effectifs l’emportentdésormais sur les familles nucléaires ou intergénérationnelles.

Par ailleurs, la population des singletons est majoritairement féminine (17 millions de femmes, contre 14 millions d’hommes) et d’âge mûr (plus de15 millions de personnes âgées de 35 à 64 ans). Si le troisième âge pèselogiquement lourd parmi les personnes seules (10 millions ont plus de 64 ans),le groupe des jeunes adultes âgés de 18 à 34 ans est celui qui progresse le plusrapidement : alors qu’ils n’étaient que 500 000 à vivre seuls en 1950, leur nombreatteint à présent 5 millions (1).

Contrairement aux personnes âgées, les personnes seules se répartissentaujourd’hui sur l’ensemble du territoire américain, en particulier dans les grandesagglomérations. Washington, Seattle, Denver, San Francisco, Minneapolis,Chicago, Dallas, New York et Miami sont les villes qui en accueillent propor-tionnellement le plus grand nombre. A New York, les singletons représentent1 million d’habitants – à Manhattan, ils occupent plus de la moitié des logements.

E. K.

(1) Les statistiques mentionnées ici reprennent les données établies par le Bureau du recensementaméricain.

TOUT d’abord, l’émancipation desfemmes. Partielles et fragiles, les conquêtesobtenues dans ce domaine à partir desannées 1950 n’en constituent pas moinsune révolution : les femmes accèdent àl’éducation, investissent le monde dutravail, maîtrisent leur vie domestique etsexuelle. La plupart des nations dévelop-pées ont connu des changements similairesau cours du demi-siècle passé, de sorte quela balance entre hommes et femmes dansl’enseignement supérieur et au travail n’ajamais été aussi équilibrée – même si desdiscriminations perdurent.

Dans le même temps, la conquête parles femmes de la contraception et ducontrôle des naissances a fait voler en éclatsle cadre traditionnel des relations hétéro-sexuelles, avec des mariages plus tardifset une augmentation rapide des séparationset des divorces. Aux Etats-Unis, la proba-bilité qu’un mariage se solde par un divorceest deux fois plus élevée qu’il y a cinquanteans. Pour une femme, quitter son conjointou choisir de vivre seule n’est plussynonyme d’abstinence à perpétuité, bienau contraire. Désormais, comme l’expliqueMichael Rosenfeld, sociologue à l’uni-versité Stanford, nombre de femmes trente-naires appartenant aux classes moyennesaspirent aux ivresses nouvelles et insou-ciantes d’une «seconde adolescence». Cethédonisme est au cœur de ce que Rosenfeldappelle notre «ère de l’indépendance» :vivre seul donne le temps et l’espace pourjouir de la compagnie des autres (7).

Le culte de l’individu s’appuie égalementsur la révolution des communications, quipermet de goûter aux plaisirs d’une viesociale sans sortir de chez soi. Seul unfoyer américain sur trois disposait d’un

téléphone en 1940; après la seconde guerremondiale, la proportion grimpait à 63 %;aujourd’hui, ce sont 95 % des Américainsqui possèdent un téléphone. La télévisions’est propagée encore plus vite. DansBowling Alone, le politologue RobertPutnam rappelle qu’entre 1948 et 1958 lenombre de foyers américains équipés d’untéléviseur est passé de 1 % à… 90 %. Aucours de la dernière décennie du XXe siècle,c’est Internet qui a bouleversé la donne,en combinant les potentialités relation-nelles du téléphone avec la passivité consu-mériste de la télévision. Non seulementles internautes peuvent communiquer avecn’importe qui, n’importe où et à n’importequel moment, mais ils peuvent s’adresseraussi à un public planétaire potentiellementillimité en créant des blogs, en diffusantdes images sur YouTube ou en s’exprimantsur les réseaux sociaux. Avec Internet, toutindividu peut combiner solitude et con -nexion, absence de contacts physiques etprofusion relationnelle.

La plupart des singletons disposent d’unautre moyen pour se lier les uns aux autres :sortir de chez eux et profiter de la vie socialeque leur offre la ville. L’urbanisationconstitue ainsi la troisième force motricede l’individualisation du monde. Lesgrandes villes attirent les non-conformistesde toutes sortes, qui peuvent à loisirfréquenter leurs semblables dans le grandfourmillement citadin. En facilitant lesregroupements d’individus en fonction desvaleurs, des goûts et des modes de vie qu’ilsont en commun, l’urbanisation produit dessous-cultures qui, bien souvent, finissent parprospérer, s’établir et s’incorporer à laculture dominante. L’historien HowardChudacoff a montré comment, à l’articu-lation des XIXe et XXe siècles, des villes

Un ménage américain sur trois

(4) Andrew Cherlin, The Marriage-Go-Round : TheState of Marriage and the Family in America Today,Knopf, New York, 2009.

(5) Cette expression apparaît pour la première foissous la plume de Morris Janowitz (The CommunityPress in an Urban Setting, Free Press, Glencoe, 1952).

(6) Ulrich Beck et Elisabeth Beck-Gernsheim, Indivi-dualization : Institutionalized Individualism and ItsSocial and Political Consequences, Sage, Londres, 2002.

(7) Michael Rosenfeld, The Age of Independence :Interracial Unions, Same-Sex Unions, and the ChangingAmerican Family, Harvard University Press, Cambridge,2007.

(8) Ethan Watters, Urban Tribes : A GenerationRedefines Friendship, Family, and Commitment,Bloomsbury, New York, 2003.

(9) Claude Fischer et Michael Hout, Century ofDifference : How America Changed in the Last OneHundred Years, Russell Sage Foundation, New York,2006.

(10) Dora Costa, The Evolution of Retirement : AnAmerican Economic History, 1880-1990, Universityof Chicago Press, 1998.

(11) Robert Ellickson, The Household : InformalOrder Around the Hearth, Princeton University Press,2008.

Eclatante beauté des glacesDes oiseaux couleur de soufre

d’Ilija Trojanow

Traduit de l’allemand par Dominique Venard,Buchet-Chastel, Paris, 2012, 190 pages, 18 euros.DANS ses cauchemars, Zeno,

alias M. Iceberger, se retrouve, impuis-sant, un morceau de glace fondant entreles doigts. Dans la réalité, il est chefd’expédition, spécialiste des glaces, et ilnavigue vers l’Antarctique, ces « archivesde l’humanité », à bord du Hansen,scène à la fois d’une mission scienti-fique, d’une croisière touristique etd’une performance artistique. Son jour-nal s’intitule Des oiseaux couleur desoufre. « Je serai le gre!er de maconscience. Il faut que quelque chosearrive. Il est grand temps. » En contre-point, la voix survoltée d’un journalisteprophétique annonce à la radio des évé-nements – une avarie, une perte de liai-son – qui se produiront e!ectivement.

« Cette nuit, lorsque nous dormirons tous, profondémentje l’espère, notre bateau passera la baie d’Ultima Esperanza…La baie du Dernier Espoir », dit en riant le pianiste du bord.Et c’est bien de cela qu’il s’agit : une microsociété vogue droitvers sa fin programmée, et aucun des passagers ne sera à l’abri,serveuses et techniciens, notaires et conseillers en entreprise,gérants et analystes boursiers, journalistes…

Au fil des escales, Zeno retrace la ruée des nations pourse saisir de lopins d’Antarctique, la mascarade des conférencesmondiales, les mises en garde sans effet à propos de la fontede la banquise : « Si même les spécialistes étaient surpris parla fulgurance des disparitions, qui pouvait encore sauverquelque chose, à quoi bon prendre position quand tous lesautres n’écoutaient que la voix de ce chien de bien-être ? »Alors qui, pour sauver le monde ? Peut-être l’artiste envogue qui rejoint le navire avec le projet colossal de créer dansl’Antarctique le plus grand SOS humain jamais vu ? Mais siZeno pense lui aussi que l’acte créateur est source de libération,il demeure convaincu que seul un authentique SOS émis après

un véritable naufrage pourrait être entendu.Et c’est ainsi qu’il tentera d’infléchir lecours des événements, lui qui porte le nomdu personnage d’Italo Svevo dans sonroman La Conscience de Zeno (1) (1923),célèbre pour remettre sans cesse aulendemain ses bonnes résolutions – arrêterde fumer, choisir une femme, etc. –,archétype séduisant du velléitaire d’hier,tandis qu’aujourd’hui ce sont les Etats quise distinguent par leur procrastination,notamment sur le plan environnemental.

Né à Sofia en 1965, Ilija Trojanowquitte la Bulgarie en 1971 avec sa famille,qui émigre en Allemagne pour raisonspolitiques. Il vivra ensuite au Kenya,fondera les éditions Mariono, écrira desguides de voyage, des romans, en parti-

culier Le Collectionneur de mondes (2), consacré à l’étonnantRichard Francis Burton, grand explorateur et traducteur duXIXe siècle. En 2007, il réalise le documentaire En avant etn’oublions pas. Ballade sur des héros bulgares, consacré auxcrimes commis par le Parti communiste bulgare, puis, avecJuli Zeh, Atteinte à la liberté. Les dérives de l’obsession sécuritaire.

Les auteurs d’aujourd’hui disposent-ils donc d’unemarge de manœuvre pour influer sur le cours de l’histoire ?La réponse de Zeno est emplie d’amertume : « Les auteursvivants (…) peuvent inspirer, provoquer, énerver, maissurtout pas vouloir changer le monde. » Cependant, à lireTrojanow, on peut être certain que cette volonté-là estintacte chez lui.

XAVIER LAPEYROUX.

(1) Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1973.

(2) Phébus, coll. « Libretto », Paris, 2011.

ASIE

Le Tibet sans manichéisme

PLUS de cent Tibétains, la plupart moines ou nonnes,se sont immolés par la feu depuis 2009. Pékin y voitune sombre manœuvre de la « clique du dalaï-lama »,

M. Tenzin Gyatso. Lequel assure pourtant qu’il « refuse d’en-courager (1) » ces gestes « de profond désespoir ». Il est vraique le « gouvernement en exil » de Dharamsala est divisé.

Toutefois, plus que l’exigence d’autonomie, voire d’in-dépendance, du Tibet, ces actes extrêmes reflètent lesdifficultés et les pressions quotidiennes vécues par lesTibétains en général, et par les bouddhistes pratiquants enparticulier. Leur culture est écrasée sous le double joug d’unecroissance effrénée (12 % par an) à laquelle tout est sacrifiéet des discriminations imposées par Pékin.

En guise de résistance, le cinéaste et romancier PemaTseden a choisi de faire connaître l’identité tibétaine, loindes oripeaux folkloriques dont les dirigeants chinois autantque les Occidentaux l’ont affublée. Maniant la plume avecautant de bonheur que la caméra (Old Dog, 2011), il livresept nouvelles écrites entre 1994 et 2011, bijoux d’humouret de poésie (2), qui déconstruisent les dogmes chinois(formidable berger récitant d’une seule traite « Servir lepeuple » de Mao Zedong devant des bureaucrates médusés),mais aussi les croyances tibétaines (irrésistibles découvertesautour de la réincarnation d’un ami d’enfance) ou lesmythes occidentaux (ineffable bobo américain dans lasteppe). Une culture tibétaine en pleine mutation.

Pour mieux en comprendre les racines, rien n’est plusrecommandé que de se plonger dans les Mémoires de TashiTsering (3), dont le parcours offre un raccourci vivant del’histoire du pays. Né en 1926 dans une famille de paysans,il est choisi tout jeune berger par le dalaï-lama pour fairepartie de sa troupe de danseurs à Lhassa – une perte pourses parents, une chance pour lui. C’était un temps où « lamaîtrise de la lecture et de l’écriture était réservée aux riches,aux fonctionnaires du gouvernement, et bien sûr auxmoines », dans une société théocratique, hiérarchisée etfermée. A Lhassa, le jeune Tashi va découvrir les livres,l’amour, mais aussi les violences sexuelles de moines et defonctionnaires, les rapports de classe. Du coup, il ne voit pasd’un mauvais œil l’arrivée des communistes, qui prônentl’éducation pour tous et la modernité.

Il fuit en Inde pour y étudier, dès 1957, et va s’occuperdes réfugiés arrivés en masse dans le sillage de M. Gyatso,

après la répression de Pékin en 1959. Mais, jusque dansl’exil, les discriminations sociales se reproduisent : mêmeinstruit, même utile, Tashi Tsering sera toujours un fils depaysans, bloqué par un « mur de classe ou de caste ». Ily forgera la conviction que le Tibet doit « changer sonsystème social, que l’Eglise et l’Etat doivent être séparéset que les Tibétains doivent avoir une éducation moderne ».Ce n’est toujours pas au programme du « gouvernementen exil »…

Parti aux Etats-Unis, Tsering choisit de revenir enChine, persuadé qu’il pourra servir les siens. Mais lesautorités chinoises l’envoient se « rééduquer » àXianyang (Shaanxi). Pointe la Révolution culturelle, dontil sera un fervent défenseur, car elle lui paraît alors apte àdétruire les vieilles structures. Il ne sera pas le seul. Au Tibetmême, la répression et la destruction de temples furentmenées conjointement par des Hans et des Tibétains : à cepropos, les témoignages d’acteurs de l’époque recueillis parla poétesse tibétaine Tsering Woeser dans Mémoireinterdite (4) sont bouleversants, loin de tout manichéisme.Le livre n’en est pas moins interdit à Pékin.

Quant à Tashi Tsering, emprisonné dans des conditionsépouvantables avant d’être réhabilité après la mort deMao, il ne pourra rejoindre le Tibet que vingt ans après sonretour d’Amérique. Il lui faudra encore des années de luttecontre les bureaucrates chinois, mais aussi contre lesTibétains traditionalistes, pour obtenir la création d’écolesprimaires dans les plus petits villages.

L’opposition à l’uniformisation et à la répression au Tibetne se réduit pas à celle des religieux et du dalaï-lama. Cerécit en est la preuve.

MARTINE BULARD.

(1) Cité par Katia Buffetrille, « Self-immolation in Tibet : Somereflections on an unfolding history », Revue d’études tibétaines, no 25,Paris, décembre 2012.

(2) Pema Tseden, Neige, traduit par Françoise Robin et Brigitte Duzan,Philippe Picquier, Arles, 2013, 170 pages, 17,50 euros.

(3) Tashi Tsering, avec Melvyn C. Goldstein et William R. Sieben-schuh, Mon combat pour un Tibet moderne, traduit par André Lacroix,Golias, Villeurbanne, 2010, 260 pages, 17 euros.

(4) Tsering Woeser, Mémoire interdite, traduit par Li Zhang-Bourritet Bernard Bourrit, Bleu de Chine - Gallimard, Paris, 2010, 560 pages,26 euros.

É C O N O M I E I D É E S

LE MONDE diplomatique – MARS 2013

ISRAËL/PALESTINE. Du refus d’être com-plice à l’engagement. – Pierre Stambul. Préfacede Michel WarschawskiAcratie, La Bussière, 2012, 600 pages, 25 euros

Pour Pierre Stambul, « le cœur de la théorie sio-niste, [qui] repose sur une falsification de l’his-toire », n’est pas moribond. Il ne doit pas êtretraité comme un héritage néfaste, mais commeun facteur politique contemporain à combattre.Somme des interventions de l’auteur pendant cestrente dernières années, cet ouvrage contient aussides pages consacrées à son cheminement person-nel, inscrit dans une histoire familiale marquée parle génocide et par la Résistance. Le premiervoyage en Palestine de celui qui se dit « juif touten étant athée et antisioniste » se déroule en 1965,dans un Club Med. Puis une « lente distanciationavec le sionisme » le conduira à la « rupture défi-nitive ». Militant depuis 2002 de l’Union juivefrançaise pour la paix (UJFP), véritable cauchemardu Conseil représentatif des institutions juives deFrance (CRIF), Stambul en éclaire au passagel’histoire et le fonctionnement.

EMMANUEL RIONDÉ

E U R O P E P R O C H E - O R I E N T A S I E

AFRIQUE

Ingérences et manipulations au SoudanQUELS facteurs ont conduit à la sécession du Sud au

Soudan, après le référendum d’autodéterminationdu 9 juillet 2011 – qui a entériné l’existence de

deux Etats, la République du Soudan du Sud et la Répu-blique du Soudan –, et quelle en est la portée ? Selonl’ancien ambassadeur français au Soudan, arabisant et afri-caniste Michel Raimbaud, auteur d’un essai ambitieux (1)centré surtout sur l’histoire contemporaine du pays, le Sud,en révolte depuis 1955, a été choisi comme terrain d’ap-proche par les puissances occidentales, notamment lesEtats-Unis, pour déstabiliser le régime. Son analyse,souvent à contre-courant, de la situation depuis l’arrivéeau pouvoir du général Omar Al-Bachir, en 1989, constituel’aspect le plus novateur de l’ouvrage.

« Le Soudan des deux dernières décennies représenteune sorte de condensé indigeste de tous les fantasmes quiont hanté et hantent l’Occident », écrit-il : pouvoirislamiste, soutien à Saddam Hussein en 1990-1991,présence d’Oussama Ben Laden, guerre entre l’Etatcentral et le Sud, violations des droits humains… Inscritdès 1993 sur la liste américaine des « commanditaires duterrorisme », le pays se retrouve bientôt en première ligneface à une Amérique qui, après l’implosion de l’URSS,exerce son hégémonie sur le monde.

Encouragé par certains gouvernements occidentaux,dont celui de la France, à opérer une ouverture politique,le pouvoir de Khartoum abandonne vers 1998 « le mono-

lithisme des débuts pour un certain pluralisme et renonceà la tentation d’une islamisation brutale pour accepterla réalité multiculturelle et multireligieuse du pays ». Aprèsle 11 septembre 2001, il accepte de s’engager dans unecoopération active avec les Etats-Unis, et c’est dans ceclimat nouveau que s’ouvrent des négociations poursortir de l’impasse au Sud-Soudan, en 2003. Mais la criseau Darfour les entrave.

Néanmoins, la paix est signée en 2005. Il en résulterala sécession ; une victoire, selon l’auteur, de la diplomatieaméricaine et, parallèlement, d’Israël, directement intéresséau démembrement du géant arabo-africain et allié actif deJuba, la toute jeune capitale de la République du Soudandu Sud. Pourtant, John Garang, le dirigeant duMouvement/Armée populaire de libération du Soudan(SPLM/A), qui avait engagé la lutte au Sud en 1983, nes’était pas battu pour la sécession mais pour un pays uni,laïque et pluraliste. Décédé dans un « accident » d’héli-coptère en 2005, alors qu’il venait d’être investi vice-président, il fut remplacé par son plus proche collaborateur,M. Salva Kiir, qui, lui, se situa aussitôt dans la perspectivede l’indépendance. Il y fut aidé par une campagne politico-médiatique internationale qui présentait l’antagonisme entrele Nord (majoritairement musulman) et le Sud (majori-tairement chrétien) comme un conflit ethnique et religieux,et ce au prix « d’une falsification des données démogra-phiques et religieuses ». La partition, qui ne règle pas tousles litiges, serait ainsi avant tout « un nouvel avertissement

pour le monde arabo-musulman », avance sobrementl’auteur. Malgré la banalisation des régimes islamiques auMaghreb et en Egypte, la République du Soudan faittoujours l’objet de sanctions économiques et commerciales.

L’histoire de l’Afrique indépendante est riched’exemples d’ingérences occidentales plus ou moinsviolentes. Dans son autobiographie (2), M. John DramaniMahama, président de la République du Ghanadepuis 2012, évoque le coup d’Etat qui, en 1966, renversaKwame Nkrumah, à travers les yeux de l’enfant qu’il étaitalors, fils d’un ministre emprisonné par les putschistes.Son récit revisite les années turbulentes, scandées pard’autres coups d’Etat, qui plongèrent le pays dans le déclinéconomique et la répression. Ce furent « des décenniesperdues pour l’Afrique », écrit-il. Des Mémoires saluéspour leur qualité littéraire et leur profonde humanité parcertains des plus grands écrivains africains (ChinuaAchebe ou Ngugi wa Thiong’o). On les comparedésormais au livre Les Rêves de mon père, qui introduisitauprès du grand public le sénateur Barack Obama.

AUGUSTA CONCHIGLIA.

(1) Michel Raimbaud, Le Soudan dans tous ses Etats, Karthala,Paris, 2012, 398 pages, 29 euros.

(2) John Dramani Mahama, My First Coup d’Etat. Memories Fromthe Lost Decades of Africa, Bloomsbury, Londres, 2012, 318 pages,14,99 livres.

LITTÉRATURES DU MONDE

Terre natale,terre hostile

L’Arche de Noéde Khaled Al-Khamissi

Traduit de l’arabe par SoheirFahmi et Sarah Siligaris,

Actes Sud, Arles, 2012,368 pages, 22,80 euros.

24MARS 2013 – LE MONDE diplomatique

ARABITÉS NUMÉRIQUES. Le printemps duWeb arabe. – Yves Gonzalez-Quijano

Sindbad - Actes Sud, Arles, 2012,192 pages, 18 euros.

Internet et ses réseaux sociaux ont certes contri-bué aux révolutions arabes, mais il serait impru-dent d’en exagérer le rôle et l’influence. C’est lathèse du remarquable ouvrage d’Yves Gonzalez-Quijano, universitaire arabophone. L’auteur rap-pelle d’abord que l’émergence de la cyberdissi-dence arabe à la fin des années 1990 (Tunisie,Egypte, Bahreïn) est largement passée inaperçueen Occident, où se multipliaient les mises engarde à propos d’une Toile censément investiepar le terrorisme djihadiste. Il détaille la manièredont les réseaux sociaux ont aidé à la réussite dessoulèvements tunisien et égyptien (« Facebookpour planifier les manifestations, Twitter pour lescoordonner et YouTube pour les dire au monde »),avant d’évoquer le revers de la médaille. Soutenuspar de nombreuses chancelleries et organisationsnon gouvernementales (ONG) occidentales, nom-bre d’internautes arabes ont couru le risque deperdre leur crédit vis-à-vis d’opinions publiquestoujours méfiantes à l’égard de l’étranger.

AKRAM BELKAÏD

ISHIWARA. L’homme qui déclencha la guerre.– Bruno Birolli

Armand Colin, Paris, 2012,252 pages, 20 euros.

Qui connaît le général Ishiwara Kanji ? Il s’agitpourtant d’un personnage hors du commun, dontle parcours a marqué tragiquement le destin duJapon : il est l’un des instigateurs de l’incident deMandchourie qui, dès 1931, déclencha la guerrecontre la Chine. L’homme est issu d’une famillede samouraïs et se hisse rapidement au sommetde l’armée impériale, en même temps qu’ildevient une figure marquante de l’extrême droite.Formé en Allemagne dans les années 1920, il enrevient imprégné des théories sur la « guerretotale », qu’il assimile à une guerre raciale,« Jaunes contre Blancs ». Il sera un représentantde l’idéologie fascisante de l’armée japonaise dece temps. Sur le plan politique, Ishiwara participeà plusieurs tentatives de coup d’Etat, avant des’engager dans l’invasion de la Mandchourie en1931. La guerre qui va ravager la Chine quelquesannées plus tard se poursuivra jusqu’à l’attaquecontre Pearl Harbor et l’entrée en guerre desEtats-Unis, en 1941.

LAURENT BALLOUHEY

VIVRE DANS LA VÉRITÉ. – Liu Xiaobo etGeneviève Imbot-BichetGallimard, Paris, 2012, 346 pages, 22,90 euros.

Comme celle de La Philosophie du porc et autresessais (Gallimard, 2011), la publication de Vivredans la vérité répond à une nécessité : ne pasoublier son auteur, Liu Xiaobo, Prix Nobel de lapaix, condamné en 2009 à onze ans de prisonpour avoir participé à la rédaction de laCharte 08, qui réclame la démocratie en Chine.Essayiste, critique, poète, dans ces textes publiéspour la plupart en 2008 par des revues chinoises,Liu Xiaobo multiplie les angles pour décrire cetteChine qui, selon lui, « avance à grands pas versle pire des capitalismes népotiques ». Les titressont explicites : « Les condamnations pour écritset le secours de l’opinion publique », « La pro-priété d’Etat de la terre est l’arme absolue per-mettant les expulsions et les démolitions for-cées », « Le syndrome des médailles d’orolympiques et l’instrumentalisation des Jeuxolympiques par le Parti communiste chinois »…Se souvient-on que Liu Xiang, médaille d’or du110 mètres haies aux Jeux de 2004, avait déclaréforfait pour ceux de Pékin en 2008, jetant l’op-probre sur le parti ?

PHILIPPE PATAUD CÉLÉRIER

L’INDIGÈNE ÉTRANGER. Scènes de la vio-lence ordinaire en Algérie. – Mohamed LahceneL’Harmattan, Paris, 2011, 216 pages, 21 euros.

Né en 1928 à Alger, Mohamed Lahcene s’estéteint en 2009. Il a laissé un témoignage percu-tant sur la lutte pour l’indépendance de l’Algé-rie, publié aujourd’hui par ses proches. Il com-mence par y raconter les tortures qu’il a subieset qu’il a vu appliquer à ses camarades de com-bat, donnant la mesure de cette histoire doulou-reuse qu’il n’aura pu livrer que près d’un demi-siècle plus tard. A 22 ans, il sert l’arméecoloniale française. Affecté au service de télé-communication et de signalisation, il y est traitécomme un indigène. Sa position devient encoreplus difficile lorsqu’il tombe amoureux de lafemme de son commandant, laquelle ne cesse delui rappeler qu’ils ne sont pas du même mondeet qu’elle est venue faire œuvre de civilisation.« A ceux qui s’étonnaient de notre endurance etde notre acharnement, je répondais qu’il fallaitmesurer le poids du préjudice subi ».

MARINA DA SILVA

LE MULTICULTURALISME « AU CON -CRET ». Un modèle latino-américain ? – Sousla direction de Christian Gros et David Dumou-lin Kervran

Presses Sorbonne nouvelle, Paris,2012, 460 pages, 27 euros.

« Action publique qui vise à transformer l’imbri-cation entre injustice sociale et disqualificationculturelle au sein d’une société » : c’est ainsiqu’est définie la notion de « multiculturalisme »dans cet ouvrage collectif issu d’un colloque uni-versitaire qui, en 2010, avait réuni de nombreuxspécialistes des questions indigènes en Amériquedite « latine ». L’intérêt du livre, au-delà dela (trop ?) grande variété des sujets traités, résidedans ses études de terrain, très documentées. Lesluttes des mouvements indigènes pour l’autodé-termination, l’accès aux ressources naturelles, ladéfense linguistique ou la construction d’Etatsplurinationaux sont ici présentées comme cru-ciales pour les processus de renouvellementdémocratique en cours dans plusieurs pays latino-américains. Non sans tensions et contradictions :les auteurs rappellent en e!et que le multicultu-ralisme a aussi été une arme néolibérale destinéeà a!aiblir les Etats dans la région.

FRANCK GAUDICHAUD

L’INSURRECTION. Le fabuleux destin del’Europe à l’aube de l’an de grâce 2022. – PierreLévy

Le Temps des cerises, Paris,2012, 169 pages, 12 euros.

2022. L’Union européenne a cédé la place à laFédération de l’Europe unie (FEU), dont le brasexécutif est l’Autorité indépendante de stabilitéeuropéenne (AISE). A sa tête : M. Nicolas Sar-kozy, désigné au terme d’une campagne-éclairoù son fameux « entre Bruxelles et moi, c’est dusérieux » a fait un malheur. Les Etats sont deve-nus de simples régions, l’anglais « global » lalangue o"cielle. Il n’y a plus de peuples, mais descommunautés. Sous peine d’être considéréscomme nuls, les résultats de ce qui subsisted’élections doivent se conformer à ceux des son-dages. L’éducation, la santé, la justice, la policesont gérées par des sociétés anonymes. Desenchères sont organisées pour déterminer queltravailleur acceptera de payer le plus pour obtenirun emploi. Contester les valeurs de la FEU– concurrence, liberté de circulation des capi-taux, libre-échange, stabilité – constitue un acte dedissidence sévèrement puni.

Simple exercice de politique-fiction ou extrapo-lation prévisible de l’Union européenne réelle-ment existante ? La verve de Pierre Lévy estréjouissante, et stimulante…

BERNARD CASSEN

SAECULUM. Culture, religion, idéologie. –Etienne Balibar

Galilée, Paris, 2012, 118 pages, 22 euros.

Ce plaidoyer pour un « universalisme critique » etun « sécularisme sécularisé », c’est-à-dire débar-rassé aussi bien des cléricalismes que de ce quel’auteur nomme des « religions civiles implicites »,est issu d’une conférence de 2009 à l’Universitéaméricaine de Beyrouth. Etienne Balibar y cri-tique à nouveau la loi d’interdiction du voile, sanspour autant idéaliser les aspects oppressifs descultures traditionnelles. Il rappelle aussi, contre lediscours sur les supposées racines chrétiennes del’Europe, le rôle de la pensée arabe médiévaledans la transmission du rationalisme grec, et réaf-firme l’importance de l’hybridité, des échangesentre civilisations. Pour dépasser selon lui laconcurrence et l’individualisme capitalistes, ilconviendrait de penser une articulation nouvelleentre socialisme, internationalisme et multicultu-ralisme. Cette universalisation planétaire, qui ne seferait pas sans opposition violente entre domi-nants et dominés, impliquerait en revanche unepacification des conflits religieux.

MICHAEL LÖWY

PENSER LA VIOLENCE DES FEMMES. –Sous la direction de Coline Cardi et GenevièvePruvost

La Découverte, Paris, 2012,440 pages, 32 euros.

Amazones, hystériques, pétroleuses… La vio-lence, quand elle est le fait de femmes, a souventété lue au travers de préjugés ou présupposés pro-jetés sur « les femmes » – qu’il s’agisse de gyno-phobie plus ou moins masquée, ou au contraired’une volonté féministe de soutien. Or cette vio-lence n’est ni pire ni meilleure que celle deshommes. Cette étude pluridisciplinaire, dirigéepar deux sociologues, et où interviennent notam-ment des historiens, permet de la problématiser etnon de la schématiser, de l’analyser en la resituantdans le contexte où elle est apparue : elle est ainsidénaturalisée, rendue à son inscription dans l’his-toire, dans le social. Mais c’est également le trai-tement institutionnel de la violence féminine quiest ici considéré, ainsi que la figuration et la défi-guration de celle-ci, parfois occultée, souvent instrumentalisée.

VÉRONIQUE FAU-VINCENTI

LA PANNE. Repenser le travail et changer lavie. Entretien avec Béatrice Bouniol. – Chris-tophe Dejours

Bayard, Paris, 2012, 180 pages, 19 euros.

Psychiatre et psychanalyste, Christophe Dejourscontinue d’étudier les nouvelles formes de ladomination imposée dans l’organisation du travail.Enquêtant sur ce sujet depuis les années 1970,auteur en 1998 du retentissant Sou"rance enFrance. La banalisation de l’injustice sociale(Seuil), il montre les conséquences d’une gestionqui conduit à la détresse – stress, dépression, syn-drome d’épuisement professionnel – et à la mul-tiplication des suicides (Renault, Peugeot, BNPParibas, France Télécom, La Poste…). L’introduc-tion de l’évaluation des performances, dans lesannées 1980, constitue selon lui le tournant histo-rique qui vise à détruire le lien social et la solida-rité. Les formes de la sou!rance au travail et leurévolution sont analysées depuis le taylorismejusqu’à la mondialisation. Mais Dejours chercheaussi à mettre au jour les stratégies de défense indi-viduelles et collectives, ainsi que les modalités derésistance à l’ultralibéralisme : il rappelle la « cen-tralité politique du travail » et postule qu’il peutêtre un « lieu unique d’émancipation et d’expéri-mentation de la vie en commun ».

M. DA S.

¿POR QUÉ LOS JÓVENES ESTÁN VOL-VIENDO A LA POLÍTICA? – José Natanson

Debate, Buenos Aires, 2012,192 pages, 75 pesos argentins.

Reconnus comme des acteurs politiques depuis lesévénements de 1968 (qui ne réveillèrent pas que laFrance), les jeunes ont de nouveau impulsé unesérie de mobilisations en ce début de XXIe siècle,des « indignés » de la Puerta del Sol (Madrid) àceux d’Occuper Wall Street (New York), du « prin-temps arabe » aux émeutes du sud du Royaume-Uni, des manifestations étudiantes au Chili àl’émergence de la Cámpora (une organisation dela jeunesse kirchnériste en Argentine), etc. JoséNatanson, directeur de l’édition argentine duMonde diplomatique, se penche sur une généra-tion qui, diplômée et « connectée », mais confinéeà des travaux précaires et sous-payés, opère unretour au politique selon di!érents répertoiresd’action. L’ouvrage mêle, de manière parfois sur-prenante, références universitaires et citationstirées de séries télévisées, statistiques et extraits dechansons, anecdotes et récits historiques. Il a paruen septembre 2012, soit quelques semaines avantl’abaissement de l’âge de la majorité électorale de18 à 16 ans en Argentine.

NILS SOLARI

BON POUR LA CASSE. – Serge LatoucheLes liens qui libèrent, Paris,2012, 100 pages, 13 euros.

L’économiste et objecteur de croissance SergeLatouche estime que trois ingrédients sont néces-saires à la société de consommation capitaliste :« La publicité crée le désir de consommer, le cré-dit en donne les moyens, l’obsolescence pro-grammée en renouvelle la nécessité. » Il analyseici la troisième instance, qui prend la forme d’ef-fets de mode ou, dans sa version la plus aboutie,de défaillances techniques planifiées. Dès lesannées 1920, les produits jetables se dévelop-pent dans les sociétés occidentales. Mais c’estavec la Grande Dépression des années 1930 quel’obsolescence programmée se généralise, car,pour certains théoriciens libéraux, « utiliser lesobjets ne produit pas la prospérité. Les acheter,si ». En abaissant les coûts de production, lamondialisation de la fin du XXe siècle ne faitque renforcer cette logique. Face à ces straté-gies, ce sont les citoyens et la collectivité en tantqu’instance régulatrice qui pourraient contraindrele système à plus… d’économie. Des villes « entransition » s’engagent ainsi dans la recherche desobriété. Mais qu’en est-il aux niveaux nationalet international ?

A. B.

A M É R I Q U E S

LE RHINOCÉROS D’OR. Histoires du MoyenAge africain. – François-Xavier Fauvelle-Aymar

Alma, Paris, 2013, 320 pages, 26 euros.

En une trentaine de chapitres aussi érudits quedocumentés, ce livre parcourt les « temps obs-curs » de l’Afrique subsaharienne, du VIIe auXVe siècle. Le travail n’est pas facile, entre mytheset légendes, relations de voyage et récits fantas-tiques, comme celui de Marco Polo, qui confondallègrement Mogadiscio et Madagascar. L’auteur,historien africaniste, se garde aussi bien de l’afro-centrisme rêvé que de synthèses prématurées : au-delà du recoupement des sources arabes ou chi-noises, c’est une archéologie renouvelée qui sert deréférence à l’ouvrage. Coups de projecteur surdes civilisations disparues, puissants royaumes outraces ténues et anonymes : c’est bien l’inverse del’Afrique fantasmée par Friedrich Hegel (entreautres) comme « hors de l’histoire » que donne àvoir l’auteur.

MICHEL GALY

A F R I Q U E

CARBONE CONNEXION. – Aline RobertMax Milo, Paris, 2012, 224 pages, 18 euros.

« C’est pas plus compliqué que l’épicier du coinqui ferme boutique et se barre sans payer la TVAalors qu’il l’a facturée depuis six mois. » Voicicomment l’un de ses coupables décrit la gigan-tesque fraude qui a touché à partir de 2008 lemarché européen du carbone. Inauguré trois ansplus tôt, ce nouvel outil devait réduire les émis-sions de gaz à e!et de serre dans l’industrie enattribuant des quotas aux plus gros pollueurs et enpermettant leur cotation en Bourse. Mais l’Unioneuropéenne et ses gouvernements ont tellementsimplifié la création de « comptes carbone » quede petits escrocs y ont placé leurs fonds. En ache-tant des quotas hors taxe et en les revendant unquart d’heure plus tard, TVA comprise, dans lespays où les taux sont les plus élevés, ils empo-chaient un bénéfice de 20 %. Journaliste au quo-tidien économique La Tribune, Aline Robert aenquêté sur ces réseaux, leurs sociétés fictives,leurs hommes de paille, leurs contacts dans l’ad-ministration, leurs comptes en banque domiciliésen Asie ou dans les paradis fiscaux. Le montantde la facture s’établit entre 10 et 20 milliardsd’euros, dont au moins 1,6 milliard de manque àgagner pour l’Etat français.

AURÉLIEN BERNIER

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HOLD-UP SUR L’ALIMENTATION. Com-ment les sociétés transnationales contrôlent l’ali-mentation du monde, font main basse sur lesterres et détraquent le climat. – Collectif

Coédition Cetim-Grain, Genève, 2012,176 pages, 10 euros.

Produire en masse pour la grande distribution, enengrangeant subventions d’Etat et avantages fiscaux : tel est le programme de l’industrieagroalimentaire, qui, loin de résoudre les pro-blèmes de malnutrition, en devient dès lors laprincipale cause. A sa mainmise sur le lait, laviande, les céréales et les semences s’ajoutent ledéveloppement des agrocarburants et, depuisune dizaine d’années, le contrôle des terres àgrande échelle, « valeurs sûres » pour les spé-culateurs. Les petits paysans non subvention-nés, qui pratiquent pourtant une agriculture dura-ble, ont décidé de réagir. Ils défendent le conceptde souveraineté alimentaire, c’est-à-dire la capacité des agriculteurs à nourrir les popula-tions avec les plantes locales et, surtout, la rup-ture de toute dépendance aux produits chimiqueset aux semences brevetées qu’il faut racheterchaque année.

AGNÈS STIENNE

S O C I É T É

À CONTRE-SCIENCE. – Dominique PestreSeuil, Paris, 2013, 252 pages, 21 euros.

Comment comprendre l’échec du sommet deCopenhague sur le climat (2009) ? Qu’est-ce quifait « preuve » pour les scientifiques ? Quellessont les implications politiques de la définition denos sociétés comme « sociétés du risque » ?L’historien des sciences Dominique Pestre abordeces questions avec sa vigueur coutumière, enrefusant d’écarter l’injustice sociale. Il montreainsi qu’il est peu pertinent, pour comprendre lariche texture des situations réelles, de partir d’en-tités a priori distinctes – science et société – etd’étudier ensuite leur interaction. De par leurcaractère opératoire, savoirs et techniquesmodernes ont toujours eu partie liée avec le pou-voir, comme le montre l’exemple du lien entrebiotechnologies et agriculture intensive. Aprèsavoir ainsi replacé les grandes notions de l’his-toire et de la philosophie des sciences dans leurcontexte économique, politique et social, et lesavoir illustrées concrètement, le dernier chapitrede cet ouvrage présente l’histoire de nos visionsdes sciences, ce qui permet de mieux compren-dre les tensions actuelles entre les deux gauches,la positiviste-productiviste et l’écologiste, quiconteste l’autorité des sciences.

PABLO JENSEN

É C O L O G I E

L’ÉTIQUETTE ENVIRONNEMENTALE ENDÉBAT. – Sophie Fabregat. (T & O Editions, coll.« Débats du développement durable », 2011,170 pages, 28 euros.) A la suite du Grenelle del’environnement, l’étiquetage environnemental desproduits de consommation a démarré, en France,de façon expérimentale. Mais l’information, di"-cile à synthétiser, est utilisée par industriels et dis-tributeurs comme un outil de communication.

LES GÉANTS D’ASIE EN 2025. – Jean-MarieBouissou, François Godement et ChristopheJa!relot

Picquier Poche, coll. « L’Asie immédiate »,Arles, 2013, 176 pages, 7,50 euros.

A mesure que les anciens pays dits « développés »reculent dans bien des domaines (économie, poli-tique, social…), l’Inde et la Chine, dynamiséespar une très forte démographie, se sont assezdéveloppées pour conquérir une place de choixparmi les grandes économies du monde, aux côtésde leur voisin japonais. Les Géants d’Asie en2025 o!re une lecture des perspectives possiblespour cette région dont les variables contredisenttout déterminisme. Le régime chinois va devoirgarder le contrôle d’une classe moyenne initiée àInternet et à la société de consommation. De plus,ses intérêts pourraient bien se heurter à ceuxd’une Inde qui prend conscience de sa force et deson indépendance, et d’un Japon vieillissant, quia été détrôné de sa place de leader régional. Cesont certains des enjeux de la prochaine décenniequi sont ainsi mis en lumière.

IBAN CARPENTIER

FUIR l’Egypte. Vite. Avant la fin. Quitter ce pays au bord du gou!re.Douze chapitres content l’histoire de douze Egyptiens au destin marqué parl’exil. Jeunes, diplômés ou désœuvrés. Famille copte aisée. Prostituée. Hommed’a!aires… Khaled Al-Khamissi, également auteur de Taxi (Actes Sud, 2009),est né en 1962, diplômé d’études politiques de la Sorbonne, et réalisateur-pro-ducteur. Il fut l’un des relais de la révolution égyptienne auprès des médiasfrançais. Il considère qu’en réalité elle a vraiment commencé en 2005, annéequi connut de grands mouvements de contestation et de grèves, et qu’« ellen’est pas encore terminée (1) ».

Ce qu’il évoque dans L’Arche de Noé, qui fut publié en arabe en 2009, c’estprécisément le désespoir d’avant, les rêves fracassés contre le mur de lacorruption, l’absence d’avenir. Ahmad Ezzedin est diplômé, mais ne parvient pasà entrer dans la vie active. Il a un amour, des projets, qu’il ne croit pluspossibles dans son pays. Alors, comme d’autres, il mise sur Internet pourrencontrer une étrangère à épouser, car « n’importe quelle Occidentale misérableest millionnaire ». Trop d’injustices, trop de frustrations. Même les plus réticentsvont se résigner à partir : les Egyptiens installés aux Etats-Unis « gagnent en unejournée mon salaire de deux mois », pense Yassine… Et à celui qui objecterait :« Dieu est partout, tu n’as pas besoin de partir », la réponse serait : « Non, Dieuest meilleur là-bas. »

Tous sont insatisfaits : ceux qui veulent s’exiler et qui n’y parviennent pas,ceux qui n’arrivent pas à s’intégrer dans leur pays d’accueil. Pis encore, il faudrapeut-être revenir... Alors, pourquoi ne pas changer la société ? Souad veutdénoncer le système : « Je vais mourir si je me tais », dit-elle. Elle parlera et seratuée. A l’Anglaise Deborah, amoureuse de l’Egypte – miroir inversé –, Mortada,son mari, explique : « La vie était stable politiquement, mais ce n’était qu’unestabilité de surface. La peur de l’explosion a gagné les Egyptiens et leur a fait perdrela raison et l’espoir. » Au point de risquer leur vie. Au point de voyager dans uncamion réfrigéré, d’embarquer sur un radeau de fortune ou de vendre un rein pourfinancer le périple. Même la doctoresse Nevine Adly, une mère de famille aisée,veut partir au Canada, pour sauver sa fille de 16 ans. Elles sont coptes, elles sontfemmes…

Yassine et le passeur Mabrouk, qui se croit investi d’une mission d’utilitépublique, racontent les traversées de ces désespérés, à bord de la fragile embar-cation baptisée L’Arche de Noé qui donne son titre au roman. Le Nubien Hassounaaccuse les politiciens, l’Occident hypocrite qui spolie l’Egypte, et le tourisme. Est-ce ce qui explique que cette nation à l’histoire millénaire soit devenue une terresans espoir ? Les douze êtres en partance, destins croisés, errent, comme autrefoisles disciples de Moïse en quête de la Terre promise.

La conclusion s’annonce comme une prophétie : l’exil porte « les prémicesd’un monde que nous ne connaissons pas, que nous n’imaginons pas ». Deux ansaprès la parution du livre, l’Egypte s’insurgera. En quête d’un monde qu’elle neconnaissait pas, n’imaginait pas.

WARDA MOHAMED.

(1) Nadia Agsous, « Entretien avec Khaled Al-Khamissi à propos de son livre “L’Arche de Noé” »,1er décembre 2012, www.lacauselitteraire.fr

M A G H R E B

6. Traduit à partir de 0 et 1. – Ervin KarpZones sensibles, Bruxelles, 2013,

120 pages, 12,06 euros.

Les marchés financiers ne sont plus les tables dejeu où des traders inconséquents misent sur desentreprises dont ils se moquent éperdument. Laréalité est bien plus vertigineuse : la plupart desopérations sont exécutées par des programmesinformatiques ennemis, capables de réaliser plu-sieurs millions d’opérations par seconde, qui ten-tent de se flouer les uns les autres pour profiter desmoindres écarts de taux de change ou de valori-sation de biens ou de produits financiers. 6, quidécrit le fonctionnement du courtage haute fré-quence, montre qu’il su"t de quelques secondesà ces programmes pour ruiner une société, maisqu’il faut des semaines ou des mois pour relire laliste des opérations qu’ils ont e!ectuées, et éven-tuellement comprendre ce qui s’est passé. Cen’est plus seulement l’information qui circule àdes vitesses non humaines, ce sont aussi l’analyseet la prise de décision. Dans de telles conditions,aucune instance de contrôle ou de régulation nevaut. Comme l’a dit Thomas Peter!y, un des pluscélèbres artisans de l’informatisation deséchanges boursiers, les marchés sont à présent« un vrai bordel ». 6 est le sixième livre de Zonessensibles, connu pour le soin, la pertinence et lasimplicité de ses productions. O"ciellement, sonauteur n’est pas un humain, mais un algorithmenommé Sniper.

JEAN-NOËL LAFARGUE

Eclatante beauté des glacesDes oiseaux couleur de soufre

d’Ilija Trojanow

Traduit de l’allemand par Dominique Venard,Buchet-Chastel, Paris, 2012, 190 pages, 18 euros.DANS ses cauchemars, Zeno,

alias M. Iceberger, se retrouve, impuis-sant, un morceau de glace fondant entreles doigts. Dans la réalité, il est chefd’expédition, spécialiste des glaces, et ilnavigue vers l’Antarctique, ces « archivesde l’humanité », à bord du Hansen,scène à la fois d’une mission scienti-fique, d’une croisière touristique etd’une performance artistique. Son jour-nal s’intitule Des oiseaux couleur desoufre. « Je serai le gre!er de maconscience. Il faut que quelque chosearrive. Il est grand temps. » En contre-point, la voix survoltée d’un journalisteprophétique annonce à la radio des évé-nements – une avarie, une perte de liai-son – qui se produiront e!ectivement.

« Cette nuit, lorsque nous dormirons tous, profondémentje l’espère, notre bateau passera la baie d’Ultima Esperanza…La baie du Dernier Espoir », dit en riant le pianiste du bord.Et c’est bien de cela qu’il s’agit : une microsociété vogue droitvers sa fin programmée, et aucun des passagers ne sera à l’abri,serveuses et techniciens, notaires et conseillers en entreprise,gérants et analystes boursiers, journalistes…

Au fil des escales, Zeno retrace la ruée des nations pourse saisir de lopins d’Antarctique, la mascarade des conférencesmondiales, les mises en garde sans effet à propos de la fontede la banquise : « Si même les spécialistes étaient surpris parla fulgurance des disparitions, qui pouvait encore sauverquelque chose, à quoi bon prendre position quand tous lesautres n’écoutaient que la voix de ce chien de bien-être ? »Alors qui, pour sauver le monde ? Peut-être l’artiste envogue qui rejoint le navire avec le projet colossal de créer dansl’Antarctique le plus grand SOS humain jamais vu ? Mais siZeno pense lui aussi que l’acte créateur est source de libération,il demeure convaincu que seul un authentique SOS émis après

un véritable naufrage pourrait être entendu.Et c’est ainsi qu’il tentera d’infléchir lecours des événements, lui qui porte le nomdu personnage d’Italo Svevo dans sonroman La Conscience de Zeno (1) (1923),célèbre pour remettre sans cesse aulendemain ses bonnes résolutions – arrêterde fumer, choisir une femme, etc. –,archétype séduisant du velléitaire d’hier,tandis qu’aujourd’hui ce sont les Etats quise distinguent par leur procrastination,notamment sur le plan environnemental.

Né à Sofia en 1965, Ilija Trojanowquitte la Bulgarie en 1971 avec sa famille,qui émigre en Allemagne pour raisonspolitiques. Il vivra ensuite au Kenya,fondera les éditions Mariono, écrira desguides de voyage, des romans, en parti-

culier Le Collectionneur de mondes (2), consacré à l’étonnantRichard Francis Burton, grand explorateur et traducteur duXIXe siècle. En 2007, il réalise le documentaire En avant etn’oublions pas. Ballade sur des héros bulgares, consacré auxcrimes commis par le Parti communiste bulgare, puis, avecJuli Zeh, Atteinte à la liberté. Les dérives de l’obsession sécuritaire.

Les auteurs d’aujourd’hui disposent-ils donc d’unemarge de manœuvre pour influer sur le cours de l’histoire ?La réponse de Zeno est emplie d’amertume : « Les auteursvivants (…) peuvent inspirer, provoquer, énerver, maissurtout pas vouloir changer le monde. » Cependant, à lireTrojanow, on peut être certain que cette volonté-là estintacte chez lui.

XAVIER LAPEYROUX.

(1) Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1973.

(2) Phébus, coll. « Libretto », Paris, 2011.

ASIE

Le Tibet sans manichéisme

PLUS de cent Tibétains, la plupart moines ou nonnes,se sont immolés par la feu depuis 2009. Pékin y voitune sombre manœuvre de la « clique du dalaï-lama »,

M. Tenzin Gyatso. Lequel assure pourtant qu’il « refuse d’en-courager (1) » ces gestes « de profond désespoir ». Il est vraique le « gouvernement en exil » de Dharamsala est divisé.

Toutefois, plus que l’exigence d’autonomie, voire d’in-dépendance, du Tibet, ces actes extrêmes reflètent lesdifficultés et les pressions quotidiennes vécues par lesTibétains en général, et par les bouddhistes pratiquants enparticulier. Leur culture est écrasée sous le double joug d’unecroissance effrénée (12 % par an) à laquelle tout est sacrifiéet des discriminations imposées par Pékin.

En guise de résistance, le cinéaste et romancier PemaTseden a choisi de faire connaître l’identité tibétaine, loindes oripeaux folkloriques dont les dirigeants chinois autantque les Occidentaux l’ont affublée. Maniant la plume avecautant de bonheur que la caméra (Old Dog, 2011), il livresept nouvelles écrites entre 1994 et 2011, bijoux d’humouret de poésie (2), qui déconstruisent les dogmes chinois(formidable berger récitant d’une seule traite « Servir lepeuple » de Mao Zedong devant des bureaucrates médusés),mais aussi les croyances tibétaines (irrésistibles découvertesautour de la réincarnation d’un ami d’enfance) ou lesmythes occidentaux (ineffable bobo américain dans lasteppe). Une culture tibétaine en pleine mutation.

Pour mieux en comprendre les racines, rien n’est plusrecommandé que de se plonger dans les Mémoires de TashiTsering (3), dont le parcours offre un raccourci vivant del’histoire du pays. Né en 1926 dans une famille de paysans,il est choisi tout jeune berger par le dalaï-lama pour fairepartie de sa troupe de danseurs à Lhassa – une perte pourses parents, une chance pour lui. C’était un temps où « lamaîtrise de la lecture et de l’écriture était réservée aux riches,aux fonctionnaires du gouvernement, et bien sûr auxmoines », dans une société théocratique, hiérarchisée etfermée. A Lhassa, le jeune Tashi va découvrir les livres,l’amour, mais aussi les violences sexuelles de moines et defonctionnaires, les rapports de classe. Du coup, il ne voit pasd’un mauvais œil l’arrivée des communistes, qui prônentl’éducation pour tous et la modernité.

Il fuit en Inde pour y étudier, dès 1957, et va s’occuperdes réfugiés arrivés en masse dans le sillage de M. Gyatso,

après la répression de Pékin en 1959. Mais, jusque dansl’exil, les discriminations sociales se reproduisent : mêmeinstruit, même utile, Tashi Tsering sera toujours un fils depaysans, bloqué par un « mur de classe ou de caste ». Ily forgera la conviction que le Tibet doit « changer sonsystème social, que l’Eglise et l’Etat doivent être séparéset que les Tibétains doivent avoir une éducation moderne ».Ce n’est toujours pas au programme du « gouvernementen exil »…

Parti aux Etats-Unis, Tsering choisit de revenir enChine, persuadé qu’il pourra servir les siens. Mais lesautorités chinoises l’envoient se « rééduquer » àXianyang (Shaanxi). Pointe la Révolution culturelle, dontil sera un fervent défenseur, car elle lui paraît alors apte àdétruire les vieilles structures. Il ne sera pas le seul. Au Tibetmême, la répression et la destruction de temples furentmenées conjointement par des Hans et des Tibétains : à cepropos, les témoignages d’acteurs de l’époque recueillis parla poétesse tibétaine Tsering Woeser dans Mémoireinterdite (4) sont bouleversants, loin de tout manichéisme.Le livre n’en est pas moins interdit à Pékin.

Quant à Tashi Tsering, emprisonné dans des conditionsépouvantables avant d’être réhabilité après la mort deMao, il ne pourra rejoindre le Tibet que vingt ans après sonretour d’Amérique. Il lui faudra encore des années de luttecontre les bureaucrates chinois, mais aussi contre lesTibétains traditionalistes, pour obtenir la création d’écolesprimaires dans les plus petits villages.

L’opposition à l’uniformisation et à la répression au Tibetne se réduit pas à celle des religieux et du dalaï-lama. Cerécit en est la preuve.

MARTINE BULARD.

(1) Cité par Katia Buffetrille, « Self-immolation in Tibet : Somereflections on an unfolding history », Revue d’études tibétaines, no 25,Paris, décembre 2012.

(2) Pema Tseden, Neige, traduit par Françoise Robin et Brigitte Duzan,Philippe Picquier, Arles, 2013, 170 pages, 17,50 euros.

(3) Tashi Tsering, avec Melvyn C. Goldstein et William R. Sieben-schuh, Mon combat pour un Tibet moderne, traduit par André Lacroix,Golias, Villeurbanne, 2010, 260 pages, 17 euros.

(4) Tsering Woeser, Mémoire interdite, traduit par Li Zhang-Bourritet Bernard Bourrit, Bleu de Chine - Gallimard, Paris, 2010, 560 pages,26 euros.

É C O N O M I E I D É E S

LE MONDE diplomatique – MARS 2013

ISRAËL/PALESTINE. Du refus d’être com-plice à l’engagement. – Pierre Stambul. Préfacede Michel WarschawskiAcratie, La Bussière, 2012, 600 pages, 25 euros

Pour Pierre Stambul, « le cœur de la théorie sio-niste, [qui] repose sur une falsification de l’his-toire », n’est pas moribond. Il ne doit pas êtretraité comme un héritage néfaste, mais commeun facteur politique contemporain à combattre.Somme des interventions de l’auteur pendant cestrente dernières années, cet ouvrage contient aussides pages consacrées à son cheminement person-nel, inscrit dans une histoire familiale marquée parle génocide et par la Résistance. Le premiervoyage en Palestine de celui qui se dit « juif touten étant athée et antisioniste » se déroule en 1965,dans un Club Med. Puis une « lente distanciationavec le sionisme » le conduira à la « rupture défi-nitive ». Militant depuis 2002 de l’Union juivefrançaise pour la paix (UJFP), véritable cauchemardu Conseil représentatif des institutions juives deFrance (CRIF), Stambul en éclaire au passagel’histoire et le fonctionnement.

EMMANUEL RIONDÉ

E U R O P E P R O C H E - O R I E N T A S I E

AFRIQUE

Ingérences et manipulations au SoudanQUELS facteurs ont conduit à la sécession du Sud au

Soudan, après le référendum d’autodéterminationdu 9 juillet 2011 – qui a entériné l’existence de

deux Etats, la République du Soudan du Sud et la Répu-blique du Soudan –, et quelle en est la portée ? Selonl’ancien ambassadeur français au Soudan, arabisant et afri-caniste Michel Raimbaud, auteur d’un essai ambitieux (1)centré surtout sur l’histoire contemporaine du pays, le Sud,en révolte depuis 1955, a été choisi comme terrain d’ap-proche par les puissances occidentales, notamment lesEtats-Unis, pour déstabiliser le régime. Son analyse,souvent à contre-courant, de la situation depuis l’arrivéeau pouvoir du général Omar Al-Bachir, en 1989, constituel’aspect le plus novateur de l’ouvrage.

« Le Soudan des deux dernières décennies représenteune sorte de condensé indigeste de tous les fantasmes quiont hanté et hantent l’Occident », écrit-il : pouvoirislamiste, soutien à Saddam Hussein en 1990-1991,présence d’Oussama Ben Laden, guerre entre l’Etatcentral et le Sud, violations des droits humains… Inscritdès 1993 sur la liste américaine des « commanditaires duterrorisme », le pays se retrouve bientôt en première ligneface à une Amérique qui, après l’implosion de l’URSS,exerce son hégémonie sur le monde.

Encouragé par certains gouvernements occidentaux,dont celui de la France, à opérer une ouverture politique,le pouvoir de Khartoum abandonne vers 1998 « le mono-

lithisme des débuts pour un certain pluralisme et renonceà la tentation d’une islamisation brutale pour accepterla réalité multiculturelle et multireligieuse du pays ». Aprèsle 11 septembre 2001, il accepte de s’engager dans unecoopération active avec les Etats-Unis, et c’est dans ceclimat nouveau que s’ouvrent des négociations poursortir de l’impasse au Sud-Soudan, en 2003. Mais la criseau Darfour les entrave.

Néanmoins, la paix est signée en 2005. Il en résulterala sécession ; une victoire, selon l’auteur, de la diplomatieaméricaine et, parallèlement, d’Israël, directement intéresséau démembrement du géant arabo-africain et allié actif deJuba, la toute jeune capitale de la République du Soudandu Sud. Pourtant, John Garang, le dirigeant duMouvement/Armée populaire de libération du Soudan(SPLM/A), qui avait engagé la lutte au Sud en 1983, nes’était pas battu pour la sécession mais pour un pays uni,laïque et pluraliste. Décédé dans un « accident » d’héli-coptère en 2005, alors qu’il venait d’être investi vice-président, il fut remplacé par son plus proche collaborateur,M. Salva Kiir, qui, lui, se situa aussitôt dans la perspectivede l’indépendance. Il y fut aidé par une campagne politico-médiatique internationale qui présentait l’antagonisme entrele Nord (majoritairement musulman) et le Sud (majori-tairement chrétien) comme un conflit ethnique et religieux,et ce au prix « d’une falsification des données démogra-phiques et religieuses ». La partition, qui ne règle pas tousles litiges, serait ainsi avant tout « un nouvel avertissement

pour le monde arabo-musulman », avance sobrementl’auteur. Malgré la banalisation des régimes islamiques auMaghreb et en Egypte, la République du Soudan faittoujours l’objet de sanctions économiques et commerciales.

L’histoire de l’Afrique indépendante est riched’exemples d’ingérences occidentales plus ou moinsviolentes. Dans son autobiographie (2), M. John DramaniMahama, président de la République du Ghanadepuis 2012, évoque le coup d’Etat qui, en 1966, renversaKwame Nkrumah, à travers les yeux de l’enfant qu’il étaitalors, fils d’un ministre emprisonné par les putschistes.Son récit revisite les années turbulentes, scandées pard’autres coups d’Etat, qui plongèrent le pays dans le déclinéconomique et la répression. Ce furent « des décenniesperdues pour l’Afrique », écrit-il. Des Mémoires saluéspour leur qualité littéraire et leur profonde humanité parcertains des plus grands écrivains africains (ChinuaAchebe ou Ngugi wa Thiong’o). On les comparedésormais au livre Les Rêves de mon père, qui introduisitauprès du grand public le sénateur Barack Obama.

AUGUSTA CONCHIGLIA.

(1) Michel Raimbaud, Le Soudan dans tous ses Etats, Karthala,Paris, 2012, 398 pages, 29 euros.

(2) John Dramani Mahama, My First Coup d’Etat. Memories Fromthe Lost Decades of Africa, Bloomsbury, Londres, 2012, 318 pages,14,99 livres.

LITTÉRATURES DU MONDE

Terre natale,terre hostile

L’Arche de Noéde Khaled Al-Khamissi

Traduit de l’arabe par SoheirFahmi et Sarah Siligaris,

Actes Sud, Arles, 2012,368 pages, 22,80 euros.

24MARS 2013 – LE MONDE diplomatique

ARABITÉS NUMÉRIQUES. Le printemps duWeb arabe. – Yves Gonzalez-Quijano

Sindbad - Actes Sud, Arles, 2012,192 pages, 18 euros.

Internet et ses réseaux sociaux ont certes contri-bué aux révolutions arabes, mais il serait impru-dent d’en exagérer le rôle et l’influence. C’est lathèse du remarquable ouvrage d’Yves Gonzalez-Quijano, universitaire arabophone. L’auteur rap-pelle d’abord que l’émergence de la cyberdissi-dence arabe à la fin des années 1990 (Tunisie,Egypte, Bahreïn) est largement passée inaperçueen Occident, où se multipliaient les mises engarde à propos d’une Toile censément investiepar le terrorisme djihadiste. Il détaille la manièredont les réseaux sociaux ont aidé à la réussite dessoulèvements tunisien et égyptien (« Facebookpour planifier les manifestations, Twitter pour lescoordonner et YouTube pour les dire au monde »),avant d’évoquer le revers de la médaille. Soutenuspar de nombreuses chancelleries et organisationsnon gouvernementales (ONG) occidentales, nom-bre d’internautes arabes ont couru le risque deperdre leur crédit vis-à-vis d’opinions publiquestoujours méfiantes à l’égard de l’étranger.

AKRAM BELKAÏD

ISHIWARA. L’homme qui déclencha la guerre.– Bruno Birolli

Armand Colin, Paris, 2012,252 pages, 20 euros.

Qui connaît le général Ishiwara Kanji ? Il s’agitpourtant d’un personnage hors du commun, dontle parcours a marqué tragiquement le destin duJapon : il est l’un des instigateurs de l’incident deMandchourie qui, dès 1931, déclencha la guerrecontre la Chine. L’homme est issu d’une famillede samouraïs et se hisse rapidement au sommetde l’armée impériale, en même temps qu’ildevient une figure marquante de l’extrême droite.Formé en Allemagne dans les années 1920, il enrevient imprégné des théories sur la « guerretotale », qu’il assimile à une guerre raciale,« Jaunes contre Blancs ». Il sera un représentantde l’idéologie fascisante de l’armée japonaise dece temps. Sur le plan politique, Ishiwara participeà plusieurs tentatives de coup d’Etat, avant des’engager dans l’invasion de la Mandchourie en1931. La guerre qui va ravager la Chine quelquesannées plus tard se poursuivra jusqu’à l’attaquecontre Pearl Harbor et l’entrée en guerre desEtats-Unis, en 1941.

LAURENT BALLOUHEY

VIVRE DANS LA VÉRITÉ. – Liu Xiaobo etGeneviève Imbot-BichetGallimard, Paris, 2012, 346 pages, 22,90 euros.

Comme celle de La Philosophie du porc et autresessais (Gallimard, 2011), la publication de Vivredans la vérité répond à une nécessité : ne pasoublier son auteur, Liu Xiaobo, Prix Nobel de lapaix, condamné en 2009 à onze ans de prisonpour avoir participé à la rédaction de laCharte 08, qui réclame la démocratie en Chine.Essayiste, critique, poète, dans ces textes publiéspour la plupart en 2008 par des revues chinoises,Liu Xiaobo multiplie les angles pour décrire cetteChine qui, selon lui, « avance à grands pas versle pire des capitalismes népotiques ». Les titressont explicites : « Les condamnations pour écritset le secours de l’opinion publique », « La pro-priété d’Etat de la terre est l’arme absolue per-mettant les expulsions et les démolitions for-cées », « Le syndrome des médailles d’orolympiques et l’instrumentalisation des Jeuxolympiques par le Parti communiste chinois »…Se souvient-on que Liu Xiang, médaille d’or du110 mètres haies aux Jeux de 2004, avait déclaréforfait pour ceux de Pékin en 2008, jetant l’op-probre sur le parti ?

PHILIPPE PATAUD CÉLÉRIER

L’INDIGÈNE ÉTRANGER. Scènes de la vio-lence ordinaire en Algérie. – Mohamed LahceneL’Harmattan, Paris, 2011, 216 pages, 21 euros.

Né en 1928 à Alger, Mohamed Lahcene s’estéteint en 2009. Il a laissé un témoignage percu-tant sur la lutte pour l’indépendance de l’Algé-rie, publié aujourd’hui par ses proches. Il com-mence par y raconter les tortures qu’il a subieset qu’il a vu appliquer à ses camarades de com-bat, donnant la mesure de cette histoire doulou-reuse qu’il n’aura pu livrer que près d’un demi-siècle plus tard. A 22 ans, il sert l’arméecoloniale française. Affecté au service de télé-communication et de signalisation, il y est traitécomme un indigène. Sa position devient encoreplus difficile lorsqu’il tombe amoureux de lafemme de son commandant, laquelle ne cesse delui rappeler qu’ils ne sont pas du même mondeet qu’elle est venue faire œuvre de civilisation.« A ceux qui s’étonnaient de notre endurance etde notre acharnement, je répondais qu’il fallaitmesurer le poids du préjudice subi ».

MARINA DA SILVA

LE MULTICULTURALISME « AU CON -CRET ». Un modèle latino-américain ? – Sousla direction de Christian Gros et David Dumou-lin Kervran

Presses Sorbonne nouvelle, Paris,2012, 460 pages, 27 euros.

« Action publique qui vise à transformer l’imbri-cation entre injustice sociale et disqualificationculturelle au sein d’une société » : c’est ainsiqu’est définie la notion de « multiculturalisme »dans cet ouvrage collectif issu d’un colloque uni-versitaire qui, en 2010, avait réuni de nombreuxspécialistes des questions indigènes en Amériquedite « latine ». L’intérêt du livre, au-delà dela (trop ?) grande variété des sujets traités, résidedans ses études de terrain, très documentées. Lesluttes des mouvements indigènes pour l’autodé-termination, l’accès aux ressources naturelles, ladéfense linguistique ou la construction d’Etatsplurinationaux sont ici présentées comme cru-ciales pour les processus de renouvellementdémocratique en cours dans plusieurs pays latino-américains. Non sans tensions et contradictions :les auteurs rappellent en e!et que le multicultu-ralisme a aussi été une arme néolibérale destinéeà a!aiblir les Etats dans la région.

FRANCK GAUDICHAUD

L’INSURRECTION. Le fabuleux destin del’Europe à l’aube de l’an de grâce 2022. – PierreLévy

Le Temps des cerises, Paris,2012, 169 pages, 12 euros.

2022. L’Union européenne a cédé la place à laFédération de l’Europe unie (FEU), dont le brasexécutif est l’Autorité indépendante de stabilitéeuropéenne (AISE). A sa tête : M. Nicolas Sar-kozy, désigné au terme d’une campagne-éclairoù son fameux « entre Bruxelles et moi, c’est dusérieux » a fait un malheur. Les Etats sont deve-nus de simples régions, l’anglais « global » lalangue o"cielle. Il n’y a plus de peuples, mais descommunautés. Sous peine d’être considéréscomme nuls, les résultats de ce qui subsisted’élections doivent se conformer à ceux des son-dages. L’éducation, la santé, la justice, la policesont gérées par des sociétés anonymes. Desenchères sont organisées pour déterminer queltravailleur acceptera de payer le plus pour obtenirun emploi. Contester les valeurs de la FEU– concurrence, liberté de circulation des capi-taux, libre-échange, stabilité – constitue un acte dedissidence sévèrement puni.

Simple exercice de politique-fiction ou extrapo-lation prévisible de l’Union européenne réelle-ment existante ? La verve de Pierre Lévy estréjouissante, et stimulante…

BERNARD CASSEN

SAECULUM. Culture, religion, idéologie. –Etienne Balibar

Galilée, Paris, 2012, 118 pages, 22 euros.

Ce plaidoyer pour un « universalisme critique » etun « sécularisme sécularisé », c’est-à-dire débar-rassé aussi bien des cléricalismes que de ce quel’auteur nomme des « religions civiles implicites »,est issu d’une conférence de 2009 à l’Universitéaméricaine de Beyrouth. Etienne Balibar y cri-tique à nouveau la loi d’interdiction du voile, sanspour autant idéaliser les aspects oppressifs descultures traditionnelles. Il rappelle aussi, contre lediscours sur les supposées racines chrétiennes del’Europe, le rôle de la pensée arabe médiévaledans la transmission du rationalisme grec, et réaf-firme l’importance de l’hybridité, des échangesentre civilisations. Pour dépasser selon lui laconcurrence et l’individualisme capitalistes, ilconviendrait de penser une articulation nouvelleentre socialisme, internationalisme et multicultu-ralisme. Cette universalisation planétaire, qui ne seferait pas sans opposition violente entre domi-nants et dominés, impliquerait en revanche unepacification des conflits religieux.

MICHAEL LÖWY

PENSER LA VIOLENCE DES FEMMES. –Sous la direction de Coline Cardi et GenevièvePruvost

La Découverte, Paris, 2012,440 pages, 32 euros.

Amazones, hystériques, pétroleuses… La vio-lence, quand elle est le fait de femmes, a souventété lue au travers de préjugés ou présupposés pro-jetés sur « les femmes » – qu’il s’agisse de gyno-phobie plus ou moins masquée, ou au contraired’une volonté féministe de soutien. Or cette vio-lence n’est ni pire ni meilleure que celle deshommes. Cette étude pluridisciplinaire, dirigéepar deux sociologues, et où interviennent notam-ment des historiens, permet de la problématiser etnon de la schématiser, de l’analyser en la resituantdans le contexte où elle est apparue : elle est ainsidénaturalisée, rendue à son inscription dans l’his-toire, dans le social. Mais c’est également le trai-tement institutionnel de la violence féminine quiest ici considéré, ainsi que la figuration et la défi-guration de celle-ci, parfois occultée, souvent instrumentalisée.

VÉRONIQUE FAU-VINCENTI

LA PANNE. Repenser le travail et changer lavie. Entretien avec Béatrice Bouniol. – Chris-tophe Dejours

Bayard, Paris, 2012, 180 pages, 19 euros.

Psychiatre et psychanalyste, Christophe Dejourscontinue d’étudier les nouvelles formes de ladomination imposée dans l’organisation du travail.Enquêtant sur ce sujet depuis les années 1970,auteur en 1998 du retentissant Sou"rance enFrance. La banalisation de l’injustice sociale(Seuil), il montre les conséquences d’une gestionqui conduit à la détresse – stress, dépression, syn-drome d’épuisement professionnel – et à la mul-tiplication des suicides (Renault, Peugeot, BNPParibas, France Télécom, La Poste…). L’introduc-tion de l’évaluation des performances, dans lesannées 1980, constitue selon lui le tournant histo-rique qui vise à détruire le lien social et la solida-rité. Les formes de la sou!rance au travail et leurévolution sont analysées depuis le taylorismejusqu’à la mondialisation. Mais Dejours chercheaussi à mettre au jour les stratégies de défense indi-viduelles et collectives, ainsi que les modalités derésistance à l’ultralibéralisme : il rappelle la « cen-tralité politique du travail » et postule qu’il peutêtre un « lieu unique d’émancipation et d’expéri-mentation de la vie en commun ».

M. DA S.

¿POR QUÉ LOS JÓVENES ESTÁN VOL-VIENDO A LA POLÍTICA? – José Natanson

Debate, Buenos Aires, 2012,192 pages, 75 pesos argentins.

Reconnus comme des acteurs politiques depuis lesévénements de 1968 (qui ne réveillèrent pas que laFrance), les jeunes ont de nouveau impulsé unesérie de mobilisations en ce début de XXIe siècle,des « indignés » de la Puerta del Sol (Madrid) àceux d’Occuper Wall Street (New York), du « prin-temps arabe » aux émeutes du sud du Royaume-Uni, des manifestations étudiantes au Chili àl’émergence de la Cámpora (une organisation dela jeunesse kirchnériste en Argentine), etc. JoséNatanson, directeur de l’édition argentine duMonde diplomatique, se penche sur une généra-tion qui, diplômée et « connectée », mais confinéeà des travaux précaires et sous-payés, opère unretour au politique selon di!érents répertoiresd’action. L’ouvrage mêle, de manière parfois sur-prenante, références universitaires et citationstirées de séries télévisées, statistiques et extraits dechansons, anecdotes et récits historiques. Il a paruen septembre 2012, soit quelques semaines avantl’abaissement de l’âge de la majorité électorale de18 à 16 ans en Argentine.

NILS SOLARI

BON POUR LA CASSE. – Serge LatoucheLes liens qui libèrent, Paris,2012, 100 pages, 13 euros.

L’économiste et objecteur de croissance SergeLatouche estime que trois ingrédients sont néces-saires à la société de consommation capitaliste :« La publicité crée le désir de consommer, le cré-dit en donne les moyens, l’obsolescence pro-grammée en renouvelle la nécessité. » Il analyseici la troisième instance, qui prend la forme d’ef-fets de mode ou, dans sa version la plus aboutie,de défaillances techniques planifiées. Dès lesannées 1920, les produits jetables se dévelop-pent dans les sociétés occidentales. Mais c’estavec la Grande Dépression des années 1930 quel’obsolescence programmée se généralise, car,pour certains théoriciens libéraux, « utiliser lesobjets ne produit pas la prospérité. Les acheter,si ». En abaissant les coûts de production, lamondialisation de la fin du XXe siècle ne faitque renforcer cette logique. Face à ces straté-gies, ce sont les citoyens et la collectivité en tantqu’instance régulatrice qui pourraient contraindrele système à plus… d’économie. Des villes « entransition » s’engagent ainsi dans la recherche desobriété. Mais qu’en est-il aux niveaux nationalet international ?

A. B.

A M É R I Q U E S

LE RHINOCÉROS D’OR. Histoires du MoyenAge africain. – François-Xavier Fauvelle-Aymar

Alma, Paris, 2013, 320 pages, 26 euros.

En une trentaine de chapitres aussi érudits quedocumentés, ce livre parcourt les « temps obs-curs » de l’Afrique subsaharienne, du VIIe auXVe siècle. Le travail n’est pas facile, entre mytheset légendes, relations de voyage et récits fantas-tiques, comme celui de Marco Polo, qui confondallègrement Mogadiscio et Madagascar. L’auteur,historien africaniste, se garde aussi bien de l’afro-centrisme rêvé que de synthèses prématurées : au-delà du recoupement des sources arabes ou chi-noises, c’est une archéologie renouvelée qui sert deréférence à l’ouvrage. Coups de projecteur surdes civilisations disparues, puissants royaumes outraces ténues et anonymes : c’est bien l’inverse del’Afrique fantasmée par Friedrich Hegel (entreautres) comme « hors de l’histoire » que donne àvoir l’auteur.

MICHEL GALY

A F R I Q U E

CARBONE CONNEXION. – Aline RobertMax Milo, Paris, 2012, 224 pages, 18 euros.

« C’est pas plus compliqué que l’épicier du coinqui ferme boutique et se barre sans payer la TVAalors qu’il l’a facturée depuis six mois. » Voicicomment l’un de ses coupables décrit la gigan-tesque fraude qui a touché à partir de 2008 lemarché européen du carbone. Inauguré trois ansplus tôt, ce nouvel outil devait réduire les émis-sions de gaz à e!et de serre dans l’industrie enattribuant des quotas aux plus gros pollueurs et enpermettant leur cotation en Bourse. Mais l’Unioneuropéenne et ses gouvernements ont tellementsimplifié la création de « comptes carbone » quede petits escrocs y ont placé leurs fonds. En ache-tant des quotas hors taxe et en les revendant unquart d’heure plus tard, TVA comprise, dans lespays où les taux sont les plus élevés, ils empo-chaient un bénéfice de 20 %. Journaliste au quo-tidien économique La Tribune, Aline Robert aenquêté sur ces réseaux, leurs sociétés fictives,leurs hommes de paille, leurs contacts dans l’ad-ministration, leurs comptes en banque domiciliésen Asie ou dans les paradis fiscaux. Le montantde la facture s’établit entre 10 et 20 milliardsd’euros, dont au moins 1,6 milliard de manque àgagner pour l’Etat français.

AURÉLIEN BERNIER

25

HOLD-UP SUR L’ALIMENTATION. Com-ment les sociétés transnationales contrôlent l’ali-mentation du monde, font main basse sur lesterres et détraquent le climat. – Collectif

Coédition Cetim-Grain, Genève, 2012,176 pages, 10 euros.

Produire en masse pour la grande distribution, enengrangeant subventions d’Etat et avantages fiscaux : tel est le programme de l’industrieagroalimentaire, qui, loin de résoudre les pro-blèmes de malnutrition, en devient dès lors laprincipale cause. A sa mainmise sur le lait, laviande, les céréales et les semences s’ajoutent ledéveloppement des agrocarburants et, depuisune dizaine d’années, le contrôle des terres àgrande échelle, « valeurs sûres » pour les spé-culateurs. Les petits paysans non subvention-nés, qui pratiquent pourtant une agriculture dura-ble, ont décidé de réagir. Ils défendent le conceptde souveraineté alimentaire, c’est-à-dire la capacité des agriculteurs à nourrir les popula-tions avec les plantes locales et, surtout, la rup-ture de toute dépendance aux produits chimiqueset aux semences brevetées qu’il faut racheterchaque année.

AGNÈS STIENNE

S O C I É T É

À CONTRE-SCIENCE. – Dominique PestreSeuil, Paris, 2013, 252 pages, 21 euros.

Comment comprendre l’échec du sommet deCopenhague sur le climat (2009) ? Qu’est-ce quifait « preuve » pour les scientifiques ? Quellessont les implications politiques de la définition denos sociétés comme « sociétés du risque » ?L’historien des sciences Dominique Pestre abordeces questions avec sa vigueur coutumière, enrefusant d’écarter l’injustice sociale. Il montreainsi qu’il est peu pertinent, pour comprendre lariche texture des situations réelles, de partir d’en-tités a priori distinctes – science et société – etd’étudier ensuite leur interaction. De par leurcaractère opératoire, savoirs et techniquesmodernes ont toujours eu partie liée avec le pou-voir, comme le montre l’exemple du lien entrebiotechnologies et agriculture intensive. Aprèsavoir ainsi replacé les grandes notions de l’his-toire et de la philosophie des sciences dans leurcontexte économique, politique et social, et lesavoir illustrées concrètement, le dernier chapitrede cet ouvrage présente l’histoire de nos visionsdes sciences, ce qui permet de mieux compren-dre les tensions actuelles entre les deux gauches,la positiviste-productiviste et l’écologiste, quiconteste l’autorité des sciences.

PABLO JENSEN

É C O L O G I E

L’ÉTIQUETTE ENVIRONNEMENTALE ENDÉBAT. – Sophie Fabregat. (T & O Editions, coll.« Débats du développement durable », 2011,170 pages, 28 euros.) A la suite du Grenelle del’environnement, l’étiquetage environnemental desproduits de consommation a démarré, en France,de façon expérimentale. Mais l’information, di"-cile à synthétiser, est utilisée par industriels et dis-tributeurs comme un outil de communication.

LES GÉANTS D’ASIE EN 2025. – Jean-MarieBouissou, François Godement et ChristopheJa!relot

Picquier Poche, coll. « L’Asie immédiate »,Arles, 2013, 176 pages, 7,50 euros.

A mesure que les anciens pays dits « développés »reculent dans bien des domaines (économie, poli-tique, social…), l’Inde et la Chine, dynamiséespar une très forte démographie, se sont assezdéveloppées pour conquérir une place de choixparmi les grandes économies du monde, aux côtésde leur voisin japonais. Les Géants d’Asie en2025 o!re une lecture des perspectives possiblespour cette région dont les variables contredisenttout déterminisme. Le régime chinois va devoirgarder le contrôle d’une classe moyenne initiée àInternet et à la société de consommation. De plus,ses intérêts pourraient bien se heurter à ceuxd’une Inde qui prend conscience de sa force et deson indépendance, et d’un Japon vieillissant, quia été détrôné de sa place de leader régional. Cesont certains des enjeux de la prochaine décenniequi sont ainsi mis en lumière.

IBAN CARPENTIER

FUIR l’Egypte. Vite. Avant la fin. Quitter ce pays au bord du gou!re.Douze chapitres content l’histoire de douze Egyptiens au destin marqué parl’exil. Jeunes, diplômés ou désœuvrés. Famille copte aisée. Prostituée. Hommed’a!aires… Khaled Al-Khamissi, également auteur de Taxi (Actes Sud, 2009),est né en 1962, diplômé d’études politiques de la Sorbonne, et réalisateur-pro-ducteur. Il fut l’un des relais de la révolution égyptienne auprès des médiasfrançais. Il considère qu’en réalité elle a vraiment commencé en 2005, annéequi connut de grands mouvements de contestation et de grèves, et qu’« ellen’est pas encore terminée (1) ».

Ce qu’il évoque dans L’Arche de Noé, qui fut publié en arabe en 2009, c’estprécisément le désespoir d’avant, les rêves fracassés contre le mur de lacorruption, l’absence d’avenir. Ahmad Ezzedin est diplômé, mais ne parvient pasà entrer dans la vie active. Il a un amour, des projets, qu’il ne croit pluspossibles dans son pays. Alors, comme d’autres, il mise sur Internet pourrencontrer une étrangère à épouser, car « n’importe quelle Occidentale misérableest millionnaire ». Trop d’injustices, trop de frustrations. Même les plus réticentsvont se résigner à partir : les Egyptiens installés aux Etats-Unis « gagnent en unejournée mon salaire de deux mois », pense Yassine… Et à celui qui objecterait :« Dieu est partout, tu n’as pas besoin de partir », la réponse serait : « Non, Dieuest meilleur là-bas. »

Tous sont insatisfaits : ceux qui veulent s’exiler et qui n’y parviennent pas,ceux qui n’arrivent pas à s’intégrer dans leur pays d’accueil. Pis encore, il faudrapeut-être revenir... Alors, pourquoi ne pas changer la société ? Souad veutdénoncer le système : « Je vais mourir si je me tais », dit-elle. Elle parlera et seratuée. A l’Anglaise Deborah, amoureuse de l’Egypte – miroir inversé –, Mortada,son mari, explique : « La vie était stable politiquement, mais ce n’était qu’unestabilité de surface. La peur de l’explosion a gagné les Egyptiens et leur a fait perdrela raison et l’espoir. » Au point de risquer leur vie. Au point de voyager dans uncamion réfrigéré, d’embarquer sur un radeau de fortune ou de vendre un rein pourfinancer le périple. Même la doctoresse Nevine Adly, une mère de famille aisée,veut partir au Canada, pour sauver sa fille de 16 ans. Elles sont coptes, elles sontfemmes…

Yassine et le passeur Mabrouk, qui se croit investi d’une mission d’utilitépublique, racontent les traversées de ces désespérés, à bord de la fragile embar-cation baptisée L’Arche de Noé qui donne son titre au roman. Le Nubien Hassounaaccuse les politiciens, l’Occident hypocrite qui spolie l’Egypte, et le tourisme. Est-ce ce qui explique que cette nation à l’histoire millénaire soit devenue une terresans espoir ? Les douze êtres en partance, destins croisés, errent, comme autrefoisles disciples de Moïse en quête de la Terre promise.

La conclusion s’annonce comme une prophétie : l’exil porte « les prémicesd’un monde que nous ne connaissons pas, que nous n’imaginons pas ». Deux ansaprès la parution du livre, l’Egypte s’insurgera. En quête d’un monde qu’elle neconnaissait pas, n’imaginait pas.

WARDA MOHAMED.

(1) Nadia Agsous, « Entretien avec Khaled Al-Khamissi à propos de son livre “L’Arche de Noé” »,1er décembre 2012, www.lacauselitteraire.fr

M A G H R E B

6. Traduit à partir de 0 et 1. – Ervin KarpZones sensibles, Bruxelles, 2013,

120 pages, 12,06 euros.

Les marchés financiers ne sont plus les tables dejeu où des traders inconséquents misent sur desentreprises dont ils se moquent éperdument. Laréalité est bien plus vertigineuse : la plupart desopérations sont exécutées par des programmesinformatiques ennemis, capables de réaliser plu-sieurs millions d’opérations par seconde, qui ten-tent de se flouer les uns les autres pour profiter desmoindres écarts de taux de change ou de valori-sation de biens ou de produits financiers. 6, quidécrit le fonctionnement du courtage haute fré-quence, montre qu’il su"t de quelques secondesà ces programmes pour ruiner une société, maisqu’il faut des semaines ou des mois pour relire laliste des opérations qu’ils ont e!ectuées, et éven-tuellement comprendre ce qui s’est passé. Cen’est plus seulement l’information qui circule àdes vitesses non humaines, ce sont aussi l’analyseet la prise de décision. Dans de telles conditions,aucune instance de contrôle ou de régulation nevaut. Comme l’a dit Thomas Peter!y, un des pluscélèbres artisans de l’informatisation deséchanges boursiers, les marchés sont à présent« un vrai bordel ». 6 est le sixième livre de Zonessensibles, connu pour le soin, la pertinence et lasimplicité de ses productions. O"ciellement, sonauteur n’est pas un humain, mais un algorithmenommé Sniper.

JEAN-NOËL LAFARGUE

LE MONDE diplomatique – MARS 201326MARS 2013 – LE MONDE diplomatique

D A N S L E S R E V U E S

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CULTURE

Artistes f lamands, identité belgeEurope des régions ou Europedes nations ? La Belgique, qui accueilleà Bruxelles les commissions du Parlementeuropéen, choisira peut-être l’éclatement,et semble envisager – ce que refusentde nombreux artistes – de préférerl’identité régionale à l’identité nationale.Quels sont les enjeux de ce choix ?

PA R SE R G E GO VA E R T *

«LA Belgique n’existe pas ? Je sais, j’yhabite (1). » La formule du chanteur Arno, natifd’Ostende, ne s’applique pas uniquement aux cinqcents jours de négociations qui virent en 2010-2011 le pays fonctionner sans gouvernement (2). Plusprofondément, elle souligne le paradoxe qui setrouve pour certains au cœur même du pays : surdix millions cinq cent mille Belges, 60 % sontnéerlandophones et, à en croire les sondages, seuls37 % de ceux-ci se considèrent d’abord commebelges – alors que les francophones, à 55 %, se voientd’abord belges, et ensuite wallons (3)…

Le résultat des élections du 13 juin 2010 asemblé le confirmer. Le Parti socialiste (PS) est(re)devenu le premier parti au Sud, en Wallonie ; auNord, en Flandre, plus de 40 % des électeurs ont votépour des partis qui demandent l’indépendance de larégion : la Nieuw-Vlaamse Alliantie (Alliancenéoflamande, N-VA), née d’une formation nationalistejusque-là en déclin (elle ne comptait plus qu’undéputé en 2007), ou encore un parti nationalisted’extrême droite bien implanté depuis trente ans, maiscette fois en net recul : le Vlaams Belang.

Pendant ces longues négociations est apparu, àl’initiative d’artistes en majorité flamands, unmouvement farouchement opposé à une scission dupays, dont il considère qu’elle ne peut en aucun casse faire au nom des intéressés : Niet in onzenaam (« Pas en notre nom »). Signé par plusieursmilliers d’artistes et d’intellectuels, son manifestesouligne que « les nationalistes propagent une culturefermée qui ramène tout à un seul aspect : la langue,qu’on soit homme ou femme, jeune ou moins jeune,ouvrier ou PDG [président-directeur général] ». Ilinsiste sur la « concurrence néfaste » que cettescission instaure « entre les régions et les personnes.Et c’est l’homme de la rue qui paie la facture ».

Il n’est pas si fréquent de voir un collectif de cegenre revendiquer « une sécurité sociale solide etfédérale » pour tous… Arno et son « Fuck Bart DeWever ! » adressé au président de la N-VA, TomBarman (du groupe rock Deus), les plasticiens WimDelvoye et Jan Fabre, l’écrivain Tom Lanoye, leschorégraphes Alain Platel et Anne Teresa De Keers-maeker ont, parmi d’autres, refusé les choix natio-nalistes. Y aurait-il donc un divorce entre la sociétéflamande (ou du moins ses électeurs) et ses artistes ?

Au début des années 1980, des intellectuelsbelges, souvent francophones, avaient revendiqué leurappartenance à la « belgitude ». Le terme a connudepuis les honneurs du Larousse (2011) et duRobert (2012). Ce dernier propose la définitionsuivante : « Nom féminin, étym. 1981, J. Brel, de“belge”, d’après “négritude”. Ensemble des traitsculturels propres à la Belgique ; sentiment d’ap-partenance à la Belgique en tant qu’entité culturellespécifique. “On s’était foutu de ma gueule toute lajournée rapport à ma belgitude” (B. Blier). » La dated’apparition est discutable, la citation peu éclairante.Vue par les Belges, cette identité particulière,constituée principalement par défaut ou en creux (niwallon ni flamand), serait marquée par un sens aigude l’autodérision et par la di!culté à… trouver uneidentité. Un ouvrage collectif paru en 1980, LaBelgique malgré tout (Editions de l’université deBruxelles), dirigé par le philosophe Jacques Sojcher,a popularisé cette approche, sous la plume d’écrivainsbelges francophones comme Pierre Mertens ouBenoît Peeters notamment.

Mais quand le même Sojcher publie en 1998Belgique, toujours grande et belle (Complexe), où plusd’une centaine d’artistes, flamands et francophones– dont le peintre Pierre Alechinsky, le comédienBenoît Poelvoorde, les écrivains Jean-Pierre Verheggenet Amélie Nothomb –, parlent de leur pays, le ton estdi"érent : « On ne retrouve plus la belgitude dans lescontributions à ce volume (…). Est-ce parce qu’on achangé d’époque ? » La réponse est oui.

! LA REVUE DE L’IRES. Pour ses trente ans, larevue souligne l’enjeu politique des comparaisonsinternationales. Particulièrement intéressants, lesarticles sur les stratégies syndicales en Europe etsur la question des salaires (à l’origine de la crisede l’euro)… (N° 73, numéro spécial, 2012/2,24,50 euros. – 16, boulevard du Mont-d’Est,93192 Noisy-le-Grand Cedex.)

! FAKIR. Comment, à Bruxelles, les financierset leurs lobbies ont empêché toute réglemen-tation sérieuse de la finance. Egalement ausommaire, l’histoire de la naissance, en 1914, del’impôt sur le revenu en France. (N° 59, février-avril, bimestriel, 3 euros. – 303, route de Paris,80000 Amiens.)

! A BÂBORD ! Peut-on « démocratiser l’écono-mie » ? C’est la question posée par le bimestrielquébécois, qui aborde, entre autres, les problé-matiques du budget participatif, du contrôlecitoyen de la dette ou de la taxation des tran sac-tions financières. (N° 48, février-mars, bimestriel,6 dollars canadiens. – 5819, De Lorimier, Mont-réal, QC, H2G 2N8, Canada.)

! ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCESSOCIALES. Un dossier consacré aux centres-villes : Montreuil est-il le 21e arrondissement deParis ? Quel est le rôle des enfants dans la gentri-fication de San Francisco ? Existe-t-il des ressem-blances entre l’émeute de juillet 1955 dans le quar-tier de la Goutte-d’Or à Paris et les révoltes de 2005dans les banlieues françaises ? (N° 195, décembre,trimestriel, 16 euros. – 3, rue d’Ulm, 75005 Paris.)

! PRATIQUES. Un dossier sur les déserts médi-caux où s’expriment des médecins confrontés auxdi!cultés, et aux joies, d’exercer à la cam-pagne. (N° 60, janvier, trimestriel, 18 euros. –52, rue Gallieni, 92240 Malako".)

! LA REVUE DES LIVRES. Une réflexion d’EnzoTraverso sur Zeev Sternhell et le fascisme fran-çais ; un entretien avec Joseph Massad sur l’exis-tence ou non d’une identité homosexuelle (ouhétérosexuelle) ; une étude sur la Chine, « épi-centre mondial de l’agitation ouvrière ». (N° 9, jan-vier-février, bimestriel, 5,90 euros. – 31, rue Paul-Fort, 75014 Paris.)

! CQFD. « Les sous qui nous restent ne su!rontmême pas à payer l’impression du prochain numéro »,prévient l’éditorial. Au sommaire : la lutte contrele projet d’aéroport Notre-Dame-des-Landes, laconsommation de drogues en Afghanistan, un entre-tien avec Cédric Biagini sur la « dictature de l’im-matériel », etc. (N° 108, février, mensuel, 2,40 euros.– BP 70054, 13192 Marseille Cedex 20.)

! VMARSEILLE. Un dossier sur l’arrivée deM. Bernard Tapie à Marseille. A lire également, unepage sur l’inégalité face à la pollution dans la citéphocéenne qui montre que, là encore, les plus pau-vres sont les plus exposés… (N° 2, février, men-suel, 3,50 euros. – 20, rue Léon-Gozlan, 13003Marseille.)

! LE RAVI. Pourquoi un nombre croissant de rap-peurs se retrouvent-ils devant les tribunaux ? Com-ment anticiper la fin du pétrole ? (N° 97, février,mensuel, 3,40 euros. – 11, boulevard National,13001 Marseille.)

! MÉDIACRITIQUE(S). Analyse comparée de l’in-térêt de la presse pour les ouragans, selon qu’ilsfrappent les Etats-Unis ou Haïti. « Plus d’Europe »demeure la ritournelle de la plupart des édito-rialistes (en particulier ceux, étudiés ici, de Libé-ration et du Monde). (N° 6, janvier-mars, trimes-triel, 4 euros. – Acrimed, 39, rue du Faubourg-Saint-Martin, 75010 Paris.)

! LE MONDE LIBERTAIRE. Une analyse de la cou-verture des mouvements sociaux par les médiasrappelle la conception qu’un chroniqueur deFrance Info se fait du rôle des syndicats : « Cana-liser le mécontentement et (…) calmer l’ardeur des plusfougueux. » (N° 1697, 14 février - 6 mars, hebdo-madaire, 5 euros. – 145, rue Amelot, 75011 Paris.)

! TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN. Dans sa nouvelle for-mule, le supplément mensuel rappelle la missionde « TC » : « objecteur de conscience » et « chercheurde réconciliation par-delà des mondes clos, tenailléspar la peur ». Une enquête auprès des responsa-bles de la gauche française permet de savoir ce enquoi ils croient encore. (Supplément au n° 3525,24 janvier, abonnement : 135 euros par an. –123, rue Jules-Guesde, CS 70029, 92309 Levallois-Perret Cedex.)

! ETUDES. Un texte de Michel Serres sur « Lasaine famille », où le philosophe défend la portéesubversive des Evangiles. (Février, mensuel,11 euros. – 14, rue d’Assas, 75006 Paris.)

! LA DÉCROISSANCE. La transformation desmodes de lecture par les nouveaux écrans, ou lepassage de la lenteur méditative à la consomma-tion frénétique de « contenus ». Egalement :zapatisme et décroissance. (N° 96, février, men-suel, 2,50 euros. – 52, rue Crillon, 69411 LyonCedex 06.)

! REVUE DES DEUX MONDES. Pourquoi sommes-nous si crédules ? Raymond Boudon, GéraldBronner et Yves Bréchet proposent leurs expli-cations, notamment en désignant le relativismecomme perturbant la possibilité d’une vérité uni-verselle. Un ensemble de textes célèbre RichardWagner. (N° 2, février, mensuel, 13 euros. – 97, ruede Lille, 75007 Paris.)

D A N S L E S R E V U E SH I S T O I R E NUCLÉA IRE

Pour ne pas « liquider » Fukushima

«LA véritable catastrophe nucléaire, ce n’estpas que tout s’arrête, mais que toutcontinue. » En hommage à Arkadi Filine,

l’un de ces inconnus parmi les centaines de milliersd’hommes nommés les « liquidateurs » qui, en1986, se relayèrent pour « confiner » l’accident deTchernobyl, trois auteurs ont choisi de lui emprunterson nom pour signer un essai qui rassemble desdocuments et des témoignages. Ils s’opposentainsi à la banalisation de la catastrophe orchestréepar l’industrie de l’atome (1), et racontent combienla « liquidation » est l’enjeu perpétuel de l’accidentnucléaire. Liquider, évacuer, réhabiliter, banaliser :autant d’épisodes d’un feuilleton destiné à nous faire« oublier Fukushima » (titre de l’ouvrage).

Au Japon, les « gitans du nucléaire » – tra -vailleurs temporaires, sans-domicile-fixe (SDF) etchômeurs – sont enrôlés par les mafias qui dominentce marché du travail. Dans Les Sanctuaires del’abîme, Nadine et Thierry Ribault décrivent la faillitede l’Etat japonais face à ces organisations criminelles– proxénètes et trafiquants de drogue – qui, aulendemain de la catastrophe, en mars 2011, viennentporter secours aux victimes du tsunami et patrouillentdans les zones dévastées : en temps de crise, touteforme d’aide est bonne à prendre (2). Ils reconstituentle labyrinthe du mensonge et du déni : tergiversationsdu gouvernement, lenteur à évacuer des régionshautement radioactives, impact minimisé, carto-graphies et zonages à géométrie variable, occultationdes images de la catastrophe, désinformationorganisée... Ils suivent le parcours de M. IwataWataru, habitant de Tokyo, ange de l’apocalypse quidécide, le 20 mars 2011, dans un élan qu’il ne s’ex-plique pas lui-même, de se rendre à Fukushima. Ilréunit des fonds pour organiser l’évacuation dessinistrés et crée un laboratoire citoyen de mesure dela radioactivité.

L’ouvrage apporte également un éclairagehistorique saisissant sur les origines de l’« empiredu mensonge radieux », qui, dès les années 1950,a vu l’atome civil se déployer sur les cendres deHiroshima et de Nagasaki. C’est dans ce contexteque les Etats-Unis lancent leur propagande enfaveur du nucléaire civil. Des programmes téléviséssont diffusés sur une chaîne contrôlée par la Central

Intelligence Agency (CIA), Nippon Tele-vision (NTV), fondée par un ancien criminel deguerre blanchi, Shoriki Matsutaro, qui deviendra en1955 ministre de l’énergie atomique.

Pour Jean-Marc Sérékian, l’industrie nucléairerelève à la fois du crime historique et du crimeécologique, ce qui l’a conduit à intituler son livrePourquoi Fukushima après Hiroshima ? (3).Après le paroxysme de 1945, le Japon, mêmedévasté par les bombardements incendiaires etnucléaires américains, instille encore le mili-tarisme dans la société civile. Plus efficace que lefordisme, le toyotisme, méthode de managementnée chez le constructeur automobile Toyota,repose sur le complexe atomico-industriel, quiorganise le contrôle des consciences. Le centrenévralgique de la guerre a quitté le champ debataille pour se situer au sein même de l’in-dustrie. C’est ce que notait, dans ses textes sur labombe atomique, le philosophe Günther Anders.Au cœur même de la pulsion de production sejouait, selon lui, une pulsion symétrique dedestruction, qui transformait l’état de paix en unetroisième guerre mondiale souterraine.

Enfin, dans le recueil Fukushima, la fataliténucléaire (4), François Leclerc, chroniqueur del’actualité de la crise sur le blog de Paul Jorion,livre un journal de bord retraçant le déploiementdu désastre. Il montre à quel point la contami-nation pernicieuse fabrique jour après jour uneterra incognita, un défi à l’imagination, où ledémantèlement de la centrale, programmé surquarante ans à tout le moins, le dispute à celui descertitudes.

AGNÈS SINAÏ.

(1) Arkadi Filine, Oublier Fukushima. Textes et documents,Les Editions du bout de la ville, Le Mas-d’Azil, 2012,233 pages, 10 euros.

(2) Nadine et Thierry Ribault, Les Sanctuaires de l’abîme.Chronique du désastre de Fukushima, L’Encyclopédie desnuisances, Paris, 2012, 136 pages, 15 euros.

(3) Jean-Marc Sérékian, Pourquoi Fukushima aprèsHiroshima ? Une éthique pour sortir du nucléaire, Médial -Sang de la Terre, Paris, 2012, 153 pages, 14,50 euros.

(4) François Leclerc, Fukushima, la fatalité nucléaire, Osezla république sociale !, Gaël, 2012, 148 pages, 11 euros.

! INTERNATIONAL AFFAIRS. Quel est le prix etquelles sont les conséquences de la « guerre desdrones » ? L’Afrique du Sud cherche sa place dansle nouvel ordre international. (Vol. 89, n° 1, jan-vier, bimestriel, pas de prix indiqué. – ChathamHouse, 10 St Jame’s Square, Londres SW1Y 4LE,Royaume-Uni.)

! LONDON REVIEW OF BOOKS. A propos duMali, Stephen Smith estime que la France a prisle relais des Etats-Unis en se déployant « à larecherche de monstres à détruire ». Walter BennMichaels estime que les Etats-Unis ne peuventplus se passer du concept de race. (Vol. 35, n° 3,7 février, bimensuel, 3,50 livres sterling.– 28 Little Russell Street, Londres WCIA2HN,Royaume-Uni.)

! DISSENT. Todd Gitlin publie une « charte des99 % » qui se propose de trouver un prolonge-ment politique à Occuper Wall Street. Laura Carl-sen s’interroge sur les revendications de la jeunessemexicaine. Un dossier sur le « nouveau fémi-nisme » aux Etats-Unis. (Hiver, trimestriel, 10 dol-lars. – Riverside Drive, suite 2008, New York,NY 10025, Etats-Unis.)

! COUNTERPUNCH. Retour sur la tuerie del’école Sandy Hook à Newtown ; le jeu troublede l’Organisation du traité de l’Atlantiquenord (OTAN) dans l’Arctique ; un entretienavec une militante du droit des femmes enLibye. (Vol. 20, n° 1, nouvelle formule, janvier,mensuel, 72,50 dollars par an. – PO Box 228,Petrolia, CA 95558, Etats-Unis.)

! TRANSFORM ! Le « modèle allemand », solutionou problème ? Rapports de forces sociaux et poli-tiques en Europe : bilan et perspectives. Un texted’Erik Olin Wright, sociologue américain spécia-liste des classes sociales. (N° 11/2012, décembre,semestriel, 10 euros. – 6, avenue Mathurin-Moreau, 75167 Paris Cedex 19.)

! LA REVUE NOUVELLE. En marge du dossiersur l’état des droits de l’homme en Belgique– de la liberté d’expression sur Internet à l’accueil des réfugiés politiques –, une contri-bution sur le bilan de la politique étrangère de M. Barack Obama, et une autre sur l’essorde l’extrême droite en Grèce. (N° 1-2, janvier-février, mensuel, 10 euros. – Rue du Marteau, 19,1000 Bruxelles, Belgique.)

! PERSPECTIVES CHINOISES. Le dossier estconsacré aux « Femmes chinoises : enfin une “moi-tié du ciel” ? ». Observant que les premières reven-dications féministes remontent au XIXe siècle enChine, les auteurs soulignent les évolutions desdernières décennies. Egalement au sommaire, ledébat sur la « désinisation » de Hongkong.(N° 4/2012, décembre, trimestriel, 16 euros.– CEFC, 20/F Wanchai Central Building, 89 Lock-hart Road, Wanchai, Hongkong.)

! PROBLÈMES ÉCONOMIQUES. Où va l’Inde ? Ledossier s’ouvre sur un éditorial de The Economist,qui dénonce la « rigidité du travail » alors que la trèsgrande majorité des travailleurs se trouvent dansle secteur informel. A noter la comparaisonInde-Chine. (N° 3060, première quinzaine defévrier, bimensuel, 4,70 euros. – La Documenta-tion française, Paris.)

! L’HISTOIRE. « La Corée, une civilisation, deuxpays » : le dossier a le mérite de s’attaquer àquelques idées reçues sur les deux Corées. Par-ticulièrement éclairant, l’article de Bruce Cumingssur la guerre de Corée (1950-1953). (N° 385,mars, mensuel, 6,20 euros. – 24, chemin Latéral,45390 Puiseaux.)

! POLITIQUE AFRICAINE. Mireille Debos et JoëlGlasman proposent une réflexion panoramiquesur les « métiers de l’ordre » : douaniers, soldatset gendarmes, supposés assurer la paix civile surle continent. Le dossier prend appui sur desexemples concrets comme la lutte contre le tra-fic de stupéfiants. (N° 128, février, trimestriel,19 euros. – Karthala, 22, boulevard Arago,75013 Paris.)

! LA REVUE INTERNATIONALE ET STRATÉGIQUE.« Pardon et réconciliation », du Rwanda à l’Afriquedu Sud en passant par la guerre d’Algérie. (N° 88,hiver, trimestriel, 20 euros. – Armand Colin, Paris.)

! LES AUTRESVOIX DE LA PLANÈTE. Victime del’attaque d’un « fonds vautour » qui réclame leremboursement de titres que Buenos Aires avait« renégociés » en 2005 et 2010, l’Argentine paie-rait aujourd’hui le prix de sa décision de ne pasprocéder à un audit de sa dette. (N° 57, hiver, tri-mestriel, 38 euros par an. – CADTM, 345, avenuede l’Observatoire, 4000 Liège, Belgique.)

! FALMAG. Hors-série consacré au processus depaix en Colombie. Guerre contre la drogue,paramilitarisme, question agraire, droitshumains, etc. : les di"érentes clés du conflit sontabordées. (N° 112, janvier, cinq numéros par an,4 euros. – 37, boulevard Saint-Jacques, 75014 Paris.)

! PRIVATE. De ce numéro consacré à l’agencephoto VII, on retiendra une série éthérée sur leCaucase du Nord, une topographie des lieux depassage des migrants en Arizona et une vision res-pectueuse des oubliés du système de santé auMississippi. (N° 57, hiver, trimestriel, 12,50 euros.– Les Petites Fourches, 59230 Saint-Brisson.)

! XXI. Outre le manifeste sur l’avenir de lapresse, largement commenté dans les médias, larevue publie un reportage sur les pêcheurs chi-nois qui doivent faire face à une raréfaction du pois-son, une enquête sur la coopérative succédant àSeaFrance à Calais, une autre sur le trafic d’armesdans les Balkans… (N° 21, hiver, trimestriel,15,50 euros. – 27, rue Jacob, 75006 Paris.)

P O É S I E

CHANGER L’ÉCOLE POUR CHANGERLA VIE. 1971-1981, François Mitterrand, lagauche et l’éducation. – Jean BattutL’Harmattan, Paris, 2012, 229 pages, 24 euros.

Ce document est utile à la compréhension desdébats autour de la question scolaire qui ont tra-versé le syndicalisme enseignant et la gauchedans les années 1970-1980. Instituteur, militant auSyndicat national des instituteurs (SNI) et au Partisocialiste (PS), mais aussi animateur du mouve-ment Ecole et socialisme, Jean Battut décrit endétail les luttes menées par le PS après le congrèsd’Epinay (1971) pour contrecarrer l’influence duParti communiste dans le monde enseignant etcontrôler la puissante Fédération de l’éducationnationale (FEN). L’ensemble du propos témoigne,presque malgré lui, de la façon dont le renonce-ment à l’objectif de « changer la vie » a conduità un rabougrissement dramatique des débats surl’école, et à une adhésion croissante du PS au néo-libéralisme éducatif.

UGO PALHETA

LE LIVRE II (AL-KITAB). Hier le lieuaujourd’hui. – Adonis

Seuil, Paris, 2013, 552 pages, 28 euros.

D’origine syrienne, mais ayant acquis en 1962 lanationalité libanaise, Ali Ahmad Saïd Esber, quia choisi pour pseudonyme Adonis, est sans doutele plus grand poète de langue arabe contempo-rain. Selon Houria Abdelouahed, qui achève ici sagrande entreprise de traduction du Livre, sa lec-ture requiert « le goût de la di!culté, de l’e"ortet de la complexité ». Car, au-delà de la beautéformelle et de la violente sensualité des poèmes,c’est une traversée des arcanes de la traditionorientale, une réappropriation des éléments fon-damentaux de la parole poétique arabe qui s’opè-rent ici.

Au verbe du poète préislamique Al-Mutanabbi,dans lequel Adonis se fond comme Dante sedédoubla jadis en Virgile, se mêlent les portraitsflamboyants de villes anciennes et imaginaires,ou ceux des poètes de la marge, comme As-Sakati, pour qui « les amants dépassent en bon-heur les compagnons des prophètes ». On liraencore des récits héroïques rappelant que « cer-taines révolutions inventent des portes que lesrévolutionnaires ne peuvent ni ouvrir ni fermer »,et les témoignages lyriques des premiers sièclesde l’hégire.

MICHAËL BATALLA

* Administrateur du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp, Bruxelles).

Les deux sociétés qui composent la Belgique ontdû se repositionner face aux mutations politiques etéconomiques qu’a connues le pays au cours desquarante dernières années. Une série de réformes desorganes politiques entamées en 1970-1971 ontconduit, cinq révisions de la Constitution plus tard,à faire de la Belgique, en 1994, un Etat fédéral où lepouvoir central a cédé bon nombre de ses prérogativesà des entités dites « fédérées », organisées dans unsystème d’articulation de territoires plus ou moinsautonomes : trois régions – la Flandre, la Wallonie etBruxelles – et trois communautés linguistiques– flamande, française et germanophone. Les commu-nautés linguistiques, entre autres attributions, ont lespleins pouvoirs sur l’enseignement, la culture, la radio-télévision, le sport, et de nombreux aspects de lapolitique sanitaire, sociale et familiale. Les régions,elles, sont responsables de la politique économique,de l’emploi, du logement, de l’environnement, etc.Plus de la moitié du budget de l’Etat est aujourd’huigérée par les régions et communautés.

Mais, de surcroît, chacune de ces composantes aconnu d’importants changements. Ainsi, alors qu’elleest restée pendant des décennies une société majori-tairement catholique – où l’enseignement confes-sionnel, subventionné par l’Etat, attirait davantaged’élèves que le public –, la Flandre s’est profondémentdécléricalisée. Le Parti catholique puis le Parti social-chrétien / Christlelijke Volkspartij (PSC/CVP) sontmajoritaires aux élections jusque dans lesannées 1960 ; lointain successeur du Parti catholique,le parti démocrate-chrétien flamand (Christen-Demo-cratisch en Vlaams, CD&V) ne recueille plusaujourd’hui que des résultats médiocres. La pratiquereligieuse est en déclin, les mœurs ont connu une libé-ration parfois spectaculaire.

DEPUIS longtemps, la société flamande a étéconvaincue d’être placée en situation de minoritéculturelle : il est vrai qu’à l’indépendance du pays, en1830, la langue o!cielle du royaume était le français.Le néerlandais, pourtant parlé par la majorité de lapopulation, n’a eu droit de cité que très progressi-vement : dans l’enseignement universitaire, il fallutattendre les années 1930. Les écrivains géographi-quement flamands, comme Emile Verhaeren et MauriceMaeterlinck (4), ont choisi la langue française, et ontété intégrés à la culture française. Même aux Pays-Bas,où se parle et s’écrit comme en Flandre le néerlandais,les auteurs flamands n’étaient guère connus. Saufquelques exceptions, tel Hugo Claus, avec son remar-quable roman Le Chagrin des Belges (Julliard, 1985).

Le mouvement nationaliste flamand a durablementété avant tout un mouvement de défense de la languenéerlandaise. Mais il a ensuite acquis une dimensionéconomique grandissante. Depuis la fin de la secondeguerre mondiale, la Flandre connaît un essoréconomique qui contraste avec le déclin wallon. Lemouvement indépendantiste flamand est aujourd’huicomparable, de ce fait, à ses homologues de Catalogneou d’Italie du Nord, dans la mesure où il est fondé surla conviction que la Flandre paie pour le sud du pays,et qu’elle gagnerait en prospérité si elle pouvait s’endétacher.

La Flandre, naguère soumise (et rétive) au pouvoird’une élite francophone qui la tenait pour quantiténégligeable, occupe aujourd’hui le haut du pavé et n’aplus de complexes. D’autant qu’à Bruxelles, région-capitale bilingue, où les francophones sont majoritairesdepuis plus d’un siècle et où le français est la prin-cipale langue utilisée dans les rapports avec l’admi-nistration, la population s’est largement métissée, tantdu fait du statut international de la ville que de

l’arrivée massive d’immigrés, qui constituent actuel-lement plus de la moitié des habitants. En dépit de sonapparence toujours majoritairement francophone, endépit également d’un recul persistant du nombre deBruxellois flamands, Bruxelles n’est donc plus laforteresse francophone dénoncée par les Flamands.

Quant aux Wallons, la fermeture des charbonnageset le déclin de l’industrie sidérurgique les ont plongésdans un profond malaise économique et social. Fortede la prédominance démographique et économique dela Flandre, la N-VA peut remettre en cause l’adhésionde la Belgique à l’Organisation internationale de la fran-cophonie, en a!rmant : « Dans les faits, la Belgiquen’est plus depuis longtemps un pays francophone (5). »

PLUS précisément, la langue est de moins en moinsun vecteur de domination ou de discrimination. Lefrançais, langue de l’adversaire politique, cesse d’êtreun tabou ; la défense du néerlandais n’est plus unepriorité. Et c’est précisément ce qui se traduit chez lescréateurs, plus particulièrement du Nord, qui assumentdésormais en tant que tel l’héritage… belge, sans pourautant renier leur héritage flamand. Des compagniesflamandes de théâtre et de musique choisissent de sedonner un nom français (parfois ironique : Abattoirfermé, Komilfoo...) et montent des spectaclesbilingues. Lanoye, auteur du Triptyque du pouvoirrécemment monté au Festival d’Avignon par GuyCassiers, a joué son Sprakeloos (La Langue de mamère, La Différence) en néerlandais et en français.On renonce parfois à utiliser le néerlandaisacadémique (jadis mis en avant pour combattre le poidsdu français) au profit du dialecte : dans le film deMichaël Roskam Rundskop (Bullhead), qui a concouruaux Oscars en 2012 et où s’est illustré l’acteurflamand Matthias Schoenaerts, les dialogues (enflamand occidental) sont sous-titrés en néerlandais…même pour les spectateurs flamands. Fabre est invitéau Festival d’Avignon, Delvoye au Louvre, Schoenaertstourne avec Jacques Audiard (De rouille et d’os). Laculture flamande s’exporte, y compris en France, ycompris parfois en français, et ce n’est plus synonymede trahison. Platel va à Madrid présenter son balletC(h)œurs. Le chorégraphe flamand Sidi LarbiCherkaoui présente à Paris son nouveau spectacleTezuka. Reste que les chanteurs, Daan Stuyven, legroupe rock Deus, la jeune Selah Sue, s’expriment leplus souvent en anglais.

Même si langue et culture ne se confondent pastoujours, la question linguistique aura pesé surl’identité belge, et permis aux nationalistes flamandsde nier cette dernière. Aujourd’hui, alors qu’enoctobre 2012 la N-VA a remporté des succèsimportants aux élections communales (en particulierà Anvers) et que la possibilité du confédéralisme sefait plus menaçante, les artistes la posent en de toutautres termes. Dans un texte publié en janvier 2011par le journal flamand De Morgen sous le titre« Quousque tandem abutere, Bart De Wever, patientianostra ? » (le président de la N-VA larde volontiers sesdiscours de citations latines), Lanoye déclarait : « Jen’ai pas l’intention de me priver de toutes les oppor-tunités en raison de ma langue maternelle, que j’aimepassionnément, parce que certains veulent m’yenfermer. » On ne saurait mieux dire.

(1) Libération, Paris, 12 juin 2010.

(2) Une coalition se formera entre les six partis belges dits « tradi-tionnels », sans la Nieuw-Vlaamse Alliantie, pour constituer le gouver-nement dirigé depuis décembre 2011 par M. Elio Di Rupo.

(3) Sondage Ipsos 2010.

(4) Lire Franck Venaille, « Maeterlinck et ses royaumes », Le Mondediplomatique, janvier 2012.

(5) La Voix du Nord, Lille, 10 octobre 2012.

CONTRE TOUT ESPOIR. Souvenirs. –Nadejda MandelstamGallimard, Paris, 2012, 537 pages, 16,50 euros.

« Survivre et préserver les poèmes [d’Ossip]Mandelstam », tel est le projet qui anime lesMémoires de Nadejda, sa veuve, publiés en1970. A sa voix se superpose celle d’Os-sip (1891-1938), auteur des Cahiers de Voronejet du Bruit du temps, qui commit en 1933 uneépigramme contre Joseph Staline intitulée LeMontagnard du Kremlin. Considéré par les autorités comme un « document contre-révolu-tionnaire sans précédent », ce bref poème luivalut d’être arrêté en 1934, puis déporté. Il meurten 1938.

Nadejda Mandelstam décrit le quotidien, maisaussi les mouchards et leurs expédients, lesrenoncements des intellectuels et l’arbitraire desjuges. Elle évoque les motifs biographiques quitraversent l’œuvre de ce « poète perturbateurdes idées », et dresse un bilan sans concession duclimat intellectuel des années 1930. Les por-traits d’un Victor Chklovski capitulard ou d’unBoris Pasternak égocentrique sont peu flatteurs…

ROMAIN NGUYEN VAN

27

FRANCA RAVET. – « Les Ardoises de la mémoire », 2005(exposition du 11 avril au 19 mai à la Galerie Martine Ehmer, Bruxelles)

GUIDE TECHNIQUE ET HISTORIQUE DEL’ALPINISME. – Jean-Paul WalchGuérin, Chamonix, 2012, 330 pages, 25 euros.

On pourrait craindre qu’un guide d’alpinisme nesuscite qu’un intérêt modéré en dehors d’unpublic d’amateurs. Pourtant, Jean-Paul Walch,ingénieur et guide de haute montagne, adopte uneméthodologie qui pourrait élargir le cercle descurieux. Chapitre après chapitre (tous conçusautour d’une ascension mythique), il parcourtl’espace qui relie l’« infrastructure géologique »à la « superstructure éthique » : la narration desprouesses sportives s’adosse à une descriptiondes évolutions techniques qui les ont rendues pos-sibles, ainsi qu’à une analyse sociologique, poli-tique et philosophique de l’environnement danslequel elles s’inscrivent. Le tout sur une périodede temps assez longue, qui voit une pratique dedistinction sociale – revendiquant une « recherchede l’idéal » supposé inaccessible « à la masse » –se populariser sous l’influence des organisationsouvrières.

Rompant, au début des années 1950, avecl’« alpinisme bourgeois, à la remorque desguides », l’alpinisme « travailliste » se donne unslogan : « Je grimpe en tête et je conduis lescourses que je fais. »

RENAUD LAMBERT

S P O R T

LE MONDE diplomatique – MARS 201326MARS 2013 – LE MONDE diplomatique

D A N S L E S R E V U E S

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www.monde-diplomatique.fr/revues

CULTURE

Artistes f lamands, identité belgeEurope des régions ou Europedes nations ? La Belgique, qui accueilleà Bruxelles les commissions du Parlementeuropéen, choisira peut-être l’éclatement,et semble envisager – ce que refusentde nombreux artistes – de préférerl’identité régionale à l’identité nationale.Quels sont les enjeux de ce choix ?

PA R SE R G E GO VA E R T *

«LA Belgique n’existe pas ? Je sais, j’yhabite (1). » La formule du chanteur Arno, natifd’Ostende, ne s’applique pas uniquement aux cinqcents jours de négociations qui virent en 2010-2011 le pays fonctionner sans gouvernement (2). Plusprofondément, elle souligne le paradoxe qui setrouve pour certains au cœur même du pays : surdix millions cinq cent mille Belges, 60 % sontnéerlandophones et, à en croire les sondages, seuls37 % de ceux-ci se considèrent d’abord commebelges – alors que les francophones, à 55 %, se voientd’abord belges, et ensuite wallons (3)…

Le résultat des élections du 13 juin 2010 asemblé le confirmer. Le Parti socialiste (PS) est(re)devenu le premier parti au Sud, en Wallonie ; auNord, en Flandre, plus de 40 % des électeurs ont votépour des partis qui demandent l’indépendance de larégion : la Nieuw-Vlaamse Alliantie (Alliancenéoflamande, N-VA), née d’une formation nationalistejusque-là en déclin (elle ne comptait plus qu’undéputé en 2007), ou encore un parti nationalisted’extrême droite bien implanté depuis trente ans, maiscette fois en net recul : le Vlaams Belang.

Pendant ces longues négociations est apparu, àl’initiative d’artistes en majorité flamands, unmouvement farouchement opposé à une scission dupays, dont il considère qu’elle ne peut en aucun casse faire au nom des intéressés : Niet in onzenaam (« Pas en notre nom »). Signé par plusieursmilliers d’artistes et d’intellectuels, son manifestesouligne que « les nationalistes propagent une culturefermée qui ramène tout à un seul aspect : la langue,qu’on soit homme ou femme, jeune ou moins jeune,ouvrier ou PDG [président-directeur général] ». Ilinsiste sur la « concurrence néfaste » que cettescission instaure « entre les régions et les personnes.Et c’est l’homme de la rue qui paie la facture ».

Il n’est pas si fréquent de voir un collectif de cegenre revendiquer « une sécurité sociale solide etfédérale » pour tous… Arno et son « Fuck Bart DeWever ! » adressé au président de la N-VA, TomBarman (du groupe rock Deus), les plasticiens WimDelvoye et Jan Fabre, l’écrivain Tom Lanoye, leschorégraphes Alain Platel et Anne Teresa De Keers-maeker ont, parmi d’autres, refusé les choix natio-nalistes. Y aurait-il donc un divorce entre la sociétéflamande (ou du moins ses électeurs) et ses artistes ?

Au début des années 1980, des intellectuelsbelges, souvent francophones, avaient revendiqué leurappartenance à la « belgitude ». Le terme a connudepuis les honneurs du Larousse (2011) et duRobert (2012). Ce dernier propose la définitionsuivante : « Nom féminin, étym. 1981, J. Brel, de“belge”, d’après “négritude”. Ensemble des traitsculturels propres à la Belgique ; sentiment d’ap-partenance à la Belgique en tant qu’entité culturellespécifique. “On s’était foutu de ma gueule toute lajournée rapport à ma belgitude” (B. Blier). » La dated’apparition est discutable, la citation peu éclairante.Vue par les Belges, cette identité particulière,constituée principalement par défaut ou en creux (niwallon ni flamand), serait marquée par un sens aigude l’autodérision et par la di!culté à… trouver uneidentité. Un ouvrage collectif paru en 1980, LaBelgique malgré tout (Editions de l’université deBruxelles), dirigé par le philosophe Jacques Sojcher,a popularisé cette approche, sous la plume d’écrivainsbelges francophones comme Pierre Mertens ouBenoît Peeters notamment.

Mais quand le même Sojcher publie en 1998Belgique, toujours grande et belle (Complexe), où plusd’une centaine d’artistes, flamands et francophones– dont le peintre Pierre Alechinsky, le comédienBenoît Poelvoorde, les écrivains Jean-Pierre Verheggenet Amélie Nothomb –, parlent de leur pays, le ton estdi"érent : « On ne retrouve plus la belgitude dans lescontributions à ce volume (…). Est-ce parce qu’on achangé d’époque ? » La réponse est oui.

! LA REVUE DE L’IRES. Pour ses trente ans, larevue souligne l’enjeu politique des comparaisonsinternationales. Particulièrement intéressants, lesarticles sur les stratégies syndicales en Europe etsur la question des salaires (à l’origine de la crisede l’euro)… (N° 73, numéro spécial, 2012/2,24,50 euros. – 16, boulevard du Mont-d’Est,93192 Noisy-le-Grand Cedex.)

! FAKIR. Comment, à Bruxelles, les financierset leurs lobbies ont empêché toute réglemen-tation sérieuse de la finance. Egalement ausommaire, l’histoire de la naissance, en 1914, del’impôt sur le revenu en France. (N° 59, février-avril, bimestriel, 3 euros. – 303, route de Paris,80000 Amiens.)

! A BÂBORD ! Peut-on « démocratiser l’écono-mie » ? C’est la question posée par le bimestrielquébécois, qui aborde, entre autres, les problé-matiques du budget participatif, du contrôlecitoyen de la dette ou de la taxation des tran sac-tions financières. (N° 48, février-mars, bimestriel,6 dollars canadiens. – 5819, De Lorimier, Mont-réal, QC, H2G 2N8, Canada.)

! ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCESSOCIALES. Un dossier consacré aux centres-villes : Montreuil est-il le 21e arrondissement deParis ? Quel est le rôle des enfants dans la gentri-fication de San Francisco ? Existe-t-il des ressem-blances entre l’émeute de juillet 1955 dans le quar-tier de la Goutte-d’Or à Paris et les révoltes de 2005dans les banlieues françaises ? (N° 195, décembre,trimestriel, 16 euros. – 3, rue d’Ulm, 75005 Paris.)

! PRATIQUES. Un dossier sur les déserts médi-caux où s’expriment des médecins confrontés auxdi!cultés, et aux joies, d’exercer à la cam-pagne. (N° 60, janvier, trimestriel, 18 euros. –52, rue Gallieni, 92240 Malako".)

! LA REVUE DES LIVRES. Une réflexion d’EnzoTraverso sur Zeev Sternhell et le fascisme fran-çais ; un entretien avec Joseph Massad sur l’exis-tence ou non d’une identité homosexuelle (ouhétérosexuelle) ; une étude sur la Chine, « épi-centre mondial de l’agitation ouvrière ». (N° 9, jan-vier-février, bimestriel, 5,90 euros. – 31, rue Paul-Fort, 75014 Paris.)

! CQFD. « Les sous qui nous restent ne su!rontmême pas à payer l’impression du prochain numéro »,prévient l’éditorial. Au sommaire : la lutte contrele projet d’aéroport Notre-Dame-des-Landes, laconsommation de drogues en Afghanistan, un entre-tien avec Cédric Biagini sur la « dictature de l’im-matériel », etc. (N° 108, février, mensuel, 2,40 euros.– BP 70054, 13192 Marseille Cedex 20.)

! VMARSEILLE. Un dossier sur l’arrivée deM. Bernard Tapie à Marseille. A lire également, unepage sur l’inégalité face à la pollution dans la citéphocéenne qui montre que, là encore, les plus pau-vres sont les plus exposés… (N° 2, février, men-suel, 3,50 euros. – 20, rue Léon-Gozlan, 13003Marseille.)

! LE RAVI. Pourquoi un nombre croissant de rap-peurs se retrouvent-ils devant les tribunaux ? Com-ment anticiper la fin du pétrole ? (N° 97, février,mensuel, 3,40 euros. – 11, boulevard National,13001 Marseille.)

! MÉDIACRITIQUE(S). Analyse comparée de l’in-térêt de la presse pour les ouragans, selon qu’ilsfrappent les Etats-Unis ou Haïti. « Plus d’Europe »demeure la ritournelle de la plupart des édito-rialistes (en particulier ceux, étudiés ici, de Libé-ration et du Monde). (N° 6, janvier-mars, trimes-triel, 4 euros. – Acrimed, 39, rue du Faubourg-Saint-Martin, 75010 Paris.)

! LE MONDE LIBERTAIRE. Une analyse de la cou-verture des mouvements sociaux par les médiasrappelle la conception qu’un chroniqueur deFrance Info se fait du rôle des syndicats : « Cana-liser le mécontentement et (…) calmer l’ardeur des plusfougueux. » (N° 1697, 14 février - 6 mars, hebdo-madaire, 5 euros. – 145, rue Amelot, 75011 Paris.)

! TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN. Dans sa nouvelle for-mule, le supplément mensuel rappelle la missionde « TC » : « objecteur de conscience » et « chercheurde réconciliation par-delà des mondes clos, tenailléspar la peur ». Une enquête auprès des responsa-bles de la gauche française permet de savoir ce enquoi ils croient encore. (Supplément au n° 3525,24 janvier, abonnement : 135 euros par an. –123, rue Jules-Guesde, CS 70029, 92309 Levallois-Perret Cedex.)

! ETUDES. Un texte de Michel Serres sur « Lasaine famille », où le philosophe défend la portéesubversive des Evangiles. (Février, mensuel,11 euros. – 14, rue d’Assas, 75006 Paris.)

! LA DÉCROISSANCE. La transformation desmodes de lecture par les nouveaux écrans, ou lepassage de la lenteur méditative à la consomma-tion frénétique de « contenus ». Egalement :zapatisme et décroissance. (N° 96, février, men-suel, 2,50 euros. – 52, rue Crillon, 69411 LyonCedex 06.)

! REVUE DES DEUX MONDES. Pourquoi sommes-nous si crédules ? Raymond Boudon, GéraldBronner et Yves Bréchet proposent leurs expli-cations, notamment en désignant le relativismecomme perturbant la possibilité d’une vérité uni-verselle. Un ensemble de textes célèbre RichardWagner. (N° 2, février, mensuel, 13 euros. – 97, ruede Lille, 75007 Paris.)

D A N S L E S R E V U E SH I S T O I R E NUCLÉA IRE

Pour ne pas « liquider » Fukushima

«LA véritable catastrophe nucléaire, ce n’estpas que tout s’arrête, mais que toutcontinue. » En hommage à Arkadi Filine,

l’un de ces inconnus parmi les centaines de milliersd’hommes nommés les « liquidateurs » qui, en1986, se relayèrent pour « confiner » l’accident deTchernobyl, trois auteurs ont choisi de lui emprunterson nom pour signer un essai qui rassemble desdocuments et des témoignages. Ils s’opposentainsi à la banalisation de la catastrophe orchestréepar l’industrie de l’atome (1), et racontent combienla « liquidation » est l’enjeu perpétuel de l’accidentnucléaire. Liquider, évacuer, réhabiliter, banaliser :autant d’épisodes d’un feuilleton destiné à nous faire« oublier Fukushima » (titre de l’ouvrage).

Au Japon, les « gitans du nucléaire » – tra -vailleurs temporaires, sans-domicile-fixe (SDF) etchômeurs – sont enrôlés par les mafias qui dominentce marché du travail. Dans Les Sanctuaires del’abîme, Nadine et Thierry Ribault décrivent la faillitede l’Etat japonais face à ces organisations criminelles– proxénètes et trafiquants de drogue – qui, aulendemain de la catastrophe, en mars 2011, viennentporter secours aux victimes du tsunami et patrouillentdans les zones dévastées : en temps de crise, touteforme d’aide est bonne à prendre (2). Ils reconstituentle labyrinthe du mensonge et du déni : tergiversationsdu gouvernement, lenteur à évacuer des régionshautement radioactives, impact minimisé, carto-graphies et zonages à géométrie variable, occultationdes images de la catastrophe, désinformationorganisée... Ils suivent le parcours de M. IwataWataru, habitant de Tokyo, ange de l’apocalypse quidécide, le 20 mars 2011, dans un élan qu’il ne s’ex-plique pas lui-même, de se rendre à Fukushima. Ilréunit des fonds pour organiser l’évacuation dessinistrés et crée un laboratoire citoyen de mesure dela radioactivité.

L’ouvrage apporte également un éclairagehistorique saisissant sur les origines de l’« empiredu mensonge radieux », qui, dès les années 1950,a vu l’atome civil se déployer sur les cendres deHiroshima et de Nagasaki. C’est dans ce contexteque les Etats-Unis lancent leur propagande enfaveur du nucléaire civil. Des programmes téléviséssont diffusés sur une chaîne contrôlée par la Central

Intelligence Agency (CIA), Nippon Tele-vision (NTV), fondée par un ancien criminel deguerre blanchi, Shoriki Matsutaro, qui deviendra en1955 ministre de l’énergie atomique.

Pour Jean-Marc Sérékian, l’industrie nucléairerelève à la fois du crime historique et du crimeécologique, ce qui l’a conduit à intituler son livrePourquoi Fukushima après Hiroshima ? (3).Après le paroxysme de 1945, le Japon, mêmedévasté par les bombardements incendiaires etnucléaires américains, instille encore le mili-tarisme dans la société civile. Plus efficace que lefordisme, le toyotisme, méthode de managementnée chez le constructeur automobile Toyota,repose sur le complexe atomico-industriel, quiorganise le contrôle des consciences. Le centrenévralgique de la guerre a quitté le champ debataille pour se situer au sein même de l’in-dustrie. C’est ce que notait, dans ses textes sur labombe atomique, le philosophe Günther Anders.Au cœur même de la pulsion de production sejouait, selon lui, une pulsion symétrique dedestruction, qui transformait l’état de paix en unetroisième guerre mondiale souterraine.

Enfin, dans le recueil Fukushima, la fataliténucléaire (4), François Leclerc, chroniqueur del’actualité de la crise sur le blog de Paul Jorion,livre un journal de bord retraçant le déploiementdu désastre. Il montre à quel point la contami-nation pernicieuse fabrique jour après jour uneterra incognita, un défi à l’imagination, où ledémantèlement de la centrale, programmé surquarante ans à tout le moins, le dispute à celui descertitudes.

AGNÈS SINAÏ.

(1) Arkadi Filine, Oublier Fukushima. Textes et documents,Les Editions du bout de la ville, Le Mas-d’Azil, 2012,233 pages, 10 euros.

(2) Nadine et Thierry Ribault, Les Sanctuaires de l’abîme.Chronique du désastre de Fukushima, L’Encyclopédie desnuisances, Paris, 2012, 136 pages, 15 euros.

(3) Jean-Marc Sérékian, Pourquoi Fukushima aprèsHiroshima ? Une éthique pour sortir du nucléaire, Médial -Sang de la Terre, Paris, 2012, 153 pages, 14,50 euros.

(4) François Leclerc, Fukushima, la fatalité nucléaire, Osezla république sociale !, Gaël, 2012, 148 pages, 11 euros.

! INTERNATIONAL AFFAIRS. Quel est le prix etquelles sont les conséquences de la « guerre desdrones » ? L’Afrique du Sud cherche sa place dansle nouvel ordre international. (Vol. 89, n° 1, jan-vier, bimestriel, pas de prix indiqué. – ChathamHouse, 10 St Jame’s Square, Londres SW1Y 4LE,Royaume-Uni.)

! LONDON REVIEW OF BOOKS. A propos duMali, Stephen Smith estime que la France a prisle relais des Etats-Unis en se déployant « à larecherche de monstres à détruire ». Walter BennMichaels estime que les Etats-Unis ne peuventplus se passer du concept de race. (Vol. 35, n° 3,7 février, bimensuel, 3,50 livres sterling.– 28 Little Russell Street, Londres WCIA2HN,Royaume-Uni.)

! DISSENT. Todd Gitlin publie une « charte des99 % » qui se propose de trouver un prolonge-ment politique à Occuper Wall Street. Laura Carl-sen s’interroge sur les revendications de la jeunessemexicaine. Un dossier sur le « nouveau fémi-nisme » aux Etats-Unis. (Hiver, trimestriel, 10 dol-lars. – Riverside Drive, suite 2008, New York,NY 10025, Etats-Unis.)

! COUNTERPUNCH. Retour sur la tuerie del’école Sandy Hook à Newtown ; le jeu troublede l’Organisation du traité de l’Atlantiquenord (OTAN) dans l’Arctique ; un entretienavec une militante du droit des femmes enLibye. (Vol. 20, n° 1, nouvelle formule, janvier,mensuel, 72,50 dollars par an. – PO Box 228,Petrolia, CA 95558, Etats-Unis.)

! TRANSFORM ! Le « modèle allemand », solutionou problème ? Rapports de forces sociaux et poli-tiques en Europe : bilan et perspectives. Un texted’Erik Olin Wright, sociologue américain spécia-liste des classes sociales. (N° 11/2012, décembre,semestriel, 10 euros. – 6, avenue Mathurin-Moreau, 75167 Paris Cedex 19.)

! LA REVUE NOUVELLE. En marge du dossiersur l’état des droits de l’homme en Belgique– de la liberté d’expression sur Internet à l’accueil des réfugiés politiques –, une contri-bution sur le bilan de la politique étrangère de M. Barack Obama, et une autre sur l’essorde l’extrême droite en Grèce. (N° 1-2, janvier-février, mensuel, 10 euros. – Rue du Marteau, 19,1000 Bruxelles, Belgique.)

! PERSPECTIVES CHINOISES. Le dossier estconsacré aux « Femmes chinoises : enfin une “moi-tié du ciel” ? ». Observant que les premières reven-dications féministes remontent au XIXe siècle enChine, les auteurs soulignent les évolutions desdernières décennies. Egalement au sommaire, ledébat sur la « désinisation » de Hongkong.(N° 4/2012, décembre, trimestriel, 16 euros.– CEFC, 20/F Wanchai Central Building, 89 Lock-hart Road, Wanchai, Hongkong.)

! PROBLÈMES ÉCONOMIQUES. Où va l’Inde ? Ledossier s’ouvre sur un éditorial de The Economist,qui dénonce la « rigidité du travail » alors que la trèsgrande majorité des travailleurs se trouvent dansle secteur informel. A noter la comparaisonInde-Chine. (N° 3060, première quinzaine defévrier, bimensuel, 4,70 euros. – La Documenta-tion française, Paris.)

! L’HISTOIRE. « La Corée, une civilisation, deuxpays » : le dossier a le mérite de s’attaquer àquelques idées reçues sur les deux Corées. Par-ticulièrement éclairant, l’article de Bruce Cumingssur la guerre de Corée (1950-1953). (N° 385,mars, mensuel, 6,20 euros. – 24, chemin Latéral,45390 Puiseaux.)

! POLITIQUE AFRICAINE. Mireille Debos et JoëlGlasman proposent une réflexion panoramiquesur les « métiers de l’ordre » : douaniers, soldatset gendarmes, supposés assurer la paix civile surle continent. Le dossier prend appui sur desexemples concrets comme la lutte contre le tra-fic de stupéfiants. (N° 128, février, trimestriel,19 euros. – Karthala, 22, boulevard Arago,75013 Paris.)

! LA REVUE INTERNATIONALE ET STRATÉGIQUE.« Pardon et réconciliation », du Rwanda à l’Afriquedu Sud en passant par la guerre d’Algérie. (N° 88,hiver, trimestriel, 20 euros. – Armand Colin, Paris.)

! LES AUTRESVOIX DE LA PLANÈTE. Victime del’attaque d’un « fonds vautour » qui réclame leremboursement de titres que Buenos Aires avait« renégociés » en 2005 et 2010, l’Argentine paie-rait aujourd’hui le prix de sa décision de ne pasprocéder à un audit de sa dette. (N° 57, hiver, tri-mestriel, 38 euros par an. – CADTM, 345, avenuede l’Observatoire, 4000 Liège, Belgique.)

! FALMAG. Hors-série consacré au processus depaix en Colombie. Guerre contre la drogue,paramilitarisme, question agraire, droitshumains, etc. : les di"érentes clés du conflit sontabordées. (N° 112, janvier, cinq numéros par an,4 euros. – 37, boulevard Saint-Jacques, 75014 Paris.)

! PRIVATE. De ce numéro consacré à l’agencephoto VII, on retiendra une série éthérée sur leCaucase du Nord, une topographie des lieux depassage des migrants en Arizona et une vision res-pectueuse des oubliés du système de santé auMississippi. (N° 57, hiver, trimestriel, 12,50 euros.– Les Petites Fourches, 59230 Saint-Brisson.)

! XXI. Outre le manifeste sur l’avenir de lapresse, largement commenté dans les médias, larevue publie un reportage sur les pêcheurs chi-nois qui doivent faire face à une raréfaction du pois-son, une enquête sur la coopérative succédant àSeaFrance à Calais, une autre sur le trafic d’armesdans les Balkans… (N° 21, hiver, trimestriel,15,50 euros. – 27, rue Jacob, 75006 Paris.)

P O É S I E

CHANGER L’ÉCOLE POUR CHANGERLA VIE. 1971-1981, François Mitterrand, lagauche et l’éducation. – Jean BattutL’Harmattan, Paris, 2012, 229 pages, 24 euros.

Ce document est utile à la compréhension desdébats autour de la question scolaire qui ont tra-versé le syndicalisme enseignant et la gauchedans les années 1970-1980. Instituteur, militant auSyndicat national des instituteurs (SNI) et au Partisocialiste (PS), mais aussi animateur du mouve-ment Ecole et socialisme, Jean Battut décrit endétail les luttes menées par le PS après le congrèsd’Epinay (1971) pour contrecarrer l’influence duParti communiste dans le monde enseignant etcontrôler la puissante Fédération de l’éducationnationale (FEN). L’ensemble du propos témoigne,presque malgré lui, de la façon dont le renonce-ment à l’objectif de « changer la vie » a conduità un rabougrissement dramatique des débats surl’école, et à une adhésion croissante du PS au néo-libéralisme éducatif.

UGO PALHETA

LE LIVRE II (AL-KITAB). Hier le lieuaujourd’hui. – Adonis

Seuil, Paris, 2013, 552 pages, 28 euros.

D’origine syrienne, mais ayant acquis en 1962 lanationalité libanaise, Ali Ahmad Saïd Esber, quia choisi pour pseudonyme Adonis, est sans doutele plus grand poète de langue arabe contempo-rain. Selon Houria Abdelouahed, qui achève ici sagrande entreprise de traduction du Livre, sa lec-ture requiert « le goût de la di!culté, de l’e"ortet de la complexité ». Car, au-delà de la beautéformelle et de la violente sensualité des poèmes,c’est une traversée des arcanes de la traditionorientale, une réappropriation des éléments fon-damentaux de la parole poétique arabe qui s’opè-rent ici.

Au verbe du poète préislamique Al-Mutanabbi,dans lequel Adonis se fond comme Dante sedédoubla jadis en Virgile, se mêlent les portraitsflamboyants de villes anciennes et imaginaires,ou ceux des poètes de la marge, comme As-Sakati, pour qui « les amants dépassent en bon-heur les compagnons des prophètes ». On liraencore des récits héroïques rappelant que « cer-taines révolutions inventent des portes que lesrévolutionnaires ne peuvent ni ouvrir ni fermer »,et les témoignages lyriques des premiers sièclesde l’hégire.

MICHAËL BATALLA

* Administrateur du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp, Bruxelles).

Les deux sociétés qui composent la Belgique ontdû se repositionner face aux mutations politiques etéconomiques qu’a connues le pays au cours desquarante dernières années. Une série de réformes desorganes politiques entamées en 1970-1971 ontconduit, cinq révisions de la Constitution plus tard,à faire de la Belgique, en 1994, un Etat fédéral où lepouvoir central a cédé bon nombre de ses prérogativesà des entités dites « fédérées », organisées dans unsystème d’articulation de territoires plus ou moinsautonomes : trois régions – la Flandre, la Wallonie etBruxelles – et trois communautés linguistiques– flamande, française et germanophone. Les commu-nautés linguistiques, entre autres attributions, ont lespleins pouvoirs sur l’enseignement, la culture, la radio-télévision, le sport, et de nombreux aspects de lapolitique sanitaire, sociale et familiale. Les régions,elles, sont responsables de la politique économique,de l’emploi, du logement, de l’environnement, etc.Plus de la moitié du budget de l’Etat est aujourd’huigérée par les régions et communautés.

Mais, de surcroît, chacune de ces composantes aconnu d’importants changements. Ainsi, alors qu’elleest restée pendant des décennies une société majori-tairement catholique – où l’enseignement confes-sionnel, subventionné par l’Etat, attirait davantaged’élèves que le public –, la Flandre s’est profondémentdécléricalisée. Le Parti catholique puis le Parti social-chrétien / Christlelijke Volkspartij (PSC/CVP) sontmajoritaires aux élections jusque dans lesannées 1960 ; lointain successeur du Parti catholique,le parti démocrate-chrétien flamand (Christen-Demo-cratisch en Vlaams, CD&V) ne recueille plusaujourd’hui que des résultats médiocres. La pratiquereligieuse est en déclin, les mœurs ont connu une libé-ration parfois spectaculaire.

DEPUIS longtemps, la société flamande a étéconvaincue d’être placée en situation de minoritéculturelle : il est vrai qu’à l’indépendance du pays, en1830, la langue o!cielle du royaume était le français.Le néerlandais, pourtant parlé par la majorité de lapopulation, n’a eu droit de cité que très progressi-vement : dans l’enseignement universitaire, il fallutattendre les années 1930. Les écrivains géographi-quement flamands, comme Emile Verhaeren et MauriceMaeterlinck (4), ont choisi la langue française, et ontété intégrés à la culture française. Même aux Pays-Bas,où se parle et s’écrit comme en Flandre le néerlandais,les auteurs flamands n’étaient guère connus. Saufquelques exceptions, tel Hugo Claus, avec son remar-quable roman Le Chagrin des Belges (Julliard, 1985).

Le mouvement nationaliste flamand a durablementété avant tout un mouvement de défense de la languenéerlandaise. Mais il a ensuite acquis une dimensionéconomique grandissante. Depuis la fin de la secondeguerre mondiale, la Flandre connaît un essoréconomique qui contraste avec le déclin wallon. Lemouvement indépendantiste flamand est aujourd’huicomparable, de ce fait, à ses homologues de Catalogneou d’Italie du Nord, dans la mesure où il est fondé surla conviction que la Flandre paie pour le sud du pays,et qu’elle gagnerait en prospérité si elle pouvait s’endétacher.

La Flandre, naguère soumise (et rétive) au pouvoird’une élite francophone qui la tenait pour quantiténégligeable, occupe aujourd’hui le haut du pavé et n’aplus de complexes. D’autant qu’à Bruxelles, région-capitale bilingue, où les francophones sont majoritairesdepuis plus d’un siècle et où le français est la prin-cipale langue utilisée dans les rapports avec l’admi-nistration, la population s’est largement métissée, tantdu fait du statut international de la ville que de

l’arrivée massive d’immigrés, qui constituent actuel-lement plus de la moitié des habitants. En dépit de sonapparence toujours majoritairement francophone, endépit également d’un recul persistant du nombre deBruxellois flamands, Bruxelles n’est donc plus laforteresse francophone dénoncée par les Flamands.

Quant aux Wallons, la fermeture des charbonnageset le déclin de l’industrie sidérurgique les ont plongésdans un profond malaise économique et social. Fortede la prédominance démographique et économique dela Flandre, la N-VA peut remettre en cause l’adhésionde la Belgique à l’Organisation internationale de la fran-cophonie, en a!rmant : « Dans les faits, la Belgiquen’est plus depuis longtemps un pays francophone (5). »

PLUS précisément, la langue est de moins en moinsun vecteur de domination ou de discrimination. Lefrançais, langue de l’adversaire politique, cesse d’êtreun tabou ; la défense du néerlandais n’est plus unepriorité. Et c’est précisément ce qui se traduit chez lescréateurs, plus particulièrement du Nord, qui assumentdésormais en tant que tel l’héritage… belge, sans pourautant renier leur héritage flamand. Des compagniesflamandes de théâtre et de musique choisissent de sedonner un nom français (parfois ironique : Abattoirfermé, Komilfoo...) et montent des spectaclesbilingues. Lanoye, auteur du Triptyque du pouvoirrécemment monté au Festival d’Avignon par GuyCassiers, a joué son Sprakeloos (La Langue de mamère, La Différence) en néerlandais et en français.On renonce parfois à utiliser le néerlandaisacadémique (jadis mis en avant pour combattre le poidsdu français) au profit du dialecte : dans le film deMichaël Roskam Rundskop (Bullhead), qui a concouruaux Oscars en 2012 et où s’est illustré l’acteurflamand Matthias Schoenaerts, les dialogues (enflamand occidental) sont sous-titrés en néerlandais…même pour les spectateurs flamands. Fabre est invitéau Festival d’Avignon, Delvoye au Louvre, Schoenaertstourne avec Jacques Audiard (De rouille et d’os). Laculture flamande s’exporte, y compris en France, ycompris parfois en français, et ce n’est plus synonymede trahison. Platel va à Madrid présenter son balletC(h)œurs. Le chorégraphe flamand Sidi LarbiCherkaoui présente à Paris son nouveau spectacleTezuka. Reste que les chanteurs, Daan Stuyven, legroupe rock Deus, la jeune Selah Sue, s’expriment leplus souvent en anglais.

Même si langue et culture ne se confondent pastoujours, la question linguistique aura pesé surl’identité belge, et permis aux nationalistes flamandsde nier cette dernière. Aujourd’hui, alors qu’enoctobre 2012 la N-VA a remporté des succèsimportants aux élections communales (en particulierà Anvers) et que la possibilité du confédéralisme sefait plus menaçante, les artistes la posent en de toutautres termes. Dans un texte publié en janvier 2011par le journal flamand De Morgen sous le titre« Quousque tandem abutere, Bart De Wever, patientianostra ? » (le président de la N-VA larde volontiers sesdiscours de citations latines), Lanoye déclarait : « Jen’ai pas l’intention de me priver de toutes les oppor-tunités en raison de ma langue maternelle, que j’aimepassionnément, parce que certains veulent m’yenfermer. » On ne saurait mieux dire.

(1) Libération, Paris, 12 juin 2010.

(2) Une coalition se formera entre les six partis belges dits « tradi-tionnels », sans la Nieuw-Vlaamse Alliantie, pour constituer le gouver-nement dirigé depuis décembre 2011 par M. Elio Di Rupo.

(3) Sondage Ipsos 2010.

(4) Lire Franck Venaille, « Maeterlinck et ses royaumes », Le Mondediplomatique, janvier 2012.

(5) La Voix du Nord, Lille, 10 octobre 2012.

CONTRE TOUT ESPOIR. Souvenirs. –Nadejda MandelstamGallimard, Paris, 2012, 537 pages, 16,50 euros.

« Survivre et préserver les poèmes [d’Ossip]Mandelstam », tel est le projet qui anime lesMémoires de Nadejda, sa veuve, publiés en1970. A sa voix se superpose celle d’Os-sip (1891-1938), auteur des Cahiers de Voronejet du Bruit du temps, qui commit en 1933 uneépigramme contre Joseph Staline intitulée LeMontagnard du Kremlin. Considéré par les autorités comme un « document contre-révolu-tionnaire sans précédent », ce bref poème luivalut d’être arrêté en 1934, puis déporté. Il meurten 1938.

Nadejda Mandelstam décrit le quotidien, maisaussi les mouchards et leurs expédients, lesrenoncements des intellectuels et l’arbitraire desjuges. Elle évoque les motifs biographiques quitraversent l’œuvre de ce « poète perturbateurdes idées », et dresse un bilan sans concession duclimat intellectuel des années 1930. Les por-traits d’un Victor Chklovski capitulard ou d’unBoris Pasternak égocentrique sont peu flatteurs…

ROMAIN NGUYEN VAN

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FRANCA RAVET. – « Les Ardoises de la mémoire », 2005(exposition du 11 avril au 19 mai à la Galerie Martine Ehmer, Bruxelles)

GUIDE TECHNIQUE ET HISTORIQUE DEL’ALPINISME. – Jean-Paul WalchGuérin, Chamonix, 2012, 330 pages, 25 euros.

On pourrait craindre qu’un guide d’alpinisme nesuscite qu’un intérêt modéré en dehors d’unpublic d’amateurs. Pourtant, Jean-Paul Walch,ingénieur et guide de haute montagne, adopte uneméthodologie qui pourrait élargir le cercle descurieux. Chapitre après chapitre (tous conçusautour d’une ascension mythique), il parcourtl’espace qui relie l’« infrastructure géologique »à la « superstructure éthique » : la narration desprouesses sportives s’adosse à une descriptiondes évolutions techniques qui les ont rendues pos-sibles, ainsi qu’à une analyse sociologique, poli-tique et philosophique de l’environnement danslequel elles s’inscrivent. Le tout sur une périodede temps assez longue, qui voit une pratique dedistinction sociale – revendiquant une « recherchede l’idéal » supposé inaccessible « à la masse » –se populariser sous l’influence des organisationsouvrières.

Rompant, au début des années 1950, avecl’« alpinisme bourgeois, à la remorque desguides », l’alpinisme « travailliste » se donne unslogan : « Je grimpe en tête et je conduis lescourses que je fais. »

RENAUD LAMBERT

S P O R T

JJ

PAGE 2 :A nos lecteurs (S. H.) – Courrier des lecteurs. – Coupures depresse. – Concours étudiants « Le Monde diplomatique » 2013.

PAGE 3 :Ce qu’ils appellent droitisation, par ALAIN GARRIGOU.

PAGES 4 ET 5 :Trois émeutes par jour en Afrique du Sud, par SABINE CESSOU.– Système de « corruption légalisée » (S. C.).

PAGES 6 ET 7 :La France doit quitter l’OTAN, suite de l’article de RÉGIS DEBRAY.– Réintégration.

PAGES 8 À 11 :DOSSIER : BAGDAG, DIX ANS APRÈS. – Echec d’une guerre pourle pétrole, par JEAN-PIERRE SÉRÉNI. – Nadir Dendoune et « l’œil dela vérité », par ALAIN GRESH. – Dix ans après, que devient l’Irak ?,suite de l’article de PETER HARLING. – La télévision loin des fronts,par IGNACIO RAMONET.

PAGE 12 :Des islamistes au pied du mur, suite de l’article de SERGE HALIMI.

PAGE 13 :En Slovénie, la stratégie du choc, par JEAN-ARNAULT DÉRENS.

PAGES 14 ET 15 :Jours heureux sur l’île de la Désolation, par KLAVDIJ SLUBAN.

PAGES 16 ET 17 :Yourtes de banlieue à Oulan-Bator, par RÉGIS GENTÉ. – Sentimentsantichinois (R. G.).

PAGES 18 ET 19 :Une réforme bancaire qui enchante les banquiers, par DOMINIQUEPLIHON. – Vite fait, bien faux, par PIERRE RIMBERT. – Illusionnismeéconomique sur France 2, par JEAN GADREY ET MATHIASREYMOND.

PAGE 20 :Gaz de schiste, la grande escroquerie, par NAFEEZ MOSADDEQAHMED.

PAGE 21 :La fée Statistique ensorcelle le football, par SIMON KUPER.

PAGES 22 ET 23 :Vivre seul, mais pas solitaire, par ERIC KLINENBERG. – Un ménageaméricain sur trois (E. K.).

PAGES 24 À 26 :LES LIVRES DU MOIS : « L’Arche de Noé », de Khaled Al-Khamissi,par WARDA MOHAMED. – « Des oiseaux couleur de soufre », d’IlijaTrojanow, par XAVIER LAPEYROUX. – Ingérences et manipulationsau Soudan, par AUGUSTA CONCHIGLIA. – Le Tibet sansmanichéisme, par MARTINE BULARD. – Pour ne pas « liquider »Fukushima, par AGNÈS SINAÏ. – Dans les revues.

PAGE 27 :Artistes flamands, identité belge, par SERGE GOVAERT.

MARS 2013 – LE MONDE diplomatique

RENONCIATION DU PAPE BENOÎT XVI

La croisade oubliéedu cardinal Ratzinger

* Journaliste.

terrain perdu à Medellín met en première ligne unressortissant de ce pays, Alfonso López Trujillo. Sonrôle s’amplifie lorsque, évêque auxiliaire de Bogotá,il est élu secrétaire général du Conseil épiscopallatino-américain (Celam), en novembre 1972, avantd’en devenir ultérieurement le président jusqu’en1983. A partir de 1973, les dirigeants de cet orga-nisme dénoncent une « infiltration marxiste » del’Eglise. Les théologiens de la libération l’ont pour-tant maintes fois répété : du marxisme, ils n’utilisentque les concepts qui leur apparaissent pertinents – lafoi dans le peuple comme artisan de son histoire ;certains éléments d’analyse socio-économique ; lefonctionnement de l’idéologie dominante ; la réalitédu conflit social (2). Mgr López Trujillo ne s’en efforcepas moins de torpiller ce courant. Et va bientôt rece-voir un sacré coup de pouce : l’aide du Vatican.

Après la mort de Paul VI, c’est le polonais KarolWojtyla, devenu Jean Paul II le 16 octobre 1978, quipréside la troisième conférence générale de l’épiscopatlatino-américain de Puebla (Mexique). Tous les paysde la région, sauf quatre, sont alors soumis à desrégimes militaires. Alors que les évêques confirmentle « choix prioritaire des pauvres », le nouveau papeévite toute déclaration sur les tensions qui traversentl’Eglise latino-américaine. Mais il s’abstient tout autantde dénoncer les régimes dictatoriaux. Marqué par sonexpérience d’un pays du bloc de l’Est, férocement anti-communiste, il adopte une lecture simpliste des événe-ments et, en 1981, appelle à Rome un théologien alle-mand avec qui il a noué des liens personnels, le cardinalRatzinger, qui devient préfet de la Congrégation pourla doctrine de la foi – l’ancienne Inquisition.

Avec, pour toute expérience de terrain, un an devicariat dans une paroisse munichoise, le nouvel« idéologue en chef » devient le meilleur appui deMgr López Trujillo (qui le rejoindra, en 1983, en tantque membre de ladite Congrégation). Dans uneambiance de guerre froide, le Nicaragua en particu-lier devient une sorte de « modèle polonais » où lahiérarchie est appelée à la résistance ouverte contrele régime sandiniste – d’inspiration chrétienne autantque marxiste –, et un partenariat informel se noueentre le Vatican et les Etats-Unis de Ronald Reaganpour, entre autres, combattre la « menace commu-niste » en Amérique centrale.

Lors d’une conférence prononcée au Vatican, enseptembre 1983, Ratzinger se livre à un violent réqui-sitoire : « L’analyse du phénomène de la théologiede la libération fait apparaître clairement un dangerfondamental pour la foi de l’Eglise (3). » Dénonçantune radicalité « dont la gravité est souvent sous-estimée parce que cette théologie n’entre dans aucunschéma d’hérésie existant à ce jour », il observe :

« Le monde en vient à être interprétéà la lumière du schéma de la lutte desclasses. (…) Le “peuple” devient ainsiun concept opposé à celui de “hiérar-chie” et antithétique à toutes les insti-tutions qualifiées de forces d’oppres-sion. » Les termes vifs d’une premièreinstruction de la Congrégation, datéedu 3 septembre 1984, résonnentcomme une condamnation pour lagauche cléricale latina.

Auparavant, le « grand inquisi-teur » avait adressé à l’épiscopatpéruvien un document en dix pointssur le travail du père Guttiérez, avantde l’obliger à « réviser » ses œuvres,dans un procès digne de celui deGalilée. En mars 1985, c’est sur l’ou-vrage Eglise, charisme et pouvoir, du franciscainbrésilien Leonardo Boff, que la foudre s’abat. Misà l’écart de la maison d’édition qu’il dirigeait, lepère Boff se voit interdit d’enseignement et de prisede position publique. Dans un pays – le Brésil –sortant de vingt ans de censure militaire, cette sanc-tion provoque l’indignation (4).

FACE à l’amertume que provoquent ces diktats,Jean Paul II cherche à maîtriser l’incendie sur lequelle « Panzerkardinal » jette de l’huile par bidonsentiers. Evoquant la théologie contestée dans unelettre du 9 avril 1986 à l’épiscopat brésilien, le papejuge qu’elle « n’est pas seulement opportune maisutile et nécessaire ». Il lui arrivera même decondamner la nouvelle idéologie dominante, le capi-talisme libéral. Il n’empêche : avec une volonté bienarrêtée de liquider l’héritage, Rome démantèle lesacquis de Medellín. Par les nominations d’évêquesconservateurs et de membres de l’Opus Dei (5), parla place grandissante accordée à des mouvementscomme le néocatéchuménat, les Légionnaires duChrist, le Renouveau charismatique, le duo Wojtyla-Ratzinger renforce la tendance conservatrice. Pourréduire l’influence de pasteurs jugés trop contesta-taires, certains diocèses, comme celui du cardinalPaulo Evaristo Arns, au Brésil, sont savamment redé-coupés. En 1985, Mgr José Cardoso, parachuté depuisla curie romaine, remplace dom Hélder Câmara,atteint par la limite d’âge. Le nouveau venu se metrapidement à dos presque tout son clergé et seséquipes de laïques militants.

Si les prêtres participant au gouvernement sandi-niste sont blâmés, ce ne sera jamais le cas de ceuxqui ont collaboré avec la junte militaire argentine.Et, Jean Paul II visitant à plusieurs reprises l’Amé-

rique latine, on se souviendra longtemps du jour où,au Chili, il a donné la communion au couple Pino-chet. On sait moins que lorsque l’ex-dictateur futdétenu à Londres, de novembre 1998 à mars 2000,le cardinal chilien Jorge Medina entreprit des négo-ciations discrètes en faveur de sa mise en liberté ainsique de son retour immédiat à Santiago. Faut-il lepréciser, ces négociations furent appuyées, depuisle Saint-Siège, par les cardinaux López Trujillo etRatzinger. Moins chanceux, cent quarante théolo-giens qui avaient tenté de mettre en pratique lesouvertures du concile Vatican II ont été sanctionnéspendant le pontificat de Jean Paul II.

Devenu Benoît XVI et recevant le 5 décembre 2009un groupe de prélats brésiliens, l’inspirateur et théo-ricien des mesures conservatrices de Wojtylamaugréait toujours, évoquant la théologie de la libé-ration : « Les séquelles plus ou moins visibles de cecomportement, caractérisées par la rébellion, la divi-sion, le désaccord, l’offense et l’anarchie, perdurentencore, produisant dans vos communautés diocé-saines une grande souffrance et une grave perte desforces vives (6)... » On peut être Saint-Père et peuenclin à la repentance ou au pardon.

(1) Conférence générale de l’épiscopat latino-américain, L’Eglisedans la transformation actuelle de l’Amérique latine à la lumièredu concile Vatican II, Editions du Cerf, Paris, 1992.

(2) « Théologie de la Libération. Pourquoi cette méfiance ? »,Etudes, no 3851-2, Paris, juillet-août 1996.

(3) Diffusion de l’information sur l’Amérique latine (DIAL),D 930, Paris, 19 avril 1984.

(4) Leonardo Boff demandera sa « réduction à l’état de laïque »en juillet 1992.

(5) Dont le fondateur, Mgr Josemaría Escrivá de Balaguer, serabéatif ié en 1992. Lire Juan Goytisolo, « Un saint fasciste etdébauché », Le Monde diplomatique, octobre 2002.

(6) Vatican Information Service, Rome, 7 décembre 2009.

HILARY ROSEN. – « Concrete Absence », 2011

SOMMAIRE Mars 2013

Le Monde diplomatique du mois de février 2013a été tiré à 201 929 exemplaires.

A ce numéro est joint un encart, destinés aux abonnés :« DVD-ROM Archives ».

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PAR MAURICE LEMOINE *

DANS les commentaires sur la renonciation dupape Benoît XVI, une tonalité domine : en quittantson trône avec « courage et panache », le souverainpontife se conforme aux critères de la modernité.Pourtant, en Amérique latine, le souvenir qu’a laissél’ex-cardinal Joseph Ratzinger restera associé à ungrand bond en arrière.

Retour sur les années 1960 – époque où domHélder Câmara, l’archevêque de Recife qui incarnela conscience des catholiques progressistes du conti-nent, fait le constat demeuré célèbre : « Quand jedonne à manger aux pauvres, on dit que je suis unsaint ; quand je demande pourquoi ils sont pauvres,on me traite de communiste. » La misère, l’analpha-bétisme, la marginalisation de dizaines de millionsd’habitants ont provoqué la radicalisation d’un grandnombre de chrétiens ainsi que de certains membresde la hiérarchie. Dans un climat d’aggiornamento,sous le pontificat de Jean XXIII et surtout à partir duconcile Vatican II (1962-1965), l’encyclique Popu-lorum progressio apporte, en mars 1967, la cautionde Rome aux prises de position du clergé progres-siste, en particulier brésilien.

Du 26 août au 6 septembre 1968, inaugurée parPaul VI, la deuxième conférence générale de l’épi-scopat latino-américain se réunit à Medellín(Colombie). Lors de sa première assemblée, un jeunethéologien péruvien, Gustavo Gutiérrez, présente unrapport sur la « théologie du développement ». L’idéefaisant son chemin, le document final, après avoiraffirmé que le continent est victime du « néocolo-nialisme », de l’« impérialisme international de l’ar-gent » et du « colonialisme interne », reconnaît lanécessité de « transformations audacieuses, urgenteset profondément rénovatrices » (1). Cette professionde foi marque l’acte de naissance de la théologie dela libération. Procédant à une lecture engagée del’Evangile, l’une de ses convictions centrales est qu’ilexiste, à côté du péché personnel, un péché collectifet structurel, c’est-à-dire un aménagement de lasociété et de l’économie qui cause la souffrance, lamisère et la mort d’innombrables « frères et sœurshumains ». Dans les campagnes, les quartiers popu-laires et les bidonvilles, une génération de membresdu clergé s’engagent concrètement, et donc politi-quement, aux côtés des plus démunis.

D’ordinaire maussade, l’expression des évêquesconservateurs s’assombrit encore. Trois pôles de résis-tance se manifestent : l’Argentine et le Brésil,gouvernés par les militaires sans que ne s’en émeu-vent ces prélats, ainsi que la Colombie. Nul n’estdonc surpris quand la tentative de reconquête du