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Des nouvelles de Colombie Cet été dernier Cathy Vassail de la Trémoulède m’a prêté un roman qu’elle n’avait encore eu le temps de lire et dont on lui avait dit le plus grand bien. Je l’ai lu. J’aime bien Cathy, je n’ai pas vraiment aimé le roman en question. Son titre : Dans la ville des veuves intrépides, de James Cañon (auteur demeurant aux USA mais né en Colombie), traduit de l’anglais. Pourtant ce titre a reçu en 2008 le Prix du Premier Roman étranger. Avec ici et là, distillées par l’éditeur Belfond, des critiques élogieuses : « livre baroque, foisonnant, éblouissant de fantaisie. La chronique tragico-burlesque d’une bourgade perdue au fin fond de la Colombie et les aventures hilarantes d’amazones rescapées de la guerre civile. (L’auteur, un) fils spirituel de García Márquez. » Ce roman, à ma connaissance, ne se trouve pas sur les rayons de notre bibliothèque de Mosset mais il risque un jour d’y apparaître. Par contre vous y attendent quatre œuvres de Gabriel Garcia Marquez et un roman d’Evelio Rosero, deux auteurs qui parlent du même pays, la Colombie. Traitons d’abord du roman de James Cañon, Dans la ville des veuves intrépides. La ville est censée être un village perdu de l’intérieur de la Colombie, Mariquita. Vidé de tous ses habitants mâles, suite à un raid de la guérilla. Perdu au point que, pendant seize ans, on veut nous faire croire que ne pourra se réaliser le premier vœu de celle qui deviendra maire du village : Prier le Seigneur de nous envoyer un camion d’hommes. Or, quand cela arrange l’auteur, des villages voisins débarqueront un photographe, un journaliste, des conducteurs de jeeps et de camionnettes, et une clientèle assidue pour les deux bordels du coin, tant qu’ils fonctionneront. Le bordel officiel (douze filles) et un bordel sauvage et concurrent, improvisé par les femmes honnêtes du village en mal de fiancés. Et pour qui veut aller voir ailleurs, il y a un bus pour la ville voisine tandis que la mère maquerelle fait dans la région une tournée promotionnelle pour son établissement. Alors, vraiment, un village coupé du monde ? Qui devra vivre en autarcie féminine pendant seize années ? Sans jamais voir réapparaître la guérilla ni voir débarquer les forces gouvernementales ? Invraisemblance patente. Bref, dans cette ville vivent des veuves. D’abord elles ne le sont pas toutes. Ensuite, l’auteur veut nous laisser entendre que le départ des hommes a été une bonne chose pour Mariquita. Or, dans le chapitre d’ouverture, jamais il n’est dit que ces hommes (maris, pères, fiancés…) soient d’affreux machistes insupportables : les guérilleros les surprendront en train d’écouter des tangos ou les nouvelles à la radio, de jouer aux petits chevaux, vaquant à leurs occupations (un aubergiste, un barbier, un fermier), projetant de jouer au foot, faisant la grasse matinée en rêvant à la femme aimée, ou rentrant chez eux après une nuit au bordel puisque bordel il y a. Rien en tout cas qui justifie leur ostracisme. Pour ajouter à cette seconde incohérence, quand les hommes reviendront, certains ne paraîtront plus être les mêmes, comme si l’auteur avait voulu rattraper son insuffisance initiale :

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Des nouvelles de Colombie

Cet été dernier Cathy Vassail de la Trémoulède m’a prêté un roman

qu’elle n’avait encore eu le temps de lire et dont on lui avait dit le plus

grand bien. Je l’ai lu. J’aime bien Cathy, je n’ai pas vraiment aimé le

roman en question. Son titre : Dans la ville des veuves intrépides, de

James Cañon (auteur demeurant aux USA mais né en Colombie),

traduit de l’anglais. Pourtant ce titre a reçu en 2008 le Prix du Premier

Roman étranger. Avec ici et là, distillées par l’éditeur Belfond, des critiques élogieuses : « livre

baroque, foisonnant, éblouissant de fantaisie. La chronique tragico-burlesque d’une bourgade

perdue au fin fond de la Colombie et les aventures hilarantes d’amazones rescapées de la guerre

civile. (L’auteur, un) fils spirituel de García Márquez. » Ce roman, à ma connaissance, ne se trouve

pas sur les rayons de notre bibliothèque de Mosset mais il risque un jour d’y apparaître. Par contre

vous y attendent quatre œuvres de Gabriel Garcia Marquez et un

roman d’Evelio Rosero, deux auteurs qui parlent du même pays, la

Colombie.

Traitons d’abord du roman de James Cañon, Dans la ville des veuves

intrépides. La ville est censée être un village perdu de l’intérieur de la

Colombie, Mariquita. Vidé de tous ses habitants mâles, suite à un raid

de la guérilla. Perdu au point que, pendant seize ans, on veut nous faire

croire que ne pourra se réaliser le premier vœu de celle qui deviendra

maire du village : Prier le Seigneur de nous envoyer un camion

d’hommes. Or, quand cela arrange l’auteur, des villages voisins

débarqueront un photographe, un journaliste, des conducteurs de

jeeps et de camionnettes, et une clientèle assidue pour les deux bordels

du coin, tant qu’ils fonctionneront. Le bordel officiel (douze filles) et un

bordel sauvage et concurrent, improvisé par les femmes honnêtes du village en mal de fiancés. Et

pour qui veut aller voir ailleurs, il y a un bus pour la ville voisine tandis que la mère maquerelle fait

dans la région une tournée promotionnelle pour son établissement. Alors, vraiment, un village coupé

du monde ? Qui devra vivre en autarcie féminine pendant seize années ? Sans jamais voir

réapparaître la guérilla ni voir débarquer les forces gouvernementales ? Invraisemblance patente.

Bref, dans cette ville vivent des veuves. D’abord elles ne le sont pas

toutes. Ensuite, l’auteur veut nous laisser entendre que le départ des

hommes a été une bonne chose pour Mariquita. Or, dans le chapitre

d’ouverture, jamais il n’est dit que ces hommes (maris, pères, fiancés…)

soient d’affreux machistes insupportables : les guérilleros les

surprendront en train d’écouter des tangos ou les nouvelles à la radio,

de jouer aux petits chevaux, vaquant à leurs occupations (un aubergiste,

un barbier, un fermier), projetant de jouer au foot, faisant la grasse

matinée en rêvant à la femme aimée, ou rentrant chez eux après une nuit au bordel puisque bordel il

y a. Rien en tout cas qui justifie leur ostracisme.

Pour ajouter à cette seconde incohérence, quand les hommes reviendront, certains ne paraîtront

plus être les mêmes, comme si l’auteur avait voulu rattraper son insuffisance initiale :

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« Nous sommes les seuls survivants mâles de ce foutu village. Mariquita nous appartient, et il faut que

nous reprenions les commandes. C’est pas une femme qui va me donner des ordres. (Je préfère) vivre

dans un lieu où les femmes respectent les hommes et leur obéissent.»

Mais ce qui m’a surtout irrité dans la lecture de ce

bouquin, ce sont les portraits déplaisants que l’auteur

brosse des femmes de Mariquita. Passons-en quelques uns

en revue. Les quatre « sœurs » Morales pour commencer :

Orquidea, un laideron (« Orquidea n’avait ni taille ni formes.

Elle était un rectangle sur patte ») doublée d’un bas-bleu ;

Gardenia qui pue la charogne (on dit ailleurs qu’elle pue la

merde) dès qu’elle est contrariée ; Magnolia qui « avait une

telle réputation dans le village qu’elle aurait pu aussi bien se vendre » ; seule Julia, « la plus belle fille

de Mariquita », trouve grâce aux yeux de l’auteur, parce qu’en fait c’est un Julio travesti. Les autres

femmes : des matrones (le gros cul de Rosalba) ou des vieilles filles ménopausées. Sans être un

spécialiste de la question, j’ai vite eu le sentiment d’avoir affaire à la misogynie primaire à laquelle se

laisse aller une partie de la famille des écrivains gays dont fait partie James Cañon. Quand on pense

qu’il « dédie (son) livre à (sa) mère, (sa) grand-mère et à toutes les femmes de la terre » !

Ce parti-pris se retrouve dans la peinture des scènes d’amour : dépréciation du coït hétérosexuel

(le curé lubrique qui viole sordidement une vierge de 14 ans, Virgelina) ; exaltation de l’amour

homosexuel (amour authentique et profond entre Pablo et Santiago, amour torride et partagé entre

Julio et Gordon). Exaltation un peu plus compassé pour les scènes d’amour saphiques. Déjà le choix

du nom du village ! Mariquita : ça veut dire coccinelle en espagnol mais aussi, d’après le Wiktionnaire

« homme efféminé (épithète péjorative) ». Mariquita, c’est Folleville en Colombie.

Des idées, il y en a mais souvent mal traitées ou abandonnées en cours de

route (Gardenia ne pue la merde que jusqu’à la page 26, ce dont on ne se

plaindra pas, vu le niveau de l’idée). Par ailleurs le roman est construit de

grosses ficelles. Gordon Smith, le reporter « américain » (pourquoi pas

« étatsunien » car un Colombien n’est-il pas aussi un américain ?) qui

apparaît dans le premier inter-chapitre, trimballant un vieil exemplaire de

Cent ans de solitude dans son sac à dos , fait un reportage sur la guérilla ; et

c’est ce même Gordon Smith qu’on retrouve au chap. 13 (sur 14). Il a finit

par accéder, au prix de mille difficultés, à Mariquita (alors qu’on y vient en

bus, jeep, ou taxi !). Il interview Rosalba, la mairesse de la Nouvelle-Mariquita :

« Vous voulez vraiment savoir comment nos hommes ont disparu ?

- Uniquement si cela vous dit de le raconter », cria-t-il en retour, un sourire rusé aux lèvres.

Elle raidit son dos contre le dossier de la chaise, déplaçant son surpoids de matrone.

« Le jour où les hommes disparurent commença comme un dimanche matin ordinaire à Mariquita… »

Exactement la première phrase du roman. Ha ha ha ! La boucle est bouclée. Je vous fais grâce de

l’épilogue, gnangnan à souhait.

Ainsi ce Gordon Smith (qui trouvera l’amour avec Julio/Julia et qui repartira avec tout un roman

qu’on lui aura dicté) est lecteur de Garcia Marquez. Dont James Cañon serait le fils spirituel. Aïe ! S’il

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y a du réalisme magique « marquezien » de bonne facture dans ce roman, alors moi, je suis Ingrid

Betancourt : des pénis qui rétrécissent ou qui se détachent de leurs propriétaires, une femme qui

pue la merde, le temps qui s’arrête parce qu’on a perdu la clé du clocher…

Sans parler des gaucheries d’écriture : pourquoi dire « soleil » au lieu de « jour » à partir du

chapitre 10 ? Souvenir de Cent ans de solitude où les mots disparaissent ? Mais là au moins, ça avait

de la gueule :

Quand son père lui fit part de son inquiétude parce qu’il avait oublié jusqu’aux événements les plus

marquants de son enfance, Aureliano lui expliqua sa méthode et José Arcadio Buendia la mit en

pratique dans toute la maisonnée. Avec un badigeon trempé dans l’encre, il marqua chaque chose à son

nom : table, chaise, horloge, porte, mur. Il se rendit dans l’enclos et marqua les animaux comme les

plantes : vache, bouc, cochon, manioc bananier. Peu à peu, étudiant les infinies ressources de l’oubli, il

se rendit compte que le jour pourrait bien arriver où l’on reconnaîtrait chaque chose grâce à son

inscription, mais l’on ne se souviendrait plus de son usage. L’écriteau qu’il suspendit au garrot de la

vache fut un modèle dont les gens de Macondo entendait lutter contre l’oubli : Voici la vache, il faut la

traire tous les matins pour qu’elle produise du lait et le lait, il faut le faire bouillir pour le mélanger avec

du café et obtenir du café au lait. (Cent ans de solitude, chap.3)

Que dire aussi de l’invention lourdingue, à mon

goût, d’un calendrier féminin ? Et des considérations

sur l’impossibilité de mesurer le temps pour les

femmes du village ? (la Colombie ne connaîtrait-elle

pas les phases de la lune et la variation des positions

du soleil au fil de la journée ?). J’ai aussi repéré cette

référence évangélique qui tombe à plat à la page

189 (peut-être une défaillance du traducteur) : après

son viol par le padre Rafael « c’est fini, dit Virgelina. Les

trois mots bibliques firent frissonner le prêtre » (c’est moi

qui souligne). Vous les avez repérés, vous, les trois mots bibliques ? Il eut mieux valu dire : « Tout est

accompli ».

La critique élogieuse reprise au début de ma chronique parle aussi d’aventures hilarantes :

nommer Gardenia une femme qui pue, c’est de l’humour ? Baptiser deux chats des noms de Fidel et

Castro, vous trouvez ça drôle ? Ecrire : « Trente-deux tasses d’infusion de marjolaine plus tard… », bof ! Et

les crêpages de chignon ne m’ont jamais fait rire non plus.

Originalité du roman, diront certains, quand il alterne histoires de Mariquita et courts chapitres sur

les drames de la guerre civile. Grande Histoire et petites histoires entremêlées (sur le modèle des

Raisins de la colère de John Steinbeck). Dans ces inter-chapitres j’ai surtout vu des variations

laborieuses sur les horreurs absurdes qui frappent la Colombie de ces cinquante dernières années…

Je n’ai lu qu’une seule chronique que j’ai trouvée forte : dans une maison de convalescence, un

soldat de l’armée régulière cloué sur un fauteuil roulant apprend qu’un ex-guérillero vient

d’emménager une chambre au bout du couloir. Une haine non assouvie l’incite à lui faire la peau. Un

pistolet à la main, il va se faire ouvrir la porte de son ennemi. « Il était là devant moi, le nouveau

pensionnaire, l’ex-guérillero, le monstre. Il n’avait pas de jambes, seulement des moignons, et il était lui aussi,

assis sur un fauteuil roulant. » Tout finira par un échange de salutations polies et gênées.

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Pour conclure, Dans la ville des veuves intrépides m’a paru être un roman malhabile et déplaisant,

un pur produit des ateliers d’écriture comme il en fleurit aux USA, issu d’une inspiration de deuxième

main (une dose de Steinbeck, une dose de Garcia Marquez). Justement, rattrapons-nous avec cet

autre auteur et un invité surprise.

En commençant, célébrité oblige, par Cent ans de solitude. J’ai relu

pour l’occasion de ma chronique cette œuvre magistrale : la narration

épique et inspirée de l’histoire de la famille Buendia sur six

générations qui font un siècle (grosso modo à cheval sur 19ème et

20ème siècles). La fondation de Macondo au milieu du marais (ville

imaginaire à laquelle pourtant nous croyons), les tribulations

picaresques de ses habitants : émerveillements et superstitions,

malédictions, violences, amours (incestueuses souvent), guerres (les

guerres civiles que la Colombie a connues, entre libéraux et

conservateurs, avant que ne prenne le relais la guérilla

révolutionnaire)… Et le style de Garcia Marquez grâce auquel chaque

événement prend une ampleur proprement fabuleuse :

« Dès que José Arcadio eut refermé la porte de la chambre à coucher, un coup de pistolet retentit entre

les murs de la maison. Un filet de sang passa sous la porte, traversa la salle commune, sortit dans la

rue, prit le plus chemin parmi les différents trottoirs, descendit des escaliers et remonta des parapets,

longea la rue aux Turcs, prit un tournant à droite, puis un autre à gauche, tourna à angle droit devant la

maison des Buendia, passa sous la porte close, traversa le salon en rasant les murs pour ne pas tacher

les tapis, poursuivit sa route par l’autre salle, décrivit une large courbe pour éviter la table de la salle à

manger, entra sous la véranda aux bégonias et passa sans être vue sous la chaise d’Amaranta qui

donnait une leçon d’arithmétique à Aureliabo José, s’introduisit dans la réserve à grains et déboucha

dans la cuisine où Ursula s’apprêtait à casser trois douzaines d’œufs pour le pain.

« Ave Maria très Pure ! » s’écria Ursula.

Elle suivit le filet de sang en sens inverse…

Difficile de se satisfaire, chez Garcia Marquez, de citations brêves, impossible même, pour évoquer

tous les personnages qui sont sortis de son imagination fertile. Ainsi le gitan Melquiades qui vient

régulièrement visiter Macondo, physiquement d’abord, apportant avec lui magie et merveilles, puis

tel un fantôme, prophétisant le destin tragique des Buendia… Et cet autre personnage, Remedios la

Belle, une Buendia de la quatrième génération : là, on peut parler d’un réel hommage à la beauté

féminine. Remedios la Belle à la beauté si légendaire qu’on l’oblige à se couvrir le visage d’une

mantille noire… :

En réalité, elle n’était pas une créature de ce monde… Elle arriva à l’âge de vingt ans sans savoir lire

ni écrire, ni se servir des couverts à table, se promenant par toute la maison dans le plus simple

appareil, parce que sa nature opposait de la résistance à tous les conventionnalismes, quels qu’ils

fussent. Elle finit par se confectionner une ample soutane en grosse toile de chanvre qu’elle n’avait qu’à

enfiler par la tête ; on la tourmenta tellement pour qu’elle coupât ses cheveux qui lui tombaient en pluie

jusqu’aux chevilles qu’elle se les coupât tout simplement à ras. L’étonnant dans ce don qu’elle avait de

tout simplifier, c’était que plus elle délaissait la mode pour ce qui était pratique, plus son incroyable

beauté créait de désordres… […] Cet après-midi-là, Fernanda décida d’aller au jardin plier ses draps.

Amaranta remarqua l’intense pâleur de Remedios la Belle qui la rendait presque diaphane.

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« Tu ne te sens pas bien ? » lui demanda-t-elle ?

Remedios la Belle, qui avait empoigné le drap par

l’autre bout, eut un sourire de commisération.

« Au contraire, dit-elle, jamais je ne me suis mieux

trouvée. »

A ces mots, Fernanda sentit une brise légère et

lumineuse lui arracher les draps des mains, à l’instant

où Remedios la Belle commençait à s’élever dans les

airs. Ursula, déjà presque aveugle, fut la seule à garder

suffisamment de présence d’esprit pour reconnaître la nature de ce vent que rien ne pouvait arrêter, et

laissa les draps partir au gré de cette lumière, voyant Remedios la Belle lui faire des signes d’adieu au

milieu de l’éblouissant battement d’ailes des draps qui montaient avec elle, quittaient avec elle le monde

des scarabées et des dahlias, pour se perdre à jamais avec elle dans les hautes sphères où mes plus

hauts oiseaux de la mémoire ne pourraient eux-mêmes la rejoindre.

Plus de trente ans après ma première rencontre de Cent ans de solitude, ce moment magique

n’avait pas quitté ma mémoire de lecteur. C’est dire la force de ces pages.

Quant à la peinture des massacres qu’a pu connaître dans l’histoire récente la population civile de

la colombie, on reste hanté par la relation du voyage macabre effectué par le train jaune des

bananeraies au milieu du roman :

Quand José Arcadio le Second revint à lui, il se rendit compte

qu’il roulait dans un interminable et silencieux convoi et découvrit

qu’il était couché sur des morts. José Arcadio le Second voulut

fuir ce cauchemar et se traîna de wagon en wagon dans le sens

de la marche du train, et à la faveur des éclairs qui s’allumaient

soudain entre les lattes de bois au passage des villages

endormis, il voyait les morts hommes, les morts femmes et les

morts enfants qu’on emmenait pour les précipiter dans la mer

comme des régimes de bananes au rebut.

Roman inoubliable, qu’il faut selon moi avoir lu, impossible à

adapter au cinéma tant il est traversé par le souffle du verbe (par

contre, Dans la ville des veuves intrépides est déjà devenu un film,

un nanar, avec Eva Longoria dans le rôle de Rosalba, la maire de

Mariquita – un mauvais script pour un mauvais film). J’ai cependant

eu l’occasion de voir une adaptation théâtrale d’une nouvelle de

Gabriel Garcia Marquez, Un monsieur très vieux avec des ailes,

adaptation que j’avais trouvé réussie parce qu’il y a dans le théâtre

la possibilité d’une magie, d’une force, d’une émotion qui

manquent souvent au cinéma.

Cette nouvelle est tirée du recueil L’incroyable et triste histoire de

la candide Erendira et de sa grand-mère diabolique. Ouvrage qui

peut parfaitement servir d’introduction à qui veut approcher

l’œuvre de Garcia Marquez. Réalisme magique quand l’auteur

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réussit ce tour de force de nous faire croire à la réalité de cet « homme

(qui) faisait des efforts désespérés pour se relever et n’y parvenait pas, entravé

par ses ailes immenses ».

On y rencontre, j’allais dire : forcément, des bohémiens qui

« présent(ent) au village le triste spectacle de la femme changée en araignée

pour avoir désobéi à ses parents ».

Puissance de l’imagination olfactive (sans qu’ici il faille passer par la

merde !) : tel ce pêcheur qui « sentit une odeur de roses (et qui) n’eut pas

besoin d’ouvrir la porte pour savoir que c’était une odeur qui venait de la mer ».

Visions qui confinent à l’onirisme : « Ils nagèrent en descendant très

profond, jusqu’à ces lieux où s’achevait la lumière du soleil. Ils passèrent

devant un village englouti avec des hommes et des femmes à cheval, qui tournaient autour du kiosque à

musique ».

Et dans cette nouvelle : Le noyé le plus beau du monde. Après l’avoir enterré, « ils savaient que

désormais tout serait différent, que leurs maisons allaient avoir des portes plus spacieuses, des plafonds plus

hauts et des planchers plus robustes pour que le souvenir d’Esteban (car c’est ainsi qu’on l’a baptisé) puisse

se promener partout sans se cogner contre les linteaux, et qu’à l’avenir personne n’oserait murmurer il est mort

ce grand abruti, quel dommage, il est mort ce beau connard… ». Vos vies ne sont plus les mêmes après les

rencontres magiques auxquelles vous vous trouvez confrontés : tant pour les personnages des

nouvelles que pour nous lecteurs.

Et dans cette autre nouvelle : Le dernier voyage du vaisseau fantôme. Une vision quasi fellinienne (il

y a quand même de belles choses au cinéma !) : cet autre pêcheur qui mène un paquebot géant qu’il

est le seul à voir à la catastrophe, « criant regardez-le, pauvres cons, une seconde avant qu’on entende très

nettement le bruit de casse de quatre-vingt-dix mille cinq cents coupes de champagne qui se brisèrent l’une

après l’autre de la proue à la poupe, et il put s’offrir le plaisir de voir les incrédules contempler bouche bée le

transatlantique le plus grand de ce monde ».

Enfin la nouvelle qui donne son titre au recueil, où revient à plusieurs reprises le thème du rêve,

intercesseur magique qui permet d’accéder au-delà de la réalité terre-à-terre.

- Hier soir, j’ai rêvé que j’attendais une lettre, dit l’aïeule.

Erendira, qui ne parlait jamais que pour des raisons inéluctables,

demanda :

- Et quel jour était-on dans votre rêve ?

- Jeudi.

- Alors la lettre apportait de mauvaises nouvelles, dit Erendira. Mais

nous ne la recevrons pas.

Autre rêve à la fin de la même nouvelle

- Prends garde, sa mort lui a été annoncée. Elle a rêvé d’un paon

dans un hamac blanc.

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Rêves, odeurs, magie sont aussi les ingrédients de cet autre roman de Gabriel Garcia Marquez :

Chronique d’une mort annoncée. Ces quelques bribes pour vous donner l’envie d’y aller voir :

« Quand je me réveillerai, pensez à me rappeler que je vais l’épouser » – « Sur l’eau une lueur

intermittente : il s’agissait de l’âme en peine d’un bateau négrier qui avait sombré avec une cargaison

d’esclaves » – « La fatalité nous rend invisibles » – Tout un village qui prend l’odeur de Santiago

Nasar, tué par les frères Vicario – et pour finir, une pincée d’humour : « la masse encéphalique

pesait soixante grammes de plus que celle d’un Anglais normal ».

Dernier titre que je veux évoquer : Douze contes vagabonds, peut-

être moins baroques parce que Garcia Marquez les situe pour la

plupart ailleurs que dans sa Colombie natale (à Paris, Madrid,

Barcelone…, dans cette Europe où il vagabonde).

Le rêve encore,

Elle me répliqua sans attendre : « On me paie pour rêver ». C’était en réalité

son seul métier.

les odeurs, toujours belles et puissantes,

Dans la tombe contiguë, la petite fille était depuis onze ans demeurée intacte.

Au point que lorsqu’on décloua le cercueil, on respira le parfum des roses

fraîches enterrées avec elle. Mais le plus surprenant, toutefois, était l’absence

de pesanteur du corps.

Les éléments qui prennent une force magique. L’eau et la lumière :

Toute une classe de quatrième de l’école élémentaire de Saint-Julien-l’Hospitalier s’était

noyée au numéro 47 du paseo de la Castellana. Noyée dans un flot de lumière…

Le vent (la tramontane) :

Mais au printemps et à l’automne, saisons

pendant lesquelles Cadaqués était plus

adorable encore, tout le monde songeait avec

effroi à la tramontane, ce vent de terre

inclément et tenace qui, aux dires des

habitants et de quelques écrivains échaudés,

porte en lui les germes de la folie. […] Nous

n’eûmes pas à attendre longtemps. Le

concierge était à peine sorti que l’on entendit

un sifflement qui, de proche en proche, se fit

plus aigu et plus intense et s’acheva en une explosion de tremblement de terre. Alors, le vent souffla.

D’abord en rafales espacées, de plus en plus rapprochées, puis l’une d’elles persista, sans relâche,

sans une seconde d’apaisement, avec une intensité et une force qui tenaient du surnaturel.

A ce propos, je vous renvoie à une autre description de la tramontane soufflant cette fois sur

Mosset, écrite par Werner Thalheim, ce jeune allemand qui a rejoint en 1935 Pitt et Yvès Krüger pour

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partager avec eux l’aventure de la Coûme : ces lignes ont figuré dans le dernier numéro du Journal

des Mossétans (n°82, novembre-décembre 2011).

Tout se met à trembler sous l’effet de la tempête et, la nuit, tu peux entendre les objets inanimés

joindre leurs voix au formidable concert de la nature. Sur leurs gonds rouillés, les portes couinent

comme des trompettes, les vitres des fenêtres vibrent comme des fifres farceurs, tandis que les poutres

vermoulues du toit jouent les basses mélancoliques. On entend de temps à autre, par intervalles, la voix

de soliste des premiers violons, lorsque le vent, au loin, vient caresser les collines pelées. Je m'enroule

bien dans mes couvertures et je savoure cette symphonie de la nature jusqu'à ce que je me laisse

emporter dans le monde des rêves. (Traduit de l’allemand par ma compagne, Annick Carlier).

Je connaissais Garcia Marquez bien avant de fréquenter la bibliothèque de Mosset. Par contre,

c’est par elle que j’ai découvert cet autre auteur colombien, Evelio Rosero, pour son roman intitulé :

Les armées. Un village de Colombie où les femmes sont belles ; c’est du moins le sentiment

qu’éprouve Ismael Pasos, vieil instituteur à la retraite, toujours émue par la beauté des unes et des

autres : de la Brésilienne sa voisine qui se promène nue derrière la haie d’orangers à la petite

servante Gracielita aux fesses généreuses qui se dandine en essuyant un couteau à dents, brillant et

joyeux, mais comme ensanglanté. « Moi aussi je souffrais, à cause de Gracielita, mais aussi à cause de ce

couteau ensanglanté ». Car si émotion il y a, elle est placée d’emblée sous le signe de la mort et de la

violence.

Lisez Les Armées et vous comprendrez quel cauchemar les

colombiens vivent, pris dans la tenaille de la guérilla et de l’armée

régulière (soutenue par des bandes de para-militaires). D’où ce

titre sans doute : Les armées, au pluriel. Menace de chaque

instant, sans qu’on sache d’où elle vient. Terreur et fatalisme,

relatés avec une économie de mots et d’effets qui fait entendre ici

une voix différente de celle de Garcia Marquez, à l’exception

peut-être des délires érotomaniaques du protagoniste. Pour

preuve ces quelques extraits :

Sur la banquette voisine se trouvait un homme âgé, corpulent,

vêtu de blanc. Et voici qu’un autre homme, tout le contraire du

premier, jeune maigre comme un clou, pieds nus, en maillot et

short effrangé, marche droit sur lui, braque un révolver sur son

front et tire. Le tueur ne tira qu’une fois. L’assassin jeta l’arme au

loin – nul ne fit mine de la ramasser – et marcha tranquillement vers la sortie sans que personne ne

s’interpose. C’est alors que je découvris que l’assassin n’était pas un homme jeune, mais un gamin de

onze ou douze ans.

Conversation entre femmes : « On a tué un bébé » et elles se signent. « Coupé en morceaux. Il n’y

a plus de Dieu. »

J’entends un cri suivi d’un coup de feu. C’est en haut, au coin de la rue. Une ombre blanche passe en

courant d’un coin à l’autre. On n’entend plus rien, sauf des pas précipités qui s’éloignent.

Les contrôles d’identité inopinés et aléatoires qui vous font regretter d’être sorti de chez

vous ou, au contraire de ne l’avoir pas fait. Parfois des soldats (ou des guérilleros, ou des

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paramilitaires, allez savoir) eux-mêmes verts de panique. La mort qu’ils donnent, ils savent

qu’à leur tour ils la trouveront. « Quelqu’un murmure : Merde, les revoilà ».

Le capitaine Berrio qui devient fou : « Guérilleros ! s’écrie-t-il brusquement en nous désignant d’une

geste de la main. C’est vous les guérilleros ! et il vient vers nous ». Il va tirer, plusieurs villageois

mourront.

La femme enceinte que l’on enlève parce que le mari est soupçonné de collaboration.

Otilia, l’épouse d’Ismael, qui, de maison en maison, est partie à la recherche de son mari – et

qui disparaît sans qu’on sache ce qu’elle est devenue.

Et Geraldina, la belle Brésilienne, assassinée, dont des soudards violent le cadavre. Emotions

de voyeur abîmées, horreur qui vous enlève vos dernières illusions. La beauté massacrée.

Enfin cet échange, qui dit tout ce qu’il faut penser des ces « armées » en présence :

- Attention, professeur. Nous ne savons pas encore aux mains de qui est tombé le village.

- Quels qu’ils soient, leurs mains sont pareilles.

Roman terrible, mille fois plus efficace que le pavé de James Cañon, mille fois plus crédible et,

surtout, mille fois mieux écrit.

Et le roman de Cañon ne vaut pas les

cochonnailles mossétanes de Cathy Vassail !

Vous pouvez m’en croire… Il faut toujours

revenir aux bonnes choses.

Le Douanier Rousseau : Le Rêve, 1910. © The Museum of

Modern Art, New York

On trouvera à la bibliothèque de Mosset :

de Gabriel Garcia Marquez

- Cent ans de solitude, éditions du seuil – 1968 (390 pages)

- L'Incroyable triste histoire de la Candide Erendira et de sa grand-mère diabolique, éditions grasset – 1977 (160 pages)

- Chronique d’une mort annoncée, éditions Grasset – 1981 (200 pages)

- Douze contes vagabonds, éditions Grasset – 1993 (284 pages)

D’Evelio Rosero

- Les Armées, éditions Métaillé – 2008 (156 pages)

le 19 novembre 2012