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Des nouvelles de Colombie
Cet été dernier Cathy Vassail de la Trémoulède m’a prêté un roman
qu’elle n’avait encore eu le temps de lire et dont on lui avait dit le plus
grand bien. Je l’ai lu. J’aime bien Cathy, je n’ai pas vraiment aimé le
roman en question. Son titre : Dans la ville des veuves intrépides, de
James Cañon (auteur demeurant aux USA mais né en Colombie),
traduit de l’anglais. Pourtant ce titre a reçu en 2008 le Prix du Premier
Roman étranger. Avec ici et là, distillées par l’éditeur Belfond, des critiques élogieuses : « livre
baroque, foisonnant, éblouissant de fantaisie. La chronique tragico-burlesque d’une bourgade
perdue au fin fond de la Colombie et les aventures hilarantes d’amazones rescapées de la guerre
civile. (L’auteur, un) fils spirituel de García Márquez. » Ce roman, à ma connaissance, ne se trouve
pas sur les rayons de notre bibliothèque de Mosset mais il risque un jour d’y apparaître. Par contre
vous y attendent quatre œuvres de Gabriel Garcia Marquez et un
roman d’Evelio Rosero, deux auteurs qui parlent du même pays, la
Colombie.
Traitons d’abord du roman de James Cañon, Dans la ville des veuves
intrépides. La ville est censée être un village perdu de l’intérieur de la
Colombie, Mariquita. Vidé de tous ses habitants mâles, suite à un raid
de la guérilla. Perdu au point que, pendant seize ans, on veut nous faire
croire que ne pourra se réaliser le premier vœu de celle qui deviendra
maire du village : Prier le Seigneur de nous envoyer un camion
d’hommes. Or, quand cela arrange l’auteur, des villages voisins
débarqueront un photographe, un journaliste, des conducteurs de
jeeps et de camionnettes, et une clientèle assidue pour les deux bordels
du coin, tant qu’ils fonctionneront. Le bordel officiel (douze filles) et un
bordel sauvage et concurrent, improvisé par les femmes honnêtes du village en mal de fiancés. Et
pour qui veut aller voir ailleurs, il y a un bus pour la ville voisine tandis que la mère maquerelle fait
dans la région une tournée promotionnelle pour son établissement. Alors, vraiment, un village coupé
du monde ? Qui devra vivre en autarcie féminine pendant seize années ? Sans jamais voir
réapparaître la guérilla ni voir débarquer les forces gouvernementales ? Invraisemblance patente.
Bref, dans cette ville vivent des veuves. D’abord elles ne le sont pas
toutes. Ensuite, l’auteur veut nous laisser entendre que le départ des
hommes a été une bonne chose pour Mariquita. Or, dans le chapitre
d’ouverture, jamais il n’est dit que ces hommes (maris, pères, fiancés…)
soient d’affreux machistes insupportables : les guérilleros les
surprendront en train d’écouter des tangos ou les nouvelles à la radio,
de jouer aux petits chevaux, vaquant à leurs occupations (un aubergiste,
un barbier, un fermier), projetant de jouer au foot, faisant la grasse
matinée en rêvant à la femme aimée, ou rentrant chez eux après une nuit au bordel puisque bordel il
y a. Rien en tout cas qui justifie leur ostracisme.
Pour ajouter à cette seconde incohérence, quand les hommes reviendront, certains ne paraîtront
plus être les mêmes, comme si l’auteur avait voulu rattraper son insuffisance initiale :
« Nous sommes les seuls survivants mâles de ce foutu village. Mariquita nous appartient, et il faut que
nous reprenions les commandes. C’est pas une femme qui va me donner des ordres. (Je préfère) vivre
dans un lieu où les femmes respectent les hommes et leur obéissent.»
Mais ce qui m’a surtout irrité dans la lecture de ce
bouquin, ce sont les portraits déplaisants que l’auteur
brosse des femmes de Mariquita. Passons-en quelques uns
en revue. Les quatre « sœurs » Morales pour commencer :
Orquidea, un laideron (« Orquidea n’avait ni taille ni formes.
Elle était un rectangle sur patte ») doublée d’un bas-bleu ;
Gardenia qui pue la charogne (on dit ailleurs qu’elle pue la
merde) dès qu’elle est contrariée ; Magnolia qui « avait une
telle réputation dans le village qu’elle aurait pu aussi bien se vendre » ; seule Julia, « la plus belle fille
de Mariquita », trouve grâce aux yeux de l’auteur, parce qu’en fait c’est un Julio travesti. Les autres
femmes : des matrones (le gros cul de Rosalba) ou des vieilles filles ménopausées. Sans être un
spécialiste de la question, j’ai vite eu le sentiment d’avoir affaire à la misogynie primaire à laquelle se
laisse aller une partie de la famille des écrivains gays dont fait partie James Cañon. Quand on pense
qu’il « dédie (son) livre à (sa) mère, (sa) grand-mère et à toutes les femmes de la terre » !
Ce parti-pris se retrouve dans la peinture des scènes d’amour : dépréciation du coït hétérosexuel
(le curé lubrique qui viole sordidement une vierge de 14 ans, Virgelina) ; exaltation de l’amour
homosexuel (amour authentique et profond entre Pablo et Santiago, amour torride et partagé entre
Julio et Gordon). Exaltation un peu plus compassé pour les scènes d’amour saphiques. Déjà le choix
du nom du village ! Mariquita : ça veut dire coccinelle en espagnol mais aussi, d’après le Wiktionnaire
« homme efféminé (épithète péjorative) ». Mariquita, c’est Folleville en Colombie.
Des idées, il y en a mais souvent mal traitées ou abandonnées en cours de
route (Gardenia ne pue la merde que jusqu’à la page 26, ce dont on ne se
plaindra pas, vu le niveau de l’idée). Par ailleurs le roman est construit de
grosses ficelles. Gordon Smith, le reporter « américain » (pourquoi pas
« étatsunien » car un Colombien n’est-il pas aussi un américain ?) qui
apparaît dans le premier inter-chapitre, trimballant un vieil exemplaire de
Cent ans de solitude dans son sac à dos , fait un reportage sur la guérilla ; et
c’est ce même Gordon Smith qu’on retrouve au chap. 13 (sur 14). Il a finit
par accéder, au prix de mille difficultés, à Mariquita (alors qu’on y vient en
bus, jeep, ou taxi !). Il interview Rosalba, la mairesse de la Nouvelle-Mariquita :
« Vous voulez vraiment savoir comment nos hommes ont disparu ?
- Uniquement si cela vous dit de le raconter », cria-t-il en retour, un sourire rusé aux lèvres.
Elle raidit son dos contre le dossier de la chaise, déplaçant son surpoids de matrone.
« Le jour où les hommes disparurent commença comme un dimanche matin ordinaire à Mariquita… »
Exactement la première phrase du roman. Ha ha ha ! La boucle est bouclée. Je vous fais grâce de
l’épilogue, gnangnan à souhait.
Ainsi ce Gordon Smith (qui trouvera l’amour avec Julio/Julia et qui repartira avec tout un roman
qu’on lui aura dicté) est lecteur de Garcia Marquez. Dont James Cañon serait le fils spirituel. Aïe ! S’il
y a du réalisme magique « marquezien » de bonne facture dans ce roman, alors moi, je suis Ingrid
Betancourt : des pénis qui rétrécissent ou qui se détachent de leurs propriétaires, une femme qui
pue la merde, le temps qui s’arrête parce qu’on a perdu la clé du clocher…
Sans parler des gaucheries d’écriture : pourquoi dire « soleil » au lieu de « jour » à partir du
chapitre 10 ? Souvenir de Cent ans de solitude où les mots disparaissent ? Mais là au moins, ça avait
de la gueule :
Quand son père lui fit part de son inquiétude parce qu’il avait oublié jusqu’aux événements les plus
marquants de son enfance, Aureliano lui expliqua sa méthode et José Arcadio Buendia la mit en
pratique dans toute la maisonnée. Avec un badigeon trempé dans l’encre, il marqua chaque chose à son
nom : table, chaise, horloge, porte, mur. Il se rendit dans l’enclos et marqua les animaux comme les
plantes : vache, bouc, cochon, manioc bananier. Peu à peu, étudiant les infinies ressources de l’oubli, il
se rendit compte que le jour pourrait bien arriver où l’on reconnaîtrait chaque chose grâce à son
inscription, mais l’on ne se souviendrait plus de son usage. L’écriteau qu’il suspendit au garrot de la
vache fut un modèle dont les gens de Macondo entendait lutter contre l’oubli : Voici la vache, il faut la
traire tous les matins pour qu’elle produise du lait et le lait, il faut le faire bouillir pour le mélanger avec
du café et obtenir du café au lait. (Cent ans de solitude, chap.3)
Que dire aussi de l’invention lourdingue, à mon
goût, d’un calendrier féminin ? Et des considérations
sur l’impossibilité de mesurer le temps pour les
femmes du village ? (la Colombie ne connaîtrait-elle
pas les phases de la lune et la variation des positions
du soleil au fil de la journée ?). J’ai aussi repéré cette
référence évangélique qui tombe à plat à la page
189 (peut-être une défaillance du traducteur) : après
son viol par le padre Rafael « c’est fini, dit Virgelina. Les
trois mots bibliques firent frissonner le prêtre » (c’est moi
qui souligne). Vous les avez repérés, vous, les trois mots bibliques ? Il eut mieux valu dire : « Tout est
accompli ».
La critique élogieuse reprise au début de ma chronique parle aussi d’aventures hilarantes :
nommer Gardenia une femme qui pue, c’est de l’humour ? Baptiser deux chats des noms de Fidel et
Castro, vous trouvez ça drôle ? Ecrire : « Trente-deux tasses d’infusion de marjolaine plus tard… », bof ! Et
les crêpages de chignon ne m’ont jamais fait rire non plus.
Originalité du roman, diront certains, quand il alterne histoires de Mariquita et courts chapitres sur
les drames de la guerre civile. Grande Histoire et petites histoires entremêlées (sur le modèle des
Raisins de la colère de John Steinbeck). Dans ces inter-chapitres j’ai surtout vu des variations
laborieuses sur les horreurs absurdes qui frappent la Colombie de ces cinquante dernières années…
Je n’ai lu qu’une seule chronique que j’ai trouvée forte : dans une maison de convalescence, un
soldat de l’armée régulière cloué sur un fauteuil roulant apprend qu’un ex-guérillero vient
d’emménager une chambre au bout du couloir. Une haine non assouvie l’incite à lui faire la peau. Un
pistolet à la main, il va se faire ouvrir la porte de son ennemi. « Il était là devant moi, le nouveau
pensionnaire, l’ex-guérillero, le monstre. Il n’avait pas de jambes, seulement des moignons, et il était lui aussi,
assis sur un fauteuil roulant. » Tout finira par un échange de salutations polies et gênées.
Pour conclure, Dans la ville des veuves intrépides m’a paru être un roman malhabile et déplaisant,
un pur produit des ateliers d’écriture comme il en fleurit aux USA, issu d’une inspiration de deuxième
main (une dose de Steinbeck, une dose de Garcia Marquez). Justement, rattrapons-nous avec cet
autre auteur et un invité surprise.
En commençant, célébrité oblige, par Cent ans de solitude. J’ai relu
pour l’occasion de ma chronique cette œuvre magistrale : la narration
épique et inspirée de l’histoire de la famille Buendia sur six
générations qui font un siècle (grosso modo à cheval sur 19ème et
20ème siècles). La fondation de Macondo au milieu du marais (ville
imaginaire à laquelle pourtant nous croyons), les tribulations
picaresques de ses habitants : émerveillements et superstitions,
malédictions, violences, amours (incestueuses souvent), guerres (les
guerres civiles que la Colombie a connues, entre libéraux et
conservateurs, avant que ne prenne le relais la guérilla
révolutionnaire)… Et le style de Garcia Marquez grâce auquel chaque
événement prend une ampleur proprement fabuleuse :
« Dès que José Arcadio eut refermé la porte de la chambre à coucher, un coup de pistolet retentit entre
les murs de la maison. Un filet de sang passa sous la porte, traversa la salle commune, sortit dans la
rue, prit le plus chemin parmi les différents trottoirs, descendit des escaliers et remonta des parapets,
longea la rue aux Turcs, prit un tournant à droite, puis un autre à gauche, tourna à angle droit devant la
maison des Buendia, passa sous la porte close, traversa le salon en rasant les murs pour ne pas tacher
les tapis, poursuivit sa route par l’autre salle, décrivit une large courbe pour éviter la table de la salle à
manger, entra sous la véranda aux bégonias et passa sans être vue sous la chaise d’Amaranta qui
donnait une leçon d’arithmétique à Aureliabo José, s’introduisit dans la réserve à grains et déboucha
dans la cuisine où Ursula s’apprêtait à casser trois douzaines d’œufs pour le pain.
« Ave Maria très Pure ! » s’écria Ursula.
Elle suivit le filet de sang en sens inverse…
Difficile de se satisfaire, chez Garcia Marquez, de citations brêves, impossible même, pour évoquer
tous les personnages qui sont sortis de son imagination fertile. Ainsi le gitan Melquiades qui vient
régulièrement visiter Macondo, physiquement d’abord, apportant avec lui magie et merveilles, puis
tel un fantôme, prophétisant le destin tragique des Buendia… Et cet autre personnage, Remedios la
Belle, une Buendia de la quatrième génération : là, on peut parler d’un réel hommage à la beauté
féminine. Remedios la Belle à la beauté si légendaire qu’on l’oblige à se couvrir le visage d’une
mantille noire… :
En réalité, elle n’était pas une créature de ce monde… Elle arriva à l’âge de vingt ans sans savoir lire
ni écrire, ni se servir des couverts à table, se promenant par toute la maison dans le plus simple
appareil, parce que sa nature opposait de la résistance à tous les conventionnalismes, quels qu’ils
fussent. Elle finit par se confectionner une ample soutane en grosse toile de chanvre qu’elle n’avait qu’à
enfiler par la tête ; on la tourmenta tellement pour qu’elle coupât ses cheveux qui lui tombaient en pluie
jusqu’aux chevilles qu’elle se les coupât tout simplement à ras. L’étonnant dans ce don qu’elle avait de
tout simplifier, c’était que plus elle délaissait la mode pour ce qui était pratique, plus son incroyable
beauté créait de désordres… […] Cet après-midi-là, Fernanda décida d’aller au jardin plier ses draps.
Amaranta remarqua l’intense pâleur de Remedios la Belle qui la rendait presque diaphane.
« Tu ne te sens pas bien ? » lui demanda-t-elle ?
Remedios la Belle, qui avait empoigné le drap par
l’autre bout, eut un sourire de commisération.
« Au contraire, dit-elle, jamais je ne me suis mieux
trouvée. »
A ces mots, Fernanda sentit une brise légère et
lumineuse lui arracher les draps des mains, à l’instant
où Remedios la Belle commençait à s’élever dans les
airs. Ursula, déjà presque aveugle, fut la seule à garder
suffisamment de présence d’esprit pour reconnaître la nature de ce vent que rien ne pouvait arrêter, et
laissa les draps partir au gré de cette lumière, voyant Remedios la Belle lui faire des signes d’adieu au
milieu de l’éblouissant battement d’ailes des draps qui montaient avec elle, quittaient avec elle le monde
des scarabées et des dahlias, pour se perdre à jamais avec elle dans les hautes sphères où mes plus
hauts oiseaux de la mémoire ne pourraient eux-mêmes la rejoindre.
Plus de trente ans après ma première rencontre de Cent ans de solitude, ce moment magique
n’avait pas quitté ma mémoire de lecteur. C’est dire la force de ces pages.
Quant à la peinture des massacres qu’a pu connaître dans l’histoire récente la population civile de
la colombie, on reste hanté par la relation du voyage macabre effectué par le train jaune des
bananeraies au milieu du roman :
Quand José Arcadio le Second revint à lui, il se rendit compte
qu’il roulait dans un interminable et silencieux convoi et découvrit
qu’il était couché sur des morts. José Arcadio le Second voulut
fuir ce cauchemar et se traîna de wagon en wagon dans le sens
de la marche du train, et à la faveur des éclairs qui s’allumaient
soudain entre les lattes de bois au passage des villages
endormis, il voyait les morts hommes, les morts femmes et les
morts enfants qu’on emmenait pour les précipiter dans la mer
comme des régimes de bananes au rebut.
Roman inoubliable, qu’il faut selon moi avoir lu, impossible à
adapter au cinéma tant il est traversé par le souffle du verbe (par
contre, Dans la ville des veuves intrépides est déjà devenu un film,
un nanar, avec Eva Longoria dans le rôle de Rosalba, la maire de
Mariquita – un mauvais script pour un mauvais film). J’ai cependant
eu l’occasion de voir une adaptation théâtrale d’une nouvelle de
Gabriel Garcia Marquez, Un monsieur très vieux avec des ailes,
adaptation que j’avais trouvé réussie parce qu’il y a dans le théâtre
la possibilité d’une magie, d’une force, d’une émotion qui
manquent souvent au cinéma.
Cette nouvelle est tirée du recueil L’incroyable et triste histoire de
la candide Erendira et de sa grand-mère diabolique. Ouvrage qui
peut parfaitement servir d’introduction à qui veut approcher
l’œuvre de Garcia Marquez. Réalisme magique quand l’auteur
réussit ce tour de force de nous faire croire à la réalité de cet « homme
(qui) faisait des efforts désespérés pour se relever et n’y parvenait pas, entravé
par ses ailes immenses ».
On y rencontre, j’allais dire : forcément, des bohémiens qui
« présent(ent) au village le triste spectacle de la femme changée en araignée
pour avoir désobéi à ses parents ».
Puissance de l’imagination olfactive (sans qu’ici il faille passer par la
merde !) : tel ce pêcheur qui « sentit une odeur de roses (et qui) n’eut pas
besoin d’ouvrir la porte pour savoir que c’était une odeur qui venait de la mer ».
Visions qui confinent à l’onirisme : « Ils nagèrent en descendant très
profond, jusqu’à ces lieux où s’achevait la lumière du soleil. Ils passèrent
devant un village englouti avec des hommes et des femmes à cheval, qui tournaient autour du kiosque à
musique ».
Et dans cette nouvelle : Le noyé le plus beau du monde. Après l’avoir enterré, « ils savaient que
désormais tout serait différent, que leurs maisons allaient avoir des portes plus spacieuses, des plafonds plus
hauts et des planchers plus robustes pour que le souvenir d’Esteban (car c’est ainsi qu’on l’a baptisé) puisse
se promener partout sans se cogner contre les linteaux, et qu’à l’avenir personne n’oserait murmurer il est mort
ce grand abruti, quel dommage, il est mort ce beau connard… ». Vos vies ne sont plus les mêmes après les
rencontres magiques auxquelles vous vous trouvez confrontés : tant pour les personnages des
nouvelles que pour nous lecteurs.
Et dans cette autre nouvelle : Le dernier voyage du vaisseau fantôme. Une vision quasi fellinienne (il
y a quand même de belles choses au cinéma !) : cet autre pêcheur qui mène un paquebot géant qu’il
est le seul à voir à la catastrophe, « criant regardez-le, pauvres cons, une seconde avant qu’on entende très
nettement le bruit de casse de quatre-vingt-dix mille cinq cents coupes de champagne qui se brisèrent l’une
après l’autre de la proue à la poupe, et il put s’offrir le plaisir de voir les incrédules contempler bouche bée le
transatlantique le plus grand de ce monde ».
Enfin la nouvelle qui donne son titre au recueil, où revient à plusieurs reprises le thème du rêve,
intercesseur magique qui permet d’accéder au-delà de la réalité terre-à-terre.
- Hier soir, j’ai rêvé que j’attendais une lettre, dit l’aïeule.
Erendira, qui ne parlait jamais que pour des raisons inéluctables,
demanda :
- Et quel jour était-on dans votre rêve ?
- Jeudi.
- Alors la lettre apportait de mauvaises nouvelles, dit Erendira. Mais
nous ne la recevrons pas.
Autre rêve à la fin de la même nouvelle
- Prends garde, sa mort lui a été annoncée. Elle a rêvé d’un paon
dans un hamac blanc.
Rêves, odeurs, magie sont aussi les ingrédients de cet autre roman de Gabriel Garcia Marquez :
Chronique d’une mort annoncée. Ces quelques bribes pour vous donner l’envie d’y aller voir :
« Quand je me réveillerai, pensez à me rappeler que je vais l’épouser » – « Sur l’eau une lueur
intermittente : il s’agissait de l’âme en peine d’un bateau négrier qui avait sombré avec une cargaison
d’esclaves » – « La fatalité nous rend invisibles » – Tout un village qui prend l’odeur de Santiago
Nasar, tué par les frères Vicario – et pour finir, une pincée d’humour : « la masse encéphalique
pesait soixante grammes de plus que celle d’un Anglais normal ».
Dernier titre que je veux évoquer : Douze contes vagabonds, peut-
être moins baroques parce que Garcia Marquez les situe pour la
plupart ailleurs que dans sa Colombie natale (à Paris, Madrid,
Barcelone…, dans cette Europe où il vagabonde).
Le rêve encore,
Elle me répliqua sans attendre : « On me paie pour rêver ». C’était en réalité
son seul métier.
les odeurs, toujours belles et puissantes,
Dans la tombe contiguë, la petite fille était depuis onze ans demeurée intacte.
Au point que lorsqu’on décloua le cercueil, on respira le parfum des roses
fraîches enterrées avec elle. Mais le plus surprenant, toutefois, était l’absence
de pesanteur du corps.
Les éléments qui prennent une force magique. L’eau et la lumière :
Toute une classe de quatrième de l’école élémentaire de Saint-Julien-l’Hospitalier s’était
noyée au numéro 47 du paseo de la Castellana. Noyée dans un flot de lumière…
Le vent (la tramontane) :
Mais au printemps et à l’automne, saisons
pendant lesquelles Cadaqués était plus
adorable encore, tout le monde songeait avec
effroi à la tramontane, ce vent de terre
inclément et tenace qui, aux dires des
habitants et de quelques écrivains échaudés,
porte en lui les germes de la folie. […] Nous
n’eûmes pas à attendre longtemps. Le
concierge était à peine sorti que l’on entendit
un sifflement qui, de proche en proche, se fit
plus aigu et plus intense et s’acheva en une explosion de tremblement de terre. Alors, le vent souffla.
D’abord en rafales espacées, de plus en plus rapprochées, puis l’une d’elles persista, sans relâche,
sans une seconde d’apaisement, avec une intensité et une force qui tenaient du surnaturel.
A ce propos, je vous renvoie à une autre description de la tramontane soufflant cette fois sur
Mosset, écrite par Werner Thalheim, ce jeune allemand qui a rejoint en 1935 Pitt et Yvès Krüger pour
partager avec eux l’aventure de la Coûme : ces lignes ont figuré dans le dernier numéro du Journal
des Mossétans (n°82, novembre-décembre 2011).
Tout se met à trembler sous l’effet de la tempête et, la nuit, tu peux entendre les objets inanimés
joindre leurs voix au formidable concert de la nature. Sur leurs gonds rouillés, les portes couinent
comme des trompettes, les vitres des fenêtres vibrent comme des fifres farceurs, tandis que les poutres
vermoulues du toit jouent les basses mélancoliques. On entend de temps à autre, par intervalles, la voix
de soliste des premiers violons, lorsque le vent, au loin, vient caresser les collines pelées. Je m'enroule
bien dans mes couvertures et je savoure cette symphonie de la nature jusqu'à ce que je me laisse
emporter dans le monde des rêves. (Traduit de l’allemand par ma compagne, Annick Carlier).
Je connaissais Garcia Marquez bien avant de fréquenter la bibliothèque de Mosset. Par contre,
c’est par elle que j’ai découvert cet autre auteur colombien, Evelio Rosero, pour son roman intitulé :
Les armées. Un village de Colombie où les femmes sont belles ; c’est du moins le sentiment
qu’éprouve Ismael Pasos, vieil instituteur à la retraite, toujours émue par la beauté des unes et des
autres : de la Brésilienne sa voisine qui se promène nue derrière la haie d’orangers à la petite
servante Gracielita aux fesses généreuses qui se dandine en essuyant un couteau à dents, brillant et
joyeux, mais comme ensanglanté. « Moi aussi je souffrais, à cause de Gracielita, mais aussi à cause de ce
couteau ensanglanté ». Car si émotion il y a, elle est placée d’emblée sous le signe de la mort et de la
violence.
Lisez Les Armées et vous comprendrez quel cauchemar les
colombiens vivent, pris dans la tenaille de la guérilla et de l’armée
régulière (soutenue par des bandes de para-militaires). D’où ce
titre sans doute : Les armées, au pluriel. Menace de chaque
instant, sans qu’on sache d’où elle vient. Terreur et fatalisme,
relatés avec une économie de mots et d’effets qui fait entendre ici
une voix différente de celle de Garcia Marquez, à l’exception
peut-être des délires érotomaniaques du protagoniste. Pour
preuve ces quelques extraits :
Sur la banquette voisine se trouvait un homme âgé, corpulent,
vêtu de blanc. Et voici qu’un autre homme, tout le contraire du
premier, jeune maigre comme un clou, pieds nus, en maillot et
short effrangé, marche droit sur lui, braque un révolver sur son
front et tire. Le tueur ne tira qu’une fois. L’assassin jeta l’arme au
loin – nul ne fit mine de la ramasser – et marcha tranquillement vers la sortie sans que personne ne
s’interpose. C’est alors que je découvris que l’assassin n’était pas un homme jeune, mais un gamin de
onze ou douze ans.
Conversation entre femmes : « On a tué un bébé » et elles se signent. « Coupé en morceaux. Il n’y
a plus de Dieu. »
J’entends un cri suivi d’un coup de feu. C’est en haut, au coin de la rue. Une ombre blanche passe en
courant d’un coin à l’autre. On n’entend plus rien, sauf des pas précipités qui s’éloignent.
Les contrôles d’identité inopinés et aléatoires qui vous font regretter d’être sorti de chez
vous ou, au contraire de ne l’avoir pas fait. Parfois des soldats (ou des guérilleros, ou des
paramilitaires, allez savoir) eux-mêmes verts de panique. La mort qu’ils donnent, ils savent
qu’à leur tour ils la trouveront. « Quelqu’un murmure : Merde, les revoilà ».
Le capitaine Berrio qui devient fou : « Guérilleros ! s’écrie-t-il brusquement en nous désignant d’une
geste de la main. C’est vous les guérilleros ! et il vient vers nous ». Il va tirer, plusieurs villageois
mourront.
La femme enceinte que l’on enlève parce que le mari est soupçonné de collaboration.
Otilia, l’épouse d’Ismael, qui, de maison en maison, est partie à la recherche de son mari – et
qui disparaît sans qu’on sache ce qu’elle est devenue.
Et Geraldina, la belle Brésilienne, assassinée, dont des soudards violent le cadavre. Emotions
de voyeur abîmées, horreur qui vous enlève vos dernières illusions. La beauté massacrée.
Enfin cet échange, qui dit tout ce qu’il faut penser des ces « armées » en présence :
- Attention, professeur. Nous ne savons pas encore aux mains de qui est tombé le village.
- Quels qu’ils soient, leurs mains sont pareilles.
Roman terrible, mille fois plus efficace que le pavé de James Cañon, mille fois plus crédible et,
surtout, mille fois mieux écrit.
Et le roman de Cañon ne vaut pas les
cochonnailles mossétanes de Cathy Vassail !
Vous pouvez m’en croire… Il faut toujours
revenir aux bonnes choses.
Le Douanier Rousseau : Le Rêve, 1910. © The Museum of
Modern Art, New York
On trouvera à la bibliothèque de Mosset :
de Gabriel Garcia Marquez
- Cent ans de solitude, éditions du seuil – 1968 (390 pages)
- L'Incroyable triste histoire de la Candide Erendira et de sa grand-mère diabolique, éditions grasset – 1977 (160 pages)
- Chronique d’une mort annoncée, éditions Grasset – 1981 (200 pages)
- Douze contes vagabonds, éditions Grasset – 1993 (284 pages)
D’Evelio Rosero
- Les Armées, éditions Métaillé – 2008 (156 pages)
le 19 novembre 2012