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1 table ronde Identité et multiculturalisme Identité et plurilinguisme

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1ère table ronde

Identité et multiculturalisme

Identité et plurilinguisme

Louis-Jean Calvet

LinguisteUniversité de Provence

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Trois espaces linguistiques face aux défis de la mondialisation

Paris, 20 - 21 mars 2001

J e me propose de modifier légèrement le thème que l’on m’a demandé de traiter,identité et multiculturalisme , en le tirant en quelque sorte vers ma spécialité ou

vers ma compétence: étant linguiste, je traiterai d’identité et plurilinguisme , sans pourautant je pense m’éloigner du sujet de notre table rondex, tant les rapports entre langueset cultures sont étroits.

Il existe actuellement dans le monde environ 7000 langues différentes (les chiffres varientconsidérablement d’une estimation à l’autre, mais ce n’est pas le problème qui nousretiendra ici) et un peu moins de deux cents pays, ce qui nous donne une moyenne de plusde trente langues par pays. Les mo.ennes ne sont que des moyennes, et ces chiffres sonttrès approximatifs, mais ils nous montrent que le plurilinguisme est une chose communeet universellement partagée. Il n’existe pas de pays monolingue, et nous sommes tousconfrontés à plusieurs langues (ou à plusieurs formes d’une langue): le plurilinguisme estla chose la plus répandue qui soit.

Mais que faut-il plus précisément entendre par ce terme? Il y a deux façon de le concevoir,soit comme un phénomène individuel (un individu plurilingue, qui manie plusieurs langues,vit entre plusieurs langues, parce qu’il est issu d’un couple bilingue, ou qu’il a beaucoupvoyagé ou beaucoup étudié) soit comme un phénomène collectif (une communautéplurilingue, dans laquelle coexistent plusieurs langues). Ces deux conceptions ne serecoupent pas nécessairement: ainsi un individu vivant dans une société plurilingue peutêtre monolingue, et un plurilingue peut vivre dans une société monolingue. Mais laspécificité des instances internationales réunies ici, représentant la francophonie,l’hispanophonie et la lusophonie, nous poussent à ne retenir que la conception collectivedu terme. Je vais donc tenter de réfléchir sur le problème de l’identité des individus ensituation plurilingue, c’est-à-dire de locuteurs d’une ou de plusieurs langues dans unesociété dans laquelle on parle plusieurs langues.

Ces sociétés plurilingues, dont nous avons vu qu’elles sont chose commune, ne sont pasbâties sur un modèle unique, et sans entrer dans une typologie lourde, nous pouvonscependant évoquer quelques grandes situations, du point de vue institutionnel tout d’abord.Il faut en effet distinguer entre :

1) Les pays à langue officielle unique : ils sont les plus nombreux.2) Les pays officiellement bilingues (comme le Cameroun avec l’anglais et le français,

Israël avec l’hébreu et l’arabe ou le Paraguay avec l’espagnol et le guarani) , trilingues

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(comme le Luxembourg avec l’allemand, le français et le luxembourgeois, ou laBelgique avec l’allemand, le français et le néerlandais), etc...

3) Les pays décentralisés, avec des langues officielles régionales (comme le catalan, lebasque et le galicien en Espagne, l’allemand, le français, l’italien et le romanche enSuisse, des langues plus nombreuses encore en Inde), qu’il y ait ou non une langue "fédérale " : l’Espagne a une langue officielle, l’espagnol (ou castillan), les autreslangues étant régionalement co-officielles, alors que la Suisse a donné à trois de sesquatre langues " nationales " (allemand, français, italien) le statut de langue "officielle " .

Cette diversité de situations nous mène alors à un constat et à une question.

Le constat est simple. Étant donné le grand nombre de langues dans le monde, même sitous les pays étaient officiellement plurilingues, ce qui est loin d’être le cas, il resteraientbeaucoup plus de langues sans statut officiel que de langues ayant un statut (qu’il s’agissede langues officielles, nationales ou régionales), car on imagine mal que chacun des paysdu monde fonctionne en moyenne avec plus de trente langues officielles. Le plurilinguismeest donc intrinsèquement facteur de stratification, voire d’exclusion : il y a partout deslangues non " reconnues " et donc des locuteurs de facto rejetés, ou du moins dont lalangue ne leur permet pas de participer à la vie de l'État, ce qui pose bien sûr à la fois uncertain nombre de problèmes identitaires sur lesquels nous reviendrons et des problèmesde démocratie. Chaque fois qu’un citoyen ne possède pas la langue de l’Etat, ne comprendpas la langue dans laquelle on peut le juger au tribunal et ne peut pas se défendre danscette langue, ne parle pas ou parle imparfaitement la langue dans laquelle ses enfants sontscolarisés s’ils le sont, la langue de la politique, de la vie publique, la démocratie estbafouée.

Le plurilinguisme est en même temps facteur de conflit: même si la notion de " guerre deslangues " n’est qu’une métaphore (les langues ne se font pas la guerre: ce sont les hommesqui la font) nous rencontrons partout des formes de concurrence entre langues, enparticulier en fonction véhiculaire. Le plurilinguisme est enfin facteur de " domination ",certaines langues étant utilisées dans des fonctions " hautes " et d’autres dans desfonctions " basses ", comme le propose le modèle diglossique de Ferguson.

Il n’y a certes dans tout cela rien de nouveau. Aussi loin que remonte notre documentationécrite, et donc dans les témoignages qui nous sont parvenus sur les sociétés du passé, noustrouvons à la fois du plurilinguisme et une répartition fonctionnelle des usageslinguistiques, une hiérarchisation des langues. Nous savons par exemple qu’à Sumer, pourprendre le cas le plus ancien sur lequel nous possédions des données, plusieurs languescoexistaient, sumérien et akkadien au troisième millénaire, le sumérien devenant la languesavante écrite face à l’assyrien et au babylonien au deuxième millénaire, nous savons quela connaissance du sumérien était un signe de distinction, que certaines formes populairesétaient moins prisées, voire méprisées, etc...

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Nous savons tout cela mais nous pouvons en même temps penser, ou espérer, que leplurilinguisme, par la pluralité et la diversité dont il témoigne, par la coexistence qu’ilimpose, par les échanges qu’il permet, peut être facteur de partage, de convivialité,d’ouverture sur les autres. "Apprends une langue, tu éviteras une guerre", dit un proverbearabe, et ces quelques mots résonnent comme un programme.

Et ceci nous mène à la question , qui concerne évidemment à la fois la gestion duplurilinguisme officiellement reconnu (applique-t-on par exemple le principe depersonnalité, comme au Canada? De territorialité, comme en Suisse?) et celle duplurilinguisme en quelque sorte officieux, non reconnu. Nous parlerons dans le premier casde gestion in vitro de ce plurilinguisme et dans le second cas de gestion in vivo , voire depolitique linguistique in vivo . Le continent africain nous en fournit de nombreuxexemples, la gestion in vivo du plurilinguisme aboutissant à l’émergence de languesvéhiculaires venant s’insérer dans les pratiques sociales entre la (ou les) langue(s) de l’etatet les langues " grégaires " ou " vernaculaires ", celles de la quotidienneté. Dans lescapitales alimentées en langues par le phénomène d’urbanisation, les pratiques socialesfont apparaître des langues d’intégration à la ville, comme le wolof à Dakar, le bambara àBamako, le lingala et le munukutuba à Brazzaville, qui permettent l’échange sans pourautant empiéter pour l’instant sur les autres langues en présence. On connaît ainsi denombreux cas de " diglossies ", " triglossies ", voire " quadriglossies ", c’est-à-dire des casde répartition fonctionnelle des usages entre plusieurs langues ou plusieurs formes d’unemême langue. Et, dans toutes ces situations, se pose le problème de l’identité linguistiquedes locuteurs plurilingues. L’urbanisation étant un phénomène galopant, singulièrementdans les pays en développement, les villes et en particulier les capitales jouent un rôlecentral dans le devenir identitaire et linguistique des etats. On parle ainsi dans le mondearabe des dialectes (ou plutôt des arabes) tunisien, égyptien, algérien, etc., mais c’estplutôt d’arabe tunisois, cairote, algérois qu’il s’agit, de la même façon que l’espagnol deBuenos Aires semble symboliser à l’étranger l’espagnol argentin comme le parler parisienreprésente aux yeux du monde la langue française. La pluralité des langues sembleraitainsi dans certains cas tendre vers l’unicité des identités dans le cadre des etats-nations:c’est déjà le cas pour ce qui concerne les etats européens, ce pourrait l’être dans les autresetats du monde, si du moins leur évolution suivait ce modèle.

Mais cette notion d’identité est floue et renvoie à une autre notion, toute aussi floue, cellede communauté. Une communauté linguistique est en effet, selon les auteurs, définiecomme l’ensemble des locuteurs d’une même langue (et dans ce cas un individu peutappartenir à différentes communautés s'il parle plusieurs langues) ou l’ensemble deslocuteurs ayant une même première langue (ou " langue maternelle ", et dans ce cas unindividu ne peut appartenir qu'à une seule communauté). Ainsi un Sénégalais de languepeule, parlant en outre le wolof et travaillant dans l'administration en français sera selonle point de vue considéré comme appartenant à la seule communauté peule ou commeappartenant à trois communautés linguistiques, ou plutôt comme appartenant à unecommunauté sociale dont l'une des caractéristiques est d'être plurilingue. Le débat ici

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amorcé n’est pas seulement académique car il concerne d’une part des millions de gens, etil nous pose d’autre part une question centrale: si l’identité est liée à la communauté, peut-on envisager l’existence de plusieurs identités pour une même personne? Peut-on attribuerà un Angolais parlant à la fois le portugais et une langue bantoue une identité lusophone àcôté de son identité bantoue? La même question se pose bien sûr dans différentes aireslinguistiques, arabophonie, francophonie, hispanophonie, et elle révèle immédiatementl’aspect potentiellement conflictuel de cette notion. Pour ne prendre que quelqueexemples, un catalanophone/hispanophone, un créolophone/francophone ou unberbérophone/arabophone ont-ils deux identités ?

Nous considérerons dans ce texte que oui. Le cas du Sénégalais évoqué plus haut,typologiquement très répandu dans différentes parties du monde, illustre ces changementsou ces alternances d’identité, le choix hic et nunc d’une langue lorsqu’on en possèdeplusieurs étant beaucoup plus que le simple choix d’un instrument de communication.Lorsqu’un Wolof parle en français dans un bureau avec un autre Wolof, il fait d’une certainefaçon un choix de mise en scène, il se donne un rôle, il veut être perçu d’une certaine façon.On cite souvent les cas de fonctionnaires internationaux français qui, à l’ONU ou à laCommunauté Européenne, prennent la parole en anglais. Ce faisant, ils ne font pas quecrever le coeur de francophones québécois, ils affichent quelque chose, ils se donnent à voirsous un certain angle, et leur discours qui dénote ce qu’ils ont à dire connote en mêmetemps autre chose: " je suis anglophone ", " je suis capable de parler anglais ", etc., ilstentent de modifier la perception que les autres ont de leur identité.

Car la langue remplit une fonction identitaire . Comme une carte d’identité, la langue quenous parlons et la façon dont nous la parlons révèle quelque chose de nous: notre situationculturelle, sociale, ethnique, professionnelle, notre classe d’âge, notre originegéographique, etc., elle dit notre identité, c’est-à-dire notre différence. L’identité est eneffet essentiellement un phénomène différentiel: elle n’apparaît que face à l’autre, audifférent, et elle peut donc varier lorsque change l’autre. Nous avons donc différentesidentités lorsque nous possédons plusieurs langues. Ainsi un malien de langue songhay sesentira songhay dans son pays, face à un Bambara ou à un Peul, et sa langue sera alorsinvestie d’une fonction identitaire forte, il la parlera, en famille ou avec des amis, pourmarquer son appartenance à un groupe. Il se sentira malien dans un autre pays africain ouface à un Africain ressortissant d’un autre pays, et sa façon de le marquer linguistiquementsera soit de parler bambara, la langue véhiculaire dominante, soit de parler le français duMali. Face à un Africain anglophone, son identité sera sans doute francophone, et enEurope son identité sera africaine. Il vit donc un enchâssement d’identités , qui varientd’un pays à l’autre. Par exemple un Gabonais bapunu se sentira Bapunu dans son pays,face à un Fang ou à un Myéné, et sa langue, le ipunu, remplira une fonction identitaire,mais il ne pourra pas, hors de son pays ou face à un étranger, manifester sa " gabonité "par l’usage d’une langue gabonaise car c’est le français qui fonctionne comme languevéhiculaire dans ce pays. Ou encore un Camerounais bamiléké marquera par l'usage de salangue son identité bamiléké face à un Fang mais aura à un autre niveau, dans cet

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enchâssement d’identités, le choix entre le français ou l’anglais, selon sa région d’origine,pour marquer sa "camerounité".

Ce que nous venons d’esquisser pour les situations plurilingues vaut aussi à l’intérieurd’une même langue: notre façon de parler une langue parle de nous et nous situe face auxautres locuteurs de la même langue. Ainsi John Gumperz, étudiant l'alternanceconversationnelle entre la langue de la famille, du milieu restreint, et la langue dominante,celle de la vie publique, a développé les notions de " we code " et de " they code ", " notre"langue et " leur " langue, décrivant des stratégies de discours consistant à opposer lalangue identitaire à celle du milieu ambiant, à passer de l'une à l'autre. Son terraind'enquête, celui des " latinos " de Californie, fait que le we code est ici l'espagnol et le theycode l'anglais. Nous pourrions bien sûr utiliser la même approche pour diverses autressituations, kabyle et arabe, corse et français, basque et castillan, etc. Mais cette approchepeut aussi s’appliquer à des situations " monolingues ", c’est-à-dire que l’on peut dans lecadre d’une même langue distinguer des traits " we " de traits " they ", voire les inventer,les produire. Nous prendrons pour exemple le français des jeunes des banlieues (dans larégion parisienne) ou des cités (à Marseille). Dans les deux cas en effet des populationsjeunes, soumises à l'exclusion sociale et à l'échec scolaire, dominant mal la langue du paysd'accueil (le français) et ne dominant pas la langue de leurs parents, se construisent un wecode à partir du they code, c'est-à-dire qu'ils vont travailler la langue française, que cesoit par des transformations volontaires de type verlan (c'est le cas dans la régionparisienne) ou par des emprunts à l'arabe, au gitan, au comorien et par le développementd'une phonologie particulière (c'est le cas dans les quartiers Nord de Marseille) pour sedonner une forme identitaire de la langue commune. Le besoin de marquage identitaire, dedistinction, pousse ainsi à imposer sa marque à la langue, la fonction créant en quelquesorte la forme linguistique nécessaire à sa manifestation. Les accents régionaux, les motslocaux peuvent jouer le même rôle et nous pouvons ainsi selon notre interlocuteur et faceà lui nous situer, par un subtil jeu intralinguistique, du côté d'une identité ou d'une autre,dans un rôle ou dans un autre, avec lui ou contre lui.

Revenons donc au thème de ce texte, identité et plurilinguisme . Ce qui précède nousmontre tout d’abord qu’il convient de mettre identité au pluriel : identités etplurilinguisme. Nous sommes ici dans un lieu plurilingue, puisque nous relevons d’aumoins trois ensembles linguistiques, et que nous sommes classés aux yeux des autres, parrapport aux autres, comme francophones, hispanophones ou lusophones. Mais en mêmetemps la façon dont nous parlons nos langues respectives nous donne une identité plusprécise: brésilien, espagnol, ou québécois par exemple. Enfin, pour certains d’entre nous,cette identité relève d’un certain niveau dans un enchâssement d’identités, dans unehiérarchisation de nos identités: francophone, certes, mais aussi gabonais et bapunu,hispanophone espagnol mais aussi galicien, lusophone capverdien et créolophone, etc... Etcette formulation nous suggère que ces identités enchâssées peuvent aussi êtreconcaténées. De la même façon que notre carte d’identité ou notre passeport fournitdifférents renseignements, nom, prénom, date et lieu de naissance, nationalité, lieu de

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résidence, notre formule identitaire , comme une chaîne d’ADN, nous définit avecprécision par une chaîne de déterminants. L’auteur de ces lignes est français etfrancophone, mais il est né en Tunisie où il a vécu dix-huit ans et n'utilise pas la mêmeforme de langue lorsqu'il est chez sa mère ou lorsqu'il donne une conférence. Certains demes étudiants sont francophones, français, marseillais, de parents italiens ou maghrébins,etc. Prenons un cas au hasard: francophone, français, marseillais, de parentsitaliens . J’ai transcrit les constituants de cette chaîne, de cette formule identitaire, dansun certain ordre, mais je pourrais aussi bien l’écrire francophone, de parents italiens,français, marseillais , ou encore de parents italiens, marseillais, francophone,français, l’ordre importe peu car ces formules identitaires définissent ce qui nousrapproche et ce qui nous différencie, et c’est l’intersection de nos traits commun quiconstitue une identité collective. En revanche les effets des différents constituants, la façondont ils sont perçus, vécus, ont aussi leur importance : il ne suffit pas d’être objectivementmarseillais ou galicien, encore faut-il savoir si l’on veut l’être, si l’on adhère à cette identitéou si on la rejette, si l’on est accepté par les autres comme tels, etc.

Notre réflexion actuelle (et ce " notre " n’est pas une formule recherchée pour désignerl’auteur de ce lignes, il nous englobe tous), nos tentatives d’élaborer face à un ordremondial qui risque de nier ces identités un équilibre de la diversité, doit donc tenir comptede cette pluralité identitaire. La francophonie n’est pas une, l’hispanophonie et lalusophonie non plus. Les pays regroupés dans la CPLP (Communauté des Pays de LanguePortugaise) par exemple le sont au nom d’un des traits de leur formule identitaire, unepartie d’entre eux appartient au PALOP (Pays Africains de Langue Officielle Portugaise) aunom d’un autre trait de cette formule, etc... Un québécois est francophone et américain, uncubain et un dominicain ont en commun quelque chose de plus que leur hispanophonie,etc...

Ce qui revient à dire que la diversité qui apparaît comme l’un des mots d’ordre de lafrancophonie doit être considérée à la fois comme externe et interne, ou comme horizontaleet verticale. Externe (ou horizontale) dans la mesure où elle concerne les rapports entregrands ensembles linguistiques, le respect mutuel, la solidarité avec l’arabophonie,l’hispanophonie ou la lusophonie, interne (ou verticale) dans la mesure où elle devrait aussiconcerner les rapports entre identités dans ces différents ensembles, avec les languesamérindiennes pour l’hispanophonie, les langues africaines pour la francophonie, etc. End’autres termes, si la défense de la diversité peut permettre aux grands ensembleslinguistiques de préserver leur identité dans le concert des langues du monde et enparticulier face à l’anglais, elle ne doit pas pour autant faire oublier qu’au sein de cesgrands ensembles existent une autre diversité, d’autres identités, d’autres plurilinguismes.

Le " modèle gravitationnel "1 peut sur ce point nous être utile pour aborder cette situation.Nous avons dit que l’on parlait dans le monde environ sept mille langues différentes. Dans

1 Voir Louis-Jean Calvet, Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon 1999

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cette diversité linguistique qui apparaît à première vue comme un grand désordre, lessystèmes de plurilinguisme introduisent une certaine organisation. En effet, lorsque leslocuteurs de telle ou telle langue en acquièrent une autre, ils ne la " choisissent " pas auhasard. Un bilingue arabe/kabyle en Algérie a par exemple 99% de chances d’avoir lekabyle pour première langue, comme un bilingue espagnol/quechua en Équateur a 99% dechances d’avoir le quechua pour première langue ou comme un bilingue portugais/tupi auBrésil a toutes les chances d’avoir le tupi pour première langue: les bilinguismes sontorientés, et leur orientation nous permet de représenter les relations entre les langues dumonde comme une sorte de galaxie constituée par différentes strates de gravitation. Autourd’une langue " hypercentrale ", l’anglais, pivot du système, gravitent une dizaine de langues" supercentrales " (espagnol, français, arabe, russe, portugais, hindi, malais...) dont leslocuteurs, lorsqu’ils sont bilingues, ont tendance à parler soit la langue hypercentrale,l’anglais, soit une langue de même niveau, une langue supercentrale. Un français parexemple apprend parfois l’anglais ou l’espagnol, rarement le lingala ou le kabyle... Ceslangues sont à leur tour pivot de gravitation pour une centaine de langues centrales qui, àleur tour, sont le centre de gravitation de 6 à 7000 langues périphériques. Nous avons ainsiun modèle représentant la pluralité linguistique du monde dont les systèmes de bilinguismesont le ciment. Et la projection de ce modèle sur une portion de territoire, une région, unetat ou un grand ensemble linguistique, détermine sa " niche écolinguistique ", un espacede coexistence et parfois de conflits entre langues dans lequel peuvent éventuellementintervenir des politiques linguistiques. Reste à savoir quelle place y trouvent les identités.Car cette pluralité peut être vécue très différemment, comme une richesse, bien sûr, maisaussi comme une malédiction. J’ai entendu tout récemment des étudiants gabonais seplaindre de ce que la trop grande diversité linguistique de leur pays (environ cinquantelangues pour un peu plus d’un million d’habitants), associée à l’absence de languevéhiculaire endogène (c’est le français qui remplit cette fonction dans les grandes villescomme Libreville ou Port-Gentil), les privait d’une langue " du secret ", face aux Maliensqui disposaient du bambara, aux Sénégalais qui disposaient du wolof, etc. Nous avons encommun le français, disaient-ils, mais lorsque dans des réunions africaines nous voulonsnous concerter entre Gabonais, nous ne pouvons le faire qu’en français, alors que lesautres ont " leur " langue. Cette idée d’absence de " langue du secret " est lourde defrustrations identitaires. Ces étudiants ne voulaient pas nécessairement suggérer qu’ilconvenait de remplacer le français par autre chose, mais ils s’interrogeaient sur la façondont ils pourraient marquer, linguistiquement, leur gabonité. Certains regrettaient mêmel'absence d'un pouvoir fort et volontariste qui puisse imposer une langue gabonaise commelangue unique du pays, n’importe laquelle disaient-ils (même s’ils pensaient, sans oser leformuler, au fang), tandis que d’autres considéraient le français comme la seule langued’unification possible face au " tribalisme " que risquaient de symboliser les languesendogènes (mais ceux-là étaient sans doute locuteurs de langues minoritaires etcraignaient une domination du fang dont seul le français pouvait les préserver). Dans leurformules identitaires , certains constituants étaient en quelque sorte privés detraduction linguistique. Ils se sentaient francophones à travers le français, punu, fang oumyéné à travers leurs langues respectives, mais aucune langue ne venait incarner leuridentité gabonaise.

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Or cette situation, déclinée sans doute de différentes façons, se retrouve un peu partoutdans le monde. Nous avons tous nos identités, et nous sommes presque tous confrontésau plurilinguisme, au sens le plus courant, celui qui met en présence plusieurs langues, ouau sens plus particulier et apparemment paradoxal de " plurilinguisme dans lemonolinguisme ", un plurilinguisme interne, celui qui projette dans la langue, par lesdifférents usages que nous en faisons, quelque chose de nous. Le problème est alors depouvoir relier ces deux ensembles, celui des identités et celui des langues, de pouvoirchaque fois que nous sommes face à l’autre utiliser la langue ou la forme linguistique quisoit nous rapproche de lui, soit marque notre différence.

La notion de diversité, de droit à la différence identitaire et linguistique, face à ladomination de la langue hypercentrale, l’anglais, fait alors du sens. Il ne s’agit pas dedéfendre les langues pour elles-mêmes, mais pour ce qu’elles expriment de chacun d’entrenous, pour ce qu’elles ont de nécessaire à chacun d’entre nous. Nous avons tous un droitimprescriptible à notre langue grégaire, la langue de la famille, de l’environnementquotidien. Nous avons un droit tout aussi imprescriptible à la langue de l’etat. Nous avonsenfin droit à une langue de communication internationale. Certaines de ces languespeuvent exprimer une partie de notre identité. D’autres peuvent n’être que de simplesinstruments. Mais toutes ont leur espace, leur utilité, leur nécessité. Toutes nous serventà nous insérer dans le monde, à y trouver notre place, à nous y exprimer.

La crainte de la culture unique, de la langue unique, que ressentent aujourd’hui beaucoupde gens, n’est peut-être qu’une grande peur millénariste. Mais l’identité unique est, elle,une utopie, au sens étymologique du terme (utopie, du grec ou topos, signifie "non lieu","nulle part"), elle n'existe pas car si l’identité est différentielle, elle en implique d’autres,différentes, et l’on ne peut défendre son identité sans défendre celle des autres, comme onne peut défendre sa culture sans défendre celle des autres, ni défendre sa langue sansdéfendre celle des autres. Nous avons alors un chemin tout tracé, difficile sans doute caril implique que, pensant notre différence et notre identité, nous pensions aussi celle desautres.

Au terme de ces réflexions, est-il possible de suggérer des propositions concrètessusceptibles de faire avancer les choses? Je voudrais, plus modestement, avancer quelquesthèmes sur lesquels nous pourrions utilement réfléchir.

Dans le cadre de chacun des grands ensembles linguistiques que nous représentons, toutd'abord, comment respecter les identités diverses? Nous avons vu que celles-ci pouvaients'incarner soit dans des formes différentes d'une même langue soit dans des languesdifférentes. Le premier cas de figure nous mène au problème de la norme, car chaque foisqu'une langue a plusieurs formes, l'une d'entre elles est investie de légitimité et s'imposeaux autres comme "la" norme linguistique. Nos langues sont parties de pays européenspour se répandre dans le monde, de France, du Portugal, et d'Espagne, où la norme est

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endogène, voire indigène, née sur place. Mais elle est souvent exogène ailleurs car les paysd'origine de nos langues ont eu tendance à vouloir imposer la leur. En 1870 par exemple,la Real Academia Española proposait aux anciennes colonies espagnoles de collaborer avecelle sous forme d’académies correspondantes, afin sans doute de centraliser la "législationlinguistique", le droit de légiférer, de légitimer. Elle ne rencontra pas un grand succès. Sila Colombie répondit favorablement très vite (1871), les autres pays ne se précipitèrentpas: l’Equateur donna suite en 1874, le Mexique en 1875, le Venezuela en 1884, le Chilien 1886, le Pérou en 1887, le Guatemala en 1888, l’Argentine en 1931 et d’autres plus tardencore. Pendant ce temps, la langue espagnole continuait à évoluer de façon différenciéedans ces différentes niches écolinguistiques, on publiait des ouvrages consacrés à cesformes locales (dès 1851 par exemple, un ouvrage scolaire fut publié sous le titre deGrammaire argentine ), etc... Aujourd'hui, le rapport à l'espagnol dans les payshispanophones d'Amérique est extrêmement décomplexé. Ses locuteurs se sentent peut-être membres de l'hispanité, mais cela n'implique pour les différents pays latino-américains hispanophones aucun lien particulier à l'Espagne ni surtout une totalesoumission à la norme ibérique. La francophonie est sur ce point beaucoup pluscentralisatrice: à Dakar, à Niamey, à Abidjan, à Brazzaville de jeunes gosiers tententd'apprendre à parler comme sur les berges de la Seine, puisqu'il n'est bon bec que de Pariset que les formes locales de français n'ont pas droit de cité à l'école. Ne pourrions-nous pasimaginer de proposer, sous une forme à déterminer, que chacun des pays qui la constituese donne une instance délibératrice lui permettant par exemple de décider de la formelinguistique à adopter dans le système scolaire? La même démarche ne serait-elle paspossible dans la lusophonie?

Quant aux plurilinguismes qui caractérisent nos "Xphonies", leur gestion relève bien sûr dela liberté de chacun des etats. Mais il n'y a pas vraiment de politiques linguistiquesnationales dans les pays africains francophones ou lusophones, et peut-être pourrions-nous réfléchir à la façon d'en susciter, à la façon de faire respecter à la fois la diversitéhorizontale et la diversité verticale. Ne serait-il pas utile dans un premier temps deproposer à des cadres africains une formation en politique linguistique?

Enfin, pour ce qui concerne la statut des grandes langues internationales, l'espagnol, lefrançais, le portugais, sans doute serait-il utile d'établir un relevé des desiderata dechacune de ces Xphonies. La place de l'espagnol (mais aussi de l'allemand) dans lacommunauté européenne mérite par exemple réflexion: toutes les langues officielles despays membres y sont théoriquement langues de travail, mais les documents sontessentiellement traduits en français et en anglais, ce qui a entraîné quelques frictions aurécent sommet de Nice. Celle du portugais (ou plutôt l'absence de statut du portugais) àl'ONU et à l'UNESCO est également à considérer. Il y a sur ce point des actions possibles,en partenariat, qui auraient l'avantage d'affirmer une volonté commune de faire respecterla diversité. Ce front uni, s'il était réalisable, s'honorerait de ne pas oublier d'autreslangues traitées de façon injuste: je pense par exemple au malais, au hindi. Ici, pour

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éclairer le lecteur, quelques données chiffrées sont utiles. Voici par exemple quelquesévaluations du nombre de locuteurs des principales langues du monde.

On y voit que le hindi, le bengali, le malais sont autant ou plus parlées que nos langues. Sinous interrogeons les prévisions d'évolution des populations, nous voyons que l'ordred'importance de ces langues devrait changer:

Quid Linguasphere SIL

1. chinois 1 milliard 1 milliard 885 millions2. anglais 500 millions 1 milliard 322 millions3. hindi 497 millions 900 millions 182 millions4. espagnol 392 millions 450 millions 332 millions5. russe 277 millions 320 millions 170 millions6. arabe 246 millions 250 millions -7. bengali 211 millions 250 millions 189 millions8. portugais 191 millions 200 millions 170 millions9. malais 159 millions 160 millions ?10. français 129 millions 125 millions 72 millions11. allemand 128 millions 125 millions 98 millions12. japonais 126 millions 130 millions 125 millions

On y voit que le hindi, le bengali, le malais sont autant ou plus parlées que nos langues. Sinous interrogeons les prévisions d'évolution des populations, nous voyons que l'ordred'importance de ces langues devrait changer:

Population 1999 (en millions) Prévision 2025

Chine 1 254 1 561Pays anglophones 744 1 048Inde 986 1 414Russie 146 138Pays hispanophones 345 484Pays arabophones 264 448Pays lusophones 209 285Indonésie 211 287Pays francophones 308 506Allemagne 82 80Autriche 8 8Japon 126 121

Page 13: 1 table ronde Identité et multiculturalisme Identité et plurilinguisme

Trois espaces linguistiques face aux défis de la mondialisation

Paris, 20 - 21 mars 2001

Et si nous prenons en considération le nombre de pays dans lesquels les langues sontofficielles, nous avons encore un autre classement :

1. anglais (45 pays)2. français (30 pays)3. arabe (25 pays)4. espagnol (20 pays)5. portugais (7 pays)6. allemand (5 pays)6. swahili (5 pays)8. malais (4 pays)8. néerlandais (4 pays)

10. chinois (3 pays)10. russe (3 pays)12. hindi (2 pays)13. japonais (1 pays)

Tous ces éléments donnent à réfléchir, et il serait utile de mettre sur pied un groupe detravail chargé de faire des propositions concrètes pour le respect de la démocratielinguistique dans les échanges internationaux et d'analyser les expériences menées dansdifférents espaces pour voir dans quelle mesure elles sont transférables ailleurs. Je penseici aussi bien au combat des Shuar ("Jivaro") en Équateur qu'à la co-officialité régionale ducatalan, du galicien et du basque en Espagne. Ce groupe de travail pourrait être chargé soitde rédiger un rapport comportant des propositions concrètes, soit d'organiser une réunioninternationale sur la diversité linguistique dans le cadre de la mondialisation. Un combatcommun, s'il devait se réaliser, impliquerait une analyse critique des différentes pratiqueset des différentes expériences. C'est à cette condition qu'une action en faveur du respectdes identités, du multiculturalisme et du plurilinguisme aurait un minimum de crédibilité,qu'elle n'apparaîtrait pas comme une sorte de "Yalta linguistique" uniquement destiné àdéfendre face à l'anglais quelques langues de nantis mais comme un véritable combat pourla diversité.