10 LES CYBERNAUFRAGÉS L’ENFER GLACE - Bayard jeunesseprimenumerique.bayardjeunesse.ca/wp-content/themes/... · Alexandre et Daphnée vont tester une machine ... 21883_Bayard_CyberNaufT1_INT_HR01.indd

DENIS CÔTÉ

LES CYBERNAUFRAGÉS

L’ENFERDE GLACE

Attention , d é part im minen t !

10... Alexandre et Daphnée vont tester une machine révolutionnaire.

9... Leur enseignant les a recrutés pour un projet virtuel…

8... Une technologie qui abolit la frontière entre réelet fi ction.

7... Une immersion pour plonger au cœur d’un roman…

6... Pour découvrir un livre de l’intérieur…

5... Pour vivre des sensations fortes…

4... Pour interagir avec les personnages d’une histoire.

3... L’expérience doit durer quinze minutes.

2... Les participants ignorent tout de leur destination.

1... Cette aventure repoussera les limites de leur imaginaire.

0... IMMERSION !

Depuis 1983, Denis Côté a publié une cinquantaine de livres,la plupart destinés à la jeunesse. Il a remporté de nombreux prixet été traduit en diverses langues.

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Les CybernaufragÉs

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Côté, Denis, 1954-

Les Cybernaufragés. L’enfer de glace

(Crypto) Pour les jeunes de 13 ans et plus.

ISBN 978-2-89579-742-5

I. Titre. II. Titre : L’enfer de glace

PS8557.O767C92 2016 jC843’.54 C2016-940528-1PS9557.O767C92 2016

Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2016 Bibliothèque et Archives Canada, 2016

Direction éditoriale : Gilda Routy Direction littéraire et artistique : Thomas CampbellRévision : Sophie Sainte-MarieIllustration de la couverture : Maxime BigrasMise en pages : Mardigrafe

© Bayard Canada Livres inc. 2016

Principal partenaire public

Denis Côté remercie le Conseil des arts et des lettres du Québec de son appui financier.

Nous reconnaissons l’appui financier du gouvernement du Canada.

Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication.

Cet ouvrage a été publié avec le soutien de la SODEC. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.

Bayard Canada Livres 4475, rue Frontenac, Montréal (Québec) Canada H2H 2S2 [email protected] bayardlivres.ca

Imprimé au Canada

978-2-89770-053-9

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Les CybernaufragÉs

L’ENFERDE GLACE

Les CybernaufragÉsLes CybernaufragÉs



À tous ces créateurs d’imaginaire qui m’ont donné l’espoir.

À Anna K. qui m’a dit en pleurant que mes livres l’avaient sauvée.



1aLeXanDre

Je hais les profs qui me prennent pour un con.

Le meilleur exemple, c’est Edgar Sabourin, le prof de français. Je ne sais pas quel est son problème, mais on dirait que son activité préférée, c’est de me rendre ridicule devant les autres élèves.

Je fais pourtant de mon mieux dans son cours. Ce n’est quand même pas ma faute si les livres ne m’intéressent pas. À quoi ça sert, un livre, dans le monde d’aujourd’hui, quand il y a Internet, les téléphones intelligents, les tablettes et tout le reste ?

Je n’aime pas les livres et je n’aime pas les grands mots, point final. J’ai le droit, non ? Ce n’est pas un crime ni un handicap. Après mes études, je ne veux pas devenir un super intellectuel, ou un professeur d’université, ou une encyclopédie vivante. Tout ce que je veux, moi, c’est gagner de l’argent. Pas des tonnes, juste assez pour avoir

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une vie normale. Et je vais être franc. De l’argent, j’aime-rais ça en gagner le plus vite possible. Aussitôt que j’aurai l’âge, je vais donner mon nom dans tous les fast-foods de la région.

Je n’ai jamais compris ceux qui trouvent que les livres, c’est si important. Pour ces gens-là, les livres, ça dépasse tout ce qui existe. Comme si c’était quelque chose de sacré. Et le cinéma, juste pour donner un exemple, ce n’est pas important, ça ? Qu’est-ce que ça vaut, un livre, comparativement à un bon film ? Est-ce qu’il y a de la musique dans un livre ? Du mouvement, de la couleur, des effets spéciaux, du 3D ?

On ne peut pas imaginer Edgar Sabourin aller au cinéma pour voir, mettons, Star Wars. Pas plus qu’on peut l’ima-giner regarder un DVD d’Iron Man, de Hulk ou de Batman. Bon, eh bien, est-ce qu’il y a quelqu’un qui le prend pour un abruti à cause de ça ?

Chacun ses goûts. Edgar Sabourin, est-ce que je le ridicu-lise parce qu’il ne sait pas quel pays a gagné la Coupe du monde de hockey sur glace l’année dernière ?

Lui, il adore se moquer de moi. Il n’y a pas si longtemps, ce professeur était en train de nous expliquer quelque chose de pas simple. Et là, tout à coup, il s’est tourné vers moi, le doigt tendu dans ma direction comme si je faisais quelque chose d’incorrect.

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— Alexandre ! Au lieu de rêvasser à je ne sais quel super-héros ou, plus vraisemblablement, à je ne sais quelle superhéroïne, pourrais-tu nous donner un exemple de texte littéraire non narratif ?

Ça n’avait rien de nouveau, il est toujours sur mon dos comme ça. Je lui ai répondu :

— Pas de problème. Le poème endormant que vous nous avez lu l’autre jour, c’en était un.

Ma réponse était bonne. Mais Sabourin, au lieu de me féliciter ou de me remercier, il a continué à me taper dessus ! Il a froncé les sourcils, les yeux lui sont sortis de la tête et il m’a demandé :

— Tiens donc ! Et de quoi s’agissait-il ?

— Je ne me souviens pas du titre mais, euh, l’auteure était une femme. Ah oui, ça me revient ! Elle s’appelait Martine je ne sais pas quoi.

— Martine… Hum… Par hasard, ne confondrais-tu pas avec Alphonse de Lamartine, poète et homme politique français du 19e siècle, qui fut l’un des plus importants représentants du mouvement romantique ?

Martine, Lamartine… D’accord, je m’étais trompé. Encore une fois, j’avais l’air stupide devant les autres élèves. Tout le monde riait, mais je suis certain que la plupart d’entre eux n’auraient pas mieux répondu que moi.

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Je n’aime pas avoir l’air d’un loser. Il fallait que je réplique quelque chose. Alors, j’ai sorti un des seuls grands mots que je connaissais :

— Que l’auteur s’appelle Martine ou Alphonse, ça ne change rien. Le poème que vous nous avez lu, il était incontestablement endormant.

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2DaPHnÉe

Edgar Sabourin, je l’adore. C’est le meilleur professeur que j’ai jamais eu.

Ce n’est plus un jeune homme, il n’est sûrement pas loin de la retraite. Personne ne connaît son âge, mais, à le regarder, on lui donnerait beaucoup plus que soixante ans. Il est grand, maigre, osseux. Les rares cheveux qui lui restent sont d’une blancheur immaculée.

Pourtant, sur le plan de la fougue, de l’énergie, de la passion, il pourrait en montrer à des tas de jeunes. Je n’ai jamais vu un professeur aimer autant la matière qu’il enseigne. On dirait qu’il considère la langue et la littéra-ture comme des cadeaux tombés du ciel.

Je suis un peu comme cela, moi aussi. La lecture a toujours été mon occupation favorite. Je ne veux pas me comparer à monsieur Sabourin, loin de là. Dans le domaine de la littérature, je suis une ignorante à côté de lui.

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Combien de livres ai-je lus jusqu’à présent ? Deux ou trois cents, peut-être, en incluant les petits romans jeunesse que je lisais avant d’entrer au secondaire. Trois cents, je sais que ça paraîtrait énorme pour la plupart des élèves que je côtoie et qui lisent seulement les livres obligatoires. Mais c’est insignifiant comparativement à la profusion d’œuvres littéraires que connaît monsieur Sabourin. J’ai parfois l’impression qu’il a tout lu, et pas seulement les ouvrages en langue française. Il lui arrive souvent de nous parler de littérature anglaise, espagnole, russe, allemande, et j’en passe.

En classe, lorsqu’il nous parle d’une œuvre, il s’illumine. Son regard se met à briller. Il s’anime, gesticule et parle fort. Dans ces moments-là, il est tellement pris par son sujet, tellement concentré qu’il ressemble à un comédien sur une scène de théâtre.

Une œuvre littéraire, pour lui, ça n’a pas d’âge. Ça ne peut être vieux ou ancien. C’est une créature vivante. Même les textes de l’Antiquité, comme L’Odyssée d’Homère, monsieur Sabourin les aborde comme s’ils avaient été écrits il y a une semaine.

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Il n’y a pas longtemps, notre professeur nous a lu un poème d’Alphonse de Lamartine. En écoutant les commentaires de monsieur Sabourin, on avait le sentiment que l’auteur vivait toujours et qu’il avait encore des choses à nous dire, à nous qui sommes nés presque deux cents ans après lui.

C’est vrai que monsieur Sabourin est quelqu’un de très spécial, voire d’un peu bizarre. J’ai souvent entendu des élèves se moquer de lui derrière son dos. Plusieurs disent qu’il est débile ou même carrément fou. Je ne peux pas nier qu’il me donne parfois l’impression d’être né sur une autre planète.

Mais il reste un être humain et, comme tout le monde, il se fâche à l’occasion. En général, cela se produit quand un élève dit une grosse bêtise. Cela vient d’un garçon la plupart du temps.

Pourtant, même quand Edgar Sabourin semble en colère, on peut voir la tendresse dans son regard. La tendresse, oui, ainsi qu’une lueur d’humour et de complicité. Cela signifie que sa colère est un peu forcée, qu’il fait semblant de nous mépriser, et surtout qu’en dépit des apparences il ne nous prendrait jamais pour des cons.

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3eDgar

Ce qu’on me propose est extraordinaire.

Quel professeur de littérature, quel lecteur passionné, quel amoureux des livres ne seraient pas enthousiasmés par un tel projet ? Pour quelqu’un comme moi, dont l’in-dispensable nourriture est faite de romans, de contes, de pièces de théâtre, il s’agit bel et bien du rêve ultime !

Je suis un dinosaure. Je le sais et je l’accepte. Mieux encore, je choisis chaque jour de continuer à l’être. Les nouvelles technologies m’agacent, me démoralisent et me font perdre espoir en l’avenir. Un jour viendra où l’on implantera un système de télécommunication avec accès Internet dans le cerveau de chaque nouveau-né.

Je me passerais volontiers de tous ces gadgets. Je n’utilise pas de téléphone cellulaire ni de tablette numérique. Quand j’ai envie de musique, j’allume la radio ou je sors un de mes anciens disques en vinyle de sa pochette de

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carton. En classe, j’écris sur un bon vieux tableau noir avec une bonne vieille craie blanche. Mes seules conces-sions à la modernité : Internet et le courrier électronique.

Le système mis au point par Nicolas n’aurait donc dû susciter aucun intérêt chez moi. Je n’en aurais même jamais entendu parler si je n’avais pas donné cette confé-rence à l’université où il travaille. On m’avait demandé de faire un exposé sur l’utilité de la littérature dans l’en-seignement au 21e siècle.

Fidèle à mes convictions, j’ai déclaré que la littérature à l’école était plus indispensable que jamais, qu’elle favo-risait le développement de la pensée et de l’imagination, qu’elle contrebalançait la médiocrité des médias, et cetera.

La conférence achevée, ce gros bonhomme s’est approché de moi :

— Bonjour, je m’appelle Nicolas, je suis informaticien et je cherche des idées pour mon travail.

Le chou à la crème qu’il grignotait paraissait délicieux. D’autres gâteries du même ordre s’entassaient dans le sac qu’il serrait contre sa poitrine.

— Informaticien ! ai-je dit, étonné. Ma conférence portait sur la littérature ! Comment mes propos vous apporte-raient-ils des idées ?

Il a tiré de son sac un éclair au chocolat.

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— Savez-vous, m’a-t-il demandé, qu’un laboratoire de cyberpsychologie est rattaché à cette université ?

— Un laboratoire de… Pardonnez-moi, j’ai mal compris.

— Cyberpsychologie. C’est une science encore peu connue du grand public, mais qui avance à pas de géant. En guise d’exemple, vous avez sûrement entendu parler des simula-teurs de vol pour les gens qui ont peur de l’avion ?

— Euh, oui, ai-je dit sans conviction.

— Eh bien, cet appareil est une des applications les plus anciennes de ma discipline. Le principe consiste à créer un environnement virtuel à trois dimensions dans lequel le sujet peut évoluer de manière interactive. Cela aide à traiter divers problèmes cognitifs et comportemen-taux, notamment les troubles anxieux, les phobies, la panique…

Agacé, je l’ai interrompu :

— Une minute ! Tout ceci est du chinois pour moi. Je suis un enseignant du secondaire, pas un lauréat du prix Nobel !

Il a souri, les joues arrondies par la pâtisserie qu’il venait d’engouffrer. Après un instant, il a repris :

— Le système RV auquel je travaille…

— RV ? Cela signifie…

— Réalité virtuelle.

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J’ai écouté ce que ce brillant jeune homme avait à me dire. Mon intérêt s’est vraiment éveillé lorsqu’il a commencé à me décrire son nouveau projet : créer des réalités virtuelles à partir d’œuvres littéraires.

— Pardon ? ai-je dit en tressaillant presque. Et comment cela fonctionnerait-il ?

— Ce sera pareil au simulateur de vol, mais en beaucoup plus raffiné. Vous avez compris que la réalité virtuelle est la représentation numérique d’un environnement en trois dimensions. Le mot « représentation » implique que l’environnement en question n’est pas réel, qu’il est une imitation du réel.

— J’avais compris, mais quel rapport avec la littérature ?

Il s’est rempli la bouche d’une poignée d’arachides avant de satisfaire ma curiosité :

— Mon système permettra d’entrer à l’intérieur d’une œuvre littéraire. Il reproduira dans les moindres détails ce que l’auteur de cette œuvre a imaginé : l’époque, les lieux, les sons, les odeurs, le climat. L’utilisateur pourra rencontrer les personnages de l’histoire et interagir avec eux. D’une certaine manière, il deviendra lui aussi un personnage de l’œuvre.

Profitant de ma stupéfaction, Nicolas a ajouté avec un sourire :

— Monsieur Sabourin, aimeriez-vous collaborer avec moi ?

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4

Daphnée est assise dans le grand escalier qui mène à la cafétéria. Elle lit. Elle est si concentrée qu’elle ne perçoit pas les sons et les mouvements autour d’elle.

Alexandre est debout, quatre marches plus haut. Il ne lit pas, lui. Depuis quelques minutes, il observe la jeune fille. Il la trouve jolie.

Tout à coup, sans raison particulière, Daphnée lève la tête et aperçoit le garçon. Elle se rend compte qu’il la regarde, mais surtout qu’il ne détourne pas les yeux.

Elle le connaît de vue. Lui aussi est en secondaire 3 et il suit le cours de français donné par monsieur Sabourin.

Daphnée ignore pourquoi elle ne replonge pas dans son livre.

Alexandre lui sourit. Surprise, désarçonnée même, elle baisse la tête. Ses joues, soudain, sont brûlantes.

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Elle voudrait s’enfuir. En même temps, une part d’elle-même aimerait que cette rencontre ne s’arrête pas là, que le garçon pousse l’audace, qu’il s’approche d’elle, qu’il lui adresse la parole.

Quand il descend lentement l’escalier et s’assoit à côté d’elle, le cœur de Daphnée se met à cogner. Elle se sent mal. Elle n’a jamais su comment s’y prendre dans ce genre de situation.

Alexandre l’observe un moment. De près, elle est encore plus belle.

— Salut, finit-il par dire. Je m’appelle Alexandre. Et toi ?

— Daphnée, répond-elle sans le regarder.

Quelques secondes passent. Un malaise s’installe. Alexandre ne trouve rien de mieux à demander que :

— Qu’est-ce que tu fais là, toute seule, à ne rien faire ?

Cette fois, Daphnée redresse la tête et affronte son regard.

— À ne rien faire ? riposte-t-elle, piquée au vif. Lire, ce n’est pas une activité, selon toi ?

Baissant les yeux, Alexandre aperçoit le livre qu’elle tient à la main.

— Euh, oui, je comprends, bafouille-t-il.

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C’est maintenant lui qui a les joues brûlantes et qui voudrait s’enfuir. En désespoir de cause, il demande :

— Tu… Tu lis quoi ?

— Notre-Dame-de-Paris, répond sèchement Daphnée.

Une petite cloche frétille dans l’esprit du garçon. Notre-Dame-de-Paris, cela lui dit quelque chose. Même que… Ah ! mais oui, bien sûr !

— Je connais ça, s’exclame-t-il en souriant. Mon père a le CD à la maison. Il l’écoute souvent, mais moi j’ai juste entendu quelques morceaux…

— Ce n’est pas tout à fait ça. Notre-Dame-de-Paris est un roman écrit au 19e siècle par Victor Hugo. La comédie musicale, elle, a été créée aux alentours de l’an 2000.

Le visage d’Alexandre a changé de couleur. Daphnée l’a blessé. Il se lève en chancelant presque.

— Faut que j’y aille, dit-il. Euh… bonne lecture !

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5eDgar

Quelques jours après la conférence, Nicolas m’a reçu à son laboratoire. La complexité, la subtilité de ses appareils m’ont causé une vive impression, à moi qui ne suis guère sensible à ce type d’accomplissement.

Qu’attendait-il de moi au juste ?

— La banque de données principale du système, m’a-t-il expliqué, sera composée d’œuvres littéraires numérisées. Comme je ne connais pas grand-chose à la littérature, j’ai besoin que vous m’aidiez à choisir ces œuvres.

— Je vois. D’entrée de jeu, il faudra exclure les millions de poèmes et de textes d’opinion publiés au cours des siècles.

— Pourquoi ça ?

Lui apprendre enfin quelque chose me réconfortait :

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— Parce que les œuvres choisies doivent raconter une histoire et contenir des personnages. La poésie et les essais ne répondent pas à ces critères.

Je savais où l’on pouvait trouver en abondance des œuvres déjà numérisées et gratuites. Plusieurs « bibliothèques virtuelles » – c’est ainsi qu’on appelle ces collections – sont accessibles grâce à Internet. Elles renferment des écrits de toutes origines, souvent assez anciens, non protégés par des droits d’auteur en raison de leur âge.

Télécharger le contenu de ces bibliothèques a été un jeu d’enfant pour Nicolas. Produire les algorithmes permet-tant de sélectionner les œuvres appropriées lui a demandé plus de temps. Je suis heureux que mes connaissances lui aient été utiles durant cette opération.

Quelques semaines ont ensuite passé sans que le jeune informaticien me donne signe de vie. Enfin, j’ai reçu un courriel où il m’annonçait que le nouveau système était prêt. En apprenant qu’il m’invitait à en faire usage, à « effectuer une immersion » comme on dit dans sa disci-pline, j’ai failli bondir de joie.

De retour dans son laboratoire, je lui ai néanmoins avoué ma légère inquiétude.

— Les risques que vous allez courir, m’a-t-il dit en engloutissant une brioche à la cannelle, sont à peu près inexistants. Depuis notre dernier rendez-vous, le système

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a été testé par mes assistants une bonne cinquantaine de fois. Aucun incident n’est survenu. Même les immersions à plusieurs participants se sont avérées concluantes.

Tout en poursuivant ses explications, Nicolas me désignait une série de dispositifs.

— Pour chaque expérience, nous avons un protocole à suivre, qui inclut des garde-fous très efficaces. Je super-viserai chaque instant de votre immersion grâce aux écrans témoins que voici.

Il m’avait recommandé de choisir une scène tirée d’un roman ou d’une pièce de théâtre.

— Une scène inoffensive de préférence, avait-il précisé. Sans trop d’action et surtout sans violence, pour éliminer tout désagrément potentiel durant votre immersion. N’oubliez pas que vous aurez peut-être le temps d’entrer en contact avec des personnages de l’histoire.

Toujours par souci de prudence, l’expérience à laquelle il me conviait ne se prolongerait pas au-delà de cinq minutes.

Mon choix s’était porté sur un épisode de La Mare au diable, de George Sand : un roman exquis, l’un des plus champêtres de la littérature française. On n’y croise rien

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de plus dangereux qu’un laboureur père de famille, une bergère de seize ans, de nombreux animaux, le ciel bleu et beaucoup d’arbres.

Durant cinq minutes beaucoup trop brèves, je me suis donc retrouvé à l’ombre d’une forêt de chênes, caché derrière un buisson, à observer Germain, Marie et Petit-Pierre conversant autour d’un feu de branches. D’abord, le réalisme de l’environnement virtuel m’a empêché de faire autre chose que m’émerveiller. Puis, lorsque m’est venue la hardiesse de bouger afin de m’approcher des trois personnages, l’immersion a pris fin.

L’expérience s’est révélée fabuleuse. Mais pendant ces cinq minutes, j’ai surtout entrevu les prodiges infinis que le génie de Nicolas rendait désormais possibles.

Avant-hier, il m’a proposé de participer d’ici peu à une immersion à plusieurs participants et de plus longue durée. Il m’a même accordé le privilège de choisir les deux personnes qui m’accompagneront.

J’ai eu une idée un peu fantasque : offrir cette chance à deux de mes élèves !

J’ai songé à Daphnée, cette jeune fille intelligente, attentive, sérieuse. J’ai rarement enseigné à quelqu’un d’aussi doué. Participer au projet serait pour elle une formidable récompense.

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J’ai également pensé à Alexandre, mon pire élève, celui-là. Ce garçon ne mérite aucun cadeau, bien au contraire. S’il ne se ressaisit pas très vite, le pauvre échouera à son cours de français.

Mais je me suis lancé un défi personnel en ce qui le concerne. J’ai décrété qu’il s’intéressera à la lecture avant la fin de l’année scolaire. Gageure intrépide, certes, mais il est hors de question de baisser les bras.

Si Daphnée et Alexandre acceptent, l’autorisation de leurs parents sera nécessaire, cela va sans dire. Il faudra leur présenter des garanties, signer des papiers, et ainsi de suite. J’espère que ces procédures n’empêcheront pas mes deux élèves de participer au projet.

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6aLeXanDre

Qu’est-ce que je viens faire dans ce laboratoire ?

Selon Edgar Sabourin, on se prépare à vivre une expé-rience littéraire « inédite ». Une expérience comme jamais personne n’en a vécu avant nous. S’il savait comme je m’en fiche !

Pourquoi j’ai accepté de le suivre ? Quand ton prof te dit que tu vas échouer à ton cours si rien ne change, tu fais quoi ? Tu baisses la tête et tu essaies de lui montrer que tu peux être un parfait petit élève de temps en temps.

En me balançant ses explications, il utilisait des mots impossibles comme si j’étais censé les comprendre. Assez vite, j’ai actionné la commande off dans mon cerveau et je me suis mis à penser à autre chose.

Je vais quand même être franc sur la raison de ma présence ici. Je suis venu en espérant qu’il va se passer quelque chose avec Daphnée.

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Quand on a fait connaissance l’autre jour dans l’escalier, on ne peut pas dire que ça a été concluant. Au contraire, la rencontre a été si pénible qu’on ne se serait peut-être jamais reparlé si Sabourin ne nous avait pas invités pour l’expérience d’aujourd’hui.

Tout à l’heure, quand le test sera fini, c’est très possible qu’il y ait un déclic entre nous, une étincelle. Après une expérience supposément aussi extraordinaire, on devrait avoir des choses à se dire. En tout cas, c’est ce que je souhaite.

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7DaPHnÉe

Quand monsieur Sabourin m’a appris le nom du troisième participant, il a précisé :

— Tu le connais, vous êtes dans la même classe. Le pauvre Alexandre a besoin d’un sérieux coup de pouce s’il veut réussir son année.

J’ai vite compris qu’il s’agissait de cet Alexandre-là.

Quand il est entré dans le laboratoire tout à l’heure, nous nous sommes à peine salués. Lui aussi se comporte comme si nous n’avions pas eu cette désagréable conver-sation dans l’escalier de la cafétéria.

C’est parfait. Sa présence ne m’empêchera pas de me concentrer sur l’aventure que je m’apprête à vivre.

Je n’en reviens pas à quel point je suis privilégiée d’avoir été choisie. Jamais je ne remercierai assez mon professeur du fantastique cadeau qu’il me fait.

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8

Nicolas décrit le protocole aux participants. Son exposé est clair et méticuleux. Edgar Sabourin connaît tout cela de près pour avoir déjà fait une immersion sous sa supervision.

Alexandre et Daphnée ont disposé de quelques semaines pour lire les documents et obtenir l’autorisation de leurs parents. Les signatures nécessaires sont apposées au bas des formulaires.

— Ce que vous vous apprêtez à vivre, explique Nicolas, s’appelle une immersion. Vous ferez l’expérience d’un environnement virtuel qui reproduira en détail le contenu d’une œuvre littéraire, du moins d’une scène ou d’un épisode de celle-ci.

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Au contraire de l’immersion déjà effectuée par Edgar Sabourin, l’œuvre sera choisie au hasard par l’ordinateur à partir d’une vaste collection numérique. Ni les utilisa-teurs ni Nicolas ne sauront à l’avance dans quelle œuvre littéraire ils seront immergés.

— Comme vous l’avez lu dans les documents, précise l’informaticien, l’expérience d’aujourd’hui durera quinze minutes. Cela peut vous sembler très court, mais c’est quand même dix minutes de plus que l’immersion vécue par monsieur Sabourin.

— Pourquoi seulement quinze minutes ? demande Daphnée. Dans un roman, l’intrigue se développe en général sur plusieurs heures ou plusieurs jours, parfois même sur des mois ou des années. En quinze minutes, on n’aura pas le temps de vivre grand-chose !

Nicolas écarte de sa bouche son sous-marin aux cinq viandes, puis il répond :

— Tu as raison, mais il s’agit d’un premier essai pour deux d’entre vous. Les tests servent à mesurer l’impor-tance des divers facteurs de risque. Il faut les prendre au sérieux quand on teste une nouvelle technologie.

— L’expérience est dangereuse, autrement dit, intervient Alexandre.

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Fatigué d’être debout, Nicolas s’installe dans un gros fauteuil pivotant.

— Le premier facteur à considérer, explique-t-il, c’est le cybermalaise. Ses symptômes s’apparentent à ceux du mal de mer : vertiges, nausées, vomissements, maux de tête. Cela se produit parfois durant une immersion prolongée. Mais ne vous en faites pas. Grâce à ma technologie, les risques que vous soyez affectés par le cybermalaise sont à peu près nuls.

— Qu’est-ce qu’elle a de si extraordinaire, votre techno-logie ? le questionne Alexandre, toujours sur la défensive.

Nicolas arrache avec les dents une énorme bouchée de son sous-marin, avale celle-ci tout rond et reprend la parole :

— Les systèmes RV traditionnels nécessitent de nombreux périphériques et interfaces qui ralentissent et alourdissent l’expérience vécue par l’utilisateur.

Le garçon grimace :

— S’il vous plaît, pourriez-vous nous dire tout ça avec des mots de tous les jours ?

— J’aimerais bien, répond l’informaticien avec un sourire. Mais il n’y a pas tellement de mots simples dans ma discipline. Par exemple, les interfaces et périphériques

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habituels sont appelés « visiocasque stéréoscopique », « capteurs de position et de mouvement », « gant sensitif »… Tu vois ce que je veux dire ?

D’où tire-t-il le beigne fourré à la confiture qu’il tient dans sa main gauche ?

— Mon système ne demande qu’une seule interface, poursuit-il. C’est un casque relié à l’ordinateur central. L’environnement virtuel est construit directement dans le cerveau du sujet par l’entremise de ce casque. Cela provoque une immersion que je qualifierais d’optimale.

— Qu’est-ce que c’est, une immersion optimale ? s’enquiert Daphnée.

— Une immersion est optimale quand elle donne lieu à une interaction totale et immédiate entre l’utilisateur et son environnement, à la stimulation de toutes les modalités sensorielles et, enfin, à l’abolition du cyber-malaise. Pour dire les choses simplement, le participant s’y sent exactement comme s’il se trouvait dans la réalité.

Nicolas lèche ses doigts couverts de sucre en poudre, puis :

— Le test d’aujourd’hui et ceux qui suivront nous permettront d’évaluer un facteur de risque beaucoup plus probable que le cybermalaise. En expérimentant un système RV aussi performant que le mien, vous éprouverez des réactions physiologiques semblables à celles que vous

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éprouvez dans la réalité. En d’autres mots, votre corps réel – celui qui se trouvera dans la chambre d’isolement – réagira à ce que vous vivrez durant l’immersion.

— Là, je ne comprends pas, dit Alexandre en secouant la tête.

— Supposons que vous plongez dans un monde virtuel où il fait chaud, votre corps réel va transpirer. Si vous vous mettez à courir, votre pulsation cardiaque augmentera et votre rythme respiratoire s’accélérera. Si vous ressentez de l’inquiétude ou de la peur, votre tension artérielle subira des fluctuations.

— Comme si on se trouvait dans la réalité et non pas dans un monde virtuel, résume Daphnée.

— Exactement. Par conséquent, peu importe à quoi ressemblera votre environnement, il faudra vous comporter avec autant de prudence et de discernement que vous le faites dans la vie de tous les jours. C’est essentiel.

La jeune fille acquiesce. Soucieux, Alexandre demande :

— Supposons qu’un personnage virtuel me tue. Ça veut dire que je vais mourir pour vrai ?

— Excellente question, approuve Nicolas. Pour être franc, je l’ignore. Et je souhaite ne jamais avoir l’occasion d’obtenir la réponse.

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Fronçant les sourcils, il met de côté ce qui reste de son beignet.

— Toute expérimentation sérieuse requiert des outils de mesure, dit-il. C’est ce que nous appelons des garde-fous. En ce qui vous concerne, des instruments médicaux seront branchés sur votre corps. J’agirai comme contrô-leur durant votre immersion. Pas un seul instant je ne m’éloignerai de la régie et ne quitterai des yeux les écrans témoins. Si je constate la moindre anomalie dans vos signes vitaux, je vous ramène immédiatement.

— Vous contrôlerez tout ? s’exclame le garçon. Ça veut dire que… on ne pourra pas arrêter le test quand on le voudra ? Et qu’est-ce qu’on fera si on est en danger ? On devra attendre que vous nous rameniez dans la réalité ?

— En effet, répond Nicolas. Mais rappelez-vous que votre immersion ne durera que quinze minutes. Surtout, je vous promets que la supervision sera continuelle et que les instruments de mesure sont d’une fiabilité sans réserve. Au moindre pépin, j’arrête tout.

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9DaPHnÉe

Ça y est, le grand moment est arrivé. Nous allons pénétrer dans ce que Nicolas nomme la « chambre d’iso-lement sensoriel ».

Je suis la première à franchir la porte. Déjà, mon cœur bat plus fort et j’ai un serrement au creux de l’estomac.

La pièce n’est pas très vaste. Au centre, trois fauteuils sont placés côte à côte, assez semblables à ceux des dentistes. Toutes sortes d’appareils nous entourent. Certains ressemblent à ceux qu’on voit dans une chambre d’hôpital.

Une immense baie vitrée occupe tout un mur. La régie se trouve de l’autre côté. C’est là-dedans que se tiendra Nicolas tout au long de l’expérience. En plus de surveiller les écrans témoins, il pourra avoir l’œil sur nos corps réels à tout instant.

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Chacun des participants prend place sur un fauteuil. Nicolas enfonce une touche sur un clavier, et les trois sièges s’inclinent en même temps.

Nous voilà allongés presque à l’horizontale. Ce fauteuil est si confortable que je commence tout de suite à me détendre. Je n’ai qu’une envie : me laisser aller, faire confiance au contrôleur, remettre mon sort entre ses mains.

Nicolas presse une autre touche, et le casque vient me couvrir la tête dans un léger vrombissement. Je regarde tour à tour Edgar à ma gauche et Alexandre à ma droite. Je constate ainsi que les trois casques sont interconnectés.

Edgar est calme, serein. Il tourne la tête vers moi et me fait un clin d’œil. Alexandre, lui, est plutôt crispé. Il fixe le plafond, sourcils froncés, mâchoires serrées.

C’est maintenant au tour des instruments médicaux de mesure. Il y en a plusieurs, et Nicolas nous les installe lentement, avec application.

Ce gros homme n’est pas très doué pour la conversation, mais il est gentil et délicat. Pauvre lui, quand même. Quel âge peut-il avoir ? Vingt-sept ans ? À quoi ressemble la vie amoureuse d’un homme pesant plus de deux cents kilos ?

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On voit bien que son poids l’empêche de respirer avec aisance. Au moindre effort, son teint devient rouge et il se met à transpirer. C’est triste, parce qu’il est incroyablement intelligent et qu’il connaît sa spécialité sur le bout des doigts. En plus, il a un beau visage et des yeux très doux.

Il adresse un signe amical à chacun de nous avant de pénétrer dans la régie. La porte se referme. Je le vois réapparaître derrière la vitre.

Edgar, Alexandre et moi sommes seuls dans la pièce.

Autour de nous, les lumières s’éteignent. Je ne vois plus rien. Je n’entends que mon souffle et les battements de mon cœur. Je comprends pourquoi on appelle ceci une chambre d’isolement sensoriel.

La voix de Nicolas, transmise par le casque, nous annonce que l’immersion débutera dans dix secondes.

Je suis excitée, un peu effrayée aussi.

Nicolas enclenche le compte à rebours…

— Neuf… Huit… Sept… Six… Cinq… Quatre… Trois… Deux… Un…

IMMERSION !

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10

La première sensation, avant même que les participants comprennent ce qui se passe, c’est le froid.

Un froid inimaginable, intolérable, meurtrier.

Il frappe chacun d’eux avec la même violence, à la toute première seconde de leur plongée dans l’inconnu.

Un tel froid s’attaque rapidement au système nerveux, s’introduit dans le cerveau, paralyse la pensée. Une idée, pourtant, explose comme une bombe dans l’esprit de chacun. Une certitude révoltante qui force le corps à réagir : « DANS QUELQUES SECONDES, JE SERAI MORT DE FROID ! »

Edgar est le premier à bouger. Il s’élance vers ses compa-gnons, les prend dans ses bras pour leur communiquer la chaleur qui lui reste.

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Affolé, il tente de percer des yeux l’obscurité qui les encercle. L’odeur qui règne ici est infecte, un mélange d’eau croupie, de poisson mort et de moisi.

Lorsqu’il distingue enfin quelque chose dans le noir, tout ce qui se trouve à proximité lui paraît vieux, crasseux, en désordre.

Ces ballots, juste là ? Et si… ?

Il force les adolescents à s’avancer de quelques mètres, soulève un objet, en rabat un autre, tire, secoue…

Soudain, Daphnée a moins froid. Puis c’est Alexandre qui ressent de la chaleur.

Une couverture épaisse, moelleuse, enveloppe chacun d’eux à présent. Pas une couverture, non. Une fourrure. Elle pue, elle est graisseuse, mais peu importe. Comme c’est bon de goûter cette chaleur, de sentir la mort s’éloi-gner, de comprendre que la vie continuera. Comme c’est bon de renaître !

Emmitouflés tous les trois, ils restent sur place, ne disent rien, attendent que les frissons s’apaisent, que les dents cessent de claquer.

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11aLeXanDre

Dans quelle maudite expérience de fous ils m’ont entraîné, Sabourin et le gros farceur qui n’arrête pas de manger ?

Ce qu’ils appellent une « immersion » était censé être sans danger ! Mon œil ! Nicolas avait même précisé : « Au moindre pépin, j’arrête tout. »

Ce qui vient juste de nous arriver, ce n’est pas un pépin, ça ? Hé ! on a failli mourir, tous les trois ! Quelle sorte de pépin il lui faut, à ce crétin de contrôleur, pour intervenir ?

Je commence à me demander si ses fichus instruments fonctionnent pour vrai. Ou peut-être que le cher Nicolas est encore en train de s’empiffrer au lieu de faire son travail.

Je n’endurerai pas ça pendant un quart d’heure !

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Je dis à Sabourin :

— Sortez-moi d’ici tout de suite. Je n’en veux plus, de votre expérience.

— Tu as entendu les instructions de Nicolas : nous ne pouvons pas interrompre l’immersion par nous-mêmes. C’est lui qui contrôle tout.

— Votre ami devait réagir en cas de danger. On a frôlé la mort et il n’a rien fait ! Expliquez-moi ça !

Mon intervention sème le doute dans l’esprit du prof. Pour une fois, il juge que son imbécile d’élève ne dit pas que des conneries. Mais son doute s’envole et il secoue la tête :

— J’ai vu Nicolas travailler. Je lui ai fait assez confiance pour expérimenter une première immersion, puis celle de maintenant. Il sait ce qu’il fait. S’il n’est pas intervenu, c’est que le danger était minime. D’ailleurs, le problème est réglé, non ? As-tu encore froid ? Et toi, Daphnée ?

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12DaPHnÉe

Quel rabat-joie, cet Alexandre !

Cette expérience ne l’intéresse pas le moins du monde. Je trouve cela incroyable. En ce moment, il ressemble à un enfant gâté qui braille après s’être fait bobo.

Nicolas ne nous a rien caché sur les désagréments éventuels de notre aventure. En plus, l’expérience ne durera que quinze minutes.

— Il s’est déjà écoulé trois minutes depuis le début de l’immersion, dit Edgar en consultant sa montre. Il nous en reste donc moins de douze. Je propose de clore cette discussion et de profiter pleinement du privilège qui nous est donné.

— Privilège ! objecte Alexandre. Crever de froid, vous appelez ça un « privilège » ?

— Un peu de courage, je t’en prie ! réplique Edgar. Pense à ce que tu raconteras à tes amis demain. Ils vont t’envier, j’en suis sûr.

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Comme Alexandre se tait, je concentre toute mon attention sur le monde qui nous entoure. L’endroit où nous nous trouvons est clos. C’est comme une pièce sans fenêtres, dont les portes seraient fermées. L’obscurité est presque totale. À cause de la saleté et du désordre, j’op-terais pour une cave ou un grenier.

Le plus remarquable, c’est le réalisme de cet environ-nement. Le fait que mon corps réagisse comme dans la réalité, ça aussi, c’est quelque chose qui m’émerveille. Rien n’est réel ici. Pourtant, j’ai aussi froid que si j’étais entrée dans un congélateur. L’air que je respire a une odeur épouvantable. Je sens le contact de la fourrure qui m’enveloppe. Le plancher est dur sous mes pieds.

Rien n’est vrai. Malgré cela, tout ce que je perçois me paraît de même nature que la réalité dans laquelle j’ai l’habitude de vivre. Mes compagnons sont identiques à ce qu’ils étaient tout à l’heure, dans le bureau de Nicolas ou dans la chambre d’isolement. Même si leur corps n’est pas vraiment ici, ils ont la même apparence, portent les mêmes vêtements, s’expriment de la même façon que le vrai Edgar Sabourin et le vrai Alexandre. Quant à moi, je porte toujours mon t-shirt jaune et mon pantalon bleu.

J’ai beau m’efforcer, je suis incapable de concevoir que la vraie Daphnée est actuellement étendue sur un fauteuil, avec un casque sur la tête, et qu’elle est en train de rêver.

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13eDgar

Lors de ma précédente immersion, l’environnement virtuel avait été stable et sans défaut. Ici, par contre, je perçois un mouvement sous mes pieds, comme si un réglage quelconque avait été mal fait. À moins que ce soit un effet secondaire que je n’avais pas ressenti la première fois.

Non, tout bien considéré, je me trompe. Le plancher qui nous soutient bouge vraiment. Un mouvement de balancier. Si faible que mes jeunes compagnons ne semblent pas l’avoir remarqué.

Un plancher mobile, branlant, cela élimine la possibilité que nous soyons à l’intérieur d’une maison ou d’un édifice.

— Avez-vous une idée où nous sommes ? me demande Daphnée, fort à propos.

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— Dans un navire, je pense. À fond de cale. Un navire stoppé, immobilisé. Il est ancré dans une mer quelconque ou il est arrimé à un quai.

— Vous qui avez lu tous les livres, se moque Alexandre, vous savez sûrement dans quel livre il y a un bateau arrêté quelque part où il fait un froid mortel ?

— On trouve probablement cette situation dans des milliers de romans et de nouvelles. Je n’ai pas encore assez d’indices pour pouvoir me prononcer. Cependant, je suis persuadé que nous sommes dans un vieux navire.

— Un roman de Jules Verne ? suggère Daphnée. Ça cadrerait aussi avec le froid intense. Je pense aux Enfants du capitaine Grant ou aux Aventures du capitaine Hatteras.

— Excellente déduction, dis-je.

— Excellente déduction, répète Alexandre sur un ton ironique. On croirait entendre Sherlock Holmes !

Un instant, je m’étonne que ce cancre connaisse le détective de Baker Street. Puis je me rappelle qu’il est aujourd’hui la vedette d’une quantité innombrable de films et de séries télévisées.

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Tout à coup, le calme est brisé par un fracas violent, mais bref, provenant de l’extérieur du navire. Au même instant, un furieux tremblement secoue le plancher, et les trois compagnons s’agrippent les uns aux autres afin de ne pas tomber.

Un terrible craquement se fait entendre et se prolonge pendant un long moment. Ce bruit est si irritant, si insou-tenable que chacun a le réflexe de se boucher les oreilles.

Quand le craquement s’arrête, le silence qui suit est trop court pour leur permettre de se ressaisir. À présent, l’ensemble du bâtiment est parcouru de soubresauts qui le font grincer de partout.

Puis l’équilibre revient. Le navire ne bouge plus.

En haut, quelque part dans la partie supérieure du navire, on se met soudain à courir. Les pas de plusieurs individus, chaussés de lourdes bottes.

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Des voix d’hommes, amorties par la distance, se propagent.

— Je ne les entends pas clairement, chuchote Daphnée, subitement anxieuse. Quelle langue parlent-ils, à votre avis ?

L’oreille tendue, Sabourin répond :

— Le son est étouffé, mais j’ai l’impression qu’ils parlent anglais.

— Dans ce cas, dit Daphnée, on n’est pas dans un roman de Jules Verne.

— Pourquoi tu dis ça ? s’informe Alexandre.

— Parce que c’était un écrivain français. Comme Victor Hugo, celui qui a fait Notre-Dame-de-Paris avec Luc Plamondon.

L’adolescent ne saisit pas la raillerie. Toute son attention vient de se concentrer sur l’heure indiquée par sa montre.

Élevant le ton, il interpelle l’enseignant :

— Monsieur Sabourin, on a vraiment un gros problème !

— Quoi ? Tu as peur de ces gens là-haut ? Qu’est-ce qui te fait supposer qu’ils sont hostiles ?

— Je ne parle pas de ça. Je surveille l’heure depuis notre arrivée et… eh bien, les quinze minutes sont terminées !

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Sabourin consulte sa propre montre.

— Tu as raison, confirme-t-il. Nous sommes immergés depuis dix-huit minutes.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’écrie Alexandre. Votre ami nous a abandonnés ou quoi ?

Après un moment de réflexion, Edgar Sabourin secoue la tête avec énergie :

— Il doit s’agir d’un contretemps. Un problème mineur que Nicolas réglera très vite. Nous testons un nouveau système, ne l’oublions pas.

Enveloppé de sa fourrure, il s’écarte de ses élèves et fait quelques pas à travers le capharnaüm où ils ont abouti.

— Cherchons une issue, si vous le voulez bien. Essayons de quitter cet endroit.

Au-dessus de leurs têtes, des cris de colère, des injures même se joignent aux bruits de course des marins. Un deuxième fracas retentit, aussi fort que le précédent. De nouveau, une formidable secousse ébranle toute la charpente du navire.

Le choc déséquilibre Sabourin qui s’écroule sur le plancher. Alexandre se précipite et l’aide à se remettre debout.

— Ça va ? s’inquiète l’adolescent. Pas trop de mal ?

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— Tout va bien.

Daphnée s’est rapprochée, elle aussi. Au creux d’un renfoncement, Sabourin indique une échelle qui se dessine à peine dans l’obscurité.

— La sortie, je suppose, dit-il. Pour savoir dans quelle œuvre littéraire nous sommes, il faut aller par là.

— C’est vraiment tout ce qui vous intéresse ?

Négligeant la question du garçon, Edgar Sabourin commence à escalader l’échelle. Les barreaux de bois grossier sont branlants et fissurés pour la plupart.

Traversant le plafond par une étroite ouverture, l’échelle débouche sur un espace de faible hauteur aussi mal éclairé que la cale.

— L’entrepont, j’imagine, dit Sabourin.

En haut, les voix d’hommes et les bruits de course sont maintenant très proches.

— Regardez là, murmure l’enseignant en désignant un point du plafond. On dirait une trappe. Suivez-moi.

— Moi, je ne bouge plus, s’entête Alexandre. Il doit sûrement y avoir un moyen de communiquer avec Nicolas !

— Non, il n’y en a pas ! rétorque Sabourin.

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— Il faut quand même faire quelque chose, intervient Daphnée. Notre immersion aurait dû prendre fin il y a déjà dix minutes !

Sabourin ferme les yeux et respire profondément.

— Je ne comprends rien à ce qui se passe, avoue-t-il dans un soupir. Mais je suis sûr que le mieux est de rester calme.

Les deux adolescents échangent un regard. Pour la première fois, ils se sentent complices. Mais cette compli-cité est sans joie, amère, angoissée. Elle révèle que même Daphnée a commencé à perdre confiance en son professeur.

Retenant sa fourrure de la main gauche, Edgar lève la droite au-dessus de sa tête et tente de soulever le volet de la trappe. Il n’y arrive pas.

— Laissez-moi essayer, dit le garçon.

Arc-boutant son dos contre le volet, Alexandre parvient à le déloger. Le vacarme produit par les matelots leur tombe dessus, comme aspiré par le puits que l’adolescent vient de créer. Simultanément, un air glacial se déverse sur eux, aussi mordant, aussi impétueux qu’une rafale de neige.

— Nous voici arrivés sur le pont principal, constate l’enseignant.

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— Ce froid ! rugit Alexandre en relevant la fourrure sur sa tête. Monter sur le pont, ça équivaut à un suicide !

— Est-ce qu’on a le choix ? dit Edgar.

Alexandre franchit la trappe en premier, suivi d’Edgar et Daphnée. Une fois sortis, tous demeurent à plat ventre en espérant se soustraire ainsi aux regards des matelots, qui ne doivent plus être loin.

Une couche de glace couvre par endroits la surface du pont balayé par un vent mordant. Entre les mâts, voiles et cordages qui cachent la majeure partie du ciel, la nuit est criblée d’étoiles aussi brillantes que les lumières d’une métropole.

Les trois compagnons sont blottis l’un contre l’autre, cherchant à retrouver chaleur et courage. Ici, le froid mord le nez et les oreilles, durcit les doigts qui deviennent insensibles. La bouche crache une nuée blanche, aussi opaque qu’une nappe de brume.

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15eDgar

L’incompréhensible retard de Nicolas me perturbe plus que je ne veux le montrer à mes élèves.

Que s’est-il produit dans le laboratoire ? Que se passera-t-il maintenant ?

L’hypothèse la plus probable, c’est que le système RV a subi une défaillance technique. Ce dysfonctionnement peut-il être corrigé à brève échéance ? Je n’ai aucune raison de penser le contraire.

J’ai une confiance illimitée dans le savoir-faire et le sens des responsabilités de Nicolas. Tôt ou tard, il finira par régler le problème et nous reviendrons dans la réalité.

Je me demande néanmoins ce qui nous arrivera si la répa-ration tarde à venir, si l’immersion se prolonge durant une heure ou même davantage.

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Il vaut mieux ne pas y songer. D’autant plus que nous n’avons pas la capacité de rétablir la situation. Par contre, nous pouvons et nous devons agir dans ce monde virtuel dont nous sommes en quelque sorte les naufragés.

Je cherche toujours dans quelle œuvre l’ordinateur nous a envoyés. Jusqu’à présent, les indices sont insuffisants : froid intense, bruits d’explosion, navire secoué, membres d’équipage courant sur le pont.

D’évidence, le climat suppose un endroit très au nord ou très au sud de la planète.

J’opterais pour l’Arctique. Au 19e siècle, de nombreux navigateurs européens ont tenté d’atteindre le pôle Nord. Ils cherchaient un passage maritime qui, selon la croyance de l’époque, aurait permis aux navires marchands de gagner directement l’océan Pacifique. Serions-nous à bord d’un de ces navires d’exploration ?

Les matelots vont nous découvrir d’une minute à l’autre. Tant pis. Je n’ai pas accepté de participer à ce test pour me tourner les pouces.

Quitte à être repéré, je me redresse et je cours jusqu’au bastingage.

— Hé ! vous faites quoi, là ? me crie Alexandre.

Je ne réponds pas. Appuyé au parapet, je scrute ce qui se trouve au-delà.

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16CaPITaIne rOberT WaLTOn

Mon navire est cerné de toutes parts par la banquise. Depuis des jours et des jours, des montagnes de glace nous emprisonnent, geôlières implacables dans cet univers de désolation. Chaque seconde, leur étau monstrueux comprime davantage mon bâtiment, menaçant de le broyer entre leurs mâchoires avides. Si cette funeste destinée se réalise, il ne nous restera qu’à nous réfugier sur quelque bloc flottant. Privés de nourriture et de chaleur, nous mourrons tous à plus ou moins brève échéance, sans distinction de grade, de niveau d’instruction ou d’origine sociale.

En dépit de ces considérations, le paysage qui s’étend autour de nous, jusqu’au fin fond des horizons, est le plus majestueux qu’il m’ait été donné de contempler. C’est la Nature dans ce qu’elle a de plus primitif, de plus implacable et pourtant de plus pur.

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Aucune herbe ne pousse ici, aucune plante, aucun arbre. La glace impose son omniprésence, sa force et sa supé-riorité. Au loin, la banquise forme de véritables chaînes de montagnes tourmentées et chaotiques qui s’entre-croisent. Certaines de ces masses translucides atteignent des hauteurs hallucinantes.

À mi-course entre mon navire et ces masses titanesques, des blocs s’entremêlent pour enfanter un empire de neige et de glace. Cette nouvelle version de la damnation m’inspire autant de peur et de souffrance que les enfers ardents décrits par les saints.

Sans les étoiles qui brillent comme autant de lanternes au-dessus de nos têtes, cet insensible univers serait plongé dans les ténèbres. C’est peut-être en guise de consolation que les astres déversent à toute heure leur lointaine lumière.

Et surtout, il y a ce froid irréductible qui brûle la peau, traverse les plus épais vêtements, engourdit les membres et dérègle le corps. Une grande partie de mon équipage a déjà péri ces derniers jours : pneumonie, angine, nécrose des tissus, gangrène.

Bien que l’importance de ma fonction m’interdise de dévoiler mes états d’âme à l’équipage, je suis désemparé. N’étant pas marin de profession, je n’ai rien vécu par le passé qui me permettrait aujourd’hui d’affronter ce péril.

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Pour surcroît de malheur, l’impuissance et la terreur ressenties par les matelots les ont entraînés dans une mutinerie de plus en plus apparente. Mes galons de capitaine n’exercent plus sur eux qu’un pouvoir de pure forme. Ils ne se fient même plus à ma capacité de réfléchir et de prendre les décisions appropriées. Chaque fois que notre sort paraît s’aggraver, ils se précipitent sur le pont, maudissant le Ciel et m’enjoignant de les rassurer par de vaines promesses. Cela se produit en cet instant, la montagne la plus proche venant d’éclater en plusieurs blocs qui ont heurté mon navire et failli le couler.

Quand je porte mon regard sur le firmament, je souhaite y trouver un signe, un motif d’espérance, une manifesta-tion quelconque de la bienveillance de Dieu. Mais je n’y vois que des ténèbres infinies et des étoiles insensibles à nos épreuves.

Dieu m’a abandonné. Plus probablement a-t-il refusé, dès le début de cette expédition, d’accorder Son soutien à l’orgueilleuse mission que je m’étais assignée.

Mon arrogance m’apparaît maintenant dans toute son ampleur. Je rêvais d’être le premier homme à découvrir le pôle, à percer le secret de la force magnétique, à repérer le passage qui rendrait l’océan pacifique accessible aux navires !

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Tant d’efforts, de privations, de sacrifices pour mon équipage et pour moi… Dans quel but, en somme ? La gloire ! Seulement cela ! La futile gloire ! Jeune homme déjà, j’imaginais que le récit de mes exploits serait inscrit un jour dans les livres d’histoire.

Quelque temps avant que mon navire soit pris dans les glaces, nous avons recueilli un gentleman épuisé et affamé. Le pauvre, espérant mettre un terme à la malédiction que ses actes avaient provoquée, a dû parcourir des milliers de kilomètres pour aboutir à ces étendues glacées.

S’il existe sur terre un individu habilité à me comprendre, c’est lui. Sa passion et son orgueil démesuré ne l’ont-ils pas poussé à accomplir l’œuvre exclusive de Dieu ?

— Pauvre coureur de chimères ! m’a-t-il dit lorsque je lui ai exposé mes ambitions. Partagez-vous donc ma folie ? Avez-vous absorbé, vous aussi, ce breuvage qui remplit la tête d’idées de grandeur ?

Certes, c’est à cause de ma déraison que nous sommes emmurés aujourd’hui. Mais moi, capitaine de l’expé-dition, je suis encore vivant et maître de mes pensées. Malheureusement, cet homme que j’ai appris à estimer et que je souhaitais voir devenir mon ami a trépassé. Pendant que, debout sur le pont, j’écoute les récriminations de mes matelots et ressasse mon désespoir, son cadavre est de plus en plus rigide à chaque seconde qui passe.

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17

Edgar Sabourin est abasourdi par ce qu’il voit au-delà du bastingage. Alexandre a beau l’exhorter à revenir, il reste sourd à ses appels.

Les exclamations des hommes d’équipage le sortent enfin de son hébétude. Il se retourne. Des marins l’empoignent, d’autres se saisissent d’Alexandre et de Daphnée.

Inquiets et furieux, les matelots parlent tous en même temps :

— Qui êtes-vous ?

— D’où venez-vous ?

— Quand avez-vous embarqué sur le navire ?

— Où étiez-vous cachés ?

— Comment avez-vous survécu au froid et à la faim ?

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C’est bien en anglais qu’ils s’expriment, comme l’avait supposé Edgar Sabourin. Un anglais archaïque, un peu périmé. L’enseignant et ses élèves constatent qu’ils comprennent cette langue comme si c’était la leur. Nicolas les avait prévenus qu’il en serait ainsi, mais leur surprise demeure intacte.

Edgar tente d’apaiser les hommes par des gestes et des sourires :

— Attendez, attendez. Nous allons tout vous expliquer…

Tout leur expliquer ? Mais comment dire à un être pensant, doté d’une personnalité et d’une conscience, qu’il n’est rien d’autre qu’un personnage fictif ? Comment le convaincre qu’il existe uniquement à l’intérieur d’un livre ? De même, comment expliquer à cet être qu’on vient d’un autre monde, d’un monde parallèle – en fait, du seul monde réel – où des gens écrivent ces livres ?

La première surprise passée, les marins examinent leurs passagers clandestins avec un peu moins d’animosité. Lorsqu’ils réalisent qu’une fille se trouve parmi eux, une crainte superstitieuse les fait reculer presque à l’unisson.

Ces hommes sont maigres, malades pour la plupart. Quelques-uns tiennent à peine sur leurs jambes. Leurs vêtements sont crasseux, leurs mains sales, gercées, sanglantes. Une barbe touffue leur couvre la moitié du visage.

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Un nouvel individu fait son apparition. D’après l’attitude respectueuse des autres à son égard, c’est un officier. Le capitaine, sans doute. Il ne semble pourtant pas en meilleure condition que ses subalternes.

— Pour l’amour de Dieu, voulez-vous me dire qui vous êtes ?

Il a posé cette question sans brusquerie, presque avec amabilité. L’intelligence et la sensibilité se lisent dans son regard fatigué. Il ajoute :

— Ne me dites pas que vous êtes aussi à la poursuite de…

Il semble à court de mots pour traduire sa pensée. Edgar Sabourin complète la phrase à sa place :

— Du monstre ? C’est bien cela ?

Le capitaine sursaute. Daphnée et Alexandre regardent l’enseignant avec stupéfaction. Sabourin n’a pas fini de les étonner.

— Vous êtes le capitaine Robert Walton ? demande-t-il à l’officier.

— Co… comment pouvez-vous savoir mon nom ? Mais qui êtes-vous donc, à la fin ?

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En apparence, le vieil homme ne peut pas ou ne veut pas répondre à ma question.

Je perds vite patience. La mission qui m’enfiévrait est un lamentable échec, mon navire est en péril, la vie de mes hommes ne tient plus qu’à un fil. À dire vrai, la présence de ces passagers clandestins est le moindre de mes soucis.

Depuis que j’ai recueilli Victor sur la banquise, depuis surtout qu’il m’a fait le récit de sa vie, j’ai perdu bien des certitudes. À présent, j’accepterais avec joie de suspendre mon expédition jusqu’au pôle Nord, comme mes hommes ne cessent de me le demander. Mais au préalable, il faudrait délivrer mon navire de ce piège de glace, puis trouver une voie praticable qui nous conduirait vers le sud-est. Par malheur, aucune de ces tâches ne me paraît réalisable… à moins d’un miracle !

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Dans l’immédiat, il m’incombe de calmer mon équipage, de rationner toujours plus durement l’eau et les vivres, d’assurer des soins minimaux aux hommes malades ou blessés, de présider aux réparations les plus urgentes.

Ces besognes de première nécessité m’empêchent d’ac-complir ce que réclame mon cœur : me recueillir auprès de la dépouille de Victor et lui faire mes derniers adieux. Après les effrois et les peines qu’il a endurés dans sa vie, cet homme mériterait, dans la mort, la bienveillance d’une présence amie.

Que faire de ces trois intrus ? Les matelots attendent une action, un ordre de ma part. Dois-je les renvoyer à fond de cale ?

Il y a deux enfants parmi eux, dont une jeune fille. Le troisième est un vieillard. Dans la cale, le froid et l’humidité les tueraient.

Au risque de vexer mes hommes, je prends l’unique décision qui me semble honorable :

— Donnez-leur des vêtements chauds, puis amenez-les dans ma cabine. Je ne crois pas que nous ayons grand-chose à craindre d’eux.

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19aLeXanDre

Sabourin a reconnu cet homme. Et puisque ce capitaine est le personnage d’un livre, ça veut dire que le prof sait maintenant où on est.

Comme d’habitude, c’est sûrement une œuvre que je ne connais pas, dont je n’ai même jamais entendu parler. J’espère juste que ce n’est pas une espèce de tragédie avec des catastrophes à n’en plus finir.

De toute façon, à quoi ça nous avance de le savoir ? Pour moi, la seule chose que je retiens, c’est qu’on est prison-niers. Je ne pense pas à ces matelots qui pourraient nous faire passer un mauvais quart d’heure s’ils le voulaient. Je parle de ce maudit système de réalité virtuelle. Alors, même si on se trouvait dans le plus banal des contes de fées ou dans un roman sentimental, ça ne ferait aucune différence. On est coincés ici, dans un monde irréel, et on n’a aucun moyen de s’en échapper !

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Mais il suffit d’un coup d’œil pour comprendre qu’on n’est pas tombés dans une mignonne petite histoire rose bonbon. Ces pauvres hommes crèvent non seulement de froid et de faim, mais leur fichu bateau est bloqué dans les glaces.

Tout ceci se passe il y a longtemps, à une époque où les bateaux marchaient à la voile, ou peut-être à la vapeur, je ne sais pas trop. Ils n’avaient pas les gros moteurs puissants d’aujourd’hui.

Si Nicolas ne réussit pas à nous ramener, on va subir le même sort que tous ces hommes.

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20DaPHnÉe

Nous nous laissons conduire jusqu’à la cabine du capitaine. Si j’ai bien compris, ce sera notre cachot. Qu’arrivera-t-il ensuite ? Walton ne semble pas nous vouloir du mal. Sinon pourquoi aurait-il donné un manteau à chacun de nous ?

J’imaginais une cabine minuscule, mais elle est d’une bonne grandeur. Son seul éclairage : une lampe à huile suspendue au plafond.

Surprise : nous ne sommes pas seuls dans la pièce. Un homme est étendu sur le lit, immobile, les paupières baissées.

— Soyez sans crainte, vous ne le réveillerez pas, dit monsieur Sabourin d’un air sombre.

— Il est mort ? suppose Alexandre.

Edgar hoche la tête.

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Depuis qu’il a reconnu le capitaine Walton, mille questions se bousculent dans mon esprit :

— Vous savez dans quelle œuvre littéraire nous sommes, n’est-ce pas ?

Il pousse un long soupir, puis détourne les yeux de nous comme s’il avait honte.

— Pour être franc, nous aurions pu mieux tomber, déclare-t-il. Bon sang ! Pourquoi fallait-il que l’ordinateur choisisse cette histoire-là ?

— Parlez, s’il vous plaît ! dis-je. Quel est ce roman ?

Il secoue la tête, découragé.

— Vous n’aimerez pas ça, répond-il avant de désigner le corps gisant sur le lit. Cet homme, enfin, ce cadavre est celui de Victor Frankenstein. Sa mort a eu lieu il y a une heure ou deux, tout au plus.

Je me retiens de hurler :

— Frankenstein ! Vous n’êtes pas sérieux ?

Ma voix a sonné comme celle d’une démente. À son tour, Alexandre réagit :

— Attendez un instant ! Frankenstein, ce n’est pas cette espèce de mort-vivant avec plein de cicatrices dans le visage et des boulons plantés de chaque côté du cou ?

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Edgar s’assoit sur le bord du lit. On dirait qu’il a vieilli de dix ans :

— Cette personnification provient d’un film noir et blanc datant de 1931. La physionomie du monstre, avec les cicatrices, les boulons et tout le reste, était tellement saisissante qu’elle s’est imposée depuis ce temps.

Il souligne que Frankenstein n’est pas le nom du monstre, mais celui du scientifique qui l’a créé. Bref, c’est le nom de l’homme qui gît là, sur la couchette.

— Au départ, tout ça vient d’un livre ? l’interroge Alexandre.

— Frankenstein ou le Prométhée moderne, dis-je. Publié au tout début du 19e siècle, je crois. Son auteur était une femme.

— Elle s’appelait Mary Wollstonecraft Shelley, précise Edgar. As-tu lu le roman, Daphnée ?

— Non, mais je sais ce qu’il raconte. Frankenstein était convaincu qu’on pouvait créer un être humain à partir d’organes, de membres et de tissus prélevés sur des cadavres. Sa tentative a réussi, mais pas exactement avec les résultats qu’il souhaitait.

— Sa créature, poursuit Edgar, possédait toutes les qualités et les vertus que nous considérons comme humaines. Elle était dotée d’une grande intelligence et

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d’une grande sensibilité. Mais les humains l’ont tout de suite rejetée à cause de sa laideur. Sur le plan physique, c’était un être repoussant au-delà de toute limite.

— Un monstre, autrement dit, glisse Alexandre.

— Banni et pourchassé, ce monstre a conçu un désespoir et une rage sans borne. Il a alors décidé de se venger contre Frankenstein, le responsable de ses souffrances, en semant la mort autour de lui.

— Intelligent et sensible, mais assassin quand même ? raille Alexandre.

Edgar acquiesce avant de continuer :

— Désormais aussi dévasté que sa créature, Victor Frankenstein s’est lancé à sa poursuite, résolu à débar-rasser le monde d’une telle calamité. Sa longue et impi-toyable course l’a conduit jusqu’ici, au pôle Nord. Alors qu’il était à bout de forces, le navire du capitaine Walton a croisé sa route et on l’a recueilli à bord. Cela s’est passé il y a quelques jours, avant que le bateau soit pris dans les glaces.

Il respire profondément avant de nous annoncer d’une voix sombre :

— Le monstre est toujours vivant. Je ne sais pas à quel endroit précis il se trouve en ce moment. Mais je sais qu’il sera ici dans quelques minutes…

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— Vous nous dites ça maintenant ? explose Alexandre. Ah ! je me demande ce qui me retient de…

Durant une seconde, tout indique qu’il va se lancer sur Edgar et le brutaliser. Mais il bondit plutôt vers la porte et tente de l’ouvrir. En vain : elle est sûrement verrouillée. Il frappe alors le battant à grands coups de poing :

— Ouvrez ! Laissez-nous sortir !

À l’extérieur, personne ne répond. Alexandre se tourne vers Edgar :

— Vous, espèce d’irresponsable à moitié fou ! Si jamais on sort vivants d’ici, vous pouvez être certain que vous n’en aurez pas fini avec moi !

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21eDgar

Impossible d’en vouloir à Alexandre puisqu’il a raison.

J’ai entraîné deux de mes élèves dans une aventure incer-taine et dangereuse. Pourquoi ai-je fait aussi aveuglément confiance à Nicolas, moi qui me suis toujours méfié des nouvelles technologies ?

Alexandre fouille la cabine à la recherche d’une arme pour nous défendre contre le monstre. Il déniche une sorte de gourdin qui a plus ou moins la forme et la taille d’un bâton de baseball.

Daphnée ne dit rien, mais son expression et son compor-tement parlent pour elle. Son visage est exsangue. Des larmes menacent de couler sur ses joues. Elle sursaute au moindre bruit.

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Dans le roman, la créature s’introduit dans la cabine de Walton en passant par un hublot. La pièce où nous sommes n’en possède qu’un. C’est donc par celui-là que viendra le monstre.

Je m’approche du hublot et je jette un coup d’œil à travers la vitre. Rien à signaler, à part la banquise et les blocs de glace estompés par la nuit. Pourtant, le monstre n’est pas loin. Il se prépare à agir, caché dans l’ombre. Le moment venu, la puissance et la souplesse de ses muscles lui permettront d’accomplir un bond prodigieux, de s’agripper à la bordure extérieure du hublot, puis d’en-foncer la vitre d’un coup de poing.

Je reviens à mes malheureux compagnons. Même dans une situation aussi insoutenable, ils ont assez de cran pour ne pas perdre complètement la tête. J’espère avoir l’occa-sion de les remercier et de les féliciter pour cela.

Je prends la parole :

— Quand le monstre apparaîtra, vous ne le trouverez pas beau, j’insiste là-dessus. D’après la description du livre, il possède aussi une taille colossale et une robustesse inouïe. Mais n’oubliez pas : en dépit de sa laideur et des meurtres qu’il a commis, c’est un homme que vous allez rencontrer, pas une bête sauvage.

— S’il nous égorge tous les trois, dit Alexandre, allez-vous encore lui trouver des excuses ?

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Sa remarque est pertinente. Comment la créature réagira-t-elle à notre présence ? Je l’ignore totalement.

Je connais l’intrigue du roman. Une fois dans la cabine, le monstre constate la mort de son créateur. Le capitaine Walton le découvre penché au-dessus du cadavre, en larmes. À la toute fin, la créature retourne aux solitudes glacées pour s’y donner la mort.

Mais ici, dans ce monde virtuel où rien n’est écrit à l’avance, que va-t-il se produire ?

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22

Un choc contre la coque du navire, juste sous le hublot.

Le monstre arrive !

À gauche de la porte se trouve un énorme coffre, contenant sans doute les effets personnels du capitaine. Il est lourd, mais, en s’y mettant à trois, Sabourin et ses compagnons réussissent à le déplacer.

Les voici maintenant accroupis derrière la caisse, dos collé contre la paroi, tête rentrée dans les épaules.

Le coup de poing annoncé par Edgar fait exploser la vitre du hublot. Les débris s’éparpillent sur le plancher.

Le hublot s’ouvre vers l’intérieur. L’ouverture est assez large pour laisser passer un homme, même de forte carrure.

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D’abord un bras, puis une épaule, et enfin une tête parviennent à s’y glisser. Le deuxième bras ensuite, la deuxième épaule, le torse. La silhouette bascule tête la première et roule sur le sol.

Le visiteur se redresse. Il est si grand que son crâne frôle le plafond.

Ses vêtements sont composés de bouts de tissu dépa-reillés, de fourrures nouées les unes aux autres, de bottes rapiécées.

Promenant son regard dans la pièce, il voit tout de suite le lit ainsi que l’homme qui y est étendu.

Dans un parfait silence, il franchit l’espace qui le sépare de la couchette. Il s’incline au-dessus du cadavre de son créateur et l’observe longuement sans bouger.

Dissimulée derrière le coffre, Daphnée retient le gémissement tapi au fond de sa gorge. Alexandre serre le gourdin entre ses mains humides. Edgar essaie d’exa-miner le monstre sans être vu de lui.

Il a lu Frankenstein pour la première fois il y a longtemps. Depuis, il a souvent tenté de se représenter la créature telle que l’auteure l’a conçue, en oubliant les images popularisées par les films.

À présent, il se rend compte que les plus horribles produits de son imagination étaient d’une banalité affligeante.

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Outre sa taille de géant, plusieurs détails de sa morpho-logie inspirent une répugnance immédiate : la difformité du corps, la disproportion des membres, l’étrange confi-guration du crâne. Les mains, énormes, composées de doigts épais et noueux, paraissent n’avoir été fabriquées que pour étrangler les bêtes, les hommes et les enfants.

Mais c’est quand on voit la face du monstre qu’il est impossible de retenir un frisson de terreur.

Le teint est grisâtre, la peau translucide. À travers celle-ci, on distingue nettement le réseau des muscles, des tendons et des veines. Sous un front trop haut surmonté de cheveux longs et sales s’ouvrent des yeux vitreux et ternes comme ceux d’un trépassé. La bouche étroite, sans lèvres, fait songer à une plaie qu’aurait laissée un instru-ment tranchant.

Devant tant de laideur, n’importe qui ressentirait le besoin instinctif de s’enfuir à toutes jambes. Mais les trois naufragés du virtuel, Edgar, Daphnée et Alexandre, sont forcés de rester immobiles et silencieux.

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23DaPHnÉe

Est-ce une illusion due au mauvais éclairage ?

On dirait qu’il pleure. Le monstre pleure ! Oui, j’en suis sûre, il a des larmes aux yeux !

Lui, pleurer ?

Cette créature hideuse, cette bête sanguinaire, ce monstre ?

Maintenant, il gémit. Un gémissement qu’il essaie de retenir pour ne pas alerter les hommes d’équipage, sans doute. C’est néanmoins une vraie lamentation, sincère. Il souffre. La plainte désespérée d’un enfant.

Il serre ses immenses poings. Il s’agenouille. Son front se pose sur le bord du lit. Des sanglots secouent ses épaules.

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Edgar nous a dit que le monstre regrette ce qu’il a fait subir à son créateur. Avant de mourir, Victor Frankenstein a-t-il éprouvé les mêmes remords envers sa créature ?

Le monstre murmure. Il s’adresse à l’homme qui l’a créé. En me concentrant, je peux comprendre les mots qu’il prononce.

— Mon père, pourquoi m’as-tu mis au monde ? Pourquoi t’ai-je assassiné ?

Une voix déplaisante. On dirait celle d’un homme à la gorge brûlée. Pourtant, on entend les émotions qui s’y expriment… Chagrin. Fatigue. Bonté. Oui, bonté ! C’est troublant de la part d’un être aussi hideux, de la part d’un meurtrier.

— Car je t’ai bel et bien assassiné, père. Ce ne sont pas mes propres mains qui t’ont tué, mais cela ne fait aucune différence. Tu es mort à cause de moi. Tu es ma victime, comme tant d’autres l’ont été.

Il redresse la tête. Est-ce à cause de sa laideur ? Dans ce visage, je ne vois que souffrance, désespoir, repentir.

— Tu aurais pu m’aimer. Au lieu de cela, mon existence ne fut qu’une suite d’actes monstrueux commis par désespoir. Comme je m’en veux ! Et comme je t’en veux de m’avoir obligé à suivre cette voie ! J’ai tué sans plaisir, en me détestant moi-même ! T’est-il arrivé de croire le

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contraire ? Pour toi aussi, bien sûr, j’étais un monstre. As-tu déjà songé que je possédais une âme ? Que cette âme souffrait ? Elle est un volcan dont le feu me brûle jour et nuit. Un feu qui me donne envie de hurler, mais je dois me taire, car l’humanité est et restera toujours sourde à mes cris.

Des plaintes entrecoupées de sanglots. Cette scène me bouleverse. J’ai peur qu’il nous tue et, en même temps, sa peine me serre le cœur.

— En dépit de l’enfer que fut ma vie… pas un instant, père… je n’ai cessé d’aspirer à l’amitié et à l’amour ! Oh ! dis-moi ! Dis-moi vers qui pourrais-je encore me tourner pour que l’on m’aime ?

Ses sanglots ont rendu les derniers mots presque incompréhensibles.

Dans le monde réel, je n’ai jamais été témoin de quelque chose d’aussi déchirant.

Un bruit à ma droite. Je sursaute, me retourne vers Alexandre. Il a laissé échapper son gourdin !

Le monstre se redresse d’un bond. Son regard est braqué dans notre direction.

— Qui est là ? demande-t-il à haute voix. Qui êtes-vous ? Que faites-vous dans cette cabine ?

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24aLeXanDre

Quelle maladresse ! Mes mains étaient humides de transpiration. Je ne sentais plus mes doigts qui serraient le gourdin trop fort. Et voilà ce que ça donne : on est foutus !

Le prof se relève en premier. Daphnée l’imite. Moi, je mets un peu plus de temps.

Le monstre nous observe, figé comme une statue. La seule expression dans son visage est la surprise. Il respire calmement. Ses yeux ne bougent pas. Il nous regarde, c’est tout.

Je me tourne vers Sabourin. J’ai envie de lui crier : « Allez, parlez-lui ! C’est à cause de vous qu’on est dans cette merde ! Montrez-nous à quoi ça sert d’avoir lu un million de livres ! »

Quelque chose de doux effleure ma main gauche. C’est Daphnée. Elle cherche à glisser sa main dans la mienne. Mes doigts s’ouvrent et se referment sur les siens.

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— Vous n’avez rien à craindre de nous, dit le prof. Voyez, je suis vieux et mes compagnons sont des enfants. Nous ne vous ferons aucun mal.

Le monstre ne réagit pas. Il se méfie. Avec la vie qu’il a eue, il n’a aucune raison de faire confiance à un être humain.

— Nous savons qui vous êtes, reprend Sabourin. Nous connaissons votre histoire. Nous sommes au courant de votre solitude, de votre colère contre cet homme qui vous a créé, de votre désespoir. Nous savons que vous avez été rejeté par tous ceux que vous avez tenté d’aimer.

Une lueur s’allume dans les yeux du monstre. Mais il ne parle toujours pas.

— Vous n’êtes pas une bête cruelle, ajoute Sabourin. Vous êtes le plus malheureux des hommes !

Le monstre a un geste de surprise. Il fronce les sourcils. Enfin, il dit quelque chose :

— Vous avez dit « homme »… Pour tous, je n’ai jamais été qu’une sorte de démon. Mais comment pourriez-vous connaître mon histoire ? Seul mon père… Je veux dire : seul Victor Frankenstein sait ce que j’ai vécu.

— Vous vous trompez, répond le prof. Le monde entier vous connaît. Votre vie est racontée dans un livre. Un roman qu’une femme écrira dans quelques années et qui sera lu partout, dans tous les pays.

— Ce que vous dites est absurde ! Prétendez-vous connaître le futur ? Folie que tout cela ! Vous essayez de me dérouter, de me faire perdre la tête !

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25DaPHnÉe

Monsieur Sabourin a essayé, mais ça ne marche pas. Il faut trouver autre chose !

Je ne sais pas si Alexandre a une idée. Il serre ma main très fort et je sens qu’il voudrait me protéger, mais ça ne suffit pas. Si le monstre décide de nous tuer, personne ici ne pourra l’en empêcher.

Trouver autre chose, mais quoi ?

Lui faire croire que nous n’avons pas peur ? Le cajoler ? Lui affirmer qu’il n’est pas si laid que ça ?

Pleine de confusion, je dis :

— Dans le monde d’où nous venons, l’apparence n’a plus d’importance.

N’importe quoi ! J’ai honte d’avoir lancé une sottise pareille. D’autant plus que c’est faux.

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Affolée, j’en rajoute :

— « L’essentiel est invisible pour les yeux. »

Je n’en reviens pas d’être si stupide ! Citer Le Petit Prince de Saint-Exupéry !

En tout cas, j’obtiens un résultat : l’attention du monstre s’est centrée sur moi. Il me regarde avec arrogance, comme si je ne méritais même pas qu’il me jette un coup d’œil.

Tandis qu’il m’examine, son expression se transforme. Elle passe de l’étonnement à la curiosité.

Petit à petit, ses mâchoires, le contour de ses yeux, son front se décontractent. L’ombre d’un sourire apparaît au coin de ses lèvres.

Je connais le regard des garçons quand ils me trouvent jolie. Alexandre l’avait, l’autre jour, quand nous nous sommes rencontrés.

Le monstre a ce regard, multiplié par mille !

Fascination. Attirance. Avidité. Comme s’il avait faim de moi tout à coup. Ou comme si j’étais une sorte d’appari-tion. Venant d’un garçon, ce serait flatteur, mais venant de lui !

Je me tourne vers monsieur Sabourin qui me répond par un hochement de tête. Je crois que ça signifie : « Bien joué, continue comme ça. »

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Le monstre s’avance vers moi sans me quitter des yeux. On dirait qu’Edgar et Alexandre n’existent plus pour lui.

Je reste figée. J’ai froid. Ma tête est vide.

Il s’arrête en face de moi. S’il n’y avait pas ce coffre entre nous deux, je pousserais un hurlement.

Il scrute chaque partie de mon visage, comme s’il me caressait avec ses yeux.

Son examen terminé, il me sourit. Ce sourire est affreux, dans un visage si laid. Je suis pourtant émue par la douceur que j’y vois, par la tendresse qu’il dégage, par sa tristesse.

— Tant de beauté ! dit-il soudain. Je savais que cela existait, mais avant aujourd’hui, je me l’étais seulement imaginé. Sans conteste, vous êtes plus belle que le plus beau tableau, la plus belle musique. En vous admirant, j’ai l’impression d’entendre au loin un chant d’oiseau ou le bruissement d’une rivière…

Sa déclaration est touchante, dramatique, romantique. Ce n’est pas le genre qu’on entend au 21e siècle.

Il continue :

— J’ai été créé par un homme. Vous avez été créée par Dieu. Dieu est assurément le plus grand des artistes.

Il tend son bras droit. Quand ses gros doigts touchent mes cheveux, je tressaille.

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— N’ayez pas peur ! s’empresse-t-il de me dire. Comment pourrais-je vous faire du mal ? À vous ?

Sa voix s’est étranglée tandis qu’il prononçait les derniers mots.

Je crois en sa sincérité. Il n’y a aucune fausseté en lui, aucun calcul. C’est un être d’une grande droiture, je le sens.

La peur qu’il m’inspire ne m’a pas quittée, mais j’ai de la compassion pour lui. De la compassion pour ce monstre qui est d’abord et avant tout un homme. Après tout ce qu’il a subi, il faut être profondément humain pour s’émerveiller encore, pour ressentir encore de la tendresse.

— Mon apparence vous effraie, reprend-il. Je ne puis vous le reprocher, sachant à quel point je suis hideux. Mais contrairement à la plupart des gens, votre frayeur ne vous incite pas à me haïr ni à souhaiter ma mort.

Attend-il une explication ? Je n’en ai pas. De nouveau, les mots sortent tout seuls de ma bouche :

— Je sais que vous n’êtes pas vraiment méchant.

Je m’arrête là, sinon je vais radoter encore une fois.

Ma phrase lui a plu. Ses yeux – si morts, si éteints lors de son arrivée – scintillent de joie.

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On m’a averti qu’il se passait quelque chose de suspect dans ma cabine. Des bruits inhabituels y ont été entendus, de même qu’un concert de voix un peu trop enflammées.

Accompagné de quelques matelots, je déverrouille la porte et pousse le battant. À l’intérieur, les trois passagers clandestins se tournent vers moi, le visage marqué par le soulagement et l’espoir. Une fraction de seconde plus tard, j’aperçois, au centre de la pièce, une créature hideuse et monumentale dont je devine aussitôt l’identité.

Je sais tout à son sujet. Victor m’a raconté son histoire dans tous les détails. Par conséquent, j’éprouve envers ce monstre une haine infinie.

Le démon recule jusqu’au fond de la cabine. Les muscles tendus, il m’observe, immobile, hésitant. Va-t-il attaquer ? Tentera-t-il de s’enfuir ?

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Avec rage, je lui lance :

— Vous voilà donc ! Vous venez vérifier que votre créateur a rendu son dernier souffle ? Maintenant que votre vengeance est assouvie, êtes-vous satisfait ? Avez-vous trouvé la béatitude ?

Comme il garde le silence, je reprends :

— Vous n’avez rien à dire pour justifier vos actes ? Je vous comprends puisqu’ils sont injustifiables ! Décidément, vous êtes aussi abject que Victor était noble !

Le plus vieux des trois prisonniers choisit ce moment pour s’approcher de moi. De toute évidence, il désap-prouve la condamnation que je viens de prononcer.

— Je vous en prie ! m’implore-t-il. Cette créature est un être humain comme vous et moi ! Ne trouvez-vous pas qu’elle a assez souffert ?

La témérité de ce vieillard me renverse. Le fusillant du regard, je rétorque :

— Souffert ? Souffert, ce démon, cette abomination ? À propos de souffrances, parlez-moi de celles que Victor Frankenstein a subies ! Parlez-moi du jeune frère, de l’ami, de la fiancée assassinés par ce monstre ! Quelle sorte de fou peut apporter son soutien à un être pareil ?

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Oubliant la crainte que leur inspire la créature, mes hommes pénètrent un à un dans la cabine. Si la situation dégénère, leur renfort me sera crucial.

Je me rends compte que le démon a amorcé une pantomime dont le but m’échappe. Il s’avance d’un pas, recule, s’immobilise, puis s’avance à nouveau et ainsi de suite. Soupçonnant qu’il se prépare à attaquer, je fais signe aux matelots de le cerner de plus près.

La suite se déroule trop vite pour que nous puissions intervenir. Le monstre bondit vers la jeune fille, l’attrape par un bras et l’entraîne jusqu’au hublot. Comment parvient-il à traverser cette fenêtre sans lâcher sa proie un seul instant ? À mes yeux, cela relève du prodige.

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27aLeXanDre

Le temps de m’élancer vers eux, Daphnée et le monstre ont disparu.

Je regarde par le hublot. Il fait très noir dehors, mais je vois la créature qui court au loin, son bras ceinturant la taille de Daphnée.

Je me tourne vers les autres. À part Sabourin et Walton, ils ont l’air presque indifférents, comme s’ils se foutaient de ce qui vient de se passer.

Je voudrais les prendre tous au collet et les secouer en criant :

« Eh ! vous voulez que je vous explique ? Un tueur, un monstre a kidnappé la fille qui était ici avec nous ! Qu’est-ce qu’il va faire de Daphnée, vous pensez ? Hein, qu’est-ce qu’un fou furieux pourrait bien faire d’une belle jeune fille de quinze ans ? »

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J’ai beau avoir peur, je me suis promis de protéger Daphnée coûte que coûte. Même si c’est la dernière chose que je fais dans mon existence.

Je m’adresse à tout le monde :

— Il faut la sauver ! Il faut sortir d’ici et rattraper le monstre ! On n’a pas une seconde à perdre !

Sabourin m’approuve en hochant plusieurs fois la tête.

— Cette jeune fille est notre amie, déclare-t-il au capitaine. Nous ne la laisserons pas tomber.

Walton réfléchit. Il hésite. Daphnée ne fait pas partie de son équipage. En plus, de son point de vue, on est tous les trois des passagers clandestins.

— Nous avons une entente, capitaine ! dit un matelot. Vous avez promis de quitter cet endroit aussitôt que les glaces s’ouvriraient.

— Il y a un passage maintenant ! ajoute un autre. Vous l’avez vu comme nous !

— Partons ! dit un troisième. Avant que les glaces se referment !

Walton dévisage ses hommes avec un air indécis. Je viens vers lui, l’index tendu :

— Mon amie est en danger de mort ! Elle était sous votre responsabilité ! Vous devez faire quelque chose !

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Il continue à hésiter. Il n’ose même plus regarder ses matelots. S’il ne tient pas sa promesse, son équipage va se révolter.

J’en ai assez :

— Bon, très bien. Si vous êtes trop lâches pour m’aider, je vais partir tout seul à sa recherche !

— Pas tout seul, dit Sabourin. Je viens avec toi.

Le prof de français est prêt à risquer sa vie pour Daphnée. Son courage me surprend.

— Vous avez sûrement des traîneaux et des chiens à bord, dit-il à Walton. Allez, répondez ! Mais aidez-nous, pour l’amour de Dieu !

Le capitaine se ressaisit enfin. Il lève la tête, redresse les épaules, se donne un air déterminé.

— Je vous accorde trois heures, annonce-t-il. Passé ce délai, que vous soyez de retour ou non, mon navire mettra le cap vers le sud-est.

Je hurle :

— Trois heures !

Si peu de temps pour fouiller une région qu’on ne connaît pas ! Le pôle Nord ! En pleine nuit !

— Trois heures, répète Walton. C’est cela ou rien.

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Avant de sortir de la cabine, il ordonne à ses matelots :

— Donnez-leur ce dont ils ont besoin. Je veux que d’ici quinze minutes ils aient quitté le navire.

Je voudrais pleurer.

Une main se pose sur mon épaule. Je me retourne. C’est le prof. Je ne l’ai jamais vu si sérieux.

— Nous la sauverons ! me dit-il. Je ne peux pas concevoir que l’on puisse se perdre dans un monde virtuel.

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Dans la salle d’isolement sensoriel du laboratoire de cyberpsychologie, les corps réels de Daphnée, d’Alexandre et d’Edgar sont couchés sur des fauteuils. Mis à part le rythme respiratoire, les mouvements des yeux sous les paupières et quelques contractions involon-taires des muscles, ils n’ont pas bougé depuis le début de l’immersion.

Bien qu’ils aient ressenti beaucoup d’émotions durant l’expérience, leur état de santé est excellent.

Il n’en est pas de même pour Nicolas qui, posté dans la régie, était censé les ramener au bout de quinze minutes.

Le pauvre homme aurait dû demeurer assis dans son fauteuil pivotant, à surveiller une panoplie d’écrans et de voyants lumineux. Au lieu de cela, pour son malheur et pour celui des trois participants, il gît sur le sol dans une

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étrange position. Il n’est pas mort, mais sa respiration laborieuse n’augure rien de bon. Ses yeux sont clos. Sa bouche, ouverte, est un peu déformée.

En plus d’inonder son visage, la sueur dessine une grande tache sur le devant de sa chemise et deux autres plus petites sous les aisselles. Son bras droit replié baigne dans une flaque de vomissure.

Aux tout premiers instants de l’immersion, Nicolas a détecté une détérioration précipitée des signes vitaux chez les trois participants. Loin d’avoir prévu un incident aussi prématuré, il a éprouvé un sentiment de surprise qui s’est mué en panique lorsqu’il a compris la gravité du problème. S’il ne repêchait pas l’enseignant et ses élèves tout de suite, ceux-ci risquaient une mort rapide par hypothermie.

Mais il arrive qu’une émotion aussi vive que la panique soit désastreuse chez des personnes souffrant d’obésité morbide, comme c’est le cas de Nicolas.

Ainsi, au moment où il s’apprêtait à arrêter l’expérience, une fulgurante douleur a explosé dans sa poitrine. Il a hoqueté, vomi le contenu de son estomac. Juste avant de s’évanouir et de s’écrouler sur le sol, il a su qu’il était en train de faire une crise cardiaque.

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29eDgar

Le navire disposait d’une douzaine de chiens, dont la moitié sont morts au cours des derniers jours. Les six survi-vants tirent le traîneau qui nous transporte, Alexandre et moi. Six pauvres bêtes affamées, squelettiques.

Alexandre tient les rênes. Ce n’est pas trop exigeant, car les chiens décident eux-mêmes du trajet. Ils suivent les traces laissées par le traîneau du monstre, mais ils se fient surtout à leur flair.

Je n’ai jamais éprouvé un tel sentiment de culpabilité. En invitant mes élèves à vivre cette expérience, j’ignorais que leur sécurité pouvait être compromise. J’avais toutes les raisons de me fier à Nicolas, d’autant plus que j’avais moi-même testé le système sans rencontrer le moindre problème. Et voilà que Daphnée est à la merci d’une créature désespérée et dangereuse !

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La perspective qu’elle soit maltraitée me remplit de dégoût.

Tout à l’heure, j’ai affirmé à Alexandre qu’on ne pouvait sûrement pas se perdre dans un monde virtuel. À vrai dire, il y a un bon moment que je ne suis plus certain de rien concernant notre aventure. Deux heures se sont écoulées depuis le début d’une expérience censée durer quinze minutes. Pendant combien de temps une immersion peut-elle se prolonger ?

Alexandre et moi, nous nous taisons. Nous sommes démo-ralisés. Le froid nous transperce malgré nos manteaux et nos couvertures. La torche que je tiens à la main dégage trop peu de lumière.

Nous en avons deux de rechange. Comme celle-ci se consume très vite, je doute que nous ayons de l’éclairage pour trois heures. Quand l’obscurité nous enveloppera, que ferons-nous si Daphnée manque toujours à l’appel ?

À mesure que nous nous éloignons du navire, les environs se font toujours plus sinistres. On a l’impression de traverser la face cachée de la Lune ou une autre planète. J’ai beau avoir vu des photos et des documentaires sur l’Arctique, rien ne m’a préparé à ce que je découvre ici.

C’est plus fort que moi : derrière chaque relief, je crains de voir surgir quelque chose de terrible, de maléfique.

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Je pense au monstre de Frankenstein, bien entendu, mais j’imagine aussi un être surnaturel, un spectre, une sorte de fantôme des neiges.

Il est probable qu’Alexandre me déteste. Après tout ce qui est arrivé, ce serait naturel.

Je l’avais mal jugé, ce garçon. Je ne voyais en lui qu’un cancre, presque un illettré. Sa valeur se situe bien au-delà de ses seules compétences scolaires. S’il n’avait pas pris l’initiative, je n’aurais peut-être pas eu le courage de me lancer au secours de Daphnée.

Accroupi à l’avant du traîneau, il se tourne vers moi. Je lis dans son visage une anxiété qu’on ne devrait pas éprouver à son âge.

— Qu’est-ce qui va arriver maintenant ? me demande-t-il.

Nous devons parler fort, à cause du sifflement de la brise et du raclement du traîneau contre la glace.

Voyant mon étonnement, il précise sa pensée :

— Vous connaissez à fond le roman. Ça ne vous donne pas une idée sur ce que le monstre va faire ?

Malheureusement, ma connaissance du livre ne me permet pas d’entrer dans la tête de l’auteure. À la fin de Frankenstein, le monstre annonce au capitaine Walton son intention de s’immoler par le feu dès qu’il aura quitté le

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navire. Il part donc seul, sans emmener personne. Dans notre cas, cet épilogue ne tient plus. À partir du moment où nous avons accédé à ce monde virtuel, l’intrigue a été modifiée.

— Il s’agit d’une nouvelle version, si tu veux, dis-je à Alexandre. Une nouvelle version engendrée par notre apparition dans l’histoire, par nos actions, par nos rapports avec les personnages, par les décisions que nous avons prises. Dans cette version transformée, au lieu de partir seul, le monstre force Daphnée à le suivre.

Alexandre soupèse ces notions en silence.

— Le point positif, finit-il par dire, c’est que Daphnée lui plaît. Il va peut-être essayer de s’en faire une amie.

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30Le MOnsTre

J’ai exigé trop d’efforts de mes pauvres bêtes.

Tout le long de ma course frénétique à travers le Nord, je ne me suis pas soucié de nourrir convenablement mes chiens ni de leur accorder un repos suffisant.

Deux d’entre eux avaient déjà péri avant que je découvre le navire emprisonné dans les glaces. Trois autres n’ont survécu que le temps de m’emporter avec la jeune fille. Chaque fois qu’un chien s’effondrait, j’arrêtais le traîneau, je coupais l’attelage et j’étranglais l’animal de mes mains pour abréger ses souffrances.

Ces actes de compassion ont fortement dérangé ma passagère. En me voyant faire, elle hurlait, elle pleurait, elle me lançait des insultes qui brûlaient mon cœur comme des fers rouges. Elle croit sans doute que je prends plaisir à enlever la vie de mes compagnons d’infortune.

109


Aux yeux de l’humanité, le monstre de Frankenstein n’a-t-il jamais eu d’autre aspiration que de répandre le sang ?

Comment reprocher à cette jeune fille sa crainte de devenir ma prochaine victime ?

Je viens d’allumer un feu, le dernier peut-être avant que le froid nous saisisse pour l’éternité, elle, moi et le seul chien encore vivant. Le traîneau étant devenu inutilisable, mon misérable voyage finira donc ici. À mon grand regret, la jeune fille que j’ai arrachée à son existence subira le même sort.

Pourquoi l’ai-je entraînée jusqu’ici ? Sa pureté, sa bienveil-lance, son indicible beauté m’ont fait perdre la tête. J’ai cru que son regard traversait mon immonde enveloppe de chair et voyait le trésor caché de mon âme. Je me suis pris à espérer de nouveau, à oublier les leçons que la vie m’avait apprises.

Oh ! espoir maudit qui enivre jusqu’à l’engourdissement de la conscience ! Je suis damné ! Mes désirs humains, mes illusions n’auront servi qu’à me réduire à néant !

Dieu, même si ce n’est pas vous qui m’avez créé, écoutez-moi ! Je vous demande, je vous prie, je vous supplie d’épargner la jeune innocente qui, sinon, mourra par ma faute !

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31DaPHnÉe

Je grelotte. La couverture est trop mince pour me protéger du froid.

L’espace infini m’encercle.

J’ai retrouvé un peu de calme. J’ai fini par comprendre pourquoi le monstre étranglait ses chiens. Il voulait leur éviter d’agoniser lentement dans le froid. C’était quand même affreux.

Feu allumé devant le traîneau. La danse des flammes m’hypnotise.

Que fera-t-il de moi ? S’il comptait me faire du mal, je le saurais, je le sentirais.

Un immense rocher nous abrite du vent. Sinon rien n’existe. Les ténèbres.

111


Disparus, monsieur Sabourin et Alexandre. Disparu, le monde d’où je viens, qui s’appelle la « réalité ».

Je ne m’habitue pas à vivre dans une illusion. Kidnappée par un personnage de roman, une créature de papier, imaginaire, irréelle. Virtuelle.

J’en pleurerais.

Mon ravisseur se poste en face de moi. Du haut de ses deux mètres et demi, il me regarde.

Le plus remarquable, ce n’est pas sa laideur, mais la tristesse de son expression.

— Je ne vous demanderai pas de me pardonner, dit-il, car je ne mérite pas votre pardon. J’avais juré que mon créateur serait le dernier humain à périr par ma faute. Et pourtant… vous êtes ici.

Un silence, puis il ajoute :

— Je… je dois réparer ma faute.

Je suis déconcertée :

— Que voulez-vous dire ?

— Je vous ramènerai jusqu’au navire.

— Avec un seul chien ?

Il secoue négativement la tête :

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— Je vous porterai sur mes épaules. En courant, je peux atteindre des vitesses prodigieuses. Vous aurez retrouvé vos amis d’ici peu.

Nous avons quitté le bateau il y a deux heures environ. Le navire est sûrement toujours prisonnier des glaces. Qu’est-il arrivé à Alexandre et à monsieur Sabourin ? Sont-ils partis à ma recherche ?

J’étudie le regard du monstre. Aucune ruse, pas l’ombre d’une tromperie. Il est sincère, comme tout à l’heure dans la cabine de Walton.

Trop sincère. Et c’est déchirant parce que ça m’oblige à reconnaître son désespoir et sa profonde solitude.

Qu’est-ce qui me prend de m’apitoyer sur son sort ? Cet homme, ce monstre a assassiné de nombreuses personnes. Pendant des mois, des années, son unique raison de vivre a été la vengeance. Merde, suis-je en train d’oublier qu’il m’a kidnappée ?

Je lui demande :

— Et vous ? Après m’avoir ramenée, qu’allez-vous faire ?

— Moi ? dit-il, étonné. Pourquoi me posez-vous cette question ?

— Je veux savoir ce qui va vous arriver.

113


Il s’assoit, posant son énorme masse sur le bord du traîneau. Tête baissée, il semble examiner la neige entre ses deux pieds.

Soudain, j’ai peur. Non pas cette fois de sa laideur, de sa taille, de sa force ou de ses pulsions.

J’ai peur de sa sensibilité.

Ce monstre assis près de moi, cette créature répu-gnante, ce tueur sans merci n’est qu’un enfant. Un enfant abandonné par son créateur, par son père, dès son arrivée au monde. Rejeté par celui-là même qui aurait dû l’aimer, le soutenir, l’éduquer. Dès sa naissance, il s’est retrouvé sans défense contre la bêtise et la cruauté de l’espèce humaine.

Oui, je redoute ce qu’il va me confier. J’ai peur que ses paroles déferlent sur moi et m’engloutissent.

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32Le MOnsTre

Elle me demande ce qui m’arrivera.

Sa requête provoque en moi une grande confusion. Je ne peux croire qu’elle s’inquiète de mon sort. Elle n’est pas mon amie puisque je n’ai aucun ami. Elle n’éprouve pas d’amour pour moi puisque personne ne peut m’aimer.

Je la questionne :

— Pourquoi vous souciez-vous de moi ? Les sentiments des hommes à mon endroit ont toujours été funestes. On m’a craint, on m’a haï, on m’a pris en chasse, on a souhaité ma mort.

Elle ne me répond pas, mais son regard demeure rempli d’indulgence. Aurais-je si mal jugé la nature humaine ? En fin de compte, serait-elle moins grossière, moins primitive que ce que j’ai été amené à croire ?

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L’attention que me prête la jeune fille m’incite à poursuivre :

— Je comprends trop bien l’horreur et le dégoût que tous éprouvent en ma présence. Si vous saviez la haine et la répulsion que je me voue à moi-même !

Cette fois, elle réagit :

— Mais vous n’êtes pas le seul responsable de ces atrocités !

— Les fautes commises par les autres ne peuvent servir à justifier les miennes. Lorsque je parcours la liste de mes crimes, je ne reconnais plus en moi cet individu dont les premières pensées étaient remplies des plus nobles visions.

Je lui raconte le début de ma vie, ce temps où je ne voyais et ne ressentais que la beauté du monde. Tout m’émer-veillait : les sensations, la lumière, le soleil et les étoiles, la douce caresse de la brise sur ma peau, la revigo-rante chaleur de l’été, le murmure des feuilles, le chant des oiseaux.

Tandis que je parle, la main de Daphnée se pose sur mon bras, délicatement, avec une hésitation mêlée de crainte. Encouragé, je continue :

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— À cette époque, j’aspirais à connaître les hommes et à sympathiser avec eux. Mon cœur débordait de bonheur et d’affection, et j’avais besoin de partager ces senti-ments. Je souhaitais pouvoir rencontrer des hommes et des femmes qui négligeraient ma laideur, ma diffor-mité. J’espérais que l’on m’aime pour mes qualités. Je me nourrissais de grandes idées, comme l’honneur et le dévouement.

Le reste de mon existence ne contenant que des abomi-nations, je préfère m’interrompre.

— Ensuite ? insiste-t-elle.

L’émotion m’étreint la gorge. Quelques instants s’écoulent avant que je retrouve la maîtrise de moi-même.

— Très tôt, le chagrin et la rage ont contraint mon cœur à se délecter de la destruction. Ce changement s’est opéré en moi à travers des tortures que personne ne pourrait imaginer. Mes nouveaux penchants m’épouvantaient, mais j’étais incapable de leur résister.

La jeune fille plonge son doux regard dans le mien, si disgracieux.

— Je vous le redemande, dit-elle. Qu’allez-vous faire maintenant ?

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Je baisse la tête sur mes mains qui ont tué des êtres innocents, comme cet enfant et la jeune épouse de Victor. Je réponds :

— C’est mon cœur qui a conçu ces crimes monstrueux. Que puis-je faire, sinon attendre avec impatience le moment où la mort aura effacé la honte de ma conscience ?

118


33

Le traîneau poursuit sa route dans le même décor désolé et lugubre.

Depuis peu, une brise légère fait danser la flamme que brandit Edgar Sabourin. Cette torche est la troisième et la dernière. Quand elle aura brûlé, les ténèbres prendront possession de cet enfer sans limites.

Dans la lumière chancelante, des voiles de neige se soulèvent, tourbillonnent avant de se dissoudre dans l’obscurité. Les lamentations incertaines du vent accom-pagnent par intervalles la cadence du traîneau.

— Une tempête s’annonce ? demande Alexandre.

— J’espère que non, répond l’enseignant inquiet.

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Alexandre reporte son attention sur les chiens. Exténués, ils ne jappent plus. Leur vitesse n’a cessé de diminuer. Le garçon appréhende la minute où l’un d’entre eux abandonnera la partie, vaincu par la fatigue, le froid ou la mort.

Un quart d’heure s’écoule encore.

Puis, au détour d’un amas de glace, l’inespéré se produit. Edgar et Alexandre se croient d’abord les jouets d’une illusion. Cette lumière aperçue n’est sûrement qu’un reflet de la torche sur une paroi quelconque.

Mais l’éclat lumineux ne s’éteint pas. Au contraire, plus on s’approche, plus sa netteté augmente. Jusqu’à ce que, enfin, le doute ne soit plus possible.

La clarté provient d’un feu agité par le vent. Un feu dont on ne voit que l’extrémité, sa partie principale étant dissi-mulée par un rocher de grande taille.

Dans ce climat polaire, il n’y a pas de feu accidentel. Quelqu’un a donc installé un bivouac derrière ce rocher. Et dans un lieu aussi désert, qui pourrait être ce quelqu’un, sinon le monstre qui a emporté Daphnée ?

En tirant sur les rênes, Alexandre réussit à ralentir les chiens, puis à les stopper.

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Edgar et lui s’élancent hors du traîneau. Les chiens grognent, mais le bruit est vite effacé par les plaintes du vent.

Le capitaine Walton ne leur a pas fourni d’armes. Si le bivouac est celui du monstre et s’ils doivent affronter celui-ci, ils n’ont aucune chance de s’en sortir. Par consé-quent, au diable la prudence.

Alexandre contourne le rocher en courant. Rendu de l’autre côté, il s’arrête, frappé de stupeur.

Derrière le feu de camp, un traîneau. Assise au bord de celui-ci, il y a Daphnée. Sur ses genoux, posée là comme un chat alangui, la tête du monstre. À demi couché près de la jeune fille, son ravisseur s’abandonne à la première marque de tendresse qu’il reçoit de sa vie.

Pour Alexandre et Edgar, cette scène ne dure qu’un instant.

En les voyant apparaître, Daphnée pousse une exclama-tion. Le monstre redresse le torse et bondit sur ses pieds.

La jeune fille se précipite vers ses compagnons.

Elle se jette dans les bras d’Alexandre, puis dans ceux d’Edgar. Leurs cris de joie retentissent dans la nuit comme des plaintes d’oiseaux blessés.

121


Quand les cybernaufragés reportent leur attention sur le monstre, il est debout au milieu du feu de camp. Ses vêtements se consument déjà, mais lui ne montre aucun signe de douleur. Au contraire, l’incessante détresse sculptée sur son visage semble s’adoucir peu à peu.

Daphnée hurle, s’élance en direction du brasier, mais Alexandre l’empêche de se rapprocher davantage.

— Il est en train de mourir, vous ne voyez pas ? crie-t-elle en se débattant.

— Il meurt de son plein gré et de la manière qu’il a choisie, dit sobrement Edgar Sabourin.

À travers les larmes qui mouillent ses yeux et les flammes qui encerclent son corps, le monstre contemple la jeune fille. Il parvient à lever son bras droit et à tendre vers elle sa main calcinée.

— Le feu qui me tourmente s’éteindra bientôt ! proclame-t-il. Après quoi le vent soufflera mes cendres. Alors, mon esprit dormira en paix pour l’éternité.

Avec ses lèvres brûlées, il lui est presque impossible d’articuler les derniers mots.

La chaleur l’ayant rendu aveugle, il ignore que personne n’est témoin de ses adieux.

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Devant le bûcher, là où se tenaient Daphnée et ses compa-gnons une seconde plus tôt, il n’y a plus maintenant qu’un espace vide.

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LES PLUS RÉCENTES PUBLICATIONS DE DENIS CÔTÉ

Les cybernaufragés : L’enfer de glace, Bayard Canada, 2016

Terminus Cauchemar, la courte échelle, 2016

Maxime 02 (contient 3 romans : La trahison du vampire, Les yeux d’Émeraude, Le parc aux sortilèges), la courte échelle, 2016

Maxime 01 (contient 3 romans : Les prisonniers du zoo, Le voyage dans le temps, La nuit du vampire), la courte échelle, 2016

Dessine-moi un Martien, Soulières éditeur, 2015

La Forêt aux Mille et Uns Périls - L’intégrale, Soulières éditeur, 2014

Hockeyeurs cybernétiques - L’intégrale, Soulières éditeur, 2013

L’amélanchier (d’après Jacques Ferron), Planète rebelle, 2011

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DENIS CÔTÉ

LES CYBERNAUFRAGÉS

L’ENFERDE GLACE

Attention , d é part im minen t !

10... Alexandre et Daphnée vont tester une machine révolutionnaire.

9... Leur enseignant les a recrutés pour un projet virtuel…

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3... L’expérience doit durer quinze minutes.

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1... Cette aventure repoussera les limites de leur imaginaire.

0... IMMERSION !

Depuis 1983, Denis Côté a publié une cinquantaine de livres,la plupart destinés à la jeunesse. Il a remporté de nombreux prixet été traduit en diverses langues.

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10 LES CYBERNAUFRAGÉS L’ENFER GLACE - Bayard jeunesseprimenumerique.bayardjeunesse.ca/wp-content/themes/... · Alexandre et Daphnée vont tester une machine ... 21883_Bayard_CyberNaufT1_INT_HR01.indd