10
100 # Des caricatures aux comics Winsor McCay, Little Nemo in Slumberland, Sunday page du New York Herald Tribune, 12 août 1906. Angoulême, musée de la Bande dessinée, Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Volontiers considéré comme un des chefs-d’œuvre de l’histoire de la bande dessinée, Little Nemo in Slumberland apparaît en 1905 sous la plume du surdoué Winsor McCay. Chaque planche raconte la même histoire d’un petit garçon rêvant puis se réveillant brutalement dans la dernière case, en bas à droite. L’onirisme des figures et du décor se joint au découpage toujours différent de la planche pour suggérer le chaos, l’évasion et le merveilleux. forme d’histoires en images. Elles n’étaient toutefois pas publiées dans un supplément dominical, mais en début de semaine, dans les célèbres « lundis de Caran d’Ache ». Il n’en fut pas de même aux États-Unis – peut-être, ainsi qu’on a pu le dire, parce que les histoires illustrées étaient plus faciles d’accès à des populations compo- sées en grande partie de nouveaux immigrants maîtri- sant mal l’anglais ; plus sûrement, parce qu’il existait en Amérique, contrairement à l’Europe, de véritables empires de presse 26 . Les deux principaux étaient ceux de Joseph Pulitzer, qui avait relancé le NewYork World en 1883, et de William Randolph Hearst, qui avait fondé le San Francisco Examiner en 1887 avant de prendre la direction du NewYork Morning Journal. Ces entreprises gigantesques avaient les moyens d’innover. C’est en leur sein que s’inventèrent, au milieu des années 1890, les comics. Arthur B. Frost, certes, désignait déjà du nom de comics les histoires en images qu’il publiait dans les années 1880 dans le Harper’s New Monthly. Toutefois, le mot ne se répandit qu’avec l’apparition des comic supplements (ou comic sections) des éditions domini- cales des grands quotidiens. En 1893, Pulitzer lança ainsi celui du World. Bientôt recruté, le dessinateur Richard F. Outcault se spécialisa dans un genre que d’autres – Zim, par exemple – avaient déjà popula- risé : les scènes d’enfants des rues. À partir de 1895, ces scènes furent centrées autour d’un personnage récurrent, un gamin chauve nommé Mickey Dugan et surnommé l’année suivante le « Yellow Kid » en raison de la couleur de sa tunique. Celui-ci connut un tel succès que, lorsque Hearst lança à son tour le comic supplement du Journal, il commença par débaucher Outcault. L’affaire du « Yellow Kid » fut matricielle. Elle constitua un épisode majeur de la guerre commerciale que se livraient alors les journaux de Pulitzer et de Hearst – au point que le personnage d’Outcault donna bien- tôt son nom au yellow journalism, par lequel furent désignées les pratiques peu scrupuleuses de la grande presse populaire 27 . La réputation du « Yellow Kid » excéda les frontières du journal : son image fut uti- lisée à des fins publicitaires pour vendre bien des produits 28 . Surtout, le succès d’Outcault engagea les directeurs des grands journaux à multiplier les comics et, au sein de ceux-ci, à sérialiser les idées à succès. Au lendemain du triomphe du « Yellow Kid » apparu- rent ainsi la plupart des personnages majeurs de ces séries humoristiques que l’on désignait aussi du nom

100 Des caricatures aux comics - fnac-static.com

  • Upload
    others

  • View
    5

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

100 # Des caricatures aux comics

Winsor McCay, Little Nemo in Slumberland, Sunday page du New York Herald Tribune, 12 août 1906.Angoulême, musée de la Bande dessinée, Cité internationale de la bande dessinée et de l’image.

Volontiers considéré comme un des chefs-d’œuvre de l’histoire de la bande dessinée, Little Nemo in Slumberland apparaît en 1905 sous la plume du surdoué Winsor McCay. Chaque planche raconte la même histoire d’un petit garçon rêvant puis se réveillant brutalement dans la dernière case, en bas à droite. L’onirisme des figures et du décor se joint au découpage toujours différent de la planche pour suggérer le chaos, l’évasion et le merveilleux.

forme d’histoires en images. Elles n’étaient toutefois pas publiées dans un supplément dominical, mais en début de semaine, dans les célèbres « lundis de Caran d’Ache ».Il n’en fut pas de même aux États-Unis – peut-être, ainsi qu’on a pu le dire, parce que les histoires illustrées étaient plus faciles d’accès à des populations compo-sées en grande partie de nouveaux immigrants maîtri-sant mal l’anglais ; plus sûrement, parce qu’il existait en Amérique, contrairement à l’Europe, de véritables empires de presse 26. Les deux principaux étaient ceux de Joseph Pulitzer, qui avait relancé le New York World en 1883, et de William Randolph Hearst, qui avait fondé le San Francisco Examiner en 1887 avant de prendre la direction du New York Morning Journal. Ces entreprises gigantesques avaient les moyens d’innover. C’est en leur sein que s’inventèrent, au milieu des années 1890, les comics.Arthur B. Frost, certes, désignait déjà du nom de comics les histoires en images qu’il publiait dans les années 1880 dans le Harper’s New Monthly. Toutefois, le mot ne se répandit qu’avec l’apparition des comic supplements (ou comic sections) des éditions domini-cales des grands quotidiens. En 1893, Pulitzer lança ainsi celui du World. Bientôt recruté, le dessinateur

Richard F. Outcault se spécialisa dans un genre que d’autres – Zim, par exemple – avaient déjà popula-risé : les scènes d’enfants des rues. À partir de 1895, ces scènes furent centrées autour d’un personnage récurrent, un gamin chauve nommé Mickey Dugan et surnommé l’année suivante le « Yellow Kid » en raison de la couleur de sa tunique. Celui-ci connut un tel succès que, lorsque Hearst lança à son tour le comic supplement du Journal, il commença par débaucher Outcault.L’affaire du « Yellow Kid » fut matricielle. Elle constitua un épisode majeur de la guerre commerciale que se livraient alors les journaux de Pulitzer et de Hearst – au point que le personnage d’Outcault donna bien-tôt son nom au yellow journalism, par lequel furent désignées les pratiques peu scrupuleuses de la grande presse populaire 27. La réputation du « Yellow Kid » excéda les frontières du journal : son image fut uti-lisée à des fins publicitaires pour vendre bien des produits 28. Surtout, le succès d’Outcault engagea les directeurs des grands journaux à multiplier les comics et, au sein de ceux-ci, à sérialiser les idées à succès.Au lendemain du triomphe du « Yellow Kid » apparu-rent ainsi la plupart des personnages majeurs de ces séries humoristiques que l’on désignait aussi du nom

« Neuvième art » : l’expression apparaît en 1964. Em pruntée à l’historien du cinéma Claude Beylie, elle est reprise par Maurice de Bevere, dit Morris, et Pierre Vankeer, qui animèrent pendant trois ans, sous ce titre, une rubrique dans Le Journal de Spirou. D’emblée, on s’amuse et on est sérieux. Qui se souvient aujourd’hui que l’on a pu parler du « huitième art » pour la télévi-sion, pour la radio ou pour la photographie ? Qui se souvient qu’aux cinq arts identifiés par Hegel dans son Esthétique on ajouta, au xixe siècle, un sixième, lequel était tantôt la danse, tantôt le cirque ou le théâtre ? Qui pourrait, de tête, nommer les cinq arts majeurs selon le philosophe allemand ?D’emblée, on est sérieux et on s’amuse. Si la bande dessinée est le neuvième art, alors elle a retrouvé l’intuition de l’Antiquité grecque, selon laquelle les Muses qui autorisaient l’expression de l’esprit humain étaient au nombre de neuf. Pourtant, dans l’histoire qu’on va raconter ici, un seul art compte, parmi les huit qui précédèrent le neuvième : le septième. Si l’on veut comprendre en effet ce qui se joue dans la ques-tion de savoir si la bande dessinée est un art, il faut d’abord songer aux débats qui ont entouré la recon-naissance artistique du cinéma.

Les années 1960Vous avez dit « art » ? Tout commence alors, peut-être, autour des années 1960. Souvenez-vous. C’était le temps où les revues Pilote et Hara-Kiri en France, Garo au Japon, Linus en Italie, Mad, Help ! ou Zap Comix aux États-Unis faisaient basculer la bande dessinée dans le monde des adultes. C’était le temps de l’émergence, sur le modèle de la cinéphilie, de la bédéphilie. En France, en 1962, apparaissait le Club des bandes dessinées (CBD), dans la foulée des ciné-clubs, bientôt suivi par les premières revues qui se donnaient pour objet de réfléchir à l’esthétique du genre : Giff-Wiff (1962-1967), Phénix (1966-1977) et bien d’autres, au premier rang desquelles il faut comp-ter Les Cahiers de la bande dessinée (le titre fut trouvé

en 1972). C’était le temps des premiers colloques et festivals sur la question (en 1965 à Bordighera, puis à Lucca, l’année suivante). C’était le temps des pre-mières expositions de planches originales (au musée des Arts décoratifs de Paris, en 1967), le temps où, avec Roy Lichtenstein, par exemple, la bande dessinée nouait des liens avec les arts les mieux établis.Cette impulsion fut décisive. Quelque chose naquit alors, que les décennies ultérieures firent croître en même temps que les festivals, les expositions, les rencontres, les articles, les livres et les thèses sur la bande dessinée – en même temps, surtout, que se multipliaient et se diversifiaient les œuvres. Les liens avec les autres arts s’approfondirent, notamment avec la littérature : songeons au graphic novel, baptisé par Will Eisner en 1978. La bande dessinée fit désormais partie du patrimoine : de grands auteurs donnèrent leur nom à des rues ; des statues leur furent élevées (ou à leurs personnages) ; des musées leur furent consacrés, comme à Takarazuka, ville natale du man-gaka Osamu Tezuka, ou à Angoulême ; des façades de maison s’ornèrent, comme au centre de Bruxelles, de vignettes de bandes dessinées. Les institutions les plus sérieuses s’en mêlèrent : les Presses de l’univer-sité de Berkeley publièrent History of the Comic Strip de David Kunzle (1990), le prix Pulitzer fut remis à Art Spiegelman pour Maus (1992), l’American Book Award à Joe Sacco pour Palestine (1996). Un marché des planches originales se mit en place, fondé sur un réseau serré de marchands et de galeristes.Bien entendu, le mouvement initié dans les années 1960 a invité à relire toute l’histoire de la bande dessinée. Les critiques ont cherché à identifier les grandes œuvres du passé. Déjà, dans les années 1960, le magazine italien Linus avait republié pour cette rai-son les premières grandes œuvres des comics, à com-mencer par le Krazy Kat de George Herriman. On se mit à construire rétrospectivement des généalo-gies, à identifier des écoles : ainsi, en Belgique, où la « ligne claire » héritée de Hergé s’opposerait au style « atome » de l’école de Marcinelle, illustré par Jijé et

Vous avez dit « art » ?

Guy Peellaert et Pascal Thomas, Pravda la survireuse, Éric Losfeld éditeur, 1968, p. 32, détail.Collection Bernard Joubert.

144 # La bande dessinée américaine

Alex Raymond, Flash Gordon, Sunday Page du 12 novembre 1939, distribué par King Features Syndicate.Angoulême, bibliothèque de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image.

Justesse des anatomies, richesse des couleurs, élégance du trait... Flash Gordon est un classique indiscutable. Il a suscité nombre d’imitations et de parodies (on distinguera le Flesh Garden iconoclaste de Mad dans les années 1950). Par-delà le souffle épique d’aventures à grand spectacle, ce qui frappe est la théâtralité générale du récit, due à l’emphase presque systématique des postures de tous les personnages.

150 # La bande dessinée américaine

Dick Tracy et Li’l AbnerD’autres séries qui paraissent à la même époque, jouent la carte de l’aventure sans se couler dans le moule néoclassique. Ainsi Dick Tracy de Chester Gould, qui à partir de 1931 met en scène des intrigues policières dignes de romans hard boiled. La stylisation graphique de Gould (qui pratique dans ses strips quotidiens un noir et blanc schématisé redoutablement efficace) va de pair avec des scénarios où des méchants irrécupérables portent les tares de leur personnalité sur leur visage monstrueux. Influencé par les films noirs qui lui sont contemporains, porteur d’une vision manichéenne (les malfaiteurs doivent être pourchassés et éliminés sans pitié), Gould, dans sa meilleure période, fascine par le rythme et l’âpreté de scénarios tirés au cordeau.En 1934, la naissance du petit monde de Li’l Abner signe l’entrée de la parodie grinçante dans la BD US. Caricature de hillbilly inculte et arriéré, doté d’un physique agricole et d’une incroyable candeur, Li’l Abner est un antihéros comique qui vit dans le village reculé de Dogpatch, entouré de ses parents et de Daisy Mae, sa sculpturale fiancée. L’auteur Al Capp, chantre ambigu de l’Amérique profonde (il invente de fausses coutumes comme le Sadie Hawkins’ Day, jour où les jeunes filles célibataires peuvent épouser le jeune homme qu’elles seront parvenues à capturer, lors de « chasses à l’homme » échevelées), joue du contraste entre la naïveté des habitants de Dogpatch et la rapa-cité sans scrupules des personnages qu’ils rencontrent.

Poussant le jeu de la parodie très loin, Capp fait même de son héros un lecteur fanatique de Fearless Fosdick, version outrée de… Dick Tracy. Fearless Fosdick plaît tellement aux lecteurs de l’époque qu’Al Capp déve-loppe des aventures spécifiques du héros de son héros. Le charme plein de santé de la série s’évente au fil du temps, l’humour d’Al Capp se teintant d’aigreur, jusqu’à défendre dans les années 1960 des positions réactionnaires.En 1938, Ernie Bushmiller donne une nièce au per-sonnage de Fritzi Ritz, dans la série éponyme qu’il a reprise des mains de Larry Whittington en 1925. Cette nouvelle venue prénommée Nancy va prendre une importance croissante dans la bande, jusqu’à en devenir la vedette à partir de 1935. En compagnie de Sluggo, jeune garçon qui tient le rôle de comparse, Nancy vit des gags volontairement simples, reposant sur des clichés, et sont dessinés avec une stupéfiante économie de moyens. Faisant fi de toute idée de vir-tuosité, Bushmiller parvient à réduire son style, d’une frappante fixité au fil du temps, à quelques éléments graphiques qu’il répète à l’identique. Chez lui, il n’y a pas des arbres mais un seul modèle d’arbre, pas des voitures, mais un seul modèle de voiture, etc. Cité par Andy Warhol, Bushmiller est tout à la fois, et para-doxalement, le parangon d’une bande dessinée de consommation courante et l’artist’s artists de la bande dessinée américaine, admiré par Art Spiegelman, Bill Griffith, Robert Crumb, Scott McCloud et tous les théoriciens américains du domaine 6.

226 # Le moment belge

André Franquin, Gaston Lagaffe, gag no 416, paru dans Spirou, no 1475, 21 juillet 1966.Encre de Chine sur papier, 40,5 x 31 cm. Angoulême, musée de la Bande dessinée, Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. © Marsu 2012 by Franquin

Page de droite :André Franquin, Gaston Lagaffe, gag no 548, paru dans Spirou, no 1607, 30 juillet 1969.Encre de Chine sur papier, 44,5 x 33,5 cm. Angoulême, musée de la Bande dessinée, Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. © Marsu 2012 by Franquin

Le personnage de Gaston Lagaffe apparaît dans Spirou en 1957. Héros sans emploi doublé d’une catastrophe ambulante, il sévit d’abord dans les marges du journal, puis dans des gags d’une demi-planche et enfin dans des pages entières. À partir de 1968, libéré de Spirou et Fantasio, Franquin se consacre principalement à Gaston, laissant libre cours à sa fantaisie et son sens du mouvement.

narrateur, il a fait des Aventures de Spirou et Fantasio l’une des meilleures séries pour la jeunesse. Mêlant humour et aventure, fantaisie et crédibilité, Franquin invente le Marsupilami, étonnant animal à la queue démesurée, mais aussi Zantafio, Zorglub et le comte de Champignac, sans oublier la « Turbotraction ». Les albums remarquables se succèdent : La Mauvaise Tête, Le Repaire de la Murène, Le Nid du Marsupilami, Le Prisonnier du Bouddha. En 1957, Franquin a aussi créé Gaston Lagaffe, antihéros d’abord destiné à ani-mer les marges du journal, mais qui ne tarde pas à devenir un personnage à part entière. Son langage (« M’enfin… ») et ses manières vont faire école, tandis que ses gaffes donnent naissance à une véri-table mythologie de la rédaction. Mais, autour de Franquin, les talents sont très nombreux : Morris, Roba, Tillieux, Macherot et quelques autres assurent eux aussi les belles heures du journal. C’est en 1958 que les Schtroumpfs font leur première apparition, dans une aventure de Johan et Pirlouit, La Flûte à six trous, avant de vivre une vie indépendante dans une série de « mini-récits ». La gloire de ces petits lutins bleus sera bientôt telle qu’elle conduira Peyo à leur consacrer tout son temps, puis à réunir toute une équipe autour de lui.

Dans ce Bruxelles qui, en 1958, accueille les premiers fonctionnaires du « Marché commun », la BD belge se veut européenne, c’est-à-dire aussi peu belge que pos-sible. Les séries les plus marquées localement – comme Quick et Flupke d’Hergé, Bob et Bobette de Vandersteen ou les œuvres de Bob De Moor – ne parviendront d’ailleurs jamais à s’imposer en France et dans le reste de l’Europe. Quant à un dessinateur comme Marc Sleen, malgré l’immense succès de son Nero en Flandre, il demeure ignoré même des Belges francophones. Chez Dupuis comme au Lombard, chacun s’évertue donc, non sans naïveté parfois, à dissimuler ses ori-gines. Jacobs réduit son second prénom à une initiale pour se donner des airs plus britanniques, soulignés par la photo qui figure en quatrième de couverture de ses albums. Jamais Blake et Mortimer ne s’aventure-ront sur le territoire belge : ce serait les faire déchoir. Franquin évite de dessiner des tramways et modifie les uniformes des policiers qu’il représente. Tillieux donne un cadre français aux aventures de Gil Jourdan. Tibet et Duchâteau situent à Paris les enquêtes de Ric Hochet, même si les boulevards évoquent irrésistiblement ceux de Liège. Pour la plupart des maîtres de la BD belge, la Belgique apparaît comme un non-lieu, la négation de tout imaginaire digne de ce nom.

292 # Une révolution européenne

318 # Une révolution européenne

Ci-dessous :Enki Bilal et Pierre Christin, Partie de chasse, pl. 12. Album Dargaud, 1983 ; rééd. Casterman, 2006.Encre de Chine et gouache sur papier, 45 x 33 cm. Collection particulière.

Page de droite :Enki Bilal, La Trilogie Nikopol, t. 2 : La Femme piège, pl. 49. Album Dargaud, 1986 ; rééd. Casterman, 2005.Encre de Chine et gouache sur papier,

45 x 33,3 cm. Collection particulière.

Dans les années 1970, le talent, précoce, de Bilal s’exerce surtout à partir de scénarios de Christin, chargés d’une dimension politique assez nouvelle pour l’époque (ici le crépuscule du monde soviétique). À partir des années 1980, il donne une place croissante

à ses propres scénarios. Le sommet est atteint d’emblée avec La Trilogie Nikopol, qui met en scène des héros de 2023 (ici Jill Bioskop, amante de Nikopol), plongé dans un univers apocalyptique. Grand Prix de la Ville d’Angoulême 1987.

340 # Neuvième art

Cosey, Zélie Nord-Sud, pl. 20. Album Éditions du Lombard, 1994.Encre de Chine sur papier, 46 x 35 cm. Angoulême, musée de la Bande dessinée, Cité internationale de la bande dessinée et de l’image.

L’artiste suisse Cosey a de plus en plus lesté ses récits d’aventures exotiques d’une dimension humaniste, voire humanitaire, comme ici dans cette histoire d’un retour au pays d’une jeune Suisse d’origine burkinabé.

Page de droite :Grzegorz Rosinski et Jean Van Hamme, Thorgal. Les Vieillards du pays d’Aran, t. 3, pl. 16, parue dans Tintin, nos 196, 1979, détail. Album Éditions du Lombard, 1981.Encre de Chine sur papier, 47 x 36,3 cm. Angoulême, musée de la Bande dessinée, Cité internationale de la bande dessinée et de l’image.

Le héros éponyme de la série s’évade de la forteresse où il est enfermé en plongeant dans les douves. Rosinsky met son talent réaliste et son sens du dynamisme graphique au service d’une intrigue d’aventures classique signée d’un des piliers de la BD à grand tirage, scénariste, entre autres, de la série XIII.

mettent en avant un rapport, plus ou moins critique, à la société, dans une perspective ici plus individuelle et humoristique, empreinte parfois d’autodérision (Jean-Claude Denis, Martin Veyron), là plus collec-tive et explicitement politique (Étienne Davodeau). Les deux Amour propre de Veyron à un quart de siècle de distance (1983 et 2009), d’un côté, Les Mauvaises Gens (2005) de Davodeau, de l’autre, représentent des formes achevées de leur art respectif. Le premier développe avec cohérence, par-delà une apparente nonchalance, une œuvre d’observateur aigu et sans complaisance, y compris envers lui-même, à mi-che-min entre Maupassant et Courteline. Le second rend compte avec précision des changements sociaux de

son temps, sans renoncer à mettre à nu ses contra-dictions. Le génie de Baru (Grand Prix d’Angou-lême 2010) s’exprime plus vivement : fidèle à ses origines populaires, comme Davodeau, mais tenté par une forme subtile du grotesque comme Veyron, il excelle à peindre moins une société que des collec-tivités, souvent générationnelles (Les Années Spoutnik, 1999-2003).Plus expressifs encore, jusqu’à la caricature pour le second, jusqu’au fantastique pour le premier, un Max Cabanes ou un Pascal Rabaté atteignent leur équilibre dans ce mélange des genres, inimaginable avant l’avènement du neuvième art (Cabanes, Dans les villages, 1977-2008 ; Rabaté, Ibicus, 1998-2001). Dans une telle perspective, où la figuration impose sa loi mais autorise bien des libertés avec la réalité, de forts tempéraments comme celui de Jean-Philippe Stassen, dont Le Bar du vieux Français (sur un scénario de Denis Lapière, 1992-1993) a été porté très haut par la critique 14, tirent leur épingle du jeu en mettant en avant, comme Loustal dès les années 1970, une démonstration graphique. Mais on est déjà là devant une esthétique simplifiée et colorée, dans la ligne des intuitions de Gauguin et des nabis, qui ne déparerait pas parmi les expérimentations.

428 # Mauvais genres

Diabolik, nos 1 et 5, Éditions de l’Occident. 1977. Couvertures non signées.Collection Bernard Joubert.

Série de bandes dessinées italienne, créée en 1962 par les sœurs Angela et Luciana Giussani, Diabolik met en images les activités criminelles d’un génie du mal, secondé par sa maîtresse Eva Kant et poursuivi par l’inspecteur Ginko. C’est le titre le plus célèbre des fumetti neri, les « bandes dessinées noires », un genre très populaire en Italie.

Ailleurs dans le mondeL’allusion à l’Afrique du Sud l’indique, bien d’autres espaces et traditions que ceux que nous venons de décrire schématiquement ont flirté avec les marges, cultivé les mauvais genres. Nous voudrions dire quelques mots pour finir sur ces expériences étran-gères, qui ne le sont pas toutes restées, la France ayant généralement fait bon accueil aux artistes qui se ris-quaient ainsi en territoire interdit.

Les Italiens…C’est tout particulièrement le cas des Italiens qui, à partir des années 1960, s’adressent à un public adulte et amateur de sensations fortes. Quelques jalons pour nous y retrouver dans une production assez foison-nante. Nous passerons rapidement sur la « Panthère blonde » (Pantera Bionda) de Dalmasso et Ingam qui fit scandale dans les années 1950, mais ne se montra jamais dans le plus simple appareil en dépit des accu-sations de pornographie qui accablèrent son éditeur. Nous ne citerons également qu’en passant le pour-tant grandiose Jacovitti, que d’autres articles traiteront mieux que le nôtre et qui se signale à notre atten-tion par sa délirante adaptation du Kâmasûtra. Plus

importants pour notre propos apparaissent les fumetti neri, les « bandes dessinées noires » nées dans les années 1960 dans le sillage de Diabolik, ce criminel imaginé par les sœurs Giussani et d’abord dessiné par Faciolo, dont les aventures sanglantes connurent un extraordi-naire succès malgré la réprobation de toutes les auto-rités morales que comptait la Péninsule. La recette était simple : beaucoup de sang, pas mal de chair et un héros malfaisant. Elle fut souvent imitée et cor-sée, avec une surenchère dans la violence dont témoi-gnent des titres tels que : Kriminal, Satanik, Zakimort… Ces BD « noires » avaient leur pendant « rose », avec des histoires érotiques centrées sur des héroïnes constamment dévêtues, Isabella, Angelica, Messalina, Maghella, etc., le plaisir n’empêchant d’ailleurs pas la gêne, puisque beaucoup d’entre elles étaient régu-lièrement violées ou torturées. C’est par dizaines de titres que les pockets italiens conquirent l’Europe dans les années 1970-1980. En France, l’éditeur Elvifrance traduisit et adapta ces ouvrages aux couvertures tapa-geuses (devant lesquelles il nous souvient d’avoir rêvassé, enfant, pendant les pauses dans les boutiques des stations-service, sur la route des vacances…) qui firent l’objet de très nombreuses interdictions par la Commission de surveillance. Malgré l’autocensure de

474 # Le monde de la bande dessinée

Page de gauche :Osamu Tezuka, Astro Boy [Tetsuwan Atomu, 1952], t. 2, Sensei Kana, 2009, p. 214.© 2012 by Tezuka Productions.

Créé en 1952, le petit robot atomique d’Osamu Tezuka est très inspiré du Mickey Mouse de Walt Disney. Comme ce dernier, il apparaît torse nu avec une culotte courte, des chaussures trop grandes et deux épis qui, à l’image des oreilles de la célèbre souris, sont visibles quel que soit l’angle sous lequel le personnage est représenté.

Osamu Tezuka, Astro Boy. Kappa Comics Tetsuwan Atom, t. 6, paru le 1er juin 1964.Gouache sur papier. © 2012 by Tezuka Productions.

L’avènement du Japon À la même époque, une troisième forme majeure triompha, aux côtés des bandes dessinées franco-belge et des comics américains : les mangas japonais 6. Pour en comprendre la portée, il convient de revenir sur les conditions du succès du genre à l’intérieur même du Japon. Brève histoire des mangasLes bandes dessinées étaient apparues dans la presse japonaise en même temps que dans celles des autres pays industrialisés 7. Dès les premières années du xxe siècle, Kitazawa Yasuji, dit Rakuten avait repris pour désigner ses histoires en images le terme manga, forgé un siècle plus tôt par le peintre Hokusai. Puis, sous l’influence des comics américains, plusieurs auteurs s’étaient lancés dans la production de bandes dessinées, à l’image de Katsuichi Kabashima, qui introduisit la technique de la bulle en 1923 dans Shôchan no bôken (« Les aventures de Shôchan »). Le régime autoritaire japonais freina cependant le déve-loppement des mangas. À partir de 1925, la loi dite « de préservation de la paix » exerça une lourde censure sur la presse, ne laissant subsister que des histoires

conformes à l’idéologie gouvernementale – telles les aventures de Norakuro, un chien noir et blanc engagé dans l’armée, créé en 1931 par Suiho Tagawa.Il fallut attendre le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour voir se développer véritablement le genre du manga. Les États-Unis d’Amérique, qui administraient alors le Japon, y diffusèrent largement leurs comic books. Le Tarzan de Burne Hogarth, par exemple, remportait un grand succès, de même que les dessins animés de Walt Disney et ceux des frères Fleischer. En dépit des immenses difficultés maté-rielles que connaissait le pays, ce contexte favorisa le développement des bandes dessinées.Ainsi que le suggèrent certains spécialistes, les dessi-nateurs japonais ont peut-être été aussi influencés par la tradition locale des kamishibai, ces petits théâtres ambulants où les artistes présentaient aux enfants, dans un cadre de bois, des dessins représentant les scènes principales de l’histoire qu’ils leur racontaient. Ils furent en tout cas très nombreux à se lancer à ce moment-là dans la production de bandes dessinées. Quelques-uns publièrent leurs œuvres dans les jour-naux de Tokyo, où la pénurie de papier était moindre. Créatrice de la série Sazae San, Machiko Hasegawa devint ainsi la première femme mangaka (auteur de