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100 fiches sur les mouvements littéraires de Geneviève Winter

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sommaire

Avant-propos ..

XVI' siècle-:- 1480-1580) 1. Qu'est-ce que l'humanisme?.

2. Les découvreurs humanistes ..

3. Savoir émancipé et libre création ..

4. Rabelais, créateur de mondes ..

5. La Pléiade et son manifeste.

6. Ronsard et la poésie nationale .

7. Du Bellay, de la ferveur à l'élégie.

8. Les poètes de la constellation ..

9. L'humanisme critique de Montaigne ..

10. Humanisme et politique ..

XVII' siècle- Baroque et classicisme ( 1580-1660) 11. Existe-t-il une littérature baroque en France?.

12. Agrippa d'Aubigné, guerrier et poète.

13. Le baroque en poésie.

14. Le baroque au théâtre et dans le roman.

15. Les prémices du classicisme ...

16. Le courant précieux ..

17. Le modèle classique ..

18. Le classicisme au théâtre .

19. Le classicisme entre esthétique et morale .. .

20. La Querelle des Anciens et des Modernes .. .

XV!l!' siècle- Lumières et critiques des Lumières (1720-1815)

21. Les conquêtes de la raison ..

22. Les Lumières, un esprit et des formes .

23. Montesquieu et la politique des Lumières.

24. Laventure de l'Encyclopédie (1751-1772) ..

25. Voltaire, la virtuosité au service des idées ...

26. Les fOrmes littéraires en question ...

27. Diderot, messager des Lumières.

28. Des« an ti-Lumières>> au conflit avec Rousseau ..

29. Du rationalisme des Lumières à la sensibilité« préromantique» ..

30. Les prémices de l'âme romantique.

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XIX' siècle- Romantisme (1820-1850) et Parnasse ( 1866-1894) 31. Chateaubriand entre deux siècles ..

32. La révolution romantique et ses sources en Europe .

33. L'avènement et la diffusion de la poésie romantique ..

34. De la théorie à la bataille romantique .. .

35. Victor Hugo et les poètes romantiques .. .

36. Le romantisme, l'Orient et l'histoire ...

37. Romantisme et roman.

38. La face noire du romantisme .

39. Le Parnasse et ses maîtres (1866-1876).

40. Des courants à la modernité poétique: Charles Baudelaire ..

XIX' siècle- Réalisme et naturalisme (1850-1893) 41. Quel réalisme? De Balzac au roman moderne ..

42. Le réalisme et ses contours improbables (1848-1865).

43. Flaubert, ou l'art de surmonter le réalisme ..

44. L'œuvre et l'influence des frères Goncourt.

45. La naissance du naturalisme et le premier Zola (1865-1875) .. 46. Le triomphe du naturalisme.

47. Du Roman expérimental à la suprématie de Zola ..

48. Les crises du naturalisme: dissidences et critiques .

49. Maupassant et l'illusion réaliste ...

50. Le naturalisme au théâtre et le déclin du mouvement .

XIX' siècle- Symbolisme et décadence (1880-1890) 51. De l'esprit décadent au symbolisme .

52. Les origines du symbolisme ..

53. Une musique symboliste: Verlaine .. 54. La quête de Mallarmé.

55. !:esthétique symboliste.

56. En marge du symbolisme ..

57. La deuxième génération symboliste ..

58. Le poème en prose et le roman poétique ..

59. Le roman entre surnaturalisme et spiritualisme .. 60. Théâtre et symbolisme à l'orée du xxe siècle.

XX' siècle- Dadaïsme et surréalisme, modernités dissidentes (1920-1960)

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61. Apollinaire, précurseur du mouvement.. 162

62. !:unanimisme et le groupe de l'Abbaye. 164 63. Tristan Tzara et les manifestes dada ..

64. André Breton et les deux ii manifestes>> du surréalisme .

65. Le programme de la révolution surréaliste.

66. Vie et querelles du mouvement surréaliste .

166

168

170

172

67. Les voix rebelles du surréalisme .

68. Le surréalisme et les arts ...

69. En marge du surréalisme ..

70. Les héritiers indépendants .

XX' siècle- Existentialismes et littératures de l'absurde (1945-1975) 71. Les philosophies de l'existence .

72. L'existentialisme sartrien .

73. Albert Camus et l'absurde ..

7 4. La querelle Sartre-Camus .

75. Simone de Beauvoir, existentialisme et féminisme .

76. Les impasses de la littérature engagée ..

77. Vers le« théâtre de l'absurde>).

78. Samuel Beckett et le langage disloqué ..

79. Le monde déréglé de Ionesco ..

80. Les avant -gardes au théâtre .

XX' siècle- <<Nouveau roman>> ou mort du roman? ( 1953-1970) 8l. Au carrefour des influences.

82. Le «nouveau roman» : un courant improvisé .

83. La disparition de l'intrigue ..

84. La crise du personnage ..

85. Le «nouveau roman» a-t-il été une école?.

86. Michel Butor ou le mouvement perpétuel. ..

87. Les tropismes de Nathalie Sarraute ..

88. La mémoire fragmentée de Claude Simon .

89. Marguerite Duras, une voix venue d'ailleurs .

90. Les voisinages du« nouveau roman)).

XX' siècle- L'OuLiPo, du jeu à la création (depuis 1960) 91. Des origines lointaines ...

92. L'OUvroir de Littérature POtentielle .

93. La contrainte comme programme ..

94. Raymond Queneau virtuose de la langue ..

95. Georges Perec, du jeu à l'abîme.

96. Les écrivains de l'Oulipo ( 1).

97. Les écrivains de l'Oulipo (2).

98. Les oulipiens d'ailleurs ..

99. Italo Calvino, oulipien d'Italie ..

100. Le xxc siècle, tombeau des courants littéraires? ...

Œuvres théoriques et H manifestes>> fondateurs des mouvements littéraires .

Bibliographie critique .

Index des auteurs ..

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XIX' siècle- Romantisme (1820-1850) et Parnasse ( 1866-1894) 31. Chateaubriand entre deux siècles ..

32. La révolution romantique et ses sources en Europe .

33. L'avènement et la diffusion de la poésie romantique ..

34. De la théorie à la bataille romantique .. .

35. Victor Hugo et les poètes romantiques .. .

36. Le romantisme, l'Orient et l'histoire ...

37. Romantisme et roman.

38. La face noire du romantisme .

39. Le Parnasse et ses maîtres (1866-1876).

40. Des courants à la modernité poétique: Charles Baudelaire ..

XIX' siècle- Réalisme et naturalisme (1850-1893) 41. Quel réalisme? De Balzac au roman moderne ..

42. Le réalisme et ses contours improbables (1848-1865).

43. Flaubert, ou l'art de surmonter le réalisme ..

44. L'œuvre et l'influence des frères Goncourt.

45. La naissance du naturalisme et le premier Zola (1865-1875) .. 46. Le triomphe du naturalisme.

47. Du Roman expérimental à la suprématie de Zola ..

48. Les crises du naturalisme: dissidences et critiques .

49. Maupassant et l'illusion réaliste ...

50. Le naturalisme au théâtre et le déclin du mouvement .

XIX' siècle- Symbolisme et décadence (1880-1890) 51. De l'esprit décadent au symbolisme .

52. Les origines du symbolisme ..

53. Une musique symboliste: Verlaine .. 54. La quête de Mallarmé.

55. !:esthétique symboliste.

56. En marge du symbolisme ..

57. La deuxième génération symboliste ..

58. Le poème en prose et le roman poétique ..

59. Le roman entre surnaturalisme et spiritualisme .. 60. Théâtre et symbolisme à l'orée du xxe siècle.

XX' siècle- Dadaïsme et surréalisme, modernités dissidentes (1920-1960)

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61. Apollinaire, précurseur du mouvement.. 162

62. !:unanimisme et le groupe de l'Abbaye. 164 63. Tristan Tzara et les manifestes dada ..

64. André Breton et les deux ii manifestes>> du surréalisme .

65. Le programme de la révolution surréaliste.

66. Vie et querelles du mouvement surréaliste .

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67. Les voix rebelles du surréalisme .

68. Le surréalisme et les arts ...

69. En marge du surréalisme ..

70. Les héritiers indépendants .

XX' siècle- Existentialismes et littératures de l'absurde (1945-1975) 71. Les philosophies de l'existence .

72. L'existentialisme sartrien .

73. Albert Camus et l'absurde ..

7 4. La querelle Sartre-Camus .

75. Simone de Beauvoir, existentialisme et féminisme .

76. Les impasses de la littérature engagée ..

77. Vers le« théâtre de l'absurde>).

78. Samuel Beckett et le langage disloqué ..

79. Le monde déréglé de Ionesco ..

80. Les avant -gardes au théâtre .

XX' siècle- <<Nouveau roman>> ou mort du roman? ( 1953-1970) 8l. Au carrefour des influences.

82. Le «nouveau roman» : un courant improvisé .

83. La disparition de l'intrigue ..

84. La crise du personnage ..

85. Le «nouveau roman» a-t-il été une école?.

86. Michel Butor ou le mouvement perpétuel. ..

87. Les tropismes de Nathalie Sarraute ..

88. La mémoire fragmentée de Claude Simon .

89. Marguerite Duras, une voix venue d'ailleurs .

90. Les voisinages du« nouveau roman)).

XX' siècle- L'OuLiPo, du jeu à la création (depuis 1960) 91. Des origines lointaines ...

92. L'OUvroir de Littérature POtentielle .

93. La contrainte comme programme ..

94. Raymond Queneau virtuose de la langue ..

95. Georges Perec, du jeu à l'abîme.

96. Les écrivains de l'Oulipo ( 1).

97. Les écrivains de l'Oulipo (2).

98. Les oulipiens d'ailleurs ..

99. Italo Calvino, oulipien d'Italie ..

100. Le xxc siècle, tombeau des courants littéraires? ...

Œuvres théoriques et H manifestes>> fondateurs des mouvements littéraires .

Bibliographie critique .

Index des auteurs ..

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.Humanisme • Renaissance

(1480~ 580)

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Qu'est-ce que l'humanisme?

La notion de mouvement littéraire n'existe pas quand le courant de pensée dit <<humanisme» - à partir de 1765 - traverse l'Europe du XVI' siècle. Né de découvertes géographiques et techniques, il s'est nourri des ressources de l'Antiquité. Libérant définitivement l'Occident chrétien de la censure exercée par l'Église sur la création, il a donné à la France comme à l'Europe la chance de voir se constituer une littérature nationale laïcisée. L''humanisme, entré depuis dans le langage courant, désigne toute vision du monde centrée sur l'action et l'épanouissement de l'homme.

1. la reconquête du savoir antique (xv•-xv1• siècle)

12

Étroitement lié à la période historique de la Renaissance, le courant humaniste tire son nom du terme latin médiéval « humanista »: on désignait ainsi les lettrés qui maîtri­saient les langues et littératures grecques et latines. Le courant humaniste fait sortir l'étude des auteurs anciens du milieu fermé des «clercs>> contrôlé par l'Église: dans le mouvement universel d'une époque fascinée par la découverte de mondes nouveaux, la généralisation de l'imprimerie (vers 1450) comme outil exceptionnel de diffusion du savoir, puis la récupération par l'élite cultivée, dans les républiques italiennes, de nom­breux manuscrits grecs après la chute de Constantinople ( 1453) vont en effet laïciser la connaissance de la littérature antique.

Là où le Moyen Âge modifiait le texte des auteurs anciens transmis exclusivement en latin et le surchargeait de gloses pour l'adapter à sa propre vision de l'univers, les savants humanistes cherchent à rétablir dans leur authenticité les textes latins, mais aussi grecs et hébreux. Une lecture individualisée des maîtres de la pensée antique est alors ouverte à la conscience critique de chacun. Les bibliothèques cessent d'être enchâssées dans l'ordre institutionnel des couvents et la transmission du savoir scienti­fique, littéraire et sacré -y compris la Bible et les Évangiles- se sécularise progressive­ment mais définitivement : les auteurs anciens sont traduits et assortis de commen­taires philologiques. Révérés comme des modèles, ils sont aussi réécrits, plagiés, cités avec une sorte d'ivresse respectueuse dont témoignera à la fin de l'âge humaniste l'art de la citation chez Montaigne.

L'enseignement uriiversitaire est profondément bouleversé par le courant : les sept «arts libéraux>> que le Moyen Âge avait regroupés en << trivium >>-grammaire (latine), rhétorique et dialectique - et << quadrivium >>- arithmétique, géométrie, musique et astronomie -, pour en faire les serviteurs du seul savoir «essentiel», la théologie, s'émancipent de cette tutelle. La poésie et l'art oratoire gagnent leurs lettres de noblesse dans une distinction définitive entre le savoir religieux et le savoir profane. L'élan d'émancipation est d'autant plus important qu'il est soutenu par le pouvoir politique. Courant européen né en Italie, l'humanisme en France doit beaucoup à l'intuition du roi François rer, qui, après les guerres d'Italie, confie à une des plus

grandes figures intellectuelles de son temps, Guillaume Budé (1467-1540) helléniste et traducteur de Plutarque, le soin de fonder, en 1530, le Collège des lecteurs royaux, institution pérenne devenue plus tard le Collège de France, où l'on enseigne d'abord le

grec, l'hébreu et le latin.

2. un nouvel équilibre entre la raison et la foi

Porté par des érudits passionnés, le courant humaniste ne limite pas son ambition à une corinaissance encyclopédique des textes. Philologue, le savant de l'époque est aussi philosophe. Le néoplatonisrne de l'Italien Marsile Ficin (1433-1499) qui, dans ses commentaires de Platon et Plotin, reprend la notion de «quête des Idées>> en rempla­çant l'amour du beau absolu par l'amour de Dieu, est évidemment dû à cette nouvelle approche. L'idée de la relativité des savoirs et les problèmes liés à la diversité des langues parlées par les hommes émergent progressivement dans la pensée philosophique, poli­

tique et religieuse de l'époque.

Le savoir «encyclopédique», terme entré dans la langue grâce à Guillaume Budé, n'est pas pour les humanistes une masse de connaissances inertes et gratuites. Par .leur contact avec les textes, ils espèrent accéder à toutes les formes de sagesse suscept1bles d'affirmer la place prépondérante de l'homme dans l'univers et d'assurer sa liberté d'action dans un cosmos harmonieux. C'est ce qu'exprime, dès 1486, 1'l.talien Pic de La Mirandole (1463-1494) dans le De dignitatis hominis oratio. Au déterminisme de la nature animale il oppose la singularité de l'homme qui est libre de son choix. En termes comparables à ceux du dramaturge grec païen Sophocle, auve siècle av. J.-C., il décrète dans une vision chrétienne qu'il «n'y a rien de plus admirable dans le monde que l'homme>>. Donnant la parOle au Créateur, il adresse au premier homme, Adam, auquel n'a été assignée dans la Bible aucune place définie, ce message:

«Toi, qui n'es enfermé dans aucun chemin étroit[ ... ], je ne t'ai fait ni céleste ni ter­restre, ni mortel ni immortel, afin que, comme si tu étais ton propre juge et digne de te juger peintre et sculpteur, tu façonnes toi-même ta forme».

Confiants dans le libre arbitre humain et l'esprit critique, les humanistes aspirent à

concilier l'exercice de la raison avec une authentique fOi en Dieu. Mais ils abordent les textes sacrés avec le même esprit critique que les autres et ouvrent une brèche dans l'ordre religieux établi. Pour revenir aux sources de la religion ch~rétienne, Jacques Lefèvre d'Étaples traduit la Bible en français en 1530. Pour lui, pour Erasme, pour tous les membres du courant dit «évangéliste», la rénovation de la langue et ~e retour à la vérité de la parole du Christ vont de pair avec une réforme pacifique de l'Eglise centrée sur la primauté de la fol. Fidèles à Rome et à l'autorité du pape, à quelques exceptions près, comme celle d'Étienne Dolet qui sera tenté par la libre pensée et brûlé vif en 1546, rivaux d'un~ Sorbonne dominée par les théologiens, les humanistes français et euro­péens n'échapperont pas à la suspicion du pouvoir religieux: sans leur retour aux Î:extes, sans les conclusions tirées par Luther de sa traduction de la Bible en allemand, jamais la Réforme n'aurait vu le jour. Paradoxalement, le programme d'un courant de pensée généreux alimentera les querelles et l'intolérance religieuse qui livreront le pays, à partir de 1562, à la barbarie des guerres de Religion.

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Filippo Screpanti
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Filippo Screpanti
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Qu'est-ce que l'humanisme?

La notion de mouvement littéraire n'existe pas quand le courant de pensée dit <<humanisme» - à partir de 1765 - traverse l'Europe du XVI' siècle. Né de découvertes géographiques et techniques, il s'est nourri des ressources de l'Antiquité. Libérant définitivement l'Occident chrétien de la censure exercée par l'Église sur la création, il a donné à la France comme à l'Europe la chance de voir se constituer une littérature nationale laïcisée. L''humanisme, entré depuis dans le langage courant, désigne toute vision du monde centrée sur l'action et l'épanouissement de l'homme.

1. la reconquête du savoir antique (xv•-xv1• siècle)

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Étroitement lié à la période historique de la Renaissance, le courant humaniste tire son nom du terme latin médiéval « humanista »: on désignait ainsi les lettrés qui maîtri­saient les langues et littératures grecques et latines. Le courant humaniste fait sortir l'étude des auteurs anciens du milieu fermé des «clercs>> contrôlé par l'Église: dans le mouvement universel d'une époque fascinée par la découverte de mondes nouveaux, la généralisation de l'imprimerie (vers 1450) comme outil exceptionnel de diffusion du savoir, puis la récupération par l'élite cultivée, dans les républiques italiennes, de nom­breux manuscrits grecs après la chute de Constantinople ( 1453) vont en effet laïciser la connaissance de la littérature antique.

Là où le Moyen Âge modifiait le texte des auteurs anciens transmis exclusivement en latin et le surchargeait de gloses pour l'adapter à sa propre vision de l'univers, les savants humanistes cherchent à rétablir dans leur authenticité les textes latins, mais aussi grecs et hébreux. Une lecture individualisée des maîtres de la pensée antique est alors ouverte à la conscience critique de chacun. Les bibliothèques cessent d'être enchâssées dans l'ordre institutionnel des couvents et la transmission du savoir scienti­fique, littéraire et sacré -y compris la Bible et les Évangiles- se sécularise progressive­ment mais définitivement : les auteurs anciens sont traduits et assortis de commen­taires philologiques. Révérés comme des modèles, ils sont aussi réécrits, plagiés, cités avec une sorte d'ivresse respectueuse dont témoignera à la fin de l'âge humaniste l'art de la citation chez Montaigne.

L'enseignement uriiversitaire est profondément bouleversé par le courant : les sept «arts libéraux>> que le Moyen Âge avait regroupés en << trivium >>-grammaire (latine), rhétorique et dialectique - et << quadrivium >>- arithmétique, géométrie, musique et astronomie -, pour en faire les serviteurs du seul savoir «essentiel», la théologie, s'émancipent de cette tutelle. La poésie et l'art oratoire gagnent leurs lettres de noblesse dans une distinction définitive entre le savoir religieux et le savoir profane. L'élan d'émancipation est d'autant plus important qu'il est soutenu par le pouvoir politique. Courant européen né en Italie, l'humanisme en France doit beaucoup à l'intuition du roi François rer, qui, après les guerres d'Italie, confie à une des plus

grandes figures intellectuelles de son temps, Guillaume Budé (1467-1540) helléniste et traducteur de Plutarque, le soin de fonder, en 1530, le Collège des lecteurs royaux, institution pérenne devenue plus tard le Collège de France, où l'on enseigne d'abord le

grec, l'hébreu et le latin.

2. un nouvel équilibre entre la raison et la foi

Porté par des érudits passionnés, le courant humaniste ne limite pas son ambition à une corinaissance encyclopédique des textes. Philologue, le savant de l'époque est aussi philosophe. Le néoplatonisrne de l'Italien Marsile Ficin (1433-1499) qui, dans ses commentaires de Platon et Plotin, reprend la notion de «quête des Idées>> en rempla­çant l'amour du beau absolu par l'amour de Dieu, est évidemment dû à cette nouvelle approche. L'idée de la relativité des savoirs et les problèmes liés à la diversité des langues parlées par les hommes émergent progressivement dans la pensée philosophique, poli­

tique et religieuse de l'époque.

Le savoir «encyclopédique», terme entré dans la langue grâce à Guillaume Budé, n'est pas pour les humanistes une masse de connaissances inertes et gratuites. Par .leur contact avec les textes, ils espèrent accéder à toutes les formes de sagesse suscept1bles d'affirmer la place prépondérante de l'homme dans l'univers et d'assurer sa liberté d'action dans un cosmos harmonieux. C'est ce qu'exprime, dès 1486, 1'l.talien Pic de La Mirandole (1463-1494) dans le De dignitatis hominis oratio. Au déterminisme de la nature animale il oppose la singularité de l'homme qui est libre de son choix. En termes comparables à ceux du dramaturge grec païen Sophocle, auve siècle av. J.-C., il décrète dans une vision chrétienne qu'il «n'y a rien de plus admirable dans le monde que l'homme>>. Donnant la parOle au Créateur, il adresse au premier homme, Adam, auquel n'a été assignée dans la Bible aucune place définie, ce message:

«Toi, qui n'es enfermé dans aucun chemin étroit[ ... ], je ne t'ai fait ni céleste ni ter­restre, ni mortel ni immortel, afin que, comme si tu étais ton propre juge et digne de te juger peintre et sculpteur, tu façonnes toi-même ta forme».

Confiants dans le libre arbitre humain et l'esprit critique, les humanistes aspirent à

concilier l'exercice de la raison avec une authentique fOi en Dieu. Mais ils abordent les textes sacrés avec le même esprit critique que les autres et ouvrent une brèche dans l'ordre religieux établi. Pour revenir aux sources de la religion ch~rétienne, Jacques Lefèvre d'Étaples traduit la Bible en français en 1530. Pour lui, pour Erasme, pour tous les membres du courant dit «évangéliste», la rénovation de la langue et ~e retour à la vérité de la parole du Christ vont de pair avec une réforme pacifique de l'Eglise centrée sur la primauté de la fol. Fidèles à Rome et à l'autorité du pape, à quelques exceptions près, comme celle d'Étienne Dolet qui sera tenté par la libre pensée et brûlé vif en 1546, rivaux d'un~ Sorbonne dominée par les théologiens, les humanistes français et euro­péens n'échapperont pas à la suspicion du pouvoir religieux: sans leur retour aux Î:extes, sans les conclusions tirées par Luther de sa traduction de la Bible en allemand, jamais la Réforme n'aurait vu le jour. Paradoxalement, le programme d'un courant de pensée généreux alimentera les querelles et l'intolérance religieuse qui livreront le pays, à partir de 1562, à la barbarie des guerres de Religion.

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les découvreurs humanistes

L'influence intellectuelle du Néerlandais Érasme a essaimé dans le monde humaniste comme la célèbre collection des portraits de ce maître par Hans Holbein a été disséminée dans les musées du nord de l'Europe. Avec celle de Guillaume Budé dont il était le contemporain et l'ami, son œuvre constitue une sorte de diptyque humaniste, un modèle qui semble avoir surgi pour inspirer ses héritiers.

1. Érasme de Rotterdam (v. 1469-1536)

14

Né à Rotterdam, formé au séminaire d'Utrecht, ordonné prêtre en 1492, il rencontre l'humanisme dans les œuvres du latiniste italien Lorenzo Valla. La bourse d'études qui le conduit au collège de Montaigu à Paris l'ancre dans le mouvement naissant. C'est à Oxford qu'il apprend le grec avant de rejoindre l'Italie, où il publie, à Venise, les Adages (première édition critique, 1500) après avoir obtenu la dispense de ses vœux monastiques. Florilège de citations révélatrices de la sagesse antique commentées d'un point de vue philologique, historique et littéraire, le texte sera constamment butiné par les écrivains de la Renaissance. Ce «recueil» ou ce «trésor» témoigne de la cudo­sité foisonnante de l'auteur et oppose à l'empire de la rhétorique cicéronienne figée dans un modèle formaliste un contact vivant avec les langues anciennes. La même vigueur de ton se retrouve dans J'Éloge de la folie (1511) composé en Angleterre, où Érasme rencontre Henri VIII et son chancelier Thomas lviore.

Le renom européen du savant s'accroît spectaculairement avec la parution à Bâle, en 1514, d'une nouvelle traduction du Nouveau Testament, établie à partir du texte grec. Érasme offre ainsi à un public érudit et curieux, soucieux de revenir aux sources de la foi, l'occasion d'une comparaison avec le texte latin de la Vulgate dû à saint Jérôme et reconnu comme texte officiel depuis le Moyen Âge. Le succès et l'influence de l'ouvrage se mesurent au nombre élevé d'éditions qu'il connaît au xvre siècle: plus de deux cents.

Érasme, qui s'affirme en 1522 «citoyen du monde», met sa confiance en l'homme et son érudition au service des grands en rédigeant un Traité sur l'éducation du prince chrétien (1516) destiné à la formation du futur Charles Quint. Il y dessine la figure d'un roi animé par la mesure, la raison, la foi et la générosité, entièrement voué au ser­vice de l'État. Attentif aux problèmes de son temps dont débattent avec vigueur ses Colloques (1519), Érasme était naturellement proche du courant évangéliste tout en demeurant très fidèle à l'orthodoxie catholique et à l'autorité du pape. Installé à Bâle, il ne prend pas parti dans le débat politique sur la Réforme ouvert après la condamna­tion de Luther, en 1521. Sur le fond, il affirme en matière religieuse comme dans son domaine de recherche l'idée d'une liberté relative de l'action humaine, exprimée en 1524 dans Essai sur le libre arbitre, ce qui lui vaut une réponse ironique de Luther dans 1raité du serf arbitre (1525).

Nul ne sait ce que le maitre de Rotterdam pensait vraiment à la fin de sa vie du conflit politico-relîgieux partiellement dû à la diffusion en langue ?ri.gina~e des. t~x_tes sa~ré~: il a sûrement pressenti que les progrès de la réforme condmra1ent a la division defim­tive de la communauté chrétienne. Alors que sa Correspondance reflète la vitalité de la culture humaniste, il a vu se déchirer l'Église, dont il avait ardemment voulu préserver l'unité en espérant combiner la sagesse antique ave_c le christi~nisme: un, id.éal c~rt:s battu en brèche par l'Histoire mais défendu avec bno par certames des creatwns litte­raires et artistiques de la Renaissance qui se sont alimentées à sa source.

2. Guillaume Budé (1467-1540)

À l'influence d'Érasme, clerc européen, répond celle du savant français Guillaume Budé laïc moins connu en son temps mais dont l'influence a été déterminante. Cher~heur et découvreur, il se forme quasiment seul après avoir renoncé à l'étude exclusive du droit pour se tourner vers le grec et la philosophie sans négliger les autres arts libéraux. A l'instar de l'Italien Pic de La Mirandole (1463-1494), son érudition encyclopédique ne connaît pas de limites et son programme éducatif ressemble beau­coup à celui, plus fameux, défini par Rabelais.

Son apport essentiel au mouvement humaniste tient à l'instauration des études grecques en France et à sa méthode. Il est traduc:eur et co~~~ntateur de Plutarque en latin et ses Commentaires sur la langue grecque n ont pas vte1lh. II débarrasse les textes fondateurs du droit romain des gloses médiévales dans ses Annotations sur les Pandectes (1508) et éclaire par la philologie les problèmes qu'ils posaient. Sa renom­mée doit beaucoup à son traité des monnaies et mesures antiques, De Asse (1515). Dans cet ouvrage il écrit:

"L'esprit humain peut faire son ascension vers la contempl~~ion de :a sag~sse d~ faço~ ,meilleu~e et plus éclairée, par les détours d'une méthode appropnee, plutot qu :n faisant 1 economte de l'étude et en se portant directement du plus bas degré de connatssance au plus haut, escamotant ainsi les étapes successives du savoir.>>

Conseiller des princes comme Érasme, proche de Charles VII et Louis XII, puis secré­taire du roi, en mission auprès du Saint -Siège, il accompagne François le:· au Camp ~u Drap d'or. «Maître de librairie» du roi, il dirige la bibliothèque de Fontamebleau pms, en 1530, obtient de François rer la création du Collège des lecteurs royaux, le futur Collège de France. Naturellement intéressé p~r la r,éflexion polit,ique, i! ré~i~e une Institution du prince chrétien (1515), empremte dune sagesse a la fms realiste et morale. Ses préoccupations très variées dans le domaine du sa:oir, son eng~gement dans le siècle ont aboüti à une œuvre moins disparate que b1garrée, parfaitement représentative de l'humanisme qui n'a jamais été une école ni un mouvement mais avant tout un élan fécond et généreux.

Soucieux comme Érasme d'intégrer l'héritage antique à sa vision chrétienne du monde il vécut assez longtemps pour subir les conséquences imprévues de la diffusion humaniste du savoir, les problèmes politiques liés à la Réforme. Tén1oin de l'« affaire des placards» en 1534, première menace sur les protes~ants_ qu~ ~réfigure ,le début des persécutions, celui qui avait rouvert les «sépulcres de 1 Ant1qmte )) a passe la fin de sa vie dans un silence probablement inquiet.

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les découvreurs humanistes

L'influence intellectuelle du Néerlandais Érasme a essaimé dans le monde humaniste comme la célèbre collection des portraits de ce maître par Hans Holbein a été disséminée dans les musées du nord de l'Europe. Avec celle de Guillaume Budé dont il était le contemporain et l'ami, son œuvre constitue une sorte de diptyque humaniste, un modèle qui semble avoir surgi pour inspirer ses héritiers.

1. Érasme de Rotterdam (v. 1469-1536)

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Né à Rotterdam, formé au séminaire d'Utrecht, ordonné prêtre en 1492, il rencontre l'humanisme dans les œuvres du latiniste italien Lorenzo Valla. La bourse d'études qui le conduit au collège de Montaigu à Paris l'ancre dans le mouvement naissant. C'est à Oxford qu'il apprend le grec avant de rejoindre l'Italie, où il publie, à Venise, les Adages (première édition critique, 1500) après avoir obtenu la dispense de ses vœux monastiques. Florilège de citations révélatrices de la sagesse antique commentées d'un point de vue philologique, historique et littéraire, le texte sera constamment butiné par les écrivains de la Renaissance. Ce «recueil» ou ce «trésor» témoigne de la cudo­sité foisonnante de l'auteur et oppose à l'empire de la rhétorique cicéronienne figée dans un modèle formaliste un contact vivant avec les langues anciennes. La même vigueur de ton se retrouve dans J'Éloge de la folie (1511) composé en Angleterre, où Érasme rencontre Henri VIII et son chancelier Thomas lviore.

Le renom européen du savant s'accroît spectaculairement avec la parution à Bâle, en 1514, d'une nouvelle traduction du Nouveau Testament, établie à partir du texte grec. Érasme offre ainsi à un public érudit et curieux, soucieux de revenir aux sources de la foi, l'occasion d'une comparaison avec le texte latin de la Vulgate dû à saint Jérôme et reconnu comme texte officiel depuis le Moyen Âge. Le succès et l'influence de l'ouvrage se mesurent au nombre élevé d'éditions qu'il connaît au xvre siècle: plus de deux cents.

Érasme, qui s'affirme en 1522 «citoyen du monde», met sa confiance en l'homme et son érudition au service des grands en rédigeant un Traité sur l'éducation du prince chrétien (1516) destiné à la formation du futur Charles Quint. Il y dessine la figure d'un roi animé par la mesure, la raison, la foi et la générosité, entièrement voué au ser­vice de l'État. Attentif aux problèmes de son temps dont débattent avec vigueur ses Colloques (1519), Érasme était naturellement proche du courant évangéliste tout en demeurant très fidèle à l'orthodoxie catholique et à l'autorité du pape. Installé à Bâle, il ne prend pas parti dans le débat politique sur la Réforme ouvert après la condamna­tion de Luther, en 1521. Sur le fond, il affirme en matière religieuse comme dans son domaine de recherche l'idée d'une liberté relative de l'action humaine, exprimée en 1524 dans Essai sur le libre arbitre, ce qui lui vaut une réponse ironique de Luther dans 1raité du serf arbitre (1525).

Nul ne sait ce que le maitre de Rotterdam pensait vraiment à la fin de sa vie du conflit politico-relîgieux partiellement dû à la diffusion en langue ?ri.gina~e des. t~x_tes sa~ré~: il a sûrement pressenti que les progrès de la réforme condmra1ent a la division defim­tive de la communauté chrétienne. Alors que sa Correspondance reflète la vitalité de la culture humaniste, il a vu se déchirer l'Église, dont il avait ardemment voulu préserver l'unité en espérant combiner la sagesse antique ave_c le christi~nisme: un, id.éal c~rt:s battu en brèche par l'Histoire mais défendu avec bno par certames des creatwns litte­raires et artistiques de la Renaissance qui se sont alimentées à sa source.

2. Guillaume Budé (1467-1540)

À l'influence d'Érasme, clerc européen, répond celle du savant français Guillaume Budé laïc moins connu en son temps mais dont l'influence a été déterminante. Cher~heur et découvreur, il se forme quasiment seul après avoir renoncé à l'étude exclusive du droit pour se tourner vers le grec et la philosophie sans négliger les autres arts libéraux. A l'instar de l'Italien Pic de La Mirandole (1463-1494), son érudition encyclopédique ne connaît pas de limites et son programme éducatif ressemble beau­coup à celui, plus fameux, défini par Rabelais.

Son apport essentiel au mouvement humaniste tient à l'instauration des études grecques en France et à sa méthode. Il est traduc:eur et co~~~ntateur de Plutarque en latin et ses Commentaires sur la langue grecque n ont pas vte1lh. II débarrasse les textes fondateurs du droit romain des gloses médiévales dans ses Annotations sur les Pandectes (1508) et éclaire par la philologie les problèmes qu'ils posaient. Sa renom­mée doit beaucoup à son traité des monnaies et mesures antiques, De Asse (1515). Dans cet ouvrage il écrit:

"L'esprit humain peut faire son ascension vers la contempl~~ion de :a sag~sse d~ faço~ ,meilleu~e et plus éclairée, par les détours d'une méthode appropnee, plutot qu :n faisant 1 economte de l'étude et en se portant directement du plus bas degré de connatssance au plus haut, escamotant ainsi les étapes successives du savoir.>>

Conseiller des princes comme Érasme, proche de Charles VII et Louis XII, puis secré­taire du roi, en mission auprès du Saint -Siège, il accompagne François le:· au Camp ~u Drap d'or. «Maître de librairie» du roi, il dirige la bibliothèque de Fontamebleau pms, en 1530, obtient de François rer la création du Collège des lecteurs royaux, le futur Collège de France. Naturellement intéressé p~r la r,éflexion polit,ique, i! ré~i~e une Institution du prince chrétien (1515), empremte dune sagesse a la fms realiste et morale. Ses préoccupations très variées dans le domaine du sa:oir, son eng~gement dans le siècle ont aboüti à une œuvre moins disparate que b1garrée, parfaitement représentative de l'humanisme qui n'a jamais été une école ni un mouvement mais avant tout un élan fécond et généreux.

Soucieux comme Érasme d'intégrer l'héritage antique à sa vision chrétienne du monde il vécut assez longtemps pour subir les conséquences imprévues de la diffusion humaniste du savoir, les problèmes politiques liés à la Réforme. Tén1oin de l'« affaire des placards» en 1534, première menace sur les protes~ants_ qu~ ~réfigure ,le début des persécutions, celui qui avait rouvert les «sépulcres de 1 Ant1qmte )) a passe la fin de sa vie dans un silence probablement inquiet.

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savoir émancipé et libre création

Comme tous les courants de pensée qui ont échappé au domaine clairement circonscrit de la doctrine littéraire, l'humanisme a eu ses découvreurs, ses philo­logues, ses traducteurs, ses philosophes et ses pédagogues. En repoussant sur le mode pluridisciplinaire les limites de la connaissance, il a encouragé des créa­tions totalement originales, irréductibles à un genre, une école ou une théorie.

1. Machiavel (1469-1527}, le pragmatisme en politique

16

~ la sagesse antique au service de la politique

Le retour aux textes anciens, en donnant un large accès à la République de Platon et aux traités d'Aristote, met au cœur de la réflexion le rejet de la tyrannie et les alterna­tives à y apporter. Secouant la tradition, l'humanisme a pour corollaire un essor important de la pensée politique. Malgré la connotation péjorative attachée à la notion de «machiavélisme'' qui caricature une pensée politique infiniment plus subtile, le traité de Machiavel Le Prince (1513) appartient pleinement à l'esprit humaniste. Ce Florentin, proche des Médicis, trouve les sources de sa pensée chez les historiens et les philosophes antiques, avec au premier chef Tite-Live et Cicéron. Mais, alors qu'il est secrétaire à la chancellerie des Affaires étrangères de la République florentine avant de connaître une carrière agitée à Rome, il recherche avant tout dans les modèles anciens un savoir critique à l'égard de son temps et des outils concrets pour l'action.

t La définition du monarque moderne

Dans ces conditions, il est difficile de distinguer dans l'œuvre essentielle de Machiavel, Le Prince, ce qui relève d'un projet purement pragmatique - donner à son dédicataire, Laurent de Médicis, la recette d'un pouvoir efficace et surtout durable- et les éléments d'une pensée politique personnelle. Pour ses contemporains, il a le mérite de laïciser la réflexion sur le pouvoir politique en s'émancipant des présupposés métaphysiques et moraux traditionnels. L'idéal de gouvernement qu'il prône derrière la figure du «prince» ne se limite pas à des principes généraux: il ne s'agit pas de dessiner comme le fera Rabelais, la figure idéale, transcendant les régimes politique, du philosophe-roi et du roi-philosophe. Machiavel part des nécessités historiques de son temps pour définir une sorte d'équilibre entre les intérêts du prince soucieux de conserver son pouvoir, ceux de l'État et ceux du peuple qu'il faut contenir sans trop le mécontenter. Pour lui, rompu aux intrigues des cours italiennes, le prince doit trouver une sorte de «bon usage)) des vices humains au service elu bien commun. Partie d'une vision pessi­miste mais réaliste et dynamique de l'homme, l'œuvre de Machiavel, au-delà de ses préoccupations opportunistes, tire les leçons de l'expérience, ce qui explique son influence considérable dans l'action politique jusqu'à la fin du xviie siècle : on en trouve les traces, par exemple, dans la tragédie politique de Corneille.

2. Thomas More (1478-1535) et la dynamique de l'utopie

~ Des aléas du pouvoir à la réflexion politique

À côté de cette réflexion modérée, la création la plus puissamment symbolique de l'enthousiasme humaniste demeure celle de Thomas More qu'i inventa avec son «Utopie» un mot, une forme de société, un modèle de pensée et un genre littéraire. Cet aristocrate anglais, diplomate et ami d'Érasme est d'abord appelé à la cour du roi d'Angleterre Henri VIII qui monte sur le trône en 1509. Il initie le souverain aux idées nouvelles, devient son conseiller intime puis son chancelier en 1529. Espérant accom­pagner Henri VIII dans une politique de réformes, cet érudit humaniste, qui a traduit des Dialogues du grec Lucien, choisit le biais du roman politique pour débusquer les failles de l'organisation politique anglaise et l'injustice de son régime. Il n'obtiendra pas de succès et se heurtera aux caprices de son roi bien décidé à adapter à son bon plaisir la fonction qu'il exerce.

Thomas More est, comme la plupart des grands humanistes européens, un chrétien sin­cère, fidèle à l'autorité du pape. Il souhaite que l'Église se réforme sans perdre son unité. Dès lors, il n'hésite pas à briser sa carrière politique en résistant aux pressions d'Henri VIII, qui veut se servir de lui pour obtenir du Saint-Siège l'autorisation de divorcer. Après avoir démissionné de ses fonctions de chancelier (1532), il maintient sa fidélité à l'Église romaine malgré les menaces royales: décapité en 1535, il sera canonisé.

& un genre nouveau au service du progrès

Récit en forme d'apologue, l'œuvre de Thomas More crée un genre littéraire. Sans dissimuler l'audace d'une peiJ-sée que l'on qualifierait aujourd'hui de communiste, le texte se présente comme la descrîptîon d'une cité parfaite mais non d'un éden ou d'un Eldorado puisqu'elle repose sur une structure exclusivement humaine. L' «u-topie», qui ne se situe étymologiquement nulle part, est un pays imaginaire divisé en cin­qUante-quatre cités idéales où l'équité est parfaite: le régime politique communautaire assure à tous ses habitants la paix et le bonheur. Peuplé de 6 000 familles, cet ensemble harmonieux s'enrichit par le négoce et non par la conquête dans une société où per­sonne n'est inactif. Cette vision de la cité où la religion chrétienne équilibre les mœurs, invite à un épicurisme mesuré et encourage le respect d'autrui. L'éloge du travaîl pour tous et le principe du partage des biens développé dans l'Utopie recouvre évidemment une cfitique sévère du système féodal qui perdure dans l'Angleterre du XVIe siècle: les mœurs y sont réglées sur le mode patriarcal défini par les riches propriétaires terriens, détenteurs oisifs de tous les pouvoirs, simplement contenus dans leurs excès par le despotisme des princes.

Profondément ancrée dans la vision d'un monde tourné vers le progrès, l'Utopie a influencé partiellement Rabelais lorsqu'il définit l'idéal aristocratique et la société pacifique de l'abbaye de Thélème, dans Gargantua. Son œuvre devient le modèle sur lequel se bâtiront jusqu'au XlXe siècle les conceptions les plus visionnaires de l' organi­sation politique et de grands textes littéraires comme l'apologue des Troglodytes chez Montesquieu ou l'Eldorado de Voltaire.

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savoir émancipé et libre création

Comme tous les courants de pensée qui ont échappé au domaine clairement circonscrit de la doctrine littéraire, l'humanisme a eu ses découvreurs, ses philo­logues, ses traducteurs, ses philosophes et ses pédagogues. En repoussant sur le mode pluridisciplinaire les limites de la connaissance, il a encouragé des créa­tions totalement originales, irréductibles à un genre, une école ou une théorie.

1. Machiavel (1469-1527}, le pragmatisme en politique

16

~ la sagesse antique au service de la politique

Le retour aux textes anciens, en donnant un large accès à la République de Platon et aux traités d'Aristote, met au cœur de la réflexion le rejet de la tyrannie et les alterna­tives à y apporter. Secouant la tradition, l'humanisme a pour corollaire un essor important de la pensée politique. Malgré la connotation péjorative attachée à la notion de «machiavélisme'' qui caricature une pensée politique infiniment plus subtile, le traité de Machiavel Le Prince (1513) appartient pleinement à l'esprit humaniste. Ce Florentin, proche des Médicis, trouve les sources de sa pensée chez les historiens et les philosophes antiques, avec au premier chef Tite-Live et Cicéron. Mais, alors qu'il est secrétaire à la chancellerie des Affaires étrangères de la République florentine avant de connaître une carrière agitée à Rome, il recherche avant tout dans les modèles anciens un savoir critique à l'égard de son temps et des outils concrets pour l'action.

t La définition du monarque moderne

Dans ces conditions, il est difficile de distinguer dans l'œuvre essentielle de Machiavel, Le Prince, ce qui relève d'un projet purement pragmatique - donner à son dédicataire, Laurent de Médicis, la recette d'un pouvoir efficace et surtout durable- et les éléments d'une pensée politique personnelle. Pour ses contemporains, il a le mérite de laïciser la réflexion sur le pouvoir politique en s'émancipant des présupposés métaphysiques et moraux traditionnels. L'idéal de gouvernement qu'il prône derrière la figure du «prince» ne se limite pas à des principes généraux: il ne s'agit pas de dessiner comme le fera Rabelais, la figure idéale, transcendant les régimes politique, du philosophe-roi et du roi-philosophe. Machiavel part des nécessités historiques de son temps pour définir une sorte d'équilibre entre les intérêts du prince soucieux de conserver son pouvoir, ceux de l'État et ceux du peuple qu'il faut contenir sans trop le mécontenter. Pour lui, rompu aux intrigues des cours italiennes, le prince doit trouver une sorte de «bon usage)) des vices humains au service elu bien commun. Partie d'une vision pessi­miste mais réaliste et dynamique de l'homme, l'œuvre de Machiavel, au-delà de ses préoccupations opportunistes, tire les leçons de l'expérience, ce qui explique son influence considérable dans l'action politique jusqu'à la fin du xviie siècle : on en trouve les traces, par exemple, dans la tragédie politique de Corneille.

2. Thomas More (1478-1535) et la dynamique de l'utopie

~ Des aléas du pouvoir à la réflexion politique

À côté de cette réflexion modérée, la création la plus puissamment symbolique de l'enthousiasme humaniste demeure celle de Thomas More qu'i inventa avec son «Utopie» un mot, une forme de société, un modèle de pensée et un genre littéraire. Cet aristocrate anglais, diplomate et ami d'Érasme est d'abord appelé à la cour du roi d'Angleterre Henri VIII qui monte sur le trône en 1509. Il initie le souverain aux idées nouvelles, devient son conseiller intime puis son chancelier en 1529. Espérant accom­pagner Henri VIII dans une politique de réformes, cet érudit humaniste, qui a traduit des Dialogues du grec Lucien, choisit le biais du roman politique pour débusquer les failles de l'organisation politique anglaise et l'injustice de son régime. Il n'obtiendra pas de succès et se heurtera aux caprices de son roi bien décidé à adapter à son bon plaisir la fonction qu'il exerce.

Thomas More est, comme la plupart des grands humanistes européens, un chrétien sin­cère, fidèle à l'autorité du pape. Il souhaite que l'Église se réforme sans perdre son unité. Dès lors, il n'hésite pas à briser sa carrière politique en résistant aux pressions d'Henri VIII, qui veut se servir de lui pour obtenir du Saint-Siège l'autorisation de divorcer. Après avoir démissionné de ses fonctions de chancelier (1532), il maintient sa fidélité à l'Église romaine malgré les menaces royales: décapité en 1535, il sera canonisé.

& un genre nouveau au service du progrès

Récit en forme d'apologue, l'œuvre de Thomas More crée un genre littéraire. Sans dissimuler l'audace d'une peiJ-sée que l'on qualifierait aujourd'hui de communiste, le texte se présente comme la descrîptîon d'une cité parfaite mais non d'un éden ou d'un Eldorado puisqu'elle repose sur une structure exclusivement humaine. L' «u-topie», qui ne se situe étymologiquement nulle part, est un pays imaginaire divisé en cin­qUante-quatre cités idéales où l'équité est parfaite: le régime politique communautaire assure à tous ses habitants la paix et le bonheur. Peuplé de 6 000 familles, cet ensemble harmonieux s'enrichit par le négoce et non par la conquête dans une société où per­sonne n'est inactif. Cette vision de la cité où la religion chrétienne équilibre les mœurs, invite à un épicurisme mesuré et encourage le respect d'autrui. L'éloge du travaîl pour tous et le principe du partage des biens développé dans l'Utopie recouvre évidemment une cfitique sévère du système féodal qui perdure dans l'Angleterre du XVIe siècle: les mœurs y sont réglées sur le mode patriarcal défini par les riches propriétaires terriens, détenteurs oisifs de tous les pouvoirs, simplement contenus dans leurs excès par le despotisme des princes.

Profondément ancrée dans la vision d'un monde tourné vers le progrès, l'Utopie a influencé partiellement Rabelais lorsqu'il définit l'idéal aristocratique et la société pacifique de l'abbaye de Thélème, dans Gargantua. Son œuvre devient le modèle sur lequel se bâtiront jusqu'au XlXe siècle les conceptions les plus visionnaires de l' organi­sation politique et de grands textes littéraires comme l'apologue des Troglodytes chez Montesquieu ou l'Eldorado de Voltaire.

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Rabelais, créateur de mondes

La notion de lecture plurielle n'existait pas au moment où l'audace inventive d~ Rabel~is fascinait ses lecteurs et dérangeait la hiérarchie catholique : on a amst pu lzre son œuvre comme un roman populaire, un conte pour enfants, un r,écit fantastique, une allégorie de l'humanisme ou un essai philosophique. Symbole de l' espnt conquérant de la Renaissance, il ne fonde pas un mais plusieurs modèles qui traversent les siècles.

1. la volonté de savoir

t la libido scientii d'un moine devenu médecin

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Alors que l'univers de François Rabelais (1483 ou 1494-1553) frappe par sa démesure et son pouvoir de transgression, un mystère plane sur la carrière d'un homme d'ori­gine bien plus obscure que ses modèles, Érasme et Budé, habitués des cours euro­péennes. Cette figure de l'ivresse humaniste aurait pu rester confinée dans l'ombre d'un cou;ent puisque le jeune Rabelais, que le virus de l'écriture contaminera après la quarantame et un long apprentissage, manifeste son formidable appétit de savoir dans le cadre le moins apte à le former, le couvent franciscain de Fontenay-le-Comte. On le :epère en 1~20 dans ce lieu où l'on pratique la stricte observance d'une règle qui Im~ose a~x Jeunes mo~nes un devoir d'ignorance, justement condamné par Erasme. Mms. ~n s y arroge aussi une étrange liberté de parole dont le père de Pan ta gruel saura se saiSir. Une lettre admirative de Rabelais, qui, dit-on, se vit confisquer ses livres de ~rec, adr~ssée à G:uillaume Budé, en 1521, exprime sa frustration de prêtre, séduit par 1 hum~msme mais, fid~le .à sa vocation religieuse. Il obtient cependant son passage dans l ~r~re ~es b:nédtctms qui autorise les études universitaires. À partir de 1528, Rabelms etudie bnllamment la médecine, ce qui consiste à connaître des textes qu'il ~bo~de ~n'revenant à 1~ source grecque de Galien et Hippocrate, puis l'enseigne à 1 umverstte de Montpellier. Sa curiosité des corps humains lui permettra de donner à l'ampleur de ~a fo~ humaniste un corps approprié, celui des géants Pantagruel et Gargantua, fOIS philosophes mais monarques paysans, généreux et sensuels avides et excessifs, pleins de contradictions humaines. '

t Un assoiffé de savoir nommé Pantagruel

Rabelais est médecin à l'hôtel-Dieu de Lyon quand, après avoir écrit en latin à Érasme une lettre éperdue de reconnaissance pour son apport à la connaissance, il publie sous u~ pseudonyme comiq:•e l'histoire de Pantagruel (1532). Véritable marqueterie poly­semique, ce « roman gtgantal » en français vise apparemment un public populaire, comme le suggère son titre: Les Horribles et Espovantables Faicts et prouesses du trez renommé Pantag~uel, roy des Dipsodes, filzs du grand géant Gargantua. Composez nou­vellement par matstre Alcofrybas Nasier. Démesurée, inclassable, l'œuvre reprend, pour

2.

le détourner sur le mode burlesque, le canevas du roman de chevalerie mais l'ancre dans une société paysanne qui évoque le terroir tourangeau de son auteur: les conflits épiques deviennent des querelles de village et se résolvent au fil de situations cocasses, entraînant le lecteur dans un vertige d'actions et de mots. Le récit abonde en réfé­rences savantes; la première de couverture parodie un ouvrage de droit; l'onomas­tique est symbolîque puisque le nom du héros Pantagruel désigne en grec un perpé­tuel affamé qui règne sur les Dipsodes, c'est-à-dire les assoiffés. Il serait, cependant, imprudei.1t de lire l'ouvrage comme un récit allégorique célébrant la conquête de la connaissance.

un enthousiasme critique et lucide

& Invention verbale et credo humaniste

La seule unité de l'œuvre réside, en effet, dansee qui caractérise conjointement l'idio­syncrasie rabelaisienne et l'élan humaniste: la nouveauté inventive de sa langue. Le récit est saturé de néologismes empruntés aux langues les plus savantes - le latin et le grec - mais il fait entendre la voix du peuple et ses patois régionaux. La multiplicité des sources où puise l'écrivain fait coexister la restitution dans des textes imprimés de l'univers oral propre à la culture populaire avec une satire de débats scolastiques propre à séduire les lettrés humanistes. La sagesse que traduisent les citations des Adages érasmiens côtoie les inventaires, burlesques et gratuits, où l'auteur« s'enivre» de sa langue, selon le mot d'Alain. Si Rabelais fait écrire à Gargantua, père de Pantagruel, une lettre en forme d'éloge vibrant de l'humanisme qui renvoie le Moyen Âge à des « temps ténébreux»~ le texte même atteste à peu près le contraire: l'huma­nisme est plus une foi qu'un courant de pensée. Ce n'est nullement une doctrine mais l'affirmation d'une langue nouvelle qui, loin de rompre avec la tradition et la littéra­ture médiévales, les intègre à une vision du monde élargie par la connaissance scienti­fique et technique transmise par de nouveaux moyens de diffusion.

~ Les audaces et la religion de frère François

Entre 1534 et 1546, dates auxquelles sont publiés Gargantua et le Tiers Livre, les écrits de Rabelais évoluent et embrassent un large champ de réflexion. Il fréquente des humanistes et des poètes connus comme Marot, séjourne à Rome et bénéficie du sou­tien royal et de la protection précieuse de Jean et Guillaume Du Bellay. Plus achevé, moins énorme que Pantagruel, Gargantua dessine plus nettement la figure du prince humaniste qui refuse la guerre de conquête. En inventant en conclusion l'utopie éducative et ilristocratique de l'abbaye de Thélème, Rabelais donne vie à l'homme idéal de la Renaissance qui allie la foi en Dieu appuyée sur l'évangélisme à la liberté et à un sens de l'honneur qui embellit et justifie sa vie terrestre.

Si son portrait du souverain moderne est dans l'air du temps, la caricature du mona­chisme ignorant et parasite ainsi que les critiques de Grandgousier, père de Pa ~~f: _ contre l'inutilité sociale des moines et la superstition attachée aux pèlerinK~tç\ . ~ C>: culte des saints éveillent les soupçons: comme beaucoup d'humanistes, 1 Z~ ais est '-·.\ · clairement accusé de sympathie pour la Réforme, déjà très répandue en Al~~ gne. ''.

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Rabelais, créateur de mondes

La notion de lecture plurielle n'existait pas au moment où l'audace inventive d~ Rabel~is fascinait ses lecteurs et dérangeait la hiérarchie catholique : on a amst pu lzre son œuvre comme un roman populaire, un conte pour enfants, un r,écit fantastique, une allégorie de l'humanisme ou un essai philosophique. Symbole de l' espnt conquérant de la Renaissance, il ne fonde pas un mais plusieurs modèles qui traversent les siècles.

1. la volonté de savoir

t la libido scientii d'un moine devenu médecin

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Alors que l'univers de François Rabelais (1483 ou 1494-1553) frappe par sa démesure et son pouvoir de transgression, un mystère plane sur la carrière d'un homme d'ori­gine bien plus obscure que ses modèles, Érasme et Budé, habitués des cours euro­péennes. Cette figure de l'ivresse humaniste aurait pu rester confinée dans l'ombre d'un cou;ent puisque le jeune Rabelais, que le virus de l'écriture contaminera après la quarantame et un long apprentissage, manifeste son formidable appétit de savoir dans le cadre le moins apte à le former, le couvent franciscain de Fontenay-le-Comte. On le :epère en 1~20 dans ce lieu où l'on pratique la stricte observance d'une règle qui Im~ose a~x Jeunes mo~nes un devoir d'ignorance, justement condamné par Erasme. Mms. ~n s y arroge aussi une étrange liberté de parole dont le père de Pan ta gruel saura se saiSir. Une lettre admirative de Rabelais, qui, dit-on, se vit confisquer ses livres de ~rec, adr~ssée à G:uillaume Budé, en 1521, exprime sa frustration de prêtre, séduit par 1 hum~msme mais, fid~le .à sa vocation religieuse. Il obtient cependant son passage dans l ~r~re ~es b:nédtctms qui autorise les études universitaires. À partir de 1528, Rabelms etudie bnllamment la médecine, ce qui consiste à connaître des textes qu'il ~bo~de ~n'revenant à 1~ source grecque de Galien et Hippocrate, puis l'enseigne à 1 umverstte de Montpellier. Sa curiosité des corps humains lui permettra de donner à l'ampleur de ~a fo~ humaniste un corps approprié, celui des géants Pantagruel et Gargantua, fOIS philosophes mais monarques paysans, généreux et sensuels avides et excessifs, pleins de contradictions humaines. '

t Un assoiffé de savoir nommé Pantagruel

Rabelais est médecin à l'hôtel-Dieu de Lyon quand, après avoir écrit en latin à Érasme une lettre éperdue de reconnaissance pour son apport à la connaissance, il publie sous u~ pseudonyme comiq:•e l'histoire de Pantagruel (1532). Véritable marqueterie poly­semique, ce « roman gtgantal » en français vise apparemment un public populaire, comme le suggère son titre: Les Horribles et Espovantables Faicts et prouesses du trez renommé Pantag~uel, roy des Dipsodes, filzs du grand géant Gargantua. Composez nou­vellement par matstre Alcofrybas Nasier. Démesurée, inclassable, l'œuvre reprend, pour

2.

le détourner sur le mode burlesque, le canevas du roman de chevalerie mais l'ancre dans une société paysanne qui évoque le terroir tourangeau de son auteur: les conflits épiques deviennent des querelles de village et se résolvent au fil de situations cocasses, entraînant le lecteur dans un vertige d'actions et de mots. Le récit abonde en réfé­rences savantes; la première de couverture parodie un ouvrage de droit; l'onomas­tique est symbolîque puisque le nom du héros Pantagruel désigne en grec un perpé­tuel affamé qui règne sur les Dipsodes, c'est-à-dire les assoiffés. Il serait, cependant, imprudei.1t de lire l'ouvrage comme un récit allégorique célébrant la conquête de la connaissance.

un enthousiasme critique et lucide

& Invention verbale et credo humaniste

La seule unité de l'œuvre réside, en effet, dansee qui caractérise conjointement l'idio­syncrasie rabelaisienne et l'élan humaniste: la nouveauté inventive de sa langue. Le récit est saturé de néologismes empruntés aux langues les plus savantes - le latin et le grec - mais il fait entendre la voix du peuple et ses patois régionaux. La multiplicité des sources où puise l'écrivain fait coexister la restitution dans des textes imprimés de l'univers oral propre à la culture populaire avec une satire de débats scolastiques propre à séduire les lettrés humanistes. La sagesse que traduisent les citations des Adages érasmiens côtoie les inventaires, burlesques et gratuits, où l'auteur« s'enivre» de sa langue, selon le mot d'Alain. Si Rabelais fait écrire à Gargantua, père de Pantagruel, une lettre en forme d'éloge vibrant de l'humanisme qui renvoie le Moyen Âge à des « temps ténébreux»~ le texte même atteste à peu près le contraire: l'huma­nisme est plus une foi qu'un courant de pensée. Ce n'est nullement une doctrine mais l'affirmation d'une langue nouvelle qui, loin de rompre avec la tradition et la littéra­ture médiévales, les intègre à une vision du monde élargie par la connaissance scienti­fique et technique transmise par de nouveaux moyens de diffusion.

~ Les audaces et la religion de frère François

Entre 1534 et 1546, dates auxquelles sont publiés Gargantua et le Tiers Livre, les écrits de Rabelais évoluent et embrassent un large champ de réflexion. Il fréquente des humanistes et des poètes connus comme Marot, séjourne à Rome et bénéficie du sou­tien royal et de la protection précieuse de Jean et Guillaume Du Bellay. Plus achevé, moins énorme que Pantagruel, Gargantua dessine plus nettement la figure du prince humaniste qui refuse la guerre de conquête. En inventant en conclusion l'utopie éducative et ilristocratique de l'abbaye de Thélème, Rabelais donne vie à l'homme idéal de la Renaissance qui allie la foi en Dieu appuyée sur l'évangélisme à la liberté et à un sens de l'honneur qui embellit et justifie sa vie terrestre.

Si son portrait du souverain moderne est dans l'air du temps, la caricature du mona­chisme ignorant et parasite ainsi que les critiques de Grandgousier, père de Pa ~~f: _ contre l'inutilité sociale des moines et la superstition attachée aux pèlerinK~tç\ . ~ C>: culte des saints éveillent les soupçons: comme beaucoup d'humanistes, 1 Z~ ais est '-·.\ · clairement accusé de sympathie pour la Réforme, déjà très répandue en Al~~ gne. ''.

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Au moment où la situation se tend en France, il est condamné tardivement en 1543: le Parlement censure Gargantua et Pantagruel, à la demande des théologiens, en même temps que les œuvres d'Érasme et de Calvin. La Sorbonne, qui n'avait apprécié ni les obscénités des deux romans, ni la charge comique contre son enseignement périmé, règle ses comptes à retardement, ouvrant un long débat sur «l'incroyance» présumée de Rabelais: il est en fait très peu probable que, dans une société organisée autour du sentiment et de l'ordre religieux, cet esprit libre mais non révolté, ait pu aller jusqu'à un athéisme dont la représentation même restait floue.

Suspect aux yeux de la hiérarchie catholique, Rabelais sera attaqué mais non traqué et ne connaîtra pas d'autre tourment que la nécessité de s'enfuir à Metz puis à Rome après la condamnation de ses œuvres suivantes, dont l'ambiguïté et les allégories auto­risent plusieurs interprétations. En 1550, les partisans de la Réforme commencent à se déchaîner contre le caractère audacieux des écrits rabelaisiens: Calvin condamne son impiété, la même année, dans le Traité des Scandales.

3. une œuvre totalement ouverte

20

• Entre critique et utopie, la quête c:lu « plus hault sens »

Caractéristique aussi de la complexité du penseur humaniste quand il se fait inventeur, la philosophie morale, politique et religieuse de Rabelais est habilement problématisée par la forme rhétorique et narrative de ses écrits: à côté des figures idéales et bon­hommes de Gargantua et Pantagruel, celles des compagnons et doubles de ses person­nages, l'étonnant moine frère Jean, vaillant et ignorant, et surtout Panurge, le compa­gnon de Pantagruel aventurier et polyglotte, interdisent toute interprétation univoque de l'univers rabelaisien. La difficulté fondamentale que recèle tout texte de Rabelais tient aux «strates» de signification qu'il recouvre : ainsi l'œuvre est -elle placée sous le ~igne de la culture populaire tandis que le lecteur est régulièrement convoqué, cité, mterpellé: il apparaît comme un «illustre buveur», soucieux de satisfaire les appétits charnels propres à sa nature humaine, ce «bas matériel» qui fait régulièrement contre­point à la finesse du savoir revendiqué par les œuvres. On ne sait donc pas vraiment si l'ivresse rabelaisienne correspond à la belle métaphore de connaissance que l'on conquiert jusqu'à l'ivresse, ou à un clin d'œil classiquement rhétorique au public: un usage qui, depuis l'antiquité, consiste à plaisanter avant d'aborder un sujet grave pour se concilier la faveur d'un public versatile, la captatio benevolentiae. Et le jeu perma­nent de la parodie burlesque des genres sérieux achève de brouiller les cartes.

t l'ambiguïté des prologues

C'est dans le vaste écheveau des prologues rabelaisiens que se situe le mystère d'un humanisme qui est loin d'être exclusivement triomphant ou platement épicurien. Le lecteur est ainsi invité, dès le fameux prologue de Gargantua, à franchir la surface du texte pour en découvrir le <<plus hault sens» derrière les amphibologies (expressions à double sens), les allégories, les digressions et les ruptures de ton. Mystérieux mais globalement optimiste, ce prologue est mis en question par celui du Tiers Livre (1546). Le sujet du roman, emprunté à un des clichés de la sagesse populaire est léger et

presque bouffon: comment se marier pour éviter d'être cocu? C'est Panurge qui, en quête de l'épouse idéale et peut-être de la certitude, accompagné d'un Pantagruel devenu sage, est ainsi le héros plutôt négatif et sceptique du Tiers Livre (1546). Pourtant le prologue, s'il ne renonce pas à parodier le ton du bonimenteur, compare immédiatement l'auteur au philosophe cynique Diogène. Il développe ensuite longue­ment une anecdote où l'on voit Diogène s'agiter dans son tonneau pendant que les habitants de Corinthe se préparent à affronter un siège. Et, à la fin du prologue, après avoir affifmé n'exercer aucun rôle dans la cité, Diogène-Rabelais manifeste un doute par rapport aux fruits de son agitation intellectuelle et déclare :

(([ ... ·]osciller entre l'espoir et la crainte, car j'ai peur de trouver, au lieu de la satisfaction escomptée, ce que je déteste, à savoir: que mon trésor ne soit que du charbon, qu'au lieu de la dame de cœur, je n'obtienne que le barbu de pique, qu'au lieu de leur rendre service, je ne les ennuie, qu'au lieu de les réjouir, je ne les fatigue, qu'au lieu de leur complaire, je ne leur déplaise[ ... ]>>

Le roman qui suit s'ouvre sur un éloge paradoxal des dettes et s'achève avec celui du Pantagruélion c'est-à-dire du chanvre, présenté comme une herbe magique: Rabelais aborde dans cette œuvre la question brûlante de la divination mais ne donne aucune réponse définitive aux questions qu'on se pose sur l'origine du savoir. Superstitieux, peureux, travesti en moine, Panurge n'est plus un compagnon très joyeux.

~ un «génie-mère», entre sagesse et transgression Le Quart Livre (1552) prolonge la quête d'île en île et entraîne le lecteur dans une fré­nésie de savoir: le héros rabelaisien y semble comme débordé par les mondes qu'il découvre à mi-chemin entre le réel et l'imaginaire. Mais l'expédition échoue à saisir le sens de sa propre aventure, comme le suggère l'allégorie des «paroles gelées». Le Cinquième Livre (1564), qui conduit Pantagruel et ses amis jusqu'à l'oracle de la« dive bouteille», longtemps considéré comme apocryphe, critique plus directement la justice et le catholicisme.

Derrière le rire rabelaisien qui séduit ou rebute, porté par un langage conquérant à la mesure de son ambition humaniste et de son érudition prodigieuse, la puissance cri­tique, la dérision et le double sens de l'œuvre résistent aujourd'hui encore à l'analyse. Associé par Chateaubriand aux «génies-mères [qui] semblent avoir enfanté et allaité tous les autres», Rabelais hante l'univers apparemment plus mesuré de Molière dont l'Arnolphe dans L'École des femmes ressemble au Panurge du Tiers Livre. Dans son déterminisme pessimiste, le narrateur du Voyage au bout de la nuit (1932) de Céline lui emprunte la truculence qui nuance son propos. Et c'est dans son récit le plus ambigu, au chapitre 6 du Tiers Livre que Rabelais résume son apport, fondateur et en perpétuel mouvement à la littérature et à la pensée: «Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes~>.

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Au moment où la situation se tend en France, il est condamné tardivement en 1543: le Parlement censure Gargantua et Pantagruel, à la demande des théologiens, en même temps que les œuvres d'Érasme et de Calvin. La Sorbonne, qui n'avait apprécié ni les obscénités des deux romans, ni la charge comique contre son enseignement périmé, règle ses comptes à retardement, ouvrant un long débat sur «l'incroyance» présumée de Rabelais: il est en fait très peu probable que, dans une société organisée autour du sentiment et de l'ordre religieux, cet esprit libre mais non révolté, ait pu aller jusqu'à un athéisme dont la représentation même restait floue.

Suspect aux yeux de la hiérarchie catholique, Rabelais sera attaqué mais non traqué et ne connaîtra pas d'autre tourment que la nécessité de s'enfuir à Metz puis à Rome après la condamnation de ses œuvres suivantes, dont l'ambiguïté et les allégories auto­risent plusieurs interprétations. En 1550, les partisans de la Réforme commencent à se déchaîner contre le caractère audacieux des écrits rabelaisiens: Calvin condamne son impiété, la même année, dans le Traité des Scandales.

3. une œuvre totalement ouverte

20

• Entre critique et utopie, la quête c:lu « plus hault sens »

Caractéristique aussi de la complexité du penseur humaniste quand il se fait inventeur, la philosophie morale, politique et religieuse de Rabelais est habilement problématisée par la forme rhétorique et narrative de ses écrits: à côté des figures idéales et bon­hommes de Gargantua et Pantagruel, celles des compagnons et doubles de ses person­nages, l'étonnant moine frère Jean, vaillant et ignorant, et surtout Panurge, le compa­gnon de Pantagruel aventurier et polyglotte, interdisent toute interprétation univoque de l'univers rabelaisien. La difficulté fondamentale que recèle tout texte de Rabelais tient aux «strates» de signification qu'il recouvre : ainsi l'œuvre est -elle placée sous le ~igne de la culture populaire tandis que le lecteur est régulièrement convoqué, cité, mterpellé: il apparaît comme un «illustre buveur», soucieux de satisfaire les appétits charnels propres à sa nature humaine, ce «bas matériel» qui fait régulièrement contre­point à la finesse du savoir revendiqué par les œuvres. On ne sait donc pas vraiment si l'ivresse rabelaisienne correspond à la belle métaphore de connaissance que l'on conquiert jusqu'à l'ivresse, ou à un clin d'œil classiquement rhétorique au public: un usage qui, depuis l'antiquité, consiste à plaisanter avant d'aborder un sujet grave pour se concilier la faveur d'un public versatile, la captatio benevolentiae. Et le jeu perma­nent de la parodie burlesque des genres sérieux achève de brouiller les cartes.

t l'ambiguïté des prologues

C'est dans le vaste écheveau des prologues rabelaisiens que se situe le mystère d'un humanisme qui est loin d'être exclusivement triomphant ou platement épicurien. Le lecteur est ainsi invité, dès le fameux prologue de Gargantua, à franchir la surface du texte pour en découvrir le <<plus hault sens» derrière les amphibologies (expressions à double sens), les allégories, les digressions et les ruptures de ton. Mystérieux mais globalement optimiste, ce prologue est mis en question par celui du Tiers Livre (1546). Le sujet du roman, emprunté à un des clichés de la sagesse populaire est léger et

presque bouffon: comment se marier pour éviter d'être cocu? C'est Panurge qui, en quête de l'épouse idéale et peut-être de la certitude, accompagné d'un Pantagruel devenu sage, est ainsi le héros plutôt négatif et sceptique du Tiers Livre (1546). Pourtant le prologue, s'il ne renonce pas à parodier le ton du bonimenteur, compare immédiatement l'auteur au philosophe cynique Diogène. Il développe ensuite longue­ment une anecdote où l'on voit Diogène s'agiter dans son tonneau pendant que les habitants de Corinthe se préparent à affronter un siège. Et, à la fin du prologue, après avoir affifmé n'exercer aucun rôle dans la cité, Diogène-Rabelais manifeste un doute par rapport aux fruits de son agitation intellectuelle et déclare :

(([ ... ·]osciller entre l'espoir et la crainte, car j'ai peur de trouver, au lieu de la satisfaction escomptée, ce que je déteste, à savoir: que mon trésor ne soit que du charbon, qu'au lieu de la dame de cœur, je n'obtienne que le barbu de pique, qu'au lieu de leur rendre service, je ne les ennuie, qu'au lieu de les réjouir, je ne les fatigue, qu'au lieu de leur complaire, je ne leur déplaise[ ... ]>>

Le roman qui suit s'ouvre sur un éloge paradoxal des dettes et s'achève avec celui du Pantagruélion c'est-à-dire du chanvre, présenté comme une herbe magique: Rabelais aborde dans cette œuvre la question brûlante de la divination mais ne donne aucune réponse définitive aux questions qu'on se pose sur l'origine du savoir. Superstitieux, peureux, travesti en moine, Panurge n'est plus un compagnon très joyeux.

~ un «génie-mère», entre sagesse et transgression Le Quart Livre (1552) prolonge la quête d'île en île et entraîne le lecteur dans une fré­nésie de savoir: le héros rabelaisien y semble comme débordé par les mondes qu'il découvre à mi-chemin entre le réel et l'imaginaire. Mais l'expédition échoue à saisir le sens de sa propre aventure, comme le suggère l'allégorie des «paroles gelées». Le Cinquième Livre (1564), qui conduit Pantagruel et ses amis jusqu'à l'oracle de la« dive bouteille», longtemps considéré comme apocryphe, critique plus directement la justice et le catholicisme.

Derrière le rire rabelaisien qui séduit ou rebute, porté par un langage conquérant à la mesure de son ambition humaniste et de son érudition prodigieuse, la puissance cri­tique, la dérision et le double sens de l'œuvre résistent aujourd'hui encore à l'analyse. Associé par Chateaubriand aux «génies-mères [qui] semblent avoir enfanté et allaité tous les autres», Rabelais hante l'univers apparemment plus mesuré de Molière dont l'Arnolphe dans L'École des femmes ressemble au Panurge du Tiers Livre. Dans son déterminisme pessimiste, le narrateur du Voyage au bout de la nuit (1932) de Céline lui emprunte la truculence qui nuance son propos. Et c'est dans son récit le plus ambigu, au chapitre 6 du Tiers Livre que Rabelais résume son apport, fondateur et en perpétuel mouvement à la littérature et à la pensée: «Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes~>.

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La Pléiade et son manifeste

Alors que l'humanisme est un courant de pensée né et soute

lt~u; les lettrés occidentaux, la Pléiade se présente comme la ;~e;:: .. Eu;pe par ztteratre française. Son manifeste affirme le r. . . tere octrme

a. utres genres littéraires, son programme vise f ttt;at de lla poeste sur t~us les t . l . , creer une angue et une ltttéra­ure natwna es exprtmees dans des formes adaptées à l'ambition du projet.

Défense et illustration de la langue française (1549)

• Promouvoir la langue nationale pour en tirer une langue poétique Au moment où, dans un roya . C • ( . ume progressivement centralisé l'édit d v·u .

otterets J 5 aout 1539), promulgué par Fran ois Jer . , . e 1 ers-nationale en ordonnant la rédactio f ç. d 'tmpo~e r: ~rançais comme langue

n en rançats es actes )Ufldique, 1 d'ff . d textes anciens stimule l'ardeur d . - . . s, a 1 uswn es fection d . . e yeunes savants. Ebloms par le foisonnement et la er-

. des grands genres antiques, ce groupe conçoit l'ambition d'élever le f .P ?Iveau e ses modèles latins et grecs, mais en se détach . . . ra~çms au tllustration de la langue française ( 1549) • d' . ant de leur tutelle. La Défense et véritable manifeste linguistique et po~ti~u~ge;e~ar J;~chrm ~u Bellay (voir fiche 7), groupe. Il s'oppose à d'autres textes th, ~ Ien acte e naissance radical du Thomas Sébillet: celui-ci préconisait une ;~n~~es comn~e l'Art foétique (1548) de torique médiévale et un art nouveau où cora~stl IO~ entlre es modeles figés par la rhé-

cl ex1s erawnt es formes et 1 . et mo ernes: cette vision élevée de 1 , , , . es genres anoens

a poesie n exdumt pas les tl I, comme Marot mais se heurt 't , 1 l , d vers1 1cateurs egers , , , , . ai a a vo on te e rupture de la jeune génération.

Les eleves deI hellemste Jean Dorat (1508-1588) au I. . traduction des grands genres gr, 1 f f co lege de Coqueret, formés à la tion. Ils visent la recréation co~~pol-e' atemds, rfe usent d'adlhérer à cette idée d'assimila-

. es ormes sur e modèle d d anltlques, en vue d'inventer une littérature de langue française Il s' .;~gran s genr:s ca ement avec le désordre médiéval d . f d · agi e rompre rad1-d es ormes et es langages. po · d I

eur des textes antiques il f t h bi . · ur attem re a gran-' au urn ement revemr à la sourc d l f

grecque, comme l'ont fait en leur temps les Romains . e e a per ection nales par imitation créative des grands modèles C;t~o~-r pro~mre des ~u~res origi­peuvent se situer que dans un registre ,.1 ,. .

1 d. . e angue e~ cette litterature ne

genres nobles, sera donc avant tout un a~te;;~ti;ue~ctnne de la Pléiade, privilégiant les

t t'ambition d'une langue et d'une littérature nationales L:Idée directrice est que le français est encore une lan ue b lb . . vrvre que si elle est travaillée et enrich' 1 1 . Ig a utiante qm ne peut sur-

', . le par e atm et e grec. Jacques Peletier du Mans. <( J ecns en langue maternelle · Et tâche à la mettre en valeur Afin de la rendre éternelle.))

Dans ce but, il convient d'éliminer de la langue littéraire tous les patois dont on ne retiendra que <'les vocables les plus significatifs des dialectes de notre France», comme le préconise Ronsard (voir fiche 6). L'invention et l'imitation lexicales se fonderont, selon le manifeste, sur la sélection des termes non vulgaires. On est donc très loin de l'assimila­tion chez Rabelais de la culture populaire à 1' élan humaniste et l'unification apparente de la langue sépare distinctement celle des savants, écrite et noble, de celle du peuple, vulgaire et parlée, dont la diversité dialectale persistera pourtant jusqu'à la Révolution.

2. une doctrine inspirée par les modèles de la poésie antique

t les grands genres poétiques de l'Antiquité et d'Italie

Le principe d'imitation retenu passe par la substitution des grands genres de la poésie antique aux formes anciennes. La poésie des grands rhétoriqueurs comme celle des ballades et rondeaux doit s'incliner devant les paradigmes gréco-romains: l'épopée d'Homère et Virgile, genre majeur, les genres lyriques de 1' ode sur le modèle de Pindare et Horace, la poésie pastorale des églogues de Théocrite, l'élégie de Catulle, Ovide et Tibulle. On congédie aussi les formes médiévales hybrides du théâtre comme les mystères et les moralités pour reproduire la distinction antique entre comédie et tragédie. Considérés comme des précurseurs, les poètes italiens néolatins influencent également le mouvement. Dante, Boccace et surtout Pétrarque, qui ont enrichi leur propre langue nationale en revenant à la source antique, sont imités à leur tOur: le son­net devient la forme aristocratique par excellence de la poésie savante et amoureuse.

Méprisant les «versificateurs», les poètes de la Pléiade se considèrent comme des génies qui, en s'exprimant dans un genre d'origine divine, exercent une fonction sacrée. Mais ils ne s'inféodent pas au courant néoplatonicien qui privilégie l'inspira­tion comme élément déclencheur de la «fureur poétique>>. Pour dépasser l'imitation plate et accéder à 1' originalité créatrice, «la félicité de nature [n'est pas] suffisante pour faire chose digne de l'immortalité». Seul un travail approfondi, constant et critique, garantira la réussite de l'entreprise.

~ De la Brigade à la Pléiade, un groupe mythique Regroupés dès 1546 sous le nom de <<Brigade», les élèves de Dorat au collège de Coquetet, Ronsard, Du Bellay, jean-Antoine de Baïf (1532-1589), qui travaille sur la grammaire et la prosodie, fusionnent en 1553 avec les poètes du collège de Joncourt, Jodelle, La Péruse, mort précocement et remplacé par Rémy Belleau, pour constituer une constellation influente. En effet, avec Pontus de Tyard et Peletier du Mans, ces poètes réunis par l'ambition dans un groupe fluctuant se donnent le nom symbolique de« Pléiade »,·déjà utilisé par les poètes d'Alexandrie au IW siècle av. J.-C. en hommage au chiffre sacré sept. Le rayonnement du groupe ne le transforme pas en école: la théorie dont le« manifeste» n'est que l'esquisse varie en fonction des genres. Ronsard qui la précise dans son Abrégé d'art poétique éclipse rapidement ses camarades et les guerres de Religion divisent le groupe. Plus qu'un corps de doctrine, la Pléiade laisse au siècle suivant des principes- sur la langue, le modèle antique, le travail de la forme, la création d'un style- que l'âge classique se chargera de trier et de hiérarchiser en les intégrant à une méthode.

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La Pléiade et son manifeste

Alors que l'humanisme est un courant de pensée né et soute

lt~u; les lettrés occidentaux, la Pléiade se présente comme la ;~e;:: .. Eu;pe par ztteratre française. Son manifeste affirme le r. . . tere octrme

a. utres genres littéraires, son programme vise f ttt;at de lla poeste sur t~us les t . l . , creer une angue et une ltttéra­ure natwna es exprtmees dans des formes adaptées à l'ambition du projet.

Défense et illustration de la langue française (1549)

• Promouvoir la langue nationale pour en tirer une langue poétique Au moment où, dans un roya . C • ( . ume progressivement centralisé l'édit d v·u .

otterets J 5 aout 1539), promulgué par Fran ois Jer . , . e 1 ers-nationale en ordonnant la rédactio f ç. d 'tmpo~e r: ~rançais comme langue

n en rançats es actes )Ufldique, 1 d'ff . d textes anciens stimule l'ardeur d . - . . s, a 1 uswn es fection d . . e yeunes savants. Ebloms par le foisonnement et la er-

. des grands genres antiques, ce groupe conçoit l'ambition d'élever le f .P ?Iveau e ses modèles latins et grecs, mais en se détach . . . ra~çms au tllustration de la langue française ( 1549) • d' . ant de leur tutelle. La Défense et véritable manifeste linguistique et po~ti~u~ge;e~ar J;~chrm ~u Bellay (voir fiche 7), groupe. Il s'oppose à d'autres textes th, ~ Ien acte e naissance radical du Thomas Sébillet: celui-ci préconisait une ;~n~~es comn~e l'Art foétique (1548) de torique médiévale et un art nouveau où cora~stl IO~ entlre es modeles figés par la rhé-

cl ex1s erawnt es formes et 1 . et mo ernes: cette vision élevée de 1 , , , . es genres anoens

a poesie n exdumt pas les tl I, comme Marot mais se heurt 't , 1 l , d vers1 1cateurs egers , , , , . ai a a vo on te e rupture de la jeune génération.

Les eleves deI hellemste Jean Dorat (1508-1588) au I. . traduction des grands genres gr, 1 f f co lege de Coqueret, formés à la tion. Ils visent la recréation co~~pol-e' atemds, rfe usent d'adlhérer à cette idée d'assimila-

. es ormes sur e modèle d d anltlques, en vue d'inventer une littérature de langue française Il s' .;~gran s genr:s ca ement avec le désordre médiéval d . f d · agi e rompre rad1-d es ormes et es langages. po · d I

eur des textes antiques il f t h bi . · ur attem re a gran-' au urn ement revemr à la sourc d l f

grecque, comme l'ont fait en leur temps les Romains . e e a per ection nales par imitation créative des grands modèles C;t~o~-r pro~mre des ~u~res origi­peuvent se situer que dans un registre ,.1 ,. .

1 d. . e angue e~ cette litterature ne

genres nobles, sera donc avant tout un a~te;;~ti;ue~ctnne de la Pléiade, privilégiant les

t t'ambition d'une langue et d'une littérature nationales L:Idée directrice est que le français est encore une lan ue b lb . . vrvre que si elle est travaillée et enrich' 1 1 . Ig a utiante qm ne peut sur-

', . le par e atm et e grec. Jacques Peletier du Mans. <( J ecns en langue maternelle · Et tâche à la mettre en valeur Afin de la rendre éternelle.))

Dans ce but, il convient d'éliminer de la langue littéraire tous les patois dont on ne retiendra que <'les vocables les plus significatifs des dialectes de notre France», comme le préconise Ronsard (voir fiche 6). L'invention et l'imitation lexicales se fonderont, selon le manifeste, sur la sélection des termes non vulgaires. On est donc très loin de l'assimila­tion chez Rabelais de la culture populaire à 1' élan humaniste et l'unification apparente de la langue sépare distinctement celle des savants, écrite et noble, de celle du peuple, vulgaire et parlée, dont la diversité dialectale persistera pourtant jusqu'à la Révolution.

2. une doctrine inspirée par les modèles de la poésie antique

t les grands genres poétiques de l'Antiquité et d'Italie

Le principe d'imitation retenu passe par la substitution des grands genres de la poésie antique aux formes anciennes. La poésie des grands rhétoriqueurs comme celle des ballades et rondeaux doit s'incliner devant les paradigmes gréco-romains: l'épopée d'Homère et Virgile, genre majeur, les genres lyriques de 1' ode sur le modèle de Pindare et Horace, la poésie pastorale des églogues de Théocrite, l'élégie de Catulle, Ovide et Tibulle. On congédie aussi les formes médiévales hybrides du théâtre comme les mystères et les moralités pour reproduire la distinction antique entre comédie et tragédie. Considérés comme des précurseurs, les poètes italiens néolatins influencent également le mouvement. Dante, Boccace et surtout Pétrarque, qui ont enrichi leur propre langue nationale en revenant à la source antique, sont imités à leur tOur: le son­net devient la forme aristocratique par excellence de la poésie savante et amoureuse.

Méprisant les «versificateurs», les poètes de la Pléiade se considèrent comme des génies qui, en s'exprimant dans un genre d'origine divine, exercent une fonction sacrée. Mais ils ne s'inféodent pas au courant néoplatonicien qui privilégie l'inspira­tion comme élément déclencheur de la «fureur poétique>>. Pour dépasser l'imitation plate et accéder à 1' originalité créatrice, «la félicité de nature [n'est pas] suffisante pour faire chose digne de l'immortalité». Seul un travail approfondi, constant et critique, garantira la réussite de l'entreprise.

~ De la Brigade à la Pléiade, un groupe mythique Regroupés dès 1546 sous le nom de <<Brigade», les élèves de Dorat au collège de Coquetet, Ronsard, Du Bellay, jean-Antoine de Baïf (1532-1589), qui travaille sur la grammaire et la prosodie, fusionnent en 1553 avec les poètes du collège de Joncourt, Jodelle, La Péruse, mort précocement et remplacé par Rémy Belleau, pour constituer une constellation influente. En effet, avec Pontus de Tyard et Peletier du Mans, ces poètes réunis par l'ambition dans un groupe fluctuant se donnent le nom symbolique de« Pléiade »,·déjà utilisé par les poètes d'Alexandrie au IW siècle av. J.-C. en hommage au chiffre sacré sept. Le rayonnement du groupe ne le transforme pas en école: la théorie dont le« manifeste» n'est que l'esquisse varie en fonction des genres. Ronsard qui la précise dans son Abrégé d'art poétique éclipse rapidement ses camarades et les guerres de Religion divisent le groupe. Plus qu'un corps de doctrine, la Pléiade laisse au siècle suivant des principes- sur la langue, le modèle antique, le travail de la forme, la création d'un style- que l'âge classique se chargera de trier et de hiérarchiser en les intégrant à une méthode.

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1.

Ronsard et la poésie nationale

Du clerc au poète officiel, une carrière au galop

» La plus brillante étoile ae la Pléiatle (1543-1560)

Quand il publie en 1547, sous l'égide de Peletier du Mans s . noble de province né en Vendômois d ,., l' ~ . ' es premiers vers, Ronsard, d'Henri IL En 1540 il préfère ' ~ eJda expenence de la cour, où il a servi les fils

' sa vocatwn e poète au métie d tonsuré en 1543 Dè . r es armes et choisit d'être

· s sa rencontre avec Du Bellay puis Il, d s'affirme comme le chef de la Brigade puis de la Pl" d ~u co ege e Coqueret, il premiers livres des Odes (1 550) . '

1. era e, apres la publication des quatre

qm actua Isent en vers le program d d par Du Bellay en adoptant le genre lyrique le plus élevé 1 . d pmed u groupe éfini

, . . ~ ' ce m e ln are et d'Horace. Apres avOir raille «le petit sonnet pétrar u. , mode, le poète de cour retr're' . d' qdrsel ou quelque mignardise d'amour» à la

• «au Jar ln e a France .1 sonnets du premier livre des Amours ( 1552) D'd'. , l''!' pl~ ur travmler, compose les . . d d . e re a ta renne Cassand S 1 . . 'l sera smv1 e eux autres (1 553 t 1578) . . , . re a V1at1, 1

autres femmes et d'une Contt'n te d mspires, dans ~n style différent, par deux ua 10n es amours (1555) A .• · d

galant pour ne pas avoir re'dur't l f' d · cote e cet ensemble trop . , a rgure li poète à c n d' h

d~em »,le très gaillard Livret des folastries et le cin ., el. e. ~n c antre du «carpe vigueur d'une inspiration poétique re . R qmeme IVI_e es Odes confirment la Henri II (1554-1559) à Mellin d S conGnule._ onsard succede comme poète du roi

• L e amt- ems ce qm suscit b d' Circonstance tandis qu'il publie dan . •

1. . e nom re œuvres de

sune veme re rgreuse les Hymnes (1555-1564).

t De la,po~siemilitante à l'austérité de la retraite (1562-1574) Alors qu Il s essme au genre épique, le début des uer . . . peu après la mort d'Henri II (1559) tl , b f g, res de Rehgwn atteint Ronsard Institution pour l'adolescence du roi t;ès ehtr:t~ reChreglne de François IL L'auteur d'une

. c re ren ar es IX (1561) 'd' . ration galante pour défendre d 1 D. conge Ie son mspi-C . ans e zscours des misères d . .

ontmuation et d'une Remontrance a l d F e ce temps SlllVIS de sa sa caste contre la Réforme !] int 1~ pelup e e rance (1562-1563) le catholicisme de d B, . erpe e a ors avec VIgueur des poèt Th

e eze passés au protestantisme s t d es comme éodore d . ur un on re outable et red t' R d '

ant Jamais abandonné le projeté i ue de La Fr . . .. ~u e. onsa.r na cepen-à la deuxième édition de ses Œuv p qL . . banc~ade. Il JOint qua.tre hvres en 1572 . . . res. a VIsiOn c rétlenne de 1 h b' InSpiration jusqu'à l'épure esthétiqu d D . , . a mort a Ite toute son

« ' e es ernzers Vers, tres JUstement fameux: Ou ?o;u·J honneur de Dieu ou pour servir mon Prince

Navre d une grande plaie au bord de ma province>>

2. l'invention d'une langue poétique et la variété des genres

t «D'une langue morte, l'autre prena vie»

Humble, la fidélité à l'Antiquité chez Ronsard n'est pas servile: il ne veut pas écrire en latin ou en grec ou faire revivre ces langues mortes mais insuffler, par « innutrition »,

vigueur et richesse à la sienne. L'enrichissement lexical par les emprunts au latin et aux dialectes, l'art de la suffixation et de la dérivation, les jeux expressifs sur la syntaxe ont pour but la création d'une langue poétique dont le «style», qui ne sera pas personnel mais fidèle aux règles du genre, adoptera naturellement un registre élevé. Reprochant à Marot la vulgarité de ses chansons, virelais et rondeaux, il affirme dans son Abrégé d'art poétique que<< le style prosaïque est ennemi capital de l'éloquence poétique».

• Les Amours et l'art au sonnet (1550-1578) Exigeante, difficile, ambitieuse par ses sujets, la langue poétique à créer doit se faire entendre comme une musique. Il conseille au poète de «hautement prononcer [ses J vers en la chambre ou plutôt de les changer». C'est dans les Amours que la combinai­son entre la rhétorique de l'antithèse, celle de la redondance et la prosodie s'exprime avec le plus de modernité. Plus érudite dans les décasyllabes pour Cassandre, plus fraîche et plus précieuse à la fois pour les poèmes dédiés à l'énigmatique Marie, plus proche du pétrarquisme originel et plus mélancolique dans les alexandrins écrits pour Hélène, dédicataire du dernier livre des Amours, la poésie amoureuse de Ronsard demeure d'abord une mélodie : étonnante réussite pour celui qu'une surdité précoce écarta d'une carrière militaire.

& Poésie ae cour, poésie militante

Si la postérité a oublié les jeux ronsardiens, parfois puérils, sur les diminutifs et préféré les sonnets galants, c'est par la poésie ornementale des Odes (1550-1552) que Ronsard a été reconnu par ses contemporains. Les odes à Michel de r:Hospital ou à la reine célèbrent les grands sur le modèle épique de Pindare. Le lyrisme de l'ode «À la fon­taine Bell erie» inspirée d'Horace donne un élan définitif à un topos majeur de la poésie française: l'éloge lyrique de la nature. Dans un même registre laudatif, le lyrisme reli­gieux des Hymnes (1555-1556) associe le chant à la méditation. Ronsard y célèbre Henri II, la mort, l'éternité et tous les êtres où se retrouvent les traces de la divinité comme l'automne ou les astres à travers une fable ou un mythe.

Favorable à une réforme paisible avant le conflit religieux, le poète défend dans les Discours et la Remontrance l'apport de la Pléiade au patrimoine intellectuel et artis­tique du royaume et souligne sa fidélité au catholicisme et au roi. Ce n'est cependant pas la dimension politique mais le lyrisme intérieur, mûri par la tristesse d'un survi­vant, malade, de la Saint-Barthélemy qui inspire les derniers vers d'un poète acharné au travail et impatient d'être« franc des liens du corps pour n'être qu'un esprit».

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1.

Ronsard et la poésie nationale

Du clerc au poète officiel, une carrière au galop

» La plus brillante étoile ae la Pléiatle (1543-1560)

Quand il publie en 1547, sous l'égide de Peletier du Mans s . noble de province né en Vendômois d ,., l' ~ . ' es premiers vers, Ronsard, d'Henri IL En 1540 il préfère ' ~ eJda expenence de la cour, où il a servi les fils

' sa vocatwn e poète au métie d tonsuré en 1543 Dè . r es armes et choisit d'être

· s sa rencontre avec Du Bellay puis Il, d s'affirme comme le chef de la Brigade puis de la Pl" d ~u co ege e Coqueret, il premiers livres des Odes (1 550) . '

1. era e, apres la publication des quatre

qm actua Isent en vers le program d d par Du Bellay en adoptant le genre lyrique le plus élevé 1 . d pmed u groupe éfini

, . . ~ ' ce m e ln are et d'Horace. Apres avOir raille «le petit sonnet pétrar u. , mode, le poète de cour retr're' . d' qdrsel ou quelque mignardise d'amour» à la

• «au Jar ln e a France .1 sonnets du premier livre des Amours ( 1552) D'd'. , l''!' pl~ ur travmler, compose les . . d d . e re a ta renne Cassand S 1 . . 'l sera smv1 e eux autres (1 553 t 1578) . . , . re a V1at1, 1

autres femmes et d'une Contt'n te d mspires, dans ~n style différent, par deux ua 10n es amours (1555) A .• · d

galant pour ne pas avoir re'dur't l f' d · cote e cet ensemble trop . , a rgure li poète à c n d' h

d~em »,le très gaillard Livret des folastries et le cin ., el. e. ~n c antre du «carpe vigueur d'une inspiration poétique re . R qmeme IVI_e es Odes confirment la Henri II (1554-1559) à Mellin d S conGnule._ onsard succede comme poète du roi

• L e amt- ems ce qm suscit b d' Circonstance tandis qu'il publie dan . •

1. . e nom re œuvres de

sune veme re rgreuse les Hymnes (1555-1564).

t De la,po~siemilitante à l'austérité de la retraite (1562-1574) Alors qu Il s essme au genre épique, le début des uer . . . peu après la mort d'Henri II (1559) tl , b f g, res de Rehgwn atteint Ronsard Institution pour l'adolescence du roi t;ès ehtr:t~ reChreglne de François IL L'auteur d'une

. c re ren ar es IX (1561) 'd' . ration galante pour défendre d 1 D. conge Ie son mspi-C . ans e zscours des misères d . .

ontmuation et d'une Remontrance a l d F e ce temps SlllVIS de sa sa caste contre la Réforme !] int 1~ pelup e e rance (1562-1563) le catholicisme de d B, . erpe e a ors avec VIgueur des poèt Th

e eze passés au protestantisme s t d es comme éodore d . ur un on re outable et red t' R d '

ant Jamais abandonné le projeté i ue de La Fr . . .. ~u e. onsa.r na cepen-à la deuxième édition de ses Œuv p qL . . banc~ade. Il JOint qua.tre hvres en 1572 . . . res. a VIsiOn c rétlenne de 1 h b' InSpiration jusqu'à l'épure esthétiqu d D . , . a mort a Ite toute son

« ' e es ernzers Vers, tres JUstement fameux: Ou ?o;u·J honneur de Dieu ou pour servir mon Prince

Navre d une grande plaie au bord de ma province>>

2. l'invention d'une langue poétique et la variété des genres

t «D'une langue morte, l'autre prena vie»

Humble, la fidélité à l'Antiquité chez Ronsard n'est pas servile: il ne veut pas écrire en latin ou en grec ou faire revivre ces langues mortes mais insuffler, par « innutrition »,

vigueur et richesse à la sienne. L'enrichissement lexical par les emprunts au latin et aux dialectes, l'art de la suffixation et de la dérivation, les jeux expressifs sur la syntaxe ont pour but la création d'une langue poétique dont le «style», qui ne sera pas personnel mais fidèle aux règles du genre, adoptera naturellement un registre élevé. Reprochant à Marot la vulgarité de ses chansons, virelais et rondeaux, il affirme dans son Abrégé d'art poétique que<< le style prosaïque est ennemi capital de l'éloquence poétique».

• Les Amours et l'art au sonnet (1550-1578) Exigeante, difficile, ambitieuse par ses sujets, la langue poétique à créer doit se faire entendre comme une musique. Il conseille au poète de «hautement prononcer [ses J vers en la chambre ou plutôt de les changer». C'est dans les Amours que la combinai­son entre la rhétorique de l'antithèse, celle de la redondance et la prosodie s'exprime avec le plus de modernité. Plus érudite dans les décasyllabes pour Cassandre, plus fraîche et plus précieuse à la fois pour les poèmes dédiés à l'énigmatique Marie, plus proche du pétrarquisme originel et plus mélancolique dans les alexandrins écrits pour Hélène, dédicataire du dernier livre des Amours, la poésie amoureuse de Ronsard demeure d'abord une mélodie : étonnante réussite pour celui qu'une surdité précoce écarta d'une carrière militaire.

& Poésie ae cour, poésie militante

Si la postérité a oublié les jeux ronsardiens, parfois puérils, sur les diminutifs et préféré les sonnets galants, c'est par la poésie ornementale des Odes (1550-1552) que Ronsard a été reconnu par ses contemporains. Les odes à Michel de r:Hospital ou à la reine célèbrent les grands sur le modèle épique de Pindare. Le lyrisme de l'ode «À la fon­taine Bell erie» inspirée d'Horace donne un élan définitif à un topos majeur de la poésie française: l'éloge lyrique de la nature. Dans un même registre laudatif, le lyrisme reli­gieux des Hymnes (1555-1556) associe le chant à la méditation. Ronsard y célèbre Henri II, la mort, l'éternité et tous les êtres où se retrouvent les traces de la divinité comme l'automne ou les astres à travers une fable ou un mythe.

Favorable à une réforme paisible avant le conflit religieux, le poète défend dans les Discours et la Remontrance l'apport de la Pléiade au patrimoine intellectuel et artis­tique du royaume et souligne sa fidélité au catholicisme et au roi. Ce n'est cependant pas la dimension politique mais le lyrisme intérieur, mûri par la tristesse d'un survi­vant, malade, de la Saint-Barthélemy qui inspire les derniers vers d'un poète acharné au travail et impatient d'être« franc des liens du corps pour n'être qu'un esprit».

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1.

Du Bellay, de la ferveur à l'élégie

Dans la constellation de la Pléiade z , . comme une flamme aussi inte ' apoesze de Du Bellay (1522-1560) brille de Ronsard. Sa fulgurance dans ;~;t ~ats plus frêle et plus vite éteinte que celle française de la poésie élégiaque. u sonnet fonde avec Les Regrets la tradition

Un aristocrate mélancolique et militant (1540-1553}

~ De la solitude ilia ferveur d'une ambition collective

Venu presque par hasard à la poésie après une enfan . , . . Bellay est angevin comme Ro d ce d orphelm Isolé, Joachim Du .11 nsar est vendômois II . I ustre famille dont le nom t . . . appartient cependant à une

a cer amement JOUé u '1 d , peut-être croisé, dit-on, aux obsèques de so n ro ~ ans 1 aventure à venir : il a seulement Peletier du Mans et R d . n onde Gmllaume Du Bellay (1543) non

d onsar mais aussi Rabel . 1 gran seigneur. II suit avec Ronsard l' , . ais, ongtemps protégé par ce tr' h d enseignement de Dorat a 11' d

es proc e e son condisciple il sera co 1 . ft u co ege e Coqueret: sure. Il a déjà publié plusieurs' p~èmes mm~ ~I a. ect~ par la surdité et choisira la ton-

quan se constituent la Brigade puis Ia Pléiade.

~ Le porte-parole de la Pléiade (1549} A la théorie du groupe Du Bell 1 fr . ay apporte sa touche personn Il 1 l . angue ançmse exprime sur le mod l, . e e: e p. aJdoyer pour la

1 e po em1que sa volonté d'' · · aux an gues mères. L'« imitation ori in ale» d , . . ~~anClpatwn par rapport suppose que l'on «dévore» les aute g . es AnCiens, dtstmcte de la traduction

. ' urs antiques et qu' « aprè 1 . b. ' convertissant en sang et nour 't d s es a.VOlr Ien digérés les n ure >l, on onne au fra . l , nue» un monument diane des gr d 1 . nçais, cette an gue «pauvre ·et

· . o a.n s genres atms et gr fi [; . . patnmome, pour extraire la langue nati'o l d ecs. aut donc revivifier ce r't' L' · na e e son enfance et 1 d · ,

I e. entrepnse est présentée d , I . ' . a con mre a sa matu-une sorte de devoir de pillage des ~~:c;é~~n~Iu~wdn très offensive de la Défense, comme

, resoJ s e ce temple delphique ».

~ le poète cie L'Olive (1550)

De la théorie à la pratique, Du Bellay, inventeur du " . . .. exemple brillant de son ambJ't' l terme « mnutntwn », donne un

IOn avec es sonnets d' 11 empare des mythes et des symb l en ecasy abes de L'Olive. Il s'y

· . , ' o es grecs pour les tran b <(petit Lire» natal accueille le laurier t 1' l' . d sp~ser au ord de la Loire. Son gr , e o IVIer ans des Jeux ali, .

ammes petrarquisantes Stimulé p l , 1 , egonques et des ana-l . . . ar e sucees e porte paroi d . a cour, partiCipe au «tombeau» de M . , d - ' e u groupe, mtroduit à

rest d 1 arguente e Navarre (155!) M · e para oxa ement plus dépend t d , . · 1 ais son français •. 1 d . an u modele !atm que 1 · d R

qu. 1 tra mt quatre livres de L'Én"d (! 55 ) ' cem e onsard tandis ' · Cl e 2 Son lyris s expnmer dans plusieurs poè , '1, .· . , me personnel commence à

. . , mes e egtaques comme la C l . msptres par la solitude de sa jeunesse omp amte du désespéré,

2. De la Rome mythique i'i la Rome des ruines

~ Des désillusions il l'œuvre majeure {1553-1558)

La carrière poétique de Du Bellay semble assurée quand en 1553 il accompagne à Rome son oncle le cardinal Jean Du Bellay dans un pèlerinage humaniste sans doute assorti d'arrière-pensées politiques et d'espoirs de carrière au Vatican. Il semble qu'au-delà des thèmes récurrents exprimés par Les Regrets, l'aventure devint un «malheureux voyage». La Rome rêvée ne résista pas à la réalité d'une cité d'intrigues où le poète ne trouva pas sa place. Le probable échec de son ambition sociale alla de pair avec une panne d'inspiration. Plus sensible que Ronsard à la notion néoplatoni­cienne de l'« enthousiasme» sacré et de la <<fureur divine>> qui font du poète un élu et justifient sa gloire, Du Bellay a redouté le tarissement de son talent. On ne sait quelles difficultés accompagnèrent pendant les quatre ans du purgatoire romain la composi­tion des deux recueils de sa maturité à la fois complémentaires et contrastés.

~ Les Antiquités de Rome (1558}

Dominés par l'inspiration virgilienne, les 32 sonnets de ce recueil modulent la confrontation érudite entre le passé glorieux de la Rome païenne et les vestiges qui transforment la ville du XVIe siècle, capitale de la chrétienté, en (<tombeau» du monde. Les allégories du recuei !, qui joue sur le parallélisme et l'opposition entre quatrains et tercets, les anaphores et les tours symétriques, sont compliquées par des allusions obscures aux aléas de la politique. L'ensemble suggère que la cité vivante fait pâle figure auprès de la ville évanouie, même si le poète inspiré a le pouvoir de la faire renaître de ses cendres. Du Bellay inaugure dans ces poèmes le thème fécond de la poésie des ruines, que l'on verra resurgir à la fin du xvme siècle, sous la plume de Chateaubriand, notamment.

~ Les Regrets {1558), un chant elu cygne

Face à ce brillant exercice de style fidèle au credo de la Pléiade, Les Regrets comme sou­vent les œuvres les plus personnelles s'écartent de la théorie défendue par leur auteur. Les 191 sonnets en alexandrins du recueil ne se présentent pas comme un canzoniere amoureux sur te modèle de Pétrarque mais comme une confidence surdéterminée par le thème de l'exil. Malgré l'usage récurrent, à l'initiale des vers, du pronom «je», il est cependant difficile de fftire la part entre la source élégiaque où Du Bellay s'abreuve -Les Tristes du poète latin Ovide (I('f siècle av. J.-C.) et des accents plus personnels. Le chantre des grands genres y opte cependant pour le ton familier d'une poésie certes lyrique mais souvent satirique: à l'instar du très fameux incipit(< Heureux qui comme Ulysse ... », les images poétiques voisinent dans les poèmes avec des adages et des pro­verbes amers bu mélancoliques. Les images de l'exil vécu comme un vieillissement précoce et une perte d'inspiration contrastent avec les traits féroces décochés contre la frénésie romaine et le choc des ambitions. Malgré le succès des Antiquités de Rome et des Regrets, la carrière de Du Bellay à son retour en France est compromise par sa santé: s'il écrit des textes de circonstances, il est écarté de la cour avant d'être fauché en 1560 à sa table de travail. La brièveté même de son parcours poétique donne à sa poésie une incandescence qui atteste toute la vigueur créatrice de la Pléiade.

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1.

Du Bellay, de la ferveur à l'élégie

Dans la constellation de la Pléiade z , . comme une flamme aussi inte ' apoesze de Du Bellay (1522-1560) brille de Ronsard. Sa fulgurance dans ;~;t ~ats plus frêle et plus vite éteinte que celle française de la poésie élégiaque. u sonnet fonde avec Les Regrets la tradition

Un aristocrate mélancolique et militant (1540-1553}

~ De la solitude ilia ferveur d'une ambition collective

Venu presque par hasard à la poésie après une enfan . , . . Bellay est angevin comme Ro d ce d orphelm Isolé, Joachim Du .11 nsar est vendômois II . I ustre famille dont le nom t . . . appartient cependant à une

a cer amement JOUé u '1 d , peut-être croisé, dit-on, aux obsèques de so n ro ~ ans 1 aventure à venir : il a seulement Peletier du Mans et R d . n onde Gmllaume Du Bellay (1543) non

d onsar mais aussi Rabel . 1 gran seigneur. II suit avec Ronsard l' , . ais, ongtemps protégé par ce tr' h d enseignement de Dorat a 11' d

es proc e e son condisciple il sera co 1 . ft u co ege e Coqueret: sure. Il a déjà publié plusieurs' p~èmes mm~ ~I a. ect~ par la surdité et choisira la ton-

quan se constituent la Brigade puis Ia Pléiade.

~ Le porte-parole de la Pléiade (1549} A la théorie du groupe Du Bell 1 fr . ay apporte sa touche personn Il 1 l . angue ançmse exprime sur le mod l, . e e: e p. aJdoyer pour la

1 e po em1que sa volonté d'' · · aux an gues mères. L'« imitation ori in ale» d , . . ~~anClpatwn par rapport suppose que l'on «dévore» les aute g . es AnCiens, dtstmcte de la traduction

. ' urs antiques et qu' « aprè 1 . b. ' convertissant en sang et nour 't d s es a.VOlr Ien digérés les n ure >l, on onne au fra . l , nue» un monument diane des gr d 1 . nçais, cette an gue «pauvre ·et

· . o a.n s genres atms et gr fi [; . . patnmome, pour extraire la langue nati'o l d ecs. aut donc revivifier ce r't' L' · na e e son enfance et 1 d · ,

I e. entrepnse est présentée d , I . ' . a con mre a sa matu-une sorte de devoir de pillage des ~~:c;é~~n~Iu~wdn très offensive de la Défense, comme

, resoJ s e ce temple delphique ».

~ le poète cie L'Olive (1550)

De la théorie à la pratique, Du Bellay, inventeur du " . . .. exemple brillant de son ambJ't' l terme « mnutntwn », donne un

IOn avec es sonnets d' 11 empare des mythes et des symb l en ecasy abes de L'Olive. Il s'y

· . , ' o es grecs pour les tran b <(petit Lire» natal accueille le laurier t 1' l' . d sp~ser au ord de la Loire. Son gr , e o IVIer ans des Jeux ali, .

ammes petrarquisantes Stimulé p l , 1 , egonques et des ana-l . . . ar e sucees e porte paroi d . a cour, partiCipe au «tombeau» de M . , d - ' e u groupe, mtroduit à

rest d 1 arguente e Navarre (155!) M · e para oxa ement plus dépend t d , . · 1 ais son français •. 1 d . an u modele !atm que 1 · d R

qu. 1 tra mt quatre livres de L'Én"d (! 55 ) ' cem e onsard tandis ' · Cl e 2 Son lyris s expnmer dans plusieurs poè , '1, .· . , me personnel commence à

. . , mes e egtaques comme la C l . msptres par la solitude de sa jeunesse omp amte du désespéré,

2. De la Rome mythique i'i la Rome des ruines

~ Des désillusions il l'œuvre majeure {1553-1558)

La carrière poétique de Du Bellay semble assurée quand en 1553 il accompagne à Rome son oncle le cardinal Jean Du Bellay dans un pèlerinage humaniste sans doute assorti d'arrière-pensées politiques et d'espoirs de carrière au Vatican. Il semble qu'au-delà des thèmes récurrents exprimés par Les Regrets, l'aventure devint un «malheureux voyage». La Rome rêvée ne résista pas à la réalité d'une cité d'intrigues où le poète ne trouva pas sa place. Le probable échec de son ambition sociale alla de pair avec une panne d'inspiration. Plus sensible que Ronsard à la notion néoplatoni­cienne de l'« enthousiasme» sacré et de la <<fureur divine>> qui font du poète un élu et justifient sa gloire, Du Bellay a redouté le tarissement de son talent. On ne sait quelles difficultés accompagnèrent pendant les quatre ans du purgatoire romain la composi­tion des deux recueils de sa maturité à la fois complémentaires et contrastés.

~ Les Antiquités de Rome (1558}

Dominés par l'inspiration virgilienne, les 32 sonnets de ce recueil modulent la confrontation érudite entre le passé glorieux de la Rome païenne et les vestiges qui transforment la ville du XVIe siècle, capitale de la chrétienté, en (<tombeau» du monde. Les allégories du recuei !, qui joue sur le parallélisme et l'opposition entre quatrains et tercets, les anaphores et les tours symétriques, sont compliquées par des allusions obscures aux aléas de la politique. L'ensemble suggère que la cité vivante fait pâle figure auprès de la ville évanouie, même si le poète inspiré a le pouvoir de la faire renaître de ses cendres. Du Bellay inaugure dans ces poèmes le thème fécond de la poésie des ruines, que l'on verra resurgir à la fin du xvme siècle, sous la plume de Chateaubriand, notamment.

~ Les Regrets {1558), un chant elu cygne

Face à ce brillant exercice de style fidèle au credo de la Pléiade, Les Regrets comme sou­vent les œuvres les plus personnelles s'écartent de la théorie défendue par leur auteur. Les 191 sonnets en alexandrins du recueil ne se présentent pas comme un canzoniere amoureux sur te modèle de Pétrarque mais comme une confidence surdéterminée par le thème de l'exil. Malgré l'usage récurrent, à l'initiale des vers, du pronom «je», il est cependant difficile de fftire la part entre la source élégiaque où Du Bellay s'abreuve -Les Tristes du poète latin Ovide (I('f siècle av. J.-C.) et des accents plus personnels. Le chantre des grands genres y opte cependant pour le ton familier d'une poésie certes lyrique mais souvent satirique: à l'instar du très fameux incipit(< Heureux qui comme Ulysse ... », les images poétiques voisinent dans les poèmes avec des adages et des pro­verbes amers bu mélancoliques. Les images de l'exil vécu comme un vieillissement précoce et une perte d'inspiration contrastent avec les traits féroces décochés contre la frénésie romaine et le choc des ambitions. Malgré le succès des Antiquités de Rome et des Regrets, la carrière de Du Bellay à son retour en France est compromise par sa santé: s'il écrit des textes de circonstances, il est écarté de la cour avant d'être fauché en 1560 à sa table de travail. La brièveté même de son parcours poétique donne à sa poésie une incandescence qui atteste toute la vigueur créatrice de la Pléiade.

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Lt:.) poeres de la constellation

Les poètes de la Pl" d d'. . . . eza e ne se sont pas ..

mstztutwn étranger à l' . . orgamses en école litté . jusqu'à quatre-vingts - e/~:~enatssant. Porté par ses membr~a~eiz un type

survécu à la mort de Ronsard Mar un colrps de doctrz.·ne, le mouvement:~ a eu textes th , · · azs, par eurs œu , . a pas D eorzques, plusieurs poètes ont en . h. v~es poetzques comme par leurs 1 ans ung;oupe dont l'unité relève, dit-~: 'et preczse le projet qui les a réunis a dzverszte des sources auxquelles s'est ab ' du,<< myth: », leurs œuvres rejlèten;

reuvee la lztterature du xvr siècle.

1. :,récurseurs et << com .. anno"'s " ,., ::a " we route »

~ Aux origines et en marge c:lu groupe ~al~ré son ambition, la Pléiade n'a . , .

dsevèJ e,s avec la poésie familière de ~as surgi dans un ciel vide de toute p . . T , ette a l'égard d . 1 arot, Ronsard et . oesw. res

Pétrarque et du n~:!-;~e tqu~s indépendants et précurseur:esL:~n~s reconnaissaient leur dits «lyonnais». , l'~~ onJdsme de Marsile Ficin ( 1433-149.9) 111 ~edn~e revendiquée de

· a ecart e tout d 'b avait eJà r' · 1 fonnets et surtout le mystérieux~ at .thé~ri,que, Louise Labé (1524-le~~~) ~poètes 1544), véritable canzonier fi- . aunce Sceve (1500-v. 1562) :J ans ses

le retournement rh't . e Iançms en 449 dizains décasyll· b' , auteur de la Délie

amoureuse tradition~~;~:~:l~~1:~:~ne, p~r l'hermétisme ~01

l~u;,~::::~nc~pent ~~r I wn prefigure celle de 1 Pl,. , e a poesre

lb J a ewde. acques Peletier c:lu Mans (1517-1582)

De Peletier du Mans la postérit, . de Ronsard. Ce sav·m . e d surtout retenu le r61e déci. 'f. , secrétaire de l~'évA < tRphJ~osophe et mathématicien acgu.. sJ !ol ~e dans la formation

eque ene Du Bell Il , IS aux lC ees de Co . premiers textes de R . d . . ay. publia dans ses Œuv . , . perme, était poètes de la Pléiade fi ~~~ar , qui voulut l'associer au mou res poetzques, en 1547, les pas sur la poési·e M- ~I autant plus lâche que l' essent·I'eJ de ~emenht. Son lien avec les

· a1s son Art '· - sesrec e h formule avec clarté 1 , . . poetzque (1555), six ans aprè, 1 . re es ne portaient pée et le modèle' 1 'E~s_pdnnclipes de la poésie nouvelle dont ls e man:feste de Du Bellay,

, - net e · a " · e genre tond t varier sans incohéren .1 .. po~s.Je narrative donne, selon 1 . , a :ur est l'épo-l'ampleur du poè :e. a dtsposztro, c'est-à-dire la struct tdu; au poete 1 occasion de , me epJque perm t ure une œuvr t d. egalement un recueil d'' . . . e au créateur de construi e, ·an Is que

msptratwn néoplaton· . re un monde Il a pub] .. Ictenne LAma d · Ie ' ur es amours (1555)

~ Pontus c:le l}tara (1521-1605) . Pontus de T d

yar ne rejoint la Pléiad , 1 sans y participer active . - ~ a a demande de Ronsard . , . , r •

formé à Ly , ment . chanome en Bourgo , . qu ,tssez tardivement et le on : on a~ ~eoplatonisme. Il transm gne, c e~t un ami de Maurice Scèv

ç neoplatomCJenne et l'hérit d et donc aux Jeunes poète d e, age u grand poète lyo . . , s u groupe la

nnaJs, creant un lien entre

deux générations d'écrivains. On retrouve dans la poésie amoureuse de ce futur évêque la conjonction heureuse du lyrisme amoureux et de l'aspiration spirituelle à une dimension supérieure. Il passe ainsi des poèmes des Erreurs amoureuses (1549) à des discours dialogués à la manière de Platon, le Solitaire premier (1552) et le Solitaire second ( 1555). Sa définition en français, dans le Solitaire premier, des quatre fureurs qui conduisent à l'élévation amoureuse -le don des muses, l'intelligence des mystères reli­gieux due à Bacchus, la fureur divinatoire inspirée par Apollon et enfin la fureur la plus haute, r Amour sous l'influence de Vénus- constituait une référence pour son temps.

2. Trois étoiles de la constellation: Belleau, Jodelle, Baif

~ Rémy Belleau (1528-1577)

Rémy Belleau venait du collège de Joncourt comme Étienne Jodelle et Jean de La Péruse, auteur d'une Médée. Il remplaça le second dans le groupe de la Pléiade après sa disparition précoce. Helléniste, il puise son inspiration chez Anacréon, dont il traduit les Odes en 1556: il en imite la métrique et adapte le lyrisme hédoniste de ce genre ancien à la forme du blason. Spécialiste des thèmes légers et quotidiens, il est très proche de Ronsard. Il adopte, bien avant Francis Ponge, « le parti pris des choses» pour chanter la «cerise» ou l'« huître» dans ses blasons. Après la publication en 1565 de sa Bergerie, qui renouvelle le genre gréco-latin de la poésie pastorale, il célèbre dans les Amours et Nouveaux Échanges de pierres précieuses (1576) l'histoire, l'origine mythique et les propriétés des pierres précieuses.

~ Étienne jodelle (1532-1573)

Bien que seule une partie de ses œuvres ait pu être conservée, l'apport de Jodelle à la Pléiade et à la littérature de son temps est essentiel: après une comédie, L'Eugène ( 1552 ), probablement représentée devant des élèves, il compose la première tragédie à

l'antique écrite en français avec sa Cléopâtre captive (1553), suivie d'une Didon se sacri­fiant (1565). Il pose ainsi la première pierre d'une entreprise qui, sous une forme très différente, s'affirmera moins d'un siècle plus tard. Très engagé, au cours d'une vie mys­térieuse et mouvementée, dans le parti catholique, il publie des Sonnets ( 1567) contre les protestants mais aussi des poèmes amoureux dédiés à la maréchale de Retz. Un éloge de la Saint-Barthélemy lui vaut une récompense «royale» de Charles IX. Son œuvre n'est publiée qu'en 1674 à titre posthume et paradoxalement se voit honorée par son ennemi protestant Agrippa d'Aubigné d'un fameux« tombeau».

~Jean-Antoine de !laif (1532-1589)

C'est après avoir été nourri de l'influence italienne que ce fils, né à Venise, d'un huma­niste connu, est formé comme Ronsard par Dorat et participe de très près au pro­gramme de la Pléiade. Il touche à tous les grands genres: après les Amours de Méline (1552) et les Amours de Francine (1555) pétrarquisantes, il s'essaie à la poésie scienti­fique des Météores (1567). Il a surtout attaché ses recherches à la transposition en fran­çais de la prosodie et de la métrique gréco-latines, fondées sur l'alternance des voyelles longues et des voyelles brèves. Il avait fondé, en 1570, une académie de poésie et de musique, sans postérité.

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Lt:.) poeres de la constellation

Les poètes de la Pl" d d'. . . . eza e ne se sont pas ..

mstztutwn étranger à l' . . orgamses en école litté . jusqu'à quatre-vingts - e/~:~enatssant. Porté par ses membr~a~eiz un type

survécu à la mort de Ronsard Mar un colrps de doctrz.·ne, le mouvement:~ a eu textes th , · · azs, par eurs œu , . a pas D eorzques, plusieurs poètes ont en . h. v~es poetzques comme par leurs 1 ans ung;oupe dont l'unité relève, dit-~: 'et preczse le projet qui les a réunis a dzverszte des sources auxquelles s'est ab ' du,<< myth: », leurs œuvres rejlèten;

reuvee la lztterature du xvr siècle.

1. :,récurseurs et << com .. anno"'s " ,., ::a " we route »

~ Aux origines et en marge c:lu groupe ~al~ré son ambition, la Pléiade n'a . , .

dsevèJ e,s avec la poésie familière de ~as surgi dans un ciel vide de toute p . . T , ette a l'égard d . 1 arot, Ronsard et . oesw. res

Pétrarque et du n~:!-;~e tqu~s indépendants et précurseur:esL:~n~s reconnaissaient leur dits «lyonnais». , l'~~ onJdsme de Marsile Ficin ( 1433-149.9) 111 ~edn~e revendiquée de

· a ecart e tout d 'b avait eJà r' · 1 fonnets et surtout le mystérieux~ at .thé~ri,que, Louise Labé (1524-le~~~) ~poètes 1544), véritable canzonier fi- . aunce Sceve (1500-v. 1562) :J ans ses

le retournement rh't . e Iançms en 449 dizains décasyll· b' , auteur de la Délie

amoureuse tradition~~;~:~:l~~1:~:~ne, p~r l'hermétisme ~01

l~u;,~::::~nc~pent ~~r I wn prefigure celle de 1 Pl,. , e a poesre

lb J a ewde. acques Peletier c:lu Mans (1517-1582)

De Peletier du Mans la postérit, . de Ronsard. Ce sav·m . e d surtout retenu le r61e déci. 'f. , secrétaire de l~'évA < tRphJ~osophe et mathématicien acgu.. sJ !ol ~e dans la formation

eque ene Du Bell Il , IS aux lC ees de Co . premiers textes de R . d . . ay. publia dans ses Œuv . , . perme, était poètes de la Pléiade fi ~~~ar , qui voulut l'associer au mou res poetzques, en 1547, les pas sur la poési·e M- ~I autant plus lâche que l' essent·I'eJ de ~emenht. Son lien avec les

· a1s son Art '· - sesrec e h formule avec clarté 1 , . . poetzque (1555), six ans aprè, 1 . re es ne portaient pée et le modèle' 1 'E~s_pdnnclipes de la poésie nouvelle dont ls e man:feste de Du Bellay,

, - net e · a " · e genre tond t varier sans incohéren .1 .. po~s.Je narrative donne, selon 1 . , a :ur est l'épo-l'ampleur du poè :e. a dtsposztro, c'est-à-dire la struct tdu; au poete 1 occasion de , me epJque perm t ure une œuvr t d. egalement un recueil d'' . . . e au créateur de construi e, ·an Is que

msptratwn néoplaton· . re un monde Il a pub] .. Ictenne LAma d · Ie ' ur es amours (1555)

~ Pontus c:le l}tara (1521-1605) . Pontus de T d

yar ne rejoint la Pléiad , 1 sans y participer active . - ~ a a demande de Ronsard . , . , r •

formé à Ly , ment . chanome en Bourgo , . qu ,tssez tardivement et le on : on a~ ~eoplatonisme. Il transm gne, c e~t un ami de Maurice Scèv

ç neoplatomCJenne et l'hérit d et donc aux Jeunes poète d e, age u grand poète lyo . . , s u groupe la

nnaJs, creant un lien entre

deux générations d'écrivains. On retrouve dans la poésie amoureuse de ce futur évêque la conjonction heureuse du lyrisme amoureux et de l'aspiration spirituelle à une dimension supérieure. Il passe ainsi des poèmes des Erreurs amoureuses (1549) à des discours dialogués à la manière de Platon, le Solitaire premier (1552) et le Solitaire second ( 1555). Sa définition en français, dans le Solitaire premier, des quatre fureurs qui conduisent à l'élévation amoureuse -le don des muses, l'intelligence des mystères reli­gieux due à Bacchus, la fureur divinatoire inspirée par Apollon et enfin la fureur la plus haute, r Amour sous l'influence de Vénus- constituait une référence pour son temps.

2. Trois étoiles de la constellation: Belleau, Jodelle, Baif

~ Rémy Belleau (1528-1577)

Rémy Belleau venait du collège de Joncourt comme Étienne Jodelle et Jean de La Péruse, auteur d'une Médée. Il remplaça le second dans le groupe de la Pléiade après sa disparition précoce. Helléniste, il puise son inspiration chez Anacréon, dont il traduit les Odes en 1556: il en imite la métrique et adapte le lyrisme hédoniste de ce genre ancien à la forme du blason. Spécialiste des thèmes légers et quotidiens, il est très proche de Ronsard. Il adopte, bien avant Francis Ponge, « le parti pris des choses» pour chanter la «cerise» ou l'« huître» dans ses blasons. Après la publication en 1565 de sa Bergerie, qui renouvelle le genre gréco-latin de la poésie pastorale, il célèbre dans les Amours et Nouveaux Échanges de pierres précieuses (1576) l'histoire, l'origine mythique et les propriétés des pierres précieuses.

~ Étienne jodelle (1532-1573)

Bien que seule une partie de ses œuvres ait pu être conservée, l'apport de Jodelle à la Pléiade et à la littérature de son temps est essentiel: après une comédie, L'Eugène ( 1552 ), probablement représentée devant des élèves, il compose la première tragédie à

l'antique écrite en français avec sa Cléopâtre captive (1553), suivie d'une Didon se sacri­fiant (1565). Il pose ainsi la première pierre d'une entreprise qui, sous une forme très différente, s'affirmera moins d'un siècle plus tard. Très engagé, au cours d'une vie mys­térieuse et mouvementée, dans le parti catholique, il publie des Sonnets ( 1567) contre les protestants mais aussi des poèmes amoureux dédiés à la maréchale de Retz. Un éloge de la Saint-Barthélemy lui vaut une récompense «royale» de Charles IX. Son œuvre n'est publiée qu'en 1674 à titre posthume et paradoxalement se voit honorée par son ennemi protestant Agrippa d'Aubigné d'un fameux« tombeau».

~Jean-Antoine de !laif (1532-1589)

C'est après avoir été nourri de l'influence italienne que ce fils, né à Venise, d'un huma­niste connu, est formé comme Ronsard par Dorat et participe de très près au pro­gramme de la Pléiade. Il touche à tous les grands genres: après les Amours de Méline (1552) et les Amours de Francine (1555) pétrarquisantes, il s'essaie à la poésie scienti­fique des Météores (1567). Il a surtout attaché ses recherches à la transposition en fran­çais de la prosodie et de la métrique gréco-latines, fondées sur l'alternance des voyelles longues et des voyelles brèves. Il avait fondé, en 1570, une académie de poésie et de musique, sans postérité.

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1.

cnumanisme critique de Montaigne

Il peut sembler p d ,. d ara oxal d mscrire les œu d

ans un «courant», fût-il celui de l'h vres e Montaigne (1533-1592) su~ lapostérité~ comparable à l' ambiti:manzs_me: aucune volonté de peser anzme celuz quz n'est devenu écriv . n des ;eunes-turcs de la Pléiade n'a mdzssociables de l'écriture des Ess~ins qMue dan,s le doute et les tâtonnements crztzque va ' · azs c est bzen p a contre-courant de l'h . . . . arce que son esprit moment de la littérature et de la pe~m~nzsme optzmzste qu'il éclaire ce grand

see.

La leçon des Anciens, un savoir pour l'avenir

~ Une approche réflexive cie la pensée antique

Apres ~a lecture évangéliste des textes a . , , ,. . ~o.n~mgne aborde la lecture des A . ncrens, apres.lJmitation créative de 1 Pl" d' v;nte. Sans la lecture et la relectu ncrens av~c Je pomt de vue d'un su'et en a ~la e, n auraient pas vu le jo . L' re .progressiVement distanciée de , }.· ·' quete de

ro~Je, qui fut magistra~~t m~~~r~ U~Iqu·~1 de cet héritier bordelais is:ud~~\:n~~~ls Essa/s vml, est une œuvre ot e sa VI e avant de se retirer dans . . esse c e le commentaire hilolVer:e dont_ le mouvement se veut inachevé. Mson_ ~abmet d~ tra­vue d,appréhend~r 1 logrque, ;11 la tr~duction, mais l'appro ri . ontcugne ne VIse ni d'une éducation hun~,ca:~r de 1 « humame condition». Grâce r u~tio,n d~ c~s -t~xte~ en enfants. Pratiquant le ani~te d~nt on trouve les échos dans ses texte;;re ~~hure, I.l a JOUi puis Ovide, Virgile L lat~n des le plus jeune âge, il lit d'abord Sé , ur 1 educatiOn des comme de la sagess~ épu.cam. et Horace s'imprégnant de la philosopn;~ue edt P1ut~rque,

rcunenne ou pessimiste des gr d , . _He et e l'histoire an s poetes latms.

~ La réinterprétation constante cles cl En revenant sur ces infl . gran s moclèles E . . . d . . uences, on a longtem

S!Jat:, es pnncipes de h 1 . ps et souvent essayé de d, Montaigne et les thèmes P, I osophiC morale ct politique fondés su ~gagler dans les abordés d . recurrents comme la mort l"d . r es ectures de

ans son œuvr E f ' e ucatwn ou la 1588, et l'édition posthe. Al de fet, les trois éditions successives cle' l~outume, qu'il a

ume e J "95 · ~ ' ouvrag (1580 Bordeaux» de 1592) co :; qUI ormalise les ajouts de «l' e . ' Montaigne aurait évolu;portent de notables différences : pour certa. ~xemplm~e de modéré, après un grand d~:r ph~ses," p~ssant du stoïcisme de Sénèque l~s, la, p~ns~e de rvc siècle av. J.-C. En fait e o~r. u? cote du scepticisme de Pyrrhon h .; un epicunsme

Montaigne remet consta~~~;~~::e que I_e «monde n'est que varié;[ e/ ~i:~~!~rec du ne se soumet jamais défini . q,uestwn son propre jugement et cel . ance», avec révérence sa dette vis- ~~v~m;nt a u~e quelconque influence tout enUI des aut~es, et <<philosopher c'est apprendarev~s es A?cien~: une des pages les plus célèb~e~~nnaissa~t Lucrèce, Horace, Sénèque et V~ -~~un~»,. cite, entre autres et successive .es e~ Essats,

ugi e. Amsi, obéissant à tit h , ment, .-atulle, re post ume a une demande

de son père, Montaigne consacre-t-il, au livre II des Essais, plus d'un septième de son texte à 1' «apologie» de Raymond Sebond, un théologien catalan du XV" siècle qui avait voulu fonder la foi en raison en plaçant l'homme au plus haut dans la hiérarchie des êtres vivants. En fait, la démonstration tourne à la critique de la perception et de la rai­son humaines, et relativise la place de l'homme dans l'univers.

2. un souci nouvecm: la vérité par l'introspection

~ La vérité de l'expérience Sceptique par nature plus que par héritage, Montaigne ne recherche pas, contraire­ment à la tradition érasmienne, des exemples moraux dans les leçons de l'Histoire. Le fameux préambule des Essais l'affirme, c'est non dans des modèles mais dans le miroir qu'il se tend à lui-même que le seigneur bordelais recherche la vérité de l'être. Cet individualisme assumé qui choquera Pascal avant d'enthousiasmer Voltaire corres­pond à un mouvement généralisé de la Renaissance qui trouve son origine dans le néo­platonisme florentin.

Bien qu'étayée sur une connaissance continuellement revue de la philosophie antique, la réflexion de Montaigne confronte systématiquement ce savoir à son expérience. En se transformant en témoin de lui-même, il peut peindre non pas «l'homme, mais le passage». Faute d'avoir trouvé ailleurs des arguments suffisants pour s'imposer des principes et des règles de vie définitifs, Montaigne expose, dans les Essais, le «branle» de sa condition mortelle, c'est-à-dire les fluctuations d'une pensée et d'un être. L'introspection voire le retour sur sa propre histoire ont pour lui le mérite de délivrer des vérités provisoires mais fondées sur l'argument d'expérience et non sur une quel­conque autorité: la page fameuse du chapitre « De l' exercitation » tire d'une chute de cheval et du coma qui s'ensuivit, la confirmation de la sérénité stoïcienne devant une mort qui n'a rien de redoutable.

t l'originalité cl'une méthode scripturaire et d'un style La nature même du livre est liée à l'évolution de son auteur: habitué comme tous les grands humanistes à lire et à commenter les Anciens, Montaigne a d'abord annoté les écrivains qu'il lisait et relevé dans l'Histoire des «exemples» susceptibles d'illustrer les problèmes philosophiques et moraux qui l'intéressaient comme la mort, la vanité de la gloire et des principes de vie, la puissance de l'imagination, le poids de la coutume. C'est progressivement que s'est imposée à lui l'obligation de rapporter cet acquis à son propre jugement.

La notion d'« essai» chez Montaigne est donc profondément polysémique: d'abord l'îdée au sens .premier de «tentative», d'« esquisse» de jugement sur «ce sujet merveilleu­sement vain, divers et ondoyant l qu' est]l'homme )) ; ensuite une expérience qui permet d'envisager tous les éclairages possibles, enfin une synthèse. Quand Montaigne modifie son jugement, ce n'est pas une correction ni un repentir. Avec ses trois strates succes­sives (a, b, c), l'écriture intègre cette volonté assumée de variation du jugement tra­duite dans le fameux style «à sauts et à gambades»: si le relativisme plutôt pessimiste du penseur l'éloigne de la période conquérante de l'humanisme, son écriture le replace au cœur de l'esprit renaissant et de son principal courant de pensée.

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cnumanisme critique de Montaigne

Il peut sembler p d ,. d ara oxal d mscrire les œu d

ans un «courant», fût-il celui de l'h vres e Montaigne (1533-1592) su~ lapostérité~ comparable à l' ambiti:manzs_me: aucune volonté de peser anzme celuz quz n'est devenu écriv . n des ;eunes-turcs de la Pléiade n'a mdzssociables de l'écriture des Ess~ins qMue dan,s le doute et les tâtonnements crztzque va ' · azs c est bzen p a contre-courant de l'h . . . . arce que son esprit moment de la littérature et de la pe~m~nzsme optzmzste qu'il éclaire ce grand

see.

La leçon des Anciens, un savoir pour l'avenir

~ Une approche réflexive cie la pensée antique

Apres ~a lecture évangéliste des textes a . , , ,. . ~o.n~mgne aborde la lecture des A . ncrens, apres.lJmitation créative de 1 Pl" d' v;nte. Sans la lecture et la relectu ncrens av~c Je pomt de vue d'un su'et en a ~la e, n auraient pas vu le jo . L' re .progressiVement distanciée de , }.· ·' quete de

ro~Je, qui fut magistra~~t m~~~r~ U~Iqu·~1 de cet héritier bordelais is:ud~~\:n~~~ls Essa/s vml, est une œuvre ot e sa VI e avant de se retirer dans . . esse c e le commentaire hilolVer:e dont_ le mouvement se veut inachevé. Mson_ ~abmet d~ tra­vue d,appréhend~r 1 logrque, ;11 la tr~duction, mais l'appro ri . ontcugne ne VIse ni d'une éducation hun~,ca:~r de 1 « humame condition». Grâce r u~tio,n d~ c~s -t~xte~ en enfants. Pratiquant le ani~te d~nt on trouve les échos dans ses texte;;re ~~hure, I.l a JOUi puis Ovide, Virgile L lat~n des le plus jeune âge, il lit d'abord Sé , ur 1 educatiOn des comme de la sagess~ épu.cam. et Horace s'imprégnant de la philosopn;~ue edt P1ut~rque,

rcunenne ou pessimiste des gr d , . _He et e l'histoire an s poetes latms.

~ La réinterprétation constante cles cl En revenant sur ces infl . gran s moclèles E . . . d . . uences, on a longtem

S!Jat:, es pnncipes de h 1 . ps et souvent essayé de d, Montaigne et les thèmes P, I osophiC morale ct politique fondés su ~gagler dans les abordés d . recurrents comme la mort l"d . r es ectures de

ans son œuvr E f ' e ucatwn ou la 1588, et l'édition posthe. Al de fet, les trois éditions successives cle' l~outume, qu'il a

ume e J "95 · ~ ' ouvrag (1580 Bordeaux» de 1592) co :; qUI ormalise les ajouts de «l' e . ' Montaigne aurait évolu;portent de notables différences : pour certa. ~xemplm~e de modéré, après un grand d~:r ph~ses," p~ssant du stoïcisme de Sénèque l~s, la, p~ns~e de rvc siècle av. J.-C. En fait e o~r. u? cote du scepticisme de Pyrrhon h .; un epicunsme

Montaigne remet consta~~~;~~::e que I_e «monde n'est que varié;[ e/ ~i:~~!~rec du ne se soumet jamais défini . q,uestwn son propre jugement et cel . ance», avec révérence sa dette vis- ~~v~m;nt a u~e quelconque influence tout enUI des aut~es, et <<philosopher c'est apprendarev~s es A?cien~: une des pages les plus célèb~e~~nnaissa~t Lucrèce, Horace, Sénèque et V~ -~~un~»,. cite, entre autres et successive .es e~ Essats,

ugi e. Amsi, obéissant à tit h , ment, .-atulle, re post ume a une demande

de son père, Montaigne consacre-t-il, au livre II des Essais, plus d'un septième de son texte à 1' «apologie» de Raymond Sebond, un théologien catalan du XV" siècle qui avait voulu fonder la foi en raison en plaçant l'homme au plus haut dans la hiérarchie des êtres vivants. En fait, la démonstration tourne à la critique de la perception et de la rai­son humaines, et relativise la place de l'homme dans l'univers.

2. un souci nouvecm: la vérité par l'introspection

~ La vérité de l'expérience Sceptique par nature plus que par héritage, Montaigne ne recherche pas, contraire­ment à la tradition érasmienne, des exemples moraux dans les leçons de l'Histoire. Le fameux préambule des Essais l'affirme, c'est non dans des modèles mais dans le miroir qu'il se tend à lui-même que le seigneur bordelais recherche la vérité de l'être. Cet individualisme assumé qui choquera Pascal avant d'enthousiasmer Voltaire corres­pond à un mouvement généralisé de la Renaissance qui trouve son origine dans le néo­platonisme florentin.

Bien qu'étayée sur une connaissance continuellement revue de la philosophie antique, la réflexion de Montaigne confronte systématiquement ce savoir à son expérience. En se transformant en témoin de lui-même, il peut peindre non pas «l'homme, mais le passage». Faute d'avoir trouvé ailleurs des arguments suffisants pour s'imposer des principes et des règles de vie définitifs, Montaigne expose, dans les Essais, le «branle» de sa condition mortelle, c'est-à-dire les fluctuations d'une pensée et d'un être. L'introspection voire le retour sur sa propre histoire ont pour lui le mérite de délivrer des vérités provisoires mais fondées sur l'argument d'expérience et non sur une quel­conque autorité: la page fameuse du chapitre « De l' exercitation » tire d'une chute de cheval et du coma qui s'ensuivit, la confirmation de la sérénité stoïcienne devant une mort qui n'a rien de redoutable.

t l'originalité cl'une méthode scripturaire et d'un style La nature même du livre est liée à l'évolution de son auteur: habitué comme tous les grands humanistes à lire et à commenter les Anciens, Montaigne a d'abord annoté les écrivains qu'il lisait et relevé dans l'Histoire des «exemples» susceptibles d'illustrer les problèmes philosophiques et moraux qui l'intéressaient comme la mort, la vanité de la gloire et des principes de vie, la puissance de l'imagination, le poids de la coutume. C'est progressivement que s'est imposée à lui l'obligation de rapporter cet acquis à son propre jugement.

La notion d'« essai» chez Montaigne est donc profondément polysémique: d'abord l'îdée au sens .premier de «tentative», d'« esquisse» de jugement sur «ce sujet merveilleu­sement vain, divers et ondoyant l qu' est]l'homme )) ; ensuite une expérience qui permet d'envisager tous les éclairages possibles, enfin une synthèse. Quand Montaigne modifie son jugement, ce n'est pas une correction ni un repentir. Avec ses trois strates succes­sives (a, b, c), l'écriture intègre cette volonté assumée de variation du jugement tra­duite dans le fameux style «à sauts et à gambades»: si le relativisme plutôt pessimiste du penseur l'éloigne de la période conquérante de l'humanisme, son écriture le replace au cœur de l'esprit renaissant et de son principal courant de pensée.

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Filippo Screpanti
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1.

Humanisme et politique

La figure d'Étienne de La Boétie auréolée 1 , . . . donna de leur amitié unique «pa' . ,_Par a défmttton que Montaigne

• rce que c etatt lut parc " · . paradoxalement méconnue C J . , e que c etatt mot>>, est

· omme ean Bodm th ' · · d , -penseur engagé avant la lettre artici e . ' ,eon:ten e l Etat, ce la phase critique du courant, ~iné Pa:i:;nement de 1 esp~tt humaniste dans politique moderne doit beattcoup , 1 P , . guerres de Relzgwn. La réflexion

a eurs ecrzts.

Étienne de La Boét· (153 re 0..1563), le pouvoir et la liberté

~ la. vigueur intellectuelle d'un humaniste engagé avant la lettre Etudiant bnllant et précoce, ce fils de petite noblesse sarla . , . , . collège de Guyenne puis au Pa 1 d daise precede Montmgne au d . '1 r ement e Bordeaux (1553). t t . l'

rmt, 1 y est nommé conseiller p d, . · ou Jeune Icencié en · ar erogatwn avant l'A 1, 1

sa VIC- il meurt à 33 ans - , ·t h . age ega . Malgré la brièveté de . , c es un umamste complet · A •

que son ami devenu par testament l'h, 'f d qUI p~rtage les memes mtérêts Plutarque, produit des vers latins et vien t~er ; ses œuvres : Il a traduit Xénophon et nesse et publiés par Montaigne dan:fa n~u ~~nne,ts.a~oureux écrits dans sa jeu­mémoire sur l'édit dej·anvier (1562) t 1 fp emdr,ere edrtron des Essais (1580). Son 1. es e nnt une réfle · 1· ·

c Imat troublé: lorsque le pouvo. 1 . xwn po Itlque née dans un R 'f' Ir roya est mis en quest' 1

e orme, La Boétie recommande que 1 . c wn par es partisans de la 1. 1 . e rm1asse preuve de tol' Ier es partis autour d'un tl l' . , erance en vue de réconci-. ca 1o 1c1sme reformé M · 1 . de dtx-huit ans, il avait été scan dar , 1 . ais 1 est aussi plus radical: dès l'âge collecteurs d'impôts de sa régio ~se fi~~~ e.s a~us dont se rendaient coupables les pouvoir le publier, un texte rnaJ·e~~ ta~t lpe el'servllteur du roi avait alors rédigé, sans P h , · 1 ar ana yse elle même

rop etique, e Discours sur la serv,·tude l . - que par son caractère va ontatre.

t le Discours sur la servitude volontaire (partiel et ""'Stl! En effet · 1 · · ..-- ume, 1574)

~. SI a cnttque de la tyrannie et la définition d les topo! de la philosophie politicjue h . . ·h u bon monarque figurent parmi M L B , . umamste, c ez Erasme R b l . . ~ ore, a oehe va beaucoup plrls 1 . Il ' a e ais ou 1 ho mas 1 . mn. ne se content , d' , e portrait idéalisé du bon rnon·rrqu Il 1 1 e pas opposer a la tyrannie

· ' e. ana yse es mé · d qm permettent au tyran non seulei11e t d d . camsmes e fonctionnement L B , . n epren remmsdec , 1 .

a oetie, dans une organisation socr'al , 1 . onserver e pouvmr: pour d' · e ou es SUjets s t · d asservissement des uns aux t 1 ' on pns ans des rapports au res, e tyran s'app · 1 peuple à ses abus. Les populations . , . , u~e sur e consentement tacite du f d 1 . Ignorantes, alienees par L ·' • Ieuse e a religion abdiquent ca '] 1 l' me conceptwn supersti-

d l . ' 1; Cl ement eur Iberté , 1 · .. e a corruptiOn et du paternalr's . . . en se mssant prendre au piège

· me, VICtimes consent t , d 1 )~une conseiller au Parlement ne peut as lus A , an es . e a «coutume''· Si le n est incroyant, tant ces deux attitudes s~nt ~-ffi :ltre ,d~mocrat~ en 1550 que Rabelais

1 ICI es a concevmr à I' époque, ce vibrant

éloge de la liberté en forme de pamphlet n'en préfigure pas moins les plus importantes réflexions à venir sur le pouvoir politique, et notamment celle de Rousseau.

• La postérité problématique d'une œuvre Montaigne connaissait évidemment cet ouvrage quand son ami meurt en 1563 et se propose de l'éditer comme une sorte de «tombeau» dans le premier livre des Essais. Mais, alors que plusieurs pa<;sages ont déjà été publiés en 1574, l'opposition protestante se saisit du texte J.u bénéfice de sa cause et en diffuse la majeure partie sous le titre de Contr'un (1576). Respectueux de la mémoire d'un catholique fidèle quoique partisan d'une réforme· interne de !'.Église, Montaigne renonce prudemment à achever la publication. L'œuvre sera pourtant systématiquement convoquée, voire annexée par l'idéologie démocrate et républicaine : les révolutionnaires de 1789 et 1790 s'en emparent. Lamennais ( 1782-1854) la réédite pour défendre son christianisme social, tout comme les émigrés républicains en Belgique pour attaquer Napoléon III après le coup d'État de J 851.

2. jean Bodin (1530-1596) et la figure de l'État moderne

~ 1.' étude comparée des diverses formes de gouvernement

Jean Bodin, exact contemporain de Montaigne et La Boétie, auteur d'une Méthode de l'histoire (1566), a consacré une grande partie de sa vie à la conception des Six Livres de la république (1576). Ce juriste et avocat, proche du pouvoir royal, donne donc à la langue française dans le prolongement du courant humaniste son premier traité poli­tique. Grand lecteur de Platon, il ne décrit cependant pas les organes d'un pouvoir idéal ou une société utopique comme Thomas More. Son apport essentiel tient à la définition de la souveraineté: cette notion moderne désigne la « puissance absolue et perpétuelle d'une République». Voulue par Dieu et légitimée par la nature, cette souveraineté atem­porelle dispose d'un siège, l'État, et des moyens d'exercer le pouvoir, le gouvernement.

~ la monarchie: une souveraineté équilibrée Après avoir distingué ces deux notions, Bodin recense les trois formes que peut prendre l'État, en envisageant successivement une souveraineté appartenant au peuple, à l'aristocratie ou à «un seul Prince~> dans le régime monarchique, qui lui semble évi­demment la seule garantie d'un pouvoir vertueux. Il n'en relève pas moins dans les figures de la monarchie des différences et des dévoiements possibles: la monarchie royale qu'il connaît et sert représente un progrès historique par rapport à la monarchie seigneuriale des origines. Les formes tyranniques de la monarchie sont présentées comme un déni de l'harmonie naturelle d.ans laquelle vit une société. Son argumenta­tion en faveur de la monarchie royale se fonde sur l'idée que la vertu ne peut être exer­cée constamment que par un homme seul: si la souveraineté repose sur un petit nombre d'aristocrates, elle expose l'État à la menace des rivalités; donnée au peuple, elle dépend des caprices du plus grand nombre. Bodin estime qu'en équilibrant ces différentes forces dans un gouvernement où voisinent les nobles et le peuple, le prince peut parvenir à gouverner en tempérant son autorité par une juste répartition des charges qui respecte les contraires et récompense équitablement les compétences.

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1.

Humanisme et politique

La figure d'Étienne de La Boétie auréolée 1 , . . . donna de leur amitié unique «pa' . ,_Par a défmttton que Montaigne

• rce que c etatt lut parc " · . paradoxalement méconnue C J . , e que c etatt mot>>, est

· omme ean Bodm th ' · · d , -penseur engagé avant la lettre artici e . ' ,eon:ten e l Etat, ce la phase critique du courant, ~iné Pa:i:;nement de 1 esp~tt humaniste dans politique moderne doit beattcoup , 1 P , . guerres de Relzgwn. La réflexion

a eurs ecrzts.

Étienne de La Boét· (153 re 0..1563), le pouvoir et la liberté

~ la. vigueur intellectuelle d'un humaniste engagé avant la lettre Etudiant bnllant et précoce, ce fils de petite noblesse sarla . , . , . collège de Guyenne puis au Pa 1 d daise precede Montmgne au d . '1 r ement e Bordeaux (1553). t t . l'

rmt, 1 y est nommé conseiller p d, . · ou Jeune Icencié en · ar erogatwn avant l'A 1, 1

sa VIC- il meurt à 33 ans - , ·t h . age ega . Malgré la brièveté de . , c es un umamste complet · A •

que son ami devenu par testament l'h, 'f d qUI p~rtage les memes mtérêts Plutarque, produit des vers latins et vien t~er ; ses œuvres : Il a traduit Xénophon et nesse et publiés par Montaigne dan:fa n~u ~~nne,ts.a~oureux écrits dans sa jeu­mémoire sur l'édit dej·anvier (1562) t 1 fp emdr,ere edrtron des Essais (1580). Son 1. es e nnt une réfle · 1· ·

c Imat troublé: lorsque le pouvo. 1 . xwn po Itlque née dans un R 'f' Ir roya est mis en quest' 1

e orme, La Boétie recommande que 1 . c wn par es partisans de la 1. 1 . e rm1asse preuve de tol' Ier es partis autour d'un tl l' . , erance en vue de réconci-. ca 1o 1c1sme reformé M · 1 . de dtx-huit ans, il avait été scan dar , 1 . ais 1 est aussi plus radical: dès l'âge collecteurs d'impôts de sa régio ~se fi~~~ e.s a~us dont se rendaient coupables les pouvoir le publier, un texte rnaJ·e~~ ta~t lpe el'servllteur du roi avait alors rédigé, sans P h , · 1 ar ana yse elle même

rop etique, e Discours sur la serv,·tude l . - que par son caractère va ontatre.

t le Discours sur la servitude volontaire (partiel et ""'Stl! En effet · 1 · · ..-- ume, 1574)

~. SI a cnttque de la tyrannie et la définition d les topo! de la philosophie politicjue h . . ·h u bon monarque figurent parmi M L B , . umamste, c ez Erasme R b l . . ~ ore, a oehe va beaucoup plrls 1 . Il ' a e ais ou 1 ho mas 1 . mn. ne se content , d' , e portrait idéalisé du bon rnon·rrqu Il 1 1 e pas opposer a la tyrannie

· ' e. ana yse es mé · d qm permettent au tyran non seulei11e t d d . camsmes e fonctionnement L B , . n epren remmsdec , 1 .

a oetie, dans une organisation socr'al , 1 . onserver e pouvmr: pour d' · e ou es SUjets s t · d asservissement des uns aux t 1 ' on pns ans des rapports au res, e tyran s'app · 1 peuple à ses abus. Les populations . , . , u~e sur e consentement tacite du f d 1 . Ignorantes, alienees par L ·' • Ieuse e a religion abdiquent ca '] 1 l' me conceptwn supersti-

d l . ' 1; Cl ement eur Iberté , 1 · .. e a corruptiOn et du paternalr's . . . en se mssant prendre au piège

· me, VICtimes consent t , d 1 )~une conseiller au Parlement ne peut as lus A , an es . e a «coutume''· Si le n est incroyant, tant ces deux attitudes s~nt ~-ffi :ltre ,d~mocrat~ en 1550 que Rabelais

1 ICI es a concevmr à I' époque, ce vibrant

éloge de la liberté en forme de pamphlet n'en préfigure pas moins les plus importantes réflexions à venir sur le pouvoir politique, et notamment celle de Rousseau.

• La postérité problématique d'une œuvre Montaigne connaissait évidemment cet ouvrage quand son ami meurt en 1563 et se propose de l'éditer comme une sorte de «tombeau» dans le premier livre des Essais. Mais, alors que plusieurs pa<;sages ont déjà été publiés en 1574, l'opposition protestante se saisit du texte J.u bénéfice de sa cause et en diffuse la majeure partie sous le titre de Contr'un (1576). Respectueux de la mémoire d'un catholique fidèle quoique partisan d'une réforme· interne de !'.Église, Montaigne renonce prudemment à achever la publication. L'œuvre sera pourtant systématiquement convoquée, voire annexée par l'idéologie démocrate et républicaine : les révolutionnaires de 1789 et 1790 s'en emparent. Lamennais ( 1782-1854) la réédite pour défendre son christianisme social, tout comme les émigrés républicains en Belgique pour attaquer Napoléon III après le coup d'État de J 851.

2. jean Bodin (1530-1596) et la figure de l'État moderne

~ 1.' étude comparée des diverses formes de gouvernement

Jean Bodin, exact contemporain de Montaigne et La Boétie, auteur d'une Méthode de l'histoire (1566), a consacré une grande partie de sa vie à la conception des Six Livres de la république (1576). Ce juriste et avocat, proche du pouvoir royal, donne donc à la langue française dans le prolongement du courant humaniste son premier traité poli­tique. Grand lecteur de Platon, il ne décrit cependant pas les organes d'un pouvoir idéal ou une société utopique comme Thomas More. Son apport essentiel tient à la définition de la souveraineté: cette notion moderne désigne la « puissance absolue et perpétuelle d'une République». Voulue par Dieu et légitimée par la nature, cette souveraineté atem­porelle dispose d'un siège, l'État, et des moyens d'exercer le pouvoir, le gouvernement.

~ la monarchie: une souveraineté équilibrée Après avoir distingué ces deux notions, Bodin recense les trois formes que peut prendre l'État, en envisageant successivement une souveraineté appartenant au peuple, à l'aristocratie ou à «un seul Prince~> dans le régime monarchique, qui lui semble évi­demment la seule garantie d'un pouvoir vertueux. Il n'en relève pas moins dans les figures de la monarchie des différences et des dévoiements possibles: la monarchie royale qu'il connaît et sert représente un progrès historique par rapport à la monarchie seigneuriale des origines. Les formes tyranniques de la monarchie sont présentées comme un déni de l'harmonie naturelle d.ans laquelle vit une société. Son argumenta­tion en faveur de la monarchie royale se fonde sur l'idée que la vertu ne peut être exer­cée constamment que par un homme seul: si la souveraineté repose sur un petit nombre d'aristocrates, elle expose l'État à la menace des rivalités; donnée au peuple, elle dépend des caprices du plus grand nombre. Bodin estime qu'en équilibrant ces différentes forces dans un gouvernement où voisinent les nobles et le peuple, le prince peut parvenir à gouverner en tempérant son autorité par une juste répartition des charges qui respecte les contraires et récompense équitablement les compétences.

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.Baroque • Classicisme

(1580~ )

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Existe-t-if une littérature baroque en France?

Une distinction récente tend à scinder aujourd'hui l'histoire littéraire du XVII' siècl~ en. deux moments opposés: l'âge baroque et l'âge classique. Stendhal définzt le classzczsme ~n 1823, la critique parle de littérature baroque a pa:tzr de 1960 envzron. Mazs ces deux catégories antithétiques ne suffisent pas a rendre compte d'un siècle littéraire exceptionnel.

1. l'effervescence baroque en Europe (1530-1648)

36

• une notion complexe

La ~otion de ~aroque, utilisée à partir du XIXe siècle pour qualifier certaines constantes de 1 _art eur~peen entre la fin du XVIe siècle et la seconde moitié du xvw, n'a été trans­p,osee que recemment dans le domaine littéraire. Après avoir déterminé a posteriori les regles de r.ar: classique.' il devenait c~rnmod~ d~ cl~sser dans la catégorie «baroque)! tout c~ qm n en relevait pas .. On redecouvrait ams1 des œuvres et des auteurs laissés dans l omb:e p.ar la suprématie des génies classiques associés au règne de Louis XIV en reno~çant a f~Ir.e coïncider l'Histoire et l'histoire littéraire. Avant d'étiqueter un phé­~omene _esthetique, le t~rrne «baroque l> désigne en français, depuis 1531, dans 1 Inventatre de Charles Qutnt, une <<perle de forme irrégulière >i. Doublement connoté comme lu~ueux et impur par opposition à la rigueur classique, l'art baroque, en archi­tecture, pemture et sculpture, se caractérisera par l'importance de ses volumes, l'abon­dance et_Ie mouvement de ses formes dominées par la courbe, ses dimensions théâtrale et grandwse. A~o,ssé à l'idée_d'originalité, de surprise, voire de métamorphose, le cou­rant baroque a ete perçu moms comme une pensée que comme une vision du monde assumant sa propre démesure contre les codes et les traditions. '

t un art pour temps cie cloute

~ème s'il es_t réducteur d'opposer à l'humanisme confiant des débuts du xvre siècle le cln~at de cnse entretenu en Europe par les conflits religieux, 1' élan baroque est indis­soci~ble de la Contre~ Réforme catholique, voulue par le concile de Trente (1545-1563): l'a revolutiOn cope~mcten~e et galiléenne comme la découverte du Nouveau Monde ebra~lent le _po~vmr de l'E~Iise qui ré~n~it sur un monde géocentrique sous le regard de D1eu., Secoue pa_r .les hmt guerres CIVIles provoquées en France entre 1562 et 1598 pa~ la ~e~orme,,~ms p~r la guerre de Trente Ans en Allemagne et en Europe, le pou­V~Ir r~hgteux resiste. Soutenu par la Compagnie de Jésus, il oppose à la volonté de depomllement du protestantisme une fOrmidable réaction artistique dest1"né ' · 1 t · · , , e a ravi-ver a as~mat~~n et la terreur du sacré parmi des populations tourmentées par une profonde mqmetude spirituelle.

L' e~ubérance du baroque architectural, né en Italie à l'ombre du Vatican célèbre la glmre d'un Dieu séduisant et conquérant, dans toute l'Europe, et jusq~e dans les

territoires colonisés en Amérique par les Espagnols et les Portugais. Refusant les certi­tudes, convaincu que le monde n'est qu'illusion, changement et instabilité, l'artiste baroque semble adapter sa création aux doutes d'une époque troublée. Discret en architecture sous Louis XIII, le baroque s'épanouit pleinement en littérature au moment où la rébellion de la noblesse contre une monarchie tentée par la centralisa­tion du pouvoir aboutit à la Fronde (1648-1653). L'échec de cette guerre civile conduite par les grands contre Mazarin et la régente Anne d'Autriche pendant la mînorî~é de Louis XIV marque, artificiellement certes, la fin du mouvement. Par contraste, la perfection de l'art classique intimement lié à la vision absolutiste d'un monarÇIUe exceptionnel apparaîtra comme une réaction contre le baroque.

2. 1.a littérature baroque en france (1580-1660}

~ le baroque héritier cie la Pléiade

Au-delà de la sensibilité baroque repérée chez Montaigne, qui voit le monde comme une« branloire pérenne>>, c'est en poésie qu'à la fin du X\W siècle le courant radicalise les exigences formelles de la Pléiade. L'enrichissement de la langue, le travail sur les formes fixes et le jeu des figures rhétoriques cessent d'être un ornement pour devenir le but même de la poésie: les procédés de style fondés sur le reflet et l'écho comme l'ana­phore, la répétition, l'antithèse, l'oxymore, le chiasme, créent une poésie de l'illusion où tout peut être inversé ou métamorphosé. L'hypotypose, la métaphore, l'allégorie, les comparaisons grandioses infiniment filées reflètent la séduction d'un univers splen­didement trompeur dont le poète est le témoin joueur ou anxieux. Car le monde qui l'inspire n'est plus celui de l'enthousiasme humaniste: la méditation chrétienne sur la mort, exercice familier pour un Ronsard ou un Du Bellay, se fait vertige devant le chaos. Engagés dans l'un ou l'autre camp, témoins ou complices des massacres, les poètes catholiques ou protestants sont hantés par leur religion dans une inspiration qui privilégie la vision de !"Apocalypse par rapport à celle de la Rédemption.

~ La première vague baroque La notion de baroque permet de redécouvrir la poésie amoureuse des contemporains d'Agrippa d'Aubigné: elle privilégie avec virtuosité le thème de l'inconstance, devenue un art de vivre et d'aimer dans une sorte de néopétrarquisme ludique. Le maniérisme de Philippe Desportes (1546-1606), préfigurant le courant précieux, exacerbe les arti­fices de cette forme poétique pour cultiver l'« art de la pointe», qui rompt l'équilibre du sonnet en créant un effet de surprise. Marc Papillon de Lasphrise (1555-v.1599) n'hésite pas à suggérer· des correspondances blasphématoires entre la symbolique du sacrifice du Christ et celle de l'échange érotique. La poésie baroque pousse jusqu'à l'incandesc'ence des thèmes alors omniprésents: la mort et la vanité de l'action humaine et des rêves de gloire motivés par l'orgueil aveugle d'un être prisonnier de sa condition. Le calviniste jean de Sponde (1557-1595), comme jean-Baptiste Chassignet (1571-1635) et Guillaume du Bartas (1544-1590), souligne dans des sonnets fiévreux la connivence des extrêmes: la vie et la mort, la tentation du péché

et la promesse de rédemption.

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Existe-t-if une littérature baroque en France?

Une distinction récente tend à scinder aujourd'hui l'histoire littéraire du XVII' siècl~ en. deux moments opposés: l'âge baroque et l'âge classique. Stendhal définzt le classzczsme ~n 1823, la critique parle de littérature baroque a pa:tzr de 1960 envzron. Mazs ces deux catégories antithétiques ne suffisent pas a rendre compte d'un siècle littéraire exceptionnel.

1. l'effervescence baroque en Europe (1530-1648)

36

• une notion complexe

La ~otion de ~aroque, utilisée à partir du XIXe siècle pour qualifier certaines constantes de 1 _art eur~peen entre la fin du XVIe siècle et la seconde moitié du xvw, n'a été trans­p,osee que recemment dans le domaine littéraire. Après avoir déterminé a posteriori les regles de r.ar: classique.' il devenait c~rnmod~ d~ cl~sser dans la catégorie «baroque)! tout c~ qm n en relevait pas .. On redecouvrait ams1 des œuvres et des auteurs laissés dans l omb:e p.ar la suprématie des génies classiques associés au règne de Louis XIV en reno~çant a f~Ir.e coïncider l'Histoire et l'histoire littéraire. Avant d'étiqueter un phé­~omene _esthetique, le t~rrne «baroque l> désigne en français, depuis 1531, dans 1 Inventatre de Charles Qutnt, une <<perle de forme irrégulière >i. Doublement connoté comme lu~ueux et impur par opposition à la rigueur classique, l'art baroque, en archi­tecture, pemture et sculpture, se caractérisera par l'importance de ses volumes, l'abon­dance et_Ie mouvement de ses formes dominées par la courbe, ses dimensions théâtrale et grandwse. A~o,ssé à l'idée_d'originalité, de surprise, voire de métamorphose, le cou­rant baroque a ete perçu moms comme une pensée que comme une vision du monde assumant sa propre démesure contre les codes et les traditions. '

t un art pour temps cie cloute

~ème s'il es_t réducteur d'opposer à l'humanisme confiant des débuts du xvre siècle le cln~at de cnse entretenu en Europe par les conflits religieux, 1' élan baroque est indis­soci~ble de la Contre~ Réforme catholique, voulue par le concile de Trente (1545-1563): l'a revolutiOn cope~mcten~e et galiléenne comme la découverte du Nouveau Monde ebra~lent le _po~vmr de l'E~Iise qui ré~n~it sur un monde géocentrique sous le regard de D1eu., Secoue pa_r .les hmt guerres CIVIles provoquées en France entre 1562 et 1598 pa~ la ~e~orme,,~ms p~r la guerre de Trente Ans en Allemagne et en Europe, le pou­V~Ir r~hgteux resiste. Soutenu par la Compagnie de Jésus, il oppose à la volonté de depomllement du protestantisme une fOrmidable réaction artistique dest1"né ' · 1 t · · , , e a ravi-ver a as~mat~~n et la terreur du sacré parmi des populations tourmentées par une profonde mqmetude spirituelle.

L' e~ubérance du baroque architectural, né en Italie à l'ombre du Vatican célèbre la glmre d'un Dieu séduisant et conquérant, dans toute l'Europe, et jusq~e dans les

territoires colonisés en Amérique par les Espagnols et les Portugais. Refusant les certi­tudes, convaincu que le monde n'est qu'illusion, changement et instabilité, l'artiste baroque semble adapter sa création aux doutes d'une époque troublée. Discret en architecture sous Louis XIII, le baroque s'épanouit pleinement en littérature au moment où la rébellion de la noblesse contre une monarchie tentée par la centralisa­tion du pouvoir aboutit à la Fronde (1648-1653). L'échec de cette guerre civile conduite par les grands contre Mazarin et la régente Anne d'Autriche pendant la mînorî~é de Louis XIV marque, artificiellement certes, la fin du mouvement. Par contraste, la perfection de l'art classique intimement lié à la vision absolutiste d'un monarÇIUe exceptionnel apparaîtra comme une réaction contre le baroque.

2. 1.a littérature baroque en france (1580-1660}

~ le baroque héritier cie la Pléiade

Au-delà de la sensibilité baroque repérée chez Montaigne, qui voit le monde comme une« branloire pérenne>>, c'est en poésie qu'à la fin du X\W siècle le courant radicalise les exigences formelles de la Pléiade. L'enrichissement de la langue, le travail sur les formes fixes et le jeu des figures rhétoriques cessent d'être un ornement pour devenir le but même de la poésie: les procédés de style fondés sur le reflet et l'écho comme l'ana­phore, la répétition, l'antithèse, l'oxymore, le chiasme, créent une poésie de l'illusion où tout peut être inversé ou métamorphosé. L'hypotypose, la métaphore, l'allégorie, les comparaisons grandioses infiniment filées reflètent la séduction d'un univers splen­didement trompeur dont le poète est le témoin joueur ou anxieux. Car le monde qui l'inspire n'est plus celui de l'enthousiasme humaniste: la méditation chrétienne sur la mort, exercice familier pour un Ronsard ou un Du Bellay, se fait vertige devant le chaos. Engagés dans l'un ou l'autre camp, témoins ou complices des massacres, les poètes catholiques ou protestants sont hantés par leur religion dans une inspiration qui privilégie la vision de !"Apocalypse par rapport à celle de la Rédemption.

~ La première vague baroque La notion de baroque permet de redécouvrir la poésie amoureuse des contemporains d'Agrippa d'Aubigné: elle privilégie avec virtuosité le thème de l'inconstance, devenue un art de vivre et d'aimer dans une sorte de néopétrarquisme ludique. Le maniérisme de Philippe Desportes (1546-1606), préfigurant le courant précieux, exacerbe les arti­fices de cette forme poétique pour cultiver l'« art de la pointe», qui rompt l'équilibre du sonnet en créant un effet de surprise. Marc Papillon de Lasphrise (1555-v.1599) n'hésite pas à suggérer· des correspondances blasphématoires entre la symbolique du sacrifice du Christ et celle de l'échange érotique. La poésie baroque pousse jusqu'à l'incandesc'ence des thèmes alors omniprésents: la mort et la vanité de l'action humaine et des rêves de gloire motivés par l'orgueil aveugle d'un être prisonnier de sa condition. Le calviniste jean de Sponde (1557-1595), comme jean-Baptiste Chassignet (1571-1635) et Guillaume du Bartas (1544-1590), souligne dans des sonnets fiévreux la connivence des extrêmes: la vie et la mort, la tentation du péché

et la promesse de rédemption.

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Agrippa d'Aubigné, guerrier et poète

Auteur d'une œuvre inclassable et singulière Les Tragiques (1616) A · d'Aub · ' (1552 · ' ' gnppa d

1 zgne -1630) pourrazt apparaître comme une sorte de poète officiel

e a cause protestante sz sa~ épopée n'avait pas rejeté tous les codes du genre. Mteux q~e tout autre, ce poeme vzswnnaire, entre satire, réalisme et prophétie mcarne l umvers baroque, tout en tension et en contrastes. '

Du pétrarquisme à la poésie engagée

Agrippa d'Aubigné, né au début des troubles de la Réforme dans une fam·ll ·1 · · Issue de la noblesse de rob 't' , d' l' c I e ca Vllliste 1 t , d. d 1 . ~,a e e engage es entance dans la cause protestante. Il a vécu d~r::~e· ~ ~ a guerre CIVIle dan~ le sillage de son père, mort au combat, puis aux côtés

, , n e avarre, futur Henn IV. Blessé, il profite de cette pause ui lui er d echapper au massacre de la Saint-Barthélemy (1572) po , 'q L P met L p · . ( , ur ecrue. e recueil ~ rmt~r:zps .1.570-1573) ~e.situ~ en apparence dans la tradition lyrique et alante créée

~ar 1~ Pleiade: Il a po~r dediCataire Diane Salviati, nièce de la Cassandre de~ Amours de l'<~ns,ard. Mais, le ~egistre galant des cent sonnets néopétrarquisants qui constituent

Hecatombe a Diane», puis les Stances et les Odes est de'J·a· de'tou · 1 · b·'d d ' rne par es Images

~e ~: sant~s e mort, de bless~re, ~e, sacrifice qui habiteront l'épopée future. Les poncifs . th l?u rance a:nou~euse- mspiree par un amour authentique et impossible pour une c~ 0

Ique - ne s expnment pas sur le mode élégiaque mais à travers des descri tio vwlentes : la représentation dégradée et déformée de la nature d . . p dns homm , , r· , · • es ammaux es

es cree ,a . mteneur même d'une forme codée des irrégularités de type baro ;e I. force P. arnphletatre de sa plume ridiculisera plus tard dans une sau·re "e' 1 q ·. _a o t · j' · 11 roce a converswn

ppor umste et po ttlque de certains protestants au catholicisme.

l'incandescence baroque d'une épopée visionnaire

~ Un poète engagé, cléçu et amer

~ans leur struct~re mê~e, Les Tragiques reflètent l'horreur des épreuves subies ar le combattant. Apres son echec amoureux Agrippa d'Aub' , . . H . p Paris . . , , , Igne reJomt enn de Navarre à

, partage sa captmte a la cour pendant trois ans (!573-1576) et part·.· , l'é . du prince t ·t d ICipe a vaswn pro es ant avant e retourner au combat U bi ' 11 fi . . . ne essure grave et la menac que e ait peser sur sa VIe en 1577 réactivent son obsession de la mort et de l'a . I~ ~ntr~rend alors la rédaction des Tragiques: la défaite des protestants et la ret;~i~~ed corn attant, permettront à l'œuvre de voir le jour. Car d'Aubigné suit H . IV . ' u 1593 mais ' t . enn JUsqu en l', d't d N n accep ~ pas .sa converswn politique au catholicisme. La proclamation de a~i:e lae fu~:~e~ q~~ a~ai~e ~ royau~e en, 159~, n'inspire qu'amertume au militant et de T. . e ecnvam emeure un revolte et un proscrit. Après les deux éditions

s ragzques (1616 et 1623) puis la publication de son Histoire universelle (!627),

d'Aubigné est compromis dans une conjuration contre Louis XIII et doit s'exiler à Genève, où il mourra.

t Les Tragiques L'ampleur épique de ce poème en sept chants bouscule les codes d'un genre épidictique et morat, voué depuis l'Antiquité au style noble: il s'agit pour le poète de représenter dans sa vérité le martyre vécu par les membres de la seule Église qu'il reconnaisse comme juste, le protestantisme, et de prophétiser sa victoire future. Confondant divers épisodes de sa v.ie de combattant, le récit tourne autour des massacres de la Saint-Barthélemy. Il se soucie peu d'exactitude chronologique et change souvent de forme et de ton. Inspirée par le dogme calviniste de la prédestination, l'œuvre inscrit les événements dans une perspective eschatologique. Entre récit et pamphlet, entre description et vision prophé­tique, le poète oppose constamment la bassesse de la terre à la lumière éternelle du Ciel d'où les victimes protestantes de la guerre civile, élues et bienheureuses, observent et jugent l'Histoire en train de se dérouler sous leurs yeux. Entre ces deux mondes, le poète n'est .plus seulement narrateur comme dans les épopées classiques: il est témoin visuel et engagé de la misère, prophète de la rédemption, médiateur entre le monde divin et la terre. D'Aubigné utilise souvent de façon très moderne des formules anapho­riques du type: «j'ai vu)) ou<< je veux)), très proches de la mise en scène baroque de soi. Il ne recule pas devant la fausse prophétie et annonce des événements qui ont déjà eu lieu au moment où il écrit, tels que le meurtre d'Henri IV, comme voulus par Dieu.

La structure et la progression de l'œuvre reflètent cette tension entre deux mondes et la violence engagée du narrateur: au chant I, la description réaliste des «Misères» se veut dans un style «bas)) pour donner à voir l'horreur des combats et le massacre des femmes et des enfants comme une allégorie de la France suppliciée. Dans le chant IV, intitulé «Feux», qui évoque le sort et la souffrance des protestants morts sur les bûchers, le ton est tragique et les images touchent au fantastique des scènes picturales de «Danse macabre)): mais le poète promet l'éternité aux suppliciés. Le chant V, «Fers», célèbre sur le mode tragique élevé les héros: il fait revivre d'autres massacres, comme celui de Coligny, qui, du haut du ciel, assiste à son assassinat, et 1' «agonie» de d'Aubigné au sens propre du terme, c'est-à-dire le combat contre la mort mené par le poète après sa blessure de 1577. C'est dans ces pages sombres que le poète trouve pour chanter la gloire et le bonheur des martyrs la formule fameuse :

«Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise Vous avez éjoui l'automne de l'Église.''

Dans le chant II, «Princes», le poète pourfend avec une rage satirique inouïe l'hypo­crisie, la cruauté et les_ intrigues meurtrières qui dévoraient la cour pendant la Saint­Barthélemy, puis la captivité du futur Henri IV, dont il a été témoin. Charles IX y est présenté comme une «putain fardée» aux côtés de Catherine de Médicis, maquerelle empoisonneuse, tous deux régnant sur un univers rapproché de Sodome et Gomorrhe. Le chant III s'attaque sur le même ton aux juges malhonnêtes de la« Chambre dorée>). Après le livre Vl, «Vengeances», qui détaille par l'exemple le châtiment divin réservé aux coupables, le septième et dernier chant résonne comme l'apothéose baroque de l'ensemble: partant du texte évangélique de l'Apocalypse, il met en scène de façon flamboyante la résurrection de la chair et le jugement dernier dans des images vigou­reusement antithétiques.

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Agrippa d'Aubigné, guerrier et poète

Auteur d'une œuvre inclassable et singulière Les Tragiques (1616) A · d'Aub · ' (1552 · ' ' gnppa d

1 zgne -1630) pourrazt apparaître comme une sorte de poète officiel

e a cause protestante sz sa~ épopée n'avait pas rejeté tous les codes du genre. Mteux q~e tout autre, ce poeme vzswnnaire, entre satire, réalisme et prophétie mcarne l umvers baroque, tout en tension et en contrastes. '

Du pétrarquisme à la poésie engagée

Agrippa d'Aubigné, né au début des troubles de la Réforme dans une fam·ll ·1 · · Issue de la noblesse de rob 't' , d' l' c I e ca Vllliste 1 t , d. d 1 . ~,a e e engage es entance dans la cause protestante. Il a vécu d~r::~e· ~ ~ a guerre CIVIle dan~ le sillage de son père, mort au combat, puis aux côtés

, , n e avarre, futur Henn IV. Blessé, il profite de cette pause ui lui er d echapper au massacre de la Saint-Barthélemy (1572) po , 'q L P met L p · . ( , ur ecrue. e recueil ~ rmt~r:zps .1.570-1573) ~e.situ~ en apparence dans la tradition lyrique et alante créée

~ar 1~ Pleiade: Il a po~r dediCataire Diane Salviati, nièce de la Cassandre de~ Amours de l'<~ns,ard. Mais, le ~egistre galant des cent sonnets néopétrarquisants qui constituent

Hecatombe a Diane», puis les Stances et les Odes est de'J·a· de'tou · 1 · b·'d d ' rne par es Images

~e ~: sant~s e mort, de bless~re, ~e, sacrifice qui habiteront l'épopée future. Les poncifs . th l?u rance a:nou~euse- mspiree par un amour authentique et impossible pour une c~ 0

Ique - ne s expnment pas sur le mode élégiaque mais à travers des descri tio vwlentes : la représentation dégradée et déformée de la nature d . . p dns homm , , r· , · • es ammaux es

es cree ,a . mteneur même d'une forme codée des irrégularités de type baro ;e I. force P. arnphletatre de sa plume ridiculisera plus tard dans une sau·re "e' 1 q ·. _a o t · j' · 11 roce a converswn

ppor umste et po ttlque de certains protestants au catholicisme.

l'incandescence baroque d'une épopée visionnaire

~ Un poète engagé, cléçu et amer

~ans leur struct~re mê~e, Les Tragiques reflètent l'horreur des épreuves subies ar le combattant. Apres son echec amoureux Agrippa d'Aub' , . . H . p Paris . . , , , Igne reJomt enn de Navarre à

, partage sa captmte a la cour pendant trois ans (!573-1576) et part·.· , l'é . du prince t ·t d ICipe a vaswn pro es ant avant e retourner au combat U bi ' 11 fi . . . ne essure grave et la menac que e ait peser sur sa VIe en 1577 réactivent son obsession de la mort et de l'a . I~ ~ntr~rend alors la rédaction des Tragiques: la défaite des protestants et la ret;~i~~ed corn attant, permettront à l'œuvre de voir le jour. Car d'Aubigné suit H . IV . ' u 1593 mais ' t . enn JUsqu en l', d't d N n accep ~ pas .sa converswn politique au catholicisme. La proclamation de a~i:e lae fu~:~e~ q~~ a~ai~e ~ royau~e en, 159~, n'inspire qu'amertume au militant et de T. . e ecnvam emeure un revolte et un proscrit. Après les deux éditions

s ragzques (1616 et 1623) puis la publication de son Histoire universelle (!627),

d'Aubigné est compromis dans une conjuration contre Louis XIII et doit s'exiler à Genève, où il mourra.

t Les Tragiques L'ampleur épique de ce poème en sept chants bouscule les codes d'un genre épidictique et morat, voué depuis l'Antiquité au style noble: il s'agit pour le poète de représenter dans sa vérité le martyre vécu par les membres de la seule Église qu'il reconnaisse comme juste, le protestantisme, et de prophétiser sa victoire future. Confondant divers épisodes de sa v.ie de combattant, le récit tourne autour des massacres de la Saint-Barthélemy. Il se soucie peu d'exactitude chronologique et change souvent de forme et de ton. Inspirée par le dogme calviniste de la prédestination, l'œuvre inscrit les événements dans une perspective eschatologique. Entre récit et pamphlet, entre description et vision prophé­tique, le poète oppose constamment la bassesse de la terre à la lumière éternelle du Ciel d'où les victimes protestantes de la guerre civile, élues et bienheureuses, observent et jugent l'Histoire en train de se dérouler sous leurs yeux. Entre ces deux mondes, le poète n'est .plus seulement narrateur comme dans les épopées classiques: il est témoin visuel et engagé de la misère, prophète de la rédemption, médiateur entre le monde divin et la terre. D'Aubigné utilise souvent de façon très moderne des formules anapho­riques du type: «j'ai vu)) ou<< je veux)), très proches de la mise en scène baroque de soi. Il ne recule pas devant la fausse prophétie et annonce des événements qui ont déjà eu lieu au moment où il écrit, tels que le meurtre d'Henri IV, comme voulus par Dieu.

La structure et la progression de l'œuvre reflètent cette tension entre deux mondes et la violence engagée du narrateur: au chant I, la description réaliste des «Misères» se veut dans un style «bas)) pour donner à voir l'horreur des combats et le massacre des femmes et des enfants comme une allégorie de la France suppliciée. Dans le chant IV, intitulé «Feux», qui évoque le sort et la souffrance des protestants morts sur les bûchers, le ton est tragique et les images touchent au fantastique des scènes picturales de «Danse macabre)): mais le poète promet l'éternité aux suppliciés. Le chant V, «Fers», célèbre sur le mode tragique élevé les héros: il fait revivre d'autres massacres, comme celui de Coligny, qui, du haut du ciel, assiste à son assassinat, et 1' «agonie» de d'Aubigné au sens propre du terme, c'est-à-dire le combat contre la mort mené par le poète après sa blessure de 1577. C'est dans ces pages sombres que le poète trouve pour chanter la gloire et le bonheur des martyrs la formule fameuse :

«Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise Vous avez éjoui l'automne de l'Église.''

Dans le chant II, «Princes», le poète pourfend avec une rage satirique inouïe l'hypo­crisie, la cruauté et les_ intrigues meurtrières qui dévoraient la cour pendant la Saint­Barthélemy, puis la captivité du futur Henri IV, dont il a été témoin. Charles IX y est présenté comme une «putain fardée» aux côtés de Catherine de Médicis, maquerelle empoisonneuse, tous deux régnant sur un univers rapproché de Sodome et Gomorrhe. Le chant III s'attaque sur le même ton aux juges malhonnêtes de la« Chambre dorée>). Après le livre Vl, «Vengeances», qui détaille par l'exemple le châtiment divin réservé aux coupables, le septième et dernier chant résonne comme l'apothéose baroque de l'ensemble: partant du texte évangélique de l'Apocalypse, il met en scène de façon flamboyante la résurrection de la chair et le jugement dernier dans des images vigou­reusement antithétiques.

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Le baroque ... . en poes1e

Écrite à la fin du XVI' siècle, publiée au XVII', l'œuvre de d'Aubigné caractérise bien l'impossibilité de cerner les contours du mouvement baroque: on le saisit davantage dans sa vision du monde que dans son historicité. Néanmoins le XVII' siècle ne voit pas la doctrine classique brutalement <<succéder» au m~u­ven:ent baroque, ces deux esthétiques semblent coexister jusqu'en 1660, en poesze, notamment, et parfois chez le même auteur.

1. le baroque, poésie du changement et de la mort

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t la mort dans la vie

Dès la fin du XVIe siècle, les poètes baroques privilégient les métaphores de l'eau c~m~e symbole de l'inconstance et de la précarité propres à la condition humaine. Ams1 Jean de Sponde (voir fiche JI) écrit-il:

<<Tout s'enfle contre moi, tout m'assaut, tout me tente, Et le Monde et la Chair et l'Ange révolté, Dont l'onde, dont l'effort, dont le charme inventé Et m'abîme, Seigneur, et m'ébranle et m'enchante.»

Tantôt de manière douloureuse, tantôt de manière ludique, les poètes du xvw siècle t~ouv~nt dans la mobilité, la fluidité de la vie et des êtres, le caractère protéiforme des Situatwns et des individus, la dimension éphémère du bonheur et du savoir l'essentiel de leur inspiration. Leur méditation sur la mort ne s'exprime pas dans un~ réflexion mor~Ie mais par la profusion de leur imaginaire. Dans une série de visions macabres, d.omt~ée~ par la !1a~ti~e de la décomposition, la poésie baroque fait pendant à l'image­ne artistique qm decime le memento mari à travers des représentations de squelettes, de cadavres ou de crânes as_sociés dans les vanités aux attributs de la vie et du plaisir. Le genre du «tombeau» qm rend hommage à une vie évanouie voisine avec celui mis à la mode par la Pléiade, de l'épitaphe funèbre. '

• Obsessions et visions macabres

Sans se limiter comme tous ses contemporains à la poésie du deuil, Pierre Motin (1566-v. 1612)dans sa Méditation sur le «Memento homo» (1600) évoque de façon très crue la metamorphose du visage dont la peau deviendra «cendre» au lieu de «poudre musquée» avant d'être rongée par les vers. L'obsession de la mort se traduit par des strophe~ et des vers courts, organisés sur le mode circulaire et scandés par des apo~trophes qm reprennent les termes de la Bible pour les assortir de visions fantas­~atiques. Moins violent, Pierre Matthieu (1563-1621) insiste, dans ses Tablettes de la Vte e~ de la mort (1610), sur les hasards de la vie soumise à des aléas comparables aux cap nees de la nature et à un mouvement perpétuel:

<(La vie que tu vois n'est qu'une comédie, Où l'un fait le César et l'autre l'Arlequin; Mais la Mort la finit toujours en Tragédie, Et ne distingue point l'empereur du faquin.»

Ce lyrisme religieux se retrouve dans les Théorèmes spirituels (1613 et 1621) de La Ceppède et chez d'autres poètes comme Tristan L'Hermite, Malherbe, futur théoricien du classicisme, qui écrit des Larmes de saint Pierre d'allure baroque.

2. l'exaltation baroque de la nature et de l'amour

~ la nature entre onirisme et solitude

Héritier de la poésie pastorale de la Pléiade, figée dans des formes et des motifs conve­nus surchargés d'allusions mythologiques, l'imaginaire baroque s'émancipe lentement de cette tutelle. Des descriptions animées par la sensibilité du poète introduisent dans cet univers artificîel des images plus fortes inspirées par les changements de la nature et leur effet sur l'homme. Théophile de Viau (1590-1626) et Saint-Amant (1594 -1661) mettent en scène leur propre sensibilité au sein d'une nature familière en écrivant cha­cun une «Solitude», picturale et impressionniste pour l'un, contrastée et fantastique pour l'autre, nourrissant d'éléments plus personnels une tendance esquissée par la Pléiade et promise à un riche avenir. La rêverie baroque sur la nature s'attache d'abord à tout ce qui est insaisissable: comme l'a remarqué le critique Jean Rousset, le poète oppose la flamme et la neige et célèbre la grâce de la bulle, du nuage et de l'arc-en-ciel aussi fugitive que celle de la vie. Dans une étroite correspondance entre les change­ments de la nature et l'incop_stance de l'homme, Motin compare ses pensées à <<des fantômes, des vents, des songes, des chimères» et con dut:

«Mon esprit est léger car ce n'est rien que flamme, Et si pour tout le monde, il n'est qu'une seule âme, I:âme de tout le monde est le seul mouvement.>>

~ L'eau et le miroir Dans cette représentation de l'univers, l'eau est partout présente: indissociable des paysages du XVIIe siècle, elle coule dans les fontaines romaines du Bernin, le sculpteur qui Symbolise le mieux l'art baroque. La place qu'elle tient avec ses jets d'eau et ses cascades dans les fêtes du surintendant Fouquet, à Vaux-le-Vicomte, dont les grottes artificielles et mystérieuses inspirent La Fontaine, préfigure ce qu'en fera plus tard Louis XIV à Versailles .. Plus qu'aucun autre élément sa fluidité représente l'écoulement fugitif de la vie humaine et l'instabilité de ses passions. Tristan L'Hermite (1601-1655) célèbre les métamorphoses de La Mer (1627). Saint-Amant mais aussi Gombauld, Racan (1589-1670), lui consacrent odes et sonnets. Un sonnet célèbre de Marbeuf (v. 1596-1645) joue sur les assonances et les allitérations pour comparer ramour et la mer:

«Et la mer et l'amour ont l'amour pour partage, Et la mer est amère et l'amour est amer L'on s'abîme en l'amour aussi bien qu'en la mer Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.»

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Le baroque ... . en poes1e

Écrite à la fin du XVI' siècle, publiée au XVII', l'œuvre de d'Aubigné caractérise bien l'impossibilité de cerner les contours du mouvement baroque: on le saisit davantage dans sa vision du monde que dans son historicité. Néanmoins le XVII' siècle ne voit pas la doctrine classique brutalement <<succéder» au m~u­ven:ent baroque, ces deux esthétiques semblent coexister jusqu'en 1660, en poesze, notamment, et parfois chez le même auteur.

1. le baroque, poésie du changement et de la mort

40

t la mort dans la vie

Dès la fin du XVIe siècle, les poètes baroques privilégient les métaphores de l'eau c~m~e symbole de l'inconstance et de la précarité propres à la condition humaine. Ams1 Jean de Sponde (voir fiche JI) écrit-il:

<<Tout s'enfle contre moi, tout m'assaut, tout me tente, Et le Monde et la Chair et l'Ange révolté, Dont l'onde, dont l'effort, dont le charme inventé Et m'abîme, Seigneur, et m'ébranle et m'enchante.»

Tantôt de manière douloureuse, tantôt de manière ludique, les poètes du xvw siècle t~ouv~nt dans la mobilité, la fluidité de la vie et des êtres, le caractère protéiforme des Situatwns et des individus, la dimension éphémère du bonheur et du savoir l'essentiel de leur inspiration. Leur méditation sur la mort ne s'exprime pas dans un~ réflexion mor~Ie mais par la profusion de leur imaginaire. Dans une série de visions macabres, d.omt~ée~ par la !1a~ti~e de la décomposition, la poésie baroque fait pendant à l'image­ne artistique qm decime le memento mari à travers des représentations de squelettes, de cadavres ou de crânes as_sociés dans les vanités aux attributs de la vie et du plaisir. Le genre du «tombeau» qm rend hommage à une vie évanouie voisine avec celui mis à la mode par la Pléiade, de l'épitaphe funèbre. '

• Obsessions et visions macabres

Sans se limiter comme tous ses contemporains à la poésie du deuil, Pierre Motin (1566-v. 1612)dans sa Méditation sur le «Memento homo» (1600) évoque de façon très crue la metamorphose du visage dont la peau deviendra «cendre» au lieu de «poudre musquée» avant d'être rongée par les vers. L'obsession de la mort se traduit par des strophe~ et des vers courts, organisés sur le mode circulaire et scandés par des apo~trophes qm reprennent les termes de la Bible pour les assortir de visions fantas­~atiques. Moins violent, Pierre Matthieu (1563-1621) insiste, dans ses Tablettes de la Vte e~ de la mort (1610), sur les hasards de la vie soumise à des aléas comparables aux cap nees de la nature et à un mouvement perpétuel:

<(La vie que tu vois n'est qu'une comédie, Où l'un fait le César et l'autre l'Arlequin; Mais la Mort la finit toujours en Tragédie, Et ne distingue point l'empereur du faquin.»

Ce lyrisme religieux se retrouve dans les Théorèmes spirituels (1613 et 1621) de La Ceppède et chez d'autres poètes comme Tristan L'Hermite, Malherbe, futur théoricien du classicisme, qui écrit des Larmes de saint Pierre d'allure baroque.

2. l'exaltation baroque de la nature et de l'amour

~ la nature entre onirisme et solitude

Héritier de la poésie pastorale de la Pléiade, figée dans des formes et des motifs conve­nus surchargés d'allusions mythologiques, l'imaginaire baroque s'émancipe lentement de cette tutelle. Des descriptions animées par la sensibilité du poète introduisent dans cet univers artificîel des images plus fortes inspirées par les changements de la nature et leur effet sur l'homme. Théophile de Viau (1590-1626) et Saint-Amant (1594 -1661) mettent en scène leur propre sensibilité au sein d'une nature familière en écrivant cha­cun une «Solitude», picturale et impressionniste pour l'un, contrastée et fantastique pour l'autre, nourrissant d'éléments plus personnels une tendance esquissée par la Pléiade et promise à un riche avenir. La rêverie baroque sur la nature s'attache d'abord à tout ce qui est insaisissable: comme l'a remarqué le critique Jean Rousset, le poète oppose la flamme et la neige et célèbre la grâce de la bulle, du nuage et de l'arc-en-ciel aussi fugitive que celle de la vie. Dans une étroite correspondance entre les change­ments de la nature et l'incop_stance de l'homme, Motin compare ses pensées à <<des fantômes, des vents, des songes, des chimères» et con dut:

«Mon esprit est léger car ce n'est rien que flamme, Et si pour tout le monde, il n'est qu'une seule âme, I:âme de tout le monde est le seul mouvement.>>

~ L'eau et le miroir Dans cette représentation de l'univers, l'eau est partout présente: indissociable des paysages du XVIIe siècle, elle coule dans les fontaines romaines du Bernin, le sculpteur qui Symbolise le mieux l'art baroque. La place qu'elle tient avec ses jets d'eau et ses cascades dans les fêtes du surintendant Fouquet, à Vaux-le-Vicomte, dont les grottes artificielles et mystérieuses inspirent La Fontaine, préfigure ce qu'en fera plus tard Louis XIV à Versailles .. Plus qu'aucun autre élément sa fluidité représente l'écoulement fugitif de la vie humaine et l'instabilité de ses passions. Tristan L'Hermite (1601-1655) célèbre les métamorphoses de La Mer (1627). Saint-Amant mais aussi Gombauld, Racan (1589-1670), lui consacrent odes et sonnets. Un sonnet célèbre de Marbeuf (v. 1596-1645) joue sur les assonances et les allitérations pour comparer ramour et la mer:

«Et la mer et l'amour ont l'amour pour partage, Et la mer est amère et l'amour est amer L'on s'abîme en l'amour aussi bien qu'en la mer Car la mer et l'amour ne sont point sans orage.»

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L'eau, tantôt endormie et paresseuse, tantôt bondissante et prompte à la métamor­phose, offre aussi à l'exhibitionnisme du poète baroque un miroir où il peut mettre en scène son narcissisme: c'est ce qu'exprime Tristan L'Hermite dans «Le Promenoir des deux amants». ou Saint-Amant dans un passage de son épopée Moyse sauvé. Dans le «sonnet du rmroir >>,le poète d'Etelan s'adresse à ce complice pour lui dire:

«Tu peux seul me montrer quand chez toi je me vois, Toutes mes passions peintes sur mon visage.>>

• L'inspiration amoureuse et l'amour de changer

~insta,bilit~ ~e la vie et la f~ite d~I te:nps o,nt suscité dans le mouvement baroque les l~ages de 1 « .mconstance nmre », hée a la thematique funèbre. Parallèlement, la "fluctua­tiOn des sentiments et leur fugacité suscitent dans la poésie galante un jeu stylistique et for~elqu'on a puA appeler cel~i de l'«inc.onstance blanche''· L'ostentation baroque se mamfeste, av~c grace et parfms provocatiOn dans le traitement des situations amou­reuses: ~egt~Ise;nents, masques, feintes sentimentales, fausse fidélité et véritable culte du capnce. A 1 mconstance comme« art d'aimer» sont dédiés des sonnets, des odes, des stances filant constamment de nouve1les métaphores et jouant sur le renversement et ,le rythme, comme dans le sonnet IX de Vauquelin des Yveteaux (1567-1649), «LAmour de changer»:

« Avecques mon amour naît l'amour de changer. J'en aime une au matin; l'autre au soir me possède. Premier qu'avoir le mal, je cherche le remède, N'attendant être pris pour me désengager.>>

~a p~stur~ r:ve~diqu~e de l'in,constance qui préfigure ce qui deviendra la précîosité se substitue a 1 ObJet meme de 1 amour et devient une affirmation de liberté: après les «Ver~ de ballet» (1609) de jean de Lingendes (v. 1580-!6!6) dédiés aux" Dames, qu'il e~t:ame dans un mouvement perpétuel, Théophile de Viau feint, dans le poème « Élé­gie a une darne» ( 1621 ), de refuser les codes pour mieux créer les siens en avouant:

«La règle me déplaît, j'écris confusément; Jamais un bon esprit ne fait rien qu'aisément.»

Élève de Racan, l'auteur des Bergeries (!625), François Maynard (!582-1646) · dansAI bll ·'Ill' 'h b ,mane • < a e e vzet e antlt èse aroque qui associe dans une dévotion permanente Ja Jeun~ ~Ile et 1~ femme âgée à une régularité harmonieuse de la forme toute proche du classiCisme nmssant.

3. Provocations baroques

42

t Le baroque burlesque et l'inspiration satirique

Le refus ~aro~u~ des règles qui s'exprime de façon galante dans la poésie amoureuse ne ~ouvmt qu ~hm enter, dans une époque de remise en question profonde de J'ordre a~cten, une veme plus radicale. Certains poètes connus pour leur indépendance se lmsse~1t aller à une expression, pr~voc~nte,. presque libertaire parfois chez ceux qui sont ?a~?~s par le cou.rant de pen~e.e dit '' hbertm >> qui affiche une très grande indépendance a 1 egard de la lm, de la traditwn et de la religion. Cet aspect du mouvement baroque

s'est manifesté en Italie dans la peinture et la sculpture de «grotesques» en référence à des ornements découverts aux xve et XVIe siècles dans les ruines appelées «grottes» des monuments antiques italiens. On y trouvait des arabesques, des rinceaux, des sujets fantastiques peints ou sculptés en stuc. Dans le sillage de Pinturicchio et de Raphaël, des peintres baroques français, comme Du Cerceau et Bérain, ont insisté sur le caractère caricatural et fantasque de ces figures. En poésie, cet art du défoulement adopte le mode de l'inversion burlesque: contre le platonisme pétrarquisant on célèbre gaillar­dement' et avec réalisme les plaisirs de la table et de la chair, la laideur et la monstruo­sité. On se vautre avec truculence dans les trivialités de la vie quotidienne, on décrit avec fo'rce détails les ravages de la vieillesse, des infirmités, des maladies, de la guerre. Ainsi les Gaillardises ( 1606) de Montgaillard jouent-elles sur l'inventaire, avant Prévert, de toutes les laideurs, de la «marmite'> à la «mule de médecin», pour qualifler la décrépitude d'une vieille femme. Cette poésie qui se voulait bouffonne a créé une double tradition: elle a renouvelé le genre de la satire et imposé une tonalité, le burlesque, fondé sur le contraste entre un sujet «élevé>> digne de la tragédie et un ton volontairement bas. Ces jeux savants sont publiés dans des recueils collectifs, la Muse folâtre, les Muses gaillardes et le Parnasse satyrique (1622-1623) qui leur attira des poursuites judiciaires.

t Mathurin Régnier (1573-1613}

Au moment où Malherbe, d'abord séduit par le baroque, tente d'imposer une poé­tique purement française fondée sur la rigueur de la langue et de la forme poétiques, l'auteur des Satires (!609) revendique la double créativité des Anciens et de la Pléiade. Il assume le caractère bâtard de ce «mélange», au sens propre du terme, qu'est son genre privilégié. Ses Satires jouent sur plusieurs tableaux: la satire VIII ravive avec verdeur le motif du ,<fâcheux,>, déjà traité par le poète latin Horace et que l'on retrou­vera dans la comédie classique tandis que sa satire XIII introduit le thème de la fausse dévotion. Sa querelle restée fameuse avec Malherbe lui inspire, dans la satire IX, d'acerbes critiques contre les écrivains du classicisme naissant qui:

« [ ..• ] rampent bassement, faibles d'inventions, Et n'osent, peu hardis, tenter les fictions Froids à l'imaginer: car s'ils font quelque chose, C'est proser de la rime et rimer de la prose:>>.

• Théophile de Viau, Saint-Amant, Scarron

Alors que Théophile de Viau a manifesté dans le Parnasse satyrique la face gaillarde et provocante de son inspjration, Saint-Amant ridiculise les vices humains. À la manière des peintres hollandais contemporains détaillant des scènes de genre et des types humains, il .met en scène des "goinfres», des animaux et la vanité de sa propre per­sonne dans le poème fameux du <<fumeun>. Quant à Paul Scarron (1610-1660), il donne au genre burlesque, après un Recueil de quelques vers burlesques (1643), une forme aboutie: sa réécriture parodique de L'Énéide sous le titre du Virgile travesti ( 1648-1652) int1ige un traitement aussi rude que comique à un sujet traité de multiples fois sur les registres tragique et pathétique dans la peinture et la littérature du temps.

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L'eau, tantôt endormie et paresseuse, tantôt bondissante et prompte à la métamor­phose, offre aussi à l'exhibitionnisme du poète baroque un miroir où il peut mettre en scène son narcissisme: c'est ce qu'exprime Tristan L'Hermite dans «Le Promenoir des deux amants». ou Saint-Amant dans un passage de son épopée Moyse sauvé. Dans le «sonnet du rmroir >>,le poète d'Etelan s'adresse à ce complice pour lui dire:

«Tu peux seul me montrer quand chez toi je me vois, Toutes mes passions peintes sur mon visage.>>

• L'inspiration amoureuse et l'amour de changer

~insta,bilit~ ~e la vie et la f~ite d~I te:nps o,nt suscité dans le mouvement baroque les l~ages de 1 « .mconstance nmre », hée a la thematique funèbre. Parallèlement, la "fluctua­tiOn des sentiments et leur fugacité suscitent dans la poésie galante un jeu stylistique et for~elqu'on a puA appeler cel~i de l'«inc.onstance blanche''· L'ostentation baroque se mamfeste, av~c grace et parfms provocatiOn dans le traitement des situations amou­reuses: ~egt~Ise;nents, masques, feintes sentimentales, fausse fidélité et véritable culte du capnce. A 1 mconstance comme« art d'aimer» sont dédiés des sonnets, des odes, des stances filant constamment de nouve1les métaphores et jouant sur le renversement et ,le rythme, comme dans le sonnet IX de Vauquelin des Yveteaux (1567-1649), «LAmour de changer»:

« Avecques mon amour naît l'amour de changer. J'en aime une au matin; l'autre au soir me possède. Premier qu'avoir le mal, je cherche le remède, N'attendant être pris pour me désengager.>>

~a p~stur~ r:ve~diqu~e de l'in,constance qui préfigure ce qui deviendra la précîosité se substitue a 1 ObJet meme de 1 amour et devient une affirmation de liberté: après les «Ver~ de ballet» (1609) de jean de Lingendes (v. 1580-!6!6) dédiés aux" Dames, qu'il e~t:ame dans un mouvement perpétuel, Théophile de Viau feint, dans le poème « Élé­gie a une darne» ( 1621 ), de refuser les codes pour mieux créer les siens en avouant:

«La règle me déplaît, j'écris confusément; Jamais un bon esprit ne fait rien qu'aisément.»

Élève de Racan, l'auteur des Bergeries (!625), François Maynard (!582-1646) · dansAI bll ·'Ill' 'h b ,mane • < a e e vzet e antlt èse aroque qui associe dans une dévotion permanente Ja Jeun~ ~Ile et 1~ femme âgée à une régularité harmonieuse de la forme toute proche du classiCisme nmssant.

3. Provocations baroques

42

t Le baroque burlesque et l'inspiration satirique

Le refus ~aro~u~ des règles qui s'exprime de façon galante dans la poésie amoureuse ne ~ouvmt qu ~hm enter, dans une époque de remise en question profonde de J'ordre a~cten, une veme plus radicale. Certains poètes connus pour leur indépendance se lmsse~1t aller à une expression, pr~voc~nte,. presque libertaire parfois chez ceux qui sont ?a~?~s par le cou.rant de pen~e.e dit '' hbertm >> qui affiche une très grande indépendance a 1 egard de la lm, de la traditwn et de la religion. Cet aspect du mouvement baroque

s'est manifesté en Italie dans la peinture et la sculpture de «grotesques» en référence à des ornements découverts aux xve et XVIe siècles dans les ruines appelées «grottes» des monuments antiques italiens. On y trouvait des arabesques, des rinceaux, des sujets fantastiques peints ou sculptés en stuc. Dans le sillage de Pinturicchio et de Raphaël, des peintres baroques français, comme Du Cerceau et Bérain, ont insisté sur le caractère caricatural et fantasque de ces figures. En poésie, cet art du défoulement adopte le mode de l'inversion burlesque: contre le platonisme pétrarquisant on célèbre gaillar­dement' et avec réalisme les plaisirs de la table et de la chair, la laideur et la monstruo­sité. On se vautre avec truculence dans les trivialités de la vie quotidienne, on décrit avec fo'rce détails les ravages de la vieillesse, des infirmités, des maladies, de la guerre. Ainsi les Gaillardises ( 1606) de Montgaillard jouent-elles sur l'inventaire, avant Prévert, de toutes les laideurs, de la «marmite'> à la «mule de médecin», pour qualifler la décrépitude d'une vieille femme. Cette poésie qui se voulait bouffonne a créé une double tradition: elle a renouvelé le genre de la satire et imposé une tonalité, le burlesque, fondé sur le contraste entre un sujet «élevé>> digne de la tragédie et un ton volontairement bas. Ces jeux savants sont publiés dans des recueils collectifs, la Muse folâtre, les Muses gaillardes et le Parnasse satyrique (1622-1623) qui leur attira des poursuites judiciaires.

t Mathurin Régnier (1573-1613}

Au moment où Malherbe, d'abord séduit par le baroque, tente d'imposer une poé­tique purement française fondée sur la rigueur de la langue et de la forme poétiques, l'auteur des Satires (!609) revendique la double créativité des Anciens et de la Pléiade. Il assume le caractère bâtard de ce «mélange», au sens propre du terme, qu'est son genre privilégié. Ses Satires jouent sur plusieurs tableaux: la satire VIII ravive avec verdeur le motif du ,<fâcheux,>, déjà traité par le poète latin Horace et que l'on retrou­vera dans la comédie classique tandis que sa satire XIII introduit le thème de la fausse dévotion. Sa querelle restée fameuse avec Malherbe lui inspire, dans la satire IX, d'acerbes critiques contre les écrivains du classicisme naissant qui:

« [ ..• ] rampent bassement, faibles d'inventions, Et n'osent, peu hardis, tenter les fictions Froids à l'imaginer: car s'ils font quelque chose, C'est proser de la rime et rimer de la prose:>>.

• Théophile de Viau, Saint-Amant, Scarron

Alors que Théophile de Viau a manifesté dans le Parnasse satyrique la face gaillarde et provocante de son inspjration, Saint-Amant ridiculise les vices humains. À la manière des peintres hollandais contemporains détaillant des scènes de genre et des types humains, il .met en scène des "goinfres», des animaux et la vanité de sa propre per­sonne dans le poème fameux du <<fumeun>. Quant à Paul Scarron (1610-1660), il donne au genre burlesque, après un Recueil de quelques vers burlesques (1643), une forme aboutie: sa réécriture parodique de L'Énéide sous le titre du Virgile travesti ( 1648-1652) int1ige un traitement aussi rude que comique à un sujet traité de multiples fois sur les registres tragique et pathétique dans la peinture et la littérature du temps.

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Le baroque au théâtre et dans le roman

Fondée sur le paraître, l'hyperbole et le spectaculaire, la vision baroque du monde semblazt fazte pour s'épanouir au théâtre E'lle s' t · t d · p , · es zn ro uzte en 'rance ;n detou:nant les codes de l'art classique en train de se constituer au

profit d une esthetzque élégante et libérée.

1. le baroque au théâtre

~ tes précurseurs

0~ ~e saurait comparer le t?éâtre baroque en France avec les grandes œuvres suscitées pat e mouvement dans d autres pays d'Europe· tandis qLJe Ca!d · · E 1 h:' · eron mvente en

spagne e « t eatre du monde» avec La vie est un songe ( 1635) et 1 d Shakespeare sont bie , l , h,, que es œuvres e

e , • , , . n COI~~ues, ~ t eatre cherche encore son identité en France, le XVI Slecle ~ayant ~as s~ s em~nCiper des modèles antiques ou religieux. Par ailleurs seul le s?u~Ien de ~ICheh~u qm, ouvre au théâtre des lieux de représentation permet a~ genre d exister. Neanmoms, des le début du XVI!' ,., ] J' ft' , · · b . , 1 ~ . ,.. , Siee e, e ervescence creative qm a. outlra a a suprematie du theatre classique produit des œuvres d'un b , d' nchess , t D nom re et une b . e .e ~n~ants. eux get:res qui s'affirment attestent une authentique sensibilité 1'~r~qu~ · ~a~ pdstorale dramatique et la tragi-comédîe reflètent durablement la liberté

Irregu ante, le mélange des tons, l'illusion et la magie propres à la sensibilité b ' C' Al aroque.

est exa~dre r:~rd! (15~2:1632), auteur inclassable de plus de six cents pièces ui par son gout de luregulante, de la bigarrure, du merveilleux spectaculaire créeq ' g~nre, la pastorale dramatique, ouvert à l'influence baroque: dans l'artifice d,'un ndun c ampêtre, la galanterie, le merveilleux, le burlesque et une vague m l A '. re dan d · · . , ora e se cotment

s es mtngues compliquees. Mis à la mode par Racan ce genre a' , ' I'" 1 · ' sucees se retrou-

~era a age c ass1que dans la comédie-ballet, les pièces à machines et le d d' tlssem t . . s gran s 1ver-

, en.,s royaux comme les Platszrs de l'île enchantée (1664) conçus our Louis XIV ~:~i~~Iere. Plus pro~he encore ,de l'esprit baroque, la tragi-comédi~ revendique le

mettre en scene «les memes personnes traitant tanto't d'aff: · , · im t · . aires seneuses p~r antes et tragiques, et mcontinent après, de choses communes vaines e'

~~~~Iiues». Ce~;e déc~arationde François Ogier à propos de )ean de Schélm;dre (1584: t . 'aut~~~r une Tyr et Stdon (1628), témoigne des contrastes et des excès de la ragi-come Ie: Hardy puis Théophile de Viau dans les Amours de Pyrame et de Thisbé

( 1623) Inventent les SituatiOns les plus invraisemblables t ] · . 1 1 . ~ ,.. . . e es cnmes es p us sanglants pour ~Ieer w: pathetique mls en question par d'innombrables péripéties et métamor­phoses en puisant leurs sources chez les Espagnols ou dans l'Antiquité.

~ la flamboya nee baroque du jeune corneille La longue carrière de Pierre Corneille (1606-1684) neP 't b , , ouvax que rencontrer l'esthétique

aroque. A ses debuts, en effet, la vogue de la tragi-comédie, genre emblématique de

l'irrégularité baroque, est telle que jean Mairet (1604-1686) et jean de Rotrou (1609-1650) s'y essaient avant de participer de près à la naissance de la tragédie classique: Le Véritable Saint Genest (1645) de Rotrou combine la tragédie religieuse avec l'incer­titude baroque en s'inspirant de l'Espagnol Lope de Vega. Le coup de foudre pour le théâtre qui frappe le jeune Corneille lui inspire une série de comédies, toutes dominées par le thème de l'inconstance: Mêlite ou les fausses lettres (1629), puis l'éblouissante Place Royale (1634) où l'on voit l'amoureux extravagant Alidor refuser l'asservisse­ment à ùn amour fidèle pour se convertir, après un sacrifice presque stoïcien, à la reli­gion de l'inconstance qui garantit sa liberté. L'Illusion comique (1636) inscrit la feinte dans urie structure enchâssée : à partir d'une grotte, un magicien introduit de théâtre dans le théâtre» sous les yeux d'un père qui recherche son fils et le voit se faire tuer au terme d'une aventure curieuse. Mais l'illusion se rompt sur scène quand l'on apprend la fausse mort du héros: Clindor, devenu comédien, ne jouait que le dénouement d'une tragédie. Qualifiée par son auteur d'« étrange monstre», la pièce s'achève par un éloge du théâtre en résonance avec le tempérament baroque d'un Corneille quelque peu rebelle aux conventions de la tragédie classique. La cascade de quiproquos et la fièvre mythomane du héros, Doran te, de sa dernière comédie «baroque», Le Menteur (1644), attestent la vitalité de son inspiration.

2. l'influence baroque dans le roman

• Du romanesque au picaresque Deux courants entraînent la production romanesque du xvw siècle, encore nostal­gique du roman de chevalerie, dans des voies parallèles sans être opposées : le roma­nesque héroïque emprunte, après L'Astrée (1607-1627) d'Honoré d'Urfé, le chemin de la préciosité. À l'opposé, le «roman comique» est hérité du grand modèle parodique de Cervantès dans Don Quichotte (1605-1615). JI n'hésite pas à montrer la trivialité du réel et met en question le romanesque par le biais du picaro: satirique toujours, discrè­tement libertin, le« roman comique>> est, avant tout, mouvement. Le morcellement du récit qui intègre des digressions et des intrigues secondaires, la variété des points de vue, le brouillage des repères temporels, les répétitions et les échos reflètent la mobilité et l'art du .trompe-l'œil baroques. Le mélange des genres et des tons, l'incursion de la poési~ dans un univers prosaïque, le rythme effréné et l'aspect spectaculaire des intrigues entraînent le lecteur dans un flux incontrôlé que plus tard Mme de La Fayette saura exploiter tout en le régulant.

& De charles sorel à raul scarron, Dans sa «préface» à l'Histoire comique de Francion (1623), Charles Sorel justifie son choix d'une forme où le picaresque populaire côtoie le burlesque dans une sorte de roman d'apprentissage avant la lettre. Le lecteur voyage dans l'espace, le temps et la société dans les pas d'un personnage extravagant, compagnon d'un noble libertin avant de se ranger. Né sous Louis XIII, le genre connaît un succès considérable jusqu'à la parution du chef-d'œuvre inachevé de Scarron, Le Roman comique (1651-1657). };histoire de cette troupe de comédiens ambulants, sur fond d'aventure amoureuse et d'enlèvements reflète fidèlement l'effervescence du génie baroque.

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Le baroque au théâtre et dans le roman

Fondée sur le paraître, l'hyperbole et le spectaculaire, la vision baroque du monde semblazt fazte pour s'épanouir au théâtre E'lle s' t · t d · p , · es zn ro uzte en 'rance ;n detou:nant les codes de l'art classique en train de se constituer au

profit d une esthetzque élégante et libérée.

1. le baroque au théâtre

~ tes précurseurs

0~ ~e saurait comparer le t?éâtre baroque en France avec les grandes œuvres suscitées pat e mouvement dans d autres pays d'Europe· tandis qLJe Ca!d · · E 1 h:' · eron mvente en

spagne e « t eatre du monde» avec La vie est un songe ( 1635) et 1 d Shakespeare sont bie , l , h,, que es œuvres e

e , • , , . n COI~~ues, ~ t eatre cherche encore son identité en France, le XVI Slecle ~ayant ~as s~ s em~nCiper des modèles antiques ou religieux. Par ailleurs seul le s?u~Ien de ~ICheh~u qm, ouvre au théâtre des lieux de représentation permet a~ genre d exister. Neanmoms, des le début du XVI!' ,., ] J' ft' , · · b . , 1 ~ . ,.. , Siee e, e ervescence creative qm a. outlra a a suprematie du theatre classique produit des œuvres d'un b , d' nchess , t D nom re et une b . e .e ~n~ants. eux get:res qui s'affirment attestent une authentique sensibilité 1'~r~qu~ · ~a~ pdstorale dramatique et la tragi-comédîe reflètent durablement la liberté

Irregu ante, le mélange des tons, l'illusion et la magie propres à la sensibilité b ' C' Al aroque.

est exa~dre r:~rd! (15~2:1632), auteur inclassable de plus de six cents pièces ui par son gout de luregulante, de la bigarrure, du merveilleux spectaculaire créeq ' g~nre, la pastorale dramatique, ouvert à l'influence baroque: dans l'artifice d,'un ndun c ampêtre, la galanterie, le merveilleux, le burlesque et une vague m l A '. re dan d · · . , ora e se cotment

s es mtngues compliquees. Mis à la mode par Racan ce genre a' , ' I'" 1 · ' sucees se retrou-

~era a age c ass1que dans la comédie-ballet, les pièces à machines et le d d' tlssem t . . s gran s 1ver-

, en.,s royaux comme les Platszrs de l'île enchantée (1664) conçus our Louis XIV ~:~i~~Iere. Plus pro~he encore ,de l'esprit baroque, la tragi-comédi~ revendique le

mettre en scene «les memes personnes traitant tanto't d'aff: · , · im t · . aires seneuses p~r antes et tragiques, et mcontinent après, de choses communes vaines e'

~~~~Iiues». Ce~;e déc~arationde François Ogier à propos de )ean de Schélm;dre (1584: t . 'aut~~~r une Tyr et Stdon (1628), témoigne des contrastes et des excès de la ragi-come Ie: Hardy puis Théophile de Viau dans les Amours de Pyrame et de Thisbé

( 1623) Inventent les SituatiOns les plus invraisemblables t ] · . 1 1 . ~ ,.. . . e es cnmes es p us sanglants pour ~Ieer w: pathetique mls en question par d'innombrables péripéties et métamor­phoses en puisant leurs sources chez les Espagnols ou dans l'Antiquité.

~ la flamboya nee baroque du jeune corneille La longue carrière de Pierre Corneille (1606-1684) neP 't b , , ouvax que rencontrer l'esthétique

aroque. A ses debuts, en effet, la vogue de la tragi-comédie, genre emblématique de

l'irrégularité baroque, est telle que jean Mairet (1604-1686) et jean de Rotrou (1609-1650) s'y essaient avant de participer de près à la naissance de la tragédie classique: Le Véritable Saint Genest (1645) de Rotrou combine la tragédie religieuse avec l'incer­titude baroque en s'inspirant de l'Espagnol Lope de Vega. Le coup de foudre pour le théâtre qui frappe le jeune Corneille lui inspire une série de comédies, toutes dominées par le thème de l'inconstance: Mêlite ou les fausses lettres (1629), puis l'éblouissante Place Royale (1634) où l'on voit l'amoureux extravagant Alidor refuser l'asservisse­ment à ùn amour fidèle pour se convertir, après un sacrifice presque stoïcien, à la reli­gion de l'inconstance qui garantit sa liberté. L'Illusion comique (1636) inscrit la feinte dans urie structure enchâssée : à partir d'une grotte, un magicien introduit de théâtre dans le théâtre» sous les yeux d'un père qui recherche son fils et le voit se faire tuer au terme d'une aventure curieuse. Mais l'illusion se rompt sur scène quand l'on apprend la fausse mort du héros: Clindor, devenu comédien, ne jouait que le dénouement d'une tragédie. Qualifiée par son auteur d'« étrange monstre», la pièce s'achève par un éloge du théâtre en résonance avec le tempérament baroque d'un Corneille quelque peu rebelle aux conventions de la tragédie classique. La cascade de quiproquos et la fièvre mythomane du héros, Doran te, de sa dernière comédie «baroque», Le Menteur (1644), attestent la vitalité de son inspiration.

2. l'influence baroque dans le roman

• Du romanesque au picaresque Deux courants entraînent la production romanesque du xvw siècle, encore nostal­gique du roman de chevalerie, dans des voies parallèles sans être opposées : le roma­nesque héroïque emprunte, après L'Astrée (1607-1627) d'Honoré d'Urfé, le chemin de la préciosité. À l'opposé, le «roman comique» est hérité du grand modèle parodique de Cervantès dans Don Quichotte (1605-1615). JI n'hésite pas à montrer la trivialité du réel et met en question le romanesque par le biais du picaro: satirique toujours, discrè­tement libertin, le« roman comique>> est, avant tout, mouvement. Le morcellement du récit qui intègre des digressions et des intrigues secondaires, la variété des points de vue, le brouillage des repères temporels, les répétitions et les échos reflètent la mobilité et l'art du .trompe-l'œil baroques. Le mélange des genres et des tons, l'incursion de la poési~ dans un univers prosaïque, le rythme effréné et l'aspect spectaculaire des intrigues entraînent le lecteur dans un flux incontrôlé que plus tard Mme de La Fayette saura exploiter tout en le régulant.

& De charles sorel à raul scarron, Dans sa «préface» à l'Histoire comique de Francion (1623), Charles Sorel justifie son choix d'une forme où le picaresque populaire côtoie le burlesque dans une sorte de roman d'apprentissage avant la lettre. Le lecteur voyage dans l'espace, le temps et la société dans les pas d'un personnage extravagant, compagnon d'un noble libertin avant de se ranger. Né sous Louis XIII, le genre connaît un succès considérable jusqu'à la parution du chef-d'œuvre inachevé de Scarron, Le Roman comique (1651-1657). };histoire de cette troupe de comédiens ambulants, sur fond d'aventure amoureuse et d'enlèvements reflète fidèlement l'effervescence du génie baroque.

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Les prémices du classicisme

Si l'influence baroque imprègne indirectement les genres littéraires constitués penda~t une pédode ~ifficile à déterminer, la réflexion sur la langue et les c~des s engage des le debut du XVII' siècle: Malherbe conçoit un véritable art d ecnre, qut préfzgure la doctrine classique. Il est suivi dans une moindre mesure par Guez de Balzac.

Malherbe, poète et théoricien (1555-1628)

~ Du baroque au classique

At~teur des Larmes de Saint Pierre, une méditation baroque sur le repentir, tout en antî­theses et en hyperb?les, Malherbe, dit-on, a biffé ce poème dans sa dernière impression ~n 1607., Po~r certams, ~1algré cet« accident», le poète a toujours porté en lui l'exigence

e clarte q~I fer~ de. lm un_ pré_curseur du classicisme. Son parcours et son influence m'on trent combien Il est difficile de distinguer des moments de «rupture>> dans 1 d:roulement de l'histoire littéraire. Sans se vouloir théoricien il a profondém et reformé l'art p "t" 1 · ·fi· l'h ' · en oe Ique e · JUStl Ie ommage que Boileau, théoricien du classicisme lui re~dr.a en affirmant~' Enfin Malherbe vint ... » pour situer dans le temps les pre~iers ~rmczpes ~e la doctr~me. ~e poète n'est pas, selon Malherbe, un démiurge habité par 1 entho~st~s~e sac_re mats un artisan qui doit constamment retravailler son œuvre D: .cet e:nvam .exigeant, on connaît surtout la fameuse Consolation à Monsieur D~ ~erzer (b98) .qw donn~ a un genre convenu hérité de Sénèque une élégance déjà clas­siq~e. Peu avide ~e glmre terrestre, Malherbe exige de l'artiste une humilité nécessaire qm trouvera sa recompense dans la pérennité et la supériorité de l'art. C'est ce que suggère la chute de son sonnet« Au roi)>, composé en 1624 pour le jeune Louis XIII:

<(Les ouvrages communs vivent quelques années Ce que Malherbe écrit dure éternellement.»

• Des <<Commentaires" sur Desportes aw< règles

C'est par les annotations portées en marge des poèmes du poète de la Pléiade Philip e ~esp~rtes. (1546-1606) et par le témoign~ge écrit de son disciple Racan que l'~n d, nnatt l:s pnnopes de Malherbe. Sa reflexiOn constitue une réaction aux ambitions . em:s~nrees de Ronsard et de son mouvement. Il rejette aussi bien la vision du poe't msplfe 1 f d" · 1 e par a ureur 1vme que es libertés revendiquées par la Ple·1· d . · h" , . . a e. ennc tssement systematique de la la?,g~e, inve~1tions verbales et néologismes, archaïsmes, répétitions e~ redondances, mamens~es diVers comme le recours aux diminutifs, emprunts aux dtalectes et aux langues anciennes. Il reproche aux excès formels de la Ple·

1· d l' b · .

t 1 f · , , a e o scunte ~· a con· UsiOn qu entrame le recours systématique à la langue poétique et à s 'S

Ic:nces: elle ne ?serait comprise selon lui que par quelques initiés. Au nom d'u:e exigence de clarte, la langue poétique doit, tout en visant la perfection et sans que cela

2.

suffise à sa beauté, rester proche de la prose parlée par les gens de qualité, en fait ce qu'on appelle aujourd'hui le langage soutenu. Les recommandations formulées s'appliquent aussi bien à la syntaxe qu'au vocabulaire.

C'est sur la versification que Malherbe s'est montré le plus précis sans s'engager dans une théorie d'ensemble. La clarté exige des contraintes: il faut supprimer l'hiatus, l'enjambement, les facilités en matière d'orthographe. Il met en garde contre le laisser­aller des alexandrins enchaînés en rimes plates, préconise la fameuse pause, qui divise l'alexandrin en deux hémistiches équilibrés, et l'alternance des rimes masculines et des rimes féminines. La rime doit d'ailleurs satisfaire l'œil autant que l'oreille, ce qui empêche de faire rimer des vocables homophones sans correspondance orthogra­phique (prudent/pendant, par exemple). Ses remarques très précises portent également sur le choix des strophes: on doit préférer l'unité - comme dans sa Consolation - et respecter une pause correspondant au type choisi: sizain, huitain ou dizain. La clarté de la poésie est enfin liée à la construction des phrases qui doivent viser le même équilibre que la prose. Se méfiant des artifices que peut concevoir la puissance de l'imagination, Malherbe estime que la poésie peut s'élever au-dessus de la prose sans utiliser une langue spécifique : la musicalité naturelle du vers français classique lui doit donc beaucoup.

vers l'art classique

Par leur minutie souvent jugée pointilleuse, les règles de Malherbe étaient faciles à appliquer; le classicisme naissant ne pouvait que les approuver et son influence sur la poésie restera très forte jusqu'à la fin du XVIW siècle mais très critiquée en son temps: on lui reprochait son mépris pour les grandes envolées de l'imagination et son indiffé­rence à l'idée de génie qui transforment la poésie en un jeu exigeant. L'austérité de ses thèmes d'inspiration d'origine morale et religieuse, comme dans sa paraphrase des Psaumes, ont été soupçonnées de freiner la création et d'appauvrir la langue et la poé­sie. Par un mouvement de balancier fréquent dans les arts et la littérature, après la déferlante romantique, c'est Baudelaire puis les poètes du Parnasse qui lui rendront justice. Parmi les sources du classicisme sous le règne de Louis XIII, il faut compter l'influence exercée par jean Guez de Balzac (1597-1654), disciple de Malherbe après avoir, comme lui, éprouvé la séduction baroque. Cet épistolier fameux n'a pas laissé de texte·théorique: dans ses Lettres (1624) ou ses Remarques sur les Sonnets d'Uranie et de Job (1649) c'est en artiste critique qu'il définit par l'exemple les principes de la future langue classique. I1 réhabilite la rhétorique tout en lui assignant une juste place desti­née à servir le sens du texte écrit et non pas à l'étouffer. Parallèlement à Malherbe en poésie, il fonde son credo sur la nécessité d'exprimer en prose une pensée rationnelle dans un style clair, compris du plus grand nombre: c'est dans ce but qu'il préconise une rhétorique de l'équilibre. Il fait place aux antithèses et aux balancements, aux rythmes binaires et ternaires. Mais il impose une obligation de clarté comme un devoir à l'égard du lecteur non initié et non spécialiste, celui que les théories de la réception appelleront le «lecteur naïf». Dans un souci très moderne, sans renier l'héri­tage de la Renaissance, Guez de Balzac invite à se méfier de l'artifice gratuit et des ornements du style qui, utilisés sans nécessité et sans retenue, réduisent l'œuvre à un divertissement sans grande portée.

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1.

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Les prémices du classicisme

Si l'influence baroque imprègne indirectement les genres littéraires constitués penda~t une pédode ~ifficile à déterminer, la réflexion sur la langue et les c~des s engage des le debut du XVII' siècle: Malherbe conçoit un véritable art d ecnre, qut préfzgure la doctrine classique. Il est suivi dans une moindre mesure par Guez de Balzac.

Malherbe, poète et théoricien (1555-1628)

~ Du baroque au classique

At~teur des Larmes de Saint Pierre, une méditation baroque sur le repentir, tout en antî­theses et en hyperb?les, Malherbe, dit-on, a biffé ce poème dans sa dernière impression ~n 1607., Po~r certams, ~1algré cet« accident», le poète a toujours porté en lui l'exigence

e clarte q~I fer~ de. lm un_ pré_curseur du classicisme. Son parcours et son influence m'on trent combien Il est difficile de distinguer des moments de «rupture>> dans 1 d:roulement de l'histoire littéraire. Sans se vouloir théoricien il a profondém et reformé l'art p "t" 1 · ·fi· l'h ' · en oe Ique e · JUStl Ie ommage que Boileau, théoricien du classicisme lui re~dr.a en affirmant~' Enfin Malherbe vint ... » pour situer dans le temps les pre~iers ~rmczpes ~e la doctr~me. ~e poète n'est pas, selon Malherbe, un démiurge habité par 1 entho~st~s~e sac_re mats un artisan qui doit constamment retravailler son œuvre D: .cet e:nvam .exigeant, on connaît surtout la fameuse Consolation à Monsieur D~ ~erzer (b98) .qw donn~ a un genre convenu hérité de Sénèque une élégance déjà clas­siq~e. Peu avide ~e glmre terrestre, Malherbe exige de l'artiste une humilité nécessaire qm trouvera sa recompense dans la pérennité et la supériorité de l'art. C'est ce que suggère la chute de son sonnet« Au roi)>, composé en 1624 pour le jeune Louis XIII:

<(Les ouvrages communs vivent quelques années Ce que Malherbe écrit dure éternellement.»

• Des <<Commentaires" sur Desportes aw< règles

C'est par les annotations portées en marge des poèmes du poète de la Pléiade Philip e ~esp~rtes. (1546-1606) et par le témoign~ge écrit de son disciple Racan que l'~n d, nnatt l:s pnnopes de Malherbe. Sa reflexiOn constitue une réaction aux ambitions . em:s~nrees de Ronsard et de son mouvement. Il rejette aussi bien la vision du poe't msplfe 1 f d" · 1 e par a ureur 1vme que es libertés revendiquées par la Ple·1· d . · h" , . . a e. ennc tssement systematique de la la?,g~e, inve~1tions verbales et néologismes, archaïsmes, répétitions e~ redondances, mamens~es diVers comme le recours aux diminutifs, emprunts aux dtalectes et aux langues anciennes. Il reproche aux excès formels de la Ple·

1· d l' b · .

t 1 f · , , a e o scunte ~· a con· UsiOn qu entrame le recours systématique à la langue poétique et à s 'S

Ic:nces: elle ne ?serait comprise selon lui que par quelques initiés. Au nom d'u:e exigence de clarte, la langue poétique doit, tout en visant la perfection et sans que cela

2.

suffise à sa beauté, rester proche de la prose parlée par les gens de qualité, en fait ce qu'on appelle aujourd'hui le langage soutenu. Les recommandations formulées s'appliquent aussi bien à la syntaxe qu'au vocabulaire.

C'est sur la versification que Malherbe s'est montré le plus précis sans s'engager dans une théorie d'ensemble. La clarté exige des contraintes: il faut supprimer l'hiatus, l'enjambement, les facilités en matière d'orthographe. Il met en garde contre le laisser­aller des alexandrins enchaînés en rimes plates, préconise la fameuse pause, qui divise l'alexandrin en deux hémistiches équilibrés, et l'alternance des rimes masculines et des rimes féminines. La rime doit d'ailleurs satisfaire l'œil autant que l'oreille, ce qui empêche de faire rimer des vocables homophones sans correspondance orthogra­phique (prudent/pendant, par exemple). Ses remarques très précises portent également sur le choix des strophes: on doit préférer l'unité - comme dans sa Consolation - et respecter une pause correspondant au type choisi: sizain, huitain ou dizain. La clarté de la poésie est enfin liée à la construction des phrases qui doivent viser le même équilibre que la prose. Se méfiant des artifices que peut concevoir la puissance de l'imagination, Malherbe estime que la poésie peut s'élever au-dessus de la prose sans utiliser une langue spécifique : la musicalité naturelle du vers français classique lui doit donc beaucoup.

vers l'art classique

Par leur minutie souvent jugée pointilleuse, les règles de Malherbe étaient faciles à appliquer; le classicisme naissant ne pouvait que les approuver et son influence sur la poésie restera très forte jusqu'à la fin du XVIW siècle mais très critiquée en son temps: on lui reprochait son mépris pour les grandes envolées de l'imagination et son indiffé­rence à l'idée de génie qui transforment la poésie en un jeu exigeant. L'austérité de ses thèmes d'inspiration d'origine morale et religieuse, comme dans sa paraphrase des Psaumes, ont été soupçonnées de freiner la création et d'appauvrir la langue et la poé­sie. Par un mouvement de balancier fréquent dans les arts et la littérature, après la déferlante romantique, c'est Baudelaire puis les poètes du Parnasse qui lui rendront justice. Parmi les sources du classicisme sous le règne de Louis XIII, il faut compter l'influence exercée par jean Guez de Balzac (1597-1654), disciple de Malherbe après avoir, comme lui, éprouvé la séduction baroque. Cet épistolier fameux n'a pas laissé de texte·théorique: dans ses Lettres (1624) ou ses Remarques sur les Sonnets d'Uranie et de Job (1649) c'est en artiste critique qu'il définit par l'exemple les principes de la future langue classique. I1 réhabilite la rhétorique tout en lui assignant une juste place desti­née à servir le sens du texte écrit et non pas à l'étouffer. Parallèlement à Malherbe en poésie, il fonde son credo sur la nécessité d'exprimer en prose une pensée rationnelle dans un style clair, compris du plus grand nombre: c'est dans ce but qu'il préconise une rhétorique de l'équilibre. Il fait place aux antithèses et aux balancements, aux rythmes binaires et ternaires. Mais il impose une obligation de clarté comme un devoir à l'égard du lecteur non initié et non spécialiste, celui que les théories de la réception appelleront le «lecteur naïf». Dans un souci très moderne, sans renier l'héri­tage de la Renaissance, Guez de Balzac invite à se méfier de l'artifice gratuit et des ornements du style qui, utilisés sans nécessité et sans retenue, réduisent l'œuvre à un divertissement sans grande portée.

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Le courant .. . prec1eux

S'il n'est pas une« école>>, le courant précieux clairement situé dans la décennie 1650-1660 se distingue du mouvement baroque et du classicisme définis a pos­tenon : zl se reconnaît comme tel dès 1654, quand le mot <<précieux,, désigne une mode, un mode de vie et une littérature en train de se constituer.

1. Saloi'IS, il'lfiUel'!ces et querelles ae I'UI'Iivers précieux (1620-1659}

48

• un art de vivre, d'aimer et d'écrire

Il est relativement aisé de cerner les contours du courant précieux dans la mesure où il a donné un contenu littéraire à une manière de vivre clairement identifiée dans la vie s~,ciale à traver: quelques ~onsta_ntes: réaction contre la truculence débridée et gros­Sie re en usage a la cour d Henn IV; art mondain de la conversation animé par des femmes de l'aristocratie soucieuses de s'affirmer par le raffinement et la culture dans un ~onde qui leur assignait une place juridiquement et politiquement ingrate; usage soCia! ~e ~a lettre amoureuse et des échanges poétiques comme signes d'appartenance à une e~lte _mtellectuelle, ~sthétique et sociale; triomphe de la poésie et du romanesque; c?nstltutwn de cercles fermés réunis autour de loisirs élégants, ordonnés par de presti­~Ieuses maîtresses de maison pour faire valoir les poètes attachés à leur salon; appari­t;on progressiv~ d'un idéal pr~cieux fondé sur le culte de l'amour, la prééminence de lamour platomque sur la passwn sensuelle et le choix du raffinement dans les jeux de la ~é~ucti~n. La préciosité _rartage avec la Renaissance la volonté de créer un langage poetique etranger au vulgmre et réservé aux initiés. Il participe de l'esthétique baroque par son goût de l'absolu et des intrigues romanesques échevelées. Il reflète enfin l' élé­gance du classicisme naissant.

~ l'hôtel de Rambouillet

Religion pour certains, la préciosité a eu ses temples et s'est originellement enracinée dans l'aristocratie. De 1620 à 1648, la marquise de Rambouillet (1588-1655) s'éloigne de la cour pour réunir dans la fameuse «chambre bleue:.> de son hôtel parisien une élite ~alante qui rivalise de talent dans l'art de parler d'amour en vers. Si le badinage mondain I emporte chez elle sur l'ambition littéraire, les poètes de son salon créent des formes appelées à une grande fortune: emblématique de son salon, La Guirlande de Julie (1634) rassen;~Ie, en ho~mage à Julie d'Angennes, fille de la marquise et rebelle au mariage, u?~ sene, de madngaux allégoriques composés par les lettrés de l'hôtel. Il s'agissait de celebrer, a travers cell~ des fleurs, la beauté de la jeune fille, qui consentit enfin à épouser Charles de Montausier. Les poètes de l'hôtel travaillent sur les mêmes thèmes et les mêmes procédés de rhétorique, reprennent certains genres médiévaux comme le blason c~ltiv:nt les genres précieux comme le bout-rimé, le madrigal ou le rondeau. Ils visent 1~ divertissement mais leurs rivalités de salon enrichissent la littérature.

• M"' de scudéry et ses amis (1607-1701)

La seconde génération du courant précieux manifestera plus d'ambition. Le salon de Madeleine de Scudéry, plus littéraire que mondain, est celui d'un authentique écri­vain: ses romans sont publiés sous le nom de son frère Georges mais elle inaugure une tradition, celle des femmes de lettres émancipées. Son salon devient entre 1653 et 1660 une référence. On se, presse à ses «samedis». Elle obtiendra une vraie reconnaissance matérialisée par une pension de Mazarin ainsi que l'amitié de grands personnages, futurs écrivains, comme La Rochefoucauld, Mme de Sévigné et Mme de La Fayette. Moins .fermé que le premier, ce deuxième cercle précieux essaime à Paris et en province: c'est le temps des conversations galantes et raffinées dans les salons et les « ruelles'> des chambres aristocratiques ou bourgeoises. Et, comme toute mode, la préciosité suscite excès et snobisme: ce sont évidemment ces travers que Molière cari­cature en 1659 dans Les Précieuses ridicules.

~ salons précieux et rivalités littéraires Serviteurs d'un idéal essentiellement social, les poètes précieux se considéraient plus comme des acteurs mondains que comme des artistes. Le succès dans des jeux en forme de tournois poétiques leur importait davantage que le jugement de la postérité. Ainsi deux poètes habitués de l'hôtel de Rambouillet, Vincent Voiture (1597 -1648) et Claude de Malleville (1597-1647), se sont-ils mesurés sur un topos de la poésie galante: leurs deux sonnets consacrés à «la Belle Matineuse>:. filent la comparaison entre le lever rayonnant du soleil et la rencontre matinale d'une belle jeune femme. Mais ils renouvellent le motif et inspirent par là d'autres poètes jusqu'au xxe siècle. Parmi les joutes fameuses, certaines semblent très artificielles, comme la «querelle:.> (1649) sur les mérites du sonnet sur l'«amour d'Uranie», comparé à celui d'Isaac de Benserade (v. 1613-169]) sur «]ob>:.. Derrière un enjeu futile, cette querelle reflète la rivalité entre les deux grands salons précieux: les « uranistes :.> habitués de l'hôtel de Rambouillet, conduits par Julie de Montausier, soutenaient le sonnet de Voiture. Les «jobelins», défenseurs de Benserade, poète favori du salon de Madeleine de Scudéry, cherchaient à affirmer leur originalité et leur valeur.

• De vrais poètes Au-delà de l'anecdote- Benserade fut décrété vainqueur-, l'affaire souligne l'impor­tance ·sociale acquise par la littérature grâce à l'art de la conversation entre beaux esprits. Voiture et Benserade sont de véritables écrivains qui ont eu, plus qu'une œuvre, une influence sur le classicisme. Voiture fut le champion des «petits genres» comme l'élégie, les stances, les épîtres et la chanson. Sa finesse psychologique, sensible dans ses lettres, la justesse de ses images poétiques le rattachent pleinement à la mou­vance que k classicisme viendra ordonner. Benserade, proche de La Fontaine, a écrit des tragédies. Lié avec le musicien du roi Jean-Baptiste Lully, il a rédigé, dans le cadre d'un monopole, le livret des divertissements royaux comme le Ballet de la nuit (1653), demeuré célèbre pour avoir fait danser le jeune Louis XIV sous les traits d'Apollon, dieu du Soleil, Alcine ou La Naissance de Vénus (1665), et fut élu à l'Académie fran­çaise. Leur influence comme celle d'autres poètes moins connus tels l'abbé Cottin ou jean-François Sarasin (v. 1614-1654) soulignent le rôle de la galanterie de cour et du langage élégant dans la naissance du classicisme.

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Le courant .. . prec1eux

S'il n'est pas une« école>>, le courant précieux clairement situé dans la décennie 1650-1660 se distingue du mouvement baroque et du classicisme définis a pos­tenon : zl se reconnaît comme tel dès 1654, quand le mot <<précieux,, désigne une mode, un mode de vie et une littérature en train de se constituer.

1. Saloi'IS, il'lfiUel'!ces et querelles ae I'UI'Iivers précieux (1620-1659}

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• un art de vivre, d'aimer et d'écrire

Il est relativement aisé de cerner les contours du courant précieux dans la mesure où il a donné un contenu littéraire à une manière de vivre clairement identifiée dans la vie s~,ciale à traver: quelques ~onsta_ntes: réaction contre la truculence débridée et gros­Sie re en usage a la cour d Henn IV; art mondain de la conversation animé par des femmes de l'aristocratie soucieuses de s'affirmer par le raffinement et la culture dans un ~onde qui leur assignait une place juridiquement et politiquement ingrate; usage soCia! ~e ~a lettre amoureuse et des échanges poétiques comme signes d'appartenance à une e~lte _mtellectuelle, ~sthétique et sociale; triomphe de la poésie et du romanesque; c?nstltutwn de cercles fermés réunis autour de loisirs élégants, ordonnés par de presti­~Ieuses maîtresses de maison pour faire valoir les poètes attachés à leur salon; appari­t;on progressiv~ d'un idéal pr~cieux fondé sur le culte de l'amour, la prééminence de lamour platomque sur la passwn sensuelle et le choix du raffinement dans les jeux de la ~é~ucti~n. La préciosité _rartage avec la Renaissance la volonté de créer un langage poetique etranger au vulgmre et réservé aux initiés. Il participe de l'esthétique baroque par son goût de l'absolu et des intrigues romanesques échevelées. Il reflète enfin l' élé­gance du classicisme naissant.

~ l'hôtel de Rambouillet

Religion pour certains, la préciosité a eu ses temples et s'est originellement enracinée dans l'aristocratie. De 1620 à 1648, la marquise de Rambouillet (1588-1655) s'éloigne de la cour pour réunir dans la fameuse «chambre bleue:.> de son hôtel parisien une élite ~alante qui rivalise de talent dans l'art de parler d'amour en vers. Si le badinage mondain I emporte chez elle sur l'ambition littéraire, les poètes de son salon créent des formes appelées à une grande fortune: emblématique de son salon, La Guirlande de Julie (1634) rassen;~Ie, en ho~mage à Julie d'Angennes, fille de la marquise et rebelle au mariage, u?~ sene, de madngaux allégoriques composés par les lettrés de l'hôtel. Il s'agissait de celebrer, a travers cell~ des fleurs, la beauté de la jeune fille, qui consentit enfin à épouser Charles de Montausier. Les poètes de l'hôtel travaillent sur les mêmes thèmes et les mêmes procédés de rhétorique, reprennent certains genres médiévaux comme le blason c~ltiv:nt les genres précieux comme le bout-rimé, le madrigal ou le rondeau. Ils visent 1~ divertissement mais leurs rivalités de salon enrichissent la littérature.

• M"' de scudéry et ses amis (1607-1701)

La seconde génération du courant précieux manifestera plus d'ambition. Le salon de Madeleine de Scudéry, plus littéraire que mondain, est celui d'un authentique écri­vain: ses romans sont publiés sous le nom de son frère Georges mais elle inaugure une tradition, celle des femmes de lettres émancipées. Son salon devient entre 1653 et 1660 une référence. On se, presse à ses «samedis». Elle obtiendra une vraie reconnaissance matérialisée par une pension de Mazarin ainsi que l'amitié de grands personnages, futurs écrivains, comme La Rochefoucauld, Mme de Sévigné et Mme de La Fayette. Moins .fermé que le premier, ce deuxième cercle précieux essaime à Paris et en province: c'est le temps des conversations galantes et raffinées dans les salons et les « ruelles'> des chambres aristocratiques ou bourgeoises. Et, comme toute mode, la préciosité suscite excès et snobisme: ce sont évidemment ces travers que Molière cari­cature en 1659 dans Les Précieuses ridicules.

~ salons précieux et rivalités littéraires Serviteurs d'un idéal essentiellement social, les poètes précieux se considéraient plus comme des acteurs mondains que comme des artistes. Le succès dans des jeux en forme de tournois poétiques leur importait davantage que le jugement de la postérité. Ainsi deux poètes habitués de l'hôtel de Rambouillet, Vincent Voiture (1597 -1648) et Claude de Malleville (1597-1647), se sont-ils mesurés sur un topos de la poésie galante: leurs deux sonnets consacrés à «la Belle Matineuse>:. filent la comparaison entre le lever rayonnant du soleil et la rencontre matinale d'une belle jeune femme. Mais ils renouvellent le motif et inspirent par là d'autres poètes jusqu'au xxe siècle. Parmi les joutes fameuses, certaines semblent très artificielles, comme la «querelle:.> (1649) sur les mérites du sonnet sur l'«amour d'Uranie», comparé à celui d'Isaac de Benserade (v. 1613-169]) sur «]ob>:.. Derrière un enjeu futile, cette querelle reflète la rivalité entre les deux grands salons précieux: les « uranistes :.> habitués de l'hôtel de Rambouillet, conduits par Julie de Montausier, soutenaient le sonnet de Voiture. Les «jobelins», défenseurs de Benserade, poète favori du salon de Madeleine de Scudéry, cherchaient à affirmer leur originalité et leur valeur.

• De vrais poètes Au-delà de l'anecdote- Benserade fut décrété vainqueur-, l'affaire souligne l'impor­tance ·sociale acquise par la littérature grâce à l'art de la conversation entre beaux esprits. Voiture et Benserade sont de véritables écrivains qui ont eu, plus qu'une œuvre, une influence sur le classicisme. Voiture fut le champion des «petits genres» comme l'élégie, les stances, les épîtres et la chanson. Sa finesse psychologique, sensible dans ses lettres, la justesse de ses images poétiques le rattachent pleinement à la mou­vance que k classicisme viendra ordonner. Benserade, proche de La Fontaine, a écrit des tragédies. Lié avec le musicien du roi Jean-Baptiste Lully, il a rédigé, dans le cadre d'un monopole, le livret des divertissements royaux comme le Ballet de la nuit (1653), demeuré célèbre pour avoir fait danser le jeune Louis XIV sous les traits d'Apollon, dieu du Soleil, Alcine ou La Naissance de Vénus (1665), et fut élu à l'Académie fran­çaise. Leur influence comme celle d'autres poètes moins connus tels l'abbé Cottin ou jean-François Sarasin (v. 1614-1654) soulignent le rôle de la galanterie de cour et du langage élégant dans la naissance du classicisme.

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2. Amour précieux et gloire du roman

t Un modèle fondateur, L 'Astrée

~np fai\~em~~ter généralement à L'Astrée (1607-1627) d'Honoré d'Urfé (1567-1625) pan IOn une nouvelle génération roman . d , , .

d'aventures .. L'ouvrage très lon . esque qm anne de 1 epmsseur au récit . , . g, orgamse autour des amours d' Astré t d ' C '] d

compromises par un malentendu fauteur de 'al . . , . .~ e . e e a on claires, créant le genre du roman , t' . J oDusie toute une sene d mtngues secon-

~< a trotrs ». ans un cadre p ·t 1 . , mythe de l'âge d'or les héros sont d . fi . . as ora qm evoque le vivent simplement ~u service d'un 'de~ ligures anstocrattques déguisées en bergers, qui , 1 ea amoureux L'Astré t 1 1 ,

~:~~~~.f:~~~e~~ ~~~~ée::~:c~i~e longue conquête. de la b~J:~u~nh~r:t~:r:~~e;~:: figure fondatrice de l'a!ant préc~~nt a~x soldhCitatt~ns de son prétendant. Céladon, d' 1 . x, es con amné a une longue cour . I ,

et ~x~no~se;~:;;~:r~o~~:î::~!pqr~~;;~ dDestînées à j.~stifier l'authenticité de 's~: ~~~~~~:t~ r . 1 e. ans cet umvers où le culte d l' . , tOls le mariage et l'abandon à la sensu rt, 1 . e amour reJette a la

a I e, ce sont es sentiments qui guident l'action.

& Le Grand cyrus (1649-1653) et C!élie (1654-1660} C'est Madeleine de Scudéry qui a donné avec Artamè Clélie ses lettres de noblesse à la p h 1 . d 1 ne ou le Grand Cyrus et surtout

. sye o ogie ans e roman C d'. . . antique combinent des aventures et 1 . . · es romans msptratwn b une co oratwn ép1que av , · d .

lance psychologique La casuJ· t. . ec un souci e vrmsem-. s Ique amoureuse qm fa· 'tf d

suscitait des débats passionnés s'inscrit alors dans l'înt . !Sai ~reur .ans les salons et y nages: les lecteurs et surtout les lectrices retro t ngue et es sentiments des person­traits et les caractères rencontrés dans la société ur:~ , ,tra~s~os~s dans la fiction, les por­ment amoureux et les obstacles à franchir don m~~ ~u I s VIVent. Les étapes du senti­géographie allégorique de l'amour , t' n~nt nmssance, du salon au roman, à une Tendre» dessine un royaume qui défi~~;sen e~ Bans une car~e: .la fameuse Il carte de le culte de l' <1 amour tendre» constJ.ttll: sous ta ?rme de trms villes et de trois fleuves,

e par fOIS Vertus J'. r · j' · reconnaissance. Les qualités intermédJ. . d l' . ' mc. matwn, estime et la . 1. atres e . 1< am1 tendre » qu1 ,' à J' .

tl cu Ier » sont déclinées sur la cart c d 1 . s oppose . « ami par-e sous torme e ocahtés et 1 d , par des rivières et des lacs Au-del' d d' . es angers sont representés

· a li IVerttssement et d }"d' l' > • , • roman précieux traduit donc les valeurs et 1 . . e I ea tsme qu Il vehJCule, le prétend« savoir l'art de parer la vertu» comm;~,;~~~r~~~ndse Smorda,Ies dd'uneCiéFI.oque qui

cu ery ans e 1e.

Grandeur et décadence de la galanterie et de la conversation précieuse

t la Précieuse de l'abbé cie Pure

Contestée et critiquée comme toutes les modes 1 . . d'impo.rtance pour voir ses usages de'fi . d . , a précwsité a eu suffisamment d mis ans un roman à clés la p , · 1 es ruelles (1656) de J'abb · d p L' ' reneuse ou e mystère

e e ure. ouvrage met clairement l' 1 . «féministe» avant la lettre du cou t. d' accent sur a dimension d l' ran . en reven Iquant leur place d 1

e esprit» et en refusant 1' alién f l. . ans es «ouvrages a lOn par e manage, les précieuses avaient choisi de

modifier la place des femmes dans les champs social et intellectuel. I:abbé de Pure souligne leur détermination en les présentant comme adeptes d'une «espèce de reli­gion'' fondée sur la réalisation de trois vœux: «la subtilité dans les pensées», <<la méthode dans les désirs», «la pureté du style». Comme le note le critique Philippe Van Tieghem, les précieux incarnent un courant moderne car ils prétendent :

«recevoir leurs principes des milieux aristocratiques et élégants du monde, c'est-à-dire du goùt féminin, non de la tradition antique. lls font figure d'indépendants en revendiquant le droit,de ne pas parler comme tout le monde et mêlent curieusement le purisme et l'audace, le purisme pour la grammaire, l'audace pour le vocabulaire».

D Le Grand Dictionnaire des précieuses et le débat sur les femmes

Le rejet systématique du langage bas et vulgaire aboutit à une sorte de langue codée, voire affectée. Le langage précieux qui multiplie les figures de style semble artificiel et pédant, à l'image des fameuses hyperboles, périphrases et métaphores que Molière attribue à ses Précieuses ridicules (1659). Les précieuses s'exposaient aux sarcasmes et aux critiques: leurs travers, qui assurent encore le succès de Molière, ont fait en leur temps la fortune d'Antoine Baudeau de Somaize, oublié aujourd'hui. En 1660, son Grand Dictionnaire procède à un inventaire satirique des usages précieux: il y raille un langage et des débats qui touchent à la philosophie, à la psychologie, à la morale en privilégiant le <1 goüt" personnel sur toutes sortes de sujets, de la rhétorique de l'aveu à l'emploi des conjonctions de coordination. Quant à l'idéalisme précieux, il fait sourire les libertins comme Scarron et Ninon de Lenclos. Mais la conjonction d'un courant littéraire et d'un phénomène social a des conséquences durables: !es revendications des précieuses permettent à un débat sur le rôle social des femmes, leur éducation et leur liberté dans le mariage, de s'ouvrir durablement. De L'École des maris à L'École des femmes, du Misanthrope aux Femmes savantes, Molière n'abandonnera jamais ce sujet et le traitera de façon plus nuancée qu'il n'y paraît. A la scène comme dans le roman, le «marivaudage" du XVIW siècle est fils de la préciosité.

» une empreinte méconnue sur la littérature classique

En dépit des critiques contre le phénomène socio-historique, la préciosité littéraire et son art de la conversation imprègnent de façon ineffaçable le classicisme: après avoir saisi l'occasion d'une charge facile, Molière s'en empare au service d'une parole claire sans être pédante, celle qu'il utilise dans ses <1 grandes comédies». Il défend aussi, à l'instar de son Clitandre dans Les Femmes savantes, le raffinement esthétique et moral du '< goüt » en usage à la cour contre la morale bourgeoise et le langage un peu brutal de la I<Ville». L'idéal classique de l'<1honnête homme» défini par le chevalier de Méré doit beaucoup à la préciosité. Une œuvre majeure comme La Princesse de Clèves (1678) se déroule dans un climat de galanterie affichée: avant de donner à l'intrigue un tour tragique, le dilemme de la Princesse- faut-il avouer à son mari un amour interdit?­ressemble à une des questions abstraites dont on débattait longuement dans les salons précieux. Mais ces questions apparemment galantes sont hissées par Mme de La Fayette et ses amis pessimistes à la hauteur d'une morale et d'une vision du monde. Des Maximes de La Rochefoucauld à la tragédie racinienne, toute la seconde moitié du Grand Siècle s'est ainsi nourrie du courant précieux.

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3.

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2. Amour précieux et gloire du roman

t Un modèle fondateur, L 'Astrée

~np fai\~em~~ter généralement à L'Astrée (1607-1627) d'Honoré d'Urfé (1567-1625) pan IOn une nouvelle génération roman . d , , .

d'aventures .. L'ouvrage très lon . esque qm anne de 1 epmsseur au récit . , . g, orgamse autour des amours d' Astré t d ' C '] d

compromises par un malentendu fauteur de 'al . . , . .~ e . e e a on claires, créant le genre du roman , t' . J oDusie toute une sene d mtngues secon-

~< a trotrs ». ans un cadre p ·t 1 . , mythe de l'âge d'or les héros sont d . fi . . as ora qm evoque le vivent simplement ~u service d'un 'de~ ligures anstocrattques déguisées en bergers, qui , 1 ea amoureux L'Astré t 1 1 ,

~:~~~~.f:~~~e~~ ~~~~ée::~:c~i~e longue conquête. de la b~J:~u~nh~r:t~:r:~~e;~:: figure fondatrice de l'a!ant préc~~nt a~x soldhCitatt~ns de son prétendant. Céladon, d' 1 . x, es con amné a une longue cour . I ,

et ~x~no~se;~:;;~:r~o~~:î::~!pqr~~;;~ dDestînées à j.~stifier l'authenticité de 's~: ~~~~~~:t~ r . 1 e. ans cet umvers où le culte d l' . , tOls le mariage et l'abandon à la sensu rt, 1 . e amour reJette a la

a I e, ce sont es sentiments qui guident l'action.

& Le Grand cyrus (1649-1653) et C!élie (1654-1660} C'est Madeleine de Scudéry qui a donné avec Artamè Clélie ses lettres de noblesse à la p h 1 . d 1 ne ou le Grand Cyrus et surtout

. sye o ogie ans e roman C d'. . . antique combinent des aventures et 1 . . · es romans msptratwn b une co oratwn ép1que av , · d .

lance psychologique La casuJ· t. . ec un souci e vrmsem-. s Ique amoureuse qm fa· 'tf d

suscitait des débats passionnés s'inscrit alors dans l'înt . !Sai ~reur .ans les salons et y nages: les lecteurs et surtout les lectrices retro t ngue et es sentiments des person­traits et les caractères rencontrés dans la société ur:~ , ,tra~s~os~s dans la fiction, les por­ment amoureux et les obstacles à franchir don m~~ ~u I s VIVent. Les étapes du senti­géographie allégorique de l'amour , t' n~nt nmssance, du salon au roman, à une Tendre» dessine un royaume qui défi~~;sen e~ Bans une car~e: .la fameuse Il carte de le culte de l' <1 amour tendre» constJ.ttll: sous ta ?rme de trms villes et de trois fleuves,

e par fOIS Vertus J'. r · j' · reconnaissance. Les qualités intermédJ. . d l' . ' mc. matwn, estime et la . 1. atres e . 1< am1 tendre » qu1 ,' à J' .

tl cu Ier » sont déclinées sur la cart c d 1 . s oppose . « ami par-e sous torme e ocahtés et 1 d , par des rivières et des lacs Au-del' d d' . es angers sont representés

· a li IVerttssement et d }"d' l' > • , • roman précieux traduit donc les valeurs et 1 . . e I ea tsme qu Il vehJCule, le prétend« savoir l'art de parer la vertu» comm;~,;~~~r~~~ndse Smorda,Ies dd'uneCiéFI.oque qui

cu ery ans e 1e.

Grandeur et décadence de la galanterie et de la conversation précieuse

t la Précieuse de l'abbé cie Pure

Contestée et critiquée comme toutes les modes 1 . . d'impo.rtance pour voir ses usages de'fi . d . , a précwsité a eu suffisamment d mis ans un roman à clés la p , · 1 es ruelles (1656) de J'abb · d p L' ' reneuse ou e mystère

e e ure. ouvrage met clairement l' 1 . «féministe» avant la lettre du cou t. d' accent sur a dimension d l' ran . en reven Iquant leur place d 1

e esprit» et en refusant 1' alién f l. . ans es «ouvrages a lOn par e manage, les précieuses avaient choisi de

modifier la place des femmes dans les champs social et intellectuel. I:abbé de Pure souligne leur détermination en les présentant comme adeptes d'une «espèce de reli­gion'' fondée sur la réalisation de trois vœux: «la subtilité dans les pensées», <<la méthode dans les désirs», «la pureté du style». Comme le note le critique Philippe Van Tieghem, les précieux incarnent un courant moderne car ils prétendent :

«recevoir leurs principes des milieux aristocratiques et élégants du monde, c'est-à-dire du goùt féminin, non de la tradition antique. lls font figure d'indépendants en revendiquant le droit,de ne pas parler comme tout le monde et mêlent curieusement le purisme et l'audace, le purisme pour la grammaire, l'audace pour le vocabulaire».

D Le Grand Dictionnaire des précieuses et le débat sur les femmes

Le rejet systématique du langage bas et vulgaire aboutit à une sorte de langue codée, voire affectée. Le langage précieux qui multiplie les figures de style semble artificiel et pédant, à l'image des fameuses hyperboles, périphrases et métaphores que Molière attribue à ses Précieuses ridicules (1659). Les précieuses s'exposaient aux sarcasmes et aux critiques: leurs travers, qui assurent encore le succès de Molière, ont fait en leur temps la fortune d'Antoine Baudeau de Somaize, oublié aujourd'hui. En 1660, son Grand Dictionnaire procède à un inventaire satirique des usages précieux: il y raille un langage et des débats qui touchent à la philosophie, à la psychologie, à la morale en privilégiant le <1 goüt" personnel sur toutes sortes de sujets, de la rhétorique de l'aveu à l'emploi des conjonctions de coordination. Quant à l'idéalisme précieux, il fait sourire les libertins comme Scarron et Ninon de Lenclos. Mais la conjonction d'un courant littéraire et d'un phénomène social a des conséquences durables: !es revendications des précieuses permettent à un débat sur le rôle social des femmes, leur éducation et leur liberté dans le mariage, de s'ouvrir durablement. De L'École des maris à L'École des femmes, du Misanthrope aux Femmes savantes, Molière n'abandonnera jamais ce sujet et le traitera de façon plus nuancée qu'il n'y paraît. A la scène comme dans le roman, le «marivaudage" du XVIW siècle est fils de la préciosité.

» une empreinte méconnue sur la littérature classique

En dépit des critiques contre le phénomène socio-historique, la préciosité littéraire et son art de la conversation imprègnent de façon ineffaçable le classicisme: après avoir saisi l'occasion d'une charge facile, Molière s'en empare au service d'une parole claire sans être pédante, celle qu'il utilise dans ses <1 grandes comédies». Il défend aussi, à l'instar de son Clitandre dans Les Femmes savantes, le raffinement esthétique et moral du '< goüt » en usage à la cour contre la morale bourgeoise et le langage un peu brutal de la I<Ville». L'idéal classique de l'<1honnête homme» défini par le chevalier de Méré doit beaucoup à la préciosité. Une œuvre majeure comme La Princesse de Clèves (1678) se déroule dans un climat de galanterie affichée: avant de donner à l'intrigue un tour tragique, le dilemme de la Princesse- faut-il avouer à son mari un amour interdit?­ressemble à une des questions abstraites dont on débattait longuement dans les salons précieux. Mais ces questions apparemment galantes sont hissées par Mme de La Fayette et ses amis pessimistes à la hauteur d'une morale et d'une vision du monde. Des Maximes de La Rochefoucauld à la tragédie racinienne, toute la seconde moitié du Grand Siècle s'est ainsi nourrie du courant précieux.

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le modèle classique

Le classicisme en littérature ressemble à une doctrine. On peut surtout y voir un moment d'harmonie, associé à la seconde moitié du XVII' siècle et ressenti dès le siècle suivant comme un modèle à imiter et à transmettre. C'est autour des œuvres classiques, contestées par les romantiques, que s'est construit l'enseigne­ment de la littérature dans le système scolaire : c'est aussi l'auteur classique, de Racine à Pascal et de Bossuet à Mm' de La Fayette et La Rochefoucauld, qui donne corps au mythe spécifiquement français du<< grand écrivain».

1. Ul'l problème de définitiol'l

52

~ Sens littéraire et usage courant Le mot «classicisme» apparaît sous la plume de Stendhal dans son manifeste roman­tique Racine et Shakespeare (1823), transformant en système un aspect de la littérature déjà défini par !"Allemand Friedrich Schlegel puis par M"" de Staël. En 1898, dans un des premiers «manuels» visant à enseigner une discipline récente, l'histoire littéraire, Ferdinand Brunetière (1849-1906) précise, toujours par opposition au romantisme, que 'de classicisme avait fait de l'impersonnalité de l'œuvre d'art l'une des conditions de sa perfection». Au moment où le mouvement lui-même atteint son point d'équi­libre, autour des années 1670, l'adjectif «classique» désigne étymologiquement ce qui est de« première classe». Mais le terme, rare et péjoratif, qualifie ce qui relève de l'éru­dition et du monde scolaire par opposition à ce qui est moderne. Cette acception cou­rante, bien après le XVUC siècle, désigne encore aujourd'hui une morale, une esthé­tique, un mode de vie et jusqu'à une mode caractérisés par la modération, l'élégance et le refus de l'ostentation.

~ une «doctrine» ou un «moment» ?

Les contours du mouvement sont d'autant plus difficiles à cerner que les repères histo­riques le plus fréquemment utilisés pour le situer coïncident difficilement avec la date des textes théoriques majeurs : l'apogée du mouvement correspond au règne person­nel du Roi-Soleil, soit les années 1661-1715, depuis que Voltaire a célébré l"art clas­sique dans Le Siècle de Louis XIV (1751). Pourtant, dès 1606, Malherbe en pose les jalons (voir fiche 15) et les fameuses règles de l'art classique s'ébauchent sous le règne de Louis XIII pour se préciser pendant tout le siècle. S'il est tentant par ailleurs de par­ler, comme Phîlippe Van Tieghem, de «doctrine» pour un mouvement soucieux de formuler les préceptes d'un art de l'écriture, force est de constater l'absence d'un «corps de doctrine» réellement précis et unifié. Les règles de l'art classique ont constamment évolué et les textes de référence comportent des contradictions. On parle plutôt aujourd'hui d'un ~~moment classique, caractérisé par une réflexion théorique

2.

au service de valeurs et par la production d'œuvres dans lesquelles les contemporains ont reconnu tout ou partie de ces valeurs '' 1•

l'art classique au croisement de la littémture et de l'histoire

D un besoin de nonnes sur fond de guerre civile

Le classicisme ne s'est pas imposé d'emblée comme le modèle marmoréen figé sous le règne de Louis XIV en un spectacle grandiose re~été par l'archit.ecture du temps: la Galerie des Glaces de Versailles a été achevée b1en après la nmssance des grandes œuvres. La définition progressive de règles répond plutôt à une aspiration, éprouvée au cœur de la fièvre baroque et des désordres politiques par le pouvoir puis par les écrivains eux-mêmes. Au milieu du règne de Louis XIII (1610-1643), le cardinal de Richelieu fonde l'institution emblématique de l'art classique, l'Académie française ( 1635), dans un objectif tout aussi politique et moral que culturel: centraliser l"État, en le dotant, au cœur de la vie sociale, d'une identité littéraire et artistique forte, incarnée par une assemblée qui encourage, promeut et contrôle la producti~n littérai:e·. Tem~le de l'éloquence et du débat de bon ton, l'académie est chargée de rédige~ un dictiOnnair~ conforme au «bon usage», pour consolider et embellir la langue offiCielle, celle du ro1 et de la classe dominante, une petite aristocratie. Comme elle a aussi pour mission de développer les arts et les lettres, elle devient l'observatoire privilégié de la ~ie littéraire. Avec la querelle du Cid en 1637 (voir fiche 18) l"influence des doctes sur la vre des lettres s'affirme durablement: l'exercice de la littérature est soumis à la norme d'une morale officielle et les écrivains, soucieux de briller et de progresser dans une émulation constante, appliquent à leur création les principes formels qui leur sont impos~s. ~n ce sens, les auteurs du xvne siècle répondent bien à la définition de Paul Valéry qw umve~­salise la notion de classîcisme en déclarant: «Classique est l'écrivain qui porte un en­tique en soi-même et l'associe intimement à ses travaux» («Situation de Baudelaire2

» ).

~ l'esthétique d'un règne eabsolutisme royal va figer en principes et en règles ce besoin de normes. La volonté politique, la culture rare et la grâce souveraine d'un jeune roi de vingt-trois ans, régu­lièrement figuré sous les traits solaires d'Apollon, dieu des Arts, confè~e aux a~t~s la mission de représenter dans toute sa solennité le spectacle du pouvmr. Le thea~re domine l'époque et redevient, comme dans l'Antiquité, pour quelques décenm~s sacralisées par la postérité, une liturgie sociale, poétique et musicale. Alors que ses pre­décesseurs se contentaient de choisir et de protéger leurs artistes, Louis XIV invente le mécénat d'État, ce qui légitime l'absolutisme. Privés de tout pouvoir~ les grands deviennent les spectateurs de la «gloire» du roi, un terme clé de la tragédie classique qui reflète moins un état de fait qu'une exigence morale. _L:s œuvres commandé:s à Corneille, Molière, Racine ou au musicien Lully, sont destmees aux somptueuses fetes royales qui éblouissent la cour et font rêver la ville: on pense moins ainsi à l'envers du

1. Béatrice Gui on, Histoire de la France littéraire, t. II, PUF, 2006, p. 131.

2. Paul Valéry, ,< Situation de Baudelaire)), in Variété Il, Gallimard, 1930, rééd. colL "Folio essais))'

!998. p. 239.

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le modèle classique

Le classicisme en littérature ressemble à une doctrine. On peut surtout y voir un moment d'harmonie, associé à la seconde moitié du XVII' siècle et ressenti dès le siècle suivant comme un modèle à imiter et à transmettre. C'est autour des œuvres classiques, contestées par les romantiques, que s'est construit l'enseigne­ment de la littérature dans le système scolaire : c'est aussi l'auteur classique, de Racine à Pascal et de Bossuet à Mm' de La Fayette et La Rochefoucauld, qui donne corps au mythe spécifiquement français du<< grand écrivain».

1. Ul'l problème de définitiol'l

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~ Sens littéraire et usage courant Le mot «classicisme» apparaît sous la plume de Stendhal dans son manifeste roman­tique Racine et Shakespeare (1823), transformant en système un aspect de la littérature déjà défini par !"Allemand Friedrich Schlegel puis par M"" de Staël. En 1898, dans un des premiers «manuels» visant à enseigner une discipline récente, l'histoire littéraire, Ferdinand Brunetière (1849-1906) précise, toujours par opposition au romantisme, que 'de classicisme avait fait de l'impersonnalité de l'œuvre d'art l'une des conditions de sa perfection». Au moment où le mouvement lui-même atteint son point d'équi­libre, autour des années 1670, l'adjectif «classique» désigne étymologiquement ce qui est de« première classe». Mais le terme, rare et péjoratif, qualifie ce qui relève de l'éru­dition et du monde scolaire par opposition à ce qui est moderne. Cette acception cou­rante, bien après le XVUC siècle, désigne encore aujourd'hui une morale, une esthé­tique, un mode de vie et jusqu'à une mode caractérisés par la modération, l'élégance et le refus de l'ostentation.

~ une «doctrine» ou un «moment» ?

Les contours du mouvement sont d'autant plus difficiles à cerner que les repères histo­riques le plus fréquemment utilisés pour le situer coïncident difficilement avec la date des textes théoriques majeurs : l'apogée du mouvement correspond au règne person­nel du Roi-Soleil, soit les années 1661-1715, depuis que Voltaire a célébré l"art clas­sique dans Le Siècle de Louis XIV (1751). Pourtant, dès 1606, Malherbe en pose les jalons (voir fiche 15) et les fameuses règles de l'art classique s'ébauchent sous le règne de Louis XIII pour se préciser pendant tout le siècle. S'il est tentant par ailleurs de par­ler, comme Phîlippe Van Tieghem, de «doctrine» pour un mouvement soucieux de formuler les préceptes d'un art de l'écriture, force est de constater l'absence d'un «corps de doctrine» réellement précis et unifié. Les règles de l'art classique ont constamment évolué et les textes de référence comportent des contradictions. On parle plutôt aujourd'hui d'un ~~moment classique, caractérisé par une réflexion théorique

2.

au service de valeurs et par la production d'œuvres dans lesquelles les contemporains ont reconnu tout ou partie de ces valeurs '' 1•

l'art classique au croisement de la littémture et de l'histoire

D un besoin de nonnes sur fond de guerre civile

Le classicisme ne s'est pas imposé d'emblée comme le modèle marmoréen figé sous le règne de Louis XIV en un spectacle grandiose re~été par l'archit.ecture du temps: la Galerie des Glaces de Versailles a été achevée b1en après la nmssance des grandes œuvres. La définition progressive de règles répond plutôt à une aspiration, éprouvée au cœur de la fièvre baroque et des désordres politiques par le pouvoir puis par les écrivains eux-mêmes. Au milieu du règne de Louis XIII (1610-1643), le cardinal de Richelieu fonde l'institution emblématique de l'art classique, l'Académie française ( 1635), dans un objectif tout aussi politique et moral que culturel: centraliser l"État, en le dotant, au cœur de la vie sociale, d'une identité littéraire et artistique forte, incarnée par une assemblée qui encourage, promeut et contrôle la producti~n littérai:e·. Tem~le de l'éloquence et du débat de bon ton, l'académie est chargée de rédige~ un dictiOnnair~ conforme au «bon usage», pour consolider et embellir la langue offiCielle, celle du ro1 et de la classe dominante, une petite aristocratie. Comme elle a aussi pour mission de développer les arts et les lettres, elle devient l'observatoire privilégié de la ~ie littéraire. Avec la querelle du Cid en 1637 (voir fiche 18) l"influence des doctes sur la vre des lettres s'affirme durablement: l'exercice de la littérature est soumis à la norme d'une morale officielle et les écrivains, soucieux de briller et de progresser dans une émulation constante, appliquent à leur création les principes formels qui leur sont impos~s. ~n ce sens, les auteurs du xvne siècle répondent bien à la définition de Paul Valéry qw umve~­salise la notion de classîcisme en déclarant: «Classique est l'écrivain qui porte un en­tique en soi-même et l'associe intimement à ses travaux» («Situation de Baudelaire2

» ).

~ l'esthétique d'un règne eabsolutisme royal va figer en principes et en règles ce besoin de normes. La volonté politique, la culture rare et la grâce souveraine d'un jeune roi de vingt-trois ans, régu­lièrement figuré sous les traits solaires d'Apollon, dieu des Arts, confè~e aux a~t~s la mission de représenter dans toute sa solennité le spectacle du pouvmr. Le thea~re domine l'époque et redevient, comme dans l'Antiquité, pour quelques décenm~s sacralisées par la postérité, une liturgie sociale, poétique et musicale. Alors que ses pre­décesseurs se contentaient de choisir et de protéger leurs artistes, Louis XIV invente le mécénat d'État, ce qui légitime l'absolutisme. Privés de tout pouvoir~ les grands deviennent les spectateurs de la «gloire» du roi, un terme clé de la tragédie classique qui reflète moins un état de fait qu'une exigence morale. _L:s œuvres commandé:s à Corneille, Molière, Racine ou au musicien Lully, sont destmees aux somptueuses fetes royales qui éblouissent la cour et font rêver la ville: on pense moins ainsi à l'envers du

1. Béatrice Gui on, Histoire de la France littéraire, t. II, PUF, 2006, p. 131.

2. Paul Valéry, ,< Situation de Baudelaire)), in Variété Il, Gallimard, 1930, rééd. colL "Folio essais))'

!998. p. 239.

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décor, une politique de conquête coûteuse en argent et en vies humaines. Cette connexion unique entre une politique et une esthétique explique la brièveté du classi­cisme proprement dit: le modèle traverse les siècles, l'application stricte des principes n'a pas duré.

3. Des modèles et des règles

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~ un héritage orienté, éclairé et sélectif

Comme tout mouvement en quête de reconnaissance, le classicisme a choisi d'imiter les modèles antiques les plus conformes à son idéal: l'ordre, l'équilibre et la rigueur, incarnés avec élégance par les valeurs mondaines reconnues à la cour. Contrairement à la Pléiade, qui s'emparait volontiers de tout l'héritage antique, le classicisme préfère Homère aux fulgurances d'un Eschyle et l'élégance policée des latins Térence ou Virgile aux rudes passions des Grecs. Comme leurs prédécesseurs et à quelques excep­tions illustres près - Racine lit et traduit le grec couramment -, les classiques ne découvrent leurs modèles que par la «seconde maint>. Avant de devenir le bréviaire suivi avec dévotion mais sans servilité par le classicisme français, le texte de référence d'Aristote (384-322 av. ).-C.) a été répandu en Europe par les poètes et érudits italiens, Le Tasse, notamment. Après les Réflexions sur la Poétique d'Aristote (1674) de René Rapin, une première traduction française de la Poétique en 1692 pérennise cette rencontre entre l'esthétique antique et les aspirations élevées du siècle de Louis XIV.

La doctrine classique, au théâtre surtout, trouve son essence dans cette œuvre inache­vée d'Aristote: le philosophe, parmi bien d'autres traités, avait tenté de fixer théori­quement, au TVe siècle, le cadre de la tragédie et de la comédie portées à l'incandes­cence par le ye siècle athénien. Le classicisme français y puise deux principes fonda­mentaux: la mimesis recommande une imitation du réel non pas servile mais tendue vers la recherche du «beau>> à travers le naturel; la catharsis donne au poème drama­tique le pouvoir de «purger>> le spectateur de ses passions en s'identifiant à un homme «tombé dans le malheur sans l'avoir voulu », l'archétype de cet homme étant Œdipe. 1bus les préceptes du théâtre classique, dont l'aura influence les autres genres littéraires, s'inspirent directement d'Aristote. Du Hollandais Heinsius avec sa Constitution de la tragédie (1611) à l'abbé d'Aubignac qui y puise les principes de sa Pratique du théâtre (1657), la pensée aristotélicienne domine le siècle.

L'âge classique, plus proche des écrivains latins que des auteurs grecs, désirait égale­ment trouver dans l'Antiquité une morale adaptée à ses valeurs mondaines: dans ce but, l'Art poétique (v. 361) d'Horace (65-8 av. ).-C.) est devenu le deuxième pivot de la doctrine. Le poète romain partage avec Aristote le principe de l'imitation, traduit par la fameuse formule «ut pictura poesis "• qui enjoint aux écrivains de chercher comme les peintres leurs sujets dans la nature. Si les classiques empruntent à Aristote le recours à des figures aristocratiques et à des sentiments «élevés», c'est Horace qui leur inspire le principe d'utilité de l'art: instruire et former les hommes en les divertissant et, par là, les rendre meilleurs. Il faut donc s'imposer une exigence de décorum: ne peut être représenté que ce qui est décent et ne heurte pas la sensibilité des spectateurs ou des lecteurs. C'est ainsi que, pour répondre aux attentes du public, la fameuse règle des «bienséances)), héritée des usages de l'éloquence à Rome, se généralise.

~ Les règles classiques: une poétique et une grammaire

Les qualificatifs qui a posteriori résument l'art classique en deux triades- naturel, vrai­semblance, imitation et ordre, rigueur, équilibre - traduisent une double ambition uniformiser l'écriture des genres et harmoniser la langue : un texte classique s'entend parfois avant de se comprendre. Si l'Art poétique (1674) de Boileau (1636-1711), bible rétrospective du classicisme, a connu une fortune proverbiale, ille doit en partie à sa forme versifiée. Ce serait cependant un contresens que de voir dans la doctrine classiquè un rejet de l'inspiration, assimilée depuis Platon à une fureur divine. Pour les classiques, la technique qu'ils appellent l'« art» doit contrôler le génie et interdire les égarements. Les théoriciens du classicisme, Rapin, le jésuite Dominique Bouhours, puis Boileau ont affirmé l'étroite conjonction des règles et du génie,judicium et ingenium, dans la perfection d'une œuvre: dans la primauté du travail sur le jaillissement de l'inspiration prônée par le classicisme, les philosophes du xvme siècle ont surtout vu la victoire de la raison. Mais, comme Boileau l'écrira, au-delà du travail, un «je ne sais quoi» qui ne se prouve pas, assure le génie. Le janséniste Nicole, maître de Racine, fait l'éloge de la raison et recommande de s'élever «au-dessus des règles» par «cette idée et cette impression vive qui s'appelle sentiment ou goût [qui] est tout autrement subtil que toutes les règles du monde [ ... ], qui fait qu'on n'y est point asservi, qu'on en juge, qu'on n'en abuse point». I.:application des règles est donc finalisée par la réalisation de l'idéal inspiré d'Horace: plaire, toucher et instruire.

L'originalité du classicisme et le génie de sa langue tiennent enfin à un paradoxe: les inventeurs du «purisme» linguistique, savants ou mondains, ont donné de la rigueur à un art social et léger, qui avait détrôné r éloquence en se répandant dans les salons, celui de la conversation. Après Vaugelas et ses Remarques sur la langue française (1647), c'est par un dialogue, Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671) que Bouhours intéresse l'aristocratie au beau langage, assimilé à une rhétorique de l'honnêteté. Il écrit ainsi:

«ce qu'il y a de plus merveilleux en notre langue[ ... ], c'est qu'étant si noble et si majestueuse elle ne laisse pas d'être la plus simple et la plus naïve langue du monde>>.

Sortant du cercle étroit des doctes, la grammaire conquiert ses lettres de noblesse. Les codes qui vont la régir jusqu'à une date récente, transmis par la tradition scolaire, se fixent tout au long du siècle: dans une optique savante, à l'opposé du registre mondain du jésuite Bouhours, le groupe janséniste des «Messieurs >t de Port-Royal conçoit un ouvrage majeur, la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal (1.660). Les Observations sur la langue française (1672) de Ménage sont plus savantes que celles de Vaugelas. Le vocabulaire fait 1' objet de recherches déterminantes concrétisées par le Dictionnaire de Richelet (1680) et celui de Furetière (1690). À l'extrémité du grand siècle, le Dictionnaire de l'Académie (1692) donne forme et sens au projet de Richelieu parachevé par Louis XIV: la création officielle d'une langue unique dont nous avons aujourd'hui oublié les contraintes pour n'entendre que l'harmonie.

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décor, une politique de conquête coûteuse en argent et en vies humaines. Cette connexion unique entre une politique et une esthétique explique la brièveté du classi­cisme proprement dit: le modèle traverse les siècles, l'application stricte des principes n'a pas duré.

3. Des modèles et des règles

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~ un héritage orienté, éclairé et sélectif

Comme tout mouvement en quête de reconnaissance, le classicisme a choisi d'imiter les modèles antiques les plus conformes à son idéal: l'ordre, l'équilibre et la rigueur, incarnés avec élégance par les valeurs mondaines reconnues à la cour. Contrairement à la Pléiade, qui s'emparait volontiers de tout l'héritage antique, le classicisme préfère Homère aux fulgurances d'un Eschyle et l'élégance policée des latins Térence ou Virgile aux rudes passions des Grecs. Comme leurs prédécesseurs et à quelques excep­tions illustres près - Racine lit et traduit le grec couramment -, les classiques ne découvrent leurs modèles que par la «seconde maint>. Avant de devenir le bréviaire suivi avec dévotion mais sans servilité par le classicisme français, le texte de référence d'Aristote (384-322 av. ).-C.) a été répandu en Europe par les poètes et érudits italiens, Le Tasse, notamment. Après les Réflexions sur la Poétique d'Aristote (1674) de René Rapin, une première traduction française de la Poétique en 1692 pérennise cette rencontre entre l'esthétique antique et les aspirations élevées du siècle de Louis XIV.

La doctrine classique, au théâtre surtout, trouve son essence dans cette œuvre inache­vée d'Aristote: le philosophe, parmi bien d'autres traités, avait tenté de fixer théori­quement, au TVe siècle, le cadre de la tragédie et de la comédie portées à l'incandes­cence par le ye siècle athénien. Le classicisme français y puise deux principes fonda­mentaux: la mimesis recommande une imitation du réel non pas servile mais tendue vers la recherche du «beau>> à travers le naturel; la catharsis donne au poème drama­tique le pouvoir de «purger>> le spectateur de ses passions en s'identifiant à un homme «tombé dans le malheur sans l'avoir voulu », l'archétype de cet homme étant Œdipe. 1bus les préceptes du théâtre classique, dont l'aura influence les autres genres littéraires, s'inspirent directement d'Aristote. Du Hollandais Heinsius avec sa Constitution de la tragédie (1611) à l'abbé d'Aubignac qui y puise les principes de sa Pratique du théâtre (1657), la pensée aristotélicienne domine le siècle.

L'âge classique, plus proche des écrivains latins que des auteurs grecs, désirait égale­ment trouver dans l'Antiquité une morale adaptée à ses valeurs mondaines: dans ce but, l'Art poétique (v. 361) d'Horace (65-8 av. ).-C.) est devenu le deuxième pivot de la doctrine. Le poète romain partage avec Aristote le principe de l'imitation, traduit par la fameuse formule «ut pictura poesis "• qui enjoint aux écrivains de chercher comme les peintres leurs sujets dans la nature. Si les classiques empruntent à Aristote le recours à des figures aristocratiques et à des sentiments «élevés», c'est Horace qui leur inspire le principe d'utilité de l'art: instruire et former les hommes en les divertissant et, par là, les rendre meilleurs. Il faut donc s'imposer une exigence de décorum: ne peut être représenté que ce qui est décent et ne heurte pas la sensibilité des spectateurs ou des lecteurs. C'est ainsi que, pour répondre aux attentes du public, la fameuse règle des «bienséances)), héritée des usages de l'éloquence à Rome, se généralise.

~ Les règles classiques: une poétique et une grammaire

Les qualificatifs qui a posteriori résument l'art classique en deux triades- naturel, vrai­semblance, imitation et ordre, rigueur, équilibre - traduisent une double ambition uniformiser l'écriture des genres et harmoniser la langue : un texte classique s'entend parfois avant de se comprendre. Si l'Art poétique (1674) de Boileau (1636-1711), bible rétrospective du classicisme, a connu une fortune proverbiale, ille doit en partie à sa forme versifiée. Ce serait cependant un contresens que de voir dans la doctrine classiquè un rejet de l'inspiration, assimilée depuis Platon à une fureur divine. Pour les classiques, la technique qu'ils appellent l'« art» doit contrôler le génie et interdire les égarements. Les théoriciens du classicisme, Rapin, le jésuite Dominique Bouhours, puis Boileau ont affirmé l'étroite conjonction des règles et du génie,judicium et ingenium, dans la perfection d'une œuvre: dans la primauté du travail sur le jaillissement de l'inspiration prônée par le classicisme, les philosophes du xvme siècle ont surtout vu la victoire de la raison. Mais, comme Boileau l'écrira, au-delà du travail, un «je ne sais quoi» qui ne se prouve pas, assure le génie. Le janséniste Nicole, maître de Racine, fait l'éloge de la raison et recommande de s'élever «au-dessus des règles» par «cette idée et cette impression vive qui s'appelle sentiment ou goût [qui] est tout autrement subtil que toutes les règles du monde [ ... ], qui fait qu'on n'y est point asservi, qu'on en juge, qu'on n'en abuse point». I.:application des règles est donc finalisée par la réalisation de l'idéal inspiré d'Horace: plaire, toucher et instruire.

L'originalité du classicisme et le génie de sa langue tiennent enfin à un paradoxe: les inventeurs du «purisme» linguistique, savants ou mondains, ont donné de la rigueur à un art social et léger, qui avait détrôné r éloquence en se répandant dans les salons, celui de la conversation. Après Vaugelas et ses Remarques sur la langue française (1647), c'est par un dialogue, Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671) que Bouhours intéresse l'aristocratie au beau langage, assimilé à une rhétorique de l'honnêteté. Il écrit ainsi:

«ce qu'il y a de plus merveilleux en notre langue[ ... ], c'est qu'étant si noble et si majestueuse elle ne laisse pas d'être la plus simple et la plus naïve langue du monde>>.

Sortant du cercle étroit des doctes, la grammaire conquiert ses lettres de noblesse. Les codes qui vont la régir jusqu'à une date récente, transmis par la tradition scolaire, se fixent tout au long du siècle: dans une optique savante, à l'opposé du registre mondain du jésuite Bouhours, le groupe janséniste des «Messieurs >t de Port-Royal conçoit un ouvrage majeur, la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal (1.660). Les Observations sur la langue française (1672) de Ménage sont plus savantes que celles de Vaugelas. Le vocabulaire fait 1' objet de recherches déterminantes concrétisées par le Dictionnaire de Richelet (1680) et celui de Furetière (1690). À l'extrémité du grand siècle, le Dictionnaire de l'Académie (1692) donne forme et sens au projet de Richelieu parachevé par Louis XIV: la création officielle d'une langue unique dont nous avons aujourd'hui oublié les contraintes pour n'entendre que l'harmonie.

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le classicisme au théâtre

Pour le profane, le classicisme se confond avec le théâtre, imposé par une société figée dans le spectaculaire, sublimé par les règles. Trois œuvres intem­porelles continuent à le magnifier. Corneille crée la tragédie politique en mettant son imagination baroque au service d'une morale héroïque, Racine la transforme en cérémonie, Molière instille la morale de l'honnête homme dans le tourbillon dramatique de la comédie.

1. La dramaturgie classique

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Plus que les autres genres, le théâtre devait répondre au besoin de «norme» ressenti dès la première moitié du XVW siècle. Malgré le triomphe de la tragi-comédie baroque, l'ouverture de salles de spectacle dédiées à l'aristocratie et le goût du roi pour le théâtre exigeaient la définition d'un code «élevé». Fidèles à Aristote, les écrits théoriques s'attachent à définir les règles de la tragédie: le Discours sur la tragédie (1639) de jean­François Sarrasin, la Poétique ( 1640) de La Niénardière et surtout la Pratique du théâtre (1657) de l'abbé d'Aubignac forment alors le "goût» du temps. Cette codification a stimulé l'émulation entre auteurs en créant parfois de vaines querelles. Mais elle a incité les plus grands, Corneille et Racine comme Molière, à multiplier les préfaces, avertissements, examens destinés à se concilier les doctes et le public tout en nous livrant de précieuses informations sur leur art dramatique. C'est plus dans les trois Discours sur le poème dramatique (1660) de Corneille et la préface de Bérénice de Racine que se trouve aujourd'hui résumée cette poétique de la tragédie.

Rien de tout cela ne serait cependant arrivé si le disciple malherbien du cardinal de Richelieu, )ean Chapelain (1595-1674), n'avait formulé dans sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures (1630) les principes d'une bonne imitation: il s'agissait de concen­trer l'attention du spectateur sur un seul conflit pour réaliser l'unité d'action et aboutir à une seule «catastrophe», d'autant plus bouleversante. En limitant à vingt-quatre heures la durée de la pièce, on rapproche le temps de l'action de celui de la représenta­tion: c'est l'unité de temps qui exclut les rebondissements invraisemblables et les pièces «à tiroirs». L'unité de lieu découlait logiquement des deux autres: dès le règne de Louis XIII, on avait renoncé aux décors simultanés du Moyen Age; le classicisme réduit à un seul décor l'espace de la tragédie, une salle de palais, qui symbolise la condition royale du héros et sa réclusion dans un dilemme insoluble.

Pour exprimer «cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie», selon le mot de Racine, les règles recommandent de respecter le principe d'imitation du réel en ne proposant au public que des intrigues «vraisemblables». Ce principe contraire à de vieilles habitudes rencontre beaucoup de résistance. Il ne gêne pas Racine mais Corneille, dans le Discours de l'utilité et des parties du poème dramatique (1660), affirme que «les grands sujets qui remuent les passions [ ... ] doivent toujours aller au-delà du

vraisemblable». Tolérants, les doctes distinguent le «vraisemblable ordinaire» du «vraisemblable extraordinaire»: un sujet emprunté à l'Histoire exige la fidélité à la réalité des faits. Les intrigues tirées de la mythologie autorisent une sorte de «mer­veilleux vraisemblable», notamment dans les tragédies «à machines», dénouées par l'intervention ultime d'une divinité. En revanche, plus on avance dans le siècle, plus s'impose le respect des bienséances: pas de sang, pas de meurtre sur scène, p~s d' e~ibi­tion indécente d'un Œdipe montré sur scène les yeux crevés. Lhorreur tragtque, edul­corée parle récit, est repoussée «hors scène».

2. corneille (1606-1684) entre génie et théorie

L'œuvre de Corneille défie l'histoire littéraire et ses classements: au cours de sa longue carrière, le dramaturge a subi toutes les influences sans jamais renonce~.à sa liberté ~e créateur. Fasciné par le baroque espagnol, Corneille triomphe avec L~ Ct.d (1637) :nms provoque involontairement une «querelle» qui accélère la, gé~ér~l~satwn des r,egles classiques: en 1637, un dramaturge rival, Georges de Scudery, unte par le sucees du Cid, répertoria les manquements de la pièce aux principes aristotéliciens. Corn:ille, soutenu par le public et déjà célèbre pour ses comédies, ne daignant pas ré~ondre a. ses Observations sur le Cid, Scudéry fit appel à l'Académie qui arbitra le conflit. Elle hvra ses «Sentiments» sur la pièce sous la plume de Chapelain: malgré la modération des critiques mêlées à de nombreux éloges, elle invitait le poète à, traiter ~lus rég~lièreme~t le genre tragique. Corneille, prudent, feint de respecter les regles m~ts les dé~o.ue ha,bt­lement. Il définit alors dans ses trois Discours sur le poème dramatzque sa visiOn d un théâtre qui reste d'abord le sien. Il peut ainsi se mesurer avec Racine, son cade.t de trente ans et, classique sans l'avoir voulu, entrer au Panthéon mythique du xvue stècle

tout en conservant son originalité.

Contrairement à Racine qui crée un climat tragique avec très peu de chose, Corneille ne conçoit le genre que pour des personnages démesurés, prompts à la. rév~lte, au d~fi, à l'acte symbolique, à l'instar du Cid. Il prête à ses héros, d~ns des sit~atw~s extremes tirées de l'histoire romaine, des comportements psychologiquement mvra1semblables qu'il juge« nécessaires» et n'hésite pas, dans ce but, à falsifier l'Histoire. Il justifie sa p~é­férence pour les conflits et les êtres d'exception par le cara~tère « é.levé » de la tra_ge~t~: pour transmettre ['exemple d'une morale stoïcienne, elle dmt assoCier u~ «grand mteret d'État» à une intrigue amoureuse, en elle-même insuffisante pour susciter et «purger» les passions. Surdéterminées par cette volonté de grandeur politi~ue, d'es c_:euvres co~me Horace (1640), Cinna (1642) ou même Polyeucte (!643) sont auJourd hm plus datees et moins représentées, malgré leur poésie, que le~ tragédies racini,e~n-es, ce qm _semble injuste. Si, en 1670, le public préfère Je dépomllement de la Berentce de RaCI:1.e à la complexité de la Tite et Bérénice de Corneille, la disgrâce n'empêche ~as le poète d e~~rpr son inspiration. On redécouvre aujourd'hui, à côté de l'éternelle Jeunesse du Czd, la modernité violente de Rodogune (!645) et la pureté élégiaque de Suréna (1674). Dans ce chant du cygne absolument pessimiste, on assiste à la <<démolition du héros.». Aussi généreux que Rodrigue qui avait «construit l'É_tat », aussi indépendant que ~ICo~ède qui, dans la pièce éponyme, avait «affronté l'Etat», le héros Sur~na est <~ de~r.mt pa~ l'État». tué, d'une flèche dans le dos, sur l'ordre d'un souveram mach1avehen qm n'aime ,pas être servi par un sujet trop glorieux, pourtant indifférent à la postérité.

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le classicisme au théâtre

Pour le profane, le classicisme se confond avec le théâtre, imposé par une société figée dans le spectaculaire, sublimé par les règles. Trois œuvres intem­porelles continuent à le magnifier. Corneille crée la tragédie politique en mettant son imagination baroque au service d'une morale héroïque, Racine la transforme en cérémonie, Molière instille la morale de l'honnête homme dans le tourbillon dramatique de la comédie.

1. La dramaturgie classique

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Plus que les autres genres, le théâtre devait répondre au besoin de «norme» ressenti dès la première moitié du XVW siècle. Malgré le triomphe de la tragi-comédie baroque, l'ouverture de salles de spectacle dédiées à l'aristocratie et le goût du roi pour le théâtre exigeaient la définition d'un code «élevé». Fidèles à Aristote, les écrits théoriques s'attachent à définir les règles de la tragédie: le Discours sur la tragédie (1639) de jean­François Sarrasin, la Poétique ( 1640) de La Niénardière et surtout la Pratique du théâtre (1657) de l'abbé d'Aubignac forment alors le "goût» du temps. Cette codification a stimulé l'émulation entre auteurs en créant parfois de vaines querelles. Mais elle a incité les plus grands, Corneille et Racine comme Molière, à multiplier les préfaces, avertissements, examens destinés à se concilier les doctes et le public tout en nous livrant de précieuses informations sur leur art dramatique. C'est plus dans les trois Discours sur le poème dramatique (1660) de Corneille et la préface de Bérénice de Racine que se trouve aujourd'hui résumée cette poétique de la tragédie.

Rien de tout cela ne serait cependant arrivé si le disciple malherbien du cardinal de Richelieu, )ean Chapelain (1595-1674), n'avait formulé dans sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures (1630) les principes d'une bonne imitation: il s'agissait de concen­trer l'attention du spectateur sur un seul conflit pour réaliser l'unité d'action et aboutir à une seule «catastrophe», d'autant plus bouleversante. En limitant à vingt-quatre heures la durée de la pièce, on rapproche le temps de l'action de celui de la représenta­tion: c'est l'unité de temps qui exclut les rebondissements invraisemblables et les pièces «à tiroirs». L'unité de lieu découlait logiquement des deux autres: dès le règne de Louis XIII, on avait renoncé aux décors simultanés du Moyen Age; le classicisme réduit à un seul décor l'espace de la tragédie, une salle de palais, qui symbolise la condition royale du héros et sa réclusion dans un dilemme insoluble.

Pour exprimer «cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie», selon le mot de Racine, les règles recommandent de respecter le principe d'imitation du réel en ne proposant au public que des intrigues «vraisemblables». Ce principe contraire à de vieilles habitudes rencontre beaucoup de résistance. Il ne gêne pas Racine mais Corneille, dans le Discours de l'utilité et des parties du poème dramatique (1660), affirme que «les grands sujets qui remuent les passions [ ... ] doivent toujours aller au-delà du

vraisemblable». Tolérants, les doctes distinguent le «vraisemblable ordinaire» du «vraisemblable extraordinaire»: un sujet emprunté à l'Histoire exige la fidélité à la réalité des faits. Les intrigues tirées de la mythologie autorisent une sorte de «mer­veilleux vraisemblable», notamment dans les tragédies «à machines», dénouées par l'intervention ultime d'une divinité. En revanche, plus on avance dans le siècle, plus s'impose le respect des bienséances: pas de sang, pas de meurtre sur scène, p~s d' e~ibi­tion indécente d'un Œdipe montré sur scène les yeux crevés. Lhorreur tragtque, edul­corée parle récit, est repoussée «hors scène».

2. corneille (1606-1684) entre génie et théorie

L'œuvre de Corneille défie l'histoire littéraire et ses classements: au cours de sa longue carrière, le dramaturge a subi toutes les influences sans jamais renonce~.à sa liberté ~e créateur. Fasciné par le baroque espagnol, Corneille triomphe avec L~ Ct.d (1637) :nms provoque involontairement une «querelle» qui accélère la, gé~ér~l~satwn des r,egles classiques: en 1637, un dramaturge rival, Georges de Scudery, unte par le sucees du Cid, répertoria les manquements de la pièce aux principes aristotéliciens. Corn:ille, soutenu par le public et déjà célèbre pour ses comédies, ne daignant pas ré~ondre a. ses Observations sur le Cid, Scudéry fit appel à l'Académie qui arbitra le conflit. Elle hvra ses «Sentiments» sur la pièce sous la plume de Chapelain: malgré la modération des critiques mêlées à de nombreux éloges, elle invitait le poète à, traiter ~lus rég~lièreme~t le genre tragique. Corneille, prudent, feint de respecter les regles m~ts les dé~o.ue ha,bt­lement. Il définit alors dans ses trois Discours sur le poème dramatzque sa visiOn d un théâtre qui reste d'abord le sien. Il peut ainsi se mesurer avec Racine, son cade.t de trente ans et, classique sans l'avoir voulu, entrer au Panthéon mythique du xvue stècle

tout en conservant son originalité.

Contrairement à Racine qui crée un climat tragique avec très peu de chose, Corneille ne conçoit le genre que pour des personnages démesurés, prompts à la. rév~lte, au d~fi, à l'acte symbolique, à l'instar du Cid. Il prête à ses héros, d~ns des sit~atw~s extremes tirées de l'histoire romaine, des comportements psychologiquement mvra1semblables qu'il juge« nécessaires» et n'hésite pas, dans ce but, à falsifier l'Histoire. Il justifie sa p~é­férence pour les conflits et les êtres d'exception par le cara~tère « é.levé » de la tra_ge~t~: pour transmettre ['exemple d'une morale stoïcienne, elle dmt assoCier u~ «grand mteret d'État» à une intrigue amoureuse, en elle-même insuffisante pour susciter et «purger» les passions. Surdéterminées par cette volonté de grandeur politi~ue, d'es c_:euvres co~me Horace (1640), Cinna (1642) ou même Polyeucte (!643) sont auJourd hm plus datees et moins représentées, malgré leur poésie, que le~ tragédies racini,e~n-es, ce qm _semble injuste. Si, en 1670, le public préfère Je dépomllement de la Berentce de RaCI:1.e à la complexité de la Tite et Bérénice de Corneille, la disgrâce n'empêche ~as le poète d e~~rpr son inspiration. On redécouvre aujourd'hui, à côté de l'éternelle Jeunesse du Czd, la modernité violente de Rodogune (!645) et la pureté élégiaque de Suréna (1674). Dans ce chant du cygne absolument pessimiste, on assiste à la <<démolition du héros.». Aussi généreux que Rodrigue qui avait «construit l'É_tat », aussi indépendant que ~ICo~ède qui, dans la pièce éponyme, avait «affronté l'Etat», le héros Sur~na est <~ de~r.mt pa~ l'État». tué, d'une flèche dans le dos, sur l'ordre d'un souveram mach1avehen qm n'aime ,pas être servi par un sujet trop glorieux, pourtant indifférent à la postérité.

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3. Racine (1639-1699} et le rituel tragique

Tout oppose, dans le« classicisme t> même de leur écriture, Corneil1e et Racine, au-delà de leur rivalité bien connue à la scène et du parallèle établi entre eux par La Bruyère et trop souvent ressassé. Les règles qui embarrassèrent l'aîné, formé par les jésuites, ne sont pour le plus jeune, élève des jansénistes et rompu à leur discipline, qu'une contrainte productive. L'éloquence cornélienne frôle parfois l'emphase des prétoires fréquentés par r ancien avocat quand le débat racinien s'exprime à voix basse dans les cellules de Port-Royal.

Mais ce qui distingue Racine de tous ses contemporains dramaturges est incontestable­ment son aisance dans l'interprétation du modèle grec. Ancîen élève des Petites écoles de Port-Royal, il maîtrise parfaitement le grec, qu'il a étudié avec le maître Lancelot, et le latin, transmis par l'illustre grammairien Nicole. En une dizaine d'années (1664-1677), l'essentiel de son œuvre dramatique transpose la source antique et son modèle formel dans un univers tragique totalement conforme aux attentes de son temps. La liturgie antique se transforme en «cérémonie" de cour. Racîne revendique une fidélité scrupuleuse aux tragiques grecs et surtout à Euripide, le plus réaliste et le plus pessi­miste d'entre eux. Il tire ses sujets de l'épopée homérique et de la mythologie grecque: La Thébaïde (1664), Andromaque (1667), Iphigénie (1674), Phèdre (1677). Mais il est tout aussi à l'aise dans la tragédie romaine et politique qui lui permet de représenter sous les yeux d'un monarque absolu les figures des empereurs romains Néron dans Britannicus (1669) et Titus dans Bérénice (1670), ou celle des souverains orientaux Mithridate, roi du Pont, dans la pièce éponyme (1673) ou Roxane dans Bajazet (1672). En remplaçant la violence incantatoire du vers grec par le langage galant des princes de son époque pour se conformer aux bienséances, Racine exprime les passions antago­nistes et féroces de ses personnages dans un lexique poétique et réduit qui se coule parfaitement dans l'alexandrin classique. Pour imposer son modèle, il se réfère à l'autorité d'Aristote et à l'exemple d'Euripide: dans la préface de Bérénice, huis clos dépouillé dont l'intrigue est tirée de trois mots de Suétone et qui s'achève par une séparation annoncée, il doit justifier un dénouement sans mort violente. C'est l'occasion de réaffirmer sa préférence pour la simplicité d'une action «chargée de peu de matière»; le primat de la vraisemblance; le rejet du romanesque; le refus de l'<< extraordinaire» des péripéties inutiles au bénéfice d'un «intérêt» soutenu par la grandeur des personnages; le «naturel» de <<scènes bien remplies et bien liées». Quand on analyse la structure et le schéma « actantiel » de la tragédie racinienne, c'est­à-dire les rapports de force qui, sur une «échelle du désir», alimentent le conflit et le conduisent au dénouement, on peut y repérer une sorte d'uniformité mécanique. Mais cette sobriété dramatique échappe à la répétition tant la langue porte en elle de richesse et de renouvellements contrôlés: les critères absolus de l'art classique.

4. Molière (1622-1673) et le miracle de la scène

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La variété des formes théâtrales comiques, très prisées par divers publics, ne pouvait échapper à la redéfinition des genres. Sans être un divertissement royal, la comédie au xvue siècle étend son ambition poétique et rhétorique: elle va également se couler dans le moule classique très naturellement car Louis XIV aime autant la comédie et la

danse que la tragédie ou l'opéra. Mais comment faire sortir la comédie du cadre très vague qui la cantonnait dans des genres bas, celui d'une intrigue inventée qui s'achève heureusement mettant en scène des bourgeois sur des sujets convenus traités en prose (querelles d'argent, mariages forcés, conflits de générations)? Dès la première moitié du siècle, Corneille a pourtant donné des lettres de noblesse, en vers, à la comédie d'intrigue« à l'espagnole)) qui se développait en méme temps que la comédie de carac­tère et la comédie de mœurs. Il est suivi par Boisrobert, Thomas Corneille ou Mairet.

Rien ne semble destiner le Molière des années faméliques, vouées à réinventer la farce sur des tréteaux de province en rédigeant à peine le texte de ses intrigues jamais publiées; à hausser la comédie au niveau de l'esthétique classique: d'ailleurs dès qu'il dispose d'une salle à Paris, il s'essaie à la tragédie.

On sait que c'est en faisant rire le roi, en 1658, que le comédien consent à réaliser sa vocation de dramaturge comique: dans les trois domaines où il excelle, farce, comédie, comédie-ballet ou «à machines», Molière renouvelle le genre et répond aux attentes de ses trois publics. Car il doit satisfaire en même temps le public parisien des doctes, attaché au respect des codes, celui des bourgeois cultivés qui se reconnaissent vers 1630 dans l'idéal de l'« honnête homme>) et le public de la cour proprement dit. Après une série ininterrompue de succès; L'École des femmes (1662) entame un cycle de «grandes comédies)): un genre calqué sur le modèle en vigueur dans la tragédie. L'intrigue reste bourgeoise et comique mais contenue par les bienséances, et le niveau de la satire s'élève. La pièce est en cinq actes et en vers. Mais les exigences de la scène l'emporteront toujours sur le canon esthétique auquel Molière veut obéir pour se faire publier et admettre à la cour. Il l'affirme en 1665:

i< On sait bien que les comédies ne sont faites que pour être jouées; et je ne conseille de les lire qu'aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre.))

Au-delà du jeu, le texte de ses plus grandes œuvres, comme Le Misanthrope (1666) et Tartuffe (1669) conserve aujourd'hui sa vigueur polémique et sa langue, portée par l'esthétique classique, reste d'une clarté inégalable. La cabale qui accompagne la repré­sentation de L'École des femmes donne d'ailleurs au dramaturge l'occasion de formuler son credo artistique dans la Critique de l'École des femmes (1663) et L'Impromptu de Versailles ( 1663 ). Son art, en harmonie avec son modèle latin, Térence, et avec l'idéal et la morale classiques, veut : «peindre d'après nature», <<faire rire les honnêtes gens» et les instruire en les divertissant. La préface de Tartuffe insiste sur la nécessité de« corri­ger les vices des hommes>) par le rire: Molière a donc tendu un miroir à ses contempo­rains. Sceptiques mais mesurées, sa morale de «l'honnête homme)) et surtout sa verve satirique lui ont valu des haines tenaces. Car, par son pessimisme aussi, Molière est classique.

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3. Racine (1639-1699} et le rituel tragique

Tout oppose, dans le« classicisme t> même de leur écriture, Corneil1e et Racine, au-delà de leur rivalité bien connue à la scène et du parallèle établi entre eux par La Bruyère et trop souvent ressassé. Les règles qui embarrassèrent l'aîné, formé par les jésuites, ne sont pour le plus jeune, élève des jansénistes et rompu à leur discipline, qu'une contrainte productive. L'éloquence cornélienne frôle parfois l'emphase des prétoires fréquentés par r ancien avocat quand le débat racinien s'exprime à voix basse dans les cellules de Port-Royal.

Mais ce qui distingue Racine de tous ses contemporains dramaturges est incontestable­ment son aisance dans l'interprétation du modèle grec. Ancîen élève des Petites écoles de Port-Royal, il maîtrise parfaitement le grec, qu'il a étudié avec le maître Lancelot, et le latin, transmis par l'illustre grammairien Nicole. En une dizaine d'années (1664-1677), l'essentiel de son œuvre dramatique transpose la source antique et son modèle formel dans un univers tragique totalement conforme aux attentes de son temps. La liturgie antique se transforme en «cérémonie" de cour. Racîne revendique une fidélité scrupuleuse aux tragiques grecs et surtout à Euripide, le plus réaliste et le plus pessi­miste d'entre eux. Il tire ses sujets de l'épopée homérique et de la mythologie grecque: La Thébaïde (1664), Andromaque (1667), Iphigénie (1674), Phèdre (1677). Mais il est tout aussi à l'aise dans la tragédie romaine et politique qui lui permet de représenter sous les yeux d'un monarque absolu les figures des empereurs romains Néron dans Britannicus (1669) et Titus dans Bérénice (1670), ou celle des souverains orientaux Mithridate, roi du Pont, dans la pièce éponyme (1673) ou Roxane dans Bajazet (1672). En remplaçant la violence incantatoire du vers grec par le langage galant des princes de son époque pour se conformer aux bienséances, Racine exprime les passions antago­nistes et féroces de ses personnages dans un lexique poétique et réduit qui se coule parfaitement dans l'alexandrin classique. Pour imposer son modèle, il se réfère à l'autorité d'Aristote et à l'exemple d'Euripide: dans la préface de Bérénice, huis clos dépouillé dont l'intrigue est tirée de trois mots de Suétone et qui s'achève par une séparation annoncée, il doit justifier un dénouement sans mort violente. C'est l'occasion de réaffirmer sa préférence pour la simplicité d'une action «chargée de peu de matière»; le primat de la vraisemblance; le rejet du romanesque; le refus de l'<< extraordinaire» des péripéties inutiles au bénéfice d'un «intérêt» soutenu par la grandeur des personnages; le «naturel» de <<scènes bien remplies et bien liées». Quand on analyse la structure et le schéma « actantiel » de la tragédie racinienne, c'est­à-dire les rapports de force qui, sur une «échelle du désir», alimentent le conflit et le conduisent au dénouement, on peut y repérer une sorte d'uniformité mécanique. Mais cette sobriété dramatique échappe à la répétition tant la langue porte en elle de richesse et de renouvellements contrôlés: les critères absolus de l'art classique.

4. Molière (1622-1673) et le miracle de la scène

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La variété des formes théâtrales comiques, très prisées par divers publics, ne pouvait échapper à la redéfinition des genres. Sans être un divertissement royal, la comédie au xvue siècle étend son ambition poétique et rhétorique: elle va également se couler dans le moule classique très naturellement car Louis XIV aime autant la comédie et la

danse que la tragédie ou l'opéra. Mais comment faire sortir la comédie du cadre très vague qui la cantonnait dans des genres bas, celui d'une intrigue inventée qui s'achève heureusement mettant en scène des bourgeois sur des sujets convenus traités en prose (querelles d'argent, mariages forcés, conflits de générations)? Dès la première moitié du siècle, Corneille a pourtant donné des lettres de noblesse, en vers, à la comédie d'intrigue« à l'espagnole)) qui se développait en méme temps que la comédie de carac­tère et la comédie de mœurs. Il est suivi par Boisrobert, Thomas Corneille ou Mairet.

Rien ne semble destiner le Molière des années faméliques, vouées à réinventer la farce sur des tréteaux de province en rédigeant à peine le texte de ses intrigues jamais publiées; à hausser la comédie au niveau de l'esthétique classique: d'ailleurs dès qu'il dispose d'une salle à Paris, il s'essaie à la tragédie.

On sait que c'est en faisant rire le roi, en 1658, que le comédien consent à réaliser sa vocation de dramaturge comique: dans les trois domaines où il excelle, farce, comédie, comédie-ballet ou «à machines», Molière renouvelle le genre et répond aux attentes de ses trois publics. Car il doit satisfaire en même temps le public parisien des doctes, attaché au respect des codes, celui des bourgeois cultivés qui se reconnaissent vers 1630 dans l'idéal de l'« honnête homme>) et le public de la cour proprement dit. Après une série ininterrompue de succès; L'École des femmes (1662) entame un cycle de «grandes comédies)): un genre calqué sur le modèle en vigueur dans la tragédie. L'intrigue reste bourgeoise et comique mais contenue par les bienséances, et le niveau de la satire s'élève. La pièce est en cinq actes et en vers. Mais les exigences de la scène l'emporteront toujours sur le canon esthétique auquel Molière veut obéir pour se faire publier et admettre à la cour. Il l'affirme en 1665:

i< On sait bien que les comédies ne sont faites que pour être jouées; et je ne conseille de les lire qu'aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre.))

Au-delà du jeu, le texte de ses plus grandes œuvres, comme Le Misanthrope (1666) et Tartuffe (1669) conserve aujourd'hui sa vigueur polémique et sa langue, portée par l'esthétique classique, reste d'une clarté inégalable. La cabale qui accompagne la repré­sentation de L'École des femmes donne d'ailleurs au dramaturge l'occasion de formuler son credo artistique dans la Critique de l'École des femmes (1663) et L'Impromptu de Versailles ( 1663 ). Son art, en harmonie avec son modèle latin, Térence, et avec l'idéal et la morale classiques, veut : «peindre d'après nature», <<faire rire les honnêtes gens» et les instruire en les divertissant. La préface de Tartuffe insiste sur la nécessité de« corri­ger les vices des hommes>) par le rire: Molière a donc tendu un miroir à ses contempo­rains. Sceptiques mais mesurées, sa morale de «l'honnête homme)) et surtout sa verve satirique lui ont valu des haines tenaces. Car, par son pessimisme aussi, Molière est classique.

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Le classicisme entre esthétique et morale

Symbolisée par le théâtre, l'esthétique classique traverse entre 1660 et 1690 tous les genres. On la retrouve chez les auteurs de fables, de maximes, de por­traits, de romans réunis par les mêmes préoccupations morales: le Grand Siècle est celui des «moralistes>>.

1. Les « morales du Grand Siècle»

60

• Grandeur et déchéance du héros

Dans Le Siècle de Louis XIV ( 1751 ), Voltaire définit involontairement le classicisme :

<<C'était un temps digne de l'attention des temps à venir que celui où les héros de Corneille et de Racine, les personnages de Molière, les symphonies de Lully 1- .. ], les voix de Bossuet et de Bourdaloue se faisaient entendre à Louis XIV, à Madame, si célèbre par son goùt.[ ... ] Ce temps ne se retrouvera plus où un duc de La Rochefoucauld, l'auteur des Maximes, au sortir de la conversation d'un Pascal ou d'un Arnauld, allait au théâtre de Corneille))_

L'auteur de Candide auréole les écrivains cités ici d'un prestige aussi moral qu'esthé­tique. En effet, les courants de pensée qui ont traversé le siècle en ont infléchi la pro­duction littéraire: en marge des grands genres, l'inquiétude philosophique et reli­gieuse, la visée morale et le goût de la satire habitent l'époque. Il n'existe cependant pas, comme l'a montré Paul Bénichou, une «morale» mais des «morales du Grand Siècle» qui ont parfois coïncidé ou se sont succédé. L'éclosion de l'individu et du «moi», inquiétante pour le pouvoir religieux, se trouve en partie confortée par la place que Descartes accorde au sujet «maître et possesseur de la nature». Le débat sur les rapports entre raison et passion qui domine le siècle atteste une évolution : influencé par Descartes qui estime, dans un traité fameux, que l'on peut éduquer les passions humaines, Corneille transforme d'abord dans ses grandes tragédies le désir de gloire en un idéal héroïque qui redonne sens et prestige au pouvoir de l'aristocratie. Mais la chape de pessimisme que les querelles religieuses font peser sur la société finit par l'atteindre: le héros de son ultime tragédie, Suréna (1674), est broyé par la stratégie machiavélienne du souverain. Les écrivains classiques doivent donc trouver un équi­libre entre le pessimisme janséniste et la montée d'un courant libre-penseur, le liberti­nage. On qualifie de janséniste le choix spirituel qui conduisit, autour du «grand Arnauld», un groupe d'écrivains et d'aristocrates hommes de foi à suivre l'exemple de la communauté des religieuses de Port-Royal, en affrontant, dans la solitude de la retraite, la «misère de l'homme sans Dieu». Cette vision du monde, condamnée par !'église officielle, se rapproche de l'augustinisme: une relecture des textes sacrés du christianisme qui insiste, à l'instar du Père de l'église saint Augustin, sur le poids du péché originel et l'impuissance de l'homme à racheter ses fautes. Cette morale impose au chrétien une vie austère de «Solitaires» sans jamais lui promettre un salut éternel accordé arbitrairement par la grâce divine. Vivement combattu par les jésuites, tout­puissants à la cour où ils répandent l'espoir d'une grâce «suffisante» acquise par la

charité et les dons d'argent à l'Église, ce pessimisme se retrouve à des degrés divers dans la littérature. Sa grande voix janséniste est celle de Pascal (1623-1662), son incar­nation orthodoxe et puissamment rhétorique est celle de Bossuet (1627-1704).

~ libertinage et idéal de l'honnéte homme D'inspiration parfois athée au XVIe siècle, le courant libertin fait des adeptes dans la société cultivée. La Mothe Le Vayer (1588-1672) propose par exemple de distinguer nettement la pensée et Ja religion, ce que ne nie pas vraiment le cartésianisme attaché à

réconcilier la raison et la foi. Ce libertinage «de pensée», mais non de mœurs, éman­cipe Ia·Jittérature et l'expression des idées. Si la réaction catholique fait peser le soup­çon sur les esprits libres comme La Fontaine, puis Molière, le courant libertin croise la philosophie morale et J'art aristocratique de la conversation pour aboutir à ce qu'on appelle l'idéal de l'« honnête homme», une sorte de résumé des valeurs classiques fixées avec élégance par le chevalier de Méré dans son Discours sur la vraie honnêteté (1677). L'honnêteté résulte d'un compromis entre la modestie mondaine, la mesure, l'art de plaire avec distinction, et une pensée de l'équilibre qui prône le pouvoir discret mais sans tyrannie de la raison sur la passion.« L'honnête homme [qui] ne se pique de rien», selon le mot de La Rochefoucauld, décrète le moi «haïssable» comme Pascal mais ne se prive pas de fouiller les tréfonds de l'âme humaine, par la maxime, la fable, le fragment, le portrait pour en tirer une sagesse.

2. Genres, formes et tons chez les moralistes

Au-delà de la fulgurance inachevée des Pensées de Pascal (posthume, 1670) exprimée en fragments, c'est dans les formes brèves que l'art des moralistes est le plus achevé. Ils n'ont pas pour ambition de réformer les mœurs. Ils cherchent, par l'observation dis­tanciée et la satire, à atteindre un nouvel art de vivre dans une société pessimiste et hantée par le doute après des décennies de conflits religieux. Imitant les formes brèves de l'Antiquité, les Maximes de La Rochefoucauld (1613-1680) sont d'inspiration jansé­niste et la critique des mœurs dans Les Caractères de La Bruyère (1645-1696) se veut un rappel à la morale chrétienne. Mais la forme brève permet à ces écrivains d' échap­per à la lourdeur doctrinale en délivrant une sagesse compatible avec la vie sociale. Ils convainquent d'autant plus que, membres de la société de cour dont ils relèvent les vices, ils préfèrent le trait juste à la théorie et demeurent ambigus dans un point de vue qui n'est ni censeur ni complice. Cette retenue fait apparaître l'œuvre des moralistes comme le bréviaire de l'honnête homme.

Ce pessimisme, aussi pénétrant que caustique et discret, s'exprime également dans les Fables (1668-1693) de La Fontaine (1621-1695) et les romans, dont le plus célèbre est celui de Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves (1678). La Fontaine se saisit d'un genre pratiqÙé en Grèce et à Rome par Phèdre et Ésope pour adoucir son scepticisme en le parant des charmes du récit animalier versifié et conclu par une morale ambiguë. Son contemporain Charles Perrault (1628-1703) remet à la mode le pouvoir des contes. Les Nouvelles de Se grais (1624-170 1 ), le roman épistolaire chez Guilleragues (1628-1685), historique pour Saint-Réal (1643-1692), participent de ce courant mora­liste: derrière le divertissement offert par l'intrigue se profile une réflexion qui annonce le futur essor de la fiction et sa vocation à exprimer une vision du monde.

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Le classicisme entre esthétique et morale

Symbolisée par le théâtre, l'esthétique classique traverse entre 1660 et 1690 tous les genres. On la retrouve chez les auteurs de fables, de maximes, de por­traits, de romans réunis par les mêmes préoccupations morales: le Grand Siècle est celui des «moralistes>>.

1. Les « morales du Grand Siècle»

60

• Grandeur et déchéance du héros

Dans Le Siècle de Louis XIV ( 1751 ), Voltaire définit involontairement le classicisme :

<<C'était un temps digne de l'attention des temps à venir que celui où les héros de Corneille et de Racine, les personnages de Molière, les symphonies de Lully 1- .. ], les voix de Bossuet et de Bourdaloue se faisaient entendre à Louis XIV, à Madame, si célèbre par son goùt.[ ... ] Ce temps ne se retrouvera plus où un duc de La Rochefoucauld, l'auteur des Maximes, au sortir de la conversation d'un Pascal ou d'un Arnauld, allait au théâtre de Corneille))_

L'auteur de Candide auréole les écrivains cités ici d'un prestige aussi moral qu'esthé­tique. En effet, les courants de pensée qui ont traversé le siècle en ont infléchi la pro­duction littéraire: en marge des grands genres, l'inquiétude philosophique et reli­gieuse, la visée morale et le goût de la satire habitent l'époque. Il n'existe cependant pas, comme l'a montré Paul Bénichou, une «morale» mais des «morales du Grand Siècle» qui ont parfois coïncidé ou se sont succédé. L'éclosion de l'individu et du «moi», inquiétante pour le pouvoir religieux, se trouve en partie confortée par la place que Descartes accorde au sujet «maître et possesseur de la nature». Le débat sur les rapports entre raison et passion qui domine le siècle atteste une évolution : influencé par Descartes qui estime, dans un traité fameux, que l'on peut éduquer les passions humaines, Corneille transforme d'abord dans ses grandes tragédies le désir de gloire en un idéal héroïque qui redonne sens et prestige au pouvoir de l'aristocratie. Mais la chape de pessimisme que les querelles religieuses font peser sur la société finit par l'atteindre: le héros de son ultime tragédie, Suréna (1674), est broyé par la stratégie machiavélienne du souverain. Les écrivains classiques doivent donc trouver un équi­libre entre le pessimisme janséniste et la montée d'un courant libre-penseur, le liberti­nage. On qualifie de janséniste le choix spirituel qui conduisit, autour du «grand Arnauld», un groupe d'écrivains et d'aristocrates hommes de foi à suivre l'exemple de la communauté des religieuses de Port-Royal, en affrontant, dans la solitude de la retraite, la «misère de l'homme sans Dieu». Cette vision du monde, condamnée par !'église officielle, se rapproche de l'augustinisme: une relecture des textes sacrés du christianisme qui insiste, à l'instar du Père de l'église saint Augustin, sur le poids du péché originel et l'impuissance de l'homme à racheter ses fautes. Cette morale impose au chrétien une vie austère de «Solitaires» sans jamais lui promettre un salut éternel accordé arbitrairement par la grâce divine. Vivement combattu par les jésuites, tout­puissants à la cour où ils répandent l'espoir d'une grâce «suffisante» acquise par la

charité et les dons d'argent à l'Église, ce pessimisme se retrouve à des degrés divers dans la littérature. Sa grande voix janséniste est celle de Pascal (1623-1662), son incar­nation orthodoxe et puissamment rhétorique est celle de Bossuet (1627-1704).

~ libertinage et idéal de l'honnéte homme D'inspiration parfois athée au XVIe siècle, le courant libertin fait des adeptes dans la société cultivée. La Mothe Le Vayer (1588-1672) propose par exemple de distinguer nettement la pensée et Ja religion, ce que ne nie pas vraiment le cartésianisme attaché à

réconcilier la raison et la foi. Ce libertinage «de pensée», mais non de mœurs, éman­cipe Ia·Jittérature et l'expression des idées. Si la réaction catholique fait peser le soup­çon sur les esprits libres comme La Fontaine, puis Molière, le courant libertin croise la philosophie morale et J'art aristocratique de la conversation pour aboutir à ce qu'on appelle l'idéal de l'« honnête homme», une sorte de résumé des valeurs classiques fixées avec élégance par le chevalier de Méré dans son Discours sur la vraie honnêteté (1677). L'honnêteté résulte d'un compromis entre la modestie mondaine, la mesure, l'art de plaire avec distinction, et une pensée de l'équilibre qui prône le pouvoir discret mais sans tyrannie de la raison sur la passion.« L'honnête homme [qui] ne se pique de rien», selon le mot de La Rochefoucauld, décrète le moi «haïssable» comme Pascal mais ne se prive pas de fouiller les tréfonds de l'âme humaine, par la maxime, la fable, le fragment, le portrait pour en tirer une sagesse.

2. Genres, formes et tons chez les moralistes

Au-delà de la fulgurance inachevée des Pensées de Pascal (posthume, 1670) exprimée en fragments, c'est dans les formes brèves que l'art des moralistes est le plus achevé. Ils n'ont pas pour ambition de réformer les mœurs. Ils cherchent, par l'observation dis­tanciée et la satire, à atteindre un nouvel art de vivre dans une société pessimiste et hantée par le doute après des décennies de conflits religieux. Imitant les formes brèves de l'Antiquité, les Maximes de La Rochefoucauld (1613-1680) sont d'inspiration jansé­niste et la critique des mœurs dans Les Caractères de La Bruyère (1645-1696) se veut un rappel à la morale chrétienne. Mais la forme brève permet à ces écrivains d' échap­per à la lourdeur doctrinale en délivrant une sagesse compatible avec la vie sociale. Ils convainquent d'autant plus que, membres de la société de cour dont ils relèvent les vices, ils préfèrent le trait juste à la théorie et demeurent ambigus dans un point de vue qui n'est ni censeur ni complice. Cette retenue fait apparaître l'œuvre des moralistes comme le bréviaire de l'honnête homme.

Ce pessimisme, aussi pénétrant que caustique et discret, s'exprime également dans les Fables (1668-1693) de La Fontaine (1621-1695) et les romans, dont le plus célèbre est celui de Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves (1678). La Fontaine se saisit d'un genre pratiqÙé en Grèce et à Rome par Phèdre et Ésope pour adoucir son scepticisme en le parant des charmes du récit animalier versifié et conclu par une morale ambiguë. Son contemporain Charles Perrault (1628-1703) remet à la mode le pouvoir des contes. Les Nouvelles de Se grais (1624-170 1 ), le roman épistolaire chez Guilleragues (1628-1685), historique pour Saint-Réal (1643-1692), participent de ce courant mora­liste: derrière le divertissement offert par l'intrigue se profile une réflexion qui annonce le futur essor de la fiction et sa vocation à exprimer une vision du monde.

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La Querelle des Anciens et des Modernes

Connue sous le nom de «querelle des Anciens et des Modernes>> (1687-1694), la bataille littéraire qui se prolonge jusqu'en 1714, signe la fin de l'âge classique. Elle envenime un débat engagé dès le XVI' siècle entre deux visions de la littérature. Mais aucun camp n'est victorieux et aucune<< rupture» brutale ne sépare le siècle de l'honnête homme de celui des philosophes.

1. U11 conflit latent

62

~ la contestation des Anciens

Réunis par leur admiration du modèle antique, la Pléiade et le classicisme l'ont abordé sous des angles différents : le XVIe siècle, dans sa ferveur imaginative, voit dans l'Antiquité un ferment d'émancipation; le xvne classique exige une fidélité rigoureuse à la Rhétorique et à la Poétique d'Aristote. La suprématie linguistique, moral et esthé­tique des Anciens ne souffre aucune objection: le génie est antique comme le roi est grancl. Ivlontaigne qui, très lu au XVII" siècle, a enrichi la langue française, se prosterne devant les Anciens tout en raillant les pédants de son temps. Pourtant, dès l'huma­nisme, quelques esprits isolés comme Pierre de La Ramée avaient nuancé la condam­nation radicale d'un Moyen Âge jugé «gothique»: le principe de continuité des civili­sations empêchait, selon lui, qu'une époque fût totalement improductive. L'apparition, par exemple, d'un merveilleux« chrétien», souvent raillé, dans des poèmes inspirés par l'histoire nationale se situait dans le prolongement de la mythologie païenne. Cependant, la prééminence du «goût» classique crée un fossé entre les mondains de la cour qui <<conversent» élégamment en français et les <<doctes» qui règnent à la ville sur l'Académie, en s'exprimant dans une langue latine truffée de citations.

• langue et valeur esthétique C'est un débat sur le statut du français qui va dramatiser la querelle latente. Malgré la commande du Dictionnaire de l'Académie, la reconnaissance esthétique de la langue nationale demeurait improbable: le choix de la langue à employer pour les inscriptions figurant sur les monuments érigés par le Roi-Soleil divise pendant deux ans (1676-1677) la microsociété cultivée. C'est le français qui l'emporte mais deux partis se consti­tuent : les doctes sont soutenus par les grands noms attachés à la rigueur classique taillée dans le modèle antique tels Boileau, La Bruyère, La Fontaine, Racine, Bossuet et toute l'Académie. Les mondains, amateurs de littérature galante, férus de formes artis­tiques nouvelles comme l'opéra, se rangent du côté des modernes. Des esprits indé­pendants, disciples de Descartes qui a traduit son œuvre en langue vulgaire, passion­nés par les découvertes scientifiques et la réflexion philosophique, critiquent le déca­lage entre les mentalités antiques marquées par le paganisme et les modes de pensée contemporains. C'est le cas de Saint-Évremond et de Fontenelle.

2. l'attaque des Modernes et la riposte des Anciens

~ Les querelles publiques

Charles Perrault, contrôleur des Bâtiments très influent à la cour, ouvre les hostilités: il lit au cours d'une séance de l'Académie son poème sur «Le Siècle de Louis le Grand» (1687). li y affirme tranquillement:

«Je vois les Anciens sans ployer les genoux, Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous.>>

Boileau, scandalisé, quitte aussitôt la séance et prend la tête du parti des Anciens. La riposte s'organise: en 1687, La Fontaine défend ses modèles anciens dans l'Épître à Huet et affirme: «Mon imitation n'est point un esclavage.» La Digression sur les Anciens et les Modernes de Fontenelle ( 1688) souligne l'incompatibilité entre la pensée cartésienne et la superstition antique. La Bruyère ironise sur les lVIodernes dans ceux de ses Caractères publiés la même année. Le héraut des Modernes, Perrault, redouble ses attaques avec ses Parallèles des Anciens et des Modernes ( 1688-1697) et celui des Anciens, Boileau, réplique par ses Réflexions sur Longin (1694).

Malgré la réconciliation, toujours publique, de Boileau et Perrault en 1694, le débat rebondit à l'extrême fin du règne (1713-1714): le poète Houdar de LaMotte (1672-1731) propose, sans connaître le texte grec, une sorte de vulgarisation abrégée de L'Iliade. Anne Dacier (1647-1720), traductrice savante du même monument, stigma­tise le procédé. Comme toutes les batailles littéraires, la querelle recouvrait des luttes de pouvoir et de personnes, grossies par la rumeur. Si elle s'éteint grâce à une sorte d'arbitrage de Fénelon dans sa Lettre sur les occupations de l'Académie (1714), ]es Modernes ont marqué des points. Le classicisme s'est figé dans ses contraintes, telle règne solaire qui 1' a vu naître et finit dans un sombre climat.

~ une évolution sans révolution L'enjeu du conflit était évidemment l'idée de progrès, dont l'existence est contestable en art: le «sublime» en poésie demeure intemporel, .Racine ne détrône pas Euripide. Les Anciens ne concevaient l'Europe moderne qu'arrimée au génie antique. Les mon­dains, épris d'une légèreté indifférente à la doctrine classique, aspiraient à une esthé­tique proche de la société évoluée. Les Modernes, qui comptaient parmi eux les héri­tiers du courant libertin comme Pierre Bayle (1647-1706), argumentaient en faveur du progrès. Mais, malgré sa virulence, la querelle résulte d'une longue évolution. La « crise de la conscience européenne>>, apparue en 1680, annonce l'Aufklëlrung allemand et l'esprit des Lumières ne surgit pas brutalement. Locke (1632-1704) et Spinoza (1632-1677) l'annoncent. Le Grand Siècle n'a pas joué une partie rétrograde dans le débat très ancien entre rigueur et imagination, formalisme et liberté. n a vu naître le rationa­lisme et l'affirmation du moi individuel. Le «philosophe» sera bien le fils de «l'hon­nête homme>> et Patù Bénichou conclut:

« L'humanisme classique [ ... ] a bientôt montré, en se développant, une nature moderne. Sous le vêtement antique est apparue une puissance nouvelle, alimentée par un progrès général de la vie et des relations sociales, qui ne devait rien à l'héritage de l'Antiquilé. [ ... J le XVIW siècle ne fait que continuer une œuvre entreprise avant lui et à laquelle, en dépit d'apparences superficielles, son prédécesseur n'a pas peu contribué».

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La Querelle des Anciens et des Modernes

Connue sous le nom de «querelle des Anciens et des Modernes>> (1687-1694), la bataille littéraire qui se prolonge jusqu'en 1714, signe la fin de l'âge classique. Elle envenime un débat engagé dès le XVI' siècle entre deux visions de la littérature. Mais aucun camp n'est victorieux et aucune<< rupture» brutale ne sépare le siècle de l'honnête homme de celui des philosophes.

1. U11 conflit latent

62

~ la contestation des Anciens

Réunis par leur admiration du modèle antique, la Pléiade et le classicisme l'ont abordé sous des angles différents : le XVIe siècle, dans sa ferveur imaginative, voit dans l'Antiquité un ferment d'émancipation; le xvne classique exige une fidélité rigoureuse à la Rhétorique et à la Poétique d'Aristote. La suprématie linguistique, moral et esthé­tique des Anciens ne souffre aucune objection: le génie est antique comme le roi est grancl. Ivlontaigne qui, très lu au XVII" siècle, a enrichi la langue française, se prosterne devant les Anciens tout en raillant les pédants de son temps. Pourtant, dès l'huma­nisme, quelques esprits isolés comme Pierre de La Ramée avaient nuancé la condam­nation radicale d'un Moyen Âge jugé «gothique»: le principe de continuité des civili­sations empêchait, selon lui, qu'une époque fût totalement improductive. L'apparition, par exemple, d'un merveilleux« chrétien», souvent raillé, dans des poèmes inspirés par l'histoire nationale se situait dans le prolongement de la mythologie païenne. Cependant, la prééminence du «goût» classique crée un fossé entre les mondains de la cour qui <<conversent» élégamment en français et les <<doctes» qui règnent à la ville sur l'Académie, en s'exprimant dans une langue latine truffée de citations.

• langue et valeur esthétique C'est un débat sur le statut du français qui va dramatiser la querelle latente. Malgré la commande du Dictionnaire de l'Académie, la reconnaissance esthétique de la langue nationale demeurait improbable: le choix de la langue à employer pour les inscriptions figurant sur les monuments érigés par le Roi-Soleil divise pendant deux ans (1676-1677) la microsociété cultivée. C'est le français qui l'emporte mais deux partis se consti­tuent : les doctes sont soutenus par les grands noms attachés à la rigueur classique taillée dans le modèle antique tels Boileau, La Bruyère, La Fontaine, Racine, Bossuet et toute l'Académie. Les mondains, amateurs de littérature galante, férus de formes artis­tiques nouvelles comme l'opéra, se rangent du côté des modernes. Des esprits indé­pendants, disciples de Descartes qui a traduit son œuvre en langue vulgaire, passion­nés par les découvertes scientifiques et la réflexion philosophique, critiquent le déca­lage entre les mentalités antiques marquées par le paganisme et les modes de pensée contemporains. C'est le cas de Saint-Évremond et de Fontenelle.

2. l'attaque des Modernes et la riposte des Anciens

~ Les querelles publiques

Charles Perrault, contrôleur des Bâtiments très influent à la cour, ouvre les hostilités: il lit au cours d'une séance de l'Académie son poème sur «Le Siècle de Louis le Grand» (1687). li y affirme tranquillement:

«Je vois les Anciens sans ployer les genoux, Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous.>>

Boileau, scandalisé, quitte aussitôt la séance et prend la tête du parti des Anciens. La riposte s'organise: en 1687, La Fontaine défend ses modèles anciens dans l'Épître à Huet et affirme: «Mon imitation n'est point un esclavage.» La Digression sur les Anciens et les Modernes de Fontenelle ( 1688) souligne l'incompatibilité entre la pensée cartésienne et la superstition antique. La Bruyère ironise sur les lVIodernes dans ceux de ses Caractères publiés la même année. Le héraut des Modernes, Perrault, redouble ses attaques avec ses Parallèles des Anciens et des Modernes ( 1688-1697) et celui des Anciens, Boileau, réplique par ses Réflexions sur Longin (1694).

Malgré la réconciliation, toujours publique, de Boileau et Perrault en 1694, le débat rebondit à l'extrême fin du règne (1713-1714): le poète Houdar de LaMotte (1672-1731) propose, sans connaître le texte grec, une sorte de vulgarisation abrégée de L'Iliade. Anne Dacier (1647-1720), traductrice savante du même monument, stigma­tise le procédé. Comme toutes les batailles littéraires, la querelle recouvrait des luttes de pouvoir et de personnes, grossies par la rumeur. Si elle s'éteint grâce à une sorte d'arbitrage de Fénelon dans sa Lettre sur les occupations de l'Académie (1714), ]es Modernes ont marqué des points. Le classicisme s'est figé dans ses contraintes, telle règne solaire qui 1' a vu naître et finit dans un sombre climat.

~ une évolution sans révolution L'enjeu du conflit était évidemment l'idée de progrès, dont l'existence est contestable en art: le «sublime» en poésie demeure intemporel, .Racine ne détrône pas Euripide. Les Anciens ne concevaient l'Europe moderne qu'arrimée au génie antique. Les mon­dains, épris d'une légèreté indifférente à la doctrine classique, aspiraient à une esthé­tique proche de la société évoluée. Les Modernes, qui comptaient parmi eux les héri­tiers du courant libertin comme Pierre Bayle (1647-1706), argumentaient en faveur du progrès. Mais, malgré sa virulence, la querelle résulte d'une longue évolution. La « crise de la conscience européenne>>, apparue en 1680, annonce l'Aufklëlrung allemand et l'esprit des Lumières ne surgit pas brutalement. Locke (1632-1704) et Spinoza (1632-1677) l'annoncent. Le Grand Siècle n'a pas joué une partie rétrograde dans le débat très ancien entre rigueur et imagination, formalisme et liberté. n a vu naître le rationa­lisme et l'affirmation du moi individuel. Le «philosophe» sera bien le fils de «l'hon­nête homme>> et Patù Bénichou conclut:

« L'humanisme classique [ ... ] a bientôt montré, en se développant, une nature moderne. Sous le vêtement antique est apparue une puissance nouvelle, alimentée par un progrès général de la vie et des relations sociales, qui ne devait rien à l'héritage de l'Antiquilé. [ ... J le XVIW siècle ne fait que continuer une œuvre entreprise avant lui et à laquelle, en dépit d'apparences superficielles, son prédécesseur n'a pas peu contribué».

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Lumières et critiques des Lumières

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Les conquêtes de la raison

Le courant de pensée européen résumé par la belle métaphore des «Lumières» invite parfois à regarder le XVIII' siècle, à l'instar de l'humanisme, comme une période conquérante. Il est, cependant, imprudent d'enfermer l'esprit des Lumières dans une image de perpétuel progrès face à la perfection apolli­nienne mais figée du classicisme. La réalité est plus complexe.

1. De l'esprit Régence au règne de Louis xv

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~ l'aube des LUmières en France A la fin du règne de Louis XIV, la crispation de l'absolutisme sur ses échecs militaires coûteux, l'intolérance religieuse symbolisée par la révocation de l'édit de Nantes (1685) ont déjà suscité la critique: l'exil de l'élite protestante, la persécution des jansé­nistes n'entament pas la résistance au pouvoir absolu. Celle-ci se manifeste même à la cour où le «parti des ducs», conduit par Saint-Simon, espère le retour au pouvoir des grands. L'esprit des Lumières ne s'est donc pas épanoui spontanément au moment où la mort du« grand roi» (1715) clôt une ère. Il est, certes, tentant d'opposer à l'obscurité de l'absolutisme finissant l'éclat soudain d'une période intensément philosophique, avide de liberté: c'est la perspective retenue par l'histoire littéraire. L'histoire des idées met, elle, en évidence, entre 1680 et 1715, dans le prolongement du cartésianisme et du libertinage et dans la crise de la« conscience européenne», l'émergence d'une pensée critique, diffusée par Spinoza (1632-1677) et john Locke (1632-1704). Cet élan s'exprime en France à travers le Dictionnaire historique et critique (1696-1697) de Pierre Bayle et les œuvres de Fontenelle tandis que le mouvement philosophique s'accompagne d'une volonté d'émancipation politique. C'est dans l'univers restreint des lettrés que se manifeste l'aspiration intellectuelle, politique et sociale à la liberté: en ramenant la cour à Paris, le Régent Philippe d'Orléans (1674-1723), connu pour son indépendance d'esprit et le libertinage de ses mœurs ouvre une ère de liberté. Le mouvement philosophique proprement dit s'impose donc sous la Régence (1715-1723) tandis que la paix aux frontières redonne, jusqu'en 1740, du lustre à la vie

sociale et intellectuelle.

~ un siècle de crises r; échec du gouvernement des ducs et la banqueroute de Law qui provoque une crise financière sans précédent (1720), peu avant la mort soudaine du Régent, pèsent sur le règne personnel de Louis XV (1743-1774). Après un moment de popularité, l'autorité de «Louis le Bien-Aimé>> est affaiblie par les intrigues de ses favorites et les défaites subies pendant la guerre de Sept Ans. L'attentat de Damiens contre la personne du roi ( 1757) provoque un raidissement despotique du régime. Les idées philosophiques font l'objet de soupçons et de censure: le <<despotisme éclairé>> s'épanouit dans les cours européennes, mais Louis XV le découvre tardivement et meurt avant de le mettre en

place. Louis XVI, malgré le secours d'un ministre acquis aux idées philosophiques, Turgot, régnera sur un pays miné, à la mort de Voltaire, par une situation économique et financière déplorable. À la veille de la Révolution, les crises de subsistance alimen­taire à répétition provoquent la colère populaire et la cour est contestée.

2. Qu'est-ce que les Lumières?

~ De l' Enlightenment anglais à l' Aufkléinmg allemand

Si la vie. intellectuelle ne concerne qu'une minorité cultivée, l'époque favorise la circula­tion des idées. Les voyages de Bougainville (1766-1769) et de La Pérouse (1785-1788) font rêver. L'écrivain voyage autant pour s'éclairer que pour fuir la censure. Le courant philosophique en France s'ouvre à d'autres influences: entre unité et diversité, les trois pôles européens du mouvement créent des réseaux d'échange. Pour Voltaire, l'origine des Lumières se trouve en Angleterre: c'est grâce à Newton (1642-1727), en effet, que le statut de la raison change. En établissant un régime d'intelligibilité universelle grâce aux lois de la gravitation, le physicien met à distance la métaphysique toute-puissante jusqu'alors. La méthode inductive de Francis Bacon (1561-1626), parce qu'elle préconise l'observation rationnelle des phénomènes avant la définition des principes, inspire le travail de !"Encyclopédie (1751-1772). !:empirisme de Locke préfère tirer ses leçons de l'expérience plutôt que chercher l'essence des choses. C'est l'idée de progrès qui donne son unité au courant allemand de l'Aufkliirung: moins systématique que les philo­sophes anglais, Kant (1724-1804) invente la métaphore des «Lumières>>, et affirme le rôle déterminant de la raison à t'origine de toute connaissance. Politiquement, l'adhésion des Allemands aux Lumières est symbolisée par le despotisme éclairé du roi de Prusse Frédéric II, champion d'un savoir bourgeois, universitaire, mais placé sous l'autorité du christianisme. L'empereur d'Autriche Joseph II rationalise, lui, l'absolu­tisme des Habsbourg.

D les LUmières, les connaissances, la raison, le progrès Bien qu'on surestime leur pouvoir de dénonciation, les Lumières en France ont provo­qué un combat en heurtant frontalement l'alliance entre l'absolutisme et le pouvoir clérical. La primauté de la raison, capable selon Kant de faire passer l'esprit humain de sa minorité à sa majorité, remettait en cause l'organisation des pouvoirs: elle délégiti­rnait l'autorité de droit divin dévolue au roi appuyé sur le parti cléricaL Car la méta­phore des «Lumières>> désigne avant tout 1' ensemble des connaissances acquises par la raison sans recours à la tradition ou à la religion. Les savoirs scientifiques démontrés sont au cœur de l'idéal des Lumières comme les œuvres et les hommes qui les ont transmis. Mais on ne peut assimiler le siècle à l'éclosion continue d'un optimisme conquérant dans les doniaines politique, moral et social: lentement, dans un débat dispersé, de nouveHes formes littéraires ont fait circuler des idées sans jamais entraîner d'adhésion unanime. C'est le génie propre d'écrivains appartenant à des générations différentes, d'un Montesquieu, d'un Voltaire, d'un Diderot, qui a présenté comme des évidences les grandes idées du temps : la certitude du progrès matériel et moral, la recherche du bonheur, la liberté et la tolérance, le relativisme et la foi en l'homme capables d'enrichir la civilisation sous le regard d'un Dieu rationnel comme une horloge.

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Les conquêtes de la raison

Le courant de pensée européen résumé par la belle métaphore des «Lumières» invite parfois à regarder le XVIII' siècle, à l'instar de l'humanisme, comme une période conquérante. Il est, cependant, imprudent d'enfermer l'esprit des Lumières dans une image de perpétuel progrès face à la perfection apolli­nienne mais figée du classicisme. La réalité est plus complexe.

1. De l'esprit Régence au règne de Louis xv

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~ l'aube des LUmières en France A la fin du règne de Louis XIV, la crispation de l'absolutisme sur ses échecs militaires coûteux, l'intolérance religieuse symbolisée par la révocation de l'édit de Nantes (1685) ont déjà suscité la critique: l'exil de l'élite protestante, la persécution des jansé­nistes n'entament pas la résistance au pouvoir absolu. Celle-ci se manifeste même à la cour où le «parti des ducs», conduit par Saint-Simon, espère le retour au pouvoir des grands. L'esprit des Lumières ne s'est donc pas épanoui spontanément au moment où la mort du« grand roi» (1715) clôt une ère. Il est, certes, tentant d'opposer à l'obscurité de l'absolutisme finissant l'éclat soudain d'une période intensément philosophique, avide de liberté: c'est la perspective retenue par l'histoire littéraire. L'histoire des idées met, elle, en évidence, entre 1680 et 1715, dans le prolongement du cartésianisme et du libertinage et dans la crise de la« conscience européenne», l'émergence d'une pensée critique, diffusée par Spinoza (1632-1677) et john Locke (1632-1704). Cet élan s'exprime en France à travers le Dictionnaire historique et critique (1696-1697) de Pierre Bayle et les œuvres de Fontenelle tandis que le mouvement philosophique s'accompagne d'une volonté d'émancipation politique. C'est dans l'univers restreint des lettrés que se manifeste l'aspiration intellectuelle, politique et sociale à la liberté: en ramenant la cour à Paris, le Régent Philippe d'Orléans (1674-1723), connu pour son indépendance d'esprit et le libertinage de ses mœurs ouvre une ère de liberté. Le mouvement philosophique proprement dit s'impose donc sous la Régence (1715-1723) tandis que la paix aux frontières redonne, jusqu'en 1740, du lustre à la vie

sociale et intellectuelle.

~ un siècle de crises r; échec du gouvernement des ducs et la banqueroute de Law qui provoque une crise financière sans précédent (1720), peu avant la mort soudaine du Régent, pèsent sur le règne personnel de Louis XV (1743-1774). Après un moment de popularité, l'autorité de «Louis le Bien-Aimé>> est affaiblie par les intrigues de ses favorites et les défaites subies pendant la guerre de Sept Ans. L'attentat de Damiens contre la personne du roi ( 1757) provoque un raidissement despotique du régime. Les idées philosophiques font l'objet de soupçons et de censure: le <<despotisme éclairé>> s'épanouit dans les cours européennes, mais Louis XV le découvre tardivement et meurt avant de le mettre en

place. Louis XVI, malgré le secours d'un ministre acquis aux idées philosophiques, Turgot, régnera sur un pays miné, à la mort de Voltaire, par une situation économique et financière déplorable. À la veille de la Révolution, les crises de subsistance alimen­taire à répétition provoquent la colère populaire et la cour est contestée.

2. Qu'est-ce que les Lumières?

~ De l' Enlightenment anglais à l' Aufkléinmg allemand

Si la vie. intellectuelle ne concerne qu'une minorité cultivée, l'époque favorise la circula­tion des idées. Les voyages de Bougainville (1766-1769) et de La Pérouse (1785-1788) font rêver. L'écrivain voyage autant pour s'éclairer que pour fuir la censure. Le courant philosophique en France s'ouvre à d'autres influences: entre unité et diversité, les trois pôles européens du mouvement créent des réseaux d'échange. Pour Voltaire, l'origine des Lumières se trouve en Angleterre: c'est grâce à Newton (1642-1727), en effet, que le statut de la raison change. En établissant un régime d'intelligibilité universelle grâce aux lois de la gravitation, le physicien met à distance la métaphysique toute-puissante jusqu'alors. La méthode inductive de Francis Bacon (1561-1626), parce qu'elle préconise l'observation rationnelle des phénomènes avant la définition des principes, inspire le travail de !"Encyclopédie (1751-1772). !:empirisme de Locke préfère tirer ses leçons de l'expérience plutôt que chercher l'essence des choses. C'est l'idée de progrès qui donne son unité au courant allemand de l'Aufkliirung: moins systématique que les philo­sophes anglais, Kant (1724-1804) invente la métaphore des «Lumières>>, et affirme le rôle déterminant de la raison à t'origine de toute connaissance. Politiquement, l'adhésion des Allemands aux Lumières est symbolisée par le despotisme éclairé du roi de Prusse Frédéric II, champion d'un savoir bourgeois, universitaire, mais placé sous l'autorité du christianisme. L'empereur d'Autriche Joseph II rationalise, lui, l'absolu­tisme des Habsbourg.

D les LUmières, les connaissances, la raison, le progrès Bien qu'on surestime leur pouvoir de dénonciation, les Lumières en France ont provo­qué un combat en heurtant frontalement l'alliance entre l'absolutisme et le pouvoir clérical. La primauté de la raison, capable selon Kant de faire passer l'esprit humain de sa minorité à sa majorité, remettait en cause l'organisation des pouvoirs: elle délégiti­rnait l'autorité de droit divin dévolue au roi appuyé sur le parti cléricaL Car la méta­phore des «Lumières>> désigne avant tout 1' ensemble des connaissances acquises par la raison sans recours à la tradition ou à la religion. Les savoirs scientifiques démontrés sont au cœur de l'idéal des Lumières comme les œuvres et les hommes qui les ont transmis. Mais on ne peut assimiler le siècle à l'éclosion continue d'un optimisme conquérant dans les doniaines politique, moral et social: lentement, dans un débat dispersé, de nouveHes formes littéraires ont fait circuler des idées sans jamais entraîner d'adhésion unanime. C'est le génie propre d'écrivains appartenant à des générations différentes, d'un Montesquieu, d'un Voltaire, d'un Diderot, qui a présenté comme des évidences les grandes idées du temps : la certitude du progrès matériel et moral, la recherche du bonheur, la liberté et la tolérance, le relativisme et la foi en l'homme capables d'enrichir la civilisation sous le regard d'un Dieu rationnel comme une horloge.

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les lumières, un esprit et des formes

Littéraire autant que philosophique, le XVIII' siècle français a combiné les exigences du discours spéculatif avec la rhétorique des formes pour créer une littérature d'idées parfaitement originale: l'esprit philosophique, loin de rompre avec l'idéal de rationalité et de sociabilité propre à l'honnête homme, le prolonge en atteignant de nouveaux publics.

1. Entre littérature et philosophie

68

~ Normes anciennes et ambitions nouvelles

L'esprit des lumières a sans doute réussi sa première conquête en supprimant la fron­tière qui, depuis l'Antiquité, séparait la prose d'idées du champ des belles-lettres. Soupçonnée de trahir la pensée pour séduire son public, la rhétorique semblait depuis Platon incompatible avec la philosophie car le disciple de Socrate qui traduisait sa pen­sée par le dialogue, voire par le mythe, assimilait la poésie à un beau mensonge! Plus largement, si le XVII~ siècle exigeait des genres dévolus à la fiction - théàtre, roman, poésie - une adhésion totale aux valeurs partagées par la société du temps, on leur déniait la faculté de transmettre des idées. Dans son enthousiasme, le XVIW siècle fran­çais efface les limites entre les sciences et les lettres, entre la littérature et la philoso­phie. Tandis que la philosophie allemande, dans le sillage de Kant, refuse toute collu­sion entre esthétique et pensée, il serait bien difficile de distinguer dans les œuvres de Voltaire, Rousseau ou Diderot les textes philosophiques des ouvrages littéraires. Si l'on considère que la prose d'idées se définit par sa forme spéculative et sa visée didactique pour exposer un système ou une doctrine, sans recours à la fiction, on exclut de la pensée des Lumières des œuvres qui, pour beaucoup, la symbolisent comme le Candide de Voltaire.

~ Genres littéraires et idées nouvelles En réalité, dès les Essais de Montaigne et chez les précurseurs des Lumières, Bayle et Fontenelle, la frontière était bien peu étanche. Le désir de partager des savoirs fondés sur la raison réconcilie la pensée des Lumières avec la littérature. De façon déguisée ou directe, la démonstration passe par la fiction: c'est le cas des Lettres persanes (1721) de Montesquieu, qui incluent des apologues. Les Lettres philosophiques ( 1734) de Voltaire cherchent à émouvoir autant qu'à convaincre et l'implication d'un je énonciatif arrache la Lettre sur les aveugles ( 17 49) de Diderot et tous les Discours de Rousseau à la sécheresse d'un exposé théorique. Deux étapes fortes de la pensée voltairienne s'expri­ment par la poésie: Le Mondain (1736) et le Poème sur le désastre de Lisbonne (1756). Diderot choisit le dialogue pour présenter dans le Supplément au voyage de Bougainville (1772) l'image d'une société libérée. Et, si le conte philosophique semble avoir été inventé par et pour Voltaire, la plupart des philosophes des Lumières, rédacteurs de

traités et engagés dans l'aventure de l'Encyclopédie, ont écrit des œuvres plus légères. L'abbé Prévost (1697-1763) et Marivaux (1688-1763) ont introduit des thèmes moraux et didactiques au théâtre et dans le roman.

2. le métier d'écrivain, un «sacerdoce laïque»

• La figure du philosophe L'homrpe des Lumières connaît le privilège de donner un sens spécifique au mot <<philosophe». L'acception nouvelle du terme congédie la figure ancienne du savant besogneux, concepteur de systèmes et dont la caricature semble être le métaphysicien. La figure nouvelle du philosophe se dessine à la fin de la querelle des Anciens et des Modernes (voir fiche 20) et s'affirme tout au long du siècle, telle que la définit l'article "pbilosophe" de l'Encyclopédie, dü au philologue Dumarsais (1676-1756). En héritier de Descartes, le philosophe fonde son action sur la raison mais se sépare de lui parce qu'il a« osé renverser les bornes sacrées posées par la religion». Dumarsais affirme:

«La raison est à l'égard du philosophe ce que la grâce est à l'égard du chrétien. La grâce détermine le chrétien à agir; la raison détermine le philosophe.»

Si le philosophe ressemble un peu au libertin ou à l'honnête homme, il est plus savant que mondain. Il se garde des «passions» pour privilégier la «réflexion>>. Guidée par l'expérience, la raison chez lui «forme ses principes sur une infinité d'observations particulières». «Notre philosophe qui sait se partager entre le commerce des hommes et la retraite est plein d'humanité.[ ... ] C'est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile», conclut Durnarsais.

~ Socialisation et diffusion des idées En mettant sa plume littéraire au service d'une pensée utile, le «philosophe>> va consi­dérablement modifier le statut de ceux qu'on appelait jusqu'alors les i< gens de lettres». Alors que l'écrivain du XVW siècle exerçait un ii métier>>, de façon très contrôlée, pour un public restreint, le philosophe du XVlW, émancipé de l'autorité religieuse, s'assigne de nouvelles missions: diffuser l'esprit des Lumières ct en assurer le rayonnement. En gagnant de nouveaux publics, les gens de lettres deviennent progressivement à partir de 1750 les officiants d'un <i sacerdoce laïque», selon le mot de l'historien des idées Paul Bénichou: on assiste alors au ii Sacre de l'écrivain». Comme l'écrivain du Grand Siècle, le philosophe veut plaire ct toucher le public cultivé en le divertissant. Mais il veut en outre être utile et convaincre. Cette ambition modifie les rites sociaux de la conversation: le savoir des Lumières se répand dans les salons aristocratiques mais la pratique du débat s'étend aussi aux cafés fréquentés par la bourgeoisie cultivée. Entre 1733 et 1776, une dizaine de salons accueillent les hommes de sciences et les philo­sophes dans une ambiance cosmopolite: Montesquieu croise chez Mm€ de Tencin lord Bolingbroke et le fameux médecin suisse Tronchin, Voltaire et les encyclopédistes, piliers jusqu'en 1764 du salon littéraire de Mme du Deffand, rejoignent ensuite celui de M1k de Lespinasse, haut lieu de l'enthousiasme philosophique. Le salon de Mme Geoffrin est très cosmopolite ~t celui du baron d'Holbach reçoit autour de Diderot les plus auda­cieux des philosophes européens. Jamais la circulation des idées n'aura été aussi intense.

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les lumières, un esprit et des formes

Littéraire autant que philosophique, le XVIII' siècle français a combiné les exigences du discours spéculatif avec la rhétorique des formes pour créer une littérature d'idées parfaitement originale: l'esprit philosophique, loin de rompre avec l'idéal de rationalité et de sociabilité propre à l'honnête homme, le prolonge en atteignant de nouveaux publics.

1. Entre littérature et philosophie

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~ Normes anciennes et ambitions nouvelles

L'esprit des lumières a sans doute réussi sa première conquête en supprimant la fron­tière qui, depuis l'Antiquité, séparait la prose d'idées du champ des belles-lettres. Soupçonnée de trahir la pensée pour séduire son public, la rhétorique semblait depuis Platon incompatible avec la philosophie car le disciple de Socrate qui traduisait sa pen­sée par le dialogue, voire par le mythe, assimilait la poésie à un beau mensonge! Plus largement, si le XVII~ siècle exigeait des genres dévolus à la fiction - théàtre, roman, poésie - une adhésion totale aux valeurs partagées par la société du temps, on leur déniait la faculté de transmettre des idées. Dans son enthousiasme, le XVIW siècle fran­çais efface les limites entre les sciences et les lettres, entre la littérature et la philoso­phie. Tandis que la philosophie allemande, dans le sillage de Kant, refuse toute collu­sion entre esthétique et pensée, il serait bien difficile de distinguer dans les œuvres de Voltaire, Rousseau ou Diderot les textes philosophiques des ouvrages littéraires. Si l'on considère que la prose d'idées se définit par sa forme spéculative et sa visée didactique pour exposer un système ou une doctrine, sans recours à la fiction, on exclut de la pensée des Lumières des œuvres qui, pour beaucoup, la symbolisent comme le Candide de Voltaire.

~ Genres littéraires et idées nouvelles En réalité, dès les Essais de Montaigne et chez les précurseurs des Lumières, Bayle et Fontenelle, la frontière était bien peu étanche. Le désir de partager des savoirs fondés sur la raison réconcilie la pensée des Lumières avec la littérature. De façon déguisée ou directe, la démonstration passe par la fiction: c'est le cas des Lettres persanes (1721) de Montesquieu, qui incluent des apologues. Les Lettres philosophiques ( 1734) de Voltaire cherchent à émouvoir autant qu'à convaincre et l'implication d'un je énonciatif arrache la Lettre sur les aveugles ( 17 49) de Diderot et tous les Discours de Rousseau à la sécheresse d'un exposé théorique. Deux étapes fortes de la pensée voltairienne s'expri­ment par la poésie: Le Mondain (1736) et le Poème sur le désastre de Lisbonne (1756). Diderot choisit le dialogue pour présenter dans le Supplément au voyage de Bougainville (1772) l'image d'une société libérée. Et, si le conte philosophique semble avoir été inventé par et pour Voltaire, la plupart des philosophes des Lumières, rédacteurs de

traités et engagés dans l'aventure de l'Encyclopédie, ont écrit des œuvres plus légères. L'abbé Prévost (1697-1763) et Marivaux (1688-1763) ont introduit des thèmes moraux et didactiques au théâtre et dans le roman.

2. le métier d'écrivain, un «sacerdoce laïque»

• La figure du philosophe L'homrpe des Lumières connaît le privilège de donner un sens spécifique au mot <<philosophe». L'acception nouvelle du terme congédie la figure ancienne du savant besogneux, concepteur de systèmes et dont la caricature semble être le métaphysicien. La figure nouvelle du philosophe se dessine à la fin de la querelle des Anciens et des Modernes (voir fiche 20) et s'affirme tout au long du siècle, telle que la définit l'article "pbilosophe" de l'Encyclopédie, dü au philologue Dumarsais (1676-1756). En héritier de Descartes, le philosophe fonde son action sur la raison mais se sépare de lui parce qu'il a« osé renverser les bornes sacrées posées par la religion». Dumarsais affirme:

«La raison est à l'égard du philosophe ce que la grâce est à l'égard du chrétien. La grâce détermine le chrétien à agir; la raison détermine le philosophe.»

Si le philosophe ressemble un peu au libertin ou à l'honnête homme, il est plus savant que mondain. Il se garde des «passions» pour privilégier la «réflexion>>. Guidée par l'expérience, la raison chez lui «forme ses principes sur une infinité d'observations particulières». «Notre philosophe qui sait se partager entre le commerce des hommes et la retraite est plein d'humanité.[ ... ] C'est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile», conclut Durnarsais.

~ Socialisation et diffusion des idées En mettant sa plume littéraire au service d'une pensée utile, le «philosophe>> va consi­dérablement modifier le statut de ceux qu'on appelait jusqu'alors les i< gens de lettres». Alors que l'écrivain du XVW siècle exerçait un ii métier>>, de façon très contrôlée, pour un public restreint, le philosophe du XVlW, émancipé de l'autorité religieuse, s'assigne de nouvelles missions: diffuser l'esprit des Lumières ct en assurer le rayonnement. En gagnant de nouveaux publics, les gens de lettres deviennent progressivement à partir de 1750 les officiants d'un <i sacerdoce laïque», selon le mot de l'historien des idées Paul Bénichou: on assiste alors au ii Sacre de l'écrivain». Comme l'écrivain du Grand Siècle, le philosophe veut plaire ct toucher le public cultivé en le divertissant. Mais il veut en outre être utile et convaincre. Cette ambition modifie les rites sociaux de la conversation: le savoir des Lumières se répand dans les salons aristocratiques mais la pratique du débat s'étend aussi aux cafés fréquentés par la bourgeoisie cultivée. Entre 1733 et 1776, une dizaine de salons accueillent les hommes de sciences et les philo­sophes dans une ambiance cosmopolite: Montesquieu croise chez Mm€ de Tencin lord Bolingbroke et le fameux médecin suisse Tronchin, Voltaire et les encyclopédistes, piliers jusqu'en 1764 du salon littéraire de Mme du Deffand, rejoignent ensuite celui de M1k de Lespinasse, haut lieu de l'enthousiasme philosophique. Le salon de Mme Geoffrin est très cosmopolite ~t celui du baron d'Holbach reçoit autour de Diderot les plus auda­cieux des philosophes européens. Jamais la circulation des idées n'aura été aussi intense.

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Montesquieu et la politique des Lumières

Père fondateur des Lumières, Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu (1689-1755), a donné à l'élan des Lumières deux traits majeurs: la profondeur et l'ambition critique d'une réflexion sur la société et d'une pensée politique à

l'origine des démocraties modernes.

1. Du roman épistolaire ii la satire élégante

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~ les Lettres persanes (1721)

Malgré le vif débat qui s'est instauré autour de la naissance des Lumières et ne permet à personne de dater avec précision le début du mouvement, le rôle qu'y ont joué les Lettres persanes n'est jamais contesté. La première œuvre d'un aristocrate bordelais aussi indépendant à l'égard de la cour qu'on pouvait l'être alors, héritier d'une charge judiciaire et formé par des pédagogues modernes, les oratoriens de Juilly, donne au mouvement sa puissance et sa couleur: c'est par le biais d'tm roman épistolaire, genre mondain apprécié au XV!l e qu'îl fait connaître sa plume et ses idées avec une ambition qui est celle du siècle: plaire, aider à comprendre, instruire et critiquer. Entre roman de harem - qui finit mal - et récit de voyage, les lettres de deux Persans de fantaisie qui parcourent la France entre 1712 et 1720 peuvent se lire sous l'angle exclusif de l'humour raffiné. Mais elles dissimulent, derrière l'exotisme à la mode, une réflexion sur la politique, la religion et la société. Persuadés que le régime persan est le meilleur, Usbek et Rica décrivent naïvement les vices de la société orientale, superstitieuse, hostile aux femmes et gouvernée par des interdits. Leur fausse découverte de la société occidentale en France et leur étonnement feint devant les mœurs françaises, à la ville comme à la cour, révèle implicitement le despotisme du pouvoir royal, les abus de l'Église, les désordres économiques, les vices de la cour.

~ un relativisme humaniste Mais la satire est loin de se limiter à une entreprise de démolition désinvolte: du choc des cultures le lecteur ne peut que tirer des conclusions relativistes et s'ouvrir à la conscience de l'ailleurs et de l'autre. Et grâce aux artifices de la fiction ou de l'apo­logue, dans le fameux épisode des «Troglodytes>>, Montesquieu exprime ses idées sur les lois, la justice, l'esclavage. Il esquisse le tableau d'une société idéale fondée sur la justice et la raison, où les rois gouvernent comme des pères de famille en se laissant guider par la «vertu>>. Cette notion, centrale dans sa pensée, ne désigne pas un comportement étroitement conforme à la morale courante mais le sens de l'intérêt général: les sociétés qui en bénéficient s'orientent vers la liberté et l'égalité. Le dénoue­ment du roman incite ainsi à privîlégier la raison par rapport aux sens et ce tableau comparé de deux régimes également contestables préfigure une vaste réflexion poli­tique. Au-delà de la satire, de l'élégance et de l'humour, c'est l'esprit même des Lumières qui éclaire les Lettres persanes.

2. Le fondateur de la science politique

t L'analyse des systèmes politiques

Après s'être transfOrmé en sociologue ironique et mondain, Montesquieu a consacré tous ses efforts à l'examen raisonné des régimes politiques, abordés non plus sous l'angle théologique mais avec le détachement de l'historien, la précision du juriste et les convictions morales d'un réformiste prudent qui croit aux leçons du passé. Citoyen d'une France malade et victime d'un désastre financier, la banqueroute de Law, gou­vernée ·par un Louis XV décevant, il se tourne vers le passé. Désireux de comprendre pourquoi Rome, le grand État qui a légué le droit à l'Occident, a pu s'écrouler, il publie ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734) et il y affirme:

«Ce n'est pas la fortune qui domine le monde [ ... ]. Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent ou la précipitent; tous ces accidents sont soumis.»

Il émet ainsi l'hypothèse d'un déterminisme historique qui aurait conduit Rome à la ruine dès lors que la liberté et la vertu fondatrices de sa république ont été confisquées sous l'Empire par un pouvoir tyrannique.

~ De l'esprit des lois (1748)

De cette enquête, Montesquieu passe à la recherche raisonnée de la cité idéale dans les pas de Platon et des philosophes des XVIe et xvne siècles. Mais il ne définit pas, comme eux, le modèle de gouvernement abstrait qui lui semble a priori le meilleur. Il procède à un inventaire comparé de tous les systèmes de gouvernement existant dans l'histoire pour édifier le monument De l'esprit des lois, premier ouvrage moderne de science politique. Dans les trente livres de cette somme à finalité universelle, il examine la nature des trois formes de gouvernement les plus répandues - république, monarchie, despotisme-, les principes qui les fondent et les risques de décadence qu'elles peuvent impliquer. Profondément attaché à !'idée de liberté politique, il en pose comme condi­tion le principe de la séparation des pouvoirs. Cette théorie, dont la première applica­tion réside dans la Constitution de la jeune démocratie américaine, lui est inspirée par son admiration pour le système de gouvernement anglais, une monarchie parlemen­taire qui lui semble un rempart contre le despotisme. Sa condamnation du despotisme ne privilégie pas explicitement une des deux autres formes de gouvernement: la légiti­mité d'un pouvoir se fonde, pour lui, sur des principes moraux dont le plus précieux est la «vertu>>, dont il identifie la source dans les démocraties antiques d'Athènes et Rome. C'est au nom de la liberté et de la vertu que, dans un texte célèbre, l'Esprit des lois procède .à la première condamnation de l'esclavage. Par sa haute vision de l'État et sa modération, Montesquieu a inspiré de nombreuses analyses: les socialistes du XIXe

siècle le voyaient comme leur ancêtre, la critique marxiste lui a reproché de ne recher­cher la liberté que pour la noblesse féodale dont il était issu. Mais on le reconnaît sur­tout comme un authentique libéral, pourvu d'un solide réalisme qui le protégeait contre l'utopie, sinon contre l'idéalisme.

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Montesquieu et la politique des Lumières

Père fondateur des Lumières, Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu (1689-1755), a donné à l'élan des Lumières deux traits majeurs: la profondeur et l'ambition critique d'une réflexion sur la société et d'une pensée politique à

l'origine des démocraties modernes.

1. Du roman épistolaire ii la satire élégante

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~ les Lettres persanes (1721)

Malgré le vif débat qui s'est instauré autour de la naissance des Lumières et ne permet à personne de dater avec précision le début du mouvement, le rôle qu'y ont joué les Lettres persanes n'est jamais contesté. La première œuvre d'un aristocrate bordelais aussi indépendant à l'égard de la cour qu'on pouvait l'être alors, héritier d'une charge judiciaire et formé par des pédagogues modernes, les oratoriens de Juilly, donne au mouvement sa puissance et sa couleur: c'est par le biais d'tm roman épistolaire, genre mondain apprécié au XV!l e qu'îl fait connaître sa plume et ses idées avec une ambition qui est celle du siècle: plaire, aider à comprendre, instruire et critiquer. Entre roman de harem - qui finit mal - et récit de voyage, les lettres de deux Persans de fantaisie qui parcourent la France entre 1712 et 1720 peuvent se lire sous l'angle exclusif de l'humour raffiné. Mais elles dissimulent, derrière l'exotisme à la mode, une réflexion sur la politique, la religion et la société. Persuadés que le régime persan est le meilleur, Usbek et Rica décrivent naïvement les vices de la société orientale, superstitieuse, hostile aux femmes et gouvernée par des interdits. Leur fausse découverte de la société occidentale en France et leur étonnement feint devant les mœurs françaises, à la ville comme à la cour, révèle implicitement le despotisme du pouvoir royal, les abus de l'Église, les désordres économiques, les vices de la cour.

~ un relativisme humaniste Mais la satire est loin de se limiter à une entreprise de démolition désinvolte: du choc des cultures le lecteur ne peut que tirer des conclusions relativistes et s'ouvrir à la conscience de l'ailleurs et de l'autre. Et grâce aux artifices de la fiction ou de l'apo­logue, dans le fameux épisode des «Troglodytes>>, Montesquieu exprime ses idées sur les lois, la justice, l'esclavage. Il esquisse le tableau d'une société idéale fondée sur la justice et la raison, où les rois gouvernent comme des pères de famille en se laissant guider par la «vertu>>. Cette notion, centrale dans sa pensée, ne désigne pas un comportement étroitement conforme à la morale courante mais le sens de l'intérêt général: les sociétés qui en bénéficient s'orientent vers la liberté et l'égalité. Le dénoue­ment du roman incite ainsi à privîlégier la raison par rapport aux sens et ce tableau comparé de deux régimes également contestables préfigure une vaste réflexion poli­tique. Au-delà de la satire, de l'élégance et de l'humour, c'est l'esprit même des Lumières qui éclaire les Lettres persanes.

2. Le fondateur de la science politique

t L'analyse des systèmes politiques

Après s'être transfOrmé en sociologue ironique et mondain, Montesquieu a consacré tous ses efforts à l'examen raisonné des régimes politiques, abordés non plus sous l'angle théologique mais avec le détachement de l'historien, la précision du juriste et les convictions morales d'un réformiste prudent qui croit aux leçons du passé. Citoyen d'une France malade et victime d'un désastre financier, la banqueroute de Law, gou­vernée ·par un Louis XV décevant, il se tourne vers le passé. Désireux de comprendre pourquoi Rome, le grand État qui a légué le droit à l'Occident, a pu s'écrouler, il publie ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734) et il y affirme:

«Ce n'est pas la fortune qui domine le monde [ ... ]. Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent ou la précipitent; tous ces accidents sont soumis.»

Il émet ainsi l'hypothèse d'un déterminisme historique qui aurait conduit Rome à la ruine dès lors que la liberté et la vertu fondatrices de sa république ont été confisquées sous l'Empire par un pouvoir tyrannique.

~ De l'esprit des lois (1748)

De cette enquête, Montesquieu passe à la recherche raisonnée de la cité idéale dans les pas de Platon et des philosophes des XVIe et xvne siècles. Mais il ne définit pas, comme eux, le modèle de gouvernement abstrait qui lui semble a priori le meilleur. Il procède à un inventaire comparé de tous les systèmes de gouvernement existant dans l'histoire pour édifier le monument De l'esprit des lois, premier ouvrage moderne de science politique. Dans les trente livres de cette somme à finalité universelle, il examine la nature des trois formes de gouvernement les plus répandues - république, monarchie, despotisme-, les principes qui les fondent et les risques de décadence qu'elles peuvent impliquer. Profondément attaché à !'idée de liberté politique, il en pose comme condi­tion le principe de la séparation des pouvoirs. Cette théorie, dont la première applica­tion réside dans la Constitution de la jeune démocratie américaine, lui est inspirée par son admiration pour le système de gouvernement anglais, une monarchie parlemen­taire qui lui semble un rempart contre le despotisme. Sa condamnation du despotisme ne privilégie pas explicitement une des deux autres formes de gouvernement: la légiti­mité d'un pouvoir se fonde, pour lui, sur des principes moraux dont le plus précieux est la «vertu>>, dont il identifie la source dans les démocraties antiques d'Athènes et Rome. C'est au nom de la liberté et de la vertu que, dans un texte célèbre, l'Esprit des lois procède .à la première condamnation de l'esclavage. Par sa haute vision de l'État et sa modération, Montesquieu a inspiré de nombreuses analyses: les socialistes du XIXe

siècle le voyaient comme leur ancêtre, la critique marxiste lui a reproché de ne recher­cher la liberté que pour la noblesse féodale dont il était issu. Mais on le reconnaît sur­tout comme un authentique libéral, pourvu d'un solide réalisme qui le protégeait contre l'utopie, sinon contre l'idéalisme.

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1.

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L'aventure de l'Encyclopédie {1751-1772)

Présenté comme un siècle de combats, le XVIII' siècle l'a été par hasard. La bataille de l'Encyclopédie montre que la résistance des divers conservatismes à la diffusion du savoir a ainsi transformé un projet savant et novateur en défi révolutionnaire.

~ Une entreprise commerciale moderne

Jamais l'Encyclopédie n'aurait vu le jour si le siècle des Lumières n'avait été celui de la lecture dont la pratique gagne de nouveaux publics curieux d'apprendre, de s'infor­mer ou de se divertir. La littérature de colportage pénètre les milieux populaires, le nombre des libraires augmente: l'ambition commerciale de l'un d'eux, Le Breton, désireux de faire traduire la Cyclopaedia de l'Anglais Chambers va rencontrer la fer­veur didactique de Diderot et d'Alembert, qu'il recrute dans ce but. Dès 1748, un« privilège», c'est-à-dire une autorisation officielle de la librairie du roi chargée de la censure, entérine un projet plus vaste qu'une simple traduction: celui d'un Dictionnaire universel des sciences, arts et métiers, riche de savoirs nouveaux. En 1750, un Prospectus en définit l'ampleur- dix volumes-, le plan, et propose des conditions de souscription. En 1751, le premier volume paraît, précédé du Discours préliminaire de d'Alembert et définit la visée émancipatrice de l'ouvrage. Grâce à l'ordre alphabé­tique, il entend guider le lecteur dans le «labyrinthe» des connaissances pour en saisir la cohérence. La« société de gens de lettres» qui, sous la houlette des deux pionniers, se répartira l'énorme tâche est évidemment constituée d'adeptes des Lumières.

~ les étapes ae la bataille

Dès la parution du premier volume et malgré le soutien du nouveau directeur de la librairie, Malesherbes, les jésuites passent à l'attaque, dans leur Journal de Trévoux, contre un projet qui fait concurrence à leur propre Dictionnaire. Traquant r <<hérésie>> et l'« athéisme>> de certains articles, ils obtiennent l'interdiction des deux premiers volumes en 1752. Mais le succès assure, entre 1753 et 1757, la publication des cinq tomes suivants, saluée par l'élection de d'Alembert à l'Académie française. Dans le tome VII, l'article «Genève», qu'il a rédigé, présenté comme un éloge du déisme, sert de prétexte au clan anti-philosophique pour obtenir les moyens de ruiner l'aventure: en 1759, le privilège de 1748 est révoqué, ordre est donné de rembourser les sous­cripteurs; d'Alembert renonce à la direction de l'ouvrage. Mais Malesherbes accorde un sursis au projet: il autorise les libraires à rembourser les souscripteurs en leur envoyant des volumes de «planches>> - des gravures illustratives ~dont le premier paraît en l 762. Discrètement, la rédaction des tomes suivants continue sous la direction de Diderot. La vigueur des oppositions est alors affaiblie par l'expulsion des jésuites de France - obtenue par le Parlement hostile à leur influence. Malgré la censure sournoise

de certains articles par Le Breton, l'aventure ira à son terme avec la publication en 1766 des dix derniers volumes et, en 1772, celle des volumes de planches. En vingt ans, la bataille éditoriale a transformé un projet audacieux en une machine de guerre: l'« œuvre d'un siècle philosophe» au service de la vérité et du progrès.

2. Les principes de 1 'Encyclopédie et ses auteurs

~ Le manifeste cles lumières Plus qu'une somme gigantesque de connaissances - les dix volumes prévus devien­dront dix-sept-, l'Encyclopédie a transmis à la postérité l'essentiel de l'esprit des Lumières en coulant des connaissances répandues dans toute l'Europe dans un modèle français. Elle construit ainsi un idéal de progrès revendiqué jusqu'à la fin du xxe siècle. Déjà «maître et possesseur de la nature», l'esprit humain exerce dans l'Encyclopédie un rôle premier dans la compréhension et l'organisation religieuse et politique de l'univers: de l'article <<Raison» aux articles «Grains» et «Luxe>>, en passant par« Autorité poli­tique», «Paix», «Presse» ou «Prêtres>>, l'ouvrage détaille la chaîne des principes capables de construire une société heureuse et équilibrée: développer les sciences et les techniques, améliorer la productivité agricole pour assurer la prospérité économique; en encourageant les échanges entre peuples, un tel système favorise la paix et la tolérance fondées sur le relativisme et le cosmopolitisme. Cette conjonction du «luxe» et de la sagesse contribue au bonheur collectif, puis au bonheur individuel.

C'est dans les domaines religieux et politique que l'Encyclopédie se montre audacieuse. Parmi les rédacteurs, les déistes prudents côtoient de francs athées, comme le baron d'Holbach ou Helvétius, et des chrétiens tolérants. TOus les articles affirment le primat de la raison sur la foi, critiquent l'obscurantisme et la superstition. Au pays des Lumières 'de prêtre n'y oublie jamais qu'il est un homme, sujet et citoyen», ce q~i revient à contester la royauté de droit divin et à prôner la laïcisation du système poli­tique: la légitimité du monarque des Lumières ne provient ni de la force, ni de Dieu mais du consentement du peuple qui, fort de son '<droit naturel» au bonheur, délègue par contrat à un "roi philosophe» le pouvoir de le gouverner.

~ les encyclopédistes

Au-delà des idées, l'ouvrage dessine la géographie intellectuelle et sociologique des Lumières avant que des tensions idéologiques et personnelles ne divisent les cent quarante auteurs: portée par d'Alembert, un savant bâtard recueilli et soutenu par l'aristocratie, et Diderot, un bourgeois opiniâtre et infatigable, l'entreprise réunit un baron matérialiste, d'Holbach, un haut fonctionnaire, Damilaville, un avocat philo­logue, Dumarsais, l'efficace chevalier de Jaucourt, le philosophe Marmontel. A côté des économistes physiocrates comme Quesnay et Turgot, du médecin Tronchin, du poète Saint-Lambert, on trouve trois signatures prestigieuses: Rousseau rédige l'article <'Économie politique» ainsi que ceux consacrés à la musique. L'article "Goût» est écrit par Montesquieu en collaboration avec Voltaire, dont la contribution, modeste, s'accompagne d'un soutien indéfectible. L'entreprise qui voulait, selon Diderot, "ser­vir l'humanité» y a réussi dans certaines limites: l'ouvrage, conçu par une élite, ne sera lu que par une minorité.

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L'aventure de l'Encyclopédie {1751-1772)

Présenté comme un siècle de combats, le XVIII' siècle l'a été par hasard. La bataille de l'Encyclopédie montre que la résistance des divers conservatismes à la diffusion du savoir a ainsi transformé un projet savant et novateur en défi révolutionnaire.

~ Une entreprise commerciale moderne

Jamais l'Encyclopédie n'aurait vu le jour si le siècle des Lumières n'avait été celui de la lecture dont la pratique gagne de nouveaux publics curieux d'apprendre, de s'infor­mer ou de se divertir. La littérature de colportage pénètre les milieux populaires, le nombre des libraires augmente: l'ambition commerciale de l'un d'eux, Le Breton, désireux de faire traduire la Cyclopaedia de l'Anglais Chambers va rencontrer la fer­veur didactique de Diderot et d'Alembert, qu'il recrute dans ce but. Dès 1748, un« privilège», c'est-à-dire une autorisation officielle de la librairie du roi chargée de la censure, entérine un projet plus vaste qu'une simple traduction: celui d'un Dictionnaire universel des sciences, arts et métiers, riche de savoirs nouveaux. En 1750, un Prospectus en définit l'ampleur- dix volumes-, le plan, et propose des conditions de souscription. En 1751, le premier volume paraît, précédé du Discours préliminaire de d'Alembert et définit la visée émancipatrice de l'ouvrage. Grâce à l'ordre alphabé­tique, il entend guider le lecteur dans le «labyrinthe» des connaissances pour en saisir la cohérence. La« société de gens de lettres» qui, sous la houlette des deux pionniers, se répartira l'énorme tâche est évidemment constituée d'adeptes des Lumières.

~ les étapes ae la bataille

Dès la parution du premier volume et malgré le soutien du nouveau directeur de la librairie, Malesherbes, les jésuites passent à l'attaque, dans leur Journal de Trévoux, contre un projet qui fait concurrence à leur propre Dictionnaire. Traquant r <<hérésie>> et l'« athéisme>> de certains articles, ils obtiennent l'interdiction des deux premiers volumes en 1752. Mais le succès assure, entre 1753 et 1757, la publication des cinq tomes suivants, saluée par l'élection de d'Alembert à l'Académie française. Dans le tome VII, l'article «Genève», qu'il a rédigé, présenté comme un éloge du déisme, sert de prétexte au clan anti-philosophique pour obtenir les moyens de ruiner l'aventure: en 1759, le privilège de 1748 est révoqué, ordre est donné de rembourser les sous­cripteurs; d'Alembert renonce à la direction de l'ouvrage. Mais Malesherbes accorde un sursis au projet: il autorise les libraires à rembourser les souscripteurs en leur envoyant des volumes de «planches>> - des gravures illustratives ~dont le premier paraît en l 762. Discrètement, la rédaction des tomes suivants continue sous la direction de Diderot. La vigueur des oppositions est alors affaiblie par l'expulsion des jésuites de France - obtenue par le Parlement hostile à leur influence. Malgré la censure sournoise

de certains articles par Le Breton, l'aventure ira à son terme avec la publication en 1766 des dix derniers volumes et, en 1772, celle des volumes de planches. En vingt ans, la bataille éditoriale a transformé un projet audacieux en une machine de guerre: l'« œuvre d'un siècle philosophe» au service de la vérité et du progrès.

2. Les principes de 1 'Encyclopédie et ses auteurs

~ Le manifeste cles lumières Plus qu'une somme gigantesque de connaissances - les dix volumes prévus devien­dront dix-sept-, l'Encyclopédie a transmis à la postérité l'essentiel de l'esprit des Lumières en coulant des connaissances répandues dans toute l'Europe dans un modèle français. Elle construit ainsi un idéal de progrès revendiqué jusqu'à la fin du xxe siècle. Déjà «maître et possesseur de la nature», l'esprit humain exerce dans l'Encyclopédie un rôle premier dans la compréhension et l'organisation religieuse et politique de l'univers: de l'article <<Raison» aux articles «Grains» et «Luxe>>, en passant par« Autorité poli­tique», «Paix», «Presse» ou «Prêtres>>, l'ouvrage détaille la chaîne des principes capables de construire une société heureuse et équilibrée: développer les sciences et les techniques, améliorer la productivité agricole pour assurer la prospérité économique; en encourageant les échanges entre peuples, un tel système favorise la paix et la tolérance fondées sur le relativisme et le cosmopolitisme. Cette conjonction du «luxe» et de la sagesse contribue au bonheur collectif, puis au bonheur individuel.

C'est dans les domaines religieux et politique que l'Encyclopédie se montre audacieuse. Parmi les rédacteurs, les déistes prudents côtoient de francs athées, comme le baron d'Holbach ou Helvétius, et des chrétiens tolérants. TOus les articles affirment le primat de la raison sur la foi, critiquent l'obscurantisme et la superstition. Au pays des Lumières 'de prêtre n'y oublie jamais qu'il est un homme, sujet et citoyen», ce q~i revient à contester la royauté de droit divin et à prôner la laïcisation du système poli­tique: la légitimité du monarque des Lumières ne provient ni de la force, ni de Dieu mais du consentement du peuple qui, fort de son '<droit naturel» au bonheur, délègue par contrat à un "roi philosophe» le pouvoir de le gouverner.

~ les encyclopédistes

Au-delà des idées, l'ouvrage dessine la géographie intellectuelle et sociologique des Lumières avant que des tensions idéologiques et personnelles ne divisent les cent quarante auteurs: portée par d'Alembert, un savant bâtard recueilli et soutenu par l'aristocratie, et Diderot, un bourgeois opiniâtre et infatigable, l'entreprise réunit un baron matérialiste, d'Holbach, un haut fonctionnaire, Damilaville, un avocat philo­logue, Dumarsais, l'efficace chevalier de Jaucourt, le philosophe Marmontel. A côté des économistes physiocrates comme Quesnay et Turgot, du médecin Tronchin, du poète Saint-Lambert, on trouve trois signatures prestigieuses: Rousseau rédige l'article <'Économie politique» ainsi que ceux consacrés à la musique. L'article "Goût» est écrit par Montesquieu en collaboration avec Voltaire, dont la contribution, modeste, s'accompagne d'un soutien indéfectible. L'entreprise qui voulait, selon Diderot, "ser­vir l'humanité» y a réussi dans certaines limites: l'ouvrage, conçu par une élite, ne sera lu que par une minorité.

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Voltaire, la virtuosité au service des idées

Plus que l'emblème des Lumières, Voltaire (1694-1778) aura été leur <<passeur». Malgré sa curiosité naturelle de voyageur infatigable, son esprit protéiforme et la vigueur militante de ses dernières années, sa pensée, plus provocante qu'audacieuse, démontre que le mouvement a été un aboutissement plus qu'une rupture.

1. le fils révolté du Grand Siècle {1694 -1734)

74

• l'héritier de la bourgeoisie éclairée

Si François Marie Arouet, dit Voltaire, était mort à trente ans, ce qui était fréquent en son temps, la postérité n'aurait retenu de lui qu'une figure d'écrivain courtisan un peu plus libre que les autres mais fidèle à l'esthétique du Grand Siècle. Mais ce riche bour­geois, né dans un milieu janséniste, formé par les jésuites et proche des libertins, absorbe toutes ces influences sans s'y soumettre: ses maîtres jésuites stimulent la puis­sance de sa rhétorique, favorisent sa passion du théâtre et son talent poétique; les libertins encouragent son optimisme épicurien et un rejet précoce de l'Église officielle. La carrière de cet admirateur de Corneille et Racine semble d'abord devoir être litté­raire et mondaine, dans le prolongement du classicisme: il fait ses premières armes dans les grands genres - poésie, théâtre, épopée. Le succès de sa première tragédie, Œdipe (1718), peu après la mort du «grand roi», lui permet de se rêver en poète de cour: il publie en 1728 une épopée, La Henriade, inspirée par les guerres de Religion et sa tragédie la plus célèbre, Zaïre (1732), consacre une fidélité aux formes classiques qui ne se démentira jamais.

~ Entre la cour et la Bastille Mais le succès ne bride pas l'esprit indépendant et ffondeur caché par cette incarna­tion brillante de la bourgeoisie montante: en dix ans, il est deux fois emprisonné à !a Bastille, d'abord pour des écrits satiriques (1716), puis pour une querelle plus sérieuse avec le puissant chevalier de Rohan, symbole de la morgue des grands (1726), qui l'envoie en exil à Londres. Ces foucades coûteuses ne sont que les pré­mices d'un comportement paradoxal à l'égard du pouvoir: Voltaire, tiraillé entre sa fascination pour l'aristocratie et la conscience de son propre génie, ne trouvera ni en France, ni en Europe, le poste honorifique dans une cour dont i1 rêvait. Rebelle mais non révolutionnaire, sa pensée politique défendra la liberté d'expres­sion, la tolérance religieuse et la justice sans jamais reconnaître clairement l'incom­patibilité de ces principes avec toute monarchie héréditaire, qu'elle soit absolue ou constitutionnelle. De son séjour anglais il tire cependant une expérience suffisam­ment riche pour concevoir le livre fondateur de sa vision du monde.

2. le messager des lumières en Europe (1734-1753}

~ De l'exil anglais au programme des Lumières

!}adhésion définitive de Voltaire à l'esprit des Lumières coïncide en effet avec la publica­tion, en 1734, des Lettres philosophiques ou Lettres anglaises. La forme épistolaire et la fausse na'iveté du voyageur dépaysé, qu'il emprunte aux Lettres persanes (1.721), transforlnent son tableau de l'Angleterre en un manifeste des Lumières: l'éloge du système parlementaire et de la monarchie constitutionnelle britannique y voisine avec l'homffiage à la tolérance religieuse d'un pays qui accepte la coexistence de plusieurs Églises. Il célèbre sur le même ton l'empirisme de Locke, le génie de Newton, les bienfaits de l'inoculation -ancêtre de la vaccination -et les mœurs d'une société qui apprécie ses savants, reconnaît les qualités de ses commerçants et n'oublie pas «la considération que l'on doit aux gens de lettres» étendue aux gens de théâtre. Cette volée de pierres- fort peu objective au demeurant - dans le jardin du monarchisme catholique et répressif de son pays d'origine est conclue par une profession de foi déiste et optimiste. La vingt­cinquième lettre, connue sous le titre d'Anti-Pascal, réfute Je pessimisme de l'auteur des Pensées et affirme des convictions qui, pour la plupart> accompagneront Voltaire toute sa vie: un rationalisme qui s'étend au rôle d'un Dieu «horloger» sage organisateur de l'univers, un humanisme à la fois lucide et joyeux, une morale de l'action et de la socia­bilité, enfin, une foi dans la Providence, qui, elle, ne résistera pas à l'expérience. L'ouvrage est immédiatement condamné par le Parlement, puis brûlé en public.

~ Philosophie, littérature et histoire En s>exilant lui-même à Cirey,- dans le domaine d'une aristocrate éclairée et mathéma­ticienne, Mme du Châtelet> Voltaire é-chappe à la Bastille, complète son savoir et se lance dans un cycle de publications considérables tout en montant des pièces de théâtre. Bien que les philosophes d'aujourd'hui, au sens classique du terme, ne le considèrent pas, à l'opposé de Rousseau, comme faisant partie des leurs, il a consacré à la philoso­phie une part importante de sa réflexion: la pensée de Voltaire qui se refuse à toute idée de transcendance et se sert de la physique pour discréditer la métaphysique s'affirme dans ces années-là, à travers un Traité de métaphysique (1734), les Éléments de la philosophie de Newton, le Discours en vers sur l'homme ( 1738). Mais il est moins à l'aise dans la littérature d'idées traditionnel.Ie que dans les formes littéraires qu'il détourne au service des Lumières: c'est le cas du poème Le .Mondain ( 1736), qui, attaquant le clergé et ses superstitions, ravive la méfiance à son égard et le contraint à un bref exil en Hollande, ou de sa tragédie Mahomet (1 741), dédiée à la tolérance mais rapidement interdite.

~ De la France à l'Europe, l'utopie du despotisme éclairé

Malgré les efforts de protecteurs bien en cour comme le ministre d'Argenson ou la Pompadour, l'historien Voltaire, auteur de l'Histoire de Charles XII, rate son retour en grâce: nommé historiographe du roi (1745)> il devient «gentilhomme ordinaire de la chambre du roi», est élu à l'Académie française et continue à déplaire ... ce qui lui inspire son premier grand conte philosophique, Zadig ( 17 48). r: exil définitif se profile en 17 49 après un passage à la cour de Lunéville, en Lorraine, et la mort inattendue d'Émilie du Châtelet> maîtresse et sœur d'élection pendant seize ans. Introduit, grâce à

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Voltaire, la virtuosité au service des idées

Plus que l'emblème des Lumières, Voltaire (1694-1778) aura été leur <<passeur». Malgré sa curiosité naturelle de voyageur infatigable, son esprit protéiforme et la vigueur militante de ses dernières années, sa pensée, plus provocante qu'audacieuse, démontre que le mouvement a été un aboutissement plus qu'une rupture.

1. le fils révolté du Grand Siècle {1694 -1734)

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• l'héritier de la bourgeoisie éclairée

Si François Marie Arouet, dit Voltaire, était mort à trente ans, ce qui était fréquent en son temps, la postérité n'aurait retenu de lui qu'une figure d'écrivain courtisan un peu plus libre que les autres mais fidèle à l'esthétique du Grand Siècle. Mais ce riche bour­geois, né dans un milieu janséniste, formé par les jésuites et proche des libertins, absorbe toutes ces influences sans s'y soumettre: ses maîtres jésuites stimulent la puis­sance de sa rhétorique, favorisent sa passion du théâtre et son talent poétique; les libertins encouragent son optimisme épicurien et un rejet précoce de l'Église officielle. La carrière de cet admirateur de Corneille et Racine semble d'abord devoir être litté­raire et mondaine, dans le prolongement du classicisme: il fait ses premières armes dans les grands genres - poésie, théâtre, épopée. Le succès de sa première tragédie, Œdipe (1718), peu après la mort du «grand roi», lui permet de se rêver en poète de cour: il publie en 1728 une épopée, La Henriade, inspirée par les guerres de Religion et sa tragédie la plus célèbre, Zaïre (1732), consacre une fidélité aux formes classiques qui ne se démentira jamais.

~ Entre la cour et la Bastille Mais le succès ne bride pas l'esprit indépendant et ffondeur caché par cette incarna­tion brillante de la bourgeoisie montante: en dix ans, il est deux fois emprisonné à !a Bastille, d'abord pour des écrits satiriques (1716), puis pour une querelle plus sérieuse avec le puissant chevalier de Rohan, symbole de la morgue des grands (1726), qui l'envoie en exil à Londres. Ces foucades coûteuses ne sont que les pré­mices d'un comportement paradoxal à l'égard du pouvoir: Voltaire, tiraillé entre sa fascination pour l'aristocratie et la conscience de son propre génie, ne trouvera ni en France, ni en Europe, le poste honorifique dans une cour dont i1 rêvait. Rebelle mais non révolutionnaire, sa pensée politique défendra la liberté d'expres­sion, la tolérance religieuse et la justice sans jamais reconnaître clairement l'incom­patibilité de ces principes avec toute monarchie héréditaire, qu'elle soit absolue ou constitutionnelle. De son séjour anglais il tire cependant une expérience suffisam­ment riche pour concevoir le livre fondateur de sa vision du monde.

2. le messager des lumières en Europe (1734-1753}

~ De l'exil anglais au programme des Lumières

!}adhésion définitive de Voltaire à l'esprit des Lumières coïncide en effet avec la publica­tion, en 1734, des Lettres philosophiques ou Lettres anglaises. La forme épistolaire et la fausse na'iveté du voyageur dépaysé, qu'il emprunte aux Lettres persanes (1.721), transforlnent son tableau de l'Angleterre en un manifeste des Lumières: l'éloge du système parlementaire et de la monarchie constitutionnelle britannique y voisine avec l'homffiage à la tolérance religieuse d'un pays qui accepte la coexistence de plusieurs Églises. Il célèbre sur le même ton l'empirisme de Locke, le génie de Newton, les bienfaits de l'inoculation -ancêtre de la vaccination -et les mœurs d'une société qui apprécie ses savants, reconnaît les qualités de ses commerçants et n'oublie pas «la considération que l'on doit aux gens de lettres» étendue aux gens de théâtre. Cette volée de pierres- fort peu objective au demeurant - dans le jardin du monarchisme catholique et répressif de son pays d'origine est conclue par une profession de foi déiste et optimiste. La vingt­cinquième lettre, connue sous le titre d'Anti-Pascal, réfute Je pessimisme de l'auteur des Pensées et affirme des convictions qui, pour la plupart> accompagneront Voltaire toute sa vie: un rationalisme qui s'étend au rôle d'un Dieu «horloger» sage organisateur de l'univers, un humanisme à la fois lucide et joyeux, une morale de l'action et de la socia­bilité, enfin, une foi dans la Providence, qui, elle, ne résistera pas à l'expérience. L'ouvrage est immédiatement condamné par le Parlement, puis brûlé en public.

~ Philosophie, littérature et histoire En s>exilant lui-même à Cirey,- dans le domaine d'une aristocrate éclairée et mathéma­ticienne, Mme du Châtelet> Voltaire é-chappe à la Bastille, complète son savoir et se lance dans un cycle de publications considérables tout en montant des pièces de théâtre. Bien que les philosophes d'aujourd'hui, au sens classique du terme, ne le considèrent pas, à l'opposé de Rousseau, comme faisant partie des leurs, il a consacré à la philoso­phie une part importante de sa réflexion: la pensée de Voltaire qui se refuse à toute idée de transcendance et se sert de la physique pour discréditer la métaphysique s'affirme dans ces années-là, à travers un Traité de métaphysique (1734), les Éléments de la philosophie de Newton, le Discours en vers sur l'homme ( 1738). Mais il est moins à l'aise dans la littérature d'idées traditionnel.Ie que dans les formes littéraires qu'il détourne au service des Lumières: c'est le cas du poème Le .Mondain ( 1736), qui, attaquant le clergé et ses superstitions, ravive la méfiance à son égard et le contraint à un bref exil en Hollande, ou de sa tragédie Mahomet (1 741), dédiée à la tolérance mais rapidement interdite.

~ De la France à l'Europe, l'utopie du despotisme éclairé

Malgré les efforts de protecteurs bien en cour comme le ministre d'Argenson ou la Pompadour, l'historien Voltaire, auteur de l'Histoire de Charles XII, rate son retour en grâce: nommé historiographe du roi (1745)> il devient «gentilhomme ordinaire de la chambre du roi», est élu à l'Académie française et continue à déplaire ... ce qui lui inspire son premier grand conte philosophique, Zadig ( 17 48). r: exil définitif se profile en 17 49 après un passage à la cour de Lunéville, en Lorraine, et la mort inattendue d'Émilie du Châtelet> maîtresse et sœur d'élection pendant seize ans. Introduit, grâce à

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quelques missions secrètes, auprès du roi Frédéric II de Prusse, il répond à l'invitation de celui qu'on croit être le «souverain des Lumières>>, qui le nomme chambellan à sa cour de Berlin (1750). Il y achève Le Siècle de Louis XIV (1751), paru en même temps que le premier volume de l'Encyclopédie, où il célèbre la grandeur des arts et des lettres voulue par le Roi-Soleil mais critique vigoureusement l'absolutisme. À Berlin, Micromégas (1752) amorce, après Zadig, le tournant sceptique de sa pensée. Car le rêve prussien, arrimé au projet grandiose d'une «encyclopédie de la raison>>, ébauche inaboutie dont on retrouvera des traces en 1764 dans le Dictionnaire philosophique portatif, rencontre une dure réalité, la censure de Frédéric II, plus despote qu'éclairé: Voltaire quitte la Prusse dans des conditions humiliantes.

3. Entre déisme et relativisme (1753-1763}

76

• De l'optimisme au scepticisme

Lassé des cours et des rois hostiles à son amour de la liberté, Voltaire, qui a quand même attendu la soixantaine pour renoncer aux grandeurs d'établissement, instaure grâce à sa fécondité intellectuelle une sorte de souveraineté de l'esprit en Europe, attes­tée non seulement par ses œuvres, mais par les traces de sa correspondance avec toute l'Europe (quelque 20 000 lettres): il est bien décidé à diffuser l'esprit des Lumières et il contribue à l'aventure de I'Enqclopédie, qu'il soutient à distance dans sa résidence des Délices, près de Genève (1755-1758). Dans le même temps, sa foi en la Providence, encore sensible dans la sagesse mélancolique de Zadig, est rudement mise à l'épreuve par le tremblement de terre de Lisbonne, qui fait plus de 50 000 morts. Ce tait divers lui inspire un Poème (1756), où s'expriment conjointement sa révolte devant le scan­dale du mal et de la souffrance et ses doutes face au providentialisme de Leibniz, qui lui apparaît comme une illusion consolante. Dans le même temps, il travaille à son Essai sur les mœurs et l'esprit des nations (1756), et inscrit sa vision de l'Histoire dans une perspective comparative et relativiste qui l'oppose au providentialisme théologique de Bossuet comme au déterminisme de Montesquieu. Ce scepticisme ne quittera plus sa pensée au moment où une série de ruptures et d'expériences fortuites vont progressi­vement le transformer, malgré lui, en un écrivain de combat.

t Les ambiguïtés ae candide {1759) Alors qu'il espère passer à la postérité pour ses tragédies, Voltaire écrit, dans un contexte pessimiste, l'œuvre qui semble concentrer tous les aspects de son talent. Elle symbolise l'esprit du XVIW siècle, brillant et léger par la forme, grave sur le fond, constamment ouvert au débat critique. Ce court roman ou long «conte philosophique» donne ses lettres de noblesse à un genre jusqu'alors cantonné dans la rhétorique, 1' apologue. Loin de se limiter à une réfutation du «Tout est bien» de Leibniz, dont le précepteur Panglass n'est pas le porte-parole mais une caricature, Candide procède à un inventaire de toutes les formes possibles du mal. Le personnage principal, une marion­nette dont le patronyme connote la fonction de témoin naïf, y accomplit un parcours initiatique autour du monde. Il y rencontre les fléaux naturels, la guerre, le fanatisme et les persécutions religieuses, l'esclavage, la vanité des grands et du pouvoir, les désillu­sions de l'amour. Malgré une pause dans l'Eldorado, un pays de cocagne où se réfugie la

vision utopique de la cité idéale, il est contraint d'admettre l'omniprésence du mal sans pour autant consentir au pessimisme ontologique qu'il a réfuté chez Pascal. Conscient qu'il est impossible de construire un monde sans mal, il prône une sagesse sceptique, fondée sur la lucidité et l'action. Curieusement, si la conclusion polysémique et ambi­guë du conte, «Il faut cultiver notre jardin», est le message le plus connu de Voltaire, la résolution qu'il mettra en pratique est celle du manichéen Martin qui affirme: « Travaillons sans raisonner, c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. >>

4. le pàtriarche combattant (1763-1778)

~ Le <<sage c:le l'Europe» Après avoir été contraint d'abandonner sa résidence des Délices, trop proche de la république de« Genève», où l'article du même nom dans l'Encyclopédie a fait scandale et provoqué sa rupture avec Rousseau, Voltaire s'est installé à Ferney (1758), à la fron­tière franco-suisse. Tandis qu'il ridiculise l'ennemi jésuite dans un pamphlet, la Relation de la maladie du jésuite Berthier, en pleine bataille de l'Encyclopédie, toute l'Europe des Lumières tente d'aller recevoir à Ferney un brevet d'esprit philosophique. C'est là que Voltaire achève le Dictionnaire philosophique portatif (1764) : cet abécé­daire commode de la pensée des Lumières répond à une attente du public et témoigne de son sens pratique et de ses dons pour les affaires. Sa pensée s'y affine et se radicalise en faveur du combat contre l'« infâme)), le fanatisme religieux et son cortège de persé­cutions, ainsi que l'arbitraire politique. Dans des articles plus percutants que ceux de l'Encyclopédie, prudente et partiellement expurgée, le Dictionnaire philosophique mar­tèle les convictions de toute une vie, au moment même où celui qu'on croit devenu le «sage de l'Europe», guidé par !es circonstances, passe à l'action.

~ Le champion de la tolérance religieuse En effet, son engagement au service des victimes de l'arbitraire et de l'intolérance donne un ton inattendu aux écrits de sa vieillesse. Son combat pour la réhabilitation posthume du protestant Calas, accusé d'avoir assassiné un de ses fils désireux de se convertir au catholicisme et condamné sans preuves par les juges de Toulouse au supplice de la roue, commence en 1762: Voltaire rédige une série de ''mémoires>> en faveur de la victime et soutient sa cause sans trêve jusqu'à sa réhabilitation (1765). 1andis qu'il publie son Traité sur la tolérance (1763) et le pamphlet De l'horrible danger de la lecture (1765), il défend, jusqu'à son acquittement, une autre famille protestante, celle des Sîrven. L'échec de son action pour la mémoire du jeune chevalier de La Barre, atrocement supplicié pour un geste d'impiété mais surtout coupable d'avoir lu le Dictionnaire philosophique, le marquera profondément. Voltaire consacre l'essentiel de son énergie dans le grand âge à défendre les serfs de Franche-Comté, des paysans comme Martin et Montbailli, et le comte de Lally-Tollendal, exécuté comme bouc émissaire après un échec militaire en Inde. Un an après la Relation de la mort du chevalier de La Barre (1766), le fameux (aire de Voltaire)) résonne avec plus d'amertume dans L'Ingénu (1767), son dernier conte philosophique, dont le héros incarne toutes les victimes de l'arbitraire. Les Questions à l'Encyclopédie ( 1769-1772), précèdent de peu la mort de Voltaire, survenue au cours d'un voyage triomphal à Paris ( 1778).

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quelques missions secrètes, auprès du roi Frédéric II de Prusse, il répond à l'invitation de celui qu'on croit être le «souverain des Lumières>>, qui le nomme chambellan à sa cour de Berlin (1750). Il y achève Le Siècle de Louis XIV (1751), paru en même temps que le premier volume de l'Encyclopédie, où il célèbre la grandeur des arts et des lettres voulue par le Roi-Soleil mais critique vigoureusement l'absolutisme. À Berlin, Micromégas (1752) amorce, après Zadig, le tournant sceptique de sa pensée. Car le rêve prussien, arrimé au projet grandiose d'une «encyclopédie de la raison>>, ébauche inaboutie dont on retrouvera des traces en 1764 dans le Dictionnaire philosophique portatif, rencontre une dure réalité, la censure de Frédéric II, plus despote qu'éclairé: Voltaire quitte la Prusse dans des conditions humiliantes.

3. Entre déisme et relativisme (1753-1763}

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• De l'optimisme au scepticisme

Lassé des cours et des rois hostiles à son amour de la liberté, Voltaire, qui a quand même attendu la soixantaine pour renoncer aux grandeurs d'établissement, instaure grâce à sa fécondité intellectuelle une sorte de souveraineté de l'esprit en Europe, attes­tée non seulement par ses œuvres, mais par les traces de sa correspondance avec toute l'Europe (quelque 20 000 lettres): il est bien décidé à diffuser l'esprit des Lumières et il contribue à l'aventure de I'Enqclopédie, qu'il soutient à distance dans sa résidence des Délices, près de Genève (1755-1758). Dans le même temps, sa foi en la Providence, encore sensible dans la sagesse mélancolique de Zadig, est rudement mise à l'épreuve par le tremblement de terre de Lisbonne, qui fait plus de 50 000 morts. Ce tait divers lui inspire un Poème (1756), où s'expriment conjointement sa révolte devant le scan­dale du mal et de la souffrance et ses doutes face au providentialisme de Leibniz, qui lui apparaît comme une illusion consolante. Dans le même temps, il travaille à son Essai sur les mœurs et l'esprit des nations (1756), et inscrit sa vision de l'Histoire dans une perspective comparative et relativiste qui l'oppose au providentialisme théologique de Bossuet comme au déterminisme de Montesquieu. Ce scepticisme ne quittera plus sa pensée au moment où une série de ruptures et d'expériences fortuites vont progressi­vement le transformer, malgré lui, en un écrivain de combat.

t Les ambiguïtés ae candide {1759) Alors qu'il espère passer à la postérité pour ses tragédies, Voltaire écrit, dans un contexte pessimiste, l'œuvre qui semble concentrer tous les aspects de son talent. Elle symbolise l'esprit du XVIW siècle, brillant et léger par la forme, grave sur le fond, constamment ouvert au débat critique. Ce court roman ou long «conte philosophique» donne ses lettres de noblesse à un genre jusqu'alors cantonné dans la rhétorique, 1' apologue. Loin de se limiter à une réfutation du «Tout est bien» de Leibniz, dont le précepteur Panglass n'est pas le porte-parole mais une caricature, Candide procède à un inventaire de toutes les formes possibles du mal. Le personnage principal, une marion­nette dont le patronyme connote la fonction de témoin naïf, y accomplit un parcours initiatique autour du monde. Il y rencontre les fléaux naturels, la guerre, le fanatisme et les persécutions religieuses, l'esclavage, la vanité des grands et du pouvoir, les désillu­sions de l'amour. Malgré une pause dans l'Eldorado, un pays de cocagne où se réfugie la

vision utopique de la cité idéale, il est contraint d'admettre l'omniprésence du mal sans pour autant consentir au pessimisme ontologique qu'il a réfuté chez Pascal. Conscient qu'il est impossible de construire un monde sans mal, il prône une sagesse sceptique, fondée sur la lucidité et l'action. Curieusement, si la conclusion polysémique et ambi­guë du conte, «Il faut cultiver notre jardin», est le message le plus connu de Voltaire, la résolution qu'il mettra en pratique est celle du manichéen Martin qui affirme: « Travaillons sans raisonner, c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. >>

4. le pàtriarche combattant (1763-1778)

~ Le <<sage c:le l'Europe» Après avoir été contraint d'abandonner sa résidence des Délices, trop proche de la république de« Genève», où l'article du même nom dans l'Encyclopédie a fait scandale et provoqué sa rupture avec Rousseau, Voltaire s'est installé à Ferney (1758), à la fron­tière franco-suisse. Tandis qu'il ridiculise l'ennemi jésuite dans un pamphlet, la Relation de la maladie du jésuite Berthier, en pleine bataille de l'Encyclopédie, toute l'Europe des Lumières tente d'aller recevoir à Ferney un brevet d'esprit philosophique. C'est là que Voltaire achève le Dictionnaire philosophique portatif (1764) : cet abécé­daire commode de la pensée des Lumières répond à une attente du public et témoigne de son sens pratique et de ses dons pour les affaires. Sa pensée s'y affine et se radicalise en faveur du combat contre l'« infâme)), le fanatisme religieux et son cortège de persé­cutions, ainsi que l'arbitraire politique. Dans des articles plus percutants que ceux de l'Encyclopédie, prudente et partiellement expurgée, le Dictionnaire philosophique mar­tèle les convictions de toute une vie, au moment même où celui qu'on croit devenu le «sage de l'Europe», guidé par !es circonstances, passe à l'action.

~ Le champion de la tolérance religieuse En effet, son engagement au service des victimes de l'arbitraire et de l'intolérance donne un ton inattendu aux écrits de sa vieillesse. Son combat pour la réhabilitation posthume du protestant Calas, accusé d'avoir assassiné un de ses fils désireux de se convertir au catholicisme et condamné sans preuves par les juges de Toulouse au supplice de la roue, commence en 1762: Voltaire rédige une série de ''mémoires>> en faveur de la victime et soutient sa cause sans trêve jusqu'à sa réhabilitation (1765). 1andis qu'il publie son Traité sur la tolérance (1763) et le pamphlet De l'horrible danger de la lecture (1765), il défend, jusqu'à son acquittement, une autre famille protestante, celle des Sîrven. L'échec de son action pour la mémoire du jeune chevalier de La Barre, atrocement supplicié pour un geste d'impiété mais surtout coupable d'avoir lu le Dictionnaire philosophique, le marquera profondément. Voltaire consacre l'essentiel de son énergie dans le grand âge à défendre les serfs de Franche-Comté, des paysans comme Martin et Montbailli, et le comte de Lally-Tollendal, exécuté comme bouc émissaire après un échec militaire en Inde. Un an après la Relation de la mort du chevalier de La Barre (1766), le fameux (aire de Voltaire)) résonne avec plus d'amertume dans L'Ingénu (1767), son dernier conte philosophique, dont le héros incarne toutes les victimes de l'arbitraire. Les Questions à l'Encyclopédie ( 1769-1772), précèdent de peu la mort de Voltaire, survenue au cours d'un voyage triomphal à Paris ( 1778).

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les formes littéraires en question

Le mouvement des Lumières paraît démesuré dans son intention de saisir et d'expliquer la totalité du monde par la raison. Mais c'est à son pouvoir de séduction qu'il a dû sa faveur sans précédent auprès du public: il a su rester mondain en s'appropriant naturellement les formes classiques de la littérature tout en créant des formes nouvelles.

1. l'évolution des genres traditionnels

78

• la poésie

Sociable, le «philosophe'' du XVIW siècle a réussi l'exploit de diffuser son esprit et ses ambitions sans créer de conflit avec le public qu'il entendait conquérir. Loin de se cou­per de la tradition en suscitant une «querelle des Anciens et des Modernes,,, les grandes figures des Lumières se sont fait connaître dans les formes héritées de l'Antiquité. De façon presque contradictoire, ils plaçaient la poésie de facture classique au sommet de la hiérarchie des genres et presque tous ont commis des «odes» et des «épîtres», formes mondaines par excellence en même temps qu'ils composaient leurs textes les plus novateurs: Montesquieu prétend avoir traduit du grec un Temple de Cnide et Céphise et l'amour (1725); un an avant les Lettres philosophiques, Voltaire exalte dans Le Temple du goût (1733) les auteurs les plus classiques; Diderot produit un nombre impressionnant d' épitres et épigrammes; Rousseau se croit tenu de faire de même, non sans avoir appris le latin en autodidacte, ce qui aboutit d'abord à des vers médiocres avant d'innerver la prose parfaitement rythmée des Rêveries du promeneur solitaire (1782). Tandis que perdure chez les ennemis des Lumières une poésie tradi­tionnelle et descriptive, celle de Delille (1738-1813), Le Brun (1729-1807) ou Lefranc de Pompignan (1709-1784), les philosophes utilisent le genre au service de leurs idées: Voltaire exprime les idées sulfureuses du Mondain en décasyllabes faussement inno­cents et adresse à M'"' du Châtelet une Épître sur la philosophie de Newton (1736). Cette poésie didactique et militante devient un art de persuader le public des salons peu friand de traités, encyclopédies et autres dictionnaires jugés trop savants.

• le théâtre et les formes dialoguées Paradoxalement, l'attachement des philosophes aux formes classiques les a conduits à considérer comme secondaires les œuvres novatrices que nous lisons encore et à sures­timer leur production dans les grands genres. Plus personne ne lit les tragédies de Voltaire mais elles ont participé au mouvement en habituant le public à voir et à entendre sur scène les débats politiques et religieux qu'il choisissait de mettre en scène. Persuadé d'être le Racine de son siècle, il a ainsi éteint en douceur les feux d'un genre incompatible avec l'esprit des Lumières. Dans le même temps, la porosité entre littérature d'idées et divertissement a permis aux grands dramaturges contemporains des Lumières de rester fidèles à la comédie d'intrigue, de caractère et de mœurs tout en

se montrant plus inventifs et plus offensifs dans la satire sociale. Dès 1725, Marivaux (1688-1763) aborde des problèmes de morale politique par l'utopie, comme l'escla­vage dans L'lie des esclaves, L'Île de la raison ou La Colonie. Beaumarchais (1732-1799) attaque plus frontalement encore les structures figées d'une société patriarcale dans Le Barbier de Séville (1775) et remet en cause l'ordre social et judiciaire dans Le Mariage de Figaro (1784). On note, enfin, que la reproduction de l'oralité dans les formes litté­raires a augmenté la portée du débat d'idées : c'est le cas du Supplément au voyage de Bougainville ou du Rêve de d'Alembert de Diderot.

2. l'invention de formes nouvelles

~ Du conte oriental au conte philosophique

Par son système particulier qui met en scène la parole autorisée de celui qui profère: «Il était une fois)), le conte ne pouvait que connaître son âge d'or au xvme siècle. Pour créer le conte philosophique, Voltaire feint là aussi de se couler dans le modèle léger et à la mode des contes de fées de Perrault et des contes libertins de La Fontaine. I1 exploite et détourne la veine de l'exotisme mis à la mode par la traduction des contes des Mille et Une Nuits, joue sur le merveilleux et réussit l'exploit d'emmener son lecteur en terrain connu pour mieux le dépayser. Hors de tout effet de réel, il peut, par le pouvoir de son point de vue ironique, transmettre ses idées et leur évolution: baromètres de la pensée voltairienne, les contes traduisent le providentialisme un peu résigné de Zadig, le relativisme confirmé de Micromégas, le bilan ambigu de Candide, le pessimisme absolu de L'Ingénu. Mais, si Voltaire a donné - sans le vouloir et sans le savoir - ses lettres de noblesse à un genre qui s'épanouira au siècle suivant dans les registres fantastiques, moraux ou sociaux, la forme philosophique du conte ne lui a pas survécu.

& Le roman entre réhabilitation et audaces

En y introduisant des digressions et des débats d'ordre moral, le xvuc siècle avait engagé une mutation du roman, genre décrié dont les folles intrigues ne pouvaient séduire que les femmes, selon la doxa du temps. Le mouvement s'accélère: l'encadre­ment du roman par la parole du narrateur, dans Manon Lescaut ( 1731), permet à l'abbé Prévost d'affirmer dans sa préface: «L'ouvrage entier est un traité de morale réduit agréablement en exercice.» Les philosophes après Montesquieu se saisissent du roman par lettres pour y insérer le discours philosophique. Et, sur le modèle de l'Anglais Richardson, auteur de Pamela (1740), Rousseau instille sa vision du monde dans les très nombreuses digressions de La Nouvelle Héloïse (1761). Mais il n'oublie pas de faire pleurer Margot et l'œuvre devient un succès de librairie phénoménal préfigu­rant la fortune ultérieure du genre. Diderot mettra encore plus à distance l'illusion réaliste dans Jacques le Fataliste (rédigé entre 1765 et 1773). Mais la réhabilitation par les Lumières de la nature et des plaisirs facilite l'éclosion du roman libertin, dont les variations érotiques circulent clandestinement. Sur cet élan, la cruelle peinture des mœurs des Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Lados s'élargit à une réflexion sur la perversité de l'intelligence. Grâce à l'ambition du XVIW siècle, le roman devient un genre majeur avant de dominer tous les autres.

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les formes littéraires en question

Le mouvement des Lumières paraît démesuré dans son intention de saisir et d'expliquer la totalité du monde par la raison. Mais c'est à son pouvoir de séduction qu'il a dû sa faveur sans précédent auprès du public: il a su rester mondain en s'appropriant naturellement les formes classiques de la littérature tout en créant des formes nouvelles.

1. l'évolution des genres traditionnels

78

• la poésie

Sociable, le «philosophe'' du XVIW siècle a réussi l'exploit de diffuser son esprit et ses ambitions sans créer de conflit avec le public qu'il entendait conquérir. Loin de se cou­per de la tradition en suscitant une «querelle des Anciens et des Modernes,,, les grandes figures des Lumières se sont fait connaître dans les formes héritées de l'Antiquité. De façon presque contradictoire, ils plaçaient la poésie de facture classique au sommet de la hiérarchie des genres et presque tous ont commis des «odes» et des «épîtres», formes mondaines par excellence en même temps qu'ils composaient leurs textes les plus novateurs: Montesquieu prétend avoir traduit du grec un Temple de Cnide et Céphise et l'amour (1725); un an avant les Lettres philosophiques, Voltaire exalte dans Le Temple du goût (1733) les auteurs les plus classiques; Diderot produit un nombre impressionnant d' épitres et épigrammes; Rousseau se croit tenu de faire de même, non sans avoir appris le latin en autodidacte, ce qui aboutit d'abord à des vers médiocres avant d'innerver la prose parfaitement rythmée des Rêveries du promeneur solitaire (1782). Tandis que perdure chez les ennemis des Lumières une poésie tradi­tionnelle et descriptive, celle de Delille (1738-1813), Le Brun (1729-1807) ou Lefranc de Pompignan (1709-1784), les philosophes utilisent le genre au service de leurs idées: Voltaire exprime les idées sulfureuses du Mondain en décasyllabes faussement inno­cents et adresse à M'"' du Châtelet une Épître sur la philosophie de Newton (1736). Cette poésie didactique et militante devient un art de persuader le public des salons peu friand de traités, encyclopédies et autres dictionnaires jugés trop savants.

• le théâtre et les formes dialoguées Paradoxalement, l'attachement des philosophes aux formes classiques les a conduits à considérer comme secondaires les œuvres novatrices que nous lisons encore et à sures­timer leur production dans les grands genres. Plus personne ne lit les tragédies de Voltaire mais elles ont participé au mouvement en habituant le public à voir et à entendre sur scène les débats politiques et religieux qu'il choisissait de mettre en scène. Persuadé d'être le Racine de son siècle, il a ainsi éteint en douceur les feux d'un genre incompatible avec l'esprit des Lumières. Dans le même temps, la porosité entre littérature d'idées et divertissement a permis aux grands dramaturges contemporains des Lumières de rester fidèles à la comédie d'intrigue, de caractère et de mœurs tout en

se montrant plus inventifs et plus offensifs dans la satire sociale. Dès 1725, Marivaux (1688-1763) aborde des problèmes de morale politique par l'utopie, comme l'escla­vage dans L'lie des esclaves, L'Île de la raison ou La Colonie. Beaumarchais (1732-1799) attaque plus frontalement encore les structures figées d'une société patriarcale dans Le Barbier de Séville (1775) et remet en cause l'ordre social et judiciaire dans Le Mariage de Figaro (1784). On note, enfin, que la reproduction de l'oralité dans les formes litté­raires a augmenté la portée du débat d'idées : c'est le cas du Supplément au voyage de Bougainville ou du Rêve de d'Alembert de Diderot.

2. l'invention de formes nouvelles

~ Du conte oriental au conte philosophique

Par son système particulier qui met en scène la parole autorisée de celui qui profère: «Il était une fois)), le conte ne pouvait que connaître son âge d'or au xvme siècle. Pour créer le conte philosophique, Voltaire feint là aussi de se couler dans le modèle léger et à la mode des contes de fées de Perrault et des contes libertins de La Fontaine. I1 exploite et détourne la veine de l'exotisme mis à la mode par la traduction des contes des Mille et Une Nuits, joue sur le merveilleux et réussit l'exploit d'emmener son lecteur en terrain connu pour mieux le dépayser. Hors de tout effet de réel, il peut, par le pouvoir de son point de vue ironique, transmettre ses idées et leur évolution: baromètres de la pensée voltairienne, les contes traduisent le providentialisme un peu résigné de Zadig, le relativisme confirmé de Micromégas, le bilan ambigu de Candide, le pessimisme absolu de L'Ingénu. Mais, si Voltaire a donné - sans le vouloir et sans le savoir - ses lettres de noblesse à un genre qui s'épanouira au siècle suivant dans les registres fantastiques, moraux ou sociaux, la forme philosophique du conte ne lui a pas survécu.

& Le roman entre réhabilitation et audaces

En y introduisant des digressions et des débats d'ordre moral, le xvuc siècle avait engagé une mutation du roman, genre décrié dont les folles intrigues ne pouvaient séduire que les femmes, selon la doxa du temps. Le mouvement s'accélère: l'encadre­ment du roman par la parole du narrateur, dans Manon Lescaut ( 1731), permet à l'abbé Prévost d'affirmer dans sa préface: «L'ouvrage entier est un traité de morale réduit agréablement en exercice.» Les philosophes après Montesquieu se saisissent du roman par lettres pour y insérer le discours philosophique. Et, sur le modèle de l'Anglais Richardson, auteur de Pamela (1740), Rousseau instille sa vision du monde dans les très nombreuses digressions de La Nouvelle Héloïse (1761). Mais il n'oublie pas de faire pleurer Margot et l'œuvre devient un succès de librairie phénoménal préfigu­rant la fortune ultérieure du genre. Diderot mettra encore plus à distance l'illusion réaliste dans Jacques le Fataliste (rédigé entre 1765 et 1773). Mais la réhabilitation par les Lumières de la nature et des plaisirs facilite l'éclosion du roman libertin, dont les variations érotiques circulent clandestinement. Sur cet élan, la cruelle peinture des mœurs des Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Lados s'élargit à une réflexion sur la perversité de l'intelligence. Grâce à l'ambition du XVIW siècle, le roman devient un genre majeur avant de dominer tous les autres.

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Diderot, messager des lumières

Sans avoir connu la gloire de Voltaire ou celle de Rousseau, Diderot (1713-1784) n'est pas que le champion intrépide de l'Encyclopédie. Portée par une pensée radicale, son œuvre, extrêmement variée, ne cesse d'être redécouverte.

1. l'homme de l'Encyclopédie, polygraphe et militant

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~ la hardiesse d'un clécle~ssé

Avec Rousseau, qu'il rencontre dès 1742, Denis Diderot est la seule figure de proue des Lumières à avoir trouvé dans sa vie l'origine d'une remise en question de l'ordre éta­bli: né à Langres, il est élevé par les jésuites et, poussé vers la prêtrise par manque de ressources, tonsuré à treize ans. En s'enfuyant à Paris pour échapper à une condition qu'il refuse, il manifeste une énergie rebelle qu'il paie au prix le plus fort en se condamnant pendant des années à exercer des petits métiers tandis qu'il épouse une jeune fille du peuple. Cette expérience, qui nourrit l'aspect picaresque de ses romans, passe par la traduction d'ouvrages anglais: il découvre ainsi le versant britannique des Lumières dans le domaine scientifique et lit Voltaire. 1J.lonné par le besoin et doué d'un vif esprit d'entreprise, il se lance dans l'aventure de l'Encyclopédie et rédige paral­lèlement: ses Pensées philosophiques (1746) et un roman libertin, Les Bijoux indiscrets (1748), publié sous le manteau. Sa Lettre sur les aveugles (1749), influencée par le sen­sualisme de son ami Condillac, pose la question des rapports entre la sensation et la réflexion, et esquisse l'orientation matérialiste de sa pensée: elle lui vaut aussitôt un séjour en prison dans le donjon de Vincennes, où Rousseau lui rendra une visite légen­daire. Cette épreuve et les difficultés rencontrées par l'Encyclopédie, difficilement sau­vée par la détermination commerciale des libraires, radicalisent sa conscience poli­tique. Tandis qu'il approfondit son travail philosophique dans les Pensées sur l'interpré­tation de la nature (1753) il répand dans les salons aristocratiques ses idées matéria­listes et se lie avec le baron d'Holbach et Mme d'Épinay.

t De la bataille philosophique à la cour de Russie Brouillé avec Rousseau en 1757, Diderot est naturellement la première cible des enne­mis des Lumières. Malgré la campagne de dénigrement engagée contre les philo­sophes, affaiblis par le scandale de r article «Genève» de l'Encyclopédie, l'épreuve ne diminue pas la curiosité de Diderot. L'infatigable polygraphe produit des romans, La Religieuse (v. 1760), Jacques le Fataliste et Le Neveu de Rameau (composé entre 1762 et 1777).ll invente presque la critique d'art dans ses comptes rendus des Salons de pein­ture qui se tiennent régulièrement au Louvre et analyse magistralement les enjeux de l'art dramatique dans Le Paradoxe sur le comédien (écrit en 1773). Sous la forme dialo­guée qui le met en débat avec son ami d'Alembert et lui assure une large audience, il publie Le Rêve de d'Alembert (1769). Dans la dernière décennie d'une vie toujours durement gagnée, Diderot bénéficie du soutien matériel et de l'accueil de Catherine II

de Russie: la souveraine d'une des monarchies les plus tyranniques du monde, ouverte par calcul à la mode très théorique du «despotisme éclairé», avait envisagé de faire éditer l'Encyclopédie en Russie au plus fort de la bataille contre la censure. Elle reçoit pendant cinq mois (1773) un Diderot assez naïf pour rédiger un Plan de réforme mais cet accueil prend, pour un écrivain usé, l'allure d'une reconnaissance: jusqu'à sa mort le philosophe écrit, laissant comme Voltaire une brillante correspondance, adressée notamment à son amie de cœur Sophie Volland, morte, comme d'Alembert, peu de temps avant lui.

2. une pensée très avancée

~ le matérialisme de Diderot

Construite avec une opiniâtreté courageuse qui provoque la polémique sans la cher­cher, la philosophie de Diderot se fonde sur l'expérience, comme l'attestent la Lettre sur les aveugles et Le Rêve de d'Alembert. Pour lui, la chaîne de la vie prend sa source dans la matière et le mouvement qui organisent en continuité le réseau des sensa­tions d'où procèdent les sentiments et le jugement. Il est très influencé par les découvertes de son temps et toute son œuvre insiste sur le rôle exercé par le corps sur les émotions et l'activité intellectuelle. Il a l'intuition de l'évolutionnisme et du transformisme à venir. Plus radicalement encore que Voltaire, il rejette toute religion révélée et affirme la vanité de la métaphysique puisque sa pensée nie clairement le dualisme cartésien qui distingue l'âme du corps: cette hypothèse implique donc son athéisme, même s'il n'aborde pas la question frontalernent. Un des aspects les plus audacieux de sa philosophie tient au déterminisme contenu dans sa vision matéria­liste du monde: le citoyen épris de liberté ne nie pas la faible part du libre arbitre dans la chaîne biologique dont il est issu.

~ Politique et morale

Diderot fait de la nature la clé de voûte de son idéal politique et moral. Il ne reconnaît pas le droit divin à l'origine de l'absolutisme royal et lui oppose la notion de droit naturel, qui donne à la volonté générale le pouvoir de fonder l'autorité politique sur un contrat: deux principes qui donnent leurs titres à des articles essentiels de l'Encyclopédie. Profondément épris de liberté, il ne croit pas au despotisme éclairé: car la volonté réformiste d'un souverain ne garantit en rien ses sujets contre l'arbitraire et la collusion fatale entre le pouvoir politique et le clergé analysée dans le Discours d'un philosophe à un roi (1774).

C'est aussi à la nature que se réfère le Supplément au voyage de Bougainville (1772), un dialogue à la structure complexe, pour prôner une morale politique et sociale de la liberté dont la finalité unique est le bonheur. Jouant sur le mythe du <<bon sauvage», l'utopie de la petite société tahitienne dessine un idéal politique fondé sur la confiance mise dans la sociabilité et la liberté des mœurs. Enfin, Diderot s'affirme démocrate dans un de ses derniers textes, adressé en 1782 aux « Insurgents », vainqueurs des Anglais et fondateurs des États-Unis : il y voit un modèle prometteur mais fragile puisque conditionné par la vertu de ceux quî l'incarnent. Enfin, il fait de la politique éducative des régimes politiques une des clés de leur stabilité et de leur pérennité.

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Diderot, messager des lumières

Sans avoir connu la gloire de Voltaire ou celle de Rousseau, Diderot (1713-1784) n'est pas que le champion intrépide de l'Encyclopédie. Portée par une pensée radicale, son œuvre, extrêmement variée, ne cesse d'être redécouverte.

1. l'homme de l'Encyclopédie, polygraphe et militant

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~ la hardiesse d'un clécle~ssé

Avec Rousseau, qu'il rencontre dès 1742, Denis Diderot est la seule figure de proue des Lumières à avoir trouvé dans sa vie l'origine d'une remise en question de l'ordre éta­bli: né à Langres, il est élevé par les jésuites et, poussé vers la prêtrise par manque de ressources, tonsuré à treize ans. En s'enfuyant à Paris pour échapper à une condition qu'il refuse, il manifeste une énergie rebelle qu'il paie au prix le plus fort en se condamnant pendant des années à exercer des petits métiers tandis qu'il épouse une jeune fille du peuple. Cette expérience, qui nourrit l'aspect picaresque de ses romans, passe par la traduction d'ouvrages anglais: il découvre ainsi le versant britannique des Lumières dans le domaine scientifique et lit Voltaire. 1J.lonné par le besoin et doué d'un vif esprit d'entreprise, il se lance dans l'aventure de l'Encyclopédie et rédige paral­lèlement: ses Pensées philosophiques (1746) et un roman libertin, Les Bijoux indiscrets (1748), publié sous le manteau. Sa Lettre sur les aveugles (1749), influencée par le sen­sualisme de son ami Condillac, pose la question des rapports entre la sensation et la réflexion, et esquisse l'orientation matérialiste de sa pensée: elle lui vaut aussitôt un séjour en prison dans le donjon de Vincennes, où Rousseau lui rendra une visite légen­daire. Cette épreuve et les difficultés rencontrées par l'Encyclopédie, difficilement sau­vée par la détermination commerciale des libraires, radicalisent sa conscience poli­tique. Tandis qu'il approfondit son travail philosophique dans les Pensées sur l'interpré­tation de la nature (1753) il répand dans les salons aristocratiques ses idées matéria­listes et se lie avec le baron d'Holbach et Mme d'Épinay.

t De la bataille philosophique à la cour de Russie Brouillé avec Rousseau en 1757, Diderot est naturellement la première cible des enne­mis des Lumières. Malgré la campagne de dénigrement engagée contre les philo­sophes, affaiblis par le scandale de r article «Genève» de l'Encyclopédie, l'épreuve ne diminue pas la curiosité de Diderot. L'infatigable polygraphe produit des romans, La Religieuse (v. 1760), Jacques le Fataliste et Le Neveu de Rameau (composé entre 1762 et 1777).ll invente presque la critique d'art dans ses comptes rendus des Salons de pein­ture qui se tiennent régulièrement au Louvre et analyse magistralement les enjeux de l'art dramatique dans Le Paradoxe sur le comédien (écrit en 1773). Sous la forme dialo­guée qui le met en débat avec son ami d'Alembert et lui assure une large audience, il publie Le Rêve de d'Alembert (1769). Dans la dernière décennie d'une vie toujours durement gagnée, Diderot bénéficie du soutien matériel et de l'accueil de Catherine II

de Russie: la souveraine d'une des monarchies les plus tyranniques du monde, ouverte par calcul à la mode très théorique du «despotisme éclairé», avait envisagé de faire éditer l'Encyclopédie en Russie au plus fort de la bataille contre la censure. Elle reçoit pendant cinq mois (1773) un Diderot assez naïf pour rédiger un Plan de réforme mais cet accueil prend, pour un écrivain usé, l'allure d'une reconnaissance: jusqu'à sa mort le philosophe écrit, laissant comme Voltaire une brillante correspondance, adressée notamment à son amie de cœur Sophie Volland, morte, comme d'Alembert, peu de temps avant lui.

2. une pensée très avancée

~ le matérialisme de Diderot

Construite avec une opiniâtreté courageuse qui provoque la polémique sans la cher­cher, la philosophie de Diderot se fonde sur l'expérience, comme l'attestent la Lettre sur les aveugles et Le Rêve de d'Alembert. Pour lui, la chaîne de la vie prend sa source dans la matière et le mouvement qui organisent en continuité le réseau des sensa­tions d'où procèdent les sentiments et le jugement. Il est très influencé par les découvertes de son temps et toute son œuvre insiste sur le rôle exercé par le corps sur les émotions et l'activité intellectuelle. Il a l'intuition de l'évolutionnisme et du transformisme à venir. Plus radicalement encore que Voltaire, il rejette toute religion révélée et affirme la vanité de la métaphysique puisque sa pensée nie clairement le dualisme cartésien qui distingue l'âme du corps: cette hypothèse implique donc son athéisme, même s'il n'aborde pas la question frontalernent. Un des aspects les plus audacieux de sa philosophie tient au déterminisme contenu dans sa vision matéria­liste du monde: le citoyen épris de liberté ne nie pas la faible part du libre arbitre dans la chaîne biologique dont il est issu.

~ Politique et morale

Diderot fait de la nature la clé de voûte de son idéal politique et moral. Il ne reconnaît pas le droit divin à l'origine de l'absolutisme royal et lui oppose la notion de droit naturel, qui donne à la volonté générale le pouvoir de fonder l'autorité politique sur un contrat: deux principes qui donnent leurs titres à des articles essentiels de l'Encyclopédie. Profondément épris de liberté, il ne croit pas au despotisme éclairé: car la volonté réformiste d'un souverain ne garantit en rien ses sujets contre l'arbitraire et la collusion fatale entre le pouvoir politique et le clergé analysée dans le Discours d'un philosophe à un roi (1774).

C'est aussi à la nature que se réfère le Supplément au voyage de Bougainville (1772), un dialogue à la structure complexe, pour prôner une morale politique et sociale de la liberté dont la finalité unique est le bonheur. Jouant sur le mythe du <<bon sauvage», l'utopie de la petite société tahitienne dessine un idéal politique fondé sur la confiance mise dans la sociabilité et la liberté des mœurs. Enfin, Diderot s'affirme démocrate dans un de ses derniers textes, adressé en 1782 aux « Insurgents », vainqueurs des Anglais et fondateurs des États-Unis : il y voit un modèle prometteur mais fragile puisque conditionné par la vertu de ceux quî l'incarnent. Enfin, il fait de la politique éducative des régimes politiques une des clés de leur stabilité et de leur pérennité.

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Des « anti-Lumières » au conflit avec Rousseau

L'importance du conflit qui oppose, à partir de 1755, les deux géants du siècle, Voltaire, rejoint par les «philosophes», et Rousseau a été longtemps sur­estimée. Mais l'épisode est significatif: il s'inscrit dans un contexte de réaction à un mouvement conquérant et met en évidence l'originalité de la pensée de Rousseau irréductible à un quelconque mouvement.

1. Des adversG~ires divers

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~ Rivalités intellectuelles La résistance aux Lumières, contrairement aux idées reçues, ne s'est pas figée dans un parti opposant clairement soudé, celui des chrétiens défenseurs de l'ordre social et reli­gieux garanti par l'absolutisme. C'est parce qu'ils étaient d'abord des écrivains que les philosophes ont suscité des rivalités sans merci dans leur propre milieu, celui des lettrés. Certes, leurs ennemis les plus farouches sont conservateurs et naturellement proches du parti dévot. Mais c'est au nom des belles-lettres et du <<goût classique>> qu'un Fréron attaque Voltaire, dont le succès lui pèse, dans L'Année littéraire. La charge la plus rude contre le clan philosophique sera celle du dramaturge Palissot (1730-1814). Sa comédie Les Philosophes (1760) reprend le schéma des Femmes savantes de Molière pour ridîculiser Diderot et les encyclopédistes: ils sont présentés comme des pédants irréalistes, dépourvus de talent littéraire, accusés de détruire la morale, la religion et la famille sans offrir en échange une pensée élevée. Et curieusement ces critiques épargnent Voltaire, qui est la cible favorite du pouvoir religieux et vient de s'installer à Ferney: car les anti-philosophes redoutent moins la corruption des esprits que la conquête d'un pouvoir intellectuel au moment où Jes pratiques de lecture augmentent.

~ les défenseurs cie la religion et cie la tradition Ce n'est que dans les années 1750, peu après l'emprisonnement de Diderot à

Vincennes, sans qu'eux-mêmes s'en rendent immédiatement compte, que la lutte contre la «coterie» des philosophes s'organise en une sorte de coalition. Cette cam· pagne réunit des pouvoirs généralement opposés, la cour, rempart de l'absolutisme, et le Parlement, qui défend les privilèges des anciens féodaux. Les critiques des jésuites du journal de Trévoux concordent avec celles de leurs plus anciens ennemis, les jansé­nistes, qui s'expriment dans Les Nouvelles ecclésiastiques. En 1759, le livre De l'esprit (1758), du matérialiste Helvétius, proche de d'Holbach et Diderot, est condamné par le Parlement pendant les attaques contre 1' Encyclopédie. Ces puissants groupes de pres­sion redoutent surtout la remise en cause de l'absolutisme. Hors de Paris, les ennemis des Lumières, des prêtres ou des théologiens peu connus, manifestent leurs craintes de façon moins manichéenne. Ils voient dans la généralisation de l'esprit critique et le relativisme une menace contre les traditions qui fondent leur univers, le renoncement

à une sagesse que le christianisme a héritée de l' Anticjuité et 1 d . d' . t - , a perte u sentiment

appar enance a une communauté organisée. Beaucoup pensent que· l· , · , tient n t · 11 .. ' · ,. · · ,t vente appar-

a Llle ement a ceux qm dettennent l'autorité et refusent fe · -· d d'~ d v; 1 · . pnnc1pe e tolérance

e en u par. o taire: cette opposition diffuse et durable se retrouvera bien 1 t d dans la pensee contre-révolutionnaire d'un Joseph de Maistre (1 753 _ 1 82 1). pus ar

2. jean-jacques Rousseau (1712-1778}, de la critique ii la dissidence

~ Une figure marginale et inclassable

I1 se~~it aussi imprudent d'intégrer totalement l'œuvre de Rousseau à l'élan des ~~1m1er~s que de 1 en exclure en se fondant sur sa critique du mouvement. À bien des ~gards, en plaçant la nature au centre de sa réflexion, en analysant le pouvoir de la raison, en con~estant les modes de gouvernement de son temps, il partage les préocc ,. . des phtl · 1 M · · · upa.wm . .

osop 1es. ~ ats sa v.Iswn très personnelle du monde le ton hét' 1 · · d •t ' prop 1que et a gravite e s?n e oquence t~anchent avec le mouvement pétillant et parfois mondain d_e c~ux qm furent ses amis. Né dans la république <i libre» mais aristocratique d Geneve, R?~rsseau,,est plus étranger encore que Diderot à J'élégance spirituelle de: salons ~ans1ens. C est un orphelin protestant, fils d'horloger en rupture de fam 'Il conve~tl au catholicisme au hasard de ses voyages à pied en France et <lt

11e,

Autod1d t · · ·1 · en a 1e. ac e, musicien, 1 arnve à Paris avec une expér1·e·nce de la · · d b ·11 . · . vw mconnue es Il, ants espnt~, dont Il se rapproche en exerçant, après bien d'autres, le métier de

precepteur. ? abord connu comme l'auteur d'un opéra, il noue avec Voltaire F_ont:nel~e, ,d Alemb:r~, et ;nême Diderot, des .liens superfïcîels, attestés par sa parti~ c~p.ati~n ~ l Encycl~pedte. C est d'ailleurs, raconte-t-il dans Les Confessions en rendant ~ISite a_ J?Idero~ ~ns~nnîer à Vincennes, que le hasard d'un sujet de conc~urs auquel 1, p:rtlope l~1 1~sp1r:. la premi~re étape d'une vision critique des Lumières: Je systeme de pensee qu Il constrUit alors l'écarte progressivement du monde ii des nches et des gens de lettres» où il s'était« égaré».

t ta critique de la civilisation

A~ mitan du mouvement, alors que l'idée de progrès se répand, le Discours sur les ~~tenc~s ~t les ar:s .( ~ 75?) affirme, s~~s nier la nécessité du savoir, que le confort et les

enfaits de la ClVÜtsatwn, par le blais des sciences et des arts, ont pour conséquence ~on pas le bonheur des peuples mais le déclin de la vertu. Contrairement aux philo­ophes, Rousseau ne souhaite pas uniquement comprendre et expliquer la nature mais

en retrouver la présence originelle, dans une sorte de nostalgie de l'âge d' · h toute s . D or qm ante lent laïo~ œu:vre~ . ans ~a _rensée, la disparition de l'état de nature devient un équiva-

f: q. e, du peché ongmel: ~a culture et donc les Lumières y apparaissent comme une atalrt~. Rousseau oppose amsi à la civilisation non pas l'état le plus primit1·fde la nature ma r· ', d' ., ' ~

.. IS Image une soCiete douce et patriarcale, fondée sur la simplicité des ;~urs et la vert~ qui lui aurait immédiatement succédé. Son Discours sur l'origine et les on e

1n;ents de.l'mégalité parmi les hommes (1755) voit alors dans l'institution sociale

~ne <- e~-~turatwn d_e .l'humanité originelle: bonne et généreuse, elle est corrompue par . appantwn du ~rmt de propriété et par les différentes formes de gouvernement qui ne servent que les nches et engendrent guerres, misères et dégradation.

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Des « anti-Lumières » au conflit avec Rousseau

L'importance du conflit qui oppose, à partir de 1755, les deux géants du siècle, Voltaire, rejoint par les «philosophes», et Rousseau a été longtemps sur­estimée. Mais l'épisode est significatif: il s'inscrit dans un contexte de réaction à un mouvement conquérant et met en évidence l'originalité de la pensée de Rousseau irréductible à un quelconque mouvement.

1. Des adversG~ires divers

82

~ Rivalités intellectuelles La résistance aux Lumières, contrairement aux idées reçues, ne s'est pas figée dans un parti opposant clairement soudé, celui des chrétiens défenseurs de l'ordre social et reli­gieux garanti par l'absolutisme. C'est parce qu'ils étaient d'abord des écrivains que les philosophes ont suscité des rivalités sans merci dans leur propre milieu, celui des lettrés. Certes, leurs ennemis les plus farouches sont conservateurs et naturellement proches du parti dévot. Mais c'est au nom des belles-lettres et du <<goût classique>> qu'un Fréron attaque Voltaire, dont le succès lui pèse, dans L'Année littéraire. La charge la plus rude contre le clan philosophique sera celle du dramaturge Palissot (1730-1814). Sa comédie Les Philosophes (1760) reprend le schéma des Femmes savantes de Molière pour ridîculiser Diderot et les encyclopédistes: ils sont présentés comme des pédants irréalistes, dépourvus de talent littéraire, accusés de détruire la morale, la religion et la famille sans offrir en échange une pensée élevée. Et curieusement ces critiques épargnent Voltaire, qui est la cible favorite du pouvoir religieux et vient de s'installer à Ferney: car les anti-philosophes redoutent moins la corruption des esprits que la conquête d'un pouvoir intellectuel au moment où Jes pratiques de lecture augmentent.

~ les défenseurs cie la religion et cie la tradition Ce n'est que dans les années 1750, peu après l'emprisonnement de Diderot à

Vincennes, sans qu'eux-mêmes s'en rendent immédiatement compte, que la lutte contre la «coterie» des philosophes s'organise en une sorte de coalition. Cette cam· pagne réunit des pouvoirs généralement opposés, la cour, rempart de l'absolutisme, et le Parlement, qui défend les privilèges des anciens féodaux. Les critiques des jésuites du journal de Trévoux concordent avec celles de leurs plus anciens ennemis, les jansé­nistes, qui s'expriment dans Les Nouvelles ecclésiastiques. En 1759, le livre De l'esprit (1758), du matérialiste Helvétius, proche de d'Holbach et Diderot, est condamné par le Parlement pendant les attaques contre 1' Encyclopédie. Ces puissants groupes de pres­sion redoutent surtout la remise en cause de l'absolutisme. Hors de Paris, les ennemis des Lumières, des prêtres ou des théologiens peu connus, manifestent leurs craintes de façon moins manichéenne. Ils voient dans la généralisation de l'esprit critique et le relativisme une menace contre les traditions qui fondent leur univers, le renoncement

à une sagesse que le christianisme a héritée de l' Anticjuité et 1 d . d' . t - , a perte u sentiment

appar enance a une communauté organisée. Beaucoup pensent que· l· , · , tient n t · 11 .. ' · ,. · · ,t vente appar-

a Llle ement a ceux qm dettennent l'autorité et refusent fe · -· d d'~ d v; 1 · . pnnc1pe e tolérance

e en u par. o taire: cette opposition diffuse et durable se retrouvera bien 1 t d dans la pensee contre-révolutionnaire d'un Joseph de Maistre (1 753 _ 1 82 1). pus ar

2. jean-jacques Rousseau (1712-1778}, de la critique ii la dissidence

~ Une figure marginale et inclassable

I1 se~~it aussi imprudent d'intégrer totalement l'œuvre de Rousseau à l'élan des ~~1m1er~s que de 1 en exclure en se fondant sur sa critique du mouvement. À bien des ~gards, en plaçant la nature au centre de sa réflexion, en analysant le pouvoir de la raison, en con~estant les modes de gouvernement de son temps, il partage les préocc ,. . des phtl · 1 M · · · upa.wm . .

osop 1es. ~ ats sa v.Iswn très personnelle du monde le ton hét' 1 · · d •t ' prop 1que et a gravite e s?n e oquence t~anchent avec le mouvement pétillant et parfois mondain d_e c~ux qm furent ses amis. Né dans la république <i libre» mais aristocratique d Geneve, R?~rsseau,,est plus étranger encore que Diderot à J'élégance spirituelle de: salons ~ans1ens. C est un orphelin protestant, fils d'horloger en rupture de fam 'Il conve~tl au catholicisme au hasard de ses voyages à pied en France et <lt

11e,

Autod1d t · · ·1 · en a 1e. ac e, musicien, 1 arnve à Paris avec une expér1·e·nce de la · · d b ·11 . · . vw mconnue es Il, ants espnt~, dont Il se rapproche en exerçant, après bien d'autres, le métier de

precepteur. ? abord connu comme l'auteur d'un opéra, il noue avec Voltaire F_ont:nel~e, ,d Alemb:r~, et ;nême Diderot, des .liens superfïcîels, attestés par sa parti~ c~p.ati~n ~ l Encycl~pedte. C est d'ailleurs, raconte-t-il dans Les Confessions en rendant ~ISite a_ J?Idero~ ~ns~nnîer à Vincennes, que le hasard d'un sujet de conc~urs auquel 1, p:rtlope l~1 1~sp1r:. la premi~re étape d'une vision critique des Lumières: Je systeme de pensee qu Il constrUit alors l'écarte progressivement du monde ii des nches et des gens de lettres» où il s'était« égaré».

t ta critique de la civilisation

A~ mitan du mouvement, alors que l'idée de progrès se répand, le Discours sur les ~~tenc~s ~t les ar:s .( ~ 75?) affirme, s~~s nier la nécessité du savoir, que le confort et les

enfaits de la ClVÜtsatwn, par le blais des sciences et des arts, ont pour conséquence ~on pas le bonheur des peuples mais le déclin de la vertu. Contrairement aux philo­ophes, Rousseau ne souhaite pas uniquement comprendre et expliquer la nature mais

en retrouver la présence originelle, dans une sorte de nostalgie de l'âge d' · h toute s . D or qm ante lent laïo~ œu:vre~ . ans ~a _rensée, la disparition de l'état de nature devient un équiva-

f: q. e, du peché ongmel: ~a culture et donc les Lumières y apparaissent comme une atalrt~. Rousseau oppose amsi à la civilisation non pas l'état le plus primit1·fde la nature ma r· ', d' ., ' ~

.. IS Image une soCiete douce et patriarcale, fondée sur la simplicité des ;~urs et la vert~ qui lui aurait immédiatement succédé. Son Discours sur l'origine et les on e

1n;ents de.l'mégalité parmi les hommes (1755) voit alors dans l'institution sociale

~ne <- e~-~turatwn d_e .l'humanité originelle: bonne et généreuse, elle est corrompue par . appantwn du ~rmt de propriété et par les différentes formes de gouvernement qui ne servent que les nches et engendrent guerres, misères et dégradation.

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Filippo Screpanti
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Filippo Screpanti
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Filippo Screpanti
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D l'harmonie du moi sous le regard de Dieu À cette perte du bonheur primordial Rousseau associe l'aliénation du «moi», égale­ment corrompu par la civilisation et coupé d'un Dieu partout présent dans la nature. Au cosmopolitisme conquérant des philosophes il préfère le repli de la conscience s~r elle-même: dans son univers, le« moi», qui pour les philosophes s'efface devant la rai­son, occupe une place importante et s'épanouit dans le recueillement et le contact intime avec les beautés de la nature, ou au sein d'une petite société. La religion de Rousseau est tout aussi personnelle: s'il récuse en raison les dogmes véhiculés par toutes les religions révélées, le «sentiment intérieur>> de l'existence de Dieu naît chez lui d'une intuition rationnelle et non d'un affect. Mais son théisme est très éloigné du déisme de Voltaire, et encore plus du sensualisme matérialiste de Diderot et d'Helvétius ou de leur athéisme, qui, après avoir éliminé Dieu, n'attribue les exigences de la morale qu'à un état avancé de la civilisation. Au contraire, pour Rousseau, le dua­lisme du corps et de l'âme n'est pas contestable: dès l'état de nature, l'homme est bon, la conscience du bien lui est transmise par son âme et lui permet de lutter aussitôt contre le mal dont témoigne 1' égoïsme des espèces. ll manifeste par ailleurs une très grande confiance dans la Providence au moment oü Voltaire, par exemple,

devient de plus en plus sceptique.

La singularité de la pensée rousseauiste qui s'approprie les données des Lun:üères ne s'exprimera dans sa totalité qu'après la rupture avec le clan philosophique. A travers trois textes majeurs, il élaborera un projet de société conçu pour réformer l'homme, le citoyen et les mœurs: l'Émile (1762) propose un programme pédagogique; Du contrat social (1762) formule une théorie politique audacieuse qui prône le renoncement à la liberté individuelle au profit de la liberté civile et d'un gouvernement soumis à la volonté du peuple; le roman La Nouvelle Héloïse (1761) décrit l'utopie d'une petite société où la transparence des cœurs et la communauté de pensée assureraient le bonheur. Ce mirage est cependant démenti par l'issue tragique de l'intrigue amoureuse, qui a valu son succès au roman et provoqué des torrents de larmes.

3. la querelle, son prétexte et ses conséquences

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~ Du doute à la rupture Dès le Discours sur les sciences et les arts, qui rend aussitôt son auteur célèbre, la contra­diction est évidente entre les idées de Rousseau et la propagande des Lumières véhicu­lée par les philosophes. Le premier affirme que le but des sociétés n'est pas l'accroisse­ment des richesses. Les seconds décrivent une société en marche vers le bonheur grâ~:.: à la production, la consommation et le partage de biens de plus en plus élabo:é:-, Tandis que Rousseau évoque le paradis perdu d'une société patriarcale, les ph:lo­sophes, après Voltaire qui a déclaré, dans Le Mondain: <iLe paradis terrestre est ou )<'

suis», célèbrent le progrès dans 1' article <<Luxe» de l'Encyclopédie. Il semble cependant que les rivalités d'influence et les incompatibilités d'humeur aient précédé, avant d~ l'envenimer, la controverse théorique sur la nature et les effets des Lumières. Fau: a une constellation mondaine de talents brillants bien installés dans l'espace intellectuel du moment, Rousseau, déjà décalé socialement, n'a pu que se sentir isolé dans unt pensée dont la puissance et l'originalité ne pouvaient qu'inquiéter ses ii amis>>. ( )n

avait sans doute ii recruté», pour propager les idées des autres un étrang . . l d . . . d . c . , . ' er ma a rmt qm

preten mt Laire connaltre les siennes. Hypersensible dépourvu de l' · . d l

' . . . . ' msance mondamç et e espr~t de salon qm aplamssalt la plupart des conflits internes entre les h. _ sophes, le citoyen de Genève a rapidement irrité. P Ilo

~ le conflit avec Voltaire et les encyclopédistes

Le Discours sur les sciences et les arts a sans doute suscité chez les philosopl . · · · d' 1es un scepti-

Cisme temte amusement dont Rousseau ne ressentit pas l'ironie Ad · " lt' · ·1 ]'' d d l . · · mirateur de ".o a1re, 1 a m1pru en ce e m envoyer, en 1755, son Discours sur l'origine d l'· , z· , , .. . , . , ,. e mega 1te et s atttre en reponse un petit chef-d œuvre d Ironie et de mauvaise foi:

<<J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain et 1·e vous · . · en rerneroe Vous plauez aux hommes à qui vous dites leurs vérités mais vous ne les corrr·g . . · erez pas. On ne peut pemdre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société hum11·ne d . . ' , ont notre Ignorance et notre fm blesse nous promettent tant de consolations On n'a 1·an1 · 1 . , . , . ' · ms emp oye tant d espnt a vou.lOir nous rendre bêtes; il prend envie de marcher à quatre p·!tt 1 . , es quam on ht votre ouvrage.>>

Le ton est donné: alors que la batame de l'Encyclopédie s'engage et que les philosophes comptent leurs partisans, le fosse se creuse Au Poème sur le désastre de Lt'sb . . . . · . anne ( 1756), qm rad1cahse le scepticisme de Voltaire, Rousseau répond la même année par sa Let~re sur la Providence. La publication de l'article «Genève>> dans l'Encyclopédie e~~emme ~n peu plus la querelle: l'article de d'Alembert dont la profession de foi dets.·.te susCite la censure du pouvoir (voir fiche 24) est également attaqué par Rouss . l , · . eau, e Genevois, récemment rapproché des calvinistes, qui, très influents dans sa ville

natale, Y o~t inte:dit la ii ~omédie », reproche à l'encyclopédiste d'en avoir fait l'apologie dans une d1gresswn. La nposte de Rousseau dans la Lettre à d'Alembert sur les spectacles (1758) le sépare définitivement des encyclopédistes : il conteste la valeur littéraire et le pouvoir libérateur du théâtre, condamnant une des grandes passions de Voltaire. En~re-temps, il s'est senti visé par une réplique d'une pièce de Diderot, le Fils naturel, ~m affirmait: ii Il n'y a que le méchant qui soit seul» et se brouille avec lui après un echange de correspondance douloureux.

& Malentendus et conséquences

Aggravé par les hôtes aristocratiques de Rousseau, sans doute ravis d'humilier un fils ~u ~eu.ple ombrageux, orgueilleux et presque sauvage, ce conflit entre individus peut mflechlf la lecture du mouvement, dont il n'est qu'un épisode. Il incite à tort à ranger R,ousseau parmi les ennemis des Lumières alors que la philosophie de ce théoricien resolument moderne est parfaitement rationnelle et que ce botaniste aime les sciences. ~e qui le distingue des Lumières, sa critique de la connaissance, son refus du relati­VIS~~, ses positions sur le rôle de la conscience et de la foi, est moins important que ce qUI 1 en rapproche. Dans un combat inégal, la querelle a cependant brisé l'homme J~an-Jacques, mais elle a produit, sur le plan strictement littéraire, deux purs chefs­d œuvre: sans la paranoïa qui a affecté Rousseau après le conflit, sans les persécutions dont il a 't' ' Il t · · · I C ,r, · . e e ree emen V1Cttme, m ~es on1esswns, conçues comme une justification, n; Les ~êve:·ies du promeneur solitaire, écrites comme un retour intemporel à soi-même n aurment Jamais vu le jour.

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Filippo Screpanti
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D l'harmonie du moi sous le regard de Dieu À cette perte du bonheur primordial Rousseau associe l'aliénation du «moi», égale­ment corrompu par la civilisation et coupé d'un Dieu partout présent dans la nature. Au cosmopolitisme conquérant des philosophes il préfère le repli de la conscience s~r elle-même: dans son univers, le« moi», qui pour les philosophes s'efface devant la rai­son, occupe une place importante et s'épanouit dans le recueillement et le contact intime avec les beautés de la nature, ou au sein d'une petite société. La religion de Rousseau est tout aussi personnelle: s'il récuse en raison les dogmes véhiculés par toutes les religions révélées, le «sentiment intérieur>> de l'existence de Dieu naît chez lui d'une intuition rationnelle et non d'un affect. Mais son théisme est très éloigné du déisme de Voltaire, et encore plus du sensualisme matérialiste de Diderot et d'Helvétius ou de leur athéisme, qui, après avoir éliminé Dieu, n'attribue les exigences de la morale qu'à un état avancé de la civilisation. Au contraire, pour Rousseau, le dua­lisme du corps et de l'âme n'est pas contestable: dès l'état de nature, l'homme est bon, la conscience du bien lui est transmise par son âme et lui permet de lutter aussitôt contre le mal dont témoigne 1' égoïsme des espèces. ll manifeste par ailleurs une très grande confiance dans la Providence au moment oü Voltaire, par exemple,

devient de plus en plus sceptique.

La singularité de la pensée rousseauiste qui s'approprie les données des Lun:üères ne s'exprimera dans sa totalité qu'après la rupture avec le clan philosophique. A travers trois textes majeurs, il élaborera un projet de société conçu pour réformer l'homme, le citoyen et les mœurs: l'Émile (1762) propose un programme pédagogique; Du contrat social (1762) formule une théorie politique audacieuse qui prône le renoncement à la liberté individuelle au profit de la liberté civile et d'un gouvernement soumis à la volonté du peuple; le roman La Nouvelle Héloïse (1761) décrit l'utopie d'une petite société où la transparence des cœurs et la communauté de pensée assureraient le bonheur. Ce mirage est cependant démenti par l'issue tragique de l'intrigue amoureuse, qui a valu son succès au roman et provoqué des torrents de larmes.

3. la querelle, son prétexte et ses conséquences

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~ Du doute à la rupture Dès le Discours sur les sciences et les arts, qui rend aussitôt son auteur célèbre, la contra­diction est évidente entre les idées de Rousseau et la propagande des Lumières véhicu­lée par les philosophes. Le premier affirme que le but des sociétés n'est pas l'accroisse­ment des richesses. Les seconds décrivent une société en marche vers le bonheur grâ~:.: à la production, la consommation et le partage de biens de plus en plus élabo:é:-, Tandis que Rousseau évoque le paradis perdu d'une société patriarcale, les ph:lo­sophes, après Voltaire qui a déclaré, dans Le Mondain: <iLe paradis terrestre est ou )<'

suis», célèbrent le progrès dans 1' article <<Luxe» de l'Encyclopédie. Il semble cependant que les rivalités d'influence et les incompatibilités d'humeur aient précédé, avant d~ l'envenimer, la controverse théorique sur la nature et les effets des Lumières. Fau: a une constellation mondaine de talents brillants bien installés dans l'espace intellectuel du moment, Rousseau, déjà décalé socialement, n'a pu que se sentir isolé dans unt pensée dont la puissance et l'originalité ne pouvaient qu'inquiéter ses ii amis>>. ( )n

avait sans doute ii recruté», pour propager les idées des autres un étrang . . l d . . . d . c . , . ' er ma a rmt qm

preten mt Laire connaltre les siennes. Hypersensible dépourvu de l' · . d l

' . . . . ' msance mondamç et e espr~t de salon qm aplamssalt la plupart des conflits internes entre les h. _ sophes, le citoyen de Genève a rapidement irrité. P Ilo

~ le conflit avec Voltaire et les encyclopédistes

Le Discours sur les sciences et les arts a sans doute suscité chez les philosopl . · · · d' 1es un scepti-

Cisme temte amusement dont Rousseau ne ressentit pas l'ironie Ad · " lt' · ·1 ]'' d d l . · · mirateur de ".o a1re, 1 a m1pru en ce e m envoyer, en 1755, son Discours sur l'origine d l'· , z· , , .. . , . , ,. e mega 1te et s atttre en reponse un petit chef-d œuvre d Ironie et de mauvaise foi:

<<J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain et 1·e vous · . · en rerneroe Vous plauez aux hommes à qui vous dites leurs vérités mais vous ne les corrr·g . . · erez pas. On ne peut pemdre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société hum11·ne d . . ' , ont notre Ignorance et notre fm blesse nous promettent tant de consolations On n'a 1·an1 · 1 . , . , . ' · ms emp oye tant d espnt a vou.lOir nous rendre bêtes; il prend envie de marcher à quatre p·!tt 1 . , es quam on ht votre ouvrage.>>

Le ton est donné: alors que la batame de l'Encyclopédie s'engage et que les philosophes comptent leurs partisans, le fosse se creuse Au Poème sur le désastre de Lt'sb . . . . · . anne ( 1756), qm rad1cahse le scepticisme de Voltaire, Rousseau répond la même année par sa Let~re sur la Providence. La publication de l'article «Genève>> dans l'Encyclopédie e~~emme ~n peu plus la querelle: l'article de d'Alembert dont la profession de foi dets.·.te susCite la censure du pouvoir (voir fiche 24) est également attaqué par Rouss . l , · . eau, e Genevois, récemment rapproché des calvinistes, qui, très influents dans sa ville

natale, Y o~t inte:dit la ii ~omédie », reproche à l'encyclopédiste d'en avoir fait l'apologie dans une d1gresswn. La nposte de Rousseau dans la Lettre à d'Alembert sur les spectacles (1758) le sépare définitivement des encyclopédistes : il conteste la valeur littéraire et le pouvoir libérateur du théâtre, condamnant une des grandes passions de Voltaire. En~re-temps, il s'est senti visé par une réplique d'une pièce de Diderot, le Fils naturel, ~m affirmait: ii Il n'y a que le méchant qui soit seul» et se brouille avec lui après un echange de correspondance douloureux.

& Malentendus et conséquences

Aggravé par les hôtes aristocratiques de Rousseau, sans doute ravis d'humilier un fils ~u ~eu.ple ombrageux, orgueilleux et presque sauvage, ce conflit entre individus peut mflechlf la lecture du mouvement, dont il n'est qu'un épisode. Il incite à tort à ranger R,ousseau parmi les ennemis des Lumières alors que la philosophie de ce théoricien resolument moderne est parfaitement rationnelle et que ce botaniste aime les sciences. ~e qui le distingue des Lumières, sa critique de la connaissance, son refus du relati­VIS~~, ses positions sur le rôle de la conscience et de la foi, est moins important que ce qUI 1 en rapproche. Dans un combat inégal, la querelle a cependant brisé l'homme J~an-Jacques, mais elle a produit, sur le plan strictement littéraire, deux purs chefs­d œuvre: sans la paranoïa qui a affecté Rousseau après le conflit, sans les persécutions dont il a 't' ' Il t · · · I C ,r, · . e e ree emen V1Cttme, m ~es on1esswns, conçues comme une justification, n; Les ~êve:·ies du promeneur solitaire, écrites comme un retour intemporel à soi-même n aurment Jamais vu le jour.

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ou rationalisme des Lumières à la sensibilité «préromantique>>

La notion contestée et problématique de «préromantisme>> tente d'établir un lien entre le règne de la «raison » au XVIII' siècle et celui du <<cœur>>, au début du XIX'. Elle désigne à la fois une tendance littéraire qui se manifeste pendant l'éclosion des Lumières chez ses zélateurs mêmes et la période qui s'étend des années 1770 à 1815, du crépuscule de la royauté à la chute de l'Empire.

1. l!.lmières et sensibilité

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~ la permanence cl' un coumnt lyrique La question de la sensibilité au siècle des Lumières met en évidence l'încornplét~de de la notion de «courant» ou de «mouvement>>: elle ne peut pas rendre la coexistence dans une même période de tendances opposées. En effet, si les philosophes ont voulu faire de leur siècle celui de la raison, leur ardeur doctrinaire n'a pas éteint les formes classiques de la littérature. Si la postérité a opéré un tri qui relègue dans l'oubli un grand nombre de poètes célébrés en leur temps, 1' expression de la sensibilité s'exprime tout au long du siècle face au militantisme des Lumières. Les intrigues du théâtre de Marivaux donnent une place importante aux intuitions et aux émois du cœur. L'influence de la littérature anglaise n'y est pas étrangère: on traduit les poèmes de Pope et Les Nuits de Young. Les mutations du roman qui privilégie des personnages de plus en plus vraisemblables par rapport à l'intrigue y introduisent le pathétique: celui des héroïnes de Marivaux dans La Vie de Marianne (1731-1741) et de l'abbé Prévost dans Manon Lescaut ( 1731).

• La sensibilité au cœur cles LUmières Le mouvement d'où naîtra le romantisme est donc profondément ancré dans le xvme siècle: l'expression de la sensibilité individuelle et des passions, étouffée par l'absolutisme et condamnée par le classicisme, va de pair, de façon moins offensive, avec celle de la raison. Cette libération est facilitée par la critique des modèles antiques et la remise en cause des formes littéraires par les philosophes qui sont déjà le legs de la querelle des Anciens et des Modernes, à la fin du xvue siècle. La correspondance entre­tenue par les philosophes et les amis des Lumières, contemporaine de l'essor du roman épistolaire, témoigne de cette double tendance à privilégier la raison tout en consen­tant aux passions. Les lettres de Diderot témoignent de sa mélancolie profo~de et des~ sensibilité extrême: il est le premier à utiliser un des mots clés du romantisme, ceh.11 de ,<spleen», quand, en 1760, il écrit à son amie Sophie Volland et lui en décrit les symptômes, c'est-à-dire les fameuses« vapeurs anglaises», appelées à deve~i~ le« mah du siècle suivant. Le genre du «drame bourgeois» qu'il invente alors et qm JOUe sur l_a sensiblerie du spectateur doit probablement son échec à un excès de pathétiqu~. Mais son éloge, dans le Salon de 1767, de la <<poésie des ruines'' qui se dégage des tmles du peintre Hubert Robert (1733-1808) crée une mode durable.

2. les effusions du «moi» Q la fin du siècle

~ Les clisciples cie Rousseau

À partir des années 1770, Ja vague sensible qui se veut moralisatrice prend appui sur les effets qu'aura sur le lecteur la manifestation des affects. Selon P. Van Tieghem:

''L'efficacité morale de l'œuvre littéraire vient donc moins de la leçon implicite qu'elle contient que de la chaleur que sauront provoquer dans le cœur du lecteur le récit ou la peinture des caractères.»

De 1760 à 1770, l'entreprise réparatrice des Confessions de Rousseau, le goùt de la nature et de la retraite qu'il y exprime ont donné leurs lettres de noblesse et une justifi­cation morale aux épanchements du cœur. L'analyse du «moi" cesse d'apparaître comme une marque de complaisance ou de faiblesse pour devenir un moyen de connaissance de soi, dans la lignée de saint Augustin. La Lettre à Malesherbes (1762) et le chant du cygne que constituent Les Rêveries du promeneur solitaire confirment la contiguïté naturelle entre un paysage et un état d'âme. Les disciples de Rousseau prolongent l'influence du maître: c'est le cas de Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814). Lecteur passionné du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, féru d'exotisme, il se fait connaître de Rousseau grâce à un récit de voyage et l'accompagne dans ses dernières années de méditation. Ses Études de la nature (1784) décrivent, au-delà du pittoresque, l'harmonie des paysages avec une richesse lexicale et une recherche de l'image qui influenceront le courant exotique et orientaliste en poésie et en peinture à l'époque romantique. C'est surtout pour son roman sentimental Paul et Virginie (1788) qu'il est alors célèbre: quoique très larmoyant, le récit établit une correspondance entre la représentation de la nature et les émotions des amants malheureux. Dans son sillage, Volney (1757-1820) inaugure la méditation morale sur les Ruines ( 1791) : encyclopédiste, futur député à l'Assemblée constituante, il oppose la grandeur disparue de l'antique Palmyre à la décadence que connotent ses ruines pour en tirer une leçon politique sur la nécessité du progrès, un thème qui va fortement inspirer le jeune Chateaubriand.

~ La poésie lyrique Dans le même temps, la poésie élégiaque amoureuse connaît une belle fortune: presque tous les thèmes de la poésie romantique rôdent autour des Élégies (1778) de Pa rn y, des Regrets (1782) de Léonard. Dans la poésie descriptive de Delille et ses Jardins ( 1782), on trouve des vers comme «J'aime à mêler mon deuil au deuil de la nature» qui préfigurent nettement Lamartine. Mais le grand poète lyrique et méconnu de la fin du XVII!' est André Chénier (1762-1794), longtemps réduit à ses écrits poli­tiques et à son destin tragique de victime de la Terreur. Ses Élégies, ses Bucoliques et son ode La Jeune Tarentine (1785-1789) expriment une poésie du deuil, de l'automne, du crépuscule, que l'on peut qualifier de préromantique. Leur écriture classique doit aussi beaucoup à l'innutrition des grands modèles lyriques du XVIe siècle et à l'imita­tion créatrice des formes et des topai antiques: les «orages'' romantiques ont donc été longtemps désirés au XVlW siècle.

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ou rationalisme des Lumières à la sensibilité «préromantique>>

La notion contestée et problématique de «préromantisme>> tente d'établir un lien entre le règne de la «raison » au XVIII' siècle et celui du <<cœur>>, au début du XIX'. Elle désigne à la fois une tendance littéraire qui se manifeste pendant l'éclosion des Lumières chez ses zélateurs mêmes et la période qui s'étend des années 1770 à 1815, du crépuscule de la royauté à la chute de l'Empire.

1. l!.lmières et sensibilité

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~ la permanence cl' un coumnt lyrique La question de la sensibilité au siècle des Lumières met en évidence l'încornplét~de de la notion de «courant» ou de «mouvement>>: elle ne peut pas rendre la coexistence dans une même période de tendances opposées. En effet, si les philosophes ont voulu faire de leur siècle celui de la raison, leur ardeur doctrinaire n'a pas éteint les formes classiques de la littérature. Si la postérité a opéré un tri qui relègue dans l'oubli un grand nombre de poètes célébrés en leur temps, 1' expression de la sensibilité s'exprime tout au long du siècle face au militantisme des Lumières. Les intrigues du théâtre de Marivaux donnent une place importante aux intuitions et aux émois du cœur. L'influence de la littérature anglaise n'y est pas étrangère: on traduit les poèmes de Pope et Les Nuits de Young. Les mutations du roman qui privilégie des personnages de plus en plus vraisemblables par rapport à l'intrigue y introduisent le pathétique: celui des héroïnes de Marivaux dans La Vie de Marianne (1731-1741) et de l'abbé Prévost dans Manon Lescaut ( 1731).

• La sensibilité au cœur cles LUmières Le mouvement d'où naîtra le romantisme est donc profondément ancré dans le xvme siècle: l'expression de la sensibilité individuelle et des passions, étouffée par l'absolutisme et condamnée par le classicisme, va de pair, de façon moins offensive, avec celle de la raison. Cette libération est facilitée par la critique des modèles antiques et la remise en cause des formes littéraires par les philosophes qui sont déjà le legs de la querelle des Anciens et des Modernes, à la fin du xvue siècle. La correspondance entre­tenue par les philosophes et les amis des Lumières, contemporaine de l'essor du roman épistolaire, témoigne de cette double tendance à privilégier la raison tout en consen­tant aux passions. Les lettres de Diderot témoignent de sa mélancolie profo~de et des~ sensibilité extrême: il est le premier à utiliser un des mots clés du romantisme, ceh.11 de ,<spleen», quand, en 1760, il écrit à son amie Sophie Volland et lui en décrit les symptômes, c'est-à-dire les fameuses« vapeurs anglaises», appelées à deve~i~ le« mah du siècle suivant. Le genre du «drame bourgeois» qu'il invente alors et qm JOUe sur l_a sensiblerie du spectateur doit probablement son échec à un excès de pathétiqu~. Mais son éloge, dans le Salon de 1767, de la <<poésie des ruines'' qui se dégage des tmles du peintre Hubert Robert (1733-1808) crée une mode durable.

2. les effusions du «moi» Q la fin du siècle

~ Les clisciples cie Rousseau

À partir des années 1770, Ja vague sensible qui se veut moralisatrice prend appui sur les effets qu'aura sur le lecteur la manifestation des affects. Selon P. Van Tieghem:

''L'efficacité morale de l'œuvre littéraire vient donc moins de la leçon implicite qu'elle contient que de la chaleur que sauront provoquer dans le cœur du lecteur le récit ou la peinture des caractères.»

De 1760 à 1770, l'entreprise réparatrice des Confessions de Rousseau, le goùt de la nature et de la retraite qu'il y exprime ont donné leurs lettres de noblesse et une justifi­cation morale aux épanchements du cœur. L'analyse du «moi" cesse d'apparaître comme une marque de complaisance ou de faiblesse pour devenir un moyen de connaissance de soi, dans la lignée de saint Augustin. La Lettre à Malesherbes (1762) et le chant du cygne que constituent Les Rêveries du promeneur solitaire confirment la contiguïté naturelle entre un paysage et un état d'âme. Les disciples de Rousseau prolongent l'influence du maître: c'est le cas de Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814). Lecteur passionné du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, féru d'exotisme, il se fait connaître de Rousseau grâce à un récit de voyage et l'accompagne dans ses dernières années de méditation. Ses Études de la nature (1784) décrivent, au-delà du pittoresque, l'harmonie des paysages avec une richesse lexicale et une recherche de l'image qui influenceront le courant exotique et orientaliste en poésie et en peinture à l'époque romantique. C'est surtout pour son roman sentimental Paul et Virginie (1788) qu'il est alors célèbre: quoique très larmoyant, le récit établit une correspondance entre la représentation de la nature et les émotions des amants malheureux. Dans son sillage, Volney (1757-1820) inaugure la méditation morale sur les Ruines ( 1791) : encyclopédiste, futur député à l'Assemblée constituante, il oppose la grandeur disparue de l'antique Palmyre à la décadence que connotent ses ruines pour en tirer une leçon politique sur la nécessité du progrès, un thème qui va fortement inspirer le jeune Chateaubriand.

~ La poésie lyrique Dans le même temps, la poésie élégiaque amoureuse connaît une belle fortune: presque tous les thèmes de la poésie romantique rôdent autour des Élégies (1778) de Pa rn y, des Regrets (1782) de Léonard. Dans la poésie descriptive de Delille et ses Jardins ( 1782), on trouve des vers comme «J'aime à mêler mon deuil au deuil de la nature» qui préfigurent nettement Lamartine. Mais le grand poète lyrique et méconnu de la fin du XVII!' est André Chénier (1762-1794), longtemps réduit à ses écrits poli­tiques et à son destin tragique de victime de la Terreur. Ses Élégies, ses Bucoliques et son ode La Jeune Tarentine (1785-1789) expriment une poésie du deuil, de l'automne, du crépuscule, que l'on peut qualifier de préromantique. Leur écriture classique doit aussi beaucoup à l'innutrition des grands modèles lyriques du XVIe siècle et à l'imita­tion créatrice des formes et des topai antiques: les «orages'' romantiques ont donc été longtemps désirés au XVlW siècle.

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Les prémices de l'âme romantique

Aucun corps de doctrine fondé sur la pérennité ou le renouvellement des genres ne caractérise cette période confuse du postclassicisme où l'on ne sait pas encore que le romantisme va l'emporter sur toutes les autres tendances litté­raires. Un constat s'impose néanmoins: c'est le contenu des œuvres littéraires plus que leur forme qui constitue un courant entre 1778 et 1820.

1. l'individu dans l'Histoire

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~ ou jugement de valeur au plaisir individuel

Bien que l'on s'accorde à situer entre la mort de Rousseau (1778) et la publication des Méditations poétiques (1820) de Lamartine la période qui permet d'enterrer en France l'héritage du classicisme, une seule césure est véritablement nette, celle de l'Histoire : la Révolution, le Consulat, l'Empire et l'écroulement des rêves. Certes, les thèmes majeurs du romantisme voisinent dès 1750 avec l'idéal des Lumières. Mais, après .l'ambition de perfection morale du classicisme et celle d'une société de progrès collectif, à l'ombre de la vertu et du bonheur philosophiques, c'est la voix des individus qui revendique une place au milieu des convulsions révolutionnaires. Le champ de la littérature est alors très vaste: il réunit «les écrits philosophiques et les ouvrages d'imagination». Et, dans la lecture ou au théâtre, l'émotion esthétique commence à l'emporter sur le plaisir intellectuel de l'homme de goût. On recherche moins dans la littérature la reproduction d'un modèle que l'expression d'un« sentiment prisonnier au fond de l'âme» (Mme de Staël).

~ Mme de Staël, Benjamin Constant et leurs émules Auteurs d'essais et de romans, Benjamin Constant (1767-1830) et surtout Mme de Staël (1766-1817) incarnent bien la double postulation de l'époque à la compréhension du monde et à l'expression esthétique de soi. Fille de Necker, le dernier ministre des Finances de Louis XVI, Mme de Staël est une héritière des Lumières. Elle a rencontré Benjamin Constant dans les salons parisiens. Tous deux manifestent dans des œuvres romanesques leur adhésion au courant sensible, Constant avec Adolphe (1816), Mme de Staël avec Delphine (1802) et Corinne (1807), où s'esquissent certains grands thèmes romantiques, l'Italie, la nature, la mélancolie, coupés de digressions idéologiques. Dans le sillon tracé par Rousseau et son besoin de <i présence à soi-même», puis creusé par Goethe (1749-1832) en Allemagne, le primat du moi et l'affirmation de son origi­nalité par rapport à des principes et à des règles s'expriment avec force. En effet, dans le roman Les Souffrances du jeune Werther (1774), un jeune homme, victime d'une banale déception amoureuse, rejette l'ordre social jusqu'au suicide en affirmant: «Ce que je sais, tout le monde peut le savoir, mais mon cœur n'est qu'à moi.» On retrouve dans le sombre récit de Senancour (1770-1846) Oberman (1804), une sorte de journal intime sous forme épistolaire, une quête d'absolu de même nature.

2. De l'harmonie au génie et au sacré

t l'esquisse d'une théorie

Mais, tandis que Benjamin Constant s'oriente vers la réflexion politique, Mme de Staël donne un autre sens au cosmopolitisme qu'elle a hérité des Lumières. Dans De la littérature (1800) et De l'Allemagne (1810), elle dépasse le débat traditionnel sur les genres et'la distinction raison/sentiment. En s'interrogeant sur l'influence exercée par les «institutions sociales» sur la littérature, elle assigne à la pensée le devoir d'assurer les prog'rès de la société. Mais elle réserve aux œuvres d'imagination le pouvoir d'entraîner, par l'émotion qu'elles suscitent, l'adhésion du lecteur à l'évolution du monde. En refusant d'opposer pensée et poésie, son étude annonce clairement .le romantisme. Elle donne surtout un support théorique à la puissance de l'imaginaire dans la littérature anglaise et surtout allemande, face au rationalisme français : en distinguant une opposition littéraire entre le Nord et le Sud, étayée sur une «théorie des climats», elle attribue le foisonnement de la littérature allemande à une cause historique, le nombre de ses nationalités et son passage brutal de la barbarie au christianisme et réhabilite la littérature et le folklore médiévaux.

~ ou bon goût à l'enthousiasme Après avoir, dans son premier essai, défendu une forme de complémentarité entre «raison» et «sentiment)), réunis par la nature et la religion, Mme de Staël va assez loin dans sa définition du «génie» et donne par là le ton d'une époque. L'évolution séman­tique de ce terme à la fin du siècle est caractéristique d'un renversement philosophique et esthétique. Les encyclopédistes considéraient le génie comme la qualité d'une œuvre plus que celle d'un homme. Un écrivain pouvait avoir du génie tout en demeurant une figure rationnelle, sa forme d'intelligence supérieure à celle de l'<< homme sensible» lui assurant une communication superlative avec le monde. La génération dite «préromantique» fait place à l'irrationnel: il ne s'agit plus pour le grand créateur d'« avoir» du génie mais d'en être un. La notion d'« enthousiasme» revient à la mode, s'inspirant du sens étymologique de ce terme, qui désigne le fait d'être possédé par un souffle divin, elle revendique pour le poète une puissance vitale au-dessus de la moyenne donnée par les dieux ou Dieu. Le génie est ainsi capable de défier les règles du bon goùt.

~ La présence du sacré et la redécouverte de la nature

La réhabilitation du génie va de pair avec celle du sacré dès lors que les partisans de la religion naturelle sont battus en brèche par une vague de religiosité nouvelle: à côté du retour au catholicisme prôné par le courant contre-révolutionnaire, c'est le sentiment religieux défendu par Rousseau, première figure du génie malheureux, dans la Profession de foi du Vicaire savoyard (chapitre IV de l'Émile), qui s'impose. Instaurant un rapport direct avec le divin, dans une communion de l'âme avec son créateur, cette religion indifférente au dogme et aux institutions connaît un vrai regain. Le sentjment du sacré passe par l'isolement. La beauté de la nature est la première figure d'un «sublime» non plus fabriqué par les règles de l'art classique mais vécu par l'écrivain, un être que le xvme siècle a consacré en raison et que le XIXe va transformer en prophète.

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Les prémices de l'âme romantique

Aucun corps de doctrine fondé sur la pérennité ou le renouvellement des genres ne caractérise cette période confuse du postclassicisme où l'on ne sait pas encore que le romantisme va l'emporter sur toutes les autres tendances litté­raires. Un constat s'impose néanmoins: c'est le contenu des œuvres littéraires plus que leur forme qui constitue un courant entre 1778 et 1820.

1. l'individu dans l'Histoire

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~ ou jugement de valeur au plaisir individuel

Bien que l'on s'accorde à situer entre la mort de Rousseau (1778) et la publication des Méditations poétiques (1820) de Lamartine la période qui permet d'enterrer en France l'héritage du classicisme, une seule césure est véritablement nette, celle de l'Histoire : la Révolution, le Consulat, l'Empire et l'écroulement des rêves. Certes, les thèmes majeurs du romantisme voisinent dès 1750 avec l'idéal des Lumières. Mais, après .l'ambition de perfection morale du classicisme et celle d'une société de progrès collectif, à l'ombre de la vertu et du bonheur philosophiques, c'est la voix des individus qui revendique une place au milieu des convulsions révolutionnaires. Le champ de la littérature est alors très vaste: il réunit «les écrits philosophiques et les ouvrages d'imagination». Et, dans la lecture ou au théâtre, l'émotion esthétique commence à l'emporter sur le plaisir intellectuel de l'homme de goût. On recherche moins dans la littérature la reproduction d'un modèle que l'expression d'un« sentiment prisonnier au fond de l'âme» (Mme de Staël).

~ Mme de Staël, Benjamin Constant et leurs émules Auteurs d'essais et de romans, Benjamin Constant (1767-1830) et surtout Mme de Staël (1766-1817) incarnent bien la double postulation de l'époque à la compréhension du monde et à l'expression esthétique de soi. Fille de Necker, le dernier ministre des Finances de Louis XVI, Mme de Staël est une héritière des Lumières. Elle a rencontré Benjamin Constant dans les salons parisiens. Tous deux manifestent dans des œuvres romanesques leur adhésion au courant sensible, Constant avec Adolphe (1816), Mme de Staël avec Delphine (1802) et Corinne (1807), où s'esquissent certains grands thèmes romantiques, l'Italie, la nature, la mélancolie, coupés de digressions idéologiques. Dans le sillon tracé par Rousseau et son besoin de <i présence à soi-même», puis creusé par Goethe (1749-1832) en Allemagne, le primat du moi et l'affirmation de son origi­nalité par rapport à des principes et à des règles s'expriment avec force. En effet, dans le roman Les Souffrances du jeune Werther (1774), un jeune homme, victime d'une banale déception amoureuse, rejette l'ordre social jusqu'au suicide en affirmant: «Ce que je sais, tout le monde peut le savoir, mais mon cœur n'est qu'à moi.» On retrouve dans le sombre récit de Senancour (1770-1846) Oberman (1804), une sorte de journal intime sous forme épistolaire, une quête d'absolu de même nature.

2. De l'harmonie au génie et au sacré

t l'esquisse d'une théorie

Mais, tandis que Benjamin Constant s'oriente vers la réflexion politique, Mme de Staël donne un autre sens au cosmopolitisme qu'elle a hérité des Lumières. Dans De la littérature (1800) et De l'Allemagne (1810), elle dépasse le débat traditionnel sur les genres et'la distinction raison/sentiment. En s'interrogeant sur l'influence exercée par les «institutions sociales» sur la littérature, elle assigne à la pensée le devoir d'assurer les prog'rès de la société. Mais elle réserve aux œuvres d'imagination le pouvoir d'entraîner, par l'émotion qu'elles suscitent, l'adhésion du lecteur à l'évolution du monde. En refusant d'opposer pensée et poésie, son étude annonce clairement .le romantisme. Elle donne surtout un support théorique à la puissance de l'imaginaire dans la littérature anglaise et surtout allemande, face au rationalisme français : en distinguant une opposition littéraire entre le Nord et le Sud, étayée sur une «théorie des climats», elle attribue le foisonnement de la littérature allemande à une cause historique, le nombre de ses nationalités et son passage brutal de la barbarie au christianisme et réhabilite la littérature et le folklore médiévaux.

~ ou bon goût à l'enthousiasme Après avoir, dans son premier essai, défendu une forme de complémentarité entre «raison» et «sentiment)), réunis par la nature et la religion, Mme de Staël va assez loin dans sa définition du «génie» et donne par là le ton d'une époque. L'évolution séman­tique de ce terme à la fin du siècle est caractéristique d'un renversement philosophique et esthétique. Les encyclopédistes considéraient le génie comme la qualité d'une œuvre plus que celle d'un homme. Un écrivain pouvait avoir du génie tout en demeurant une figure rationnelle, sa forme d'intelligence supérieure à celle de l'<< homme sensible» lui assurant une communication superlative avec le monde. La génération dite «préromantique» fait place à l'irrationnel: il ne s'agit plus pour le grand créateur d'« avoir» du génie mais d'en être un. La notion d'« enthousiasme» revient à la mode, s'inspirant du sens étymologique de ce terme, qui désigne le fait d'être possédé par un souffle divin, elle revendique pour le poète une puissance vitale au-dessus de la moyenne donnée par les dieux ou Dieu. Le génie est ainsi capable de défier les règles du bon goùt.

~ La présence du sacré et la redécouverte de la nature

La réhabilitation du génie va de pair avec celle du sacré dès lors que les partisans de la religion naturelle sont battus en brèche par une vague de religiosité nouvelle: à côté du retour au catholicisme prôné par le courant contre-révolutionnaire, c'est le sentiment religieux défendu par Rousseau, première figure du génie malheureux, dans la Profession de foi du Vicaire savoyard (chapitre IV de l'Émile), qui s'impose. Instaurant un rapport direct avec le divin, dans une communion de l'âme avec son créateur, cette religion indifférente au dogme et aux institutions connaît un vrai regain. Le sentjment du sacré passe par l'isolement. La beauté de la nature est la première figure d'un «sublime» non plus fabriqué par les règles de l'art classique mais vécu par l'écrivain, un être que le xvme siècle a consacré en raison et que le XIXe va transformer en prophète.

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• Romantisme ( )

.Parnasse (1

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Chateaubriand entre deux siècles

Aucune œuvre n'atteste plus que celle de «l'Enchanteur>> la perméabilité des courants de pensée et des mouvements littéraires: sa carrière d'écrivain, presque aussi longue que sa vie tourmentée par l'Histoire, a transformé en père fondateur du romantisme un jeune homme coulé dans le moule du classi­cisme avant de s'ouvrir aux Lumières.

1. Deux héritages esthétiques séparés par le sang (1768-1801)

92

~ ou modèle classique èi la tentation des LUmières

Par .tradition familiale comme par esprit de caste, François René de Chateaubriand (1768-1848), fils d'un aristocrate ruiné devenu aventurier pour restaurer le prestige de son nom, est attaché aux règles du classicisme. Cadet d'une famille bretonne et donc privé d'héritage, il est d'abord voué à la prêtrise et «nourri de grec et de latin>>: passionné d'histoire, il connaît par cœur les grands modèles antiques et la tragédie racinienne figure au premier rang de son panthéon esthétique. Mais, alors qu'il vient de refuser d'entrer dans les ordres, le hasard d'une alliance familiale l'amène à décou­vrir, à Paris, l'esprit des Lumières. Il pressent, avec l'intuition de celui qui se sent déjà exclu, l'évolution inéluctable des idées et la fin de l'Ancien Régime. Parti pour l'Amérique (1791) en disciple des philosophes, il revient un an plus tard avec des sources d'inspiration nouvelles. Mais la radicalisation révolutionnaire le ramène à ses origines et il accompagne l'armée des princes émigrés au moment où le sang se met à couler: exilé en Angleterre, il apprend, après l'exécution du-roi Louis XVI (1793), celle de son frère, guillotiné avec toute la famille du grand Malesherbes, protecteur de Rousseau et des philosophes. Dans l'Essai sur les révolutions (1797), il exprime sa fascination pour les idées des Lumières, qui l'invitent pratiquement à l'athéisme et incarnent pour lui l'avenir. Mais l'ouvrage traduit aussi son horreur face à la Terreur, caricature sanglante d'autres révolutions antiques et modernes dont il étudie l'histoire.

~ la double conversion esthétique et religieuse Cette déchirure de l'être dans un monde qui a perdu sa cohérence recouvre une quête de sens et d'absolu. Se plaçant lui-même au cœur du débat comme individu dans l'Histoire, il éprouve ce qu'il décrira plus tard ainsi:

«Je me suis rencontré entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves; j'ai plongé dans leurs caux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où j'étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue oü vont aborder les générations nouvelles.>>

La conversion de Chateaubriand, ou plutôt son retour à la religion chrétienne, qui a fiit couler beaucoup d'encre et qu'il date de la mort de sa mère, oriente alors son esthé­tique, au même titre que son exigence morale. Au spleen matérialiste de Diderot, à la mélancolie vague de Bernardin de Saint-Pierre, au mal du siècle défini par Mme de StaëL

à tous les thèmes de la sensibilité à la mode - ruines, nature, tristesse sans objet-, il va donner une signification métaphorique: ce malaise traduit l'angoisse humaine face à la vanité d'une existence divisée entre ses désirs et ses limites.

2. Du Génie du christianisme au monument des Mémoires

~ le Génie du christianisme (1802}

Cette apologie du christianisme, présentée en quatre livres, ne cherche pas à prouver l'existenCe de Dieu par des arguments théologiques. Elle invite plutôt le lecteur à ressentir la présence divine dans les merveilles de la nature, les beaux-arts que le catholicisme a inspirés, les cathédrales qu'il a érigées et les beautés du culte. Le succès de l'œuvre coïncide avec la signature du Concordat (J 802), destiné à réconcilier autour de l'autel une France déchirée. La poétique des ruines, la poétique de la mort éprouvée dans la vie même, la ft~condité littéraire et artistique de la souffrance sous le regard d'un Dieu compatissant répondent au besoin d'harmonie et de réparation d'une société divisée en la reliant à ses racines.

~ le succès d'Atala (1801) et de René (1802)

Dans le même temps, Chateaubriand publie deux romans. Il transpose d'abord dans un «ailleurs» historique et géographique le sentimentalisme édifiant d'une histoire d'amour interdit: celle d'Atala, sur fond d'exotisme et de fatalité. Un an plus tard, il crée la figure parallèle de René dans une œuvre éponyme, presque sans intrigue et for­tement autobiographique qui dessine la figure du jeune homme romantique. La réus­site est considérable et durable. En écrivant, comme ille revendique pour la généra­tion née, en 1802, dans un monde ruiné, il ouvre la porte à l'expansion du «vague des passions>> et son intuition est juste: Victor Hugo, qui naît cette année-là, se reconnaît en lui et dès l'adolescence voudra, comme écrivain, devenir« Chateaubriand ou rien».

~ les Mémoires d'outre-tombe (1809-1847) entre le moi et le momie Tandis que l'échec quasi volontaire de sa carrière politique, d'abord sous !e Consulat puis sous la Restauration, entretient la mélancolie du «prince des songes», il publie des romans et un récit de voyage inspiré, l'Itinéraire de Paris à jérusalem (1811). Mais en sou,rdine, pendant quarante ans, des Mémoires de ma vie, conçus dès 1809, aux i\1émoires d'outre-tombe, qui commencent à paraître en feuilleton en 1848, l'année de sa mort, Chateaubriand met en musique, dans une prose poétique inimitable, les réso­nances de son «moi» avec une époque troublée, dans un temps et un espace qui englobent et dépassent la vague romantique: de sa présentation au roi à la veille de la révolution de 1789 à sa propre agonie au milieu des émeutes de 1848, d'où sortira la nr République, Chateaubriand orchestre sa vie en trois «carrières)) puisqu'il aura été «voyageur», ~~écrivain» et «homme politique». Il confronte constamment le présent au passé dans un vertige qui oppose les lieux et les époques, l'aventure intime et le fra­cas de l'Histoire, la mort et la vie, la« tombe» et le« berceau». Mémorialiste et témoin de son siècle, il est aussi, dans la lignée de Rousseau, le premier véritable autobio­graphe du XIXe siècle. Son expérience du temps préfigure celle de Proust, et tous les écrivains romantiques se sont pensés comme ses héritiers.

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Chateaubriand entre deux siècles

Aucune œuvre n'atteste plus que celle de «l'Enchanteur>> la perméabilité des courants de pensée et des mouvements littéraires: sa carrière d'écrivain, presque aussi longue que sa vie tourmentée par l'Histoire, a transformé en père fondateur du romantisme un jeune homme coulé dans le moule du classi­cisme avant de s'ouvrir aux Lumières.

1. Deux héritages esthétiques séparés par le sang (1768-1801)

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~ ou modèle classique èi la tentation des LUmières

Par .tradition familiale comme par esprit de caste, François René de Chateaubriand (1768-1848), fils d'un aristocrate ruiné devenu aventurier pour restaurer le prestige de son nom, est attaché aux règles du classicisme. Cadet d'une famille bretonne et donc privé d'héritage, il est d'abord voué à la prêtrise et «nourri de grec et de latin>>: passionné d'histoire, il connaît par cœur les grands modèles antiques et la tragédie racinienne figure au premier rang de son panthéon esthétique. Mais, alors qu'il vient de refuser d'entrer dans les ordres, le hasard d'une alliance familiale l'amène à décou­vrir, à Paris, l'esprit des Lumières. Il pressent, avec l'intuition de celui qui se sent déjà exclu, l'évolution inéluctable des idées et la fin de l'Ancien Régime. Parti pour l'Amérique (1791) en disciple des philosophes, il revient un an plus tard avec des sources d'inspiration nouvelles. Mais la radicalisation révolutionnaire le ramène à ses origines et il accompagne l'armée des princes émigrés au moment où le sang se met à couler: exilé en Angleterre, il apprend, après l'exécution du-roi Louis XVI (1793), celle de son frère, guillotiné avec toute la famille du grand Malesherbes, protecteur de Rousseau et des philosophes. Dans l'Essai sur les révolutions (1797), il exprime sa fascination pour les idées des Lumières, qui l'invitent pratiquement à l'athéisme et incarnent pour lui l'avenir. Mais l'ouvrage traduit aussi son horreur face à la Terreur, caricature sanglante d'autres révolutions antiques et modernes dont il étudie l'histoire.

~ la double conversion esthétique et religieuse Cette déchirure de l'être dans un monde qui a perdu sa cohérence recouvre une quête de sens et d'absolu. Se plaçant lui-même au cœur du débat comme individu dans l'Histoire, il éprouve ce qu'il décrira plus tard ainsi:

«Je me suis rencontré entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves; j'ai plongé dans leurs caux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où j'étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue oü vont aborder les générations nouvelles.>>

La conversion de Chateaubriand, ou plutôt son retour à la religion chrétienne, qui a fiit couler beaucoup d'encre et qu'il date de la mort de sa mère, oriente alors son esthé­tique, au même titre que son exigence morale. Au spleen matérialiste de Diderot, à la mélancolie vague de Bernardin de Saint-Pierre, au mal du siècle défini par Mme de StaëL

à tous les thèmes de la sensibilité à la mode - ruines, nature, tristesse sans objet-, il va donner une signification métaphorique: ce malaise traduit l'angoisse humaine face à la vanité d'une existence divisée entre ses désirs et ses limites.

2. Du Génie du christianisme au monument des Mémoires

~ le Génie du christianisme (1802}

Cette apologie du christianisme, présentée en quatre livres, ne cherche pas à prouver l'existenCe de Dieu par des arguments théologiques. Elle invite plutôt le lecteur à ressentir la présence divine dans les merveilles de la nature, les beaux-arts que le catholicisme a inspirés, les cathédrales qu'il a érigées et les beautés du culte. Le succès de l'œuvre coïncide avec la signature du Concordat (J 802), destiné à réconcilier autour de l'autel une France déchirée. La poétique des ruines, la poétique de la mort éprouvée dans la vie même, la ft~condité littéraire et artistique de la souffrance sous le regard d'un Dieu compatissant répondent au besoin d'harmonie et de réparation d'une société divisée en la reliant à ses racines.

~ le succès d'Atala (1801) et de René (1802)

Dans le même temps, Chateaubriand publie deux romans. Il transpose d'abord dans un «ailleurs» historique et géographique le sentimentalisme édifiant d'une histoire d'amour interdit: celle d'Atala, sur fond d'exotisme et de fatalité. Un an plus tard, il crée la figure parallèle de René dans une œuvre éponyme, presque sans intrigue et for­tement autobiographique qui dessine la figure du jeune homme romantique. La réus­site est considérable et durable. En écrivant, comme ille revendique pour la généra­tion née, en 1802, dans un monde ruiné, il ouvre la porte à l'expansion du «vague des passions>> et son intuition est juste: Victor Hugo, qui naît cette année-là, se reconnaît en lui et dès l'adolescence voudra, comme écrivain, devenir« Chateaubriand ou rien».

~ les Mémoires d'outre-tombe (1809-1847) entre le moi et le momie Tandis que l'échec quasi volontaire de sa carrière politique, d'abord sous !e Consulat puis sous la Restauration, entretient la mélancolie du «prince des songes», il publie des romans et un récit de voyage inspiré, l'Itinéraire de Paris à jérusalem (1811). Mais en sou,rdine, pendant quarante ans, des Mémoires de ma vie, conçus dès 1809, aux i\1émoires d'outre-tombe, qui commencent à paraître en feuilleton en 1848, l'année de sa mort, Chateaubriand met en musique, dans une prose poétique inimitable, les réso­nances de son «moi» avec une époque troublée, dans un temps et un espace qui englobent et dépassent la vague romantique: de sa présentation au roi à la veille de la révolution de 1789 à sa propre agonie au milieu des émeutes de 1848, d'où sortira la nr République, Chateaubriand orchestre sa vie en trois «carrières)) puisqu'il aura été «voyageur», ~~écrivain» et «homme politique». Il confronte constamment le présent au passé dans un vertige qui oppose les lieux et les époques, l'aventure intime et le fra­cas de l'Histoire, la mort et la vie, la« tombe» et le« berceau». Mémorialiste et témoin de son siècle, il est aussi, dans la lignée de Rousseau, le premier véritable autobio­graphe du XIXe siècle. Son expérience du temps préfigure celle de Proust, et tous les écrivains romantiques se sont pensés comme ses héritiers.

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la révolution romantique et ses sources en Europe

La vigueur du mouvement romantique français, conquérant et militant, a été quelque peu affadie par la postérité, qui l'a restreint souvent à son expression poétique la plus élégiaque: c'est pourtant une vision du monde radicale, por­tée par un élan européen, qui naît à la fin du XVIII' siècle en Angleterre et s'est imposée en France dans les années 1820-1840.

Malgré sa forte identité, le romantisme français ne s'est imposé qu'après le premier déferlement de la vague en Europe. C'est en Angleterre que l'adjectif« romantic», dès le xvw siècle, apparaît pour désigner ce qui est pittoresque ou cc qui se situe dans les brumes romanesques de la chevalerie. Dès le début du XVIIl c siècle, les Anglais ajoutent à ce sens premier diverses connotations qui renvoient à l'idée d'une nature sauvage et libre. En Allemagne, dans les dernières années du xvmc siècle, le mot devient substantif et qualifie d'emblée une vision du monde philosophique et absolutisante, dominée par le désir de «s'unir à l'essence divine de la nature». Entre ces deux acceptions très différentes, l'adjectif français «romantique» caractérise alors des paysages qui font vibrer l'imagination et s'utilise presque comme un synonyme de «romanesque», confusion qui réapparaîtra dans le langage courant au xxe siècle.

Rousseau, annonçant implicitement la fameuse formule du Suisse Amiel <<Un paysage est un état d'âme», qualifïe de <<romantiques>> vers 1776 les rives du lac de Bienne dans Les Rêveries du promeneur solitaire car elles reflètent les mouvements de son âme. Chateaubriand l'emploie évidemment dès l'Essai sur les révolutions. C'est à Senancour, dans Oberman (1804), que l'on doit une claire distinction qui hiérarchise les notions de<< romanesque» et de<< romantique»:

«Le romanesque séduit les imaginations vives et fleuries; le romantique sufftt seul aux âme~ profondes, à la véritable sensibilité. [ ... ] Les effets romantiques sont les accents d'une langue que les hommes ne connaissent pas tous>>.

Mme de Staël élargira cette défïnition, dans De l'Allemagne, à tout ce qui caractérise la poésie des troubadours dans la tradition médiévale chrétienne.

2. Le romantisme anglais

94

Dans toute l'Europe, le romantisme a correspondu à une rébellion esthétique contre les contraintes du classicisme et à une remise en question du rationalisme. Spiritualité, sensualité, désir de retour à la nature, le romantisme anglais est le premier à s'expri" mer dans Les Nuits (1742-1745) d'Edward Young (1683-1765), dans les Élégies (175!) de Thomas Gray (1716-1771) et les romans de Samuel Richardson (1689-!761) qui influencent fortement le courant «sensible» en France au moment où les traduc-

ti ons se multiplient. Entre 1760 et 1773, l'Anglais Macpherson prétend faire connaître les poèmes du mystérieux barde écossais Ossian, qui aurait vécu au IW siècle de notre ère en transmettant ses chants par voie orale. Considéré par Mme de Staël comme l'Homère du Nord, ce poète cristallise après sa traduction en français par I.e 1burneur nombre d'aspirations romantiques. Sa poésie- dont l'authenticité est discutée- appa­raît comme celle des origines, indifférente aux règles qui naîtront après elle. Elle oppose au modèle gréco-latin, universel, la singularité d'une épopée nationale dont l'énergie guerrière séduit jusqu'à Napoléon Bonaparte, Premier consuL

Réciproquement, l'influence de Rousseau et de sa poésie de l'eau se retrouve chez les poètes <dakistes »: William Wordsworth (1770-1850), auteur des Lyrical ballads (1798), et Coleridge (1772-1834) réunissent, dans la région du Lake District, un groupe soudé par l'amour de la nature et de la poésie. Quant aux trois grandes fïgures de la poésie romantique anglaise, chargés d'une aura prophétique et messianique, lord Byron (1788-1824), William Shelley (1792-1822) et john Keats (1795-1821), elles ont déjà donné leurs œuvres essentielles et imprimé leur marque au courant poétique anglais lorsque le mouvement commence à s'exprimer en France.

3. le romantisme allemcmd

Antérieur à la Révolution, le Sturm und Drang (1770-1780), mouvement radical qu'on ne peut traduire qu'imparfaitement par «tempête et assaut », correspond à un rejet par les poètes contemporains de Goethe de l' Aufklarung triomphant en Allemagne et des Lumières en France. Tandis qu'ils opposent à l'universalité de la raison 1' originalité du génie individuel, le héros des Souffrances du jeune Werther (1774) de Goethe incarne la radicalité tragique de ce refus d'un ordre esthétique et social étouffant, que l'on ose nommer «mal du siècle». Après l'écroulement de l'équilibre européen, la période post-révolutionnaire voit se constituer autour de Friedrich Schlegel (1767-1845), qui donne en 1808 un Cours de littérature dramatique animé par l'hostilité au classicisme français et à l'athéisme des Lumières, le groupe d'Iéna. Contre l'empire de la «raison raisonnante », ce cénacle voit dans la religion la « racine véritable de notre être)). La poésie conçue comme une mystique devient la seule et la véritable expression du sentiment d'exil métaphysique à l'origine de la mélancolie romantique et du désir de réconciliation avec la nature première qui fonde la philosophie du groupe.

Cette souveraineté de ta nature à retrouver transforme la poésie en moyen de connaissance et le poète en prophète. Dans cette vision idéaliste, le monde réel n'inté­resse pas les poètes. Leur exigence première est celle de la liberté de créer, dans la langue nationale allemande, dont l'excellence est revendiquée pour la première fois­alors que l'usage du français dominait dans les cours européennes. C'est par la sensa­tion, le rêve, la communion avec la nature, que des poètes comme Hôlderlin ( l 770-1843), Novalis (1772-1801) ou Kleist (1777-1811) cherchent à retrouver, dans une liberté totale par rapport à tous les codes esthétiques, les principes premiers de la nature oü «tout attendrit, alanguit l'âme du poète, l'arrache à sa personnalité et la verse enivrée et délirante au sein de cette universalité de vie oü elle se confond et se perd)), C'est dans la conception absolue de la poésie allemande que gît dès le départ ce qui minera le mouvement, le décalage avec le réel, la morbidité, la tentation du suicide.

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la révolution romantique et ses sources en Europe

La vigueur du mouvement romantique français, conquérant et militant, a été quelque peu affadie par la postérité, qui l'a restreint souvent à son expression poétique la plus élégiaque: c'est pourtant une vision du monde radicale, por­tée par un élan européen, qui naît à la fin du XVIII' siècle en Angleterre et s'est imposée en France dans les années 1820-1840.

Malgré sa forte identité, le romantisme français ne s'est imposé qu'après le premier déferlement de la vague en Europe. C'est en Angleterre que l'adjectif« romantic», dès le xvw siècle, apparaît pour désigner ce qui est pittoresque ou cc qui se situe dans les brumes romanesques de la chevalerie. Dès le début du XVIIl c siècle, les Anglais ajoutent à ce sens premier diverses connotations qui renvoient à l'idée d'une nature sauvage et libre. En Allemagne, dans les dernières années du xvmc siècle, le mot devient substantif et qualifie d'emblée une vision du monde philosophique et absolutisante, dominée par le désir de «s'unir à l'essence divine de la nature». Entre ces deux acceptions très différentes, l'adjectif français «romantique» caractérise alors des paysages qui font vibrer l'imagination et s'utilise presque comme un synonyme de «romanesque», confusion qui réapparaîtra dans le langage courant au xxe siècle.

Rousseau, annonçant implicitement la fameuse formule du Suisse Amiel <<Un paysage est un état d'âme», qualifïe de <<romantiques>> vers 1776 les rives du lac de Bienne dans Les Rêveries du promeneur solitaire car elles reflètent les mouvements de son âme. Chateaubriand l'emploie évidemment dès l'Essai sur les révolutions. C'est à Senancour, dans Oberman (1804), que l'on doit une claire distinction qui hiérarchise les notions de<< romanesque» et de<< romantique»:

«Le romanesque séduit les imaginations vives et fleuries; le romantique sufftt seul aux âme~ profondes, à la véritable sensibilité. [ ... ] Les effets romantiques sont les accents d'une langue que les hommes ne connaissent pas tous>>.

Mme de Staël élargira cette défïnition, dans De l'Allemagne, à tout ce qui caractérise la poésie des troubadours dans la tradition médiévale chrétienne.

2. Le romantisme anglais

94

Dans toute l'Europe, le romantisme a correspondu à une rébellion esthétique contre les contraintes du classicisme et à une remise en question du rationalisme. Spiritualité, sensualité, désir de retour à la nature, le romantisme anglais est le premier à s'expri" mer dans Les Nuits (1742-1745) d'Edward Young (1683-1765), dans les Élégies (175!) de Thomas Gray (1716-1771) et les romans de Samuel Richardson (1689-!761) qui influencent fortement le courant «sensible» en France au moment où les traduc-

ti ons se multiplient. Entre 1760 et 1773, l'Anglais Macpherson prétend faire connaître les poèmes du mystérieux barde écossais Ossian, qui aurait vécu au IW siècle de notre ère en transmettant ses chants par voie orale. Considéré par Mme de Staël comme l'Homère du Nord, ce poète cristallise après sa traduction en français par I.e 1burneur nombre d'aspirations romantiques. Sa poésie- dont l'authenticité est discutée- appa­raît comme celle des origines, indifférente aux règles qui naîtront après elle. Elle oppose au modèle gréco-latin, universel, la singularité d'une épopée nationale dont l'énergie guerrière séduit jusqu'à Napoléon Bonaparte, Premier consuL

Réciproquement, l'influence de Rousseau et de sa poésie de l'eau se retrouve chez les poètes <dakistes »: William Wordsworth (1770-1850), auteur des Lyrical ballads (1798), et Coleridge (1772-1834) réunissent, dans la région du Lake District, un groupe soudé par l'amour de la nature et de la poésie. Quant aux trois grandes fïgures de la poésie romantique anglaise, chargés d'une aura prophétique et messianique, lord Byron (1788-1824), William Shelley (1792-1822) et john Keats (1795-1821), elles ont déjà donné leurs œuvres essentielles et imprimé leur marque au courant poétique anglais lorsque le mouvement commence à s'exprimer en France.

3. le romantisme allemcmd

Antérieur à la Révolution, le Sturm und Drang (1770-1780), mouvement radical qu'on ne peut traduire qu'imparfaitement par «tempête et assaut », correspond à un rejet par les poètes contemporains de Goethe de l' Aufklarung triomphant en Allemagne et des Lumières en France. Tandis qu'ils opposent à l'universalité de la raison 1' originalité du génie individuel, le héros des Souffrances du jeune Werther (1774) de Goethe incarne la radicalité tragique de ce refus d'un ordre esthétique et social étouffant, que l'on ose nommer «mal du siècle». Après l'écroulement de l'équilibre européen, la période post-révolutionnaire voit se constituer autour de Friedrich Schlegel (1767-1845), qui donne en 1808 un Cours de littérature dramatique animé par l'hostilité au classicisme français et à l'athéisme des Lumières, le groupe d'Iéna. Contre l'empire de la «raison raisonnante », ce cénacle voit dans la religion la « racine véritable de notre être)). La poésie conçue comme une mystique devient la seule et la véritable expression du sentiment d'exil métaphysique à l'origine de la mélancolie romantique et du désir de réconciliation avec la nature première qui fonde la philosophie du groupe.

Cette souveraineté de ta nature à retrouver transforme la poésie en moyen de connaissance et le poète en prophète. Dans cette vision idéaliste, le monde réel n'inté­resse pas les poètes. Leur exigence première est celle de la liberté de créer, dans la langue nationale allemande, dont l'excellence est revendiquée pour la première fois­alors que l'usage du français dominait dans les cours européennes. C'est par la sensa­tion, le rêve, la communion avec la nature, que des poètes comme Hôlderlin ( l 770-1843), Novalis (1772-1801) ou Kleist (1777-1811) cherchent à retrouver, dans une liberté totale par rapport à tous les codes esthétiques, les principes premiers de la nature oü «tout attendrit, alanguit l'âme du poète, l'arrache à sa personnalité et la verse enivrée et délirante au sein de cette universalité de vie oü elle se confond et se perd)), C'est dans la conception absolue de la poésie allemande que gît dès le départ ce qui minera le mouvement, le décalage avec le réel, la morbidité, la tentation du suicide.

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L'avènement et la diffusion de la poésie romantique

Si la période dite préromantique a été plus riche en définitions théoriques qu'en œuvres littéraires, il est d'usage de considérer la parution des Méditations poétiques (1820) de Lamartine comme l'acte de naissance officiel du romantisme français.

1. lamt~rtine, du lyrisme formel t~u lyrisme intime

Avant même que les manifestes et textes théoriques ne tentent de définir le roman­tisme, qui se construit d'abord comme la réaction à cent cinquante ans de classicisme, le succès historique du premier grand recueil d'Alphonse de Lamartine (1790-1869), les Méditations poétiques (1820), signe la réalité du mouvement Dans une société tota­lement désorientée par l'écroulement du rêve napoléonien qui ravive les blessures de la période révolutionnaire, le lecteur est profondément ému de trouver sous la plume lamartinienne l'expression du «moi>> dans un lyrisme qui cesse d'être un jeu élégant et formel, pour montrer« moins le poète que l'homme même». S'il se montre beaucoup moins audacieux sur les plans prosodique et rythmique que ses grands contemporains Hugo ou Musset, il exprime à travers des topoï élégiaques comme «Le Lac», «Le Vallon>> ou «La Montagne!> ce qu'il y a de plus profond en lui. Et il affirme que la poésie «est l'incarnation de ce que l'homme a de plus intime dans le cœur et de plus divin dans la pensée» (Des destinées de la poésie, 1831).

Mais l'expression de l'intime ne se referme pas sur elle-même, elle reflète une destinée d'homme qui transforme en figure universelle des émotions et des épreuves humaines la singularité d'une expérience. Deuil personnel dans les Méditations poétiques, quête de sens dans le Dernier Chant du pèlerinage de Childe Harold (1825), exaltation mystique dans les Harmonies poétiques et religieuses (1830), épopée messianique dans Jocelyn (1836) et La Chute d'un ange (1838), le moi lamartinien s'ouvre constamment au monde et rêve d'en construire un autre. Figure emblématique de l'engagement du poète au service de la société, dévoué, dans le sillage de lord Byron, à la liberté des peuples opprimés, Lamartine adhère au christianisme social de Lamennais. Après le reflux de la vague romantique, et la révolution de 1848, il deviendra le premier président- éphémère- de la Il' République.

2. Cercles, cénacles, presse: lt~ constitution du groupe

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Révélateur d'un courant profond, le succès des Méditations poétiques favorise l'éclosion d'un certain nombre de cercles qui, s'appuyant sur des revues, permettent à de jeunes poètes de se structurer en groupe. C'est à l'Abbaye-au-Bois, rue de Sèvres, que Lamartine lit ses lvléditations autour de Chateaubriand et de sa muse, Juliette Récamier, qui tient un salon fréquenté par le jeune Victor Hugo et son frère Abel, lauréats de

plusieurs prix de poésie. Un peu plus tard, la revue La lvfuse française, appelée à vivre un an (1823-1824), publie les jeunes poètes qui se retrouvent ensuite dans le salon de Charles Nodier, collaborateur de la revue et conservateur de la bibliothèque de 1' Arsenal: de Sainte-Beuve à Marceline Desbordes-Valmore, d'Émile Deschamps à Alfred de Vigny et Gérard de Nerval, les poètes de la grande génération romantique se croisent et rencontrent des romanciers comme Alexandre Dumas et Honoré de Balzac, des peintres comme Delacroix, des sculpteurs comme David d'Angers.

À partir de 1827, Victor Hugo, l'étoile montante du groupe, prend le relais de l'Arsenal et orgar:-ise, dans sa maison de la rue Notre-Dame-des-Champs, une sorte de «cénacle>> poétique, selon une expression de Sainte-Beuve dans son poème <<Joseph Delorme». Le premier groupe s'y retrouve et accueille Aloysius Bertrand, Alfred de Musset, Gérard de Nerval et Théophile Gautier. Dans la passion et l'effervescence, on y préparera la bataille d'Hernani. Mais, à côté des cercles fondateurs, d'autres groupes se forment. Ils font entendre la voix personnelle d'artistes différents qui apporteront leur pierre à la pluralité foisonnante du romantisme: ainsi a-t-on appelé «Petit Cénacle» l'atelier du sculpteur Jehan Duseigneur, où se retrouvaient la bande, exaltée et bohème, de ceux qui deviendront les «petits>> romantiques ou les «frénétiques>>: Pétrus Borel, Philothée O'Neddy, considérés comme des poètes mineurs mais dont l'influence sur Baudelaire, par exemple, sera très importante. La plupart des écrivains et des artistes fréquentent d'ailleurs plusieurs cercles en même temps. Nerval et Gautier retrouvent ainsi au Doyenné, dans un vieux quartier de Paris que Balzac immortalisera, Delacroix ou Chassériau: la connivence entre les arts - poésie, roman, théâtre, musique, peinture- qui frappe encore aujourd'hui les analystes de la période s'est éta­blie dans ces cercles appelés à fortifier le mouvement et à élaborer une doctrine.

J.:explosion de 1830 (voir fiche 34) ne peut par ailleurs s'expliquer que par le rôle nouveau joué par la presse. C'est dans les journaux que s'affirme d'abord l'influence romantique dans un mouvement qui, avec ses deux versants, légitimiste et libéral, transcende les clivages politiques et les divergences religieuses. Chateaubriand, qui se déclarera «démocrate par nature, aristocrate par mœurs», et se battra toute sa vie, contre son camp conservateur, pour la liberté de la presse, a fondé, en 1818, Le Conservateur. À partir de 1820, Le Conservateur littéraire (1819-1821), journal des frères Hugo, regroupe d'abord un certain nombre de poètes monarchistes comme Vigny, déjà présents dans l'équipe de la revue La Muse française. Plus proches de l'héritage des Lumières, les libéraux se retrouvent au Globe autour de Stendhal, dont la plunie critique est déjà très acérée, au Constitutionnel ou au Miroir. L'essor de la presse à bon marché, sous l'influence d'un prodigieux patron moderne, Émile de Girardin, dont la femme, Delphine, est une des égéries du romantisme, contribue à la diffusion du mouvement. Cependant, l'identification du romantisme à un courant libéral dont bien des membres deviendront républicains ne s'est définie qu'a posteriori: au moment où paraissent les Méditations poétiques, seuls l'expansion du moi et le rejet de l'esthétique classique peuvent paraître révolutionnaires. Victor Hugo est alors un fidèle serviteur de la légitimité royaliste et ne changera de camp que plus tard et Stendhal, dont le journal défend un libéralisme de gauche, ne se reconnaît pas immédiatement dans l'esthétique de la poésie romantique.

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L'avènement et la diffusion de la poésie romantique

Si la période dite préromantique a été plus riche en définitions théoriques qu'en œuvres littéraires, il est d'usage de considérer la parution des Méditations poétiques (1820) de Lamartine comme l'acte de naissance officiel du romantisme français.

1. lamt~rtine, du lyrisme formel t~u lyrisme intime

Avant même que les manifestes et textes théoriques ne tentent de définir le roman­tisme, qui se construit d'abord comme la réaction à cent cinquante ans de classicisme, le succès historique du premier grand recueil d'Alphonse de Lamartine (1790-1869), les Méditations poétiques (1820), signe la réalité du mouvement Dans une société tota­lement désorientée par l'écroulement du rêve napoléonien qui ravive les blessures de la période révolutionnaire, le lecteur est profondément ému de trouver sous la plume lamartinienne l'expression du «moi>> dans un lyrisme qui cesse d'être un jeu élégant et formel, pour montrer« moins le poète que l'homme même». S'il se montre beaucoup moins audacieux sur les plans prosodique et rythmique que ses grands contemporains Hugo ou Musset, il exprime à travers des topoï élégiaques comme «Le Lac», «Le Vallon>> ou «La Montagne!> ce qu'il y a de plus profond en lui. Et il affirme que la poésie «est l'incarnation de ce que l'homme a de plus intime dans le cœur et de plus divin dans la pensée» (Des destinées de la poésie, 1831).

Mais l'expression de l'intime ne se referme pas sur elle-même, elle reflète une destinée d'homme qui transforme en figure universelle des émotions et des épreuves humaines la singularité d'une expérience. Deuil personnel dans les Méditations poétiques, quête de sens dans le Dernier Chant du pèlerinage de Childe Harold (1825), exaltation mystique dans les Harmonies poétiques et religieuses (1830), épopée messianique dans Jocelyn (1836) et La Chute d'un ange (1838), le moi lamartinien s'ouvre constamment au monde et rêve d'en construire un autre. Figure emblématique de l'engagement du poète au service de la société, dévoué, dans le sillage de lord Byron, à la liberté des peuples opprimés, Lamartine adhère au christianisme social de Lamennais. Après le reflux de la vague romantique, et la révolution de 1848, il deviendra le premier président- éphémère- de la Il' République.

2. Cercles, cénacles, presse: lt~ constitution du groupe

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Révélateur d'un courant profond, le succès des Méditations poétiques favorise l'éclosion d'un certain nombre de cercles qui, s'appuyant sur des revues, permettent à de jeunes poètes de se structurer en groupe. C'est à l'Abbaye-au-Bois, rue de Sèvres, que Lamartine lit ses lvléditations autour de Chateaubriand et de sa muse, Juliette Récamier, qui tient un salon fréquenté par le jeune Victor Hugo et son frère Abel, lauréats de

plusieurs prix de poésie. Un peu plus tard, la revue La lvfuse française, appelée à vivre un an (1823-1824), publie les jeunes poètes qui se retrouvent ensuite dans le salon de Charles Nodier, collaborateur de la revue et conservateur de la bibliothèque de 1' Arsenal: de Sainte-Beuve à Marceline Desbordes-Valmore, d'Émile Deschamps à Alfred de Vigny et Gérard de Nerval, les poètes de la grande génération romantique se croisent et rencontrent des romanciers comme Alexandre Dumas et Honoré de Balzac, des peintres comme Delacroix, des sculpteurs comme David d'Angers.

À partir de 1827, Victor Hugo, l'étoile montante du groupe, prend le relais de l'Arsenal et orgar:-ise, dans sa maison de la rue Notre-Dame-des-Champs, une sorte de «cénacle>> poétique, selon une expression de Sainte-Beuve dans son poème <<Joseph Delorme». Le premier groupe s'y retrouve et accueille Aloysius Bertrand, Alfred de Musset, Gérard de Nerval et Théophile Gautier. Dans la passion et l'effervescence, on y préparera la bataille d'Hernani. Mais, à côté des cercles fondateurs, d'autres groupes se forment. Ils font entendre la voix personnelle d'artistes différents qui apporteront leur pierre à la pluralité foisonnante du romantisme: ainsi a-t-on appelé «Petit Cénacle» l'atelier du sculpteur Jehan Duseigneur, où se retrouvaient la bande, exaltée et bohème, de ceux qui deviendront les «petits>> romantiques ou les «frénétiques>>: Pétrus Borel, Philothée O'Neddy, considérés comme des poètes mineurs mais dont l'influence sur Baudelaire, par exemple, sera très importante. La plupart des écrivains et des artistes fréquentent d'ailleurs plusieurs cercles en même temps. Nerval et Gautier retrouvent ainsi au Doyenné, dans un vieux quartier de Paris que Balzac immortalisera, Delacroix ou Chassériau: la connivence entre les arts - poésie, roman, théâtre, musique, peinture- qui frappe encore aujourd'hui les analystes de la période s'est éta­blie dans ces cercles appelés à fortifier le mouvement et à élaborer une doctrine.

J.:explosion de 1830 (voir fiche 34) ne peut par ailleurs s'expliquer que par le rôle nouveau joué par la presse. C'est dans les journaux que s'affirme d'abord l'influence romantique dans un mouvement qui, avec ses deux versants, légitimiste et libéral, transcende les clivages politiques et les divergences religieuses. Chateaubriand, qui se déclarera «démocrate par nature, aristocrate par mœurs», et se battra toute sa vie, contre son camp conservateur, pour la liberté de la presse, a fondé, en 1818, Le Conservateur. À partir de 1820, Le Conservateur littéraire (1819-1821), journal des frères Hugo, regroupe d'abord un certain nombre de poètes monarchistes comme Vigny, déjà présents dans l'équipe de la revue La Muse française. Plus proches de l'héritage des Lumières, les libéraux se retrouvent au Globe autour de Stendhal, dont la plunie critique est déjà très acérée, au Constitutionnel ou au Miroir. L'essor de la presse à bon marché, sous l'influence d'un prodigieux patron moderne, Émile de Girardin, dont la femme, Delphine, est une des égéries du romantisme, contribue à la diffusion du mouvement. Cependant, l'identification du romantisme à un courant libéral dont bien des membres deviendront républicains ne s'est définie qu'a posteriori: au moment où paraissent les Méditations poétiques, seuls l'expansion du moi et le rejet de l'esthétique classique peuvent paraître révolutionnaires. Victor Hugo est alors un fidèle serviteur de la légitimité royaliste et ne changera de camp que plus tard et Stendhal, dont le journal défend un libéralisme de gauche, ne se reconnaît pas immédiatement dans l'esthétique de la poésie romantique.

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De la théorie à la bataille romantique

La poésie romantique a déjà pénétré les esprits lorsque plusieurs textes théoriques attaquent la tragédie, le symbole du classicisme. En 1830, la bataille d'Hernani, consacre la prise du pouvoir littéraire par un groupe porté moins par une doctrine que par la vision d'un monde nouveau.

1. Les textes théoriques

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Indifférent au mal du siècle et aux soubresauts de l'âme romantique proprement dite. Stendhal profite de la présence à Paris de comédiens anglais qui jouent Shakespeare pour tenter, dans Racine et Shakespeare (1823), une définition de l'art romantique au théâtre. Longtemps méprisé au nom de la «pureté>> classique par le public français, Shakespeare a été redécouvert de façon critique par Voltaire, puis remis à la mode ct réhabîlîté par les romantiques anglais et plusieurs traductions, dont celle de Guizot en 1821. En l'opposant à Racine, Stendhal émet l'idée assez neuve pour l'époque que l'esthétique d'une œuvre est liée au plaisir qu'y trouvent les spectateurs dans des conditions de production et de réception qui varient. Il remet en cause le dogme classique de l'imitation des modèles et décrète que l'essentiel est de parvenir à créer une «illusion parfaite». Le spectateur doit vivre l'action avec les personnages, il ne convient pas plus d'imiter Shakespeare qui écrivait pour «les Anglais de 1590 », que Racine auteur officiel du roi écrivant pour la« cour de Louis XIV». Ce qui est nouveau est toujours «romantique»

Plus structurée, la Préface de Cromwell ( 1827) doit beaucoup au Cours de littératur( dramatique de SchlegeL Elle n'exprime pas d'idées véritablement nouvelles maîs elle

les profère avec une force et une conviction suffisantes pour que ce texte soit érigé en

manifeste théorique du drame romantique: Hugo affirme avec plus de netteté que sc;, prédécesseurs le principe du mélange des genres fondé sur l'harmonie des contraires. la combinaison «du sublime et du grotesque», qu'il voit philosophiquement comme le symbole esthétique de l'alliance mystique entre l'âme et le corps. Tout cela suppos'' la disparition des classifications traditionnelles du théâtre- comédie et tragédie-, k rejet absolu de toutes les règles, et notamment celle des trois unités, la liberté pour k poète d'embrasser dans ses drames un vaste tableau de l'humanité sur les plans histo rique, social et moraL Hugo assigne donc une mission humaine et sociale au poète à L1 mesure de son ambition artistique: celle-ci passe par la diversité des «styles» et l'usagé du vers et non de la prose, car le vers ne s'écarte pas de la nature mais permet de b transformer en la rendant visible et frappante. Il est:

"tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond .et soudain, large d

vrai; sachant briser à propos ct déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d'alexandrill: plus ami de l'enjambement qui l'allonge que de l'inversion qui l'embrouille; fidèle à la rime cette esclave-reine, cette suprême grâce de notre poésie».

2.

Cette «préface» à une pièce injouable avertit le public de ce qui l'attend tandis qu'.Émile Deschamps, en 1828, et Alfred de Vigny, en 1829, expriment des points de vue voisins.

La bataille tl' Hernani et ses effets (25 février

Dans sa dynamique conquérante, le romantisme devient véritablement le courant dominant après la bataille d'Hernani, dont nous devons le récit à un de ses protago­nistes, Théophile Gautier. Alors qu'une pièce d'Alexandre Dumas, Henri Ill et sa cour, avait obt~nu un beau succès à la Comédie-Française, temple de l'esthétique classique, Hugo, chef de file ambitieux du Cénacle, se heurte à la censure royale au moment de taire représenter une de ses œuvres sur la même scène. En juin 1829, Marion Delorme est refusée. Mais le dramaturge revient à la charge avec, deux siècles après Le Cid, une pièce «espagnole>> qui exalte les amours tragiques d'un bâtard, révolté et proscrit, et d'une aristocrate. Les répétitions se sont déroulées dans un climat de cabale, l'actrice principale, M1k Mars, exaspérant le poète avec ses caprices de diva. Face à cette hosti­lité, le groupe du Cénacle organise la première: la bande colorée de ceux qui se décrè­tent les « Jeune-France)) contre les << Perruques», c'est -à-dire les représentants de la résistance au mouvement dont le foyer est l'Académie française, occupe la salle bien avant l'heure du spectacle et provoque les conservateurs en se partageant des victuailles. Quand les «crânes académiques et classiques» qui ont pour mission de perturber le déroulement de la pièce s'installent à l'orchestre et au balcon, la salle est en fait déjà embrasée par l'enthousiasme juvénile et provocateur des partisans d'Hugo, conduits par Théophile Gautier, dont la chevelure et le fameux gilet rouge entrent dans la légende du romantisme révolutionnaire. Toutes les répliques pratiquement sont sifflées, mais les Jeune-France répondent par des vivats et des applaudissements. Et, malgré la mauvaise volonté de certains acteurs, la pièce est un succès complet et durable. L'esthétique romantique triomphe.

Après avoir provoqué une querelle littéraire, le romantisme acquiert une dimension politique. Peu avant les Trois Glorieuses (27-28-29 juillet 1830), journées insurrection­nelles qui renverseront le ro.i Charles X, incarnation de la monarchie rétrograde, le rouge de la bataille d'Hernani transforme le romantisme en métaphore d'un espoir révolutionnaire. Sur le plan esthétique, le refus des règles traduit l'aspiration à la liberté de la génération de 1802, celle de Victor Hugo et d'Alfred de l\!Iusset. Le conservatisme aveugle des gouvernements ultra de Louis XVIII puis de Charles X irrite ceux dont Chateatibriancl a écrit, au moment où il rompt avec le régime, en l 826, dans la Préface générale à ses œuvres complètes:

«Ces enfants qui n'entendirent que le bruit des armes, qui ne virent que des palmes autour de leurs berceaux échappèrent par leur âge à l'oppression de l'Empire: ils n'eurent que les jeux de la victoire dont leurs pères portaient les chaînes. Race innocente et libre, ces enfants n'étaient paS nés quand la Révolution commit ses forfaits; ils n'étaient pas hommes quand la Restauration multiplia ses fautes.>>

Encore royaliste alors, Victor Hugo revendique le lien étroit entre l'esthétique roman­tique et l'action politique en décrétant, clans la Préface d'Hernani:

«Le romantisme, tant de fois mal défini, n'est, à tout prendre, et c'est sa définition réelle, que Je libéralisme en littérature.>>

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De la théorie à la bataille romantique

La poésie romantique a déjà pénétré les esprits lorsque plusieurs textes théoriques attaquent la tragédie, le symbole du classicisme. En 1830, la bataille d'Hernani, consacre la prise du pouvoir littéraire par un groupe porté moins par une doctrine que par la vision d'un monde nouveau.

1. Les textes théoriques

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Indifférent au mal du siècle et aux soubresauts de l'âme romantique proprement dite. Stendhal profite de la présence à Paris de comédiens anglais qui jouent Shakespeare pour tenter, dans Racine et Shakespeare (1823), une définition de l'art romantique au théâtre. Longtemps méprisé au nom de la «pureté>> classique par le public français, Shakespeare a été redécouvert de façon critique par Voltaire, puis remis à la mode ct réhabîlîté par les romantiques anglais et plusieurs traductions, dont celle de Guizot en 1821. En l'opposant à Racine, Stendhal émet l'idée assez neuve pour l'époque que l'esthétique d'une œuvre est liée au plaisir qu'y trouvent les spectateurs dans des conditions de production et de réception qui varient. Il remet en cause le dogme classique de l'imitation des modèles et décrète que l'essentiel est de parvenir à créer une «illusion parfaite». Le spectateur doit vivre l'action avec les personnages, il ne convient pas plus d'imiter Shakespeare qui écrivait pour «les Anglais de 1590 », que Racine auteur officiel du roi écrivant pour la« cour de Louis XIV». Ce qui est nouveau est toujours «romantique»

Plus structurée, la Préface de Cromwell ( 1827) doit beaucoup au Cours de littératur( dramatique de SchlegeL Elle n'exprime pas d'idées véritablement nouvelles maîs elle

les profère avec une force et une conviction suffisantes pour que ce texte soit érigé en

manifeste théorique du drame romantique: Hugo affirme avec plus de netteté que sc;, prédécesseurs le principe du mélange des genres fondé sur l'harmonie des contraires. la combinaison «du sublime et du grotesque», qu'il voit philosophiquement comme le symbole esthétique de l'alliance mystique entre l'âme et le corps. Tout cela suppos'' la disparition des classifications traditionnelles du théâtre- comédie et tragédie-, k rejet absolu de toutes les règles, et notamment celle des trois unités, la liberté pour k poète d'embrasser dans ses drames un vaste tableau de l'humanité sur les plans histo rique, social et moraL Hugo assigne donc une mission humaine et sociale au poète à L1 mesure de son ambition artistique: celle-ci passe par la diversité des «styles» et l'usagé du vers et non de la prose, car le vers ne s'écarte pas de la nature mais permet de b transformer en la rendant visible et frappante. Il est:

"tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond .et soudain, large d

vrai; sachant briser à propos ct déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d'alexandrill: plus ami de l'enjambement qui l'allonge que de l'inversion qui l'embrouille; fidèle à la rime cette esclave-reine, cette suprême grâce de notre poésie».

2.

Cette «préface» à une pièce injouable avertit le public de ce qui l'attend tandis qu'.Émile Deschamps, en 1828, et Alfred de Vigny, en 1829, expriment des points de vue voisins.

La bataille tl' Hernani et ses effets (25 février

Dans sa dynamique conquérante, le romantisme devient véritablement le courant dominant après la bataille d'Hernani, dont nous devons le récit à un de ses protago­nistes, Théophile Gautier. Alors qu'une pièce d'Alexandre Dumas, Henri Ill et sa cour, avait obt~nu un beau succès à la Comédie-Française, temple de l'esthétique classique, Hugo, chef de file ambitieux du Cénacle, se heurte à la censure royale au moment de taire représenter une de ses œuvres sur la même scène. En juin 1829, Marion Delorme est refusée. Mais le dramaturge revient à la charge avec, deux siècles après Le Cid, une pièce «espagnole>> qui exalte les amours tragiques d'un bâtard, révolté et proscrit, et d'une aristocrate. Les répétitions se sont déroulées dans un climat de cabale, l'actrice principale, M1k Mars, exaspérant le poète avec ses caprices de diva. Face à cette hosti­lité, le groupe du Cénacle organise la première: la bande colorée de ceux qui se décrè­tent les « Jeune-France)) contre les << Perruques», c'est -à-dire les représentants de la résistance au mouvement dont le foyer est l'Académie française, occupe la salle bien avant l'heure du spectacle et provoque les conservateurs en se partageant des victuailles. Quand les «crânes académiques et classiques» qui ont pour mission de perturber le déroulement de la pièce s'installent à l'orchestre et au balcon, la salle est en fait déjà embrasée par l'enthousiasme juvénile et provocateur des partisans d'Hugo, conduits par Théophile Gautier, dont la chevelure et le fameux gilet rouge entrent dans la légende du romantisme révolutionnaire. Toutes les répliques pratiquement sont sifflées, mais les Jeune-France répondent par des vivats et des applaudissements. Et, malgré la mauvaise volonté de certains acteurs, la pièce est un succès complet et durable. L'esthétique romantique triomphe.

Après avoir provoqué une querelle littéraire, le romantisme acquiert une dimension politique. Peu avant les Trois Glorieuses (27-28-29 juillet 1830), journées insurrection­nelles qui renverseront le ro.i Charles X, incarnation de la monarchie rétrograde, le rouge de la bataille d'Hernani transforme le romantisme en métaphore d'un espoir révolutionnaire. Sur le plan esthétique, le refus des règles traduit l'aspiration à la liberté de la génération de 1802, celle de Victor Hugo et d'Alfred de l\!Iusset. Le conservatisme aveugle des gouvernements ultra de Louis XVIII puis de Charles X irrite ceux dont Chateatibriancl a écrit, au moment où il rompt avec le régime, en l 826, dans la Préface générale à ses œuvres complètes:

«Ces enfants qui n'entendirent que le bruit des armes, qui ne virent que des palmes autour de leurs berceaux échappèrent par leur âge à l'oppression de l'Empire: ils n'eurent que les jeux de la victoire dont leurs pères portaient les chaînes. Race innocente et libre, ces enfants n'étaient paS nés quand la Révolution commit ses forfaits; ils n'étaient pas hommes quand la Restauration multiplia ses fautes.>>

Encore royaliste alors, Victor Hugo revendique le lien étroit entre l'esthétique roman­tique et l'action politique en décrétant, clans la Préface d'Hernani:

«Le romantisme, tant de fois mal défini, n'est, à tout prendre, et c'est sa définition réelle, que Je libéralisme en littérature.>>

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Victor Hugo et les poètes romantiques

Avec la gloire de Lamartine, la poésie romantique connaît autour du monstre sacré Victor Hugo une extraordinaire efflorescence. Au-delà de 1840, le mou­vement se disperse ou s'épanouit selon certains, mais l'aventure collective est terminée. Par ailleurs, c'est surtout dans la poésie lyrique que l'on découvre, de façon récurrente, les thèmes majeurs du romantisme, appelés à influencer tous les autres genres.

1. Victor Hugo (1802-1885), l'étoile du romantisme

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t les pouvoirs de la poésie Si la poésie lyrique est le domaine d'expression privilégié du romantisme, c'est bien parce qu'elle correspond profondément à une vision du monde dans laquelle l'intime, l'individuel, le sentiment du relatif, l'emportent sur l'universel. Dans la préfJ.ce à ses Odes (1822), Victor Hugo affirme ce que toute son œuvre approfondira et confirmera, la puissance unique de la parole poétique:

"Le domaine de la poésie est illimité. Sous le monde réel, il existe un monde idéal qui sc montre resplendissant à l'œil de ceux que des méditations graves ont accoutumés à voir dans les choses plus que les choses.>>

Dans ces conditions, la forme et la hiérarchie des genres poétiques passent au second plan. Pas plus que ses amis romantiques Hugo n'a inventé de fOrme lyrique nouvelle: il a effacé les frontières entre genres nobles et genres populaires, et refusé les classifications traditionnelles. La distinction, par exemple, entre l'ode et la chanson l'irrite: «ce qui est réellement beau et vrai est beau et vrai partout [ ... ] ce qui est lyrique dans un couplet sera lyrique dans une strophe». Toutes les tendances du romantisme se retrouvent dans ses poèmes. Ce lyrisme hugo lien englobe une vision philosophique, une tonalité épique, mais aussi l'allure capricieuse et la poésie pittoresque des« ballades,, comme la ferveur religieuse.

~ le lyrisme hugolien On discerne cependant une évolution entre les premiers poèmes et l'accomplissement total réalisé par Les Contemplations (1856), recueil publié dans l'exil après le déclin du mouvement. Les Nouvelles Odes (1824), les Odes et ballades (1826) et Les Orientales (1829) déroulent les grands thèmes du romantisme dans des registres plus variés que ceux de ses contemporains. Hugo crée des «scènes» poétiques, se saisit de l'orienta­lisme pour lui donner une couleur et un son, exprime progressivement l'amour de l'humanité et la proximité avec les humbles qui rendent unique sa voix. Mais c'est avec Les Feuilles d'automne (1831), Les Chants du crépuscule (1835), Les Voix intérieures (1837), Les Rayons et les Ombres (1840) que son chant le plus personnel se fait entendre. La prégnance des souvenirs tait surgir dans le sentiment de la fuite du temps

et le dialogue avec la nature un lyrisme nostalgique, nourri par les épreuves d'une jeu­nesse tourmentée par l'Histoire, les drames familiaux, la folie de son frère, des décep­tions et une vie sentimentale agitée. La préface aux Chants du crépuscule avoue des doutes et donne le ton de son lyrisme: «ces cris d'espoir mêlés d'hésitations, ces chants d'amour coupés de plaintes, cette sérénité pénétrée de tristesse». Les trois voix de l'Histoire, de la Nature et de l'Homme se répondent dans Les Voix intérieures. Et, jusqu'en 1840, cette dualité entre l'élan lyrique et la tristesse lucide s'approfondit pour aboutir au sombre «Tristesse d'Olympia>> dans Les Rayons et les Ombres: ni le bonheur amoureux, ni l'exaltation de l'enfance, ni la confidence à la nature ne dissi­pent la. mélancolie profonde du poète. Seule l'énergie d'un créateur qui se sent devenir prophète arrache au pessimisme un lyrisme qui n'est jamais morbide. Les Contemplations, présentées comme les «mémoires d'une âme», réorganisent autour d'une double blessure intime (la mort de sa fiile en 1843) et politique (l'échec de la révolution de 1848 et son exil) une méditation étendue à l'humanité tout entière, por­tée par un élan visionnaire, un savoir de l'au-delà et une profonde religiosité.

2. La constellation des poètes romantiques

• le lyrisme intimiste

Dès 1819, la voix de poètes qui, sans connaître la gloire de Lamartine et des grandes figures romantiques, se retrouveront dans le cercle hugolien s'était fait entendre dans un registre intimiste. C'est le cas de Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859): ses Élégies et poésies nouvelles (1825), puis d'autres recueils comme Pauvres Fleurs (1839) et Bouquets et prières (1843), frappent par leur spontanéité et la sincérité d'une poésie élégiaque qui exprime ses deuils, sa souffrance amoureuse et son angoisse devant le temps avec une modestie émouvante sans être plaintive. Sainte-Beuve (1804-1869), historien de la littérature et critique influent du premier Cénacle, crée, sur le mode intimiste, le personnage en forme de double de lui-même dont un récit poétique retrace la quête. En 1829, avant l'« Olympia>> de Victor Hugo, la Vie, poésies et pensées de joseph Delorme déroule les tribulations sentimentales et morales d'une figure romantique caractéristique, prise entre doute et espoir, impatiente de vivre et de créer, espérant l'amour et doutant de le connaître, habitée par le rêve et berçant son désen­chantement dans la nature. Tout un pan de la poésie d'Alfred de Musset (1810-1857) se rattache à ce lyrisme en forme de quête d'identité. Dans un cycle de quatre vastes poèmes, Les Nuits (1835-1837) accompagnent un dialogue entre le poète, brisé par un amour malheureux, et sa Muse: du désespoir au pardon, en passant par le doute et un espoir fragile, le poète finit par accepter, guidé par sa muse, le pouvoir créateur qu'il tire de sa souffrance.

D la poésie philosophique Avec la même ambition que Victor Hugo, dont il est longtemps proche, Alfred de Vigny (1797-1863), peu porté à l'épanchement lyrique, voit dans la poésie une «perle de la pensée», capable de poser dans des termes élevés les grandes interrogations soumises à la condition humaine. Les Poèmes antiques et modernes (1826) révèlent à partir de grands sujets antiques et bibliques, comme l'histoire de Moïse, ses obsessions: la fragilité de

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Victor Hugo et les poètes romantiques

Avec la gloire de Lamartine, la poésie romantique connaît autour du monstre sacré Victor Hugo une extraordinaire efflorescence. Au-delà de 1840, le mou­vement se disperse ou s'épanouit selon certains, mais l'aventure collective est terminée. Par ailleurs, c'est surtout dans la poésie lyrique que l'on découvre, de façon récurrente, les thèmes majeurs du romantisme, appelés à influencer tous les autres genres.

1. Victor Hugo (1802-1885), l'étoile du romantisme

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t les pouvoirs de la poésie Si la poésie lyrique est le domaine d'expression privilégié du romantisme, c'est bien parce qu'elle correspond profondément à une vision du monde dans laquelle l'intime, l'individuel, le sentiment du relatif, l'emportent sur l'universel. Dans la préfJ.ce à ses Odes (1822), Victor Hugo affirme ce que toute son œuvre approfondira et confirmera, la puissance unique de la parole poétique:

"Le domaine de la poésie est illimité. Sous le monde réel, il existe un monde idéal qui sc montre resplendissant à l'œil de ceux que des méditations graves ont accoutumés à voir dans les choses plus que les choses.>>

Dans ces conditions, la forme et la hiérarchie des genres poétiques passent au second plan. Pas plus que ses amis romantiques Hugo n'a inventé de fOrme lyrique nouvelle: il a effacé les frontières entre genres nobles et genres populaires, et refusé les classifications traditionnelles. La distinction, par exemple, entre l'ode et la chanson l'irrite: «ce qui est réellement beau et vrai est beau et vrai partout [ ... ] ce qui est lyrique dans un couplet sera lyrique dans une strophe». Toutes les tendances du romantisme se retrouvent dans ses poèmes. Ce lyrisme hugo lien englobe une vision philosophique, une tonalité épique, mais aussi l'allure capricieuse et la poésie pittoresque des« ballades,, comme la ferveur religieuse.

~ le lyrisme hugolien On discerne cependant une évolution entre les premiers poèmes et l'accomplissement total réalisé par Les Contemplations (1856), recueil publié dans l'exil après le déclin du mouvement. Les Nouvelles Odes (1824), les Odes et ballades (1826) et Les Orientales (1829) déroulent les grands thèmes du romantisme dans des registres plus variés que ceux de ses contemporains. Hugo crée des «scènes» poétiques, se saisit de l'orienta­lisme pour lui donner une couleur et un son, exprime progressivement l'amour de l'humanité et la proximité avec les humbles qui rendent unique sa voix. Mais c'est avec Les Feuilles d'automne (1831), Les Chants du crépuscule (1835), Les Voix intérieures (1837), Les Rayons et les Ombres (1840) que son chant le plus personnel se fait entendre. La prégnance des souvenirs tait surgir dans le sentiment de la fuite du temps

et le dialogue avec la nature un lyrisme nostalgique, nourri par les épreuves d'une jeu­nesse tourmentée par l'Histoire, les drames familiaux, la folie de son frère, des décep­tions et une vie sentimentale agitée. La préface aux Chants du crépuscule avoue des doutes et donne le ton de son lyrisme: «ces cris d'espoir mêlés d'hésitations, ces chants d'amour coupés de plaintes, cette sérénité pénétrée de tristesse». Les trois voix de l'Histoire, de la Nature et de l'Homme se répondent dans Les Voix intérieures. Et, jusqu'en 1840, cette dualité entre l'élan lyrique et la tristesse lucide s'approfondit pour aboutir au sombre «Tristesse d'Olympia>> dans Les Rayons et les Ombres: ni le bonheur amoureux, ni l'exaltation de l'enfance, ni la confidence à la nature ne dissi­pent la. mélancolie profonde du poète. Seule l'énergie d'un créateur qui se sent devenir prophète arrache au pessimisme un lyrisme qui n'est jamais morbide. Les Contemplations, présentées comme les «mémoires d'une âme», réorganisent autour d'une double blessure intime (la mort de sa fiile en 1843) et politique (l'échec de la révolution de 1848 et son exil) une méditation étendue à l'humanité tout entière, por­tée par un élan visionnaire, un savoir de l'au-delà et une profonde religiosité.

2. La constellation des poètes romantiques

• le lyrisme intimiste

Dès 1819, la voix de poètes qui, sans connaître la gloire de Lamartine et des grandes figures romantiques, se retrouveront dans le cercle hugolien s'était fait entendre dans un registre intimiste. C'est le cas de Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859): ses Élégies et poésies nouvelles (1825), puis d'autres recueils comme Pauvres Fleurs (1839) et Bouquets et prières (1843), frappent par leur spontanéité et la sincérité d'une poésie élégiaque qui exprime ses deuils, sa souffrance amoureuse et son angoisse devant le temps avec une modestie émouvante sans être plaintive. Sainte-Beuve (1804-1869), historien de la littérature et critique influent du premier Cénacle, crée, sur le mode intimiste, le personnage en forme de double de lui-même dont un récit poétique retrace la quête. En 1829, avant l'« Olympia>> de Victor Hugo, la Vie, poésies et pensées de joseph Delorme déroule les tribulations sentimentales et morales d'une figure romantique caractéristique, prise entre doute et espoir, impatiente de vivre et de créer, espérant l'amour et doutant de le connaître, habitée par le rêve et berçant son désen­chantement dans la nature. Tout un pan de la poésie d'Alfred de Musset (1810-1857) se rattache à ce lyrisme en forme de quête d'identité. Dans un cycle de quatre vastes poèmes, Les Nuits (1835-1837) accompagnent un dialogue entre le poète, brisé par un amour malheureux, et sa Muse: du désespoir au pardon, en passant par le doute et un espoir fragile, le poète finit par accepter, guidé par sa muse, le pouvoir créateur qu'il tire de sa souffrance.

D la poésie philosophique Avec la même ambition que Victor Hugo, dont il est longtemps proche, Alfred de Vigny (1797-1863), peu porté à l'épanchement lyrique, voit dans la poésie une «perle de la pensée», capable de poser dans des termes élevés les grandes interrogations soumises à la condition humaine. Les Poèmes antiques et modernes (1826) révèlent à partir de grands sujets antiques et bibliques, comme l'histoire de Moïse, ses obsessions: la fragilité de

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l'homme pris entre la volonté de Dieu et le silence de la nature, le lien profond entre l'amour et la mort, l'omniprésence de la souffrance. Le propos s'amplifie avec Les Destinées (1864), une odyssée de l'âme humaine, très différente des Contemplations. S'adressant à une femme idéale, Eva, compagne et médiatrice de l'absolu, le poète montre l'angoisse de l'homme dans une société corrompue et une nature indifférente. Mais le consentement stoïque à la solitude et au mutisme divin permettent au poète d'atteindre une forme de sérénité orgueilleuse.

3. Thèmes et principes de l'esthétique romantique

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~ L'individu entre le moi et le monde

Du« vague des passions» au« mal du siècle», l'âme romantique se définit par l'inquié~ tude d'un «moi>> obsédé par la distance entre les virtualités qu'il ressent en lui et le maigre espace offert à leur réalisation. Chateaubriand affirme ainsi dans le Génie du christianisme:

«On habite avec un cœur plein dans un monde vide, et, sans avoir usé de rien on est désabusé de tout>>.

Cette angoisse se manifeste sous des formes diverses: de la rêverie nostalgique du «je» lamartinien à la tristesse créatrice du «je» hugolien, de la complaisance morbide de Musset à l'égard de ses souffrances à la mélancolie suicidaire du poète anglais dont Vigny met en scène le dilemme et la fin tragique dans Chatterton. Toujours pessimiste, l'àme romantique affronte le vide d'un monde où elle est condamnée à l'oisiveté de façon contrastée: Musset a décrit avec précision dans la Confession d'un enfant du siècle (~836) l'incapacité à vivre de sa génération, née dans un monde fantomatique et <<trop VIeUx». Entre le souvenir des rêves brisés et celui d'un héroïsme humilié par les guerres perdues, il est impossible d'agir. Pour d'autres, le pessimisme n'interdit pas l'action.

~ la souffrance, moteur de la création Si la souffrance apparaît comme une condition, voire une composante, de l'art, ce que Musset affirme dans le vers célèbre: «Les chants désespérés sont les chants les plus beauxt>, elle n'invite pas toujours à l'abandon et au nihilisme. Pour Lamartine ou Musset, la passion amoureuse justifie la peine qu'elle entraîne. Le premier vît la souffrance sur le mode sacrificiel, le second s'effondre avant de s'apaiser dans la lumière du souvenir. C'est la douleur, selon Vigny, qui distingue l'homme de Dieu et de la nature: s'ill' affronte avec stoïcisme, elle affirme sa dignité. Comme le héros de son poème Moïse qui assume son destin «puissant et solitaire» en se préparant à la mort, le poète revendique, dans un vers de La Maison du berger, cet aspect de son être: «J'aime la majesté des souffrances humaines». Pour Hugo, dont la poésie est saturée par l'image du gouffre, la souffrance et le deuil entraînent l'homme dans les profon~ deurs de l'abîme. Mais il en ressort, guidé par la lumière divine: ce pouvoir créateur de la souffrance passe par une longue initiation qui conduit Olympio, le frère intérieur du poète, d'une tristesse vague à un élan vers Dieu et les hommes. Au terme de sa quête, le poète de« À Villequier», <<soumis» mais non<< résigné>>, est capable d'assumer le poids de sa condition tout en mettant sa vision de l'avenir au service de l'humanité.

~ La passion, la révolte et l'échec du héros

L'imaginaire romantique est riche en figures révoltées, éprises d'absolu, décidées à transgresser les interdits : l'énergie pessimiste d'Hernani, le bâtard proscrit, celle de Ruy Blas, le valet révolté, font pendant à la figure romanesque de julien Sorel, qui passe de la rêverie héroïque à l'action avant d'être condamné à mort pour avoir défié 1' ordre social. Le lyrisme romantique affectionne les héros solitaires, chasseurs, orphe­lins, brigands, mendiants, élus pour un destin tragique. Cette rébellion, généralement sans espoir, peut se traduire par la fascination du mal ou un pacte passé avec Satan. Tout l'imaginaire romantique est, en effet, habité par la figure mythique de Faust, tan~ dis que Hugo consacre un long poème à Satan, objet de fascination pour les ii petits» romantiques. Ce goût de la démesure explique les résistances au mouvement dans les milieux conservateurs. Et, si Flaubert a immortalisé l'échec de la génération roman­tique, engluée dans ses rêves, en créant la figure caricaturale de Frédéric Moreau dans L'Éducation sentimentale (1869), il a toujours avoué sa fascination pour les révoltés qui sacrifient leur vie à leur quête d'absolu.

p Le goût de l'absolu, de l'étrange et c:le l'ailleurs

Pour dépasser ses limites, le héros romantique se tourne vers l'« ailleurs» des pays loin~ tains (voir fiche 36) et l'archaïsme des périodes historiques reculées comme le .Moyen Âge. Il s'ouvre à toutes les formes de religiosité et d'irrationnel: sa quête de l'au~delà, héritière de l'illuminisme du XVIW siècle et du romantisme, passe par le _goût du fan~ tastique, voire la frénésie satanique. Quant aux préoccupations spirituelles intenses d'Hugo ou de Vigny, elles s'expriment totalement en dehors du catholicisme ortho~ doxe. Le sentiment de la nature, la contemplation de ses beautés, l'arbre, notamment, ne fournissent pas seulement un cadre à la rêverie: à des degrés divers, et avec moins d'intensité que les romantiques allemands, les poètes français, surtout Hugo, cherchent à relier leur inspiration à l'âme du cosmos, à retrouver une harmonie originelle perdue. Cette spiritualité revêt parfois une dimension pathologique, elle explique la mode du spiritisme, mais elle donne surtout un autre statut à l'écrivain.

~ le combat de l'écrivain pour l'homme et l'avenir

r.: engagement politique et social de l'écrivain que l'on date de cette époque est indisso­ciable de sa nouvelle mission: après avoir été i< sacré» au siècle des Lumières, il devient prophète et ii mage)> au service des siècles à venir. Retrouvant le sens étymologique de son nom (celui qui fait), le «poète» romantique devient un homme d'action, chargé d'une mission civilisatrice. Sa parole est i< pensée», sa vision englobe le monde et il peut concevoir la société de-l'avenir. Tout au long du xrxe siècle, cette vocation ne va cesser de s'affirmer. Exprimé d'abord sur le mode politique par l'engagement de Lamartine, puis par celui de Victor Hugo au service du peuple et des peuples opprimés, ce rôle de prophète va inspirer le catholicisme social et les utopies car, selon Victor Hugo, dans La Légende des siècles, <i il déroule le grand fil mystérieux du labyrinthe humain, le Progrès».

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l'homme pris entre la volonté de Dieu et le silence de la nature, le lien profond entre l'amour et la mort, l'omniprésence de la souffrance. Le propos s'amplifie avec Les Destinées (1864), une odyssée de l'âme humaine, très différente des Contemplations. S'adressant à une femme idéale, Eva, compagne et médiatrice de l'absolu, le poète montre l'angoisse de l'homme dans une société corrompue et une nature indifférente. Mais le consentement stoïque à la solitude et au mutisme divin permettent au poète d'atteindre une forme de sérénité orgueilleuse.

3. Thèmes et principes de l'esthétique romantique

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~ L'individu entre le moi et le monde

Du« vague des passions» au« mal du siècle», l'âme romantique se définit par l'inquié~ tude d'un «moi>> obsédé par la distance entre les virtualités qu'il ressent en lui et le maigre espace offert à leur réalisation. Chateaubriand affirme ainsi dans le Génie du christianisme:

«On habite avec un cœur plein dans un monde vide, et, sans avoir usé de rien on est désabusé de tout>>.

Cette angoisse se manifeste sous des formes diverses: de la rêverie nostalgique du «je» lamartinien à la tristesse créatrice du «je» hugolien, de la complaisance morbide de Musset à l'égard de ses souffrances à la mélancolie suicidaire du poète anglais dont Vigny met en scène le dilemme et la fin tragique dans Chatterton. Toujours pessimiste, l'àme romantique affronte le vide d'un monde où elle est condamnée à l'oisiveté de façon contrastée: Musset a décrit avec précision dans la Confession d'un enfant du siècle (~836) l'incapacité à vivre de sa génération, née dans un monde fantomatique et <<trop VIeUx». Entre le souvenir des rêves brisés et celui d'un héroïsme humilié par les guerres perdues, il est impossible d'agir. Pour d'autres, le pessimisme n'interdit pas l'action.

~ la souffrance, moteur de la création Si la souffrance apparaît comme une condition, voire une composante, de l'art, ce que Musset affirme dans le vers célèbre: «Les chants désespérés sont les chants les plus beauxt>, elle n'invite pas toujours à l'abandon et au nihilisme. Pour Lamartine ou Musset, la passion amoureuse justifie la peine qu'elle entraîne. Le premier vît la souffrance sur le mode sacrificiel, le second s'effondre avant de s'apaiser dans la lumière du souvenir. C'est la douleur, selon Vigny, qui distingue l'homme de Dieu et de la nature: s'ill' affronte avec stoïcisme, elle affirme sa dignité. Comme le héros de son poème Moïse qui assume son destin «puissant et solitaire» en se préparant à la mort, le poète revendique, dans un vers de La Maison du berger, cet aspect de son être: «J'aime la majesté des souffrances humaines». Pour Hugo, dont la poésie est saturée par l'image du gouffre, la souffrance et le deuil entraînent l'homme dans les profon~ deurs de l'abîme. Mais il en ressort, guidé par la lumière divine: ce pouvoir créateur de la souffrance passe par une longue initiation qui conduit Olympio, le frère intérieur du poète, d'une tristesse vague à un élan vers Dieu et les hommes. Au terme de sa quête, le poète de« À Villequier», <<soumis» mais non<< résigné>>, est capable d'assumer le poids de sa condition tout en mettant sa vision de l'avenir au service de l'humanité.

~ La passion, la révolte et l'échec du héros

L'imaginaire romantique est riche en figures révoltées, éprises d'absolu, décidées à transgresser les interdits : l'énergie pessimiste d'Hernani, le bâtard proscrit, celle de Ruy Blas, le valet révolté, font pendant à la figure romanesque de julien Sorel, qui passe de la rêverie héroïque à l'action avant d'être condamné à mort pour avoir défié 1' ordre social. Le lyrisme romantique affectionne les héros solitaires, chasseurs, orphe­lins, brigands, mendiants, élus pour un destin tragique. Cette rébellion, généralement sans espoir, peut se traduire par la fascination du mal ou un pacte passé avec Satan. Tout l'imaginaire romantique est, en effet, habité par la figure mythique de Faust, tan~ dis que Hugo consacre un long poème à Satan, objet de fascination pour les ii petits» romantiques. Ce goût de la démesure explique les résistances au mouvement dans les milieux conservateurs. Et, si Flaubert a immortalisé l'échec de la génération roman­tique, engluée dans ses rêves, en créant la figure caricaturale de Frédéric Moreau dans L'Éducation sentimentale (1869), il a toujours avoué sa fascination pour les révoltés qui sacrifient leur vie à leur quête d'absolu.

p Le goût de l'absolu, de l'étrange et c:le l'ailleurs

Pour dépasser ses limites, le héros romantique se tourne vers l'« ailleurs» des pays loin~ tains (voir fiche 36) et l'archaïsme des périodes historiques reculées comme le .Moyen Âge. Il s'ouvre à toutes les formes de religiosité et d'irrationnel: sa quête de l'au~delà, héritière de l'illuminisme du XVIW siècle et du romantisme, passe par le _goût du fan~ tastique, voire la frénésie satanique. Quant aux préoccupations spirituelles intenses d'Hugo ou de Vigny, elles s'expriment totalement en dehors du catholicisme ortho~ doxe. Le sentiment de la nature, la contemplation de ses beautés, l'arbre, notamment, ne fournissent pas seulement un cadre à la rêverie: à des degrés divers, et avec moins d'intensité que les romantiques allemands, les poètes français, surtout Hugo, cherchent à relier leur inspiration à l'âme du cosmos, à retrouver une harmonie originelle perdue. Cette spiritualité revêt parfois une dimension pathologique, elle explique la mode du spiritisme, mais elle donne surtout un autre statut à l'écrivain.

~ le combat de l'écrivain pour l'homme et l'avenir

r.: engagement politique et social de l'écrivain que l'on date de cette époque est indisso­ciable de sa nouvelle mission: après avoir été i< sacré» au siècle des Lumières, il devient prophète et ii mage)> au service des siècles à venir. Retrouvant le sens étymologique de son nom (celui qui fait), le «poète» romantique devient un homme d'action, chargé d'une mission civilisatrice. Sa parole est i< pensée», sa vision englobe le monde et il peut concevoir la société de-l'avenir. Tout au long du xrxe siècle, cette vocation ne va cesser de s'affirmer. Exprimé d'abord sur le mode politique par l'engagement de Lamartine, puis par celui de Victor Hugo au service du peuple et des peuples opprimés, ce rôle de prophète va inspirer le catholicisme social et les utopies car, selon Victor Hugo, dans La Légende des siècles, <i il déroule le grand fil mystérieux du labyrinthe humain, le Progrès».

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Le romantisme, l'Orient et l'histoire

Poussés à fuir le Vieux Monde pour éprouver ailleurs l'instabilité de leur être et le refus de l'ordre, les écrivains romantiques se plongent dans des temps et des espaces lointains pour y chercher inspiration et vie.

~ De l'exotisme européen à l'orientalisme

Véhiculé par le désir d'évasion et le mythe du «bon sauvage >i, l'exotisme de la fin du xvrne siècle a suscité des rêves d'évasion et provoqué une curiosité pour l'Orient, atti­sée par la traduction des Mille et Une Nuits d'Antoine Galland. Le poète romantique berce ses rêveries en voyageant dans des pays méditerranéens qui semblent déjà exo­tiques et incitent à la liberté. Mme de Staël met l'Italie à la mode et bien avant que l'Espagne pittoresque et tragique de son enfance n'enflamme l'imaginaire hugo lien, Chateaubriand donne à l'orientalisme la dimension d'une quête romantique. L'Itinéraire de Paris à jérusalem (1811) dépasse les limites du récit de voyage en entraînant le lecteur autour de la Méditerranée, non seulement sur les pas du pèlerin chrétien vers la Palestine, mais de Grèce en Turquie et en Afrique du Nord, dans des pays chargés d'Histoire et de mythes et très souvent opprimés alors. De 1' Acropole aux ruines de Carthage, Chateaubriand médite sur la fin des civilisations et le réveil possible de la liberté pour ces peuples.

~ De la ca11se des Grecs au mythe de l'Orient Dans ce climat, l'insurrection des Grecs contre les Turcs (1821-1832) connaît un grand retentissement en Europe. Le poète anglais Byron s'engage au service de la cause grecque et sa mort à Missolonghi, où il a débarqué en 1824, frappe les esprits et inspire les peintres, Delacroix, notamment, qui représente les Massacres de Scia ( 1823) ou La Grèce expirant sur les Ruines de Missolonghi (1827). Avec Les Orientales (1829), Victor Hugo s'empare en même temps de la cause grecque, évoquée dans le poème« I.:Enfant>l, et du mythe de l'Orient «grand, riche, fécond comme le Moyen Âge, cette autre mer de poésie». Comme Chateaubriand, il a une conception élargie quasiment à tout le bassin méditerranéen de la notion d'Orient, de l'Égypte, magnifiée par Champollion et Bonaparte, au sud de l'Espagne et à certaines régions de l'Europe centrale.

Avant que la passion romantique n'ait converti au i< voyage en Orient» un nombre d'artistes- de Lamartine à Flaubert en passant par Nerval- suffisant pour créer presque un genre littéraire, c'est d'un univers imaginaire que les poètes s'emparent. Musset en reste aux poncifs exotiques en écrivant: i< Le romantisme, c'est la citerne sous le palmier, c'est l'oriental.» Pour Lamartine et Hugo, c'est le lieu de la grandeur, de l'excès et de la décadence tels que les représente le tableau de Delacroix La Mort de Sardanapale (1827), c'est la mémoire d'une civilisation qu'il faut i< protéger» et

redécouvrir dans tous ses aspects culturels, artistiques et religieux. En se développant tout au long du XIXe siècle, le mythe va progressivement se dégrader, et 1' orientalisme devenir le prétexte à des fantasmes érotiques entretenus par la légende du harem et susciter des curiosités ambiguës où l'on a pu déceler les prémices du colonialisme.

2. l'« Qilleurs » historique

~ la recréation des grands récits

Dans sa dimension épique, le romantisme revisite volontiers avec Hugo et Vigny les récits bibliques. Mais, sous l'influence aussi du romantisme allemand, c'est le Moyen Âge, le temps des croisades et la Renaissance qui inspirent les poètes, les romanciers et les dramaturges romantiques. C'est à ce moment que l'Histoire se constitue dans une dimension scientifique et que jules Michelet ( 1798-187 4) inscrit cette discipline dans une perspective philosophique et dans un devenir. Les écrivains en recherchent la vérité d'une autre manière, en la faisant revivre: c'est d'abord le Moyen Âge purement imaginaire de Macpherson, la lecture symbolique de l'architecture médiévale par Chateaubriand et la mode <<gothique» suscitée par l'énorme succès des œuvres de Walter Scott (1771-1832), véritable découvreur du roman historique. Dès ses premiers _poèmes, Hugo se rêve en rhapsode et en troubadour du Moyen Âge. Mais, rapidement, l'histoire et ses personnages prennent leur place dans sa vision du monde: dans Notre-Dame de Paris ( 1831 ), le couple déséquilibré formé par Esméralda et Quasimodo entre dans sa mythologie et sa réflexion sur le mal et la rédemption. Dans La Légende des siècles (1859-1883), les personnages de Roland et de Charlemagne sont parés de la grandeur épique et de la force prométhéenne des personnages hugo liens.

~ la valeur exemplaire et les co11leurs de l'Histoire L'ambition de Vigny est différente: dans sa préface au roman Cinq-Mars (1826), récit d'une conjuration sous le règne de Louis XIII, il distingue deux vérités historiques, celle des faits rapportés par les historiens et celle de la fiction. Il écrit:

«ce que l'on veut des œuvres qui font mouvoir des fantômes d'hommes, c'est, je le répète, le spectacle philosophique de l'homme profondément travaillé par les passions de son caractère et de son temps; c'est donc la vérité de cet Homme et de ce Temps, mais tous deux élevés à une puissance supérieure et idéale qui en concentre toutes les forces».

La hauteur de cette ambition a certainement contribué à déprécier, sur le plan stricte­ment littéraire, les romans historiques de genre comme ceux de Prosper Mérimée (1803-1870) et surtout ceux d'Alexandre Dumas ( 1802-1870), dont le succès populaire est soutenu par la parution en feuilleton.

Enfin, l'intimité entretenue par l'imaginaire romantique avec l'Histoire tient à une des cause's du mal du siècle: la désespérante monotonie de la Restauration. Pour échapper à la sombre atmosphère d'un pouvoir qui caricature l'Ancien Régime et qui, sous le ministère Guizot, défend l'idéal bourgeois de l'enrichissement matériel, l'inspiration historique fait revivre les grands mythes liés à la grandeur passée. On préfère les exalter pour oublier les blessures proches au moment où Victor Hugo contribue à créer le mythe napoléonien.

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Le romantisme, l'Orient et l'histoire

Poussés à fuir le Vieux Monde pour éprouver ailleurs l'instabilité de leur être et le refus de l'ordre, les écrivains romantiques se plongent dans des temps et des espaces lointains pour y chercher inspiration et vie.

~ De l'exotisme européen à l'orientalisme

Véhiculé par le désir d'évasion et le mythe du «bon sauvage >i, l'exotisme de la fin du xvrne siècle a suscité des rêves d'évasion et provoqué une curiosité pour l'Orient, atti­sée par la traduction des Mille et Une Nuits d'Antoine Galland. Le poète romantique berce ses rêveries en voyageant dans des pays méditerranéens qui semblent déjà exo­tiques et incitent à la liberté. Mme de Staël met l'Italie à la mode et bien avant que l'Espagne pittoresque et tragique de son enfance n'enflamme l'imaginaire hugo lien, Chateaubriand donne à l'orientalisme la dimension d'une quête romantique. L'Itinéraire de Paris à jérusalem (1811) dépasse les limites du récit de voyage en entraînant le lecteur autour de la Méditerranée, non seulement sur les pas du pèlerin chrétien vers la Palestine, mais de Grèce en Turquie et en Afrique du Nord, dans des pays chargés d'Histoire et de mythes et très souvent opprimés alors. De 1' Acropole aux ruines de Carthage, Chateaubriand médite sur la fin des civilisations et le réveil possible de la liberté pour ces peuples.

~ De la ca11se des Grecs au mythe de l'Orient Dans ce climat, l'insurrection des Grecs contre les Turcs (1821-1832) connaît un grand retentissement en Europe. Le poète anglais Byron s'engage au service de la cause grecque et sa mort à Missolonghi, où il a débarqué en 1824, frappe les esprits et inspire les peintres, Delacroix, notamment, qui représente les Massacres de Scia ( 1823) ou La Grèce expirant sur les Ruines de Missolonghi (1827). Avec Les Orientales (1829), Victor Hugo s'empare en même temps de la cause grecque, évoquée dans le poème« I.:Enfant>l, et du mythe de l'Orient «grand, riche, fécond comme le Moyen Âge, cette autre mer de poésie». Comme Chateaubriand, il a une conception élargie quasiment à tout le bassin méditerranéen de la notion d'Orient, de l'Égypte, magnifiée par Champollion et Bonaparte, au sud de l'Espagne et à certaines régions de l'Europe centrale.

Avant que la passion romantique n'ait converti au i< voyage en Orient» un nombre d'artistes- de Lamartine à Flaubert en passant par Nerval- suffisant pour créer presque un genre littéraire, c'est d'un univers imaginaire que les poètes s'emparent. Musset en reste aux poncifs exotiques en écrivant: i< Le romantisme, c'est la citerne sous le palmier, c'est l'oriental.» Pour Lamartine et Hugo, c'est le lieu de la grandeur, de l'excès et de la décadence tels que les représente le tableau de Delacroix La Mort de Sardanapale (1827), c'est la mémoire d'une civilisation qu'il faut i< protéger» et

redécouvrir dans tous ses aspects culturels, artistiques et religieux. En se développant tout au long du XIXe siècle, le mythe va progressivement se dégrader, et 1' orientalisme devenir le prétexte à des fantasmes érotiques entretenus par la légende du harem et susciter des curiosités ambiguës où l'on a pu déceler les prémices du colonialisme.

2. l'« Qilleurs » historique

~ la recréation des grands récits

Dans sa dimension épique, le romantisme revisite volontiers avec Hugo et Vigny les récits bibliques. Mais, sous l'influence aussi du romantisme allemand, c'est le Moyen Âge, le temps des croisades et la Renaissance qui inspirent les poètes, les romanciers et les dramaturges romantiques. C'est à ce moment que l'Histoire se constitue dans une dimension scientifique et que jules Michelet ( 1798-187 4) inscrit cette discipline dans une perspective philosophique et dans un devenir. Les écrivains en recherchent la vérité d'une autre manière, en la faisant revivre: c'est d'abord le Moyen Âge purement imaginaire de Macpherson, la lecture symbolique de l'architecture médiévale par Chateaubriand et la mode <<gothique» suscitée par l'énorme succès des œuvres de Walter Scott (1771-1832), véritable découvreur du roman historique. Dès ses premiers _poèmes, Hugo se rêve en rhapsode et en troubadour du Moyen Âge. Mais, rapidement, l'histoire et ses personnages prennent leur place dans sa vision du monde: dans Notre-Dame de Paris ( 1831 ), le couple déséquilibré formé par Esméralda et Quasimodo entre dans sa mythologie et sa réflexion sur le mal et la rédemption. Dans La Légende des siècles (1859-1883), les personnages de Roland et de Charlemagne sont parés de la grandeur épique et de la force prométhéenne des personnages hugo liens.

~ la valeur exemplaire et les co11leurs de l'Histoire L'ambition de Vigny est différente: dans sa préface au roman Cinq-Mars (1826), récit d'une conjuration sous le règne de Louis XIII, il distingue deux vérités historiques, celle des faits rapportés par les historiens et celle de la fiction. Il écrit:

«ce que l'on veut des œuvres qui font mouvoir des fantômes d'hommes, c'est, je le répète, le spectacle philosophique de l'homme profondément travaillé par les passions de son caractère et de son temps; c'est donc la vérité de cet Homme et de ce Temps, mais tous deux élevés à une puissance supérieure et idéale qui en concentre toutes les forces».

La hauteur de cette ambition a certainement contribué à déprécier, sur le plan stricte­ment littéraire, les romans historiques de genre comme ceux de Prosper Mérimée (1803-1870) et surtout ceux d'Alexandre Dumas ( 1802-1870), dont le succès populaire est soutenu par la parution en feuilleton.

Enfin, l'intimité entretenue par l'imaginaire romantique avec l'Histoire tient à une des cause's du mal du siècle: la désespérante monotonie de la Restauration. Pour échapper à la sombre atmosphère d'un pouvoir qui caricature l'Ancien Régime et qui, sous le ministère Guizot, défend l'idéal bourgeois de l'enrichissement matériel, l'inspiration historique fait revivre les grands mythes liés à la grandeur passée. On préfère les exalter pour oublier les blessures proches au moment où Victor Hugo contribue à créer le mythe napoléonien.

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Romantisme et roman

Ouragan lyrique, le romantisme est né dans un climat d'effusion sentimentale après le succès d'Atala. La vogue des œuvres de genre promeut le roman avant que deux grands créateurs, Stendhal et Balzac, ne lui donnent les lettres de noblesse qui l'identifient à la modernité.

1. Romantisme et profusion romanesque

106

Si le romantisme a provoqué en poésie une révolution, la modernité des romans du XVIIJC siècle, de Marivaux à l'abbé Prévost, avait déjà affranchi le genre, alors peu estimé, des contraintes qui bridaient la poésie. Deux tendances vont permettre au roman d'occuper avec vigueur dans l'espace littéraire une place grandissante: la vogue des romans pittoresques et de genre, et la contribution de tous les poètes de la grande géné­ration romantique à l'évolution du roman vers la vérité et l'utilité. Comme souvent, le parcours de Victor Hugo est exemplaire: dans sa période strictement «romantique» (1823-!834), il s'inspire d'abord de la mode «gothique» et fantastique lancée par les contes- Jean Sbogar (1818), Smarra (182!)- de son ami Charles Nodier (1780-1844) pour écrire deux romans noirs: Han d'Islande (1823) et Bug-Jargal (!826). On retrouve cette veine dans certaines œuvres de Mérimée, comme La Vénus d'Ille (1837). L'influence du roman historique, encore sensible dans Notre-Dame de Paris (1831), s'accompagne d'un désir d'écrire pour tous en respectant le mouvement de la vie, idéalisée et grandie par un souffle épique. Dans le même temps, Hugo participe à l'éclosion du roman «social» en écrivant Le Dernier Jour d'un condamné (!829); Claude Gueux (1834) accompagne une quête de vérité et d'utilité, partagée, on l'a vu, avec Vigny. Dans ces deux œuvres militantes, le ton du poète préfigure le monument des Misérables, qui réa­lisera en 1862 la «synthèse magistrale du roman populaire et du roman social f) dans un élan philosophique et messianique. Mais, jusqu'en 1850, le romanesque social s'épanouit d'abord sous la plume de George Sand (1804-1876). I:influence de Lamennais est très sensible dans Le Compagnon du Tour de France (1840) ou Le Meunier d'Angibault (1846).

Au centre de cette constellation d'influences, l'analyse des sentiments et la confession personnelle prolongent l'effusion lyrique du« moi J>. Dans le sillon tracé par Chateaubriand et les préromantiques, c'est au roman que Sainte-Beuve, dans Volupté (1834), confie ses tourments autobiographiques. Romanesque, la Confession d'un enfant du siècle (1836) donne une voix assourdie, aussi pessimiste que personnelle, au récit de l'échec de Musset, échec qui est celui d'une génération. La tension entre senti­ment et raison, entre les deux dimensions, ''poétique>> et «politique » de la vie, s'exprime à travers les interrogations du personnage autobiographique de Stello dans le roman éponyme de Vigny (1832). Dans ses premiers romans, Indiana (1832), Lélia (1833), George Sand tente d'<' idéaliser le sentiment>> à travers des figures proches de la sienne: des héroïnes en rupture avec un monde dont elles rejettent le carcan oppri­mant et vieillot. La confusion à cette époque entre roman et récit autobiographique est

fréquente: le Ne/ida (1846) de la comtesse Marie d'Agoult, qui écrit sous le nom de Daniel Stern et ne publiera ses Souvenirs qu'à titre posthume (1877), décrit les convulsions d'une liaison orageuse avec le musicien Franz Liszt.

2. Stendhal (1783-1842) et Balzac (1799-1850)

Preuve, s'il en fallait, de la porosité entre les différents mouvements, deux des créateurs du roman moderne se construisent à l'ombre du romantisme ou contre son esthétique tout eri s'en nourrissant. Henri Beyle, dit Stendhal, est hostile dès sa jeunesse, malgré son adhésion aux principes d'un renouveau littéraire, au spiritualisme mystique et chrétien du romantisme royaliste contre-révolutionnaire. Libéral dans le sens où il «accepte la société créée par la Révolution, ses mœurs et son esprit>>, il convertit le mal du siècle en analyse distanciée du "moi». Après avoir exprimé dans les années 1835-1836 une révolte toute romantique dans sa Vie de Henry Brulard (posthume, 1890), Stendhal manifeste sa différence très vite: en pleine effervescence romantique, l'année de la bataille d'Hernani et de la révolution musicale symbolisée par la Symphonie fantastique, dans I.e Rouge et le Noir (1830), le regard du romancier congédie l'effusion, célèbre l'énergie, la virtù, de son héros et, en miroir, commente les aventures de son personnage pour affirmer son culte de l'individualisme et d'un idéalisme animé par la "chasse» d'un bonheur absolu, qu'il qualifie de «fou>>. Cet élan se retrouve dans Lucien Leuwen (posthume, 1894), La Chartreuse de Parme (1839), et dans toute l'inspiration «italienne» d'une véritable chevauchée romanesque qui absorbe et dépasse le romantisme.

Parallèlement, le personnage parfaitement romantique dans la vie qu'est Balzac, révolté, pauvre, souffrant, mal-aimé, forge avec les outils du romantisme le modèle qui l'en déta­chera. Sa quête de vérité passe par un roman historique, Les Chouans (1829), qui maî­trise brillamment les invariants de ce genre à la mode. Mais rapidement son ambition d'un roman plus «total>> que« réaliste>> se dessine. Il veut «saisir l'esprit, l'âme, la phy­sionomie des choses et des êtres>' (Le Chef-d'œuvre inconnu, 1837). '< [C]haque roman n'est qu'un chapitre du grand roman de la société», écrit-il dans la préface d'une œuvre majeure, les Illusions perdues (!837-1843). Le héros emblématique du romantisme, Lucien de Rubempré, qui rend ce roman inoubliable, n'est pas envisagé dans son indivi­dualité mais dans le système qui va le broyer comme les héros de La Peau de chagrin (1831), du Lys dans la vallée (!835). Mais c'est bien dans l'effervescence romantique que naît l'ambition d'un «plan qui effibrasse à la foi l'histoire et la critique de la société, l'analyse de ses maux et la discussion de ses principes» (Avant-propos de La Comédie humaine, 1842). Le romancier se présente comme une sorte de« greffier'' de son époque, mais son imagination dessine le tableau social et moral de la France depuis la révolution de 1789 jusqu'à celle de 1848, à Paris et en province, dans un souffle épique porté par des convictions présentées ainsi: «J'écris à la lueur de deux vérités éternelles, la Religion, la Monarchie.» En réalité, ses romans publiés en feuilleton dans les journaux, écrits dans une fièvre qui fait sourire les puristes, recréent la réalité observée en l'élevant à la hauteur du mythe. Et c'est dans le Paris romantique, personnage principal de plusieurs œuvres, que surgit le roman moderne, non sans avoir épuisé son créateur: il meurt quasiment en même temps que la vague romantique qu'il a concurrencée et dépassée.

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Romantisme et roman

Ouragan lyrique, le romantisme est né dans un climat d'effusion sentimentale après le succès d'Atala. La vogue des œuvres de genre promeut le roman avant que deux grands créateurs, Stendhal et Balzac, ne lui donnent les lettres de noblesse qui l'identifient à la modernité.

1. Romantisme et profusion romanesque

106

Si le romantisme a provoqué en poésie une révolution, la modernité des romans du XVIIJC siècle, de Marivaux à l'abbé Prévost, avait déjà affranchi le genre, alors peu estimé, des contraintes qui bridaient la poésie. Deux tendances vont permettre au roman d'occuper avec vigueur dans l'espace littéraire une place grandissante: la vogue des romans pittoresques et de genre, et la contribution de tous les poètes de la grande géné­ration romantique à l'évolution du roman vers la vérité et l'utilité. Comme souvent, le parcours de Victor Hugo est exemplaire: dans sa période strictement «romantique» (1823-!834), il s'inspire d'abord de la mode «gothique» et fantastique lancée par les contes- Jean Sbogar (1818), Smarra (182!)- de son ami Charles Nodier (1780-1844) pour écrire deux romans noirs: Han d'Islande (1823) et Bug-Jargal (!826). On retrouve cette veine dans certaines œuvres de Mérimée, comme La Vénus d'Ille (1837). L'influence du roman historique, encore sensible dans Notre-Dame de Paris (1831), s'accompagne d'un désir d'écrire pour tous en respectant le mouvement de la vie, idéalisée et grandie par un souffle épique. Dans le même temps, Hugo participe à l'éclosion du roman «social» en écrivant Le Dernier Jour d'un condamné (!829); Claude Gueux (1834) accompagne une quête de vérité et d'utilité, partagée, on l'a vu, avec Vigny. Dans ces deux œuvres militantes, le ton du poète préfigure le monument des Misérables, qui réa­lisera en 1862 la «synthèse magistrale du roman populaire et du roman social f) dans un élan philosophique et messianique. Mais, jusqu'en 1850, le romanesque social s'épanouit d'abord sous la plume de George Sand (1804-1876). I:influence de Lamennais est très sensible dans Le Compagnon du Tour de France (1840) ou Le Meunier d'Angibault (1846).

Au centre de cette constellation d'influences, l'analyse des sentiments et la confession personnelle prolongent l'effusion lyrique du« moi J>. Dans le sillon tracé par Chateaubriand et les préromantiques, c'est au roman que Sainte-Beuve, dans Volupté (1834), confie ses tourments autobiographiques. Romanesque, la Confession d'un enfant du siècle (1836) donne une voix assourdie, aussi pessimiste que personnelle, au récit de l'échec de Musset, échec qui est celui d'une génération. La tension entre senti­ment et raison, entre les deux dimensions, ''poétique>> et «politique » de la vie, s'exprime à travers les interrogations du personnage autobiographique de Stello dans le roman éponyme de Vigny (1832). Dans ses premiers romans, Indiana (1832), Lélia (1833), George Sand tente d'<' idéaliser le sentiment>> à travers des figures proches de la sienne: des héroïnes en rupture avec un monde dont elles rejettent le carcan oppri­mant et vieillot. La confusion à cette époque entre roman et récit autobiographique est

fréquente: le Ne/ida (1846) de la comtesse Marie d'Agoult, qui écrit sous le nom de Daniel Stern et ne publiera ses Souvenirs qu'à titre posthume (1877), décrit les convulsions d'une liaison orageuse avec le musicien Franz Liszt.

2. Stendhal (1783-1842) et Balzac (1799-1850)

Preuve, s'il en fallait, de la porosité entre les différents mouvements, deux des créateurs du roman moderne se construisent à l'ombre du romantisme ou contre son esthétique tout eri s'en nourrissant. Henri Beyle, dit Stendhal, est hostile dès sa jeunesse, malgré son adhésion aux principes d'un renouveau littéraire, au spiritualisme mystique et chrétien du romantisme royaliste contre-révolutionnaire. Libéral dans le sens où il «accepte la société créée par la Révolution, ses mœurs et son esprit>>, il convertit le mal du siècle en analyse distanciée du "moi». Après avoir exprimé dans les années 1835-1836 une révolte toute romantique dans sa Vie de Henry Brulard (posthume, 1890), Stendhal manifeste sa différence très vite: en pleine effervescence romantique, l'année de la bataille d'Hernani et de la révolution musicale symbolisée par la Symphonie fantastique, dans I.e Rouge et le Noir (1830), le regard du romancier congédie l'effusion, célèbre l'énergie, la virtù, de son héros et, en miroir, commente les aventures de son personnage pour affirmer son culte de l'individualisme et d'un idéalisme animé par la "chasse» d'un bonheur absolu, qu'il qualifie de «fou>>. Cet élan se retrouve dans Lucien Leuwen (posthume, 1894), La Chartreuse de Parme (1839), et dans toute l'inspiration «italienne» d'une véritable chevauchée romanesque qui absorbe et dépasse le romantisme.

Parallèlement, le personnage parfaitement romantique dans la vie qu'est Balzac, révolté, pauvre, souffrant, mal-aimé, forge avec les outils du romantisme le modèle qui l'en déta­chera. Sa quête de vérité passe par un roman historique, Les Chouans (1829), qui maî­trise brillamment les invariants de ce genre à la mode. Mais rapidement son ambition d'un roman plus «total>> que« réaliste>> se dessine. Il veut «saisir l'esprit, l'âme, la phy­sionomie des choses et des êtres>' (Le Chef-d'œuvre inconnu, 1837). '< [C]haque roman n'est qu'un chapitre du grand roman de la société», écrit-il dans la préface d'une œuvre majeure, les Illusions perdues (!837-1843). Le héros emblématique du romantisme, Lucien de Rubempré, qui rend ce roman inoubliable, n'est pas envisagé dans son indivi­dualité mais dans le système qui va le broyer comme les héros de La Peau de chagrin (1831), du Lys dans la vallée (!835). Mais c'est bien dans l'effervescence romantique que naît l'ambition d'un «plan qui effibrasse à la foi l'histoire et la critique de la société, l'analyse de ses maux et la discussion de ses principes» (Avant-propos de La Comédie humaine, 1842). Le romancier se présente comme une sorte de« greffier'' de son époque, mais son imagination dessine le tableau social et moral de la France depuis la révolution de 1789 jusqu'à celle de 1848, à Paris et en province, dans un souffle épique porté par des convictions présentées ainsi: «J'écris à la lueur de deux vérités éternelles, la Religion, la Monarchie.» En réalité, ses romans publiés en feuilleton dans les journaux, écrits dans une fièvre qui fait sourire les puristes, recréent la réalité observée en l'élevant à la hauteur du mythe. Et c'est dans le Paris romantique, personnage principal de plusieurs œuvres, que surgit le roman moderne, non sans avoir épuisé son créateur: il meurt quasiment en même temps que la vague romantique qu'il a concurrencée et dépassée.

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La face noire du romantisme

En marge puis au-delà du romantisme historique, le romantisme noir porté par la mode gothique et fantastique a cultivé jusqu'à la provocation le goût de l'insolite et de l'étrange. Hugo puis Nerval s'en sont inspirés.

1. Théophile Gautier et les frénétiques

108

Entre sa présence légendaire en gilet rouge pendant la bataille d'Hernani (1830) et sa conversion, tout aussi militante, aux préceptes du formalisme poétique (1845), Théophile Gautier alimente, en refusant tout engagement, la mythologie macabre qui traverse un siècle considéré comme maudit par les plus radicaux des Jeune-France. Il oppose au «sacerdoce laïque» ceux du «dépit» et du désenchantement. Alors même qu'il esquisse, dans la préface de Mademoiselle de Maupin (1835), les principes de«l'art pour l'art», il creuse la veine fantastique du romantisme dans La Morte amoureuse (1836). Puis, dans une série d'articles réunis sous le titre Les Grotesques (1834-1836), il réhabilite les poètes maudits et provocateurs du XVW siècle, comme Théophile de Viau, Scarron et Saintw Amant, longtemps méprisés au nom du bon goût. Leur influence se retrouve dans sa Comédie de la mort (1838), qui joue sur le morbide ironique et l'humour noir en ménageant un dialogue entre une jeune femme morte et le ver qui s'apprête à la ronger.

C'est aussi dans les cohortes turbulentes des Jeune-France que se sont retrouvés les poètes fascinés par la nuit. Précédés par Charles Nodier dans la recherche du surnatu­rel et du fantastique, ils sont inspirés par l'atmosphère angoissante des Contes d'Hoffmann (1776-1822) et des romans anglais. Ces excentriques, demeurés dans l'obscurité, se nomment eux-mêmes« frénétiques'' et leur exaltation des composantes négatives du romantisme - échec et impuissance du créateur, passions dévorantes et destructrices - sur fond d'illuminisme passe par une recherche lexicale échevelée et provocante. Le Feu et flamme (1833) de Philothée O'Neddy (18!1-1875), les Rhapsodies (1832) et le Champavert (1833) de Pétrus Borel (1809-1859) auraient pu rester un pur témoignage des excès gratuits de la bohème littéraire. Tout indique au contraire qu'après avoir séduit et inspiré Baudelaire, leur influence sur le surréalisme qui les redécouvre avec ferveur n'a pas été négligeable.

Les dérives sombres du rêve qui habitent l'univers d'Aloysius Bertrand (1807-1841) conjuguent enfin des topoï du même type avec un mélange novateur des formes et des tons. Avec Gaspard de la nuit (posthume, 1842), il invente le poème en prose que Baudelaire transformera en genre phare de la modernité. Son esthétique passe par tous les registres du romantisme et revendique la forme baroque des ii fantaisies>> du graveur jacques Callot (!592-1635), également inspirateur de Goya (1746-1828). Toujours en prose et dans une thématique morbide, Xavier Forneret (1809-1884) traduit avec quelques formules percutantes ses songes hallucinés et sa désespérance dans Pièces de temps, temps perdu (1840). Révélateur des apories de la sensibilité romantique, le romantisme noir survit au déclin historique du mouvement, sensible dès 1840 et confirmé après la révolution de 1848.

2. la singularité de Gérard de Nerval (1808-1855)

Après des débuts très conformistes, Nerval, condisciple de Théophile Gautier au collège Charlemagne, rejoint vers 1829 le groupe des Jeune-France, fréquente les deux cénacles et se rallie au mouvement. Il assure un feuilleton dramatique dans un journal, mais n'adopte pas le comportement paroxystique de ses amis frénétiques en littérature et en politique. Contrairement à la plupart des membres du groupe qui avaient parti­cipé aux combats des Trois Glorieuses avant d'éprouver de cruelles déceptions, il se tient à cj_istance. Il partage sans innover le credo romantique du Cénacle en prônant le retour à la poésie du Moyen Âge et de la Renaissance. Mais cette discrétion recouvre une vision absolutisante du romantisme vécu comme une expérience intérieure. Dès ses premiers poèmes, comme le fameux i< Fantaisie» (1832), une confusion s'établit chez lui entre le souvenir et le rêve tandis qu'il aspire au retour des morts, dont le culte lui est familier depuis la fin d'une enfance habitée par l'absence de sa mère, tôt disparue. Entre la vie poétique intense qu'il sent en lui et le réel dont il refuse le prosaïsme, il établit d'emblée une distance radicale, il trouve dans la poésie allemande qu'il connaît mieux que tous les autres poètes français de son temps des raisons d'aspirer à l'au-delà: on le ressent dans sa traduction de certains poètes romantiques allemands, comme Jean-Paul Richter. Et c'est sa traduction du second Faust de Goethe qui fera connaître, en 1840, le mythe dans les milieux artistiques français.

Déjà marqué par l'influence de l'illuminisme de la fin du siècle précédent, Nerval mûrit son romantisme de la nuit pendant un voyage en Orient (1843). Il en revient avec une vision du monde infléchie par la découverte de certaines mythologies et de cultes ésotériques comme celui d'Isis, combinés avec des souvenirs chrétiens dans un étrange syncrétisme. Après la publication de son Voyage en Orient (1851) et des Illuminés (1852), la quête mystique de lui-même et de la femme idéale qu'il veut aimer envahit toute sa production poétîque. Parues bien après le déclin du romantisme historique, ses œuvres majeures en représentent pourtant la quintessence. Dans le recueil Les Filles du feu (1853), il réunit la nouvelle Sylvie et les poèmes des Chimères. La prose poétique de Sylvie traduit le combat que mènent, dans l'esprit du poète, le rêve et la réalité, la lucidité et la folie, la vie et la mort, à travers deux figures féminines anti­thétiques. La première, Sylvie, ancrée avec grâce dans le réel, apparaît comme la pro­messe d'un bonheur simple. La deuxième, Adrienne, aristocrate morte ou disparue, demeure inaccessible autrement que par le rêve et se confond avec une troisième figure, toute d'artifice et de cruauté, l'actrice Aurélia. Les sonnets des Chimères, compo­sés selon Nerval lui-même dans un i< état de rêverie supernaturaliste », modulent, dans une prosodie et une métrique très fluides, 1' obsession du deuil et de la folie, et 1' espoir d'une nouvelle vie ou d:une renaissance étayée sur des allusions hermétiques à divers cultes ésotériques, et à des mythes, panthéistes ou pythagoriciens. Nerval, déjà victime de délires obsessionnels, sent la folie le gagner. Les frontières entre la réalité et le rêve qu'il avait souhaité abolir se retournent pathologiquement contre lui: le récit Aurélia (1853-1854), journal de cette descente dans l'enfer de la folie, en analyse le processus avec une fulgurance impressionnante peu avant le suicide du poète. La poésie de Nerval passionnera le groupe surréaliste.

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La face noire du romantisme

En marge puis au-delà du romantisme historique, le romantisme noir porté par la mode gothique et fantastique a cultivé jusqu'à la provocation le goût de l'insolite et de l'étrange. Hugo puis Nerval s'en sont inspirés.

1. Théophile Gautier et les frénétiques

108

Entre sa présence légendaire en gilet rouge pendant la bataille d'Hernani (1830) et sa conversion, tout aussi militante, aux préceptes du formalisme poétique (1845), Théophile Gautier alimente, en refusant tout engagement, la mythologie macabre qui traverse un siècle considéré comme maudit par les plus radicaux des Jeune-France. Il oppose au «sacerdoce laïque» ceux du «dépit» et du désenchantement. Alors même qu'il esquisse, dans la préface de Mademoiselle de Maupin (1835), les principes de«l'art pour l'art», il creuse la veine fantastique du romantisme dans La Morte amoureuse (1836). Puis, dans une série d'articles réunis sous le titre Les Grotesques (1834-1836), il réhabilite les poètes maudits et provocateurs du XVW siècle, comme Théophile de Viau, Scarron et Saintw Amant, longtemps méprisés au nom du bon goût. Leur influence se retrouve dans sa Comédie de la mort (1838), qui joue sur le morbide ironique et l'humour noir en ménageant un dialogue entre une jeune femme morte et le ver qui s'apprête à la ronger.

C'est aussi dans les cohortes turbulentes des Jeune-France que se sont retrouvés les poètes fascinés par la nuit. Précédés par Charles Nodier dans la recherche du surnatu­rel et du fantastique, ils sont inspirés par l'atmosphère angoissante des Contes d'Hoffmann (1776-1822) et des romans anglais. Ces excentriques, demeurés dans l'obscurité, se nomment eux-mêmes« frénétiques'' et leur exaltation des composantes négatives du romantisme - échec et impuissance du créateur, passions dévorantes et destructrices - sur fond d'illuminisme passe par une recherche lexicale échevelée et provocante. Le Feu et flamme (1833) de Philothée O'Neddy (18!1-1875), les Rhapsodies (1832) et le Champavert (1833) de Pétrus Borel (1809-1859) auraient pu rester un pur témoignage des excès gratuits de la bohème littéraire. Tout indique au contraire qu'après avoir séduit et inspiré Baudelaire, leur influence sur le surréalisme qui les redécouvre avec ferveur n'a pas été négligeable.

Les dérives sombres du rêve qui habitent l'univers d'Aloysius Bertrand (1807-1841) conjuguent enfin des topoï du même type avec un mélange novateur des formes et des tons. Avec Gaspard de la nuit (posthume, 1842), il invente le poème en prose que Baudelaire transformera en genre phare de la modernité. Son esthétique passe par tous les registres du romantisme et revendique la forme baroque des ii fantaisies>> du graveur jacques Callot (!592-1635), également inspirateur de Goya (1746-1828). Toujours en prose et dans une thématique morbide, Xavier Forneret (1809-1884) traduit avec quelques formules percutantes ses songes hallucinés et sa désespérance dans Pièces de temps, temps perdu (1840). Révélateur des apories de la sensibilité romantique, le romantisme noir survit au déclin historique du mouvement, sensible dès 1840 et confirmé après la révolution de 1848.

2. la singularité de Gérard de Nerval (1808-1855)

Après des débuts très conformistes, Nerval, condisciple de Théophile Gautier au collège Charlemagne, rejoint vers 1829 le groupe des Jeune-France, fréquente les deux cénacles et se rallie au mouvement. Il assure un feuilleton dramatique dans un journal, mais n'adopte pas le comportement paroxystique de ses amis frénétiques en littérature et en politique. Contrairement à la plupart des membres du groupe qui avaient parti­cipé aux combats des Trois Glorieuses avant d'éprouver de cruelles déceptions, il se tient à cj_istance. Il partage sans innover le credo romantique du Cénacle en prônant le retour à la poésie du Moyen Âge et de la Renaissance. Mais cette discrétion recouvre une vision absolutisante du romantisme vécu comme une expérience intérieure. Dès ses premiers poèmes, comme le fameux i< Fantaisie» (1832), une confusion s'établit chez lui entre le souvenir et le rêve tandis qu'il aspire au retour des morts, dont le culte lui est familier depuis la fin d'une enfance habitée par l'absence de sa mère, tôt disparue. Entre la vie poétique intense qu'il sent en lui et le réel dont il refuse le prosaïsme, il établit d'emblée une distance radicale, il trouve dans la poésie allemande qu'il connaît mieux que tous les autres poètes français de son temps des raisons d'aspirer à l'au-delà: on le ressent dans sa traduction de certains poètes romantiques allemands, comme Jean-Paul Richter. Et c'est sa traduction du second Faust de Goethe qui fera connaître, en 1840, le mythe dans les milieux artistiques français.

Déjà marqué par l'influence de l'illuminisme de la fin du siècle précédent, Nerval mûrit son romantisme de la nuit pendant un voyage en Orient (1843). Il en revient avec une vision du monde infléchie par la découverte de certaines mythologies et de cultes ésotériques comme celui d'Isis, combinés avec des souvenirs chrétiens dans un étrange syncrétisme. Après la publication de son Voyage en Orient (1851) et des Illuminés (1852), la quête mystique de lui-même et de la femme idéale qu'il veut aimer envahit toute sa production poétîque. Parues bien après le déclin du romantisme historique, ses œuvres majeures en représentent pourtant la quintessence. Dans le recueil Les Filles du feu (1853), il réunit la nouvelle Sylvie et les poèmes des Chimères. La prose poétique de Sylvie traduit le combat que mènent, dans l'esprit du poète, le rêve et la réalité, la lucidité et la folie, la vie et la mort, à travers deux figures féminines anti­thétiques. La première, Sylvie, ancrée avec grâce dans le réel, apparaît comme la pro­messe d'un bonheur simple. La deuxième, Adrienne, aristocrate morte ou disparue, demeure inaccessible autrement que par le rêve et se confond avec une troisième figure, toute d'artifice et de cruauté, l'actrice Aurélia. Les sonnets des Chimères, compo­sés selon Nerval lui-même dans un i< état de rêverie supernaturaliste », modulent, dans une prosodie et une métrique très fluides, 1' obsession du deuil et de la folie, et 1' espoir d'une nouvelle vie ou d:une renaissance étayée sur des allusions hermétiques à divers cultes ésotériques, et à des mythes, panthéistes ou pythagoriciens. Nerval, déjà victime de délires obsessionnels, sent la folie le gagner. Les frontières entre la réalité et le rêve qu'il avait souhaité abolir se retournent pathologiquement contre lui: le récit Aurélia (1853-1854), journal de cette descente dans l'enfer de la folie, en analyse le processus avec une fulgurance impressionnante peu avant le suicide du poète. La poésie de Nerval passionnera le groupe surréaliste.

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Le Parnasse et ses maîtres (1866-1876}

Incarnation de la jeunesse pendant la crise de la conscience européenne, le romantisme a été d'abord un courant de pensée révolutionnaire bien que la poésie en ait été le révélateur. C'est à travers une doctrine esthétique, << l'art pour l'art>>, que s'est exprimée la réaction des opposants. Le Parnasse, lui aussi, fonde sa théorie sur la poésie tandis que la peinture et le roman se tournent vers le réalisme en absorbant une partie des préoccupations politiques et sociales du romantisme.

1. un débat ouvert en pleine hégémonie romantique

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~ <<L'art pour l'art», une question latente

Comme souvent, c'est en pleine expansion de la révolution romantique que la réaction à l'ampleur hégémonique du mouvement s'est d'abord manifestée. Au moment même où l'idée d'un sacerdoce laïque de l'écrivain chargé d'une mission sociale s'impose, ceux-là mêmes qui en sont les symboles semblent troublés par le risque d'une dérive <<utilitariste» de l'art, perdant son autonomie au bénéfice d'un vaste mouvement du progrès. L'expression «l'art pour l'art», que l'on trouve, dès 1804, dans le Journal de Benjamin Constant, rappelle que la création littéraire et artistique n'a pas d'autre fina­lité qu'elle-même, ne dépend d'aucune idéologie et ne se légitime que par des critères esthétiques. En 1866, alors que son génie s'est affranchi depuis longtemps du credo de 1830, Victor Hugo rapporte, dans William Shakespeare, un échange littéraire de 1829: il aurait protesté, au nom de «l'art pour l'art», contre l'attitude de Voltaire qui utilisait les personnages de ses tragédies comme vecteurs de ses idées politiques et religieuses. Le groupe du Parnasse revendiquera d'ailleurs comme un modèle la gratuité pittoresque du recueil Les Orientales, là où d'autres voyaient les prémices de l'engagement libéral du poète ! C'est d'ailleurs la figure emblématique de la bataille d'Hernani, Théophile Gautier, qui après avoir raillé certains excès de la mystique romantique, sonne la charge dans la Préface de Mademoiselle de Mau pin (1835). Il y affirme:

« Il n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien; tout ce qui est utile est laid, car c'est l'expression de quelque besoin et ceux de l'homme sont ignobles et dégoûtants comme ceux de sa pauvre et infirme nature.»

t Naissance et mort du Parnasse Ce texte en forme de manifeste ouvrait la voie à un mouvement qui, sans avoir duré suffisamment pour constituer une école, peut être clairement daté. Il s'identifie à son nom et aux trois publications qui en rythment le développement. Sur le mont Parnasse, en Grèce, se trouve le sanctuaire de Delphes, dédié à Apollon, le dieu musi~ cien, symbole de l'harmonie et de la mesure. C'est dans ce lieu mythique, dont l'éléva­tion symbolise le caractère «idéal>'.>, que séjournent les neuf Muses, protectrices des arts,

parmi lesquels la poésie tient la première place. Curieusement, Théophile Gautier, qui, dans sa veine romantique extrême, a réhabilité le Parnasse satyrique du XVIe siècle, voit son nom associé au texte fondateur d'un mouvement de refus. Les trois recueils suc­cessivement publiés en 1866, 1871 et 1876, à l'initiative de Catulle Mendès (1841-1909) et Louis Xavier de Ricard (1843-1911) sous le titre de Parnasse contemporain, constituent une anthologie de poètes qui fondent leur art sur la description, la rigueur technique et la versification parfaite, en l'occurrence, la rime riche. L'existence de cette anthologie témoigne conjointement de la réalité et de la brièveté du mouvement: on y trouve de grands poètes qui s'écarteront rapidement du groupe pour tracer leur propre chemin et d'honnêtes artisans du vers dont l'influence ne dépassera guère leur contribution au Parnasse.

2. Le Parnasse, refuge des réfractaires et des débutants

~ Les dissidents elu romantisme Après l'échec de 1848) le désenchantement gagne les écrivains nés dans les années 1820: ce sont eux qui se retrouvent dans le groupe. Tandis que le jeune Théodore de Banvîlle ( 1823-1891) produit des variations esthétisantes dans ses Cariatides (1842) et ses Stalactites (1846), Théophile Gautier confirme, dans Espaila (1845) puis Émaux et camées (1852), sa préférence pour une poésie descriptive aux formes ciselées et gra­tuites. A côté de cette figure tutélaire, le véritable chef de file du Parnasse est Charles Marie Leconte dit de Lisle (1818-1894), qui a converti ses désillusions républicaines et sociales après 1848 en culte de la Grèce antique: ses Poèmes antiques (1852), suivis des Poèmes barbares (1872) puis des Poèmes tragiques (1884) adoptent un formalisme solennel. Le virage pris dès 1842 par Théodore de Banville ramène à de pures préoccupations artistiques. Cadhésion au groupe de Charles Baudelaire (1821-1867) est fugitive: il donne seize poèmes au Parnasse contemporain et quelques autres à La .Revue fantaisiste, fondée en 1861 par Catulle Mendès. Elle est plutôt liée à son admira­tion pour Théophile Gautier, dédicataire des Pleurs du mal (1857), et à son souci de voir le romantisme, dont il constate l'épuisement, non pas rejeté mais débarrassé de ses prétentions utilitaires et de ses tics esthétiques et, par là, régénéré.

• Des poètes en quête d'identité Le groupe des parnassiens est en fait soudé par les critiques, voire les moqueries, plus dures encore que celles qui ont visé la frénésie romantique. Jules Barbey d' Aurevilly (1808-1889), le" Connétable des lettres,, dont la plume critique est redoutée et redou­table, publie en 1866 un Parnasse travesti, suivi de quelques parodies tout aussi meurtrières. Autour des fondateurs qui sont soutenus par l'éditeur Lemerre, s'agrègent alors les poètes de la génération née en 1840. Les œuvres et l'influence d'Auguste Villiers de risle-Adam (1838-1889) et de José Maria de Heredia (1842-1905), impor­tantes jusqu'au début du xxe siècle, connaîtront une pérennité refusée à celles de Sully Prudhomme (1839-1907) ou François Coppée (1842-1908). Le plus représentatif des recueils inspirés par l'esthétique du Parnasse, Les Trophées, paraît d'ailleurs en 1893. Et, tout naturellement, de jeunes poètes en quête de reconnaissance et surtout de publication font leurs premiers pas dans la revue L'Art sous les auspices du Parnasse,

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Le Parnasse et ses maîtres (1866-1876}

Incarnation de la jeunesse pendant la crise de la conscience européenne, le romantisme a été d'abord un courant de pensée révolutionnaire bien que la poésie en ait été le révélateur. C'est à travers une doctrine esthétique, << l'art pour l'art>>, que s'est exprimée la réaction des opposants. Le Parnasse, lui aussi, fonde sa théorie sur la poésie tandis que la peinture et le roman se tournent vers le réalisme en absorbant une partie des préoccupations politiques et sociales du romantisme.

1. un débat ouvert en pleine hégémonie romantique

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~ <<L'art pour l'art», une question latente

Comme souvent, c'est en pleine expansion de la révolution romantique que la réaction à l'ampleur hégémonique du mouvement s'est d'abord manifestée. Au moment même où l'idée d'un sacerdoce laïque de l'écrivain chargé d'une mission sociale s'impose, ceux-là mêmes qui en sont les symboles semblent troublés par le risque d'une dérive <<utilitariste» de l'art, perdant son autonomie au bénéfice d'un vaste mouvement du progrès. L'expression «l'art pour l'art», que l'on trouve, dès 1804, dans le Journal de Benjamin Constant, rappelle que la création littéraire et artistique n'a pas d'autre fina­lité qu'elle-même, ne dépend d'aucune idéologie et ne se légitime que par des critères esthétiques. En 1866, alors que son génie s'est affranchi depuis longtemps du credo de 1830, Victor Hugo rapporte, dans William Shakespeare, un échange littéraire de 1829: il aurait protesté, au nom de «l'art pour l'art», contre l'attitude de Voltaire qui utilisait les personnages de ses tragédies comme vecteurs de ses idées politiques et religieuses. Le groupe du Parnasse revendiquera d'ailleurs comme un modèle la gratuité pittoresque du recueil Les Orientales, là où d'autres voyaient les prémices de l'engagement libéral du poète ! C'est d'ailleurs la figure emblématique de la bataille d'Hernani, Théophile Gautier, qui après avoir raillé certains excès de la mystique romantique, sonne la charge dans la Préface de Mademoiselle de Mau pin (1835). Il y affirme:

« Il n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien; tout ce qui est utile est laid, car c'est l'expression de quelque besoin et ceux de l'homme sont ignobles et dégoûtants comme ceux de sa pauvre et infirme nature.»

t Naissance et mort du Parnasse Ce texte en forme de manifeste ouvrait la voie à un mouvement qui, sans avoir duré suffisamment pour constituer une école, peut être clairement daté. Il s'identifie à son nom et aux trois publications qui en rythment le développement. Sur le mont Parnasse, en Grèce, se trouve le sanctuaire de Delphes, dédié à Apollon, le dieu musi~ cien, symbole de l'harmonie et de la mesure. C'est dans ce lieu mythique, dont l'éléva­tion symbolise le caractère «idéal>'.>, que séjournent les neuf Muses, protectrices des arts,

parmi lesquels la poésie tient la première place. Curieusement, Théophile Gautier, qui, dans sa veine romantique extrême, a réhabilité le Parnasse satyrique du XVIe siècle, voit son nom associé au texte fondateur d'un mouvement de refus. Les trois recueils suc­cessivement publiés en 1866, 1871 et 1876, à l'initiative de Catulle Mendès (1841-1909) et Louis Xavier de Ricard (1843-1911) sous le titre de Parnasse contemporain, constituent une anthologie de poètes qui fondent leur art sur la description, la rigueur technique et la versification parfaite, en l'occurrence, la rime riche. L'existence de cette anthologie témoigne conjointement de la réalité et de la brièveté du mouvement: on y trouve de grands poètes qui s'écarteront rapidement du groupe pour tracer leur propre chemin et d'honnêtes artisans du vers dont l'influence ne dépassera guère leur contribution au Parnasse.

2. Le Parnasse, refuge des réfractaires et des débutants

~ Les dissidents elu romantisme Après l'échec de 1848) le désenchantement gagne les écrivains nés dans les années 1820: ce sont eux qui se retrouvent dans le groupe. Tandis que le jeune Théodore de Banvîlle ( 1823-1891) produit des variations esthétisantes dans ses Cariatides (1842) et ses Stalactites (1846), Théophile Gautier confirme, dans Espaila (1845) puis Émaux et camées (1852), sa préférence pour une poésie descriptive aux formes ciselées et gra­tuites. A côté de cette figure tutélaire, le véritable chef de file du Parnasse est Charles Marie Leconte dit de Lisle (1818-1894), qui a converti ses désillusions républicaines et sociales après 1848 en culte de la Grèce antique: ses Poèmes antiques (1852), suivis des Poèmes barbares (1872) puis des Poèmes tragiques (1884) adoptent un formalisme solennel. Le virage pris dès 1842 par Théodore de Banville ramène à de pures préoccupations artistiques. Cadhésion au groupe de Charles Baudelaire (1821-1867) est fugitive: il donne seize poèmes au Parnasse contemporain et quelques autres à La .Revue fantaisiste, fondée en 1861 par Catulle Mendès. Elle est plutôt liée à son admira­tion pour Théophile Gautier, dédicataire des Pleurs du mal (1857), et à son souci de voir le romantisme, dont il constate l'épuisement, non pas rejeté mais débarrassé de ses prétentions utilitaires et de ses tics esthétiques et, par là, régénéré.

• Des poètes en quête d'identité Le groupe des parnassiens est en fait soudé par les critiques, voire les moqueries, plus dures encore que celles qui ont visé la frénésie romantique. Jules Barbey d' Aurevilly (1808-1889), le" Connétable des lettres,, dont la plume critique est redoutée et redou­table, publie en 1866 un Parnasse travesti, suivi de quelques parodies tout aussi meurtrières. Autour des fondateurs qui sont soutenus par l'éditeur Lemerre, s'agrègent alors les poètes de la génération née en 1840. Les œuvres et l'influence d'Auguste Villiers de risle-Adam (1838-1889) et de José Maria de Heredia (1842-1905), impor­tantes jusqu'au début du xxe siècle, connaîtront une pérennité refusée à celles de Sully Prudhomme (1839-1907) ou François Coppée (1842-1908). Le plus représentatif des recueils inspirés par l'esthétique du Parnasse, Les Trophées, paraît d'ailleurs en 1893. Et, tout naturellement, de jeunes poètes en quête de reconnaissance et surtout de publication font leurs premiers pas dans la revue L'Art sous les auspices du Parnasse,

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qui ne les accueillera pas toujours dans son anthologie : c'est le cas de trois grands poètes aussi différents dans leur évolution que Paul Verlaine (1844-1896), Stéphane Mallarmé (1842-1898) et Charles Cros (1842-1888).

3. une esthétique du repli

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~ Le refus des effusions romantiques Mouvement visible mais bref, le Parnasse n'a pas pu faire «école» dans la mesure où il s'est constitué, on l'a souvent remarqué, autour de quelques refus sans pour autant ouvrir des voies nouvelles : lassés jusqu'à l'écœurement du lyrisme romantique, les poètes du Parnasse ont condamné le culte du moi, les complaisances de la pose élé­giaque et de la confidence amoureuse, présentés comme une prostitution de l'art. Cette volonté d'impersonnalité se traduit par une poésie plus documentaire que savante. Tout l'art du poète se réfugie dans des descriptions nourries de connaissances scientifiques et philosophiques, comme chez Leconte de Lisle, par exemple. Il oppose « aux mâchicoulis et aux échauguettes» historiquement approximatifs, qui enflam­maient l'imaginaire romantique et faisaient sourire Théophile Gautier, un retour sévère à l'Antiquité. Il imite et renouvelle des formes oubliées comme celle des Idylles de Théocrite et des Odes anacréontiques, et fait un détour du côté de l'Inde et du monde hébreu. Il est cependant difficile de ne pas distinguer dans sa vision de l'Orient, qui se veut savante et positiviste, la nostalgie de l'orientalisme romantique en forme de méditation souvent plus vigoureuse.

~ une conception fixiste de l'art Toujours en réaction contre le romantisme, le Parnasse condamne la générosité des poètes qui, comme Hugo, prétendent écrire pour tous et la collusion des artistes avec le peuple incapable d'accéder au beau (<idéal», minéral. Dans son poème manifeste «L'Art» (1852), Théophile Gautier file la métaphore du marbre en enjoignant au poète de se battre pour atteindre son idéal:

«Lutte avec le Carrare, Avec le Paros dur Et rare, Gardiens du contour pur.»

Mais la définition la plus fameuse de la beauté parnassienne est celle de Baudelaire. Dans le sonnet ''La Beauté 1>, qui résume l'apport du Parnasse à son inspiration, il la voit "comme un rêve de pierre >1, un idéal aristocratique qui transforme le poète en serviteur - mais non en voyant- d'une perfection inaccessible. La beauté est cornparéè à une statue grecque dont le sein de marbre ne peut qu'inspirer <<au poète un amour éternel et muet ainsi que la matière».

Minéral par la matière, l'art est également extérieur à toute idée de progrès inscrite dans le temps. Cette revendication altière et pessimiste d'un dévouement à l'art réservé à quelques élus rapprocherait le Parnasse du dandysme à la mode alors que le groupe préconisait une discipline inconnue des << dandies »: le travail.

~ l'obsession du travail et de la forme Là où le romantisme conquérant abolissait les frontières entre les genres, réclamait la liberté, mettait un «bonnet rouge au vieux dictionnaire» et s'adonnait avec jubilation à toutes les licences poétiques, les parnassiens répondent en s'imposant des contraintes qu'ils espèrent productives. Ibujours dans son poème «L'Art», Théophile Gautier donne ses ordres au poète:

«Sculpte, lime, cisèle; Que ton rêve flottant Se scelle Dans un bloc résistant. »

C'est l'œuvre de Théodore de Banville qui atteste le plus clairement les effets de cette obsession du travail formel. La recherche très «classique 1> de formes fixes et de rimes rares caractérise l'élégance de son recueille plus connu, Les Exilés (1867), sans en dissi­muler l'artifice. Le Parnasse lui doit aussi un Petit Traité de poésie française ( 1872). Ce retour au classicisme qui fait de la forme non pas un outil mais un but apparaît d'abord comme une réaction légitime aux excès du romantisme. Mais on constate rapidement que la volonté de perfection et la mécanique poétique du Parnasse, loin de s'adosser comme au Grand Siècle à une vision du monde, se nourrissent de peu de chose et dissonent avec leur époque.

P le refus de tout engagement clans la Cité Antérieure au mouvement l'image de l'artiste indifférent au tumulte politique et au malheur social est fortement associée au Parnasse comme une réaction à l'idéologie romantique. Si les parnassiens confirment la réalité d'un conflit latent entre l'artiste et l'ordre socîal, ils le règlent différemment. Alors que le poète romantique, rejeté par la société, s'était transformé en prophète, le poète parnassien protège son identité et son art en se séparant de ses contemporains. L'esthétique parnassienne considère son refus du monde comme un gage d'autonomie et de liberté. En dédaignant la vie sociale, en refusant de défendre les causes religieuses, morales et politiques qui affectent leur temps, les parnassiens prétendent remplacer la réalité d'un monde bourbeux par un autre monde, supérieur, celui de l'art. Pour Leconte de Lisle, l'artiste doit s'« isoler d'heure en heure du monde de l'action" et se "réfugier dans la vie contemplative et savante comme en un sanctuaire de repos et de purification"· Mais cette attitude, assez confortable au moment où paraît le premier torne du Parnasse contemporain, en 1866, pendant les années grises du second Empire, devient intenable lorsque le régime se dissout dans la défaite de 1870 contre la Prusse et l'effroyable drame de la Commune (1871 ). C'est de cette époque que Verlaine date le déclin du mouvement et sa disper­sion. Le malheur national oblige les parnassiens engagés ou mobilisés à produire quelques ver.s patriotiques de circonstance, dans un '<réveil 1> qui scinde le groupe : contraint de reconnaître qu'il a longtemps reçu une pension de l'empereur désorlnais honni, Leconte de Lisle est quelque peu discrédité. Au même moment, Victor Hugo revient en France après vingt-deux ans d'exil volontaire: ce retour symbolique signe la victoire posthume du romantisme sur le Parnasse. Le mouvement laisse davantage des traces et un rayonnement qu'un véritable héritage. La dernière publication collective du groupe est d'ailleurs le Tombeau de Théophile Gautier (1875), qui a assuré la cohérence de ce mouvement de transition.

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qui ne les accueillera pas toujours dans son anthologie : c'est le cas de trois grands poètes aussi différents dans leur évolution que Paul Verlaine (1844-1896), Stéphane Mallarmé (1842-1898) et Charles Cros (1842-1888).

3. une esthétique du repli

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~ Le refus des effusions romantiques Mouvement visible mais bref, le Parnasse n'a pas pu faire «école» dans la mesure où il s'est constitué, on l'a souvent remarqué, autour de quelques refus sans pour autant ouvrir des voies nouvelles : lassés jusqu'à l'écœurement du lyrisme romantique, les poètes du Parnasse ont condamné le culte du moi, les complaisances de la pose élé­giaque et de la confidence amoureuse, présentés comme une prostitution de l'art. Cette volonté d'impersonnalité se traduit par une poésie plus documentaire que savante. Tout l'art du poète se réfugie dans des descriptions nourries de connaissances scientifiques et philosophiques, comme chez Leconte de Lisle, par exemple. Il oppose « aux mâchicoulis et aux échauguettes» historiquement approximatifs, qui enflam­maient l'imaginaire romantique et faisaient sourire Théophile Gautier, un retour sévère à l'Antiquité. Il imite et renouvelle des formes oubliées comme celle des Idylles de Théocrite et des Odes anacréontiques, et fait un détour du côté de l'Inde et du monde hébreu. Il est cependant difficile de ne pas distinguer dans sa vision de l'Orient, qui se veut savante et positiviste, la nostalgie de l'orientalisme romantique en forme de méditation souvent plus vigoureuse.

~ une conception fixiste de l'art Toujours en réaction contre le romantisme, le Parnasse condamne la générosité des poètes qui, comme Hugo, prétendent écrire pour tous et la collusion des artistes avec le peuple incapable d'accéder au beau (<idéal», minéral. Dans son poème manifeste «L'Art» (1852), Théophile Gautier file la métaphore du marbre en enjoignant au poète de se battre pour atteindre son idéal:

«Lutte avec le Carrare, Avec le Paros dur Et rare, Gardiens du contour pur.»

Mais la définition la plus fameuse de la beauté parnassienne est celle de Baudelaire. Dans le sonnet ''La Beauté 1>, qui résume l'apport du Parnasse à son inspiration, il la voit "comme un rêve de pierre >1, un idéal aristocratique qui transforme le poète en serviteur - mais non en voyant- d'une perfection inaccessible. La beauté est cornparéè à une statue grecque dont le sein de marbre ne peut qu'inspirer <<au poète un amour éternel et muet ainsi que la matière».

Minéral par la matière, l'art est également extérieur à toute idée de progrès inscrite dans le temps. Cette revendication altière et pessimiste d'un dévouement à l'art réservé à quelques élus rapprocherait le Parnasse du dandysme à la mode alors que le groupe préconisait une discipline inconnue des << dandies »: le travail.

~ l'obsession du travail et de la forme Là où le romantisme conquérant abolissait les frontières entre les genres, réclamait la liberté, mettait un «bonnet rouge au vieux dictionnaire» et s'adonnait avec jubilation à toutes les licences poétiques, les parnassiens répondent en s'imposant des contraintes qu'ils espèrent productives. Ibujours dans son poème «L'Art», Théophile Gautier donne ses ordres au poète:

«Sculpte, lime, cisèle; Que ton rêve flottant Se scelle Dans un bloc résistant. »

C'est l'œuvre de Théodore de Banville qui atteste le plus clairement les effets de cette obsession du travail formel. La recherche très «classique 1> de formes fixes et de rimes rares caractérise l'élégance de son recueille plus connu, Les Exilés (1867), sans en dissi­muler l'artifice. Le Parnasse lui doit aussi un Petit Traité de poésie française ( 1872). Ce retour au classicisme qui fait de la forme non pas un outil mais un but apparaît d'abord comme une réaction légitime aux excès du romantisme. Mais on constate rapidement que la volonté de perfection et la mécanique poétique du Parnasse, loin de s'adosser comme au Grand Siècle à une vision du monde, se nourrissent de peu de chose et dissonent avec leur époque.

P le refus de tout engagement clans la Cité Antérieure au mouvement l'image de l'artiste indifférent au tumulte politique et au malheur social est fortement associée au Parnasse comme une réaction à l'idéologie romantique. Si les parnassiens confirment la réalité d'un conflit latent entre l'artiste et l'ordre socîal, ils le règlent différemment. Alors que le poète romantique, rejeté par la société, s'était transformé en prophète, le poète parnassien protège son identité et son art en se séparant de ses contemporains. L'esthétique parnassienne considère son refus du monde comme un gage d'autonomie et de liberté. En dédaignant la vie sociale, en refusant de défendre les causes religieuses, morales et politiques qui affectent leur temps, les parnassiens prétendent remplacer la réalité d'un monde bourbeux par un autre monde, supérieur, celui de l'art. Pour Leconte de Lisle, l'artiste doit s'« isoler d'heure en heure du monde de l'action" et se "réfugier dans la vie contemplative et savante comme en un sanctuaire de repos et de purification"· Mais cette attitude, assez confortable au moment où paraît le premier torne du Parnasse contemporain, en 1866, pendant les années grises du second Empire, devient intenable lorsque le régime se dissout dans la défaite de 1870 contre la Prusse et l'effroyable drame de la Commune (1871 ). C'est de cette époque que Verlaine date le déclin du mouvement et sa disper­sion. Le malheur national oblige les parnassiens engagés ou mobilisés à produire quelques ver.s patriotiques de circonstance, dans un '<réveil 1> qui scinde le groupe : contraint de reconnaître qu'il a longtemps reçu une pension de l'empereur désorlnais honni, Leconte de Lisle est quelque peu discrédité. Au même moment, Victor Hugo revient en France après vingt-deux ans d'exil volontaire: ce retour symbolique signe la victoire posthume du romantisme sur le Parnasse. Le mouvement laisse davantage des traces et un rayonnement qu'un véritable héritage. La dernière publication collective du groupe est d'ailleurs le Tombeau de Théophile Gautier (1875), qui a assuré la cohérence de ce mouvement de transition.

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Des courants à la modernité poétique: Charles Baudelaire

Aucune œuvre n'atteste mieux que celle de Baudelaire le rôle et l'influence complexe des mouvements littéraires: formé à la pratique du vers classique, influencé par tous les thèmes romantiques, membre éphémère du Parnasse, c'est son génie personnel qui fait entrer la poésie dans la modernité et préfigure certains aspects du symbolisme.

1. Les Fleurs du mal (1857-1861 ), un monument romantique

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On oublie parfois que Charles Baudelaire (1821-1867) est l'auteur de deux grands livres et non d'un seul: l'éclat des Fleurs du mal ne doit pas dissimuler que c'est dans Le Spleen de Paris, publication posthume de 1869, que l'originalité de cet héritier du romantisme, se révèle pleinement. Entre les deux, l'édition de 1861 des Fleurs du mal, qui comporte une nouvelle section intitulée «Tableaux parisiens», a5;sure une sorte de transition entre la fusion incandescente de tous les thèmes romantiques au service d'une vision unique et I'învention d'une forme nouvelle de vie poétique qui va à la rencontre du réeL

L'influence du romantisme sur Baudelaire est naturelle : pour diverses raisons, dont sa fameuse procrastination, ce poète écrit peu mais lit beaucoup. Et il passe ses vingt ans au cœur de la bohème littéraire romantique, dont il fréquente surtout l'aile frénétique. Cette influence est également évidente dans Les Fleurs du mal : de son titre oxymorique à celui des différentes sections, la première édition du recueil déroule les grands thèmes du romantisme- que sont le spleen, l'aspiration à l'idéal, la révolte, la mort, le vin.

Ces thèmes rebattus, Baudelaire les absorbe et les fait revivre par une alchimie personnelle et esthétique dont le recueil revendique la singularité. Ainsi le «Spleen» baudelairien n'est plus seulement un mal du siècle, une vague mélancolie: il devient une blessure ontologique, une chute dans le temps, une angoisse métaphysique qui affecte jusqu'au corps. Et surtout, en l'opposant dans la première et la plus longue section du recueil, à l'Idéal, c'est-à-dire au spirituel, sorte de conglomérat romantique entre le néoplatonisrne et un christianisme peu catholique, le poète donne à voir et accentue la déchirure romantique entre l'« ici» et l'« ailleurs», Dieu et Satan, le rêve et la réalité. Le <<spleen» baudelairien tend vers l'idéal comme le « sehnsucht » allemand. Dans un texte fameux, précisément intitulé «Élévation», le poète semble inspiré par les figures obligées de la mystique spiritualiste: le roman Séraphita (!834) de Balzac, les œuvres de Swedenborg (1688-1772) et Ernst-Théodore Hoffmann (1776-1822). Il emprunte aussi à Mme de Staël le principe de l'analogie universelle qui invite à lire le monde à travers des symboles capables de relier le macrocosme et le microcosme. La notion de «correspondances» - terme emprunté à Swedenborg et que de nombreux lecteurs découvrent dans les Fleurs du Mal- n'est pas plus originale que les autres thèmes baudelairiens. L'idée d'une nature constellée de signes guidant le poète, dans un monde opaque, à la recherche de l'unité perdue apparaît déjà chez l'Allemand Schelling (1775-1854).

Enfin, la thématique du macabre, le goût provocant affiché par certains poèmes comme «Danse macabre» pour le vampirisme, la souveraineté du mal et le pouvoir de Satan, figure entièrement positive de la révolte dans l'imaginaire d'alors, font partie intégrante de la panoplie du romantisme noir, lui-même influencé par le roman anglais. Mais les poèmes que Baudelaire écrit sur ces thèmes frappent le lecteur plus que les variations brouillonnes des petits romantiques : la morbidité des motifs est, en quelque sorte, transcendée par l'éclat formel d'œuvres inspirées par des sculpteurs comme Ernest Christophe (1827-1892), des peintres et des graveurs comme Hendrik Goltzius (1558-1617), ou l'anatomiste Vésale (1514-1564). Et c'est cette puissance exercée sur l'imagination qui vaut à Baudelaire ce qui sera épargné à des poètes mineurs: un procès ( 1857) et une condamnation pour «immoralité» entièrement fondés sur des sous-entendus fabriqués par la bourgeoisie bien-pensante.

2. De l'influence du Parnasse à l'esthétique de la modernité

La véritable originalité de Baudelaire consiste donc dans la réorganisation des thèmes romantiques au service d'une visée non plus spiritualiste mais purement esthétique. Là où les romantiques recherchaient les traces d'une nature divine, Baudelaire cherche le secret du beau à la suite d'Edgar Poe, ce qu'atteste sa Préface aux Nouvelles Histoires extraordinaires (1857):

((C'est cet admirable, cet immortel instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu du ciel. »

Quel rôle a pu jouer le Parnasse dans la conversion de Baudelaire au culte aristocra­tique du beau et son refus du messianisme romantique qui hante pourtant, à travers l'image du poète maudit, ses premiers poèmes comme« Bénédiction» ou« L'Albatros»? Quelle est l'influence du dandysme, dont il suit attentivement la mode? On ne sait. Mais il est certain que, si Baudelaire invente un nouveau langage poétique, c'est dans le refus des licences que s'accordaient les romantiques et l'abandon du lyrisme personneL Dans le souvenir de l'amour qui habite le poème« Le Balcon», ce n'est pas la sensualité mais la «beauté des caresses>! qu'il convient d'immortaliser.

La véritable invention de Baudelaire, romantique émancipé, passe d'ailleurs par le choc de la peinture. D'abord et surtout connu comme critique d'art, c'est dans les «Tableaux parisiens» intégrés à la deuxième édition des Fleurs du mal, puis d.ans les poèmes en prose du Spleen de Paris, que son langage personnel s'impose. C'est une étude du peintre Constantin Guys ( 1802-1892), Le Peintre de la vie moderne (1863), qui définit cette aspiration (lU «nouveau»: dans sa flânerie de rôdeur errant dans un Paris déjà mythifié par Balzac, le poète se nourrit de ces visions fugitives «où la profondeur de la vie se .révèle dans le spectacle, si ordinaire qu'il soit, qu'on a sous les yeux». Baudelaire peut ainsi opposer aux topoï convenus de la poésie une définition de la modernité dont se souviendront Rimbaud et les symbolistes avant Apollinaire:

«La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable.)}

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Des courants à la modernité poétique: Charles Baudelaire

Aucune œuvre n'atteste mieux que celle de Baudelaire le rôle et l'influence complexe des mouvements littéraires: formé à la pratique du vers classique, influencé par tous les thèmes romantiques, membre éphémère du Parnasse, c'est son génie personnel qui fait entrer la poésie dans la modernité et préfigure certains aspects du symbolisme.

1. Les Fleurs du mal (1857-1861 ), un monument romantique

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On oublie parfois que Charles Baudelaire (1821-1867) est l'auteur de deux grands livres et non d'un seul: l'éclat des Fleurs du mal ne doit pas dissimuler que c'est dans Le Spleen de Paris, publication posthume de 1869, que l'originalité de cet héritier du romantisme, se révèle pleinement. Entre les deux, l'édition de 1861 des Fleurs du mal, qui comporte une nouvelle section intitulée «Tableaux parisiens», a5;sure une sorte de transition entre la fusion incandescente de tous les thèmes romantiques au service d'une vision unique et I'învention d'une forme nouvelle de vie poétique qui va à la rencontre du réeL

L'influence du romantisme sur Baudelaire est naturelle : pour diverses raisons, dont sa fameuse procrastination, ce poète écrit peu mais lit beaucoup. Et il passe ses vingt ans au cœur de la bohème littéraire romantique, dont il fréquente surtout l'aile frénétique. Cette influence est également évidente dans Les Fleurs du mal : de son titre oxymorique à celui des différentes sections, la première édition du recueil déroule les grands thèmes du romantisme- que sont le spleen, l'aspiration à l'idéal, la révolte, la mort, le vin.

Ces thèmes rebattus, Baudelaire les absorbe et les fait revivre par une alchimie personnelle et esthétique dont le recueil revendique la singularité. Ainsi le «Spleen» baudelairien n'est plus seulement un mal du siècle, une vague mélancolie: il devient une blessure ontologique, une chute dans le temps, une angoisse métaphysique qui affecte jusqu'au corps. Et surtout, en l'opposant dans la première et la plus longue section du recueil, à l'Idéal, c'est-à-dire au spirituel, sorte de conglomérat romantique entre le néoplatonisrne et un christianisme peu catholique, le poète donne à voir et accentue la déchirure romantique entre l'« ici» et l'« ailleurs», Dieu et Satan, le rêve et la réalité. Le <<spleen» baudelairien tend vers l'idéal comme le « sehnsucht » allemand. Dans un texte fameux, précisément intitulé «Élévation», le poète semble inspiré par les figures obligées de la mystique spiritualiste: le roman Séraphita (!834) de Balzac, les œuvres de Swedenborg (1688-1772) et Ernst-Théodore Hoffmann (1776-1822). Il emprunte aussi à Mme de Staël le principe de l'analogie universelle qui invite à lire le monde à travers des symboles capables de relier le macrocosme et le microcosme. La notion de «correspondances» - terme emprunté à Swedenborg et que de nombreux lecteurs découvrent dans les Fleurs du Mal- n'est pas plus originale que les autres thèmes baudelairiens. L'idée d'une nature constellée de signes guidant le poète, dans un monde opaque, à la recherche de l'unité perdue apparaît déjà chez l'Allemand Schelling (1775-1854).

Enfin, la thématique du macabre, le goût provocant affiché par certains poèmes comme «Danse macabre» pour le vampirisme, la souveraineté du mal et le pouvoir de Satan, figure entièrement positive de la révolte dans l'imaginaire d'alors, font partie intégrante de la panoplie du romantisme noir, lui-même influencé par le roman anglais. Mais les poèmes que Baudelaire écrit sur ces thèmes frappent le lecteur plus que les variations brouillonnes des petits romantiques : la morbidité des motifs est, en quelque sorte, transcendée par l'éclat formel d'œuvres inspirées par des sculpteurs comme Ernest Christophe (1827-1892), des peintres et des graveurs comme Hendrik Goltzius (1558-1617), ou l'anatomiste Vésale (1514-1564). Et c'est cette puissance exercée sur l'imagination qui vaut à Baudelaire ce qui sera épargné à des poètes mineurs: un procès ( 1857) et une condamnation pour «immoralité» entièrement fondés sur des sous-entendus fabriqués par la bourgeoisie bien-pensante.

2. De l'influence du Parnasse à l'esthétique de la modernité

La véritable originalité de Baudelaire consiste donc dans la réorganisation des thèmes romantiques au service d'une visée non plus spiritualiste mais purement esthétique. Là où les romantiques recherchaient les traces d'une nature divine, Baudelaire cherche le secret du beau à la suite d'Edgar Poe, ce qu'atteste sa Préface aux Nouvelles Histoires extraordinaires (1857):

((C'est cet admirable, cet immortel instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu du ciel. »

Quel rôle a pu jouer le Parnasse dans la conversion de Baudelaire au culte aristocra­tique du beau et son refus du messianisme romantique qui hante pourtant, à travers l'image du poète maudit, ses premiers poèmes comme« Bénédiction» ou« L'Albatros»? Quelle est l'influence du dandysme, dont il suit attentivement la mode? On ne sait. Mais il est certain que, si Baudelaire invente un nouveau langage poétique, c'est dans le refus des licences que s'accordaient les romantiques et l'abandon du lyrisme personneL Dans le souvenir de l'amour qui habite le poème« Le Balcon», ce n'est pas la sensualité mais la «beauté des caresses>! qu'il convient d'immortaliser.

La véritable invention de Baudelaire, romantique émancipé, passe d'ailleurs par le choc de la peinture. D'abord et surtout connu comme critique d'art, c'est dans les «Tableaux parisiens» intégrés à la deuxième édition des Fleurs du mal, puis d.ans les poèmes en prose du Spleen de Paris, que son langage personnel s'impose. C'est une étude du peintre Constantin Guys ( 1802-1892), Le Peintre de la vie moderne (1863), qui définit cette aspiration (lU «nouveau»: dans sa flânerie de rôdeur errant dans un Paris déjà mythifié par Balzac, le poète se nourrit de ces visions fugitives «où la profondeur de la vie se .révèle dans le spectacle, si ordinaire qu'il soit, qu'on a sous les yeux». Baudelaire peut ainsi opposer aux topoï convenus de la poésie une définition de la modernité dont se souviendront Rimbaud et les symbolistes avant Apollinaire:

«La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable.)}

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.Réalisme • Naturalisme

(1850-189 )

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Quel réalisme? De Balzac au roman moderne

Le réalisme littéraire au XIX' siècle est moins facile à définir que le naturalisme, étayé sur des textes théoriques connus. Sur le mode restrictif, il désigne un cou­rant parti de la peinture entre 1848 et 1855. Plus largement, on peut considérer qu'il qualifie une longue évolution du roman, sensible depuis le XVIW siècle.

1. la tradition réaliste

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~ De l'imitation au réalisme

De la Grèce classique au classicisme français, l'utilisation du «réel» comme modèle de l'œuvre littéraire et artistique, selon le principe de la mimésis défini par Aristote, rend la caractérisation du mot « realis » tiré du latin tardif difficile. Les composantes majeures de la littérature, le récit et la description, se nourrissent dès l'origine du réeL Dans les poèmes homériques, déjà, le détail prosaïque, voire cru et impossible à inven~ ter, permet au réel de s'inviter au milieu des histoires merveilleuses de dieux et de héros. Ce sont les canons esthétiques et les bienséances morales qui, ensuite, établis~ sent une distance. Le réalisme en tant que principe littéraire désigne la volonté systé­matique d'imiter le réel dans tous ses détails. Quand le terme apparaît en 1829 dans Le Mercure de France puis en 1834 dans la Revue des Deux Mondes, avant de donner nais­sance à un mouvement, il met l'accent sur une longue tradition. Il sert aussi de mot de ralliement à tous les partisans d'une approche du réel par l'œuvre d'art, débarrassée des oripeaux encombrants du romanesque et des excès du spiritualisme: il s'agit de rame­ner sur terre une génération égarée par l'idéalisme romantique.

~ l'évolution du roman jusqu'à Balzac et Flaubert

En fait, c'est moins dans une appétence pour la pure reproduction du réel que dans les modalités de sa représentation que le XIXe siècle va innover au point d'ériger en para­digme de la modernité un genre encore mineur. Si le réalisme définit une forme d'atten­tion au réel, au contemporain, on le trouve déjà chez les grands romanciers du xvrne siècle, Marivaux, Prévost et Restif de La Bretonne. Il a sa place dans le genre allemand du Bildungsroman, qui aura une énorme influence. Et il n'est pas étranger au roman his­torique, qui prend appui sur des sources et des observations documentaires. Il habite pleinement le roman-feuilleton populaire, dans une proximité qui va rendre la tâche facile aux détracteurs du courant. Les digressions de Victor Hugo sur le progrès, l'ave­nir, la société dans Les Misérables combinent vision et description du réel. Les roman­ciers commencent à refuser les conventions qui, jusqu'alors, embellissaient la réalité en effaçant de l'œuvre l'aspect trivial ou choquant du quotidien. Mais c'est par l'invention de nouvelles ressources romanesques que le courant va répondre à l'exi­gence de vérité qui réunit la plupart des créateurs, et, par exemple, les précurseurs: Stendhal et Balzac.

2. Deux précurseurs malgré eux

~ Henri Beyle, dit stendhal (1783-1842)

En dépit d'un individualisme rétif à tout enrôlement dans une école, Stendhal, associé à la fièvre romantique par ses amitiés et sa défense d'un théâtre libéré du classicisme, aura été aussi invoqué comme modèle par le réalisme. Exactement contemporain de la bataille d'Hernani, Le Rouge et le Noir (1830) est l'œuvre maîtrisée d'un quinquagé­naire formé à l'esprit critique du XVIIJC siècle. En créant une figure romantique qui lui ressemble, julien Sorel, Stendhal s'interdit toute illusion lyrique. D'abord tenté par l'écriture de soi qui traverse sa carrière sans jamais s'affirmer de façon définitive, il choisit, avec l'intuition de celui qui veut« être lu en 1935 »,d'écrire un roman à la troi­sième personne en se fondant sur l'« âpre vérité» d'un fait divers où se conjuguent ven­geance amoureuse et revanche sociale. Ce choix qui ouvre la voie aux écrivains dits « réalistes Y.> se double d'un enjeu essentiel sur le plan artistique: la variation des points de vue. Le narrateur omniscient intervient sans prévenir dans le roman pour accompagner et juger un héros romantique: Stendhal vise ainsi l'objectivité et évite les effusions du moi qu'il redoute et ridiculise dans l'œuvre de Chateaubriand. Mais, quand le récit se place du côté de Julien, en adoptant un point de vue interne et introduit le lecteur dans les débats intérieurs du héros, il exprime toute la part romantique du créateur. Le procédé lui permet de rédiger avec précision une «chronique>> cruelle de la Restauration dans Le .Rouge et le Noir, de peindre la bêtise despotique des petits sou­verains européens dans La Chartreuse de Parme (1839) ou les violences de son pays d'élection dans les Chroniques italiennes (1839). Mais ce fond historique et social n'atteint son sens que par contraste avec la« chasse au bonheur» et l'individualisme exigeant, critique et jouisseur de ses héros: le« réalisme» n'est qu'un moyen.

~ Honoré de Balzac {1799-1850}

La question du réalisme est tout aussi complexe en ce qui concerne Balzac: l'Avant­Propos de 1842 à La Comédie humaine suggère une ambition scientifique corrélée à un réalisme minutieux. Les trois groupes d'Études qui permettront de classer les hommes en espèces, de créer des types humains, prétendent transformer le romancier en ii nomenclateun> de la nature humaine et en <i secrétaire» d'une société, accompagnée dans le mouvement de son Histoire. Mais l'ambition va pius loin: au-delà du tableau minutieux des mœurs de son temps, Balzac veut remonter jusqu'aux causes profondes de l'évolution sociale, en se fondant sur les avancées scientifiques de son temps, ce qui semble préfigurer les orientations à venir du naturalisme. C'est de là que naît le projet d'une division de l'ensemble romanesque en trois catégories, les ii études analytiques», centrées sur les principes qui organisent la pensée de l'auteur, les i< études philoso­phiques)), consacrées aux causes des phénomènes sociaux, et les ii études de mœurs», qui en décrivent les effets et sont présentées d'emblée comme devant être les plus longues. L'écrivain se passionne pour des découvertes à l'avenir incertain, comme la phrénologie pseudo-scientifique de Gall (1758-1828) ou la physiognomonie de Lavater (1741-1801), et invente plus de 2 000 personnages intégrés à six types sociaux. Mais, dans cette <irecherche de l'absolu», il transcende le projet. Le réalisme n'est que le socle d'une mise en scène gigantesque de la ii comédie humaine».

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Quel réalisme? De Balzac au roman moderne

Le réalisme littéraire au XIX' siècle est moins facile à définir que le naturalisme, étayé sur des textes théoriques connus. Sur le mode restrictif, il désigne un cou­rant parti de la peinture entre 1848 et 1855. Plus largement, on peut considérer qu'il qualifie une longue évolution du roman, sensible depuis le XVIW siècle.

1. la tradition réaliste

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~ De l'imitation au réalisme

De la Grèce classique au classicisme français, l'utilisation du «réel» comme modèle de l'œuvre littéraire et artistique, selon le principe de la mimésis défini par Aristote, rend la caractérisation du mot « realis » tiré du latin tardif difficile. Les composantes majeures de la littérature, le récit et la description, se nourrissent dès l'origine du réeL Dans les poèmes homériques, déjà, le détail prosaïque, voire cru et impossible à inven~ ter, permet au réel de s'inviter au milieu des histoires merveilleuses de dieux et de héros. Ce sont les canons esthétiques et les bienséances morales qui, ensuite, établis~ sent une distance. Le réalisme en tant que principe littéraire désigne la volonté systé­matique d'imiter le réel dans tous ses détails. Quand le terme apparaît en 1829 dans Le Mercure de France puis en 1834 dans la Revue des Deux Mondes, avant de donner nais­sance à un mouvement, il met l'accent sur une longue tradition. Il sert aussi de mot de ralliement à tous les partisans d'une approche du réel par l'œuvre d'art, débarrassée des oripeaux encombrants du romanesque et des excès du spiritualisme: il s'agit de rame­ner sur terre une génération égarée par l'idéalisme romantique.

~ l'évolution du roman jusqu'à Balzac et Flaubert

En fait, c'est moins dans une appétence pour la pure reproduction du réel que dans les modalités de sa représentation que le XIXe siècle va innover au point d'ériger en para­digme de la modernité un genre encore mineur. Si le réalisme définit une forme d'atten­tion au réel, au contemporain, on le trouve déjà chez les grands romanciers du xvrne siècle, Marivaux, Prévost et Restif de La Bretonne. Il a sa place dans le genre allemand du Bildungsroman, qui aura une énorme influence. Et il n'est pas étranger au roman his­torique, qui prend appui sur des sources et des observations documentaires. Il habite pleinement le roman-feuilleton populaire, dans une proximité qui va rendre la tâche facile aux détracteurs du courant. Les digressions de Victor Hugo sur le progrès, l'ave­nir, la société dans Les Misérables combinent vision et description du réel. Les roman­ciers commencent à refuser les conventions qui, jusqu'alors, embellissaient la réalité en effaçant de l'œuvre l'aspect trivial ou choquant du quotidien. Mais c'est par l'invention de nouvelles ressources romanesques que le courant va répondre à l'exi­gence de vérité qui réunit la plupart des créateurs, et, par exemple, les précurseurs: Stendhal et Balzac.

2. Deux précurseurs malgré eux

~ Henri Beyle, dit stendhal (1783-1842)

En dépit d'un individualisme rétif à tout enrôlement dans une école, Stendhal, associé à la fièvre romantique par ses amitiés et sa défense d'un théâtre libéré du classicisme, aura été aussi invoqué comme modèle par le réalisme. Exactement contemporain de la bataille d'Hernani, Le Rouge et le Noir (1830) est l'œuvre maîtrisée d'un quinquagé­naire formé à l'esprit critique du XVIIJC siècle. En créant une figure romantique qui lui ressemble, julien Sorel, Stendhal s'interdit toute illusion lyrique. D'abord tenté par l'écriture de soi qui traverse sa carrière sans jamais s'affirmer de façon définitive, il choisit, avec l'intuition de celui qui veut« être lu en 1935 »,d'écrire un roman à la troi­sième personne en se fondant sur l'« âpre vérité» d'un fait divers où se conjuguent ven­geance amoureuse et revanche sociale. Ce choix qui ouvre la voie aux écrivains dits « réalistes Y.> se double d'un enjeu essentiel sur le plan artistique: la variation des points de vue. Le narrateur omniscient intervient sans prévenir dans le roman pour accompagner et juger un héros romantique: Stendhal vise ainsi l'objectivité et évite les effusions du moi qu'il redoute et ridiculise dans l'œuvre de Chateaubriand. Mais, quand le récit se place du côté de Julien, en adoptant un point de vue interne et introduit le lecteur dans les débats intérieurs du héros, il exprime toute la part romantique du créateur. Le procédé lui permet de rédiger avec précision une «chronique>> cruelle de la Restauration dans Le .Rouge et le Noir, de peindre la bêtise despotique des petits sou­verains européens dans La Chartreuse de Parme (1839) ou les violences de son pays d'élection dans les Chroniques italiennes (1839). Mais ce fond historique et social n'atteint son sens que par contraste avec la« chasse au bonheur» et l'individualisme exigeant, critique et jouisseur de ses héros: le« réalisme» n'est qu'un moyen.

~ Honoré de Balzac {1799-1850}

La question du réalisme est tout aussi complexe en ce qui concerne Balzac: l'Avant­Propos de 1842 à La Comédie humaine suggère une ambition scientifique corrélée à un réalisme minutieux. Les trois groupes d'Études qui permettront de classer les hommes en espèces, de créer des types humains, prétendent transformer le romancier en ii nomenclateun> de la nature humaine et en <i secrétaire» d'une société, accompagnée dans le mouvement de son Histoire. Mais l'ambition va pius loin: au-delà du tableau minutieux des mœurs de son temps, Balzac veut remonter jusqu'aux causes profondes de l'évolution sociale, en se fondant sur les avancées scientifiques de son temps, ce qui semble préfigurer les orientations à venir du naturalisme. C'est de là que naît le projet d'une division de l'ensemble romanesque en trois catégories, les ii études analytiques», centrées sur les principes qui organisent la pensée de l'auteur, les i< études philoso­phiques)), consacrées aux causes des phénomènes sociaux, et les ii études de mœurs», qui en décrivent les effets et sont présentées d'emblée comme devant être les plus longues. L'écrivain se passionne pour des découvertes à l'avenir incertain, comme la phrénologie pseudo-scientifique de Gall (1758-1828) ou la physiognomonie de Lavater (1741-1801), et invente plus de 2 000 personnages intégrés à six types sociaux. Mais, dans cette <irecherche de l'absolu», il transcende le projet. Le réalisme n'est que le socle d'une mise en scène gigantesque de la ii comédie humaine».

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Le réalisme et ses contours improbables {1848-1865)

Victime de la connotation péjorative immédiatement attachée à son nom, le réalisme a été défini avec beaucoup de mesure par Jules Husson, dit Champfleury (1821-1889), qui en fut le théoricien malgré lui. En fait, plus qu'une école, le réalisme correspond à un moment historique où le champ des savoirs s'ouvre: la primauté du contemporain s'impose et efface les frontières entre sciences et arts.

1. Scientisme et positivisme

Si le réalisme s'affiche en littérature dans les années 1850, c'est parce que la tradition qu'il incarne répond à l'esprit d'une époque. Conquérante et sérieuse, la société de la seconde moitié du XIXe siècle ne croit plus qu'à un seul mythe, justement parce qu'il se présente comme une nécessité, celui du progrès. Non seulement les découvertes scienti~ fiques en physique, en physiologie, en médecine, sont nombreuses mais elles sont mieux connues grâce à l'alphabétisation de la société et au développement de la presse à

gros tirages. De la théorie ondulatoire de Fresnel aux travaux sur l'hérédité ou la folie, de la généralisation progressive du transport en chemin de fer à l'essor des banques et des grands magasins, la science semble se confondre avec l'avenir, comme le soulignera Ernest Renan (1823-1892) dans un texte célèbre. Sa légitimité est étayée sur le positi­visme philosophique d'Auguste Comte (1798-1857): sa théorie des trois états, qui pré­.sente dans un continuum l'évolution de la société, de l'état '<théologique» à l'état ,<scientifique», en passant par un état «métaphysique t>, invite à tout envisager, y compris la littérature et l'art sous un angle scientifique ou du moins sérieux. Une sorte de religion positiviste naît, qui voit dans la science la clé de l'action sociale et politique.

Cette quête de la vérité scientifique inscrite dans le réel et le contemporain réunit assez facilement tous ceux que les promesses trahies de 1830 et surtout de 1848 n'ont pas fait fuir dans <d'art pour l'art». Après l'échec des utopies, après le reniement anti­démocratique, en 1850, de la Il' République qui se trahit elle-même, redonne de l'allant aux notables et fait place nette pour le coup d'État de Louis Napoléon Bonaparte, l'illusion lyrique de la grande génération romantique est retombée. On la ressent comme un mensonge. Le réel, appréhendé «ici et maintenant», relègue les rêves, les «ailleurs» du romantisme et la mythologie du passé dans le vaste sous-sol des espoirs déçus. Champfleury résume très bien cet état d'esprit en acceptant plutôt qu'en reven­diquant l'étiquette <'réaliste», dans la préface (1857) à un recueil d'articles intitulé précisément Le Réalisme, qui résonne comme un manifeste :

«Que veut la génération actuelle? Le sait-elle? Peut-elle le savoir au milieu des tourmentes sociales à travers lesquelles elle a fait une rude éducation? Qu'il naisse tout à coup quelques esprits qui, fatigués des mensonges versifiés, des entêtements de la queue romantique, se retranchent dans l'étude de la nature, descendent jusqu'aux da~ses les plus basses, s'affranchissent du beau langage qui ne saurait être en harmonie avec les su;ets qu'ils traitent, y a-t-il là les bases d'une école?>>

2. «Faire de l'art vivant»

Si aucun texte théorique n'annonce le mouvement, il impose, comme souvent, sa pré­sence par un scandale: celui accompagnant l'exposition indépendante, en 1855, en marge du salon officiel de la peinture, des œuvres du peintre Gustave Courbet ( 1819-1877). Il est déjà connu pour son Enterrement à Ornans (1849), une toile qui présente sans aucune référence à un modèle académique une scène «concrète de la vie». Le catalogue de l'exposition réclame la liberté pour l'artiste de concentrer son art sur des '<objets v}sibles » et sur des << choses réelles et existantes». Immédiatement étiqueté par les tenants de la tradition académique comme '<chef de file de l'école du laid», Courbet comme Champfleury, en qui Baudelaire voyait une incarnation du roman­tisme, subit plus qu'il ne choisit d'être réaliste. Mais le scandale donne corps au mou­vement: c'est dans l'atelier de Courbet, au cafe Mornus ou à la brasserie Andler, que se réunissent, entre 1848 et 1850, les adeptes du réalisme.

C'est dans les milieux de la bohème littéraire dont Henry Murger (1822-1861) a décrit les dérives, dans ses premières Scènes de la vie de bohème (1848) de façon concrète, mais sans éviter l'emphase et le pathos, qu'on trouve les sympathisants du réalisme. Champfleury reprend le thème de la bohème, en refusant tous les effets de style, dans Les Aventures de Mademoiselle Mariette ( 1853 ), et poursuit dans d'autres récits, bourrés de détails, son observation d'un quotidien sans relief dont il ne dissimule pas la médiocrité. En 1856, son ami Edmond Duranty (1833-1880) fonde la revue Le Réalisme qui le transforme en théoricien. Mais, s'il défend, par exemple, les peintres impres­sionnistes, ses romans ne donnent pas d'épaisseur au mouvement. En tant que groupe, le réalisme éclate rapidement. Le procès intenté, à cause de son «réalisme» jugé immoral, en 1857, à Flaub_ert, instruit la même année et par le même procureur que celui de Baudelaire, ajoute un vrai scandale aux résistances de la bourgeoisie bien­pensante, qui refuse de voir s'étaler dans le roman sa médiocrité triomphante et injuste. Champfleury n'apprécie pas la morbidité des thèmes choisis par les frères Goncourt et le mouvement s'essouffle autour de 1865 non sans avoir affirmé quelques principes, appelés à durer.

Après Balzac et avant Zola, les grandes fictions reflètent un certain nombre de choix communs qui ne sont d'ailleurs pas présentés comme des contraintes mais répondent à une volonté et à des refus. De plus en plus, les intrigues congédient le romanesque au bénéfic~ d'un vraisemblable donné pour réel. Le souci de faire une œuvre objective appelle une documentation et une méthode rigoureuses, soutenues éventuellement par une caution scientifique dans le contenu ou dans la démarche, même si on est encore loin du roman à thèse. D'ailleurs, Duranty et sa revue conseillent à l'écrivain réaliste de préfé­rer la description de microStructures sociales qu'il connaît bien à la peinture de grandes fresques sur le mode bJlzacien. Niais Duranty peine à définir une écriture réaliste: il pré­conise un style .simple, sans aucune recherche, refuse le lyrisme mais joue sur les émo­tions et lès sentiments d'un large public pour transmettre sa vision du réeL Dans ce flou, c'est en dehors du mouvement que le réalisme sera à la fois absorbé et surmonté.

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Le réalisme et ses contours improbables {1848-1865)

Victime de la connotation péjorative immédiatement attachée à son nom, le réalisme a été défini avec beaucoup de mesure par Jules Husson, dit Champfleury (1821-1889), qui en fut le théoricien malgré lui. En fait, plus qu'une école, le réalisme correspond à un moment historique où le champ des savoirs s'ouvre: la primauté du contemporain s'impose et efface les frontières entre sciences et arts.

1. Scientisme et positivisme

Si le réalisme s'affiche en littérature dans les années 1850, c'est parce que la tradition qu'il incarne répond à l'esprit d'une époque. Conquérante et sérieuse, la société de la seconde moitié du XIXe siècle ne croit plus qu'à un seul mythe, justement parce qu'il se présente comme une nécessité, celui du progrès. Non seulement les découvertes scienti~ fiques en physique, en physiologie, en médecine, sont nombreuses mais elles sont mieux connues grâce à l'alphabétisation de la société et au développement de la presse à

gros tirages. De la théorie ondulatoire de Fresnel aux travaux sur l'hérédité ou la folie, de la généralisation progressive du transport en chemin de fer à l'essor des banques et des grands magasins, la science semble se confondre avec l'avenir, comme le soulignera Ernest Renan (1823-1892) dans un texte célèbre. Sa légitimité est étayée sur le positi­visme philosophique d'Auguste Comte (1798-1857): sa théorie des trois états, qui pré­.sente dans un continuum l'évolution de la société, de l'état '<théologique» à l'état ,<scientifique», en passant par un état «métaphysique t>, invite à tout envisager, y compris la littérature et l'art sous un angle scientifique ou du moins sérieux. Une sorte de religion positiviste naît, qui voit dans la science la clé de l'action sociale et politique.

Cette quête de la vérité scientifique inscrite dans le réel et le contemporain réunit assez facilement tous ceux que les promesses trahies de 1830 et surtout de 1848 n'ont pas fait fuir dans <d'art pour l'art». Après l'échec des utopies, après le reniement anti­démocratique, en 1850, de la Il' République qui se trahit elle-même, redonne de l'allant aux notables et fait place nette pour le coup d'État de Louis Napoléon Bonaparte, l'illusion lyrique de la grande génération romantique est retombée. On la ressent comme un mensonge. Le réel, appréhendé «ici et maintenant», relègue les rêves, les «ailleurs» du romantisme et la mythologie du passé dans le vaste sous-sol des espoirs déçus. Champfleury résume très bien cet état d'esprit en acceptant plutôt qu'en reven­diquant l'étiquette <'réaliste», dans la préface (1857) à un recueil d'articles intitulé précisément Le Réalisme, qui résonne comme un manifeste :

«Que veut la génération actuelle? Le sait-elle? Peut-elle le savoir au milieu des tourmentes sociales à travers lesquelles elle a fait une rude éducation? Qu'il naisse tout à coup quelques esprits qui, fatigués des mensonges versifiés, des entêtements de la queue romantique, se retranchent dans l'étude de la nature, descendent jusqu'aux da~ses les plus basses, s'affranchissent du beau langage qui ne saurait être en harmonie avec les su;ets qu'ils traitent, y a-t-il là les bases d'une école?>>

2. «Faire de l'art vivant»

Si aucun texte théorique n'annonce le mouvement, il impose, comme souvent, sa pré­sence par un scandale: celui accompagnant l'exposition indépendante, en 1855, en marge du salon officiel de la peinture, des œuvres du peintre Gustave Courbet ( 1819-1877). Il est déjà connu pour son Enterrement à Ornans (1849), une toile qui présente sans aucune référence à un modèle académique une scène «concrète de la vie». Le catalogue de l'exposition réclame la liberté pour l'artiste de concentrer son art sur des '<objets v}sibles » et sur des << choses réelles et existantes». Immédiatement étiqueté par les tenants de la tradition académique comme '<chef de file de l'école du laid», Courbet comme Champfleury, en qui Baudelaire voyait une incarnation du roman­tisme, subit plus qu'il ne choisit d'être réaliste. Mais le scandale donne corps au mou­vement: c'est dans l'atelier de Courbet, au cafe Mornus ou à la brasserie Andler, que se réunissent, entre 1848 et 1850, les adeptes du réalisme.

C'est dans les milieux de la bohème littéraire dont Henry Murger (1822-1861) a décrit les dérives, dans ses premières Scènes de la vie de bohème (1848) de façon concrète, mais sans éviter l'emphase et le pathos, qu'on trouve les sympathisants du réalisme. Champfleury reprend le thème de la bohème, en refusant tous les effets de style, dans Les Aventures de Mademoiselle Mariette ( 1853 ), et poursuit dans d'autres récits, bourrés de détails, son observation d'un quotidien sans relief dont il ne dissimule pas la médiocrité. En 1856, son ami Edmond Duranty (1833-1880) fonde la revue Le Réalisme qui le transforme en théoricien. Mais, s'il défend, par exemple, les peintres impres­sionnistes, ses romans ne donnent pas d'épaisseur au mouvement. En tant que groupe, le réalisme éclate rapidement. Le procès intenté, à cause de son «réalisme» jugé immoral, en 1857, à Flaub_ert, instruit la même année et par le même procureur que celui de Baudelaire, ajoute un vrai scandale aux résistances de la bourgeoisie bien­pensante, qui refuse de voir s'étaler dans le roman sa médiocrité triomphante et injuste. Champfleury n'apprécie pas la morbidité des thèmes choisis par les frères Goncourt et le mouvement s'essouffle autour de 1865 non sans avoir affirmé quelques principes, appelés à durer.

Après Balzac et avant Zola, les grandes fictions reflètent un certain nombre de choix communs qui ne sont d'ailleurs pas présentés comme des contraintes mais répondent à une volonté et à des refus. De plus en plus, les intrigues congédient le romanesque au bénéfic~ d'un vraisemblable donné pour réel. Le souci de faire une œuvre objective appelle une documentation et une méthode rigoureuses, soutenues éventuellement par une caution scientifique dans le contenu ou dans la démarche, même si on est encore loin du roman à thèse. D'ailleurs, Duranty et sa revue conseillent à l'écrivain réaliste de préfé­rer la description de microStructures sociales qu'il connaît bien à la peinture de grandes fresques sur le mode bJlzacien. Niais Duranty peine à définir une écriture réaliste: il pré­conise un style .simple, sans aucune recherche, refuse le lyrisme mais joue sur les émo­tions et lès sentiments d'un large public pour transmettre sa vision du réeL Dans ce flou, c'est en dehors du mouvement que le réalisme sera à la fois absorbé et surmonté.

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Flaubert, ou l'art de surmonter le réalisme

Sans le procès qui suivit la publication de son roman ,Madame_ Bov~ry, :a question du ,, réalisme» de Flaubert ne se serattpeut-etre Jamms pos~e: s z: travaille le même matériau que les romaneters realtstes, son umvers reszste a

toute étiquette.

1. un héritier mal~:~de du romantisme

122

Né la même année que Baudelaire, Gustave Flaubert (1821-1880) est, comme lui, un enfant du romantisme. Il écrit très tôt, en prose et à la première personne, des textes inspirés par un romantisme noir. Le titre <<Rage et impuissance» (1836) d'une d; ses premières œuvres reflète la faille existentielle ~~ ~on ~ernpé~am~nt. En:re ~n gou~ ~e l'absolu qui le pousse vers le lyrisme et une luCidlle fro1de et IIDPI:oyable ~tu nour~lt sa haine du réel et sa misanthropie, la tension sera permanente. Fils et frere de chlrur-iens élevé à l'ombre d'un hôpital rouennais à côté des salles de dissection, il est hanté !ar ridée de la mort et de l'échec. L'amour impossible qu'il ~it briè~ement, ,à T~ouvi~le,

au cours de son adolescence, et dont témoigne le texte autobwgraph1que Memotres dun fou (1838), aggrave sa mélancolie. Flaubert accomplit alors le parcoursclas:ique d'un jeune bourgeois aisé: étude~ de dro~t en diletta~t.e,. voyages, fréquentatiO~ a ~a~1s des milieux artistiques. Tout aussi romantique est sa declSlon brutale de se vo~~r,a la h~t~rature comme d'autres entrent en religion. Installé en 1844 dans la propnete famtltale de Croisset où il vit avec sa mère, isolée par des deuils précoces, il en sort régulièrement pour de~ voyages, en Orient, notamment, et entretient à Paris ses liaisons amoureuses et ses relations littéraires: il est proche des frères Goncourt et formera avec eux, Daudet, Tourgueniev et Zola un« Groupe des Cinq» réuni par une série d'échecs au théâtre.

Cette proximité avec des écrivains enrôlés sous la bannière ~u réalisme pe~: ~tr: à l'origine du malentendu qui a conduit à appliquer au travail de Flaubert 1 epthete «réaliste». En effet, il ne s'est pas voulu tel: en contrepoint à ses deux œuvres les plus novatrices par l'écriture, Madame Bovary (1857) et L'Éducation sentime~tal~ (1869), l'écrivain ne renoncera jamais à la luxuriance fantasmatique du roman lustonque: on

Ja retrouve dans Salammbô (1862), les trois versions de La Tentation de saint Antoine (1848-1872) ou Hérodias, l'un des Trois Contes. Dans le même temps, 1~ jeune aut~ur, conscient des excès du romantisme, ambitionne de traduire son mal-etre et celm dt· son monde dans un «roman sur rien» dont il mesure la difficulté en précisant: ''Cc n'est pas une petite affaire que d'être simple.» Dans la corr.espondance qu'il échang.e avec sa maîtresse Louise Colet, femme de lettres alors b1en plus connue que .lu,J, Flaubert dévoile son projet: il explique comment, pas à pas, la construction obstmer de son art se nourrit du réalisme pour mieux s'en détourner et l'épurer.

2. l'écriture comme tral'lsfigural:iol'l du réel

C'est sans enthousiasme et pour répondre à une nécessité que Flaubert choisit un sujet emprunté à la médiocrité du quotidien tel que les affectionnent les romanciers réalistes. Il recourt à leurs méthodes pour explorer le mal dont il veut restituer la profOndeur à travers son personnage féminin : il prend appui, après Stendhal, sur au moins un fait divers, sans doute deux; il se déplace sur le terra ln normand du roman à construire, lit des ouvrages scientifiques et recueille une énorme documentation. Cependant, sa visée est bien différente de celle du groupe: s'il s'agit d'observer le monde<' comme les myopes, jusque dans les pores du réel», Flaubert est peut-être réaliste. Mais, si le réa­lisme désigne une représentation mimétique du monde, attentive jusqu'à la fascination au misérable et au morbide, et se veut plus une science qu'un art, il s'en sépare absolu­ment Car là où le romancier réaliste et naturaliste fait du document le socle de son récit et privilégie le détail exceptionnel et frappant, Flaubert trie sa matière, la sélectionne et réorganise son projet au fil des scénarios, des plans, des carnets et des brouillons, pour qu'elle se fonde dans le style sans être vue. Peu à peu, la description, la variété des points de vue, la retenue du style, la caractérisation subtile des situations, des décors et des personnages prennent le pas sur l'histoire : la tragédie d'une femme qui a trop lu et pas assez vécu, dans les coulisses d'une morne province. L'adultère se cache derrière la description d'un comice agricole ou d'une promenade en calèche, tuant le romantisme des âmes en le ramenant à la médiocrité de la vie bourgeoise en province. Malgré cette économie de moyens, le seul événement exceptionnel décrit sans concession par le roman, le suicide de l'héroïne, suffit à déclencher les foudres de l'opinion conservatrice. Quelques mois avant de faire condamner Baudelaire, les explications de texte du procureur Pinard au cours du procès intenté à Flaubert tentent de persuader le public de l'immoralité de l'ouvrage. La polémique enfle mais le romancier est acquitté et .les lecteurs, enthousiastes. Grâce ~1 son écriture, l'œuvre surmonte la médiocrité de son sujet. Emma Bovary devient un type et la malédiction, féminine, mais surtout univer­selle, qui la ronge, accède à l'éternité artistique sous le nom de« bovarysme». Avant d'être revendiqué comme le maître des grands romanciers des siècles suivants, Flaubert, qui a mis cinq ans à écrire Madame Bovary, consacre autant d'efforts à L'É'du­cation sentimentale. Son antihéros y incarne une <' génération perdue», celle dont les rêves se sont enlisés en 1848. L'échec public du roman n'enlève rien à sa puissance: le temps s'y dilate à la dimension des ambitions et des rêves déçus. Le style fait revivre, avec ce qu'il faut d'ironie et de distance, dans les frémissements étouffés du style indirect lîbre, le grand amour de Flaubert

Dès la genèse de Madame Bovary, la correspondance de Flaubert nous permet de le situer par rapport au mouvement réaliste, qu'il n'a ni méprisé, ni soutenu. Il affirme qu'« il faut partir du réalisme pour aller jusqu'à la beauté l> et écrit, le 30 octobre 1856, à Edma Roger cles Genettes:

«On me croit épris du réel tandis que je l'exècre; car c'est en haine du réalisme que j'ai entrepris ce roman. Mais je n'en déteste pas moins la fausse réalité dont nous sommes bernés par le temps qui court.>>

Le roman moderne dont Flaubert a créé le paradigme est donc l'héritier, bien éman­cipé, des deux grands courants du XIXc siècle: le romantisme et le réalisme.

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Flaubert, ou l'art de surmonter le réalisme

Sans le procès qui suivit la publication de son roman ,Madame_ Bov~ry, :a question du ,, réalisme» de Flaubert ne se serattpeut-etre Jamms pos~e: s z: travaille le même matériau que les romaneters realtstes, son umvers reszste a

toute étiquette.

1. un héritier mal~:~de du romantisme

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Né la même année que Baudelaire, Gustave Flaubert (1821-1880) est, comme lui, un enfant du romantisme. Il écrit très tôt, en prose et à la première personne, des textes inspirés par un romantisme noir. Le titre <<Rage et impuissance» (1836) d'une d; ses premières œuvres reflète la faille existentielle ~~ ~on ~ernpé~am~nt. En:re ~n gou~ ~e l'absolu qui le pousse vers le lyrisme et une luCidlle fro1de et IIDPI:oyable ~tu nour~lt sa haine du réel et sa misanthropie, la tension sera permanente. Fils et frere de chlrur-iens élevé à l'ombre d'un hôpital rouennais à côté des salles de dissection, il est hanté !ar ridée de la mort et de l'échec. L'amour impossible qu'il ~it briè~ement, ,à T~ouvi~le,

au cours de son adolescence, et dont témoigne le texte autobwgraph1que Memotres dun fou (1838), aggrave sa mélancolie. Flaubert accomplit alors le parcoursclas:ique d'un jeune bourgeois aisé: étude~ de dro~t en diletta~t.e,. voyages, fréquentatiO~ a ~a~1s des milieux artistiques. Tout aussi romantique est sa declSlon brutale de se vo~~r,a la h~t~rature comme d'autres entrent en religion. Installé en 1844 dans la propnete famtltale de Croisset où il vit avec sa mère, isolée par des deuils précoces, il en sort régulièrement pour de~ voyages, en Orient, notamment, et entretient à Paris ses liaisons amoureuses et ses relations littéraires: il est proche des frères Goncourt et formera avec eux, Daudet, Tourgueniev et Zola un« Groupe des Cinq» réuni par une série d'échecs au théâtre.

Cette proximité avec des écrivains enrôlés sous la bannière ~u réalisme pe~: ~tr: à l'origine du malentendu qui a conduit à appliquer au travail de Flaubert 1 epthete «réaliste». En effet, il ne s'est pas voulu tel: en contrepoint à ses deux œuvres les plus novatrices par l'écriture, Madame Bovary (1857) et L'Éducation sentime~tal~ (1869), l'écrivain ne renoncera jamais à la luxuriance fantasmatique du roman lustonque: on

Ja retrouve dans Salammbô (1862), les trois versions de La Tentation de saint Antoine (1848-1872) ou Hérodias, l'un des Trois Contes. Dans le même temps, 1~ jeune aut~ur, conscient des excès du romantisme, ambitionne de traduire son mal-etre et celm dt· son monde dans un «roman sur rien» dont il mesure la difficulté en précisant: ''Cc n'est pas une petite affaire que d'être simple.» Dans la corr.espondance qu'il échang.e avec sa maîtresse Louise Colet, femme de lettres alors b1en plus connue que .lu,J, Flaubert dévoile son projet: il explique comment, pas à pas, la construction obstmer de son art se nourrit du réalisme pour mieux s'en détourner et l'épurer.

2. l'écriture comme tral'lsfigural:iol'l du réel

C'est sans enthousiasme et pour répondre à une nécessité que Flaubert choisit un sujet emprunté à la médiocrité du quotidien tel que les affectionnent les romanciers réalistes. Il recourt à leurs méthodes pour explorer le mal dont il veut restituer la profOndeur à travers son personnage féminin : il prend appui, après Stendhal, sur au moins un fait divers, sans doute deux; il se déplace sur le terra ln normand du roman à construire, lit des ouvrages scientifiques et recueille une énorme documentation. Cependant, sa visée est bien différente de celle du groupe: s'il s'agit d'observer le monde<' comme les myopes, jusque dans les pores du réel», Flaubert est peut-être réaliste. Mais, si le réa­lisme désigne une représentation mimétique du monde, attentive jusqu'à la fascination au misérable et au morbide, et se veut plus une science qu'un art, il s'en sépare absolu­ment Car là où le romancier réaliste et naturaliste fait du document le socle de son récit et privilégie le détail exceptionnel et frappant, Flaubert trie sa matière, la sélectionne et réorganise son projet au fil des scénarios, des plans, des carnets et des brouillons, pour qu'elle se fonde dans le style sans être vue. Peu à peu, la description, la variété des points de vue, la retenue du style, la caractérisation subtile des situations, des décors et des personnages prennent le pas sur l'histoire : la tragédie d'une femme qui a trop lu et pas assez vécu, dans les coulisses d'une morne province. L'adultère se cache derrière la description d'un comice agricole ou d'une promenade en calèche, tuant le romantisme des âmes en le ramenant à la médiocrité de la vie bourgeoise en province. Malgré cette économie de moyens, le seul événement exceptionnel décrit sans concession par le roman, le suicide de l'héroïne, suffit à déclencher les foudres de l'opinion conservatrice. Quelques mois avant de faire condamner Baudelaire, les explications de texte du procureur Pinard au cours du procès intenté à Flaubert tentent de persuader le public de l'immoralité de l'ouvrage. La polémique enfle mais le romancier est acquitté et .les lecteurs, enthousiastes. Grâce ~1 son écriture, l'œuvre surmonte la médiocrité de son sujet. Emma Bovary devient un type et la malédiction, féminine, mais surtout univer­selle, qui la ronge, accède à l'éternité artistique sous le nom de« bovarysme». Avant d'être revendiqué comme le maître des grands romanciers des siècles suivants, Flaubert, qui a mis cinq ans à écrire Madame Bovary, consacre autant d'efforts à L'É'du­cation sentimentale. Son antihéros y incarne une <' génération perdue», celle dont les rêves se sont enlisés en 1848. L'échec public du roman n'enlève rien à sa puissance: le temps s'y dilate à la dimension des ambitions et des rêves déçus. Le style fait revivre, avec ce qu'il faut d'ironie et de distance, dans les frémissements étouffés du style indirect lîbre, le grand amour de Flaubert

Dès la genèse de Madame Bovary, la correspondance de Flaubert nous permet de le situer par rapport au mouvement réaliste, qu'il n'a ni méprisé, ni soutenu. Il affirme qu'« il faut partir du réalisme pour aller jusqu'à la beauté l> et écrit, le 30 octobre 1856, à Edma Roger cles Genettes:

«On me croit épris du réel tandis que je l'exècre; car c'est en haine du réalisme que j'ai entrepris ce roman. Mais je n'en déteste pas moins la fausse réalité dont nous sommes bernés par le temps qui court.>>

Le roman moderne dont Flaubert a créé le paradigme est donc l'héritier, bien éman­cipé, des deux grands courants du XIXc siècle: le romantisme et le réalisme.

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L'œuvre et l'influence des frères Goncourt

Malgré le rôle important qu'ils ont joué dans la vie littéraire de leur temps, on ne lit pratiquement plus les œuvres des frères Goncourt. Entre réalisme et naturalisme, ils ont cependant compris les pouvoirs du roman mais leur projet d'« écriture artiste>> est un échec.

1. Des cercles mondains à l'étude du peuple

124

t une vocation littéraire complexe

Par un paradoxe fréquent, l'apport des frères Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) de Goncourt à la littérature tient plus au journal qu'ils ont tenu, certes en vue de le publier, qu'à leurs romans. C'est le dilettantisme cultivé de deux héritiers, désireux de consacrer aux activités de l'esprit une fortune bourgeoise qui a d'abord constitué ce duo unique dans la littérature. Après une période de voyages qui entretient leur curio­sité pour la peinture, les deux frères fréquentent divers cercles mondains et se font connaître dans la presse, où leurs chroniques voisinent avec des anecdotes et des por~ traits, ou des travaux d'érudition adaptés à leur passion de collectionneurs. En 1857, année fertile en événements, ils entreprennent la rédaction de leur journal «à quatre mains», qu'Edmond poursuivra seul après la mort précoce de son frère. Véritable mine d'informations sur la vie littéraire de l'époque, de ses avancées esthétiques à ses rivalités les plus mesquines, cette écriture au quotidien précède leur production roma­nesque qui s'esquisse au début des années 1860. Dans le salon de la princesse Mathilde Bonaparte, cousine de Napoléon III et protectrice des arts, ils retrouvent leur ami Flaubert dès 1862. Puis, à partir de 1868, ils reçoivent écrivains et artistes dans le « grenier» de leur maison d'Auteuil qui devient un passage obligé de la vie littéraire.

~ De la critique d'art au roman Dans l'art comme dans le roman, les deux frères privilégient ce qui relève du quoti­dien. Mais ils ne publieront que tardivement des études minutieuses et savantes sur Gavarni ( 1870) ou le peintre japonais Hokusai. Leur goût du détail et du document les oriente vers le réalisme: l'intrigue des romans publiés par le duo puis par le seul Edmond est centrée sur ceux qu'on appellerait aujourd'hui les exclus et les marginaux de la société. Cette écriture pointilliste s'intéresse d'abord aux gens du peuple sans les étudier cependant dans leur déterminisme social. Qu'il s'agisse de la presse dans Charles Demailly (1860), de l'hôpital dans Sœur Philomène (1861), de la petite bour­geoisie dans Renée Mauperin (1864) ou des ateliers de peinture dans Manette Salomon (1867), enfin, de leur propre servante dans Germinie Lacerteux (1865), la curiosité pour le personnage, le portrait ou l'anecdote reliée au présent relèguent au second plan l'étude de mœurs. L'intérêt quasi entomologique des frères Goncourt pour le peuple est celui d'esthètes recherchant dans les milieux pauvres une forme de dépaysement. Edmond avoue dans le Journal:

~~Le peuple, la canaille a pour moi l'attrait de populations inconnues et non découvertes, quelque chose de l'exotique que les voyageurs vont chercher dans les pays lointains.»

Contrairement à Zola plus tard, la passion des frères Goncourt pour la physiologie ne débouche sur aucune ambition scientifique et ne vise pas les progrès de la société. Leur goùt pour les« choses vues» est sans rapport avec le messianisme hugo lien et ne préfi­gure pas la générosité de Zola.

2. un credo littéraire ambigu

~ la préface de Germinie Lacerteux La préface de Germinie Lacerteux, considérée comme le premier manifeste du natura­lisme, annonce une ambition élevée. Les Goncourt se targuent de faire sortir les «basses classes» du peuple de l'« interdit littéraire» qui les frappe. S'opposant à un intérêt «polisson» du public pour un réalisme de bas étage, ils assignent au roman la tâche, «dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme», d'« être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante, de l'étude littéraire et de l'enquête sociale». Le roman a vocation à devenir r «Histoire morale contemporaine» qui «s'impose les devoirs de la science» et «recherche l'Art et la Vérité». Sur le plan documentaire, leur œuvre tient ses promesses et la qualité de leur documentation est au niveau de celle de Flaubert et de Zola. L.es victimes de la société, essentiellement féminines, parmi lesquelles ils choisissent leurs personnages, alimentent leur curiosité pour les décou­vertes de la physiologie et l'analyse de pathologies restées longtemps obscures, comme l'hystérie. Mais le regard de ces deux célibataires endurcis sur les femmes, comme le personnage de Germinie Lacerteux, inspiré de leur servante Rose Malingre, aussi sérieuse dans son travail de joùr que déviante la nuit, dans une vie dévorée par la phti­sie et l'hystérie, est loin d'être neutre: il alimente, sous prétexte de réalisme, par des descriptions complaisantes, le mythe décadent de la femme dangereuse et vampirique dont la société doit contrôler le comportement.

~ les impasses de l'écriture artiste C'est peut-être pour compenser leur attachement au «bas» ct au «laid» dont ils n'épargnent aucun détail sordide à leurs lecteurs que les Goncourt se séparent des réalistes Champfleury et Duranty pour prôner une «écriture artiste», expression qu'ils sont les premiers à utiliser sans parvenir à la mettre en pratique. « Raconteurs du présent», ils prétendent arriver par l'art à restituer la sensation précise et réelle que leurs romans décrivent minutieusement. Mais dans ce but, ils échouent parce qu'au lieu d'inventer leur propre langage ils utilisent des procédés académiques empruntés à la rhétorique des genres: parataxe, oxymores, termes rares et précieux, néologismes, descriptions raffinées. Là où l'ironie et le point de vue tlaubertiens innovent vraiment en assOciant une exigence de rigueur à l'ironie d'un point de vue, les Goncourt utilisent des outils anciens et peu efficaces. Leur contemporain Huysmans (1848-1907), d'abord naturaliste avant une période décadente et une fin mystique, met dans la bouche de son personnage Des Esseintes, dans À rebours (1884), une critique sévère du style des Goncourt, opposé à la perfection flaubertienne comme celui qui convient aux ''civilisations décrépîtes>>.

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L'œuvre et l'influence des frères Goncourt

Malgré le rôle important qu'ils ont joué dans la vie littéraire de leur temps, on ne lit pratiquement plus les œuvres des frères Goncourt. Entre réalisme et naturalisme, ils ont cependant compris les pouvoirs du roman mais leur projet d'« écriture artiste>> est un échec.

1. Des cercles mondains à l'étude du peuple

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t une vocation littéraire complexe

Par un paradoxe fréquent, l'apport des frères Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) de Goncourt à la littérature tient plus au journal qu'ils ont tenu, certes en vue de le publier, qu'à leurs romans. C'est le dilettantisme cultivé de deux héritiers, désireux de consacrer aux activités de l'esprit une fortune bourgeoise qui a d'abord constitué ce duo unique dans la littérature. Après une période de voyages qui entretient leur curio­sité pour la peinture, les deux frères fréquentent divers cercles mondains et se font connaître dans la presse, où leurs chroniques voisinent avec des anecdotes et des por~ traits, ou des travaux d'érudition adaptés à leur passion de collectionneurs. En 1857, année fertile en événements, ils entreprennent la rédaction de leur journal «à quatre mains», qu'Edmond poursuivra seul après la mort précoce de son frère. Véritable mine d'informations sur la vie littéraire de l'époque, de ses avancées esthétiques à ses rivalités les plus mesquines, cette écriture au quotidien précède leur production roma­nesque qui s'esquisse au début des années 1860. Dans le salon de la princesse Mathilde Bonaparte, cousine de Napoléon III et protectrice des arts, ils retrouvent leur ami Flaubert dès 1862. Puis, à partir de 1868, ils reçoivent écrivains et artistes dans le « grenier» de leur maison d'Auteuil qui devient un passage obligé de la vie littéraire.

~ De la critique d'art au roman Dans l'art comme dans le roman, les deux frères privilégient ce qui relève du quoti­dien. Mais ils ne publieront que tardivement des études minutieuses et savantes sur Gavarni ( 1870) ou le peintre japonais Hokusai. Leur goût du détail et du document les oriente vers le réalisme: l'intrigue des romans publiés par le duo puis par le seul Edmond est centrée sur ceux qu'on appellerait aujourd'hui les exclus et les marginaux de la société. Cette écriture pointilliste s'intéresse d'abord aux gens du peuple sans les étudier cependant dans leur déterminisme social. Qu'il s'agisse de la presse dans Charles Demailly (1860), de l'hôpital dans Sœur Philomène (1861), de la petite bour­geoisie dans Renée Mauperin (1864) ou des ateliers de peinture dans Manette Salomon (1867), enfin, de leur propre servante dans Germinie Lacerteux (1865), la curiosité pour le personnage, le portrait ou l'anecdote reliée au présent relèguent au second plan l'étude de mœurs. L'intérêt quasi entomologique des frères Goncourt pour le peuple est celui d'esthètes recherchant dans les milieux pauvres une forme de dépaysement. Edmond avoue dans le Journal:

~~Le peuple, la canaille a pour moi l'attrait de populations inconnues et non découvertes, quelque chose de l'exotique que les voyageurs vont chercher dans les pays lointains.»

Contrairement à Zola plus tard, la passion des frères Goncourt pour la physiologie ne débouche sur aucune ambition scientifique et ne vise pas les progrès de la société. Leur goùt pour les« choses vues» est sans rapport avec le messianisme hugo lien et ne préfi­gure pas la générosité de Zola.

2. un credo littéraire ambigu

~ la préface de Germinie Lacerteux La préface de Germinie Lacerteux, considérée comme le premier manifeste du natura­lisme, annonce une ambition élevée. Les Goncourt se targuent de faire sortir les «basses classes» du peuple de l'« interdit littéraire» qui les frappe. S'opposant à un intérêt «polisson» du public pour un réalisme de bas étage, ils assignent au roman la tâche, «dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme», d'« être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante, de l'étude littéraire et de l'enquête sociale». Le roman a vocation à devenir r «Histoire morale contemporaine» qui «s'impose les devoirs de la science» et «recherche l'Art et la Vérité». Sur le plan documentaire, leur œuvre tient ses promesses et la qualité de leur documentation est au niveau de celle de Flaubert et de Zola. L.es victimes de la société, essentiellement féminines, parmi lesquelles ils choisissent leurs personnages, alimentent leur curiosité pour les décou­vertes de la physiologie et l'analyse de pathologies restées longtemps obscures, comme l'hystérie. Mais le regard de ces deux célibataires endurcis sur les femmes, comme le personnage de Germinie Lacerteux, inspiré de leur servante Rose Malingre, aussi sérieuse dans son travail de joùr que déviante la nuit, dans une vie dévorée par la phti­sie et l'hystérie, est loin d'être neutre: il alimente, sous prétexte de réalisme, par des descriptions complaisantes, le mythe décadent de la femme dangereuse et vampirique dont la société doit contrôler le comportement.

~ les impasses de l'écriture artiste C'est peut-être pour compenser leur attachement au «bas» ct au «laid» dont ils n'épargnent aucun détail sordide à leurs lecteurs que les Goncourt se séparent des réalistes Champfleury et Duranty pour prôner une «écriture artiste», expression qu'ils sont les premiers à utiliser sans parvenir à la mettre en pratique. « Raconteurs du présent», ils prétendent arriver par l'art à restituer la sensation précise et réelle que leurs romans décrivent minutieusement. Mais dans ce but, ils échouent parce qu'au lieu d'inventer leur propre langage ils utilisent des procédés académiques empruntés à la rhétorique des genres: parataxe, oxymores, termes rares et précieux, néologismes, descriptions raffinées. Là où l'ironie et le point de vue tlaubertiens innovent vraiment en assOciant une exigence de rigueur à l'ironie d'un point de vue, les Goncourt utilisent des outils anciens et peu efficaces. Leur contemporain Huysmans (1848-1907), d'abord naturaliste avant une période décadente et une fin mystique, met dans la bouche de son personnage Des Esseintes, dans À rebours (1884), une critique sévère du style des Goncourt, opposé à la perfection flaubertienne comme celui qui convient aux ''civilisations décrépîtes>>.

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la naissance du naturalisme et le premier zola {1865-1875)

Courant clairement défini par plusieurs textes théoriques, le naturalisme manque singulièrement d'aura dans l'histoire littéraire: le principal mérite reconnu à Émile Zola, qui en a rédigé la théorie, appliqué les règles et porté le mouvement, est d'avoir échappé, dans sa maturité, à son propre credo.

1. Entre philosophie, art et sciences

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S'il a, peu ou prou, orienté, sous des formes et avec des groupes différents, et nourri l'essentiel de la production romanesque dans la seconde moitié du XIXe siècle, de 1865 à 1893 et en trois vagues, le mouvement naturaliste peine à se dégager des autres signi~ fi cations du mot «naturalisme». On peut, à tort, l'assimiler au réalisme dont les contours théoriques et esthétiques sont beaucoup plus vagues. On doit aussi le distin­guer du sens que ce terme recouvre dès le XVIIe siècle dans l'histoire naturelle et en phi­losophie à partir du XVIW siècle. Depuis l'époque des Lumières et aujourd'hui encore, le mot désigne les théories purement rationalistes qui refusent toute origine surnatu­relle à la création et s'opposent aux religions révélées et au providentialisme. Le maté­rialisme de Diderot, par exemple, est fondé sur un naturalisme optimiste, quelque peu panthéiste, qui considère le développement de la société et le mouvement du progrès comme le résultat des lois de la physique, de la biologie et de la géographie. Autre confusion possible, le terme apparaît presque en même temps en littérature et dans la critique d'art en concurrence ambiguë avec le réalîsme, à propos de peintres comme Courbet ou Manet. Le naturalisme selon Zola assurera la conjonction entre ces trois significations du terme.

Comme le réalisme mais avec un projet beaucoup plus précis et beaucoup plus ambi­tieux, le naturalisme est porté par l'ampleur des découvertes scientifiques de l'époque et leur vulgarisation. Émile Zola et ses amis sont persuadés que le mouvement scienti­fique du progrès doit fournir un modèle à reproduire dans l'art et la littérature. Plusieurs influences se conjuguent: d'abord, l'influence positiviste d'Auguste Comte (1798-1857)et de Ernest Renan (1823-1892), qui est générale dès les débuts du réa­lisme; puis le transformisme de Charles Darwin (1809-1882), dont l'œuvre traduite en 1862 suggère à Zola d'étendre à la société les principes de la lutte pour la vie et de la sélection naturelle observés dans la nature. Il doit largement aussi à Hippolyte Taine (1828-1893 ), qui transpose en philosophie et en morale les principes de l'observation scientifique. C'est son œuvre qui permet à Zola de construire l'évolution de ses per­sonnages à partir des trois fameux critères: «la race, le milieu, le moment ». On a même pu relever dans les romans de Zola l'influence de la physique, à travers les prin~ cipes tout récemment affirmés de la thermodynamique. Mais, comme il l'affirmera lui­même, le modèle de référence est celui que fournit, en 1865, l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard (1813-1878). C'est lui qui, en définissant le déterminisme comme r « ordre des faits suivant lequel les conditions d'existence d'un phénomène sont déterminées, fixées absolument de telle façon que, ces conditions

étant posées, le phénomène ne peut pas ne pas se produire», donne sa base à la vision naturaliste du monde. On y retrouve également le pessimisme d'Arthur Schopenhauer (1788-1860), qui inscrit l'homme dans un mouvement du monde qui l'englobe, le dépasse et limite son libre arbitre.

2. un mouvement miltant

C'est grâce à l'action de Zola qui, par sa curiosité scientifique et ses lectures, va d'abord· créer des liens entre réalistes et naturalistes que naît le groupe, hors de tout manifeste fondateur. Tout en publiant ses romans, il engage de vigoureuses campagnes de presse et constitue peu à peu les bases théoriques du mouvement. Après des années de tâtonnements, le succès de scandale d'un de ses premiers chefs-d'œuvre, l'Assommoir (1877) fait entrer le mouvement dans son âge d'or (1876-1880). Plus tard (1880-1893), l'élan créatif des débuts se transformera en un système perturbé par les divisions d'un groupe longtemps solidaire et la prééminence de Zola qui publie ses œuvres à un rythme impressionnant. Mais dans un premier temps, le futur auteur des Rougon-Macquart qui se cherche alors comme écrivain, trouve dans la préface de Germinie Lacerteux un écho à son attente d'une écriture en phase avec le progrès. Dès 1865, il donne au Salut public de Lyon un article favorable au roman des Goncourt, suivi de plusieurs autres parus dans le recueil Mes Haines ( 1866). Il établit le lien avec le milieu de la peinture dans un autre recueil de critique d'art, Mon Salon, publié la même année. Grâce à son éclectisme de journaliste partiellement autodidacte, Zola, rudement formé chez Hachette, connaît déjà le pouvoir de la presse et en proclamant que la servante Germinie, à la double vie sulfureuse, est <<fille de notre siècle», il fait du bruit. La parution de son premier roman, Thérèse Raquin (1867), qui affirme déjà des visées scientifiques, suscite la polémique dans le prolongement du soutien que Zola apporte à Manet, attaqué pour sa toile Olympia (1863).

Ces prises de position courageuses l'introduisent auprès d'écrivains reconnus. Il rencontre Paul Alexis, qui deviendra un des plus fidèles membres du groupe et dîne chez les frères Goncourt. Parallèlement, la lecture des études sur l'hérédité de méde­cins comme les docteurs Lucas, Morel ou Moreau l'aide à construire un projet d'« his­toire naturelle ct sociale d'une famille sous le Second Empire» qui veut concurrencer La Comédie humaine de Balzac: à partir d'un personnage initial fou, il entreprend d'écrire la destinée, dans tous les milieux, des deux branches de cette famille. Le but de Zola est d'illustrer le double déterminisme exercé sur ses personnages par les lois de l'hérédité et les mécanismes d'une société dont il a, pendant une jeunesse pauvre et diffi­cile, ressenti la variété ct la complexité. Le premier des vingt volumes de cet ensemble qui illustre dans les figuies d'une combinatoire entre innéité et hérédité la théorie ini­tiale, La Fortune des Rougon, sort en 1871: il rencontre alors Flaubert, qui apparaît comme la figure tutélaire, lointaine et bienveillante du groupe, et publie La Curée (1872), Le Ventre de Paris (1873), La Conquête de Flassans (1874). Au groupe des cinq auteurs ~ Flaubert, Daudet, Tourgueniev, Goncourt - qui se réunissent au café Riche s'ajoute celui des dîners du Bœuf nature, où se retrouvent d'autres écrivains amis comme Numa Coste, François Coppée, Philippe Solari. Le mouvement conquérant semble dominer tout un domaine de la production littéraire, celui de la fiction en prose.

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la naissance du naturalisme et le premier zola {1865-1875)

Courant clairement défini par plusieurs textes théoriques, le naturalisme manque singulièrement d'aura dans l'histoire littéraire: le principal mérite reconnu à Émile Zola, qui en a rédigé la théorie, appliqué les règles et porté le mouvement, est d'avoir échappé, dans sa maturité, à son propre credo.

1. Entre philosophie, art et sciences

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S'il a, peu ou prou, orienté, sous des formes et avec des groupes différents, et nourri l'essentiel de la production romanesque dans la seconde moitié du XIXe siècle, de 1865 à 1893 et en trois vagues, le mouvement naturaliste peine à se dégager des autres signi~ fi cations du mot «naturalisme». On peut, à tort, l'assimiler au réalisme dont les contours théoriques et esthétiques sont beaucoup plus vagues. On doit aussi le distin­guer du sens que ce terme recouvre dès le XVIIe siècle dans l'histoire naturelle et en phi­losophie à partir du XVIW siècle. Depuis l'époque des Lumières et aujourd'hui encore, le mot désigne les théories purement rationalistes qui refusent toute origine surnatu­relle à la création et s'opposent aux religions révélées et au providentialisme. Le maté­rialisme de Diderot, par exemple, est fondé sur un naturalisme optimiste, quelque peu panthéiste, qui considère le développement de la société et le mouvement du progrès comme le résultat des lois de la physique, de la biologie et de la géographie. Autre confusion possible, le terme apparaît presque en même temps en littérature et dans la critique d'art en concurrence ambiguë avec le réalîsme, à propos de peintres comme Courbet ou Manet. Le naturalisme selon Zola assurera la conjonction entre ces trois significations du terme.

Comme le réalisme mais avec un projet beaucoup plus précis et beaucoup plus ambi­tieux, le naturalisme est porté par l'ampleur des découvertes scientifiques de l'époque et leur vulgarisation. Émile Zola et ses amis sont persuadés que le mouvement scienti­fique du progrès doit fournir un modèle à reproduire dans l'art et la littérature. Plusieurs influences se conjuguent: d'abord, l'influence positiviste d'Auguste Comte (1798-1857)et de Ernest Renan (1823-1892), qui est générale dès les débuts du réa­lisme; puis le transformisme de Charles Darwin (1809-1882), dont l'œuvre traduite en 1862 suggère à Zola d'étendre à la société les principes de la lutte pour la vie et de la sélection naturelle observés dans la nature. Il doit largement aussi à Hippolyte Taine (1828-1893 ), qui transpose en philosophie et en morale les principes de l'observation scientifique. C'est son œuvre qui permet à Zola de construire l'évolution de ses per­sonnages à partir des trois fameux critères: «la race, le milieu, le moment ». On a même pu relever dans les romans de Zola l'influence de la physique, à travers les prin~ cipes tout récemment affirmés de la thermodynamique. Mais, comme il l'affirmera lui­même, le modèle de référence est celui que fournit, en 1865, l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard (1813-1878). C'est lui qui, en définissant le déterminisme comme r « ordre des faits suivant lequel les conditions d'existence d'un phénomène sont déterminées, fixées absolument de telle façon que, ces conditions

étant posées, le phénomène ne peut pas ne pas se produire», donne sa base à la vision naturaliste du monde. On y retrouve également le pessimisme d'Arthur Schopenhauer (1788-1860), qui inscrit l'homme dans un mouvement du monde qui l'englobe, le dépasse et limite son libre arbitre.

2. un mouvement miltant

C'est grâce à l'action de Zola qui, par sa curiosité scientifique et ses lectures, va d'abord· créer des liens entre réalistes et naturalistes que naît le groupe, hors de tout manifeste fondateur. Tout en publiant ses romans, il engage de vigoureuses campagnes de presse et constitue peu à peu les bases théoriques du mouvement. Après des années de tâtonnements, le succès de scandale d'un de ses premiers chefs-d'œuvre, l'Assommoir (1877) fait entrer le mouvement dans son âge d'or (1876-1880). Plus tard (1880-1893), l'élan créatif des débuts se transformera en un système perturbé par les divisions d'un groupe longtemps solidaire et la prééminence de Zola qui publie ses œuvres à un rythme impressionnant. Mais dans un premier temps, le futur auteur des Rougon-Macquart qui se cherche alors comme écrivain, trouve dans la préface de Germinie Lacerteux un écho à son attente d'une écriture en phase avec le progrès. Dès 1865, il donne au Salut public de Lyon un article favorable au roman des Goncourt, suivi de plusieurs autres parus dans le recueil Mes Haines ( 1866). Il établit le lien avec le milieu de la peinture dans un autre recueil de critique d'art, Mon Salon, publié la même année. Grâce à son éclectisme de journaliste partiellement autodidacte, Zola, rudement formé chez Hachette, connaît déjà le pouvoir de la presse et en proclamant que la servante Germinie, à la double vie sulfureuse, est <<fille de notre siècle», il fait du bruit. La parution de son premier roman, Thérèse Raquin (1867), qui affirme déjà des visées scientifiques, suscite la polémique dans le prolongement du soutien que Zola apporte à Manet, attaqué pour sa toile Olympia (1863).

Ces prises de position courageuses l'introduisent auprès d'écrivains reconnus. Il rencontre Paul Alexis, qui deviendra un des plus fidèles membres du groupe et dîne chez les frères Goncourt. Parallèlement, la lecture des études sur l'hérédité de méde­cins comme les docteurs Lucas, Morel ou Moreau l'aide à construire un projet d'« his­toire naturelle ct sociale d'une famille sous le Second Empire» qui veut concurrencer La Comédie humaine de Balzac: à partir d'un personnage initial fou, il entreprend d'écrire la destinée, dans tous les milieux, des deux branches de cette famille. Le but de Zola est d'illustrer le double déterminisme exercé sur ses personnages par les lois de l'hérédité et les mécanismes d'une société dont il a, pendant une jeunesse pauvre et diffi­cile, ressenti la variété ct la complexité. Le premier des vingt volumes de cet ensemble qui illustre dans les figuies d'une combinatoire entre innéité et hérédité la théorie ini­tiale, La Fortune des Rougon, sort en 1871: il rencontre alors Flaubert, qui apparaît comme la figure tutélaire, lointaine et bienveillante du groupe, et publie La Curée (1872), Le Ventre de Paris (1873), La Conquête de Flassans (1874). Au groupe des cinq auteurs ~ Flaubert, Daudet, Tourgueniev, Goncourt - qui se réunissent au café Riche s'ajoute celui des dîners du Bœuf nature, où se retrouvent d'autres écrivains amis comme Numa Coste, François Coppée, Philippe Solari. Le mouvement conquérant semble dominer tout un domaine de la production littéraire, celui de la fiction en prose.

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le triomphe du naturalisme

Avec la publication de L'Assommoir, l'énergie productrice de Zola et son sens de la publicité fédèrent le mouvement qui séduit les jeunes talents en quête de nouveauté et de reconnaissance. Les manifestations publiques et les textes théoriques se succèdent avant d'aboutir au recueil des Soirées de Médan, un florilège du naturalisme.

1. ou sccmdale au triomphe, l'ère du succès

Î28

Fort de la confiance que lui accordent deux générations d'écrivains, Zola entame, en 1876, une nouvelle campagne de presse dans deux journaux, Le Bien public et Le Voltaire, pour soutenir le mouvement. En même temps, L'Assommoir commence à paraitre en feuilleton. Son auteur le présente comme le premier roman qui ait l'« odeur du peuple» et la parution de l'œuvre en volume suscite, en 1877, un tollé général: le des­tin de Gervaise Macquart, lingère minée par ses conditions de vie dans le quartier de la Goutte-d'Or, à Paris, puis détruite avec sa famille par l'alcool, scandalise. Zola, qui a brillamment intégré à son texte la langue verte du peuple, est accusé par les républi­cains socialisants de donner du peuple une image dégradée et par la droite conserva­trice de ne s'intéresser qu'aux vices et aux aspects sordides de la société. Mais l'énorme succès de librairie de L'Assommoir consacre le naturalisme, qui entre dans son âge d'or :le 16 avril1877, le dîner chez Trapp réunit Flaubert, Zola et les hères Goncourt, invi­tés par quatre jeunes écrivains- Léon Henni que ( 1850-1935), Huysmans ( 1848-1907), Henry Céard (1851-1924) et Guy de Maupassant (!850-1893). L'événement permet au groupe de compter ses membres et d'aller de l'avant. Autre gage de succès, Gustave Charpentier assiste au repas et, aux yeux de tous, !'éditeur de Zola devient celui du naturalisme.

Au cours de ces années J 877-1880, le groupe triomphe, même si, avec le recul, Zola semble le seul à avoir pu aller jusqu'au bout de l'ambition naturaliste, qui ne sera jamais une doctrine. Les autres membres, pendant la période faste de 1877-1880, resteront au second plan ou choisiront des voies plus personnelles. Les romanciers qui, avec Paul Alexis, invitent leurs «maîtres>->- au dîner chez Trapp se retrouveront dans le recueil emblématique du groupe. Mais aucun ne suivra à la lettre les préceptes constamment redéfinis par Zola. S'ils s'intéressent au réel, au vrai, au contemporain, leurs préoccupations esthétiques prendront le dessus et ils se soucient, en fait, peu de faire de l'« histoire naturelle>-> ou de devenir des romanciers «médecins». C'est notam­ment le cas d'Henry Céard: ce grand admirateur de Flaubert, qui, lui-même, est loin de soutenir les campagnes de presse engagées par Zola, donne, en 1881, dans Une belle journée, une réécriture de Madame Bovary. Huysmans, après Marthe (1876) et Les Sœurs Vatard (l879), évoluera de façon sinueuse (voir fiche 44) et Maupassant définira sa propre vision du roman (voir fiche 49). Léon Hennique s'affiche naturaliste en publîant La Dévouée (1878) mais il écrit surtout pour le théâtre. Exact contemporain de Zola, Alphonse Daudet (1840-1897), auteur du Petit Chose (l868) puis de Jack,

mœurs parisiennes (1878), est déjà fort connu: il choisit des sujets contemporains et les traite en styliste. C'est plus un ami qu'un véritable membre du groupe. Quant à Jules Vallès (1832-1885), il n'est proche de Zola et des naturalistes que par sa révolte contre la société. Son observation du monde n'a rien de neutre ou de scientifique. L'élan qui pousse Vallès vers le peuple se nourrit des échecs de sa vie personnelle et d'une amer­hune qui le rapproche, un temps, de Baudelaire. Journaliste et critique, il fonde sa propre feuille, Le Réfractaire, qui ne vivra que le temps de trois numéros. Ce titre résume les choix de ce combattant de la Commune qui publie, en plein essor du naturalisme, le premier volume de sa trilogie autobiographique, L'Enfant (1879), Le Bachelier (1881) et L'Insurgé (1886).

2. Des soirées de Médan aux malentendus

Destiné à prouver la cohérence et la valeur littéraire du mouvement, le recueil de nou­velles intitulé Les Soirées de Médan (1880) est considéré comme un manifeste naturaliste. Le titre évoque les réunions du groupe dans la maison de campagne que Zola a achetée en région parisienne grâce au succès de ses œuvres qui lui ont permis d'abandonner le journalisme. Le volume comporte six nouvelles: <<L'Attaque du moulin>> de Zola; <<Boule-de-Suif>-> de Maupassant; -«Sac au dos» de Huysmans; «La Saignée» de Céard; «L'AftJ.ire du grand 7» de Léon Hennique; <<Après la bataille>-> de Paul Alexis. Une seule de ces nouvelles passera à la postérité, celle de Maupassant, dans laquelle Flaubert, peu de temps avant sa mort, reconnaît immédiatement un chef-d'œuvre. Ce récit construit autour de la débâcle sociale et humaine de 1870 ne doit au naturalisme que ses thèmes­la prostitution, la bêtise bourgeoise, la vie militaire- et son pessimisme. Au-delà de la sympathie pour les déviants d'une société qui méprise et humilie le peuple, l'œuvre impose avant tout l'écriture et le déterminisme pessimiste propres à Maupassant.

Entre les jeudis de Zola, les réunions qu'il organise à Médan, le clan des amis de Daudet qui se retrouve à Champ rosay et le «grenier» des frères Goncourt, la famille naturaliste est plutôt celle du roman moderne. Elle regroupe des écrivains très divers et l'unité de façade ne durera pas car elle n'est fondée que sur une série de refus. On peut considérer en 1880 comme naturaliste tout écrivain qui refuse définitivement l'idéalisme romantique sans choisir le repli vers «l'art pour l'art>>-. Tous recherchent dans la fiction le moyen de s'interroger sur leur époque: à leurs yeux, et en principe loin du messianisme romantique, le peuple apparaît comme une espèce encore inexplorée, notamment par l'ancêtre Balzac. Le regard porté sur lui peut être« chirur­gical>>-, ou plus empathique, voire compassionnel, comme chez Daudet, un des écri­vains préférés de Vincent Van Gogh. Le groupe rejette évidemment, mais à des degrés divers, une observation purement mimétique de la société. Les romanciers naturalistes joignent à !'_observation l'interprétation: ils refusent d'être considérés comme de simples photographes au moment où cette technique entre dans les habitudes et dans les familles. Mais sur les moyens à utiliser pour livrer leur analyse, en un mot l'écriture, les points de vue divergent très vite : les romanciers naturalistes envient le modèle flaubertien et l'impersonnalité absolue choisie par le maître pour lutter contre la bêtise d'une époque qu'il hait. Mais sur la place exacte que le narrateur doit occuper dans l'œuvre, les nuances sont multiples. On convient seulement qu'il doit s'effacer et donc privilégier un récit énoncé à la troisième personne.

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le triomphe du naturalisme

Avec la publication de L'Assommoir, l'énergie productrice de Zola et son sens de la publicité fédèrent le mouvement qui séduit les jeunes talents en quête de nouveauté et de reconnaissance. Les manifestations publiques et les textes théoriques se succèdent avant d'aboutir au recueil des Soirées de Médan, un florilège du naturalisme.

1. ou sccmdale au triomphe, l'ère du succès

Î28

Fort de la confiance que lui accordent deux générations d'écrivains, Zola entame, en 1876, une nouvelle campagne de presse dans deux journaux, Le Bien public et Le Voltaire, pour soutenir le mouvement. En même temps, L'Assommoir commence à paraitre en feuilleton. Son auteur le présente comme le premier roman qui ait l'« odeur du peuple» et la parution de l'œuvre en volume suscite, en 1877, un tollé général: le des­tin de Gervaise Macquart, lingère minée par ses conditions de vie dans le quartier de la Goutte-d'Or, à Paris, puis détruite avec sa famille par l'alcool, scandalise. Zola, qui a brillamment intégré à son texte la langue verte du peuple, est accusé par les républi­cains socialisants de donner du peuple une image dégradée et par la droite conserva­trice de ne s'intéresser qu'aux vices et aux aspects sordides de la société. Mais l'énorme succès de librairie de L'Assommoir consacre le naturalisme, qui entre dans son âge d'or :le 16 avril1877, le dîner chez Trapp réunit Flaubert, Zola et les hères Goncourt, invi­tés par quatre jeunes écrivains- Léon Henni que ( 1850-1935), Huysmans ( 1848-1907), Henry Céard (1851-1924) et Guy de Maupassant (!850-1893). L'événement permet au groupe de compter ses membres et d'aller de l'avant. Autre gage de succès, Gustave Charpentier assiste au repas et, aux yeux de tous, !'éditeur de Zola devient celui du naturalisme.

Au cours de ces années J 877-1880, le groupe triomphe, même si, avec le recul, Zola semble le seul à avoir pu aller jusqu'au bout de l'ambition naturaliste, qui ne sera jamais une doctrine. Les autres membres, pendant la période faste de 1877-1880, resteront au second plan ou choisiront des voies plus personnelles. Les romanciers qui, avec Paul Alexis, invitent leurs «maîtres>->- au dîner chez Trapp se retrouveront dans le recueil emblématique du groupe. Mais aucun ne suivra à la lettre les préceptes constamment redéfinis par Zola. S'ils s'intéressent au réel, au vrai, au contemporain, leurs préoccupations esthétiques prendront le dessus et ils se soucient, en fait, peu de faire de l'« histoire naturelle>-> ou de devenir des romanciers «médecins». C'est notam­ment le cas d'Henry Céard: ce grand admirateur de Flaubert, qui, lui-même, est loin de soutenir les campagnes de presse engagées par Zola, donne, en 1881, dans Une belle journée, une réécriture de Madame Bovary. Huysmans, après Marthe (1876) et Les Sœurs Vatard (l879), évoluera de façon sinueuse (voir fiche 44) et Maupassant définira sa propre vision du roman (voir fiche 49). Léon Hennique s'affiche naturaliste en publîant La Dévouée (1878) mais il écrit surtout pour le théâtre. Exact contemporain de Zola, Alphonse Daudet (1840-1897), auteur du Petit Chose (l868) puis de Jack,

mœurs parisiennes (1878), est déjà fort connu: il choisit des sujets contemporains et les traite en styliste. C'est plus un ami qu'un véritable membre du groupe. Quant à Jules Vallès (1832-1885), il n'est proche de Zola et des naturalistes que par sa révolte contre la société. Son observation du monde n'a rien de neutre ou de scientifique. L'élan qui pousse Vallès vers le peuple se nourrit des échecs de sa vie personnelle et d'une amer­hune qui le rapproche, un temps, de Baudelaire. Journaliste et critique, il fonde sa propre feuille, Le Réfractaire, qui ne vivra que le temps de trois numéros. Ce titre résume les choix de ce combattant de la Commune qui publie, en plein essor du naturalisme, le premier volume de sa trilogie autobiographique, L'Enfant (1879), Le Bachelier (1881) et L'Insurgé (1886).

2. Des soirées de Médan aux malentendus

Destiné à prouver la cohérence et la valeur littéraire du mouvement, le recueil de nou­velles intitulé Les Soirées de Médan (1880) est considéré comme un manifeste naturaliste. Le titre évoque les réunions du groupe dans la maison de campagne que Zola a achetée en région parisienne grâce au succès de ses œuvres qui lui ont permis d'abandonner le journalisme. Le volume comporte six nouvelles: <<L'Attaque du moulin>> de Zola; <<Boule-de-Suif>-> de Maupassant; -«Sac au dos» de Huysmans; «La Saignée» de Céard; «L'AftJ.ire du grand 7» de Léon Hennique; <<Après la bataille>-> de Paul Alexis. Une seule de ces nouvelles passera à la postérité, celle de Maupassant, dans laquelle Flaubert, peu de temps avant sa mort, reconnaît immédiatement un chef-d'œuvre. Ce récit construit autour de la débâcle sociale et humaine de 1870 ne doit au naturalisme que ses thèmes­la prostitution, la bêtise bourgeoise, la vie militaire- et son pessimisme. Au-delà de la sympathie pour les déviants d'une société qui méprise et humilie le peuple, l'œuvre impose avant tout l'écriture et le déterminisme pessimiste propres à Maupassant.

Entre les jeudis de Zola, les réunions qu'il organise à Médan, le clan des amis de Daudet qui se retrouve à Champ rosay et le «grenier» des frères Goncourt, la famille naturaliste est plutôt celle du roman moderne. Elle regroupe des écrivains très divers et l'unité de façade ne durera pas car elle n'est fondée que sur une série de refus. On peut considérer en 1880 comme naturaliste tout écrivain qui refuse définitivement l'idéalisme romantique sans choisir le repli vers «l'art pour l'art>>-. Tous recherchent dans la fiction le moyen de s'interroger sur leur époque: à leurs yeux, et en principe loin du messianisme romantique, le peuple apparaît comme une espèce encore inexplorée, notamment par l'ancêtre Balzac. Le regard porté sur lui peut être« chirur­gical>>-, ou plus empathique, voire compassionnel, comme chez Daudet, un des écri­vains préférés de Vincent Van Gogh. Le groupe rejette évidemment, mais à des degrés divers, une observation purement mimétique de la société. Les romanciers naturalistes joignent à !'_observation l'interprétation: ils refusent d'être considérés comme de simples photographes au moment où cette technique entre dans les habitudes et dans les familles. Mais sur les moyens à utiliser pour livrer leur analyse, en un mot l'écriture, les points de vue divergent très vite : les romanciers naturalistes envient le modèle flaubertien et l'impersonnalité absolue choisie par le maître pour lutter contre la bêtise d'une époque qu'il hait. Mais sur la place exacte que le narrateur doit occuper dans l'œuvre, les nuances sont multiples. On convient seulement qu'il doit s'effacer et donc privilégier un récit énoncé à la troisième personne.

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Du Roman expérimental à la suprématie de Zola

Obsédé par le désir d'affiner une théorie qu'il sera le seul à mettre en pratique, Zola éclipse dès 1880 les autres membres du groupe naturaliste par sa capacité de travail et ses succès. Mais san œuvre échappe à san ambition théorique pour créer de grands mythes.

1. Le Roman expérimental et les textes théoriques

1but au long de sa carrière, Zola a justifié son programme et multiplié les préfaces et les articles tout en se défendant, dès 1866, d'être le« porte-drapeau d'une école». Face aux attaques des milieux conservateurs qui le méprisaient, ces textes veulent rappeler à la fois le sérieux et la validité esthétique du naturalisme. En réalité, îls ont peut-être mis au jour des différences. Après les trois préfaces essentielles de Thérèse Raquin (2e édition), de La Fortune des Rougon et de L'Assommoir, Zola a réuni dans deux recueils d'articles, Le Roman expérimental (1880) et Les Romanciers naturalistes (1881), ses principes essentiels, mais en les radicalisant au moment même où son œuvre per­sonnelle se libère de tous les carcans. La notion de «roman expérimental» a été empruntée, déclare Zola, à Claude Bernard, afin de transposer et non d'imiter dans le domaine du roman les objectifs et les méthodes de la science, en vue d'une recherche de la vérité, non pas intemporelle mais adaptée à la modernité et aux progrès techniques que ses contemporains admirent sans en maîtriser le sens.

Zola définit l'art du romancier comme une méthode comparable à celles qu'emploient, dans un contexte positiviste, les disciplines qui donneront naissance aux sciences humaines. Il distingue nettement l'expérimentation romanesque de celle qui prévaut dans les sciences exactes, de l'" étude raisonnée des faits et des hommes» qui est en train de constituer la méthode historique moderne, et même de la critique. Sans être toujours entendu, il précise qu'il ne s'agit ni d'une idéologie, ni d'une rhétorique: Je naturalisme est une méthode qui concilie exigence et liberté. Du côté des exigences, il rappelle d'abord l'obligation de faire appel à une documentation rigoureuse. n préconise ensuite une observation en forme d'enquête. Paraphrasant Claude Bernard, qui écrit: <<L'expérimentateur est le juge d'instruction de la nature», il décrète que: «Nous autres, romanciers, nous sommes les juges d'instruction des hommes et de leurs passions.»

Cévolution par rapport à Balzac, qui se voyait en« greffier», est spectaculaire et contra~ dictoire, si l'on songe que le romancier expérimentateur doit être objectif Cette nécessité implique la suppression des intrusions d'auteur, les fameuses digressions d'un Hugo ou d'un Balzac. Le point de vue adopté n'est généralement pas celui d'un narrateur omniscient mais celui d'un témoin interne au milieu décrit Enfin, Zola estime que le romancier ne doit pas imaginer son sujet, son cadre ou les thèmes traités: ils sont obligatoirement empruntés au monde contemporain et à ses défaillances sociales. Mais, pour interpréter le monde, Zola considère, dès 1864, que l'écrivain doit faire preuve d'invention. Il pose un «filtre» sur les faits observés qui reflète son «tempérament>> mais ne doit pas devenir

un écran déformant comparable à la rhétorique classique ou au lyrisme romantique. Le romancier reste donc un créateur mais son expérimentation débouche sur une morale laïque et démocratique et s'inscrit dans une philosophie du progrès.

2. les Rougon-Macquart, inventaire de la modernité

Tandis que Zola expose le groupe aux critiques futures q~i !'.accuseront .de limiter la littérature au roman et de la fondre dans une démarche snenttfique, les vmgt volumes des Rougon-Macquart entraînent le lecteur dans le labyrinthe de la société industrielle en construction. Des quartiers ouvriers de L'Assommoir, on passe dans Nana (1880) au monde des viveurs; le Paris haussmannien avec ses folles entreprises et la spéculation qu'elles créent revit dans La Curée (1872), Le Ventre de Paris (1873), Au Bonheur des dames (1883) ou L'Argent (1891). Ni la bourgeoisie de Pot-Boutlle (1882) ou de La ]me de vivre (1883), qui sacrifie ses filles à un ordre inhumain, ni la religion, auxiliaire du pouvoir qui éteint la vie et la sexualité, dans La Conquête de Flassans (1874) ou La Faute de l'abbé Mouret (1875), n'échappent à l'œil du romancier en quête d'utilité sociale. Avec le deuxième chef-d'œuvre, Germinal (1885), et La Bête humaine (1891), c'est sur le peuple au travail pris dans le rythme du capitalisme naissant que le regard zolien est le plus puissant. C'est sans doute parce qu'il porte un regard ouvertement progressiste, d'une âpreté inattendue, sur le monde paysan qui symbolîse en France une vieille tradition conservatrice que les critiques déjà vives se transforment en polémiques après la parution de La Terre (1887).

Dans son temps comme dans Je nôtre, les effets parfois pesants du système Zola, la présence envahissante de sa documentation, la subordination de ses personnages à l'idée qu'il veut donner de leur milieu et de leur hérédité fatale, l'omniprésence de sa thèse ont irrité. Contrairement à Flaubert et à certains écrivains réalistes, il ne sacrifie pas l'intrigue mais elle apparaît souvent très convenue. Cepend~nt, ~n s'emparant de la liberté d'écriture qu'il semblait à peine concéder au romanCier, 1 auteur du Roman expérimental devient un créateur de mythes. 11 parvient à combiner, malg~é sa confiance dans des théories, invalidées depuis, sur l'hérédité, une intuition assez JUSte des progrès des sciences et des techniques ainsi que des problèmes sociaux qui en découlent, avec une véritable vision. L'imaginaire romantique des grands mythes resurgit sous sa plume. Il se déplace du côté du monde ~u'il décrit po,u~ o~poser à .~es personnages quelquefois inconsistants des figures myth~ques: la ma~echctwn o~vnere de l'alcoolisme s'incarne dans l'alambic monstrueux qm porte en lm la destructwn de tous les personnages de L'Assommoir; la mine du Voreux de Germinal ~e nourrit comme une sorte de Moloch de l'épuisement des mineurs avant que le gnsou ne les détruise. Le mythe du hlbyrinthe où gît un monstre dévorant habite les sous-sols ~u grand magasin dans Au Bonheur des dames, le trou des Halles dans Le Ventre de Pa~1s, les bas-fonds. de la Bourse dans L'Argent tandis que la locomotive de La Bête humame se transforme en monstre de l'Apocalypse. Si on y ajoute la dimension épique ~des œuvres à couleur historique comme La Fortune des Rougon, qui évoque le coup d'Etat de 1871, et La Débâcle (1892), qui retrace la défaite française de Sedan, au début et à la fin du cycle, on constate que, s'il s'est voulu créateur sans privilé~ier la recherche, du beau, Zola a échappé au piège de la démonstration pour constrmre des mythes a la mesure de la société complexe dont il s'est fait le témoin.

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Du Roman expérimental à la suprématie de Zola

Obsédé par le désir d'affiner une théorie qu'il sera le seul à mettre en pratique, Zola éclipse dès 1880 les autres membres du groupe naturaliste par sa capacité de travail et ses succès. Mais san œuvre échappe à san ambition théorique pour créer de grands mythes.

1. Le Roman expérimental et les textes théoriques

1but au long de sa carrière, Zola a justifié son programme et multiplié les préfaces et les articles tout en se défendant, dès 1866, d'être le« porte-drapeau d'une école». Face aux attaques des milieux conservateurs qui le méprisaient, ces textes veulent rappeler à la fois le sérieux et la validité esthétique du naturalisme. En réalité, îls ont peut-être mis au jour des différences. Après les trois préfaces essentielles de Thérèse Raquin (2e édition), de La Fortune des Rougon et de L'Assommoir, Zola a réuni dans deux recueils d'articles, Le Roman expérimental (1880) et Les Romanciers naturalistes (1881), ses principes essentiels, mais en les radicalisant au moment même où son œuvre per­sonnelle se libère de tous les carcans. La notion de «roman expérimental» a été empruntée, déclare Zola, à Claude Bernard, afin de transposer et non d'imiter dans le domaine du roman les objectifs et les méthodes de la science, en vue d'une recherche de la vérité, non pas intemporelle mais adaptée à la modernité et aux progrès techniques que ses contemporains admirent sans en maîtriser le sens.

Zola définit l'art du romancier comme une méthode comparable à celles qu'emploient, dans un contexte positiviste, les disciplines qui donneront naissance aux sciences humaines. Il distingue nettement l'expérimentation romanesque de celle qui prévaut dans les sciences exactes, de l'" étude raisonnée des faits et des hommes» qui est en train de constituer la méthode historique moderne, et même de la critique. Sans être toujours entendu, il précise qu'il ne s'agit ni d'une idéologie, ni d'une rhétorique: Je naturalisme est une méthode qui concilie exigence et liberté. Du côté des exigences, il rappelle d'abord l'obligation de faire appel à une documentation rigoureuse. n préconise ensuite une observation en forme d'enquête. Paraphrasant Claude Bernard, qui écrit: <<L'expérimentateur est le juge d'instruction de la nature», il décrète que: «Nous autres, romanciers, nous sommes les juges d'instruction des hommes et de leurs passions.»

Cévolution par rapport à Balzac, qui se voyait en« greffier», est spectaculaire et contra~ dictoire, si l'on songe que le romancier expérimentateur doit être objectif Cette nécessité implique la suppression des intrusions d'auteur, les fameuses digressions d'un Hugo ou d'un Balzac. Le point de vue adopté n'est généralement pas celui d'un narrateur omniscient mais celui d'un témoin interne au milieu décrit Enfin, Zola estime que le romancier ne doit pas imaginer son sujet, son cadre ou les thèmes traités: ils sont obligatoirement empruntés au monde contemporain et à ses défaillances sociales. Mais, pour interpréter le monde, Zola considère, dès 1864, que l'écrivain doit faire preuve d'invention. Il pose un «filtre» sur les faits observés qui reflète son «tempérament>> mais ne doit pas devenir

un écran déformant comparable à la rhétorique classique ou au lyrisme romantique. Le romancier reste donc un créateur mais son expérimentation débouche sur une morale laïque et démocratique et s'inscrit dans une philosophie du progrès.

2. les Rougon-Macquart, inventaire de la modernité

Tandis que Zola expose le groupe aux critiques futures q~i !'.accuseront .de limiter la littérature au roman et de la fondre dans une démarche snenttfique, les vmgt volumes des Rougon-Macquart entraînent le lecteur dans le labyrinthe de la société industrielle en construction. Des quartiers ouvriers de L'Assommoir, on passe dans Nana (1880) au monde des viveurs; le Paris haussmannien avec ses folles entreprises et la spéculation qu'elles créent revit dans La Curée (1872), Le Ventre de Paris (1873), Au Bonheur des dames (1883) ou L'Argent (1891). Ni la bourgeoisie de Pot-Boutlle (1882) ou de La ]me de vivre (1883), qui sacrifie ses filles à un ordre inhumain, ni la religion, auxiliaire du pouvoir qui éteint la vie et la sexualité, dans La Conquête de Flassans (1874) ou La Faute de l'abbé Mouret (1875), n'échappent à l'œil du romancier en quête d'utilité sociale. Avec le deuxième chef-d'œuvre, Germinal (1885), et La Bête humaine (1891), c'est sur le peuple au travail pris dans le rythme du capitalisme naissant que le regard zolien est le plus puissant. C'est sans doute parce qu'il porte un regard ouvertement progressiste, d'une âpreté inattendue, sur le monde paysan qui symbolîse en France une vieille tradition conservatrice que les critiques déjà vives se transforment en polémiques après la parution de La Terre (1887).

Dans son temps comme dans Je nôtre, les effets parfois pesants du système Zola, la présence envahissante de sa documentation, la subordination de ses personnages à l'idée qu'il veut donner de leur milieu et de leur hérédité fatale, l'omniprésence de sa thèse ont irrité. Contrairement à Flaubert et à certains écrivains réalistes, il ne sacrifie pas l'intrigue mais elle apparaît souvent très convenue. Cepend~nt, ~n s'emparant de la liberté d'écriture qu'il semblait à peine concéder au romanCier, 1 auteur du Roman expérimental devient un créateur de mythes. 11 parvient à combiner, malg~é sa confiance dans des théories, invalidées depuis, sur l'hérédité, une intuition assez JUSte des progrès des sciences et des techniques ainsi que des problèmes sociaux qui en découlent, avec une véritable vision. L'imaginaire romantique des grands mythes resurgit sous sa plume. Il se déplace du côté du monde ~u'il décrit po,u~ o~poser à .~es personnages quelquefois inconsistants des figures myth~ques: la ma~echctwn o~vnere de l'alcoolisme s'incarne dans l'alambic monstrueux qm porte en lm la destructwn de tous les personnages de L'Assommoir; la mine du Voreux de Germinal ~e nourrit comme une sorte de Moloch de l'épuisement des mineurs avant que le gnsou ne les détruise. Le mythe du hlbyrinthe où gît un monstre dévorant habite les sous-sols ~u grand magasin dans Au Bonheur des dames, le trou des Halles dans Le Ventre de Pa~1s, les bas-fonds. de la Bourse dans L'Argent tandis que la locomotive de La Bête humame se transforme en monstre de l'Apocalypse. Si on y ajoute la dimension épique ~des œuvres à couleur historique comme La Fortune des Rougon, qui évoque le coup d'Etat de 1871, et La Débâcle (1892), qui retrace la défaite française de Sedan, au début et à la fin du cycle, on constate que, s'il s'est voulu créateur sans privilé~ier la recherche, du beau, Zola a échappé au piège de la démonstration pour constrmre des mythes a la mesure de la société complexe dont il s'est fait le témoin.

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Les crises du naturalisme: dissidences et critiques

Plus que tout autre mouvement, le naturalisme, vilipendé par la critique conservatrice, a été traversé par des rivalités internes. L'hégémonie de Zola, qui semblait subordonner les enjeux esthétiques aux ambitions scientifiques et sociales du mouvement, a provoqué des ruptures.

1. les crises ii l'intérieur du groupe

132

Les premières tensions se manifestent rapidement après la mort de Flaubert. Souvent parisien, l'ermite de Croisset ne croit pas aux théories, et encore moins au réalisme et au naturalisme: «La Réalité ne doit être qu'un tremplin>>, écrit-il. Il ne cache pas son irritation à l'égard du matérialisme de« ce brave Zola Y.>, dont les feuilletons et la logor­rhée théorique l'agacent. Mais Flaubert protège et rassemble tons les romanciers de la modernité en butte à de nombreuses critiques de la part des milieux conservateurs. Dès sa mort, en 1880, les rivalités s'expriment à l'intérieur du groupe. Au-delà de la jalousie que suscite l'influence énorme de Zola dans la presse et l'édition, sans doute aussi son enrichissement, les principes du naturalisme brident les ambitions esthé­tiques d'écrivains à la recherche d'un style et d'une écriture singulière. C'est le cas d'Henry Céard, qui s'éloigne discrètement, c'est surtout celui de Huysmans, qui publie, en 1884, À rebours, une œuvre au titre symbolique où on voit s'annoncer l'esprit «décadent)>, Rompant spectaculairement avec le naturalisme militant de ses romans précédents qui exploraient la misère sociale des ouvrières et des couples malheureux dans les quartiers sinistres du vieux Paris, À rebours renonce à construire une intrigue et trace le portrait d'un esthète. En 1903, i1 décrit en ces termes la crise qui agitait le groupe quand parut son roman:

«le naturalisme s'épuisait à tourner la meule dans le même cercle. La somme d'observations que chacun avait emmagasinée, en les prenant sur soi-même ct sur les autres, commençait à

s'épuiser. Zola qui était un beau décorateur de théâtre s'en tirait en brossant des toiles plus ou moins précises; ses héros étaient dénués d'âme, régis tout bonnement par des instincts et des pulsions, ce qui simplifiait le travail de l'analyse. [ ... ] Nous autres, moins râblés et préoccupes d'un art plus subtil et plus vrai, nous devions nous demander si le naturalisme n'aboutissait pas à une impasse et si nous n'allions pas nous heurter contre le mur du fond)),

Si Huysmans manifeste un désir légitime d'auteur, celui d'« ouvrir les fenêtres)), ce sont des querelles moins nobles qui se trament ailleurs, sans doute du côté des cercles respectifs d'Edmond de Goncourt et d'Alphonse Daudet. Tous deux sont proches d'une bourgeoisie aux goüts conservateurs, attachée à la poésie classique et scandalisée par sa découverte des mœurs populaires: jaloux de la suprématie de Zola, ils encouragent discrètement une rébellion des jeunes auteurs. L'attaque est suscitée par la parution de La Terre. Le 18 août 1887, Paul Bonnetain, Lucien Descaves, Gustave Guiches, Paul Margueritte et J.-H. Rosny, qui ne passeront pas à la postérité, publient dans Le Figaro

2.

une charge violente, en forme de pamphlet, contre le roman et son auteur. Après avoir exprimé une « déception profonde et douloureuse>), ils précisent:

«Non seulement l'observation est superficielle, la narration commune et dépourvue de caractéristiques, mais la note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie. Le Maître est descendu au fond de l'immondice. >)

Au-delà du prétexte fourni- le roman est loin d'être un des meilleurs du cycle-, la conclusion du texte scelle la fin de 1' « aventure» et la rupture avec Zola.

le naturalisme en procès

En réalité, tout exposait le mouvement à de violentes critiques: la personnalité de Zola, l'adhésion du groupe à l'idée de Progrès comme à la République qui est loin de faire l'unanimité dans la bourgeoisie d'affaires et la noblesse mondaine, et la notion même de littérature utile et tournée vers le peuple. Les premières attaques viennent de la plume polémique et brillante de Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889), figure du dandysme et romancier atypique, qui raille sans pitié un projet étranger à sa vision des lettres. Dès 1882, Ferdinand Brunetière (1849-1906), critique et professeur, pionnier de l'histoire littéraire qu'il structure entièrement autour de l'idéal classique, condamne Zola et le naturalisme dans des études intitulées Le Roman naturaliste. Déjà très sévère à l'égard de la modernité baudelairienne et de «l'art pour l'art)>, ce maître exerce une grande influence: son cours à la Sorbonne est très suivi, y compris par les femmes de la noblesse et de la grande bourgeoisie, et sa condamnation précoce ne contribue pas peu à transformer Zola en auteur sulfureux. Pour lui,« [si] M. Zola manque de goût et d'esprit, comme il manque de finesse psychologique, c'est que M. Zola manque de sens moral>>. Ce jugement lapidaire donne 1e ton du procès: on ne critique pas ce qui est littérairement contestable dans !e naturalisme, c'est -à-dire la primauté absolue accordée à la fiction au détriment de la poésie, l'idée que l'art et la littérature peuvent obéir comme les sciences au mouvement du progrès, on intente au mouvement et surtout à son chef un procès en immoralité. On reproche au naturalisme d'avoir dévoilé l'arrière­cour de la société bourgeoise, l'envers de la vie d'artiste, la sujétion des femmes, la réa­lité du monde ouvrier. L'analyse des névroses que certains auteurs naturalistes abordent avec complaisance dérange l'ordre moral: au moment où Zola, impavide face aux cri­tiques, poursuit le cycle des Rougon-Macquart, le public mondain se passionne pour les romans d'évasion exotique de Pierre Loti (1850-1923) comme Aziyadé (1879) ou Madame Chrysanthème ( 1887), puis pour les romans dit d'« analyse psychologique» de Paul Bourget (1852-1935) comme Un crime d'amour (1886).

La critique du naturalisme s'inscrit surtout dans le contexte politique d'une IIIe République qui prolonge l'ordre moral et tente de se réconcilier avec l'Église pour se légitimer dans des milieux qui lui sont traditionnellement hostiles. Rejeter le natu­ralisme revient plus largement à liquider le positivisme, à en finir avec l'influence d'Auguste Comte et de Taine, à discréditer le scientisme et tous les matérialismes. Il s'agit de réhabiliter le sacré, de favoriser l'équilibre entre le pouvoir politique et le pou­voir religieux. Mais, malgré la vigueur des attaques, le courant naturaliste continue à s'exprimer jusqu'à la fin du siècle, même si le symbolisme peut apparaître comme une réaction spirituelle et formelle au mouvement.

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Les crises du naturalisme: dissidences et critiques

Plus que tout autre mouvement, le naturalisme, vilipendé par la critique conservatrice, a été traversé par des rivalités internes. L'hégémonie de Zola, qui semblait subordonner les enjeux esthétiques aux ambitions scientifiques et sociales du mouvement, a provoqué des ruptures.

1. les crises ii l'intérieur du groupe

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Les premières tensions se manifestent rapidement après la mort de Flaubert. Souvent parisien, l'ermite de Croisset ne croit pas aux théories, et encore moins au réalisme et au naturalisme: «La Réalité ne doit être qu'un tremplin>>, écrit-il. Il ne cache pas son irritation à l'égard du matérialisme de« ce brave Zola Y.>, dont les feuilletons et la logor­rhée théorique l'agacent. Mais Flaubert protège et rassemble tons les romanciers de la modernité en butte à de nombreuses critiques de la part des milieux conservateurs. Dès sa mort, en 1880, les rivalités s'expriment à l'intérieur du groupe. Au-delà de la jalousie que suscite l'influence énorme de Zola dans la presse et l'édition, sans doute aussi son enrichissement, les principes du naturalisme brident les ambitions esthé­tiques d'écrivains à la recherche d'un style et d'une écriture singulière. C'est le cas d'Henry Céard, qui s'éloigne discrètement, c'est surtout celui de Huysmans, qui publie, en 1884, À rebours, une œuvre au titre symbolique où on voit s'annoncer l'esprit «décadent)>, Rompant spectaculairement avec le naturalisme militant de ses romans précédents qui exploraient la misère sociale des ouvrières et des couples malheureux dans les quartiers sinistres du vieux Paris, À rebours renonce à construire une intrigue et trace le portrait d'un esthète. En 1903, i1 décrit en ces termes la crise qui agitait le groupe quand parut son roman:

«le naturalisme s'épuisait à tourner la meule dans le même cercle. La somme d'observations que chacun avait emmagasinée, en les prenant sur soi-même ct sur les autres, commençait à

s'épuiser. Zola qui était un beau décorateur de théâtre s'en tirait en brossant des toiles plus ou moins précises; ses héros étaient dénués d'âme, régis tout bonnement par des instincts et des pulsions, ce qui simplifiait le travail de l'analyse. [ ... ] Nous autres, moins râblés et préoccupes d'un art plus subtil et plus vrai, nous devions nous demander si le naturalisme n'aboutissait pas à une impasse et si nous n'allions pas nous heurter contre le mur du fond)),

Si Huysmans manifeste un désir légitime d'auteur, celui d'« ouvrir les fenêtres)), ce sont des querelles moins nobles qui se trament ailleurs, sans doute du côté des cercles respectifs d'Edmond de Goncourt et d'Alphonse Daudet. Tous deux sont proches d'une bourgeoisie aux goüts conservateurs, attachée à la poésie classique et scandalisée par sa découverte des mœurs populaires: jaloux de la suprématie de Zola, ils encouragent discrètement une rébellion des jeunes auteurs. L'attaque est suscitée par la parution de La Terre. Le 18 août 1887, Paul Bonnetain, Lucien Descaves, Gustave Guiches, Paul Margueritte et J.-H. Rosny, qui ne passeront pas à la postérité, publient dans Le Figaro

2.

une charge violente, en forme de pamphlet, contre le roman et son auteur. Après avoir exprimé une « déception profonde et douloureuse>), ils précisent:

«Non seulement l'observation est superficielle, la narration commune et dépourvue de caractéristiques, mais la note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie. Le Maître est descendu au fond de l'immondice. >)

Au-delà du prétexte fourni- le roman est loin d'être un des meilleurs du cycle-, la conclusion du texte scelle la fin de 1' « aventure» et la rupture avec Zola.

le naturalisme en procès

En réalité, tout exposait le mouvement à de violentes critiques: la personnalité de Zola, l'adhésion du groupe à l'idée de Progrès comme à la République qui est loin de faire l'unanimité dans la bourgeoisie d'affaires et la noblesse mondaine, et la notion même de littérature utile et tournée vers le peuple. Les premières attaques viennent de la plume polémique et brillante de Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889), figure du dandysme et romancier atypique, qui raille sans pitié un projet étranger à sa vision des lettres. Dès 1882, Ferdinand Brunetière (1849-1906), critique et professeur, pionnier de l'histoire littéraire qu'il structure entièrement autour de l'idéal classique, condamne Zola et le naturalisme dans des études intitulées Le Roman naturaliste. Déjà très sévère à l'égard de la modernité baudelairienne et de «l'art pour l'art)>, ce maître exerce une grande influence: son cours à la Sorbonne est très suivi, y compris par les femmes de la noblesse et de la grande bourgeoisie, et sa condamnation précoce ne contribue pas peu à transformer Zola en auteur sulfureux. Pour lui,« [si] M. Zola manque de goût et d'esprit, comme il manque de finesse psychologique, c'est que M. Zola manque de sens moral>>. Ce jugement lapidaire donne 1e ton du procès: on ne critique pas ce qui est littérairement contestable dans !e naturalisme, c'est -à-dire la primauté absolue accordée à la fiction au détriment de la poésie, l'idée que l'art et la littérature peuvent obéir comme les sciences au mouvement du progrès, on intente au mouvement et surtout à son chef un procès en immoralité. On reproche au naturalisme d'avoir dévoilé l'arrière­cour de la société bourgeoise, l'envers de la vie d'artiste, la sujétion des femmes, la réa­lité du monde ouvrier. L'analyse des névroses que certains auteurs naturalistes abordent avec complaisance dérange l'ordre moral: au moment où Zola, impavide face aux cri­tiques, poursuit le cycle des Rougon-Macquart, le public mondain se passionne pour les romans d'évasion exotique de Pierre Loti (1850-1923) comme Aziyadé (1879) ou Madame Chrysanthème ( 1887), puis pour les romans dit d'« analyse psychologique» de Paul Bourget (1852-1935) comme Un crime d'amour (1886).

La critique du naturalisme s'inscrit surtout dans le contexte politique d'une IIIe République qui prolonge l'ordre moral et tente de se réconcilier avec l'Église pour se légitimer dans des milieux qui lui sont traditionnellement hostiles. Rejeter le natu­ralisme revient plus largement à liquider le positivisme, à en finir avec l'influence d'Auguste Comte et de Taine, à discréditer le scientisme et tous les matérialismes. Il s'agit de réhabiliter le sacré, de favoriser l'équilibre entre le pouvoir politique et le pou­voir religieux. Mais, malgré la vigueur des attaques, le courant naturaliste continue à s'exprimer jusqu'à la fin du siècle, même si le symbolisme peut apparaître comme une réaction spirituelle et formelle au mouvement.

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Maupassant et l'illusion réaliste

D'abord fils spirituel de Flaubert, Maupassant (1850-1893) doit sa célébrité à la famille naturaliste, dont il ne partage pas l'idéologie. Entre réalisme et naturalisme, il énonce une conception mesurée du roman, dégagée de l'emprise naturaliste.

1. Un conteur prolifique

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Réfractaire par nature à tout embrigadement dans une école, Guy de Maupassant vient à la littérature par des voies diverses: fils malheureux d'un couple désuni, élève rebelle, il bénéficie de la protection des écrivains amis de son oncle maternel Alfred Le Poittevin, Louis Bouilhet et surtout Flaubert. Malgré des débuts dans la vie difficiles, marqués par la défaite de 1870, qu'il subit dans l'armée, puis par un emploi de commis au ministère de la Marine (1872- 1 880), il écrit dans tous les domaines et publie facile­ment dans les journaux dès 1875 des textes brefs, étiquetés sans distinction contes ou nouvelles, dans lesquels il manifeste une efficacité narrative, un sens du rythme et de l'oralité propre à l'art du conte. Ses thèmes sont empruntés à son univers familier -la Normandie et ses paysans, le milieu déprimant des ronds-de-cuir fréquenté profes­sionnellement, le demi-monde des viveurs et des filles faciles, et l'univers des cano­tiers, qu'il rejoint chaque dimanche pour naviguer sur la Seine et dépenser une énergie mal employée. Si les sujets qu'il traite le rapprochent du naturalisme, ses premiers essais incitent Flaubert à le faire travailler: dans la préfa_ce de Pierre et jean (1887),

Maupassant évoque ses rendez-vous hebdomadaires avec le maître, qui le stimule par ses critiques et lui conseille de délaisser le théâtre et la poésie.

Grâce au succès triomphal de <<Boule-de-Suif))' le meilleur texte des Soirées de Médan, Maupassant se consacre entièrement à la littérature sans se lier vraiment au groupe naturaliste. Sa production est impressionnante : plus de 300 contes et nouvelles jalon­nent une carrière aussi courte que brillante, soutenue par le succès constant de ses œuvres, mais minée par la syphilis, les obsessions, la quête amoureuse jamais achevee et un pessimisme profond et viscéral. Plus encore que le groupe naturaliste, il est influencé par le déterminisme pessimiste de Schopenhauer: il ne croit ni à la famille, ni à la société, ni à la religion, qu'il peint avec un détachement féroce. Lamour se réduit pour lui à l'instinct sexuel, vu comme un leurre de la nature, destiné à perpétuer l'espèce humaine. Au cœur de toutes ses intrigues, on trouve 1' argent et l'intérêt qui entretiennent bassesse, hypocrisie, intolérance, et assurent le triomphe des médiocres. Mais le narrateur qui fait entendre sa voix dans des récits enchâssés et observe ses per­sonnages d'un regard cruel souligne aussi l'ironie de la vie, ses malentendus et ses fugi­tifs instants de bonheur dont le souvenir peut habiter toute une vie comme dans Une partie de campagne (1881) ou la détruire totalement, comme dans La Parure (1892). L'originalité d'un style qui refuse l'artifice de l'écriture artiste mais s'impose une trans­parence exigeante et flaubertienne donne vie à ses personnages par des emprunts savamment dosés au dialecte normand, qui reflète un certain fatalisme.

2. Maupassant et l'art du roman

Maupassant publie ses contes et nouvelles au rythme d'un recueil par an de 1881 à 1890 mais n'oublie jamais de rappeler, dans ses Chroniques, sa dette envers les «maîtres» que sont pour lui Haubert, Zola et Edmond de Goncourt. Il aborde cepen­dant le roman, genre dont tout écrivain attend alors la consécration, sans référence directe à ses modèles: habitué à saîsir sur le vif ce qui l'intéresse dans des milieux qu'il connaît bien, indifférent à toute ambition scientifique et sans aucune préoccupation sociale, il ne se fonde sur aucune documentation autre que son observation. En 1882, il écrit danS le journal Le Gaulois :

«Et d'abord, en principe, je déclare que je croîs tous les principes littéraires inutiles. L'œuvre seule vaut quelque chose, quelle que soit la méthode du romancier.))

Les personnages et les intrigues de se.<; romans amplifient, avec un traitement habile de la narration, du temps et de la description, la thématique de ses nouvelles: mensonges et trahisons familiales et amoureuses, désillusion fataliste ou rouerie chez les femmes, arrivisme et cynisme chez les hommes. Le destin pathétiquement végétatif et banal de l'héroïne d'Une vie (1883) est détaillé par étapes et ciselé au scalpel. Le succès de ce premier roman est partiellement dû au scandale créé par le refus de tout jugement moral chez le narrateur. Bel-Ami (1885) décrit l'ascension sociale d'un sous-officier sans scrupules dans les milieux de la presse, de la banque et de la politique. Mais, si la trajectoire du héros Georges Duroy ressemble à celle de Julien Sorel ou d'Eugène de Rastignac, il s'agit d'un homme fait et son parcours calculé n'est plus un apprentissage.

C'est dans une longue préface à une de ses œuvres les plus personnelles, Pierre et jean, que Maupassant formule son art du roman. À la recherche de la vérité il oppose le souci de faire vrai, persuadé que« chacun de nous [ ... ] se fait une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et l'écrivain n'a d'autre mission que de reproduire cette iUusion avec tous les procédés d'art qu'il a appris et dont il peut disposer)) avant de conclure que «les Réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des Illusionnistes)),

Il serait d'autant plus imprudent d'enrôler Maupassant sous la bannière du natura­lisme qu'une part importante de son inspiration relève d'une veine fantastique et macabre, esquissée très tôt dans ses nouvelles. Sous la forme d'un journal intime, Le Horla (1887), un récit entre nouvelle et roman, restitue la dépossession d'un homme progressivement détruit et condamné au suicide par la présence d'un être imaginaire qui se substitue à lui. Cette interrogation sur sa propre identité, qui préfigure la démence dans laquelle Maupassant, interné après un suicide manqué, achèvera sa vie, donne un ton nouveau au fantastique, annonçant le développement de ce registre au xxe siècle. Enfin, dernière preuve de la souplesse d'un écrivain, aujourd'hui fréquem­ment adapté au cinéma, ses deux derniers romans, fOrt comme la mort ( 1889) et Notre cœur ( 1890), recourent à l'analyse psychologique pour aborder respectivement le thème du vieillissement de l'artiste et celui d'une passion amoureuse avortée entre deux êtres trop dissemblables.

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Maupassant et l'illusion réaliste

D'abord fils spirituel de Flaubert, Maupassant (1850-1893) doit sa célébrité à la famille naturaliste, dont il ne partage pas l'idéologie. Entre réalisme et naturalisme, il énonce une conception mesurée du roman, dégagée de l'emprise naturaliste.

1. Un conteur prolifique

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Réfractaire par nature à tout embrigadement dans une école, Guy de Maupassant vient à la littérature par des voies diverses: fils malheureux d'un couple désuni, élève rebelle, il bénéficie de la protection des écrivains amis de son oncle maternel Alfred Le Poittevin, Louis Bouilhet et surtout Flaubert. Malgré des débuts dans la vie difficiles, marqués par la défaite de 1870, qu'il subit dans l'armée, puis par un emploi de commis au ministère de la Marine (1872- 1 880), il écrit dans tous les domaines et publie facile­ment dans les journaux dès 1875 des textes brefs, étiquetés sans distinction contes ou nouvelles, dans lesquels il manifeste une efficacité narrative, un sens du rythme et de l'oralité propre à l'art du conte. Ses thèmes sont empruntés à son univers familier -la Normandie et ses paysans, le milieu déprimant des ronds-de-cuir fréquenté profes­sionnellement, le demi-monde des viveurs et des filles faciles, et l'univers des cano­tiers, qu'il rejoint chaque dimanche pour naviguer sur la Seine et dépenser une énergie mal employée. Si les sujets qu'il traite le rapprochent du naturalisme, ses premiers essais incitent Flaubert à le faire travailler: dans la préfa_ce de Pierre et jean (1887),

Maupassant évoque ses rendez-vous hebdomadaires avec le maître, qui le stimule par ses critiques et lui conseille de délaisser le théâtre et la poésie.

Grâce au succès triomphal de <<Boule-de-Suif))' le meilleur texte des Soirées de Médan, Maupassant se consacre entièrement à la littérature sans se lier vraiment au groupe naturaliste. Sa production est impressionnante : plus de 300 contes et nouvelles jalon­nent une carrière aussi courte que brillante, soutenue par le succès constant de ses œuvres, mais minée par la syphilis, les obsessions, la quête amoureuse jamais achevee et un pessimisme profond et viscéral. Plus encore que le groupe naturaliste, il est influencé par le déterminisme pessimiste de Schopenhauer: il ne croit ni à la famille, ni à la société, ni à la religion, qu'il peint avec un détachement féroce. Lamour se réduit pour lui à l'instinct sexuel, vu comme un leurre de la nature, destiné à perpétuer l'espèce humaine. Au cœur de toutes ses intrigues, on trouve 1' argent et l'intérêt qui entretiennent bassesse, hypocrisie, intolérance, et assurent le triomphe des médiocres. Mais le narrateur qui fait entendre sa voix dans des récits enchâssés et observe ses per­sonnages d'un regard cruel souligne aussi l'ironie de la vie, ses malentendus et ses fugi­tifs instants de bonheur dont le souvenir peut habiter toute une vie comme dans Une partie de campagne (1881) ou la détruire totalement, comme dans La Parure (1892). L'originalité d'un style qui refuse l'artifice de l'écriture artiste mais s'impose une trans­parence exigeante et flaubertienne donne vie à ses personnages par des emprunts savamment dosés au dialecte normand, qui reflète un certain fatalisme.

2. Maupassant et l'art du roman

Maupassant publie ses contes et nouvelles au rythme d'un recueil par an de 1881 à 1890 mais n'oublie jamais de rappeler, dans ses Chroniques, sa dette envers les «maîtres» que sont pour lui Haubert, Zola et Edmond de Goncourt. Il aborde cepen­dant le roman, genre dont tout écrivain attend alors la consécration, sans référence directe à ses modèles: habitué à saîsir sur le vif ce qui l'intéresse dans des milieux qu'il connaît bien, indifférent à toute ambition scientifique et sans aucune préoccupation sociale, il ne se fonde sur aucune documentation autre que son observation. En 1882, il écrit danS le journal Le Gaulois :

«Et d'abord, en principe, je déclare que je croîs tous les principes littéraires inutiles. L'œuvre seule vaut quelque chose, quelle que soit la méthode du romancier.))

Les personnages et les intrigues de se.<; romans amplifient, avec un traitement habile de la narration, du temps et de la description, la thématique de ses nouvelles: mensonges et trahisons familiales et amoureuses, désillusion fataliste ou rouerie chez les femmes, arrivisme et cynisme chez les hommes. Le destin pathétiquement végétatif et banal de l'héroïne d'Une vie (1883) est détaillé par étapes et ciselé au scalpel. Le succès de ce premier roman est partiellement dû au scandale créé par le refus de tout jugement moral chez le narrateur. Bel-Ami (1885) décrit l'ascension sociale d'un sous-officier sans scrupules dans les milieux de la presse, de la banque et de la politique. Mais, si la trajectoire du héros Georges Duroy ressemble à celle de Julien Sorel ou d'Eugène de Rastignac, il s'agit d'un homme fait et son parcours calculé n'est plus un apprentissage.

C'est dans une longue préface à une de ses œuvres les plus personnelles, Pierre et jean, que Maupassant formule son art du roman. À la recherche de la vérité il oppose le souci de faire vrai, persuadé que« chacun de nous [ ... ] se fait une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et l'écrivain n'a d'autre mission que de reproduire cette iUusion avec tous les procédés d'art qu'il a appris et dont il peut disposer)) avant de conclure que «les Réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des Illusionnistes)),

Il serait d'autant plus imprudent d'enrôler Maupassant sous la bannière du natura­lisme qu'une part importante de son inspiration relève d'une veine fantastique et macabre, esquissée très tôt dans ses nouvelles. Sous la forme d'un journal intime, Le Horla (1887), un récit entre nouvelle et roman, restitue la dépossession d'un homme progressivement détruit et condamné au suicide par la présence d'un être imaginaire qui se substitue à lui. Cette interrogation sur sa propre identité, qui préfigure la démence dans laquelle Maupassant, interné après un suicide manqué, achèvera sa vie, donne un ton nouveau au fantastique, annonçant le développement de ce registre au xxe siècle. Enfin, dernière preuve de la souplesse d'un écrivain, aujourd'hui fréquem­ment adapté au cinéma, ses deux derniers romans, fOrt comme la mort ( 1889) et Notre cœur ( 1890), recourent à l'analyse psychologique pour aborder respectivement le thème du vieillissement de l'artiste et celui d'une passion amoureuse avortée entre deux êtres trop dissemblables.

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le naturalisme au théâtre et le déclin du mouvement

Le naturalisme a conquis le public en imposant le roman comme genre dominant. On méconnaît souvent la place qu'il a occupée au théâtre, grâce à

des écrivains mineurs mais influents dans leur temps jusqu'au déclin du mouvement.

1. Entre échec et théorie

D zola et le théâtre

En dépit d'échecs partagés avec ses amis du« Groupe des Cinq» (voir fiche 48), Zola a consacré beaucoup d'énergie au théâtre. Critique dramatique lui-même, îl attache énormément d'importance, entre 1873 et 1888, à l'adaptation de ses grands romans au théâtre comme Thérèse Raquin, L'Assommoir, Nana ou Germinal. Son obstination s'explique par l'importance du théâtre dans la vie sociale et culturelle de son temps et sa volonté d'imposer la modernité en ce domaine. Dans le recueil de ses articles dra­matiques regroupés sous le titre Le Naturalisme au théâtre (1880), il réaffirme que le naturalisme« est l'expression du siècle et, pour qu'il périsse, il faudrait qu'un nouveau bouleversement transformât notre monde démocratique>>. Conscient du caractère désuet des conventions en usage, il plaide pour une adaptation du genre à son époque, c'est-à-dire à la ii passion du vrai et du réel>> qui s'inscrive dans les sujets, les décors, les costumes et la mise en scène. Il écrit:

«Je me demande [ ... ] si un auteur ne saura pas tourner les conventions scéniques, de façon à les modifier et à les utiliser pour porter sur la scène une plus grande intensité de vie >1.

~ Des œuvres inégales et une production composite

lvialgré cette déclaration d'intention, le théâtre naturaliste ne s'est pas imposé mais il a inspiré un grand metteur en scène, André Antoine (1858-1943). Celui-ci fait jouer dans son Théâtre-Libre, à partir de 1887, les pièces peu convaincantes des membres du groupe comme Paul Alexis, Henry Céard et, surtout, Léon Hennique. Après avoir tenté vainement de susciter une nouvelle génération d'écrivains, il mettra en scène des auteurs étrangers qui ont parfaitement pris en compte la modernité dans leur écriture. Ibsen et Strindberg ont, sans le savoir, répondu à l'attente de Zola en montrant dans leurs œuvres un <<fait se déroulant dans la réalité et soulevant chez les personnages des passions et des sentiments dont l'analyse serait le seul sujet de la pièce». Bien que son auteur ne se soit nullement reconnu dans le naturalisme, la pièce d'Henry Becque (1837-1899) Les Corbeaux (1882), représentée à la Comédie-Française, occasionne un scandale en introduisant au théâtre des thèmes naturalistes, la passion de l'argent et les calculs sordides qu'elle inspire à quelques arrivistes pressés de dépouiller une famille. Mais elle ne comporte aucune innovation dramaturgique ou scénique, de même que les œuvres de jules Renard (1864-1910) et du romancier Octave Mirbeau (1848-1917).

Tous deux abordent avec cruauté la petitesse bourgeoise et ses mesquineries. Jules Renard fait jouer L'écornifleur (1892), Le Plaisir de rompre (1897) et Le Pain de ménage (1898), textes inférieurs à son journal (1925-1927). La pièce d'Octave Mirbeau Les affaires sont les affaires ( 1903) traite sur le mode naturaliste un sujet social univer­sel dans un texte qui a plutôt bien vieilli.

2. Déclin et postérité du naturalisme {1887-1893)

~ l'enquête du journaliste jules Huret (1863-1915)

Alors que le mouvement semble dans l'impasse, l'Enquête sur l'évolution littéraire, publiée par le journaliste Jules Huret en 1893 dans L'Écho de Paris, témoigne de la place encore dominante occupée par le naturalisme dans la vie littéraire et sociale en France. Acquis au darwinisme, ce journaliste littéraire s'intéresse aussi au domaine social. Il entend en fait le mot «évolution» au sens darwinien du terme et demande donc aux écrivains qu'il interroge de se situer par rapport au naturalisme. Le travail est intéressant dans la mesure où il confirme la réalité et la vigueur des courants littéraires: Huret postule, sur le principe de la lutte pour la vie, que l'état de la littéra­ture française met en évidence une bataille des «Psychologues contre les Naturalistes» et des« Symbolistes contre les Parnassiens». Il interroge le groupe des Soirées de Médan­Goncourt, Zola, Maupassant, Huysmans - mais aussi les romanciers ennemis du naturalisme, comme Anatole France, Barrès, Mirbeau, Rosny, Paul Margueritte. Renan donne son avis, ainsi que des critiques comme Jules Lemaître ou Jules Claretie. Enfin, Huret sollicite les poètes parnassiens ou non comme Leconte de Lisle et François Coppée, Mallarmé, Verlaine, Jean Moréas, Saint-Pol Roux. Si le fidèle Paul Alexis répond à l'enquête par un télégramme en forme de boutade: «Naturalisme pas mort. Lettre suit ''• il est isolé. La plupart des écrivains consultés avouent leur lassitude à l'égard du mouvement, usé et trop soutenu, selon eux, par la presse. On constate que le naturalisme a imprégné pratiquement toute la vie littéraire et on compare sa dispa­rition à celle de la «défroque romantique»: les deux mouvements ont dominé le siècle avant de sombrer dans un conformisme destructeur.

& Usure des doctrines, vigueur des écrivains

Si le romantisme est mort de son incapacité à faire vivre les rêves dont il entretenait le désir lancinant, le naturalisme s'est épuisé à poser des questions en décalage avec son objet même. Pour avoir voulu créer une littérature en harmonie avec la réalité de son temps, le groupe naturaliste a laissé croire qu'îl existait un mouvement du progrès dans les arts et les lettres comparable à celui qui, dans les sciences et les techniques, comme dans le dom4ine politique, a fait du xrxc siècle une époque conquérante. Certes, le mouvement a achevé l'évolution, engagée à la fin du xv me siècle, qui a attribué à l'écrivain un sacerdoce laïque dont Zola saura se saisir, au moment voulu, pendant l'affaire Dreyfus. Mais le futur auteur de J'accuse a certainement oublié que toute entreprise littéraire est, plus qu'une expérimentation, une interrogation sur le langage et sur des formes très anciennes que l'écrivain subvertit de l'intérieur. Sans apporter de réponse définitive, le symbolisme, qui a concurrencé le naturalisme dans les deux dernières décennies du siècle, a rappelé cette évidence.

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le naturalisme au théâtre et le déclin du mouvement

Le naturalisme a conquis le public en imposant le roman comme genre dominant. On méconnaît souvent la place qu'il a occupée au théâtre, grâce à

des écrivains mineurs mais influents dans leur temps jusqu'au déclin du mouvement.

1. Entre échec et théorie

D zola et le théâtre

En dépit d'échecs partagés avec ses amis du« Groupe des Cinq» (voir fiche 48), Zola a consacré beaucoup d'énergie au théâtre. Critique dramatique lui-même, îl attache énormément d'importance, entre 1873 et 1888, à l'adaptation de ses grands romans au théâtre comme Thérèse Raquin, L'Assommoir, Nana ou Germinal. Son obstination s'explique par l'importance du théâtre dans la vie sociale et culturelle de son temps et sa volonté d'imposer la modernité en ce domaine. Dans le recueil de ses articles dra­matiques regroupés sous le titre Le Naturalisme au théâtre (1880), il réaffirme que le naturalisme« est l'expression du siècle et, pour qu'il périsse, il faudrait qu'un nouveau bouleversement transformât notre monde démocratique>>. Conscient du caractère désuet des conventions en usage, il plaide pour une adaptation du genre à son époque, c'est-à-dire à la ii passion du vrai et du réel>> qui s'inscrive dans les sujets, les décors, les costumes et la mise en scène. Il écrit:

«Je me demande [ ... ] si un auteur ne saura pas tourner les conventions scéniques, de façon à les modifier et à les utiliser pour porter sur la scène une plus grande intensité de vie >1.

~ Des œuvres inégales et une production composite

lvialgré cette déclaration d'intention, le théâtre naturaliste ne s'est pas imposé mais il a inspiré un grand metteur en scène, André Antoine (1858-1943). Celui-ci fait jouer dans son Théâtre-Libre, à partir de 1887, les pièces peu convaincantes des membres du groupe comme Paul Alexis, Henry Céard et, surtout, Léon Hennique. Après avoir tenté vainement de susciter une nouvelle génération d'écrivains, il mettra en scène des auteurs étrangers qui ont parfaitement pris en compte la modernité dans leur écriture. Ibsen et Strindberg ont, sans le savoir, répondu à l'attente de Zola en montrant dans leurs œuvres un <<fait se déroulant dans la réalité et soulevant chez les personnages des passions et des sentiments dont l'analyse serait le seul sujet de la pièce». Bien que son auteur ne se soit nullement reconnu dans le naturalisme, la pièce d'Henry Becque (1837-1899) Les Corbeaux (1882), représentée à la Comédie-Française, occasionne un scandale en introduisant au théâtre des thèmes naturalistes, la passion de l'argent et les calculs sordides qu'elle inspire à quelques arrivistes pressés de dépouiller une famille. Mais elle ne comporte aucune innovation dramaturgique ou scénique, de même que les œuvres de jules Renard (1864-1910) et du romancier Octave Mirbeau (1848-1917).

Tous deux abordent avec cruauté la petitesse bourgeoise et ses mesquineries. Jules Renard fait jouer L'écornifleur (1892), Le Plaisir de rompre (1897) et Le Pain de ménage (1898), textes inférieurs à son journal (1925-1927). La pièce d'Octave Mirbeau Les affaires sont les affaires ( 1903) traite sur le mode naturaliste un sujet social univer­sel dans un texte qui a plutôt bien vieilli.

2. Déclin et postérité du naturalisme {1887-1893)

~ l'enquête du journaliste jules Huret (1863-1915)

Alors que le mouvement semble dans l'impasse, l'Enquête sur l'évolution littéraire, publiée par le journaliste Jules Huret en 1893 dans L'Écho de Paris, témoigne de la place encore dominante occupée par le naturalisme dans la vie littéraire et sociale en France. Acquis au darwinisme, ce journaliste littéraire s'intéresse aussi au domaine social. Il entend en fait le mot «évolution» au sens darwinien du terme et demande donc aux écrivains qu'il interroge de se situer par rapport au naturalisme. Le travail est intéressant dans la mesure où il confirme la réalité et la vigueur des courants littéraires: Huret postule, sur le principe de la lutte pour la vie, que l'état de la littéra­ture française met en évidence une bataille des «Psychologues contre les Naturalistes» et des« Symbolistes contre les Parnassiens». Il interroge le groupe des Soirées de Médan­Goncourt, Zola, Maupassant, Huysmans - mais aussi les romanciers ennemis du naturalisme, comme Anatole France, Barrès, Mirbeau, Rosny, Paul Margueritte. Renan donne son avis, ainsi que des critiques comme Jules Lemaître ou Jules Claretie. Enfin, Huret sollicite les poètes parnassiens ou non comme Leconte de Lisle et François Coppée, Mallarmé, Verlaine, Jean Moréas, Saint-Pol Roux. Si le fidèle Paul Alexis répond à l'enquête par un télégramme en forme de boutade: «Naturalisme pas mort. Lettre suit ''• il est isolé. La plupart des écrivains consultés avouent leur lassitude à l'égard du mouvement, usé et trop soutenu, selon eux, par la presse. On constate que le naturalisme a imprégné pratiquement toute la vie littéraire et on compare sa dispa­rition à celle de la «défroque romantique»: les deux mouvements ont dominé le siècle avant de sombrer dans un conformisme destructeur.

& Usure des doctrines, vigueur des écrivains

Si le romantisme est mort de son incapacité à faire vivre les rêves dont il entretenait le désir lancinant, le naturalisme s'est épuisé à poser des questions en décalage avec son objet même. Pour avoir voulu créer une littérature en harmonie avec la réalité de son temps, le groupe naturaliste a laissé croire qu'îl existait un mouvement du progrès dans les arts et les lettres comparable à celui qui, dans les sciences et les techniques, comme dans le dom4ine politique, a fait du xrxc siècle une époque conquérante. Certes, le mouvement a achevé l'évolution, engagée à la fin du xv me siècle, qui a attribué à l'écrivain un sacerdoce laïque dont Zola saura se saisir, au moment voulu, pendant l'affaire Dreyfus. Mais le futur auteur de J'accuse a certainement oublié que toute entreprise littéraire est, plus qu'une expérimentation, une interrogation sur le langage et sur des formes très anciennes que l'écrivain subvertit de l'intérieur. Sans apporter de réponse définitive, le symbolisme, qui a concurrencé le naturalisme dans les deux dernières décennies du siècle, a rappelé cette évidence.

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• Symbolisme .Décadence

(1880- 890)

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De l'esprit décadent au symbolisme

Avant que le symbolisme ne se reconnaisse dans une véritable théorie, l'esprit décadent se manifeste contre le naturalisme et en marge du Parnasse. Ces deux tendances correspondent à une vision de la civilisation et de l'art qui s'épanouit dans la conjoncture <<fin de siècle>>.

1. le mythe de la décadence

140

Sous l'influence du positivisme, la seconde moitié du xrxc siècle voit dans le progrès le signe d'un mouvement continu et civilisateur de l'Histoire, omniprésent dans le cou­rant naturalîste. Mais cette thèse trouve, dès le début du siècle, ses contradicteurs. Dans une vision cyclique de l'Histoire, l'historien anglais Gibbon, reprenant une idée de Montesquieu (voir fiche 23), a consacré un long ouvrage, Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain, traduit en 1828 par François Guizot, à une théorie des civilisations: Rome devient le modèle mythique de la grande civilisation qui, après avoir renoncé à ses vertus «républicaines;;, a opprimé le peuple en abandonnant le pouvoir à une dynastie d'empereurs tyranniques et dégénérés. La perte de la discipline militaire et celle de l'énergie civilisatrice de Rome ont alors, selon Montesquieu et Gibbon, ouvert les frontières aux invasions barbares. Cette représentation de la décadence diffuse ainsi, à la fin d'un siècle mouvementé, la vision d'un monde en pleine déliquescence, asservi à des plaisirs corrupteurs. Le peintre académique Thomas Couture ( 1815-1879), fidèle au goût de l'ordre bourgeois, obtient un grand succès, en 1847, au moment oü l'effervescence romantique retombe, pour une immense composition, Les Romains de la décadence, qui joue sur les fantasmes appelés à devenir les poncifs du thème: cou­leurs flamboyantes, ramollissement des mœurs, primauté des plaisirs, orgies, repli individualiste sur les arts et les lettres envisagés dans un raffinement extrême. La débâcle de Sedan en 1870 et la chute du Second Empire raniment évidemment ce mythe dans un siècle finissant qui ne se remet pas de ses débuts glorieux. Le mythe de la décadence semble mettre en scène l'envers du progrès, l'échec de la modernité, le prix à payer pour une fièvre scientiste qui a fini par lasser et la confusion des valeurs.

Le mot «décadence», doublet linguistique du mot «déchéance;>, formé sur la racine qui signifie «chute>> en latin, revêt alors une connotation péjorative dont quelques écrivains et artistes s'emparent pour transformer cette idée d'épuisement en catégorie esthétique. L'image de la confusion cède la place à celle de la profusion. Contre la rigueur des systèmes, le déclin d'une civilisation offre une abondance de sensations: il s'agit de jouir en artiste des plaisirs raffinés et mélancoliques qu'inspire un monde en train de disparaître, pour mieux refuser la modernité et la société industrielle. Cet esprit<< fin de siècle» s'exprime d'abord dans la peinture: on se tourne vers la repré­sentation nostalgique des villes mythiques déchues de leur gloire, Byzance et Babylone, et des empires disparus comme celui d'Alexandre, qui inspire le peintre Gustave Moreau (1826-1898). Dans cette atmosphère qui traverse l'Europe culturelle, on fait

2.

revivre la figure symbolique de l'empereur romain Héliogabal (293-222 apr. ).-C.), mort jeune après avoir concentré sur sa personne, mais avec élégance, tous les vices prêtés aux dynasties dévoyées, de Caligula à Commode. Sa variante féminine, Hérodiade, inspirera Mallarmé. Pour les artistes décadents, le jeune roi Louis II de Bavière et, en France, le marquis de Montesquiou, incarnent cette figure de l'« esthète excentrique» qui caractérise l'esprit «fin de siècle». Robert de Montesquiou, avant de devenir un des modèles de Proust, pourrait bien, dit -on, avoir été celui de l'antihéros Des Esseintes, paradigme du personnage décadent conçu par Huysmans.

De la provocation décadente à l'esthétique symboliste

Tandis que Paul Bourget analyse l'esprit décadent sous l'angle pathologique de la névrose dans ses Essais de psychologie contemporaine (1883), le jeune Paul Verlaine (1844-1896), dans le sillage de Baudelaire, publie le poème "Le Chat noir» (1883) et y affirme : «Je suis l'Empire à la fin de la décadence. » Il s'agit encore de provocation: Verlaine déclarera à Jules Huret, en réponse à sa fameuse enquête (voir fiche 50), ne pas connaître le sens exact du terme qui qualîfïe pour lui la posture de la bohème artiste, son anticonformisme, son mépris des valeurs bourgeoises, sa recherche d'extravagance par le langage. Dans le recueil Les Poètes maudits (1884), Verlaine voit dans cet abandon à la prolifération des sensations et ce refus d'un réel normé l'occasion de «laver complè­tement le mot décadent de son mauvais sens», car <<cette injure pittoresque, très auto­nome, très soleil couchant serait encore à ramasser en somme». C'est sur le terrain un peu flou, voire superficiel, du décadentisme à la mode que le symbolisme s'installera. Ce climat est entretenu par La Revue wagnérienne d'Édouard Dujardin (1885)- qui pas­sera à la postérité pour avoir plus ou moins «inventé» le monologue intérieur dans le roman- ou dans des journaux: Le Décadent littéraire et artistique (1886), fondé par Anatole Baju, produira un« manifeste» intitulé l'« École décadente» (1887).

Au-delà de ses préoccupations métaphysiques et de son anarchisme intellectuel qui tend à rejeter à la fois le positivisme et le Parnasse, les poètes qui s' autoproclament «décadents, derrière Verlaine, Charles Cros ( 1842-1888), jules Laforgue (1860-1887), René Ghil (1862-1925), appliquent au langage l'idée fondamentale de décomposition: tous les néologismes sont autorisés, et on s'empresse de réunir toutes ces audaces en un florilège intitulé Petit Glossaire pour servir à l'intelligence des auteurs décadents et symbolistes (1888). Mais l'affaire paraît d'autant moins sérieuse que deux auteurs ont précédemment parodié, dans Les Déliquescences d'Adoré Floupette (1885), les artifices du langage décadent. Et la revue de Baju affirme fièrement : «Les décadents ne sont pas une école littéraire. Leur mission n'est pas de fonder. Ils n'ont qu'à détruire, à faire tomber les vieilleries et préparer les éléments fœtusîens de la grande littérature natio­nale du XX" siècle.» jean Moréas (1856-191 0), après quelques tâtonnements du côté du satanisme, publie en 1886 ses Cantilènes. Il fédère les tribus décadentes qui se réunissaient au cabaret Le Chat noir en publiant, dans Le Figaro du 18 septembre 1886, un Manifeste symboliste qui établit un lien lâche et discontinu entre les deux mouvements: le symbolisme se structure sur le plan poétique, le décadentisme vit sa vie de bohème.

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De l'esprit décadent au symbolisme

Avant que le symbolisme ne se reconnaisse dans une véritable théorie, l'esprit décadent se manifeste contre le naturalisme et en marge du Parnasse. Ces deux tendances correspondent à une vision de la civilisation et de l'art qui s'épanouit dans la conjoncture <<fin de siècle>>.

1. le mythe de la décadence

140

Sous l'influence du positivisme, la seconde moitié du xrxc siècle voit dans le progrès le signe d'un mouvement continu et civilisateur de l'Histoire, omniprésent dans le cou­rant naturalîste. Mais cette thèse trouve, dès le début du siècle, ses contradicteurs. Dans une vision cyclique de l'Histoire, l'historien anglais Gibbon, reprenant une idée de Montesquieu (voir fiche 23), a consacré un long ouvrage, Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain, traduit en 1828 par François Guizot, à une théorie des civilisations: Rome devient le modèle mythique de la grande civilisation qui, après avoir renoncé à ses vertus «républicaines;;, a opprimé le peuple en abandonnant le pouvoir à une dynastie d'empereurs tyranniques et dégénérés. La perte de la discipline militaire et celle de l'énergie civilisatrice de Rome ont alors, selon Montesquieu et Gibbon, ouvert les frontières aux invasions barbares. Cette représentation de la décadence diffuse ainsi, à la fin d'un siècle mouvementé, la vision d'un monde en pleine déliquescence, asservi à des plaisirs corrupteurs. Le peintre académique Thomas Couture ( 1815-1879), fidèle au goût de l'ordre bourgeois, obtient un grand succès, en 1847, au moment oü l'effervescence romantique retombe, pour une immense composition, Les Romains de la décadence, qui joue sur les fantasmes appelés à devenir les poncifs du thème: cou­leurs flamboyantes, ramollissement des mœurs, primauté des plaisirs, orgies, repli individualiste sur les arts et les lettres envisagés dans un raffinement extrême. La débâcle de Sedan en 1870 et la chute du Second Empire raniment évidemment ce mythe dans un siècle finissant qui ne se remet pas de ses débuts glorieux. Le mythe de la décadence semble mettre en scène l'envers du progrès, l'échec de la modernité, le prix à payer pour une fièvre scientiste qui a fini par lasser et la confusion des valeurs.

Le mot «décadence», doublet linguistique du mot «déchéance;>, formé sur la racine qui signifie «chute>> en latin, revêt alors une connotation péjorative dont quelques écrivains et artistes s'emparent pour transformer cette idée d'épuisement en catégorie esthétique. L'image de la confusion cède la place à celle de la profusion. Contre la rigueur des systèmes, le déclin d'une civilisation offre une abondance de sensations: il s'agit de jouir en artiste des plaisirs raffinés et mélancoliques qu'inspire un monde en train de disparaître, pour mieux refuser la modernité et la société industrielle. Cet esprit<< fin de siècle» s'exprime d'abord dans la peinture: on se tourne vers la repré­sentation nostalgique des villes mythiques déchues de leur gloire, Byzance et Babylone, et des empires disparus comme celui d'Alexandre, qui inspire le peintre Gustave Moreau (1826-1898). Dans cette atmosphère qui traverse l'Europe culturelle, on fait

2.

revivre la figure symbolique de l'empereur romain Héliogabal (293-222 apr. ).-C.), mort jeune après avoir concentré sur sa personne, mais avec élégance, tous les vices prêtés aux dynasties dévoyées, de Caligula à Commode. Sa variante féminine, Hérodiade, inspirera Mallarmé. Pour les artistes décadents, le jeune roi Louis II de Bavière et, en France, le marquis de Montesquiou, incarnent cette figure de l'« esthète excentrique» qui caractérise l'esprit «fin de siècle». Robert de Montesquiou, avant de devenir un des modèles de Proust, pourrait bien, dit -on, avoir été celui de l'antihéros Des Esseintes, paradigme du personnage décadent conçu par Huysmans.

De la provocation décadente à l'esthétique symboliste

Tandis que Paul Bourget analyse l'esprit décadent sous l'angle pathologique de la névrose dans ses Essais de psychologie contemporaine (1883), le jeune Paul Verlaine (1844-1896), dans le sillage de Baudelaire, publie le poème "Le Chat noir» (1883) et y affirme : «Je suis l'Empire à la fin de la décadence. » Il s'agit encore de provocation: Verlaine déclarera à Jules Huret, en réponse à sa fameuse enquête (voir fiche 50), ne pas connaître le sens exact du terme qui qualîfïe pour lui la posture de la bohème artiste, son anticonformisme, son mépris des valeurs bourgeoises, sa recherche d'extravagance par le langage. Dans le recueil Les Poètes maudits (1884), Verlaine voit dans cet abandon à la prolifération des sensations et ce refus d'un réel normé l'occasion de «laver complè­tement le mot décadent de son mauvais sens», car <<cette injure pittoresque, très auto­nome, très soleil couchant serait encore à ramasser en somme». C'est sur le terrain un peu flou, voire superficiel, du décadentisme à la mode que le symbolisme s'installera. Ce climat est entretenu par La Revue wagnérienne d'Édouard Dujardin (1885)- qui pas­sera à la postérité pour avoir plus ou moins «inventé» le monologue intérieur dans le roman- ou dans des journaux: Le Décadent littéraire et artistique (1886), fondé par Anatole Baju, produira un« manifeste» intitulé l'« École décadente» (1887).

Au-delà de ses préoccupations métaphysiques et de son anarchisme intellectuel qui tend à rejeter à la fois le positivisme et le Parnasse, les poètes qui s' autoproclament «décadents, derrière Verlaine, Charles Cros ( 1842-1888), jules Laforgue (1860-1887), René Ghil (1862-1925), appliquent au langage l'idée fondamentale de décomposition: tous les néologismes sont autorisés, et on s'empresse de réunir toutes ces audaces en un florilège intitulé Petit Glossaire pour servir à l'intelligence des auteurs décadents et symbolistes (1888). Mais l'affaire paraît d'autant moins sérieuse que deux auteurs ont précédemment parodié, dans Les Déliquescences d'Adoré Floupette (1885), les artifices du langage décadent. Et la revue de Baju affirme fièrement : «Les décadents ne sont pas une école littéraire. Leur mission n'est pas de fonder. Ils n'ont qu'à détruire, à faire tomber les vieilleries et préparer les éléments fœtusîens de la grande littérature natio­nale du XX" siècle.» jean Moréas (1856-191 0), après quelques tâtonnements du côté du satanisme, publie en 1886 ses Cantilènes. Il fédère les tribus décadentes qui se réunissaient au cabaret Le Chat noir en publiant, dans Le Figaro du 18 septembre 1886, un Manifeste symboliste qui établit un lien lâche et discontinu entre les deux mouvements: le symbolisme se structure sur le plan poétique, le décadentisme vit sa vie de bohème.

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les origines du symbolisme

Comme la plupart des mouvements littéraires, le symbolisme sélectionne ses prmctpes dans les œuvres des artistes précédents pour y trouver les prémices d

h.. e sa propre est ettque.

1. les sources baudelairiermes

142

& le poète déchiffreur de l'universelle analogie

Da~s son refus ,du réel et de la lourdeur descriptive reprochée au naturalisme, le sym~ bohsrne revendtque une figure fondatrice: le Manifeste de 1886 affirme clairement que «Charles Baudelaire doit être considéré comme le précurseur du mouvement act 1 L 'D' ,. . ue )), . a re erenc~ s un pose pour deux rmsons. La poésie baudelairienne, très perméable aux mfl~ence~, mcarne surtout le dégoût aristocratique de la vie et du réel, puis Je refus par­nassien~ un art tourné vers !'action. Mais, au-delà du sonnet des «Correspondances t>,

Baudelmre a, dans ses ouvrages critiques, donné à une notion héritée du romantisme et longte~ps demeu~ée flou~, ~n~ base théorique précise. C'est dans L'Art romantique (18~9) ~ta propos d a~tres e~nvams comme Gautier ou Hugo qu'il définit le principe de I umverselle analogie, qm suppose, derrière la réalité visible, une autre réalité à laquelle seul l'artiste peut accéder:

«C'est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la Terre et ses spe'c-~ades, comme un ap~~çu, comme une correspondance du Ciel. [ ... ]C'est à la fois par la p.oe~Ie et a :~avers la poesre, par et à travers la musique, que l'âme entrevoit les splendeurs situees dernere le tombeau».

Et, après avoir :~ppelé la source romantique de ce principe - Swedenborg -, il ajoute que le monde VISible est avant tout un univers de signes« hiéroglyphiques» dans lequel ''tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le spirituel comme dans le naturel, est significa:i~, réciproque, converse, correspondant». Et, surtout, il place au c.œur du !angage _roet1que et dan~ les mots mêmes l'accès à ce mystère que le roman­tisme ~v~It .essentlellen:e?t ressen:~ d~ns.les choses. <<Ces comparaisons, ces métaphores et ces epithetes sont pmsees dans l mepmsable fond de l'universelle analogie».

t Des correspondances à la recherche verbale

Dans cette unité entre deux mondes séparés par un écran, le contact avec l'Id· 1 p , . . 11 , bl ee, a

ensee ongme ~, ne peut s êta ir, selon Baudelaire, que par le double jeu des corres-pondances " honzontales », celles qui sont établies par la synesthésie, ce jeu dans lequel <d:s parfum~, les couleu~s et .l~s sons se répondent», puis «verticales», celles qui éta­blissent un hen dans le reel VISible entre les objets et leur abstraction dans l'ordre uni­~ersel.. Autre élément important: Baudelaire est le premier à décréter que ce principe s ,apphque aux autre.s arts, mustque et peinture: on sait qu'il fut un grand critique d art, capable de restituer dans chacun des quatrains du poème« Les Phares» l'univers

symbolique des peintres qu'il aimait et que, le premier et le seul en France, il comprit le sens de la musique de Wagner. Son influence sur le symbolisme est évidente: là où il privilégie l'image et la comparaison, ses héritiers déclarés utilisent le symbole.

2. Arthur Rimbaud (1854-1891) et la poésie du voyant

~ De la poésie canonique au pouvoir du voyant

Entre la voie tracée avec rigueur par Baudelaire et le mouvement symboliste, le pou­voir du Verbe poétique et sa conquête non plus d'une réalité cachée mais d'un ailleurs «absolu» sont plus que fortement suggérés par un déferlement météorique: la poésie de Rimbaud. Un siècle plus tard, René Char comparera à un «boulet de canon» cette œuvre fulgurante et insaisissable, indissociable du mythe de son auteur, auquel on ne saurait pourtant la réduire. Parce qu'il conçoit une méthode à la fois extrême et rigou­reuse, Rimbaud nourrit le symbolisme. Parce qu'il ne l'applique pas et s'abîme dans un délire créateur brutalement interrompu quand il sacrifie la poésie pour se convertir à la dure réalité, il s'écarte de toute école et de toute théorie. Au départ, pourtant, cet élève surdoué, auteur de vers latins et admirateur de Leconte de Lisle, voit dans le Parnasse un moyen de se couper d'un réel et d'une société abhorrés au point de le jeter dans l'errance et la délinquance. <i Trouver une langue'' poétique devient pour Rimbaud le moyen d'en «finir avec la fadasse poésie subjective» et, plus radicalement, de changer le monde. Solidaire de l'insurrection révolutionnaire de 1871, il prescrit, dans la lettre adressée à Paul Demeny le 15 mai de la même année, au poète de se faire «voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens" qui passe par toutes les transgressions. i< Voleur de feu,, le poète trouvera une langue neuve: «toute parole étant idée», «le temps d'un langage universel viendra" dans lequel la poésie sera« en avant t>. Parmi les différentes visions d'un artiste qui se cherche, le sonnet des «Voyelles» (1871) qui établit arbitrairement une correspondance entre les cinq voyelles de l'alphabet et cinq couleurs («A noir, E blanc, 1 rouge, U vert, 0 bleu: voyelles, /Je dirai quelque part vos naissances latentes») préfigure à la fois la doctrine symboliste dans sa dimension hermétique - on a vu dans ce sonnet un moyen de structurer et de classer le chaos du monde selon deux axes- et le surréalisme.

~ La «méthode» d'une saison en enfer (1873}

Deux ans plus tard, alors que sa poésie va atteindre les extrêmes dans les Illuminations (1886), Rimbaud revient dans Une saison en enfer sur l'expérience du voyant Il l'analyse à la première personne pour en définir la «méthode>'> et en avouer les impasses et l'échec. La section intitulée «Alchimie du verbe» énonce les étapes de l'entreprise: l'inspiration part de la prosaïsation, en forme de bric-à-brac, de l'univers poétique, du goût pour ce qui est désuet et vieillot, de la reviviscence de l'enfance, tous éléments qui se retrouveront dans la sensibilité symboliste. Il analyse aussi le processus par lequel il s'est abandonné à l',< hallucination simple», ce dérèglement des sens qui aboutit à des images fantasma­tiques que le poète orchestre et «explique>> au sens propre de «déplier ou déployer>> par l'« hallucination des mots>>. Et, même lorsqu'il en proclame la vanité, c'est par cette recherche d'un au-delà ou d'un en deçà du sens des mots dans la poésie que Rimbaud le réfractaire influence le symbolisme et plus tard toute la poésie moderne.

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les origines du symbolisme

Comme la plupart des mouvements littéraires, le symbolisme sélectionne ses prmctpes dans les œuvres des artistes précédents pour y trouver les prémices d

h.. e sa propre est ettque.

1. les sources baudelairiermes

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& le poète déchiffreur de l'universelle analogie

Da~s son refus ,du réel et de la lourdeur descriptive reprochée au naturalisme, le sym~ bohsrne revendtque une figure fondatrice: le Manifeste de 1886 affirme clairement que «Charles Baudelaire doit être considéré comme le précurseur du mouvement act 1 L 'D' ,. . ue )), . a re erenc~ s un pose pour deux rmsons. La poésie baudelairienne, très perméable aux mfl~ence~, mcarne surtout le dégoût aristocratique de la vie et du réel, puis Je refus par­nassien~ un art tourné vers !'action. Mais, au-delà du sonnet des «Correspondances t>,

Baudelmre a, dans ses ouvrages critiques, donné à une notion héritée du romantisme et longte~ps demeu~ée flou~, ~n~ base théorique précise. C'est dans L'Art romantique (18~9) ~ta propos d a~tres e~nvams comme Gautier ou Hugo qu'il définit le principe de I umverselle analogie, qm suppose, derrière la réalité visible, une autre réalité à laquelle seul l'artiste peut accéder:

«C'est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la Terre et ses spe'c-~ades, comme un ap~~çu, comme une correspondance du Ciel. [ ... ]C'est à la fois par la p.oe~Ie et a :~avers la poesre, par et à travers la musique, que l'âme entrevoit les splendeurs situees dernere le tombeau».

Et, après avoir :~ppelé la source romantique de ce principe - Swedenborg -, il ajoute que le monde VISible est avant tout un univers de signes« hiéroglyphiques» dans lequel ''tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le spirituel comme dans le naturel, est significa:i~, réciproque, converse, correspondant». Et, surtout, il place au c.œur du !angage _roet1que et dan~ les mots mêmes l'accès à ce mystère que le roman­tisme ~v~It .essentlellen:e?t ressen:~ d~ns.les choses. <<Ces comparaisons, ces métaphores et ces epithetes sont pmsees dans l mepmsable fond de l'universelle analogie».

t Des correspondances à la recherche verbale

Dans cette unité entre deux mondes séparés par un écran, le contact avec l'Id· 1 p , . . 11 , bl ee, a

ensee ongme ~, ne peut s êta ir, selon Baudelaire, que par le double jeu des corres-pondances " honzontales », celles qui sont établies par la synesthésie, ce jeu dans lequel <d:s parfum~, les couleu~s et .l~s sons se répondent», puis «verticales», celles qui éta­blissent un hen dans le reel VISible entre les objets et leur abstraction dans l'ordre uni­~ersel.. Autre élément important: Baudelaire est le premier à décréter que ce principe s ,apphque aux autre.s arts, mustque et peinture: on sait qu'il fut un grand critique d art, capable de restituer dans chacun des quatrains du poème« Les Phares» l'univers

symbolique des peintres qu'il aimait et que, le premier et le seul en France, il comprit le sens de la musique de Wagner. Son influence sur le symbolisme est évidente: là où il privilégie l'image et la comparaison, ses héritiers déclarés utilisent le symbole.

2. Arthur Rimbaud (1854-1891) et la poésie du voyant

~ De la poésie canonique au pouvoir du voyant

Entre la voie tracée avec rigueur par Baudelaire et le mouvement symboliste, le pou­voir du Verbe poétique et sa conquête non plus d'une réalité cachée mais d'un ailleurs «absolu» sont plus que fortement suggérés par un déferlement météorique: la poésie de Rimbaud. Un siècle plus tard, René Char comparera à un «boulet de canon» cette œuvre fulgurante et insaisissable, indissociable du mythe de son auteur, auquel on ne saurait pourtant la réduire. Parce qu'il conçoit une méthode à la fois extrême et rigou­reuse, Rimbaud nourrit le symbolisme. Parce qu'il ne l'applique pas et s'abîme dans un délire créateur brutalement interrompu quand il sacrifie la poésie pour se convertir à la dure réalité, il s'écarte de toute école et de toute théorie. Au départ, pourtant, cet élève surdoué, auteur de vers latins et admirateur de Leconte de Lisle, voit dans le Parnasse un moyen de se couper d'un réel et d'une société abhorrés au point de le jeter dans l'errance et la délinquance. <i Trouver une langue'' poétique devient pour Rimbaud le moyen d'en «finir avec la fadasse poésie subjective» et, plus radicalement, de changer le monde. Solidaire de l'insurrection révolutionnaire de 1871, il prescrit, dans la lettre adressée à Paul Demeny le 15 mai de la même année, au poète de se faire «voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens" qui passe par toutes les transgressions. i< Voleur de feu,, le poète trouvera une langue neuve: «toute parole étant idée», «le temps d'un langage universel viendra" dans lequel la poésie sera« en avant t>. Parmi les différentes visions d'un artiste qui se cherche, le sonnet des «Voyelles» (1871) qui établit arbitrairement une correspondance entre les cinq voyelles de l'alphabet et cinq couleurs («A noir, E blanc, 1 rouge, U vert, 0 bleu: voyelles, /Je dirai quelque part vos naissances latentes») préfigure à la fois la doctrine symboliste dans sa dimension hermétique - on a vu dans ce sonnet un moyen de structurer et de classer le chaos du monde selon deux axes- et le surréalisme.

~ La «méthode» d'une saison en enfer (1873}

Deux ans plus tard, alors que sa poésie va atteindre les extrêmes dans les Illuminations (1886), Rimbaud revient dans Une saison en enfer sur l'expérience du voyant Il l'analyse à la première personne pour en définir la «méthode>'> et en avouer les impasses et l'échec. La section intitulée «Alchimie du verbe» énonce les étapes de l'entreprise: l'inspiration part de la prosaïsation, en forme de bric-à-brac, de l'univers poétique, du goût pour ce qui est désuet et vieillot, de la reviviscence de l'enfance, tous éléments qui se retrouveront dans la sensibilité symboliste. Il analyse aussi le processus par lequel il s'est abandonné à l',< hallucination simple», ce dérèglement des sens qui aboutit à des images fantasma­tiques que le poète orchestre et «explique>> au sens propre de «déplier ou déployer>> par l'« hallucination des mots>>. Et, même lorsqu'il en proclame la vanité, c'est par cette recherche d'un au-delà ou d'un en deçà du sens des mots dans la poésie que Rimbaud le réfractaire influence le symbolisme et plus tard toute la poésie moderne.

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une musique symboliste: verlaine

Par l'habileté avec laquelle elle absorbe les courants venus d'ailleurs, la poésie de Verlaine se tient à l'écart, mais sans hostilité, de toutes les écoles. Fidèle à sa musique, le poète se nourrit des audaces de Rimbaud, son cadet de dix ans, avant d'influencer à son tour les symbolistes.

Entre le Parnasse et l'influence de Riml:!cn1d

D Paysages et musique (1866-1871)

Rapidement reconnu, grâce au Parnasse contemporain, qui publie quelques-uns de ses poèmes, Paul Verlaine (1844-1896) révèle dans son premier recueil, Poèmes saturniens (1866), de très nombreuses influences- de Hugo à Musset et de Gautier à Baudelaire. I1 se verra également célébré, sans l'avoir voulu et à la fin de sa carrière poétique, comme le père du symbolisme. Pourtant, il ne retient de ses poètes favoris que ce qui convient à son idiosyncrasie artistique. Ainsi, un poème comme« Mon rêve familier>> détourne le lyrisme au bénéfice d'une composition en forme de paysage suggéré, puis habité par une musique intérieure. Les «tableaux>> des Fêtes galantes qui empruntent leurs thèmes à la peinture du xvmc siècle ~ Boucher, Watteau, Fragonard- affirment l'originalité d'un pinceau et d'une voix poétiques: loin de s'identifier à un état d'âme, Verlaine invente un décor capable de refléter des sensations fugitives où se combinent pour le lecteur une familiarité et une étrangeté proches de la peinture impressionniste, et toujours dans des formes poétiques parfaitement régulières.

~ l'éclair rimbaldien {1871-1874)

Placé volontairement sous le signe de Saturne, c'est-à-dire d'une mélancolie déjà «fin de siècle)), Verlaine s'abandonne à la vie de bohème qui entretient sa connivence avec les jeunes poètes mais aggrave un alcoolisme précoce et pathologique. Malgré la pro­messe de sérénité bourgeoise que semble d'abord lui donner un mariage d'amour ras­surant, il vit comme un choc et une rupture avec la tradition poétique et J'ordre social sa rencontre avec le jeune Rimbaud en 1871. De cette aventure amoureuse et de cette complicité, nées dans la ferveur révolutionnaire puis achevées en prison après deux années d'errance et de violence, il tire un enseignement indirect qui lui permet de formuler son credo esthétique. En effet, il ne partage pas les délires poétiques de son ami et ne part pas à la recherche d'une autre réalité. ll est certainement plus influencé par les poèmes mêmes de Rimbaud que par les professions de foi du voyant. Mais ce choc libère sa parole poétique où affleurent une pluralité de sens possibles et un persistant mystère, toujours sur le mode de la suggestion. Et, surtout, s'il recourt peu au symbole, il s'écarte complètement de la poésie descriptive en confiant une partie du sens à la musique du vers. C'est ce que font entendre les Romances sans paroles (1874), dont le titre à lui seul suggère l'effacement du moi et de l'être dans la mélodie des mots.

.L

2. un «art poétique» plus verlainien que symboliste

~ Le tournant de jadis et Naguère

Par une sorte de malentendu, la parution en pleine fièvre décadente, du recueil Jadis et Naguère (1884) a fait apparaître le poème «Art poétique)) comme une sorte de bré­viaire du symbolisme naissant. Or, ce texte a été composé en 1874, au lendemain de l'équipée tragique avec Rimbaud dont Verlaine a tiré non pas une théorie mais une définition de ses moyens d'expression personnels. En choisissant «de la musique avant toute cliose », il refuse l'évidence d'un lexique démonstratif. La préférence accordée à des mots choisis «non sans quelque méprise>> le situe dans la proximité des symbo­listes puisque, selon Philippe Van Tieghem, «c'est dans le halo d'un mot d'apparence inexacte que réside la puissance poétique>> du symbolisme. L'écart reste mesuré puisque Verlaine se tient à distance des extrêmes: il rejette aussi bien le trivial et le gro­tesque occasionnellement prisés par Rimbaud que la rhétorique emphatique. Enfin, cet art poétique défini en ennéasyllabes, vers de 9 syllabes, privilégie le choix du mètre impair, «plus vague et plus soluble dans l'air>> qui se décline en pentamètres ou en hendécasyllabes (Il syllabes): car Verlaine refuse aussi le carcan de l'orthodoxie métrique remise à la mode par le Parnasse. Cet« art poétique>> érige en fait en principe ce que le poète a toujours manifesté par intuition: le goût de «l'Indécis» joint au «Précis» dans le lent adagio d'une «chanson grise>>: les paysages y sont voilés et les personnages esquissés comme des silhouettes, dans un univers brouillé que la sensibilité du poète fait accéder à la profondeur.

~ la confidence voilée d'un moi tourmenté Derrière une apparente «fadeur», la poésie verlainienne doit sa singularité, à équidis­tance du Parnasse et du symbolisme, aux résonances intérieures qu'exprime son art de la suggestion. D'un bouquet «de fruits et de fleurs» dans le paysage suggéré par le poème «Green» de Romances sans paroles au «ciel si bleu, si calme:>> dont le lecteur peut seulement deviner qu'il est contemplé à travers la lucarne d'une prison, dans un très fameux poème de Sagesse, la vie intérieure du poète habite en sourdine son œuvre: loin du lyrisme romantique, Verlaine ne dissimule pas son moi. Il ne choisit ni l'écriture impersonnelle préconisée par le Parnasse, ni le mode d'expression hermé­tique cher au symbolisme, qui transforme le lecteur en traducteur d'images. Sa poésie reflète sa détresse personnelle mais sous la forme discrète d'une confidence inachevée. Les tourments de l'homme, fasciné par la transgression, les déviances, la débauche, mais hanté par une inquiétude spirituelle qui le conduit à se convertir au catholicisme sans échapper à ses démons, apparaissent dans ses poèmes. Il ne livre pas comme Hugo les« mémoires d'une âme», îl en suggère, dans un murmure familier, l'itinéraire douloureux. C'est dire combien il serait imprudent de transformer l'auteur des Poètes maudits, qui dit dans ce texte sa dette à l'égard de Baudelaire et fait connaître Rimbaud, M.allarmé ou le jeune Tristan Corbière en héraut de l'esprit décadent ou du symbolisme. Le titre de «Prince des poètes», qui est attribué en 1894 à un Verlaine épuisé et définitivement marginalisé par la maladie et l'alcool, reconnaît finalement à son art la double qualification que Camus donne dans sa nouvelle «Jonas>> (L'Exil et le Royaume, 1957), à un peintre maudit: «solitaire et solidaire:>>.

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une musique symboliste: verlaine

Par l'habileté avec laquelle elle absorbe les courants venus d'ailleurs, la poésie de Verlaine se tient à l'écart, mais sans hostilité, de toutes les écoles. Fidèle à sa musique, le poète se nourrit des audaces de Rimbaud, son cadet de dix ans, avant d'influencer à son tour les symbolistes.

Entre le Parnasse et l'influence de Riml:!cn1d

D Paysages et musique (1866-1871)

Rapidement reconnu, grâce au Parnasse contemporain, qui publie quelques-uns de ses poèmes, Paul Verlaine (1844-1896) révèle dans son premier recueil, Poèmes saturniens (1866), de très nombreuses influences- de Hugo à Musset et de Gautier à Baudelaire. I1 se verra également célébré, sans l'avoir voulu et à la fin de sa carrière poétique, comme le père du symbolisme. Pourtant, il ne retient de ses poètes favoris que ce qui convient à son idiosyncrasie artistique. Ainsi, un poème comme« Mon rêve familier>> détourne le lyrisme au bénéfice d'une composition en forme de paysage suggéré, puis habité par une musique intérieure. Les «tableaux>> des Fêtes galantes qui empruntent leurs thèmes à la peinture du xvmc siècle ~ Boucher, Watteau, Fragonard- affirment l'originalité d'un pinceau et d'une voix poétiques: loin de s'identifier à un état d'âme, Verlaine invente un décor capable de refléter des sensations fugitives où se combinent pour le lecteur une familiarité et une étrangeté proches de la peinture impressionniste, et toujours dans des formes poétiques parfaitement régulières.

~ l'éclair rimbaldien {1871-1874)

Placé volontairement sous le signe de Saturne, c'est-à-dire d'une mélancolie déjà «fin de siècle)), Verlaine s'abandonne à la vie de bohème qui entretient sa connivence avec les jeunes poètes mais aggrave un alcoolisme précoce et pathologique. Malgré la pro­messe de sérénité bourgeoise que semble d'abord lui donner un mariage d'amour ras­surant, il vit comme un choc et une rupture avec la tradition poétique et J'ordre social sa rencontre avec le jeune Rimbaud en 1871. De cette aventure amoureuse et de cette complicité, nées dans la ferveur révolutionnaire puis achevées en prison après deux années d'errance et de violence, il tire un enseignement indirect qui lui permet de formuler son credo esthétique. En effet, il ne partage pas les délires poétiques de son ami et ne part pas à la recherche d'une autre réalité. ll est certainement plus influencé par les poèmes mêmes de Rimbaud que par les professions de foi du voyant. Mais ce choc libère sa parole poétique où affleurent une pluralité de sens possibles et un persistant mystère, toujours sur le mode de la suggestion. Et, surtout, s'il recourt peu au symbole, il s'écarte complètement de la poésie descriptive en confiant une partie du sens à la musique du vers. C'est ce que font entendre les Romances sans paroles (1874), dont le titre à lui seul suggère l'effacement du moi et de l'être dans la mélodie des mots.

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2. un «art poétique» plus verlainien que symboliste

~ Le tournant de jadis et Naguère

Par une sorte de malentendu, la parution en pleine fièvre décadente, du recueil Jadis et Naguère (1884) a fait apparaître le poème «Art poétique)) comme une sorte de bré­viaire du symbolisme naissant. Or, ce texte a été composé en 1874, au lendemain de l'équipée tragique avec Rimbaud dont Verlaine a tiré non pas une théorie mais une définition de ses moyens d'expression personnels. En choisissant «de la musique avant toute cliose », il refuse l'évidence d'un lexique démonstratif. La préférence accordée à des mots choisis «non sans quelque méprise>> le situe dans la proximité des symbo­listes puisque, selon Philippe Van Tieghem, «c'est dans le halo d'un mot d'apparence inexacte que réside la puissance poétique>> du symbolisme. L'écart reste mesuré puisque Verlaine se tient à distance des extrêmes: il rejette aussi bien le trivial et le gro­tesque occasionnellement prisés par Rimbaud que la rhétorique emphatique. Enfin, cet art poétique défini en ennéasyllabes, vers de 9 syllabes, privilégie le choix du mètre impair, «plus vague et plus soluble dans l'air>> qui se décline en pentamètres ou en hendécasyllabes (Il syllabes): car Verlaine refuse aussi le carcan de l'orthodoxie métrique remise à la mode par le Parnasse. Cet« art poétique>> érige en fait en principe ce que le poète a toujours manifesté par intuition: le goût de «l'Indécis» joint au «Précis» dans le lent adagio d'une «chanson grise>>: les paysages y sont voilés et les personnages esquissés comme des silhouettes, dans un univers brouillé que la sensibilité du poète fait accéder à la profondeur.

~ la confidence voilée d'un moi tourmenté Derrière une apparente «fadeur», la poésie verlainienne doit sa singularité, à équidis­tance du Parnasse et du symbolisme, aux résonances intérieures qu'exprime son art de la suggestion. D'un bouquet «de fruits et de fleurs» dans le paysage suggéré par le poème «Green» de Romances sans paroles au «ciel si bleu, si calme:>> dont le lecteur peut seulement deviner qu'il est contemplé à travers la lucarne d'une prison, dans un très fameux poème de Sagesse, la vie intérieure du poète habite en sourdine son œuvre: loin du lyrisme romantique, Verlaine ne dissimule pas son moi. Il ne choisit ni l'écriture impersonnelle préconisée par le Parnasse, ni le mode d'expression hermé­tique cher au symbolisme, qui transforme le lecteur en traducteur d'images. Sa poésie reflète sa détresse personnelle mais sous la forme discrète d'une confidence inachevée. Les tourments de l'homme, fasciné par la transgression, les déviances, la débauche, mais hanté par une inquiétude spirituelle qui le conduit à se convertir au catholicisme sans échapper à ses démons, apparaissent dans ses poèmes. Il ne livre pas comme Hugo les« mémoires d'une âme», îl en suggère, dans un murmure familier, l'itinéraire douloureux. C'est dire combien il serait imprudent de transformer l'auteur des Poètes maudits, qui dit dans ce texte sa dette à l'égard de Baudelaire et fait connaître Rimbaud, M.allarmé ou le jeune Tristan Corbière en héraut de l'esprit décadent ou du symbolisme. Le titre de «Prince des poètes», qui est attribué en 1894 à un Verlaine épuisé et définitivement marginalisé par la maladie et l'alcool, reconnaît finalement à son art la double qualification que Camus donne dans sa nouvelle «Jonas>> (L'Exil et le Royaume, 1957), à un peintre maudit: «solitaire et solidaire:>>.

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La quête de Mallarmé

Stéphane Mallarmé travaille depuis des années à la construction de son propre langage poétique lorsque Verlaine et Huysmans célèbrent en lui l'incarnation de la poésie nouvelle. La parution du Manifeste de 1886 confirme son rayon­nement sans interrompre une quête radicale et sans fin.

1. une longue maturation esthétique

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~ou Parnasse li la crise d'Hérodiade(1862-1870)

La contribution de Mallarmé (1842-1898) à l'essor de la poésie symboliste est presque opposée à celle de son ami Verlaine. Comme lui, il est d'abord connu grâce aux antho­logies du Parnasse contemporain, qui publie onze de ses poèmes (1866). La gloire de Mallarmé sera également tardive, il ne deviendra« Prince des poètes» qu'en 1894. Mais, en marge d'un mouvement auquel le bohème Verlaine a donné une sensibilité, le rigoureux Mallarmé pousse à l'extrême une réflexion théorique sur le langage poétique qui porte en elle toutes les interrogations du :xxe siècle. Son travail d'écrivain, facilité par le conformisme d'une existence bourgeoise de professeur d'anglais en province puis à Paris, le place d'abord sous le signe de Baudelaire et d'Edgar Poe: il partage l'obsession du poète des Pleurs du mal tendu dans sa quête de l'idéal et admire chez Poe la capacité de «peindre non la chose mais l'effet qu'elle produit». Jusqu'en 1864, l'inspiration baudelairienne habitée par le thème de l'évasion est très sensible dans des poèmes comme «Brise marine>> ou «L'Azur». Elle est associée à une grande exigence formelle et manifeste déjà le désir de détourner le langage de son acception courante. Tandis que Mallarmé travaille longuement sur le drame lyrique Hérodiade (1864-1867) et le poème« Faune>>, le thème de l'impuissance du poète à atteindre l'objet de sa quête apparaît, derrière le motif de la virginité d'Hérodiade.

~ Exigences et impasses (1870-1880)

Sorti de cette crise métaphysique qui le conduit à douter de son élan créateur à la recherche d'une Beauté non seulement minérale mais inaccessible, Mallarmé s'impose, sans la formuler clairement, une doctrine poétique: s'adressant au poète il lui enjoint d',, exclu[ re] le réel parce que vil» dans le poème« Toute l'âme résumée». Son rôle n'est pas d'inventer des mots nouveaux mais de <<donner un sens plus pur aux mots de la Tribu», comme l'affirme le Tombeau d'Edgar Poe (!876). Il faut arriver à dégager du mot, dans le contexte particulier du vers, de nouvelles harmoniques, pour obtenir qu'en poésie le son précède le sens. Cette ascèse suppose de ne nommer l'objet poétique qu~ de manière allusive et de laisser le lecteur accéder seul à la matière même du poème qm est une Idée. Dans ce rêve d'une poésie parfaite, la «disparition élocutoire du poète, qui cède l'initiative aux mots», tente de se réaliser par un travail obstiné sur la langue et le vers dont la régularité doit être préservée: Mallarmé consacre ainsi près de vingt années de travail ( 1868-1887) au« Sonnet allégorique de lui-même" ou« Sonnet en yx».

2. la quête infinie de l'Idée et du mot

• Le vertige du néant et la reconnaissance

Dans cette entreprise démesurée où le poète se fait '< déchiffreur » d'un sens qui lui préexiste, apparaît le risque de l'échec, du combat perdu contre l'Idée. Cette menace est omniprésente, comme l'atteste le fameux <<Sonnet en -i majeur», où l'on reconnaît, à travers l'image du cygne pris dans les glaces, le poète immobilisé par sa stérilité et confron~é à la menace du Néant associé au froid, au tombeau, à la neige et au vide:

<<Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre Ce lac dur, oublié, que hante sous le givre Le transparent glacier des vots qui n'ont pas fui ! »

C'est au moment où sa poésie devient de plus en plus hermétique que Mallarmé, ins­tallé à Paris depuis 1869, accède à une véritable notoriété et anime dans son salon de la rue de Rome, à partir de 1877, une réflexion poétique, élégante et généreuse, qui constitue le socle du mouvement symboliste. Professeur malgré lui, il récusera plus tard toute autorité de <<chef d'école t>, arguant de son seul intérêt <<pour les idées des jeunes gens», et il affirme alors ce que sa poésie suggère:

<<Pour moi, le cas d'un poète, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c'est le cas d'un homme qui s'isole pour sculpter son propre tombeau.»

Tandis que, pour rendre hommage à ses maîtres, Mallarmé renoue avec le genre du «tombeau» poétique, c'est sans doute cette réclusion ascétique qui permet à Huysmans de le citer comme la figure << la plus consommée et la plus exquise,, de l'esthétisme décadent, s'exprimant dans une «langue adhésive, solitaire et secrète"·

• l'obsession de l'idée pure

Le soutien accordé au groupe symboliste- sous la forme notamment d'une préface au Traité du verbe de René Ghil- ne détourne pas Mallarmé de sa quête d'une poésie par­faite où s'incarnerait l'Idée pure. Un conte inachevé, Igitur (1869), exprimait déjà ce désir d'abolir le Hasard pour parvenir au véritable Infini. Ouvrant la voie à la moder­nité, et notamment aux Calligrammes d'Apollinaire (1918), le poème Un coup de dés jamais n'abolira le hasard met en scène en une seule phrase et sur des pages doubles, à la typographie éclatée, la démarche de la Pensée qui veut expliquer le «chaos;> du monde apparemment gouverné par le Hasard, et celle du Verbe qui instaure le sens. C'est sur la page que se constitue le processus de renversement de la proposition-titre: à partir de blancs, de recherches sur l'espace et la typographie, qui isolent les mots comme des images, sans aucune ponctuation, on aboutit au dernier vers« Toute pen­sée est un coup de dés.>; r; évolution de Mallarmé vers un hermétisme qui fit écrire à Jules Renard que son œuvre était <i intraduisible, même en français" a été justement analysée par l'écrivain Remy de Gourmont ( 1858-1915). Celui-ci déclare:

«On lui reprocha comme un crime l'obscurité de quelques-uns de ses vers, sans tenir compte de toute la partie limpide de son œuvre et sans essayer de chercher comment la logique de son esthétique symboliste l'avait amené à ne plus exprimer que le second terme de la comparaison.))

C'est de cette dissolution du réel comparé dans le comparant poétique que naîtra la poésie du _xxe siècle.

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La quête de Mallarmé

Stéphane Mallarmé travaille depuis des années à la construction de son propre langage poétique lorsque Verlaine et Huysmans célèbrent en lui l'incarnation de la poésie nouvelle. La parution du Manifeste de 1886 confirme son rayon­nement sans interrompre une quête radicale et sans fin.

1. une longue maturation esthétique

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~ou Parnasse li la crise d'Hérodiade(1862-1870)

La contribution de Mallarmé (1842-1898) à l'essor de la poésie symboliste est presque opposée à celle de son ami Verlaine. Comme lui, il est d'abord connu grâce aux antho­logies du Parnasse contemporain, qui publie onze de ses poèmes (1866). La gloire de Mallarmé sera également tardive, il ne deviendra« Prince des poètes» qu'en 1894. Mais, en marge d'un mouvement auquel le bohème Verlaine a donné une sensibilité, le rigoureux Mallarmé pousse à l'extrême une réflexion théorique sur le langage poétique qui porte en elle toutes les interrogations du :xxe siècle. Son travail d'écrivain, facilité par le conformisme d'une existence bourgeoise de professeur d'anglais en province puis à Paris, le place d'abord sous le signe de Baudelaire et d'Edgar Poe: il partage l'obsession du poète des Pleurs du mal tendu dans sa quête de l'idéal et admire chez Poe la capacité de «peindre non la chose mais l'effet qu'elle produit». Jusqu'en 1864, l'inspiration baudelairienne habitée par le thème de l'évasion est très sensible dans des poèmes comme «Brise marine>> ou «L'Azur». Elle est associée à une grande exigence formelle et manifeste déjà le désir de détourner le langage de son acception courante. Tandis que Mallarmé travaille longuement sur le drame lyrique Hérodiade (1864-1867) et le poème« Faune>>, le thème de l'impuissance du poète à atteindre l'objet de sa quête apparaît, derrière le motif de la virginité d'Hérodiade.

~ Exigences et impasses (1870-1880)

Sorti de cette crise métaphysique qui le conduit à douter de son élan créateur à la recherche d'une Beauté non seulement minérale mais inaccessible, Mallarmé s'impose, sans la formuler clairement, une doctrine poétique: s'adressant au poète il lui enjoint d',, exclu[ re] le réel parce que vil» dans le poème« Toute l'âme résumée». Son rôle n'est pas d'inventer des mots nouveaux mais de <<donner un sens plus pur aux mots de la Tribu», comme l'affirme le Tombeau d'Edgar Poe (!876). Il faut arriver à dégager du mot, dans le contexte particulier du vers, de nouvelles harmoniques, pour obtenir qu'en poésie le son précède le sens. Cette ascèse suppose de ne nommer l'objet poétique qu~ de manière allusive et de laisser le lecteur accéder seul à la matière même du poème qm est une Idée. Dans ce rêve d'une poésie parfaite, la «disparition élocutoire du poète, qui cède l'initiative aux mots», tente de se réaliser par un travail obstiné sur la langue et le vers dont la régularité doit être préservée: Mallarmé consacre ainsi près de vingt années de travail ( 1868-1887) au« Sonnet allégorique de lui-même" ou« Sonnet en yx».

2. la quête infinie de l'Idée et du mot

• Le vertige du néant et la reconnaissance

Dans cette entreprise démesurée où le poète se fait '< déchiffreur » d'un sens qui lui préexiste, apparaît le risque de l'échec, du combat perdu contre l'Idée. Cette menace est omniprésente, comme l'atteste le fameux <<Sonnet en -i majeur», où l'on reconnaît, à travers l'image du cygne pris dans les glaces, le poète immobilisé par sa stérilité et confron~é à la menace du Néant associé au froid, au tombeau, à la neige et au vide:

<<Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre Ce lac dur, oublié, que hante sous le givre Le transparent glacier des vots qui n'ont pas fui ! »

C'est au moment où sa poésie devient de plus en plus hermétique que Mallarmé, ins­tallé à Paris depuis 1869, accède à une véritable notoriété et anime dans son salon de la rue de Rome, à partir de 1877, une réflexion poétique, élégante et généreuse, qui constitue le socle du mouvement symboliste. Professeur malgré lui, il récusera plus tard toute autorité de <<chef d'école t>, arguant de son seul intérêt <<pour les idées des jeunes gens», et il affirme alors ce que sa poésie suggère:

<<Pour moi, le cas d'un poète, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c'est le cas d'un homme qui s'isole pour sculpter son propre tombeau.»

Tandis que, pour rendre hommage à ses maîtres, Mallarmé renoue avec le genre du «tombeau» poétique, c'est sans doute cette réclusion ascétique qui permet à Huysmans de le citer comme la figure << la plus consommée et la plus exquise,, de l'esthétisme décadent, s'exprimant dans une «langue adhésive, solitaire et secrète"·

• l'obsession de l'idée pure

Le soutien accordé au groupe symboliste- sous la forme notamment d'une préface au Traité du verbe de René Ghil- ne détourne pas Mallarmé de sa quête d'une poésie par­faite où s'incarnerait l'Idée pure. Un conte inachevé, Igitur (1869), exprimait déjà ce désir d'abolir le Hasard pour parvenir au véritable Infini. Ouvrant la voie à la moder­nité, et notamment aux Calligrammes d'Apollinaire (1918), le poème Un coup de dés jamais n'abolira le hasard met en scène en une seule phrase et sur des pages doubles, à la typographie éclatée, la démarche de la Pensée qui veut expliquer le «chaos;> du monde apparemment gouverné par le Hasard, et celle du Verbe qui instaure le sens. C'est sur la page que se constitue le processus de renversement de la proposition-titre: à partir de blancs, de recherches sur l'espace et la typographie, qui isolent les mots comme des images, sans aucune ponctuation, on aboutit au dernier vers« Toute pen­sée est un coup de dés.>; r; évolution de Mallarmé vers un hermétisme qui fit écrire à Jules Renard que son œuvre était <i intraduisible, même en français" a été justement analysée par l'écrivain Remy de Gourmont ( 1858-1915). Celui-ci déclare:

«On lui reprocha comme un crime l'obscurité de quelques-uns de ses vers, sans tenir compte de toute la partie limpide de son œuvre et sans essayer de chercher comment la logique de son esthétique symboliste l'avait amené à ne plus exprimer que le second terme de la comparaison.))

C'est de cette dissolution du réel comparé dans le comparant poétique que naîtra la poésie du _xxe siècle.

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L'esthétique symboliste

La date de 1886, arbitraire pour désigner une aspiration portée pendant deux décennies par les héritiers de l'Idéal baudelairien, permet de faire le point: le Manifeste de Moréas structure le mouvement. La même année, le Traité du verbe de René Ghil dégage une synthèse théorique.

1. Des principes et une dynamique

148

L'initiative de Moréas, qui, comme souvent, s'écartera très vite des principes qu'il a voulu énoncer, peut paraître modeste au regard des grands noms poétiques sans lesquels le mouvement n'aurait pas existé. Mais elle lui donne l'allure d'une doctrine, ce qui est rare dans l'histoire lîttéraire. Cet écrivain d'origine grecque sait dépasser les frilosités de l'individualisme français et se propose tout simplement de définir l'originalité de ceux qui se sont détachés du seul mouvement poétique encore significatif, le Parnasse. Après avoir revendiqué Baudelaire, Verlaine et Mallarmé comme pères fOndateurs, son Manifeste définit le symbolisme comme un idéalisme qui pose comme un principe d'écriture le recours aux «correspondances» baudelairiennes, à deux niveaux, sensoriel et spirituel. Le verbe poétique ne doit ni nommer l'objet extérieur qu'il désigne, ni définir l'Idée en soi qui lui correspond:

"La poésie symbolique cherche à vêtir l'Idée d'une fOrme sensible qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même mais qui, tout en servant à exprimer l'idée, demeurerait sujette. Lidée à son tour ne doit point se laisser voir privée des somptueuses simmares des analogies extérieures.))

De l'influence parnassienne il retient le goût d'un langage recherché et suggestif qui tra­duise en images la réalité du monde des Idées. Comme Mallarmé, îl récuse les néolo­gismes farfelus chers aux décadents et retient comme référence la langue française pré­classique. Il préconise un style libre mais riche en ellipses et anacoluthes (ruptures de construction). Il préconise une grande variété dans le rythme et l'harmonie, mais fon­dée sur les ressources canoniques de la métrique, « dans un désordre savamment ordonné». Comme Verlaine, il affiche une préférence pour les mètres impairs de 7, 9,

Il et 13 syllabes.

Spécialiste des «manifestes,,, Moréas devait, quinze ans plus tard, revenir, dans un autre texte paru dans Le Figaro, sur certaines propositions à l'origine d'une école «romane)), rattachée aux sources gréco-latines de la littérature. En 1886, son initiative débouche sur une floraison de revues: Le Symboliste ne fera paraître que quatre numéros, La Vogue, trente et un. Les symbolistes s'expriment aussi dans La Cravache et, à partir de 1889, Le Mercure de France, pérennise leur élan. Malgré les accusations d'obscurité venues des cercles conformistes dominés par l'influence de Paul Bourget, l'esthétique symboliste rassemble assez largement ceux qui verraient bien la suprématie de la poésie rivaliser avec l'empire du roman et non le supplanter: car le symbolisme répond aussi bien aux attentes des naturalistes qui souhaitent exprimer une sensibilité qu'à celles des poètes qui ne dédaignent pas d'observer le réel.

2. Le Traité du verbe

t De l'ambition au système

Le rôle de René Ghil (1862-1925) dans l'évolution du mouvement est paradoxal. Entouré de l'aura flatteuse de l'Avant-dire de Mallarmé, son Traité du verbe (1887) élabore une théorie de 1' écriture symboliste. Mais il s'écarte et de son maître et du sym­bolisme lorsqu'il veut, dans En méthode à l'œuvre (1904), justifier la doctrine, au point de conc~voir la poésie comme une science et le poète comme le futur manipulateur de machines phonétiques.

La postérité a surtout retenu les formules de Mallarmé dans l'Avant-dire, qui affirme l'autonomie, la singularité de la parole poétique qui échappe au poète:

«Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole.»

Et, dans le même texte, il donne l'exemple, demeuré célèbre, du mécanisme par lequel un «fait de nature» devient «notion pure [ ... ] sans la gêne d'un proche ou concret rappel":

«Je dis: une fleur! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l'absente de tous bouquets. >>

& !.'instrumentation verbale

René Ghil part de l'idée que le langage est imparfait, ce que Mallarmé a éprouvé verti­gineusement comme créateur. Pour lui, la poésie «se prolonge en suggestion de l'Être­total du monde, évoluant selon de mêmes Rythmes"· À l'intérieur des lois générales de l'univers, l'écriture poétique ne peut qu'obéir aux lois d'un Rythme qui commande tous les modes d'expression esthétique. L'ambition d'une fusion de tous les arts ne lui est d'ailleurs pas propre: elle gouverne le rêve des artistes de cette époque puisqu'un peintre comme James VVhistler ( 1834-1903) donne à ses toiles le titre d'œuvres musi­cales ou que Claude Debussy (1862-1918) désigne sa phrase musicale comme une « arabesque"· Pour Ghil, l'art étant mouvement, la musique instrumentale en est le para­digme parfait: la poésie doit donc l'imiter en utilisant la voix comme instrument à tra­vers les voyelles et les consonnes. Dans son système, il existe un rapport entre la sonorité d'un mot et des catégories de sentiments ou de sensations. Il présente même un classe­ment des consonnes et des voyelles d'après les analogies de leurs évocations: les sons en â, ai, aï, ai, correspondent ainsi pour lui à la couleur vermillon. Quand on lit, avec le recul, ses «tables" de correspondances minutieuses, on pense davantage à l'arbitraire des rapprochements surréalistes futurs qu'aux poètes symbolistes:

<1 Constatant les Souverainetés, les Harpes sont blanches; et bleus sont les Violons mollis souvent d'une phosphorescence pour surmener les paroxysmes; en la plénitude des ovations, les cuivres sont rouges ».

Enfin, il élabore une théorie selon laquelle la versification et les différentes formes de mètres ne font pas l'objet d'un choix mais participent aussi d'un grand Rythme uni­versel: le vers se déploie en périodes inégales, condensées ou espacées en fonction de l'Idée ou de l'émotion à transmettre. Si cette idée annonce les grands «versets" de Claudel ou Saint-John Perse au xxe siècle, les prétentions «scientifiques >t de Ghil résistent mal à la critique.

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L'esthétique symboliste

La date de 1886, arbitraire pour désigner une aspiration portée pendant deux décennies par les héritiers de l'Idéal baudelairien, permet de faire le point: le Manifeste de Moréas structure le mouvement. La même année, le Traité du verbe de René Ghil dégage une synthèse théorique.

1. Des principes et une dynamique

148

L'initiative de Moréas, qui, comme souvent, s'écartera très vite des principes qu'il a voulu énoncer, peut paraître modeste au regard des grands noms poétiques sans lesquels le mouvement n'aurait pas existé. Mais elle lui donne l'allure d'une doctrine, ce qui est rare dans l'histoire lîttéraire. Cet écrivain d'origine grecque sait dépasser les frilosités de l'individualisme français et se propose tout simplement de définir l'originalité de ceux qui se sont détachés du seul mouvement poétique encore significatif, le Parnasse. Après avoir revendiqué Baudelaire, Verlaine et Mallarmé comme pères fOndateurs, son Manifeste définit le symbolisme comme un idéalisme qui pose comme un principe d'écriture le recours aux «correspondances» baudelairiennes, à deux niveaux, sensoriel et spirituel. Le verbe poétique ne doit ni nommer l'objet extérieur qu'il désigne, ni définir l'Idée en soi qui lui correspond:

"La poésie symbolique cherche à vêtir l'Idée d'une fOrme sensible qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même mais qui, tout en servant à exprimer l'idée, demeurerait sujette. Lidée à son tour ne doit point se laisser voir privée des somptueuses simmares des analogies extérieures.))

De l'influence parnassienne il retient le goût d'un langage recherché et suggestif qui tra­duise en images la réalité du monde des Idées. Comme Mallarmé, îl récuse les néolo­gismes farfelus chers aux décadents et retient comme référence la langue française pré­classique. Il préconise un style libre mais riche en ellipses et anacoluthes (ruptures de construction). Il préconise une grande variété dans le rythme et l'harmonie, mais fon­dée sur les ressources canoniques de la métrique, « dans un désordre savamment ordonné». Comme Verlaine, il affiche une préférence pour les mètres impairs de 7, 9,

Il et 13 syllabes.

Spécialiste des «manifestes,,, Moréas devait, quinze ans plus tard, revenir, dans un autre texte paru dans Le Figaro, sur certaines propositions à l'origine d'une école «romane)), rattachée aux sources gréco-latines de la littérature. En 1886, son initiative débouche sur une floraison de revues: Le Symboliste ne fera paraître que quatre numéros, La Vogue, trente et un. Les symbolistes s'expriment aussi dans La Cravache et, à partir de 1889, Le Mercure de France, pérennise leur élan. Malgré les accusations d'obscurité venues des cercles conformistes dominés par l'influence de Paul Bourget, l'esthétique symboliste rassemble assez largement ceux qui verraient bien la suprématie de la poésie rivaliser avec l'empire du roman et non le supplanter: car le symbolisme répond aussi bien aux attentes des naturalistes qui souhaitent exprimer une sensibilité qu'à celles des poètes qui ne dédaignent pas d'observer le réel.

2. Le Traité du verbe

t De l'ambition au système

Le rôle de René Ghil (1862-1925) dans l'évolution du mouvement est paradoxal. Entouré de l'aura flatteuse de l'Avant-dire de Mallarmé, son Traité du verbe (1887) élabore une théorie de 1' écriture symboliste. Mais il s'écarte et de son maître et du sym­bolisme lorsqu'il veut, dans En méthode à l'œuvre (1904), justifier la doctrine, au point de conc~voir la poésie comme une science et le poète comme le futur manipulateur de machines phonétiques.

La postérité a surtout retenu les formules de Mallarmé dans l'Avant-dire, qui affirme l'autonomie, la singularité de la parole poétique qui échappe au poète:

«Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole.»

Et, dans le même texte, il donne l'exemple, demeuré célèbre, du mécanisme par lequel un «fait de nature» devient «notion pure [ ... ] sans la gêne d'un proche ou concret rappel":

«Je dis: une fleur! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l'absente de tous bouquets. >>

& !.'instrumentation verbale

René Ghil part de l'idée que le langage est imparfait, ce que Mallarmé a éprouvé verti­gineusement comme créateur. Pour lui, la poésie «se prolonge en suggestion de l'Être­total du monde, évoluant selon de mêmes Rythmes"· À l'intérieur des lois générales de l'univers, l'écriture poétique ne peut qu'obéir aux lois d'un Rythme qui commande tous les modes d'expression esthétique. L'ambition d'une fusion de tous les arts ne lui est d'ailleurs pas propre: elle gouverne le rêve des artistes de cette époque puisqu'un peintre comme James VVhistler ( 1834-1903) donne à ses toiles le titre d'œuvres musi­cales ou que Claude Debussy (1862-1918) désigne sa phrase musicale comme une « arabesque"· Pour Ghil, l'art étant mouvement, la musique instrumentale en est le para­digme parfait: la poésie doit donc l'imiter en utilisant la voix comme instrument à tra­vers les voyelles et les consonnes. Dans son système, il existe un rapport entre la sonorité d'un mot et des catégories de sentiments ou de sensations. Il présente même un classe­ment des consonnes et des voyelles d'après les analogies de leurs évocations: les sons en â, ai, aï, ai, correspondent ainsi pour lui à la couleur vermillon. Quand on lit, avec le recul, ses «tables" de correspondances minutieuses, on pense davantage à l'arbitraire des rapprochements surréalistes futurs qu'aux poètes symbolistes:

<1 Constatant les Souverainetés, les Harpes sont blanches; et bleus sont les Violons mollis souvent d'une phosphorescence pour surmener les paroxysmes; en la plénitude des ovations, les cuivres sont rouges ».

Enfin, il élabore une théorie selon laquelle la versification et les différentes formes de mètres ne font pas l'objet d'un choix mais participent aussi d'un grand Rythme uni­versel: le vers se déploie en périodes inégales, condensées ou espacées en fonction de l'Idée ou de l'émotion à transmettre. Si cette idée annonce les grands «versets" de Claudel ou Saint-John Perse au xxe siècle, les prétentions «scientifiques >t de Ghil résistent mal à la critique.

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En marge du symbolisme

L'évolution poétique qui s'épanouit avec le symbolisme commence au temps du Parnasse et se frotte à l'esprit décadent. Au moment où l'école symboliste s'impose durablement, de 1884 à la fin du siècle, l'esprit décadent a suscité des talents marginaux et originaux.

1. un diamant l'loir et quelques révoltés

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~ les délires de Lautréamont

Souvent rapproché de Rimbaud, Isidore Ducasse (1846-1870), s'est caché derrière un nom de plume, «le comte de Lautréamont,,, pour publier Les Chants de Maldoror (1869). Ce poème en six chants, dont le ''narrateur», Maldoror, évoque d'abor~ les grandes figures du romantisme frénétique, fait alterner sur le mode paroxystique toutes les tonalités de l'élégie à l'humour noir pour évoquer une sorte de voyage aux enfers. Entre un fantastique proche de l'Apocalypse et des fantaisies macabres emprun­tées aux Fleurs du mal, le héros subit de constantes métamorphoses sans jamais provo­quer la moindre identification chez le lecteur. En effet, il pastiche systématique.ment, dans une sorte d'amour-haine de la littérature, non seulement les grandes figures romantiques comme le Manfred de Byron que son personnage rappelle mais aussi les géants reconnus, d'Homère à Hugo. Dans un mouvement discontinu, le narrateur interpelle régulièrement le lecteur et le transforme en témoin d'un délire auquel lui­même ne semble pas croire. Contrairement à Rimbaud, qui, au cours de sa très brève carrière poétique, s'est donné le temps de justifier ses visions en esqui~sant pu.is en reniant un art poétique, Lautréamont, qui n'a laissé que quelques traces bwgra~h1que~ et des esquisses peu signifiantes, se confond avec sa légende noire: le s~rréahs~: lm voue un culte et il devient quasiment le symbole de la cruauté et de la fohe en poesie.

t les excentriques Dissonants plutôt que révoltés, quelque peu complaisants avec l'esprit «fin de siècle» et l'image de "poète maudit» que l'époque affectionne, Charles Cros (1842-1888) ct Tristan Corbière (1845-1875) combinent provocation et dérision avec une élégant:e héritée de leurs amis du Parnasse. Charles Cros, fondateur du club des Hydropathes, et grand ami des Zutistes, célèbre pour le monologue .du «Hareng saur t>, ~ui co?fine au, canular, joue avec brio de la variété des formes poétiques dans son recueil Le Coffret dt santal (1873) entre ironie, mélancolie et onirisme. Les Amours jaunes (1873) d<.: Tristan Corbière se veulent délibérément parodiques. Le ton est plus sombre, la démolition des urands élans romantiques se veut plus iconoclaste et la forme est nette· ment plus décalée au point de valoir à l'auteur la double reconnaissance de Huysmans dans A rebours et de Verlaine dans Les Poètes maudits.

~ les névrosés Les poèmes de Maurice Rollinat (1846-!903) et Germain Nouveau (1851-1920) poussent jusqu'à la caricature la langueur intellectuelle propre à l'esprit décadent. Dans Les Névroses (1883), Rollinat, également membre du club des Hydropathes, réécrit les Fleurs du mal en reproduisant les étapes de son modèle mais en forçant le trait: de la première section, «Les Âmes», à la dernière, «De Profundis», l'itinéraire esthétique et spiritualiste de Baudelaire se transforme en galerie des pathologies déca­dentes. Affecté par des névroses, réelles cette fois, Germain Nouveau subit l'influence de Rimbaud, dont il ne semble pas se remettre, puis celle de Verlaine. Alors qu'il est interné' en 1891, ses poèmes ne paraîtront que plus tard: Savoir aimer (1904) et les Valentines (posthume, 1922) sont dominés par une religiosité associée au goût de l'étrange. Dans un contraste entre des images sereines et un rythme plus obsédant, il ne parvient pas à se dégager de l'emprise de ses trois inspirateurs, Baudelaire, Rimbaud et Verlaine.

2. Jules laforgue (1860-1887)

• une sensibilité décadente

Grand parmi les petits, pourrait-on dire, Jules Laforgue, durablement «redécouvert» à la fin du x.xe siècle, allie les attributs de la décadence - «poète maudit», adhésion au club des Hydropathes, goût morbide de l'échec- avec une réelle ambition poétique. Né, comme Lautréamont, à Montevideo, il donne à un roman inachevé un titre symbo­lique, Le Raté, mais se tient relativement à distance des cercles littéraires du fait de sa maladie et de ses voyages: il mourra en 1887 de la tuberculose, qui a miné sa vie, et ses œuvres ne seront publiées qu'à titre posthume. De l'esprit décadent il retient la théma­tique négative, l'obsession de la mort et de l'échec, la faiblesse de l'artiste par rapport à ses aspirations, mais souvent sur le mode ironique. Il s'empare aussi, après Baudelaire, du prosaïsme de la vie contemporaine, pour construire autour des images de la souf­france quotidienne à Paris- dans Le Sanglot de la Terre (1880) - un univers poétique chaotique, marqué par une grande liberté d'expression et une alternance de mélancolie et de dérision : il bouscule la versification traditionnelle, joue sur le mélange des tons et des lexiques en s'autorisant le recours à des termes rares, à l'instar des décadents.

~ un art proche du symbolisme

Cette sensibilité à l'air décadent s'accompagne d'une quête de l'absolu qui rapproche Laforgue du symbolisme: ses Complaintes (1885) qui renouent avec un genre ancien de la poésie populaire en portent la trace. La double face de son inspiration- dérision et angoisse métaphysique - apparaît dans deux figures, complémentaires pour lui, du poète,_ Pierrot et Hamlet. Tous ses recueils- L'Imitation de Notre-Dame de la Lune (1886), Des fleurs de bonne volonté (1886) et les Derniers Vers (1890)- traduisent une intimité avec les images du symbolisme et ses mythes, du paysage lunaire à la cité engloutie, en passant par des figures féminines éthérées. Preuve de son ambition artis­tique, il s'essaie au conte philosophique dans Les Moralités légendaires (1887). Grand admirateur de Mallarmé, il intègre au pessimisme élégiaque qui lui est propre l'inven­tivité symboliste utilisée avec une élégance saluée par ses contemporains.

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En marge du symbolisme

L'évolution poétique qui s'épanouit avec le symbolisme commence au temps du Parnasse et se frotte à l'esprit décadent. Au moment où l'école symboliste s'impose durablement, de 1884 à la fin du siècle, l'esprit décadent a suscité des talents marginaux et originaux.

1. un diamant l'loir et quelques révoltés

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~ les délires de Lautréamont

Souvent rapproché de Rimbaud, Isidore Ducasse (1846-1870), s'est caché derrière un nom de plume, «le comte de Lautréamont,,, pour publier Les Chants de Maldoror (1869). Ce poème en six chants, dont le ''narrateur», Maldoror, évoque d'abor~ les grandes figures du romantisme frénétique, fait alterner sur le mode paroxystique toutes les tonalités de l'élégie à l'humour noir pour évoquer une sorte de voyage aux enfers. Entre un fantastique proche de l'Apocalypse et des fantaisies macabres emprun­tées aux Fleurs du mal, le héros subit de constantes métamorphoses sans jamais provo­quer la moindre identification chez le lecteur. En effet, il pastiche systématique.ment, dans une sorte d'amour-haine de la littérature, non seulement les grandes figures romantiques comme le Manfred de Byron que son personnage rappelle mais aussi les géants reconnus, d'Homère à Hugo. Dans un mouvement discontinu, le narrateur interpelle régulièrement le lecteur et le transforme en témoin d'un délire auquel lui­même ne semble pas croire. Contrairement à Rimbaud, qui, au cours de sa très brève carrière poétique, s'est donné le temps de justifier ses visions en esqui~sant pu.is en reniant un art poétique, Lautréamont, qui n'a laissé que quelques traces bwgra~h1que~ et des esquisses peu signifiantes, se confond avec sa légende noire: le s~rréahs~: lm voue un culte et il devient quasiment le symbole de la cruauté et de la fohe en poesie.

t les excentriques Dissonants plutôt que révoltés, quelque peu complaisants avec l'esprit «fin de siècle» et l'image de "poète maudit» que l'époque affectionne, Charles Cros (1842-1888) ct Tristan Corbière (1845-1875) combinent provocation et dérision avec une élégant:e héritée de leurs amis du Parnasse. Charles Cros, fondateur du club des Hydropathes, et grand ami des Zutistes, célèbre pour le monologue .du «Hareng saur t>, ~ui co?fine au, canular, joue avec brio de la variété des formes poétiques dans son recueil Le Coffret dt santal (1873) entre ironie, mélancolie et onirisme. Les Amours jaunes (1873) d<.: Tristan Corbière se veulent délibérément parodiques. Le ton est plus sombre, la démolition des urands élans romantiques se veut plus iconoclaste et la forme est nette· ment plus décalée au point de valoir à l'auteur la double reconnaissance de Huysmans dans A rebours et de Verlaine dans Les Poètes maudits.

~ les névrosés Les poèmes de Maurice Rollinat (1846-!903) et Germain Nouveau (1851-1920) poussent jusqu'à la caricature la langueur intellectuelle propre à l'esprit décadent. Dans Les Névroses (1883), Rollinat, également membre du club des Hydropathes, réécrit les Fleurs du mal en reproduisant les étapes de son modèle mais en forçant le trait: de la première section, «Les Âmes», à la dernière, «De Profundis», l'itinéraire esthétique et spiritualiste de Baudelaire se transforme en galerie des pathologies déca­dentes. Affecté par des névroses, réelles cette fois, Germain Nouveau subit l'influence de Rimbaud, dont il ne semble pas se remettre, puis celle de Verlaine. Alors qu'il est interné' en 1891, ses poèmes ne paraîtront que plus tard: Savoir aimer (1904) et les Valentines (posthume, 1922) sont dominés par une religiosité associée au goût de l'étrange. Dans un contraste entre des images sereines et un rythme plus obsédant, il ne parvient pas à se dégager de l'emprise de ses trois inspirateurs, Baudelaire, Rimbaud et Verlaine.

2. Jules laforgue (1860-1887)

• une sensibilité décadente

Grand parmi les petits, pourrait-on dire, Jules Laforgue, durablement «redécouvert» à la fin du x.xe siècle, allie les attributs de la décadence - «poète maudit», adhésion au club des Hydropathes, goût morbide de l'échec- avec une réelle ambition poétique. Né, comme Lautréamont, à Montevideo, il donne à un roman inachevé un titre symbo­lique, Le Raté, mais se tient relativement à distance des cercles littéraires du fait de sa maladie et de ses voyages: il mourra en 1887 de la tuberculose, qui a miné sa vie, et ses œuvres ne seront publiées qu'à titre posthume. De l'esprit décadent il retient la théma­tique négative, l'obsession de la mort et de l'échec, la faiblesse de l'artiste par rapport à ses aspirations, mais souvent sur le mode ironique. Il s'empare aussi, après Baudelaire, du prosaïsme de la vie contemporaine, pour construire autour des images de la souf­france quotidienne à Paris- dans Le Sanglot de la Terre (1880) - un univers poétique chaotique, marqué par une grande liberté d'expression et une alternance de mélancolie et de dérision : il bouscule la versification traditionnelle, joue sur le mélange des tons et des lexiques en s'autorisant le recours à des termes rares, à l'instar des décadents.

~ un art proche du symbolisme

Cette sensibilité à l'air décadent s'accompagne d'une quête de l'absolu qui rapproche Laforgue du symbolisme: ses Complaintes (1885) qui renouent avec un genre ancien de la poésie populaire en portent la trace. La double face de son inspiration- dérision et angoisse métaphysique - apparaît dans deux figures, complémentaires pour lui, du poète,_ Pierrot et Hamlet. Tous ses recueils- L'Imitation de Notre-Dame de la Lune (1886), Des fleurs de bonne volonté (1886) et les Derniers Vers (1890)- traduisent une intimité avec les images du symbolisme et ses mythes, du paysage lunaire à la cité engloutie, en passant par des figures féminines éthérées. Preuve de son ambition artis­tique, il s'essaie au conte philosophique dans Les Moralités légendaires (1887). Grand admirateur de Mallarmé, il intègre au pessimisme élégiaque qui lui est propre l'inven­tivité symboliste utilisée avec une élégance saluée par ses contemporains.

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La deuxième génération symboliste

La <<crise de vers» suscitée par la première génération symboliste a libéré des talents peu connus aujourd'hui mais célèbres en leur temps. Ils attestent la vigueur du mouvement et ses liens avec l'Europe et le Nouveau Monde.

~ Gustave Kahn (1859-1936)

Comme tous les poètes qui peuvent explicitement être rattachés à l'école symboliste, Gustave Kahn a laissé plus une influence qu'une œuvre. Fondateur de la revue Le Symboliste, il est aussi directeur de La Vogue, qui, en 1886, fait connaître en même temps les Illuminations de Rimbaud et les poèmes de Laforgue. Futur historien du mouvement dont il analyse l'évolution en 1902 dans Symbolistes et Décadents, il a conjointement été un des premiers à pratiquer systématiquement le vers libre dans Palais nomades (1887) et à le théoriser. Dans la préface de ce recueil, il présente, de façon prédictive ou prémonitoire, l'usage du vers libre comme le signe d'une véritable révo­lution poétique. Il oppose le «vers libéré», dont il attribue la paternité à Banville, Verlaine ou le premier Rimbaud d'avant les llluminations, dépendant de l'ancienne rythmique, à un véritable vers moderne qui est, selon lui «un fragment, le plus court possible, figurant un arrêt de voix et un arrêt de sons». À partir de cette définition, chaque poème appelle un rythme particulier adapté au style de chaque poète. Mais cette liberté comporte une exigence musicale qui maintient (a distance entre la discipline de la poésie et le relâchement relatif de la prose. Très lucidement, il pense que le vers libre, qui permet aux symbolistes d'exprimer l'intimité, suscitera de grandes œuvres.

~ Stuart Merrill (1863-1915) et Francis Viélé-Griffin (1864-1937)

On se représente mal aujourd'hui la notoriété, remarquable jusqu'à la Première Guerre mondiale, de ces deux poètes américains d'expression française qui témoignent de la convergence entre le symbolisme français et les grandes tendances de la littérature étrangère. Tous deux admirent Mallarmé, angliciste de profession, dont ils fréquentent les« mardis». Stuart Merrill publie les Gammes (1887), dont le titre atteste une familia­rité avec les recherches musicales du symbolisme, puis Les Fastes (1891) et Les Quatre Saisons (1900). Viélé-Griffin, originaire de Virginie, où son père fut général pendant la guerre de Sécession, traduit, dans la revue symboliste La Cravache, des poèmes de Walt VVhitman (1819-1892), chantre panthéiste de la nouvelle poésie américaine, dont le recueil Leaves of Grass (Feuilles d'herbe) inspirera le lyrisme d'André Gide (1869-1951) dans Les Nourritures terrestres (1897). Puis il publie foies (1889), traduit également Swinburne et exerce une influence très sensible à l'intérieur du mouvement symboliste.

~ Paul Fort (1872-1960) et Henri de Régnier (1864-1936}

Preuve significative de la longévité du symbolisme, Remy de Gourmont a pu parler d'une «deuxième génération» symboliste à propos de poètes inspirés, au-delà de leur originalité propre, par les échos de ce que Mallarmé a appelé une «crise de vers».

À égale distance du vers libre, de l'alexandrin et d'autres mètres, l'univers poétique de Paul Fort dans ses Ballades françaises (1897-1958) tient aux ellipses poétiques, aux silences suggestifs et au rythme particulier qu'il adopte. Ses poèmes narratifs, troués par des ellipses, ressemblent à des contes. Grâce à sa revue Vers et prose fondée en 1905, qui regroupe les représentants de l'inspiration néo-symboliste, Paul Fort, devenu «Prince des poètes» en 1912, assure la continuité du mouvement L'œuvre d'Henri de Régnier, plus prolifique, réutilise dans les trois genres poétique, romanesque et drama­tique les influences qui l'ont formé. Gendre du poète parnassien José Maria de Heredia, très introduit dans les salons, Régnier mène une carrière plus mondaine et plus ofHcielle que Paul Fort. Son élection à l'Académie française, en 1911, consacre non seulement son talent et son succès personnels mais aussi ceux du symbolisme.

1. la nostalgie classique et l'« école rom~:~ne »

~ les revirements de jean Moréas

Après avoir goûté de la déliquescence morbide et rédigé le lvfanifeste du symbolisme, la poétique de Jean Moréas (voir fiche 51) subit une nouvelle et dernière métamorphose en 1891 lorsqu'il décide de fonder une <<école romane»: moins de dix ans après avoir énoncé les grandes orientations de la modernité poétique, sans doute lassé des inter­minables recherches du symbolisme sur le lexique et le vers, ce poète d'origine grecque aspire à retrouver les lignes pures du classicisme. Son «école romane>> veut revivifier l'héritage de la poésie grecque et poursuivre l'entreprise de la Renaissance française. Il réunit autour de lui un groupe d'écrivains réfractaires à l'hermétisme mais aussi enne­mis de 1' esprit décadent et de la langueur pessimiste et macabre reprochés couramment au symbolisme. Au terme de son itinéraire complexe, les Stances (1899-1906) s'écartent de toutes ses positions théoriques précédentes : il détourne quelque peu cette forme fixe classique de son usage ancien pour lui donner un ton plus personnel.

~ un regroupement artificiel

Seul Maurice Du Plessys (1864-1924) a, avec Moréas, véritablement tenté de relever le pari de cette «école romane » éphémère. De son Premier Livre pastoral ( 1892) à ses Études lyriques (1896), il tente de se placer dans la tradition du poète grec Pindare (v. 518-v. 438 av. J.-C.) et on retrouve aussi chez lui l'empreinte de Vigny. Les autres adeptes de l'école, Frédéric Amouretti, Ernest Raynaud, Raymond de La Tailhède, Lionel des Rieux, ont été vaguement regroupés autour d'un idéal d'ordre fondé sur l'héritage gréco-latin et méditerranéen érigé en modèle. Le poète provençal Frédéric Mistral, amoureux d'Homère et fondateur du Félibrige, un mouvement régional de retour aux origines linguistiques de la Provence, est proche du mouvement qui va être, en quelque sorte, récupéré par Charles Maurras (1868-1952): cet intellectuel positi­viste adhère au mouvement par haine du romantisme, qu'il attaque d'une plume habile. Son tempérament polémique et la suite de sa carrière passée de la poésie à la politique - nationaliste, monarchiste, antidreyfusarde puis compromise avec le fascisme - vont abusivement contribuer à «étiqueter» péjorativement une «école romane» avant tout artificielle car sans réel projet.

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La deuxième génération symboliste

La <<crise de vers» suscitée par la première génération symboliste a libéré des talents peu connus aujourd'hui mais célèbres en leur temps. Ils attestent la vigueur du mouvement et ses liens avec l'Europe et le Nouveau Monde.

~ Gustave Kahn (1859-1936)

Comme tous les poètes qui peuvent explicitement être rattachés à l'école symboliste, Gustave Kahn a laissé plus une influence qu'une œuvre. Fondateur de la revue Le Symboliste, il est aussi directeur de La Vogue, qui, en 1886, fait connaître en même temps les Illuminations de Rimbaud et les poèmes de Laforgue. Futur historien du mouvement dont il analyse l'évolution en 1902 dans Symbolistes et Décadents, il a conjointement été un des premiers à pratiquer systématiquement le vers libre dans Palais nomades (1887) et à le théoriser. Dans la préface de ce recueil, il présente, de façon prédictive ou prémonitoire, l'usage du vers libre comme le signe d'une véritable révo­lution poétique. Il oppose le «vers libéré», dont il attribue la paternité à Banville, Verlaine ou le premier Rimbaud d'avant les llluminations, dépendant de l'ancienne rythmique, à un véritable vers moderne qui est, selon lui «un fragment, le plus court possible, figurant un arrêt de voix et un arrêt de sons». À partir de cette définition, chaque poème appelle un rythme particulier adapté au style de chaque poète. Mais cette liberté comporte une exigence musicale qui maintient (a distance entre la discipline de la poésie et le relâchement relatif de la prose. Très lucidement, il pense que le vers libre, qui permet aux symbolistes d'exprimer l'intimité, suscitera de grandes œuvres.

~ Stuart Merrill (1863-1915) et Francis Viélé-Griffin (1864-1937)

On se représente mal aujourd'hui la notoriété, remarquable jusqu'à la Première Guerre mondiale, de ces deux poètes américains d'expression française qui témoignent de la convergence entre le symbolisme français et les grandes tendances de la littérature étrangère. Tous deux admirent Mallarmé, angliciste de profession, dont ils fréquentent les« mardis». Stuart Merrill publie les Gammes (1887), dont le titre atteste une familia­rité avec les recherches musicales du symbolisme, puis Les Fastes (1891) et Les Quatre Saisons (1900). Viélé-Griffin, originaire de Virginie, où son père fut général pendant la guerre de Sécession, traduit, dans la revue symboliste La Cravache, des poèmes de Walt VVhitman (1819-1892), chantre panthéiste de la nouvelle poésie américaine, dont le recueil Leaves of Grass (Feuilles d'herbe) inspirera le lyrisme d'André Gide (1869-1951) dans Les Nourritures terrestres (1897). Puis il publie foies (1889), traduit également Swinburne et exerce une influence très sensible à l'intérieur du mouvement symboliste.

~ Paul Fort (1872-1960) et Henri de Régnier (1864-1936}

Preuve significative de la longévité du symbolisme, Remy de Gourmont a pu parler d'une «deuxième génération» symboliste à propos de poètes inspirés, au-delà de leur originalité propre, par les échos de ce que Mallarmé a appelé une «crise de vers».

À égale distance du vers libre, de l'alexandrin et d'autres mètres, l'univers poétique de Paul Fort dans ses Ballades françaises (1897-1958) tient aux ellipses poétiques, aux silences suggestifs et au rythme particulier qu'il adopte. Ses poèmes narratifs, troués par des ellipses, ressemblent à des contes. Grâce à sa revue Vers et prose fondée en 1905, qui regroupe les représentants de l'inspiration néo-symboliste, Paul Fort, devenu «Prince des poètes» en 1912, assure la continuité du mouvement L'œuvre d'Henri de Régnier, plus prolifique, réutilise dans les trois genres poétique, romanesque et drama­tique les influences qui l'ont formé. Gendre du poète parnassien José Maria de Heredia, très introduit dans les salons, Régnier mène une carrière plus mondaine et plus ofHcielle que Paul Fort. Son élection à l'Académie française, en 1911, consacre non seulement son talent et son succès personnels mais aussi ceux du symbolisme.

1. la nostalgie classique et l'« école rom~:~ne »

~ les revirements de jean Moréas

Après avoir goûté de la déliquescence morbide et rédigé le lvfanifeste du symbolisme, la poétique de Jean Moréas (voir fiche 51) subit une nouvelle et dernière métamorphose en 1891 lorsqu'il décide de fonder une <<école romane»: moins de dix ans après avoir énoncé les grandes orientations de la modernité poétique, sans doute lassé des inter­minables recherches du symbolisme sur le lexique et le vers, ce poète d'origine grecque aspire à retrouver les lignes pures du classicisme. Son «école romane>> veut revivifier l'héritage de la poésie grecque et poursuivre l'entreprise de la Renaissance française. Il réunit autour de lui un groupe d'écrivains réfractaires à l'hermétisme mais aussi enne­mis de 1' esprit décadent et de la langueur pessimiste et macabre reprochés couramment au symbolisme. Au terme de son itinéraire complexe, les Stances (1899-1906) s'écartent de toutes ses positions théoriques précédentes : il détourne quelque peu cette forme fixe classique de son usage ancien pour lui donner un ton plus personnel.

~ un regroupement artificiel

Seul Maurice Du Plessys (1864-1924) a, avec Moréas, véritablement tenté de relever le pari de cette «école romane » éphémère. De son Premier Livre pastoral ( 1892) à ses Études lyriques (1896), il tente de se placer dans la tradition du poète grec Pindare (v. 518-v. 438 av. J.-C.) et on retrouve aussi chez lui l'empreinte de Vigny. Les autres adeptes de l'école, Frédéric Amouretti, Ernest Raynaud, Raymond de La Tailhède, Lionel des Rieux, ont été vaguement regroupés autour d'un idéal d'ordre fondé sur l'héritage gréco-latin et méditerranéen érigé en modèle. Le poète provençal Frédéric Mistral, amoureux d'Homère et fondateur du Félibrige, un mouvement régional de retour aux origines linguistiques de la Provence, est proche du mouvement qui va être, en quelque sorte, récupéré par Charles Maurras (1868-1952): cet intellectuel positi­viste adhère au mouvement par haine du romantisme, qu'il attaque d'une plume habile. Son tempérament polémique et la suite de sa carrière passée de la poésie à la politique - nationaliste, monarchiste, antidreyfusarde puis compromise avec le fascisme - vont abusivement contribuer à «étiqueter» péjorativement une «école romane» avant tout artificielle car sans réel projet.

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Le poème en prose et le roman poétique

Le symbolisme aura été, comme un écho dissonant à l'hégémonie déclarée du roman réaliste et naturaliste, un mouvement essentiellement poétique. Sa fécondité n'en a pas moins bénéficié à d'autres genres mal définis ou encore mineurs qui acquièrent une véritable identité: c'est le cas du poème en prose.

1. Entre vers et prose

D l'héritage

Qualifié par certains de« néo-romantisme», le symbolisme a joué un rôle majeur dans la constitution d'un genre, celui du poème en prose, déjà rêvé par Nerval et brillam­ment mis en œuvre par Aloysius Bertrand (1807-1841), puis par Baudelaire. Le pre­mier, dans son Gaspard de la Nuit (posthume, 1842), avait inventé une prose fictionnelle à la lisière du fantastique où surgissait la poésie. Baudelaire, au contraire, avait « prosaïsé >J la poésie en introduisant dans des thèmes traditionnels les éléments «du fugitif et du contingent». En se libérant de la double tutelle du romantisme et du classicisme, le symbolisme ouvre la voie à une forme capable de combiner une exi­gence de brièveté avec une écriture poétique maîs libre. C'est tout le sens du combat mené par Gustave Kahn (voir fiche 57) et ses amis pour le vers libre. Le poème en prose ne tombe ainsi qu'à moitié dans le piège de rhermétisme. En même temps, il évite les contraintes et les artifices de la poésie à forme fixe qui souligne des effets que le symbo­lisme veut suggérer.

& l'« huile essentielle de l'art»

Arbitre des élégances décadentes, par l'intermédiaire de son héros, l'esthète Des Esseintes, Huysmans, qui avait déjà intronisé Mallarmé comme la grande figure de la poésie de son temps, confie au même porte-parole le soin de décréter le poème en prose comme le «genre» raffiné convenant à sa vision du monde:

"De toutes les formes de la littérature, celle du poème en prose était la forme préférée de Des Esseintes. Maniée par un alchimiste de génie, elle devait, suivant lui, renfermer dans son petit volume, à l'état d'of meat, la puissance du roman dont die supprimait les longueurs analytiques et les superfétations descriptives. Des Esseintes avait médité sur cet inquiétant problème, écrire un roman concentré en quelques phrases qui contiendrait le suc cohobé des centaines de pages toujours employées à établir le milieu, à dessiner les caractères, à entasser les observations et les menus faits. [ ... ]l'adjectif, posé d'une si ingénieuse et si définitive façon qu'il ne pourrait léoalement être dépossédé de sa place, ouvrirait de telles perspectives que le lecteur pourrait

0 .

rêver, pendant des semaines entières, sur son sens, tout à la fois précis et multiple, constaterait le présent, reproduirait le passé, devineraiL l'avenir d'âmes des personnages, révélés par b lueurs de cette épithète unique. Le roman, ainsi conçu, ainsi condensé en une page ou deux, deviendrait une communion de pensée entre un magique écrivain et un idéal lecteur, une collaboration spirituelle consentie

entre dix personnes supérieures éparses dans l'univers, une délectation offerte aux délicats, accessible à eux seuls. En un mot, le poème en prose représentait, pour Des Esseintes, le suc concret, l'osmazone de la littérature, l'huile essentielle de l'art».

Au-delà de cette vision spiritualiste de la prose poétique, le genre dans toutes ses variantes, du fragment au conte, ne pouvait que séduire les symbolistes.

2. une forme adaptée à l'esthétique elu siècle

~ les premiers symbolistes et le poème en prose

Choisi par Baudelaire pour saisir et faire« briller)) l'instant dans sa modernité, le poème en prose s'adapte parfaitement à l'art symboliste de l'allusion et à la perméa­bilité entre les arts. Des Illuminations de Rimbaud, conçues comme des « painted plates)), c'est -à-dire de petits tableaux, aux Romances sans paroles de Verlaine, le poème devient un paysage intérieur ou une brève sonate. Grâce à cette forme nouvelle, pour que la langue courante devienne littérature, le poète transgresse le cadre des genres et l' oppo­sition prose/vers pour accéder à un <<double état de la parole)): la transparence appa­rente des mots se charge d'opacité à partir du moment où les images et le rythme introduisent une partition que le lecteur déchiffrera. Cette intuition est déjà présente dans la prose rythmique de Walt Whitman qui inspire Viélé-Griffin et dans les «Fantaisies en prose)) de Charles Cros intégrées au Coffret de santal. Quand il écrit le poème «Lassitude)) Cros opère véritablement une forme de synthèse entre les thèmes romantiques repris par les symbolistes et un art moins démonstratif et plus secret:

<1Mais je trouve que mon âme est comme une maison désertée par les serviteurs. Le maître parcourt inquiet les corridors froids, n'ayant pas les dés des pièces hospitalières où sont les merveilles qu'il a rapportées de tant de voyages l>.

S'ils n'ont pas atteint un large public, les poèmes en prose de Mallarmé, les Strophes artificielles (1888) de Rodolphe Darzens, les Reliques de Jules Tellier (1890 ), ont suffi­samment brouillé les repères entre prose et poésie pour briser les cloisons étanches qui séparaient les grands genres.

~ oe verhaeren et Gourmont au <<roman poème»

Intitulés «Impressions», les Poèmes en prose d'Émile Verhaeren ( 1855-1916), ou les Proses moroses (1894) de Remy de Gourmont, confirment l'importance de l'esthétique du fragment dans le mouvement symboliste et à côté de lui. La prose de Gourmont exercera sur le poète du xx_c siècle Blaise Cendrars (1887-1961) une influence revendi­quée. Et Verhaeren, écrivain exalté et mystique, fait partie d'un groupe de poètes belges qui ont pu tr;;tduire, par le jeu symboliste de la fusion entre le paysage et l'âme du poète, la particularité de leur pays brumeux: le «roman en poèmes>> de Georges Rodenbach (1855-1898) Bruges-la-Morte (1892) esquisse une intrigue entièrement définie par le décor. Le Livre de Monelle ( 1894) de Marcel Schwob ( 1867 -1905) aux contours flous et oniriques, et marqué par le pessimisme décadent. Cette poétisation de la prose roma­nesque, sans avoir suscité immédiatement de chef-d' œuvre, a eu un écho suffisant pour déterminer, à distance, le climat et la langue de certaines grandes œuvres du x_xe siècle comme Le GrandMeaulnes (1913) d'Alain-Fournier (1866-1914).

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Le poème en prose et le roman poétique

Le symbolisme aura été, comme un écho dissonant à l'hégémonie déclarée du roman réaliste et naturaliste, un mouvement essentiellement poétique. Sa fécondité n'en a pas moins bénéficié à d'autres genres mal définis ou encore mineurs qui acquièrent une véritable identité: c'est le cas du poème en prose.

1. Entre vers et prose

D l'héritage

Qualifié par certains de« néo-romantisme», le symbolisme a joué un rôle majeur dans la constitution d'un genre, celui du poème en prose, déjà rêvé par Nerval et brillam­ment mis en œuvre par Aloysius Bertrand (1807-1841), puis par Baudelaire. Le pre­mier, dans son Gaspard de la Nuit (posthume, 1842), avait inventé une prose fictionnelle à la lisière du fantastique où surgissait la poésie. Baudelaire, au contraire, avait « prosaïsé >J la poésie en introduisant dans des thèmes traditionnels les éléments «du fugitif et du contingent». En se libérant de la double tutelle du romantisme et du classicisme, le symbolisme ouvre la voie à une forme capable de combiner une exi­gence de brièveté avec une écriture poétique maîs libre. C'est tout le sens du combat mené par Gustave Kahn (voir fiche 57) et ses amis pour le vers libre. Le poème en prose ne tombe ainsi qu'à moitié dans le piège de rhermétisme. En même temps, il évite les contraintes et les artifices de la poésie à forme fixe qui souligne des effets que le symbo­lisme veut suggérer.

& l'« huile essentielle de l'art»

Arbitre des élégances décadentes, par l'intermédiaire de son héros, l'esthète Des Esseintes, Huysmans, qui avait déjà intronisé Mallarmé comme la grande figure de la poésie de son temps, confie au même porte-parole le soin de décréter le poème en prose comme le «genre» raffiné convenant à sa vision du monde:

"De toutes les formes de la littérature, celle du poème en prose était la forme préférée de Des Esseintes. Maniée par un alchimiste de génie, elle devait, suivant lui, renfermer dans son petit volume, à l'état d'of meat, la puissance du roman dont die supprimait les longueurs analytiques et les superfétations descriptives. Des Esseintes avait médité sur cet inquiétant problème, écrire un roman concentré en quelques phrases qui contiendrait le suc cohobé des centaines de pages toujours employées à établir le milieu, à dessiner les caractères, à entasser les observations et les menus faits. [ ... ]l'adjectif, posé d'une si ingénieuse et si définitive façon qu'il ne pourrait léoalement être dépossédé de sa place, ouvrirait de telles perspectives que le lecteur pourrait

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rêver, pendant des semaines entières, sur son sens, tout à la fois précis et multiple, constaterait le présent, reproduirait le passé, devineraiL l'avenir d'âmes des personnages, révélés par b lueurs de cette épithète unique. Le roman, ainsi conçu, ainsi condensé en une page ou deux, deviendrait une communion de pensée entre un magique écrivain et un idéal lecteur, une collaboration spirituelle consentie

entre dix personnes supérieures éparses dans l'univers, une délectation offerte aux délicats, accessible à eux seuls. En un mot, le poème en prose représentait, pour Des Esseintes, le suc concret, l'osmazone de la littérature, l'huile essentielle de l'art».

Au-delà de cette vision spiritualiste de la prose poétique, le genre dans toutes ses variantes, du fragment au conte, ne pouvait que séduire les symbolistes.

2. une forme adaptée à l'esthétique elu siècle

~ les premiers symbolistes et le poème en prose

Choisi par Baudelaire pour saisir et faire« briller)) l'instant dans sa modernité, le poème en prose s'adapte parfaitement à l'art symboliste de l'allusion et à la perméa­bilité entre les arts. Des Illuminations de Rimbaud, conçues comme des « painted plates)), c'est -à-dire de petits tableaux, aux Romances sans paroles de Verlaine, le poème devient un paysage intérieur ou une brève sonate. Grâce à cette forme nouvelle, pour que la langue courante devienne littérature, le poète transgresse le cadre des genres et l' oppo­sition prose/vers pour accéder à un <<double état de la parole)): la transparence appa­rente des mots se charge d'opacité à partir du moment où les images et le rythme introduisent une partition que le lecteur déchiffrera. Cette intuition est déjà présente dans la prose rythmique de Walt Whitman qui inspire Viélé-Griffin et dans les «Fantaisies en prose)) de Charles Cros intégrées au Coffret de santal. Quand il écrit le poème «Lassitude)) Cros opère véritablement une forme de synthèse entre les thèmes romantiques repris par les symbolistes et un art moins démonstratif et plus secret:

<1Mais je trouve que mon âme est comme une maison désertée par les serviteurs. Le maître parcourt inquiet les corridors froids, n'ayant pas les dés des pièces hospitalières où sont les merveilles qu'il a rapportées de tant de voyages l>.

S'ils n'ont pas atteint un large public, les poèmes en prose de Mallarmé, les Strophes artificielles (1888) de Rodolphe Darzens, les Reliques de Jules Tellier (1890 ), ont suffi­samment brouillé les repères entre prose et poésie pour briser les cloisons étanches qui séparaient les grands genres.

~ oe verhaeren et Gourmont au <<roman poème»

Intitulés «Impressions», les Poèmes en prose d'Émile Verhaeren ( 1855-1916), ou les Proses moroses (1894) de Remy de Gourmont, confirment l'importance de l'esthétique du fragment dans le mouvement symboliste et à côté de lui. La prose de Gourmont exercera sur le poète du xx_c siècle Blaise Cendrars (1887-1961) une influence revendi­quée. Et Verhaeren, écrivain exalté et mystique, fait partie d'un groupe de poètes belges qui ont pu tr;;tduire, par le jeu symboliste de la fusion entre le paysage et l'âme du poète, la particularité de leur pays brumeux: le «roman en poèmes>> de Georges Rodenbach (1855-1898) Bruges-la-Morte (1892) esquisse une intrigue entièrement définie par le décor. Le Livre de Monelle ( 1894) de Marcel Schwob ( 1867 -1905) aux contours flous et oniriques, et marqué par le pessimisme décadent. Cette poétisation de la prose roma­nesque, sans avoir suscité immédiatement de chef-d' œuvre, a eu un écho suffisant pour déterminer, à distance, le climat et la langue de certaines grandes œuvres du x_xe siècle comme Le GrandMeaulnes (1913) d'Alain-Fournier (1866-1914).

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Le roman entre surnaturalisme et spiritualisme

Omniprésent dans le débat littéraire pendant toute la seconde moitié du XIX' siècle, Huysmans disserte sur les mouvements littéraires sans pouvoir être véritablement rattaché à aucun. En fait, en pleine vague symboliste, son inquiétude spirituelle le rapproche des romanciers dissidents: ceux qui se sont détournés de l'esprit «fin de siècle» pour se tourner vers le surnaturel et la religion.

1. Deux dissidents inspirés

156

~ Barbey d'Aurevilly, l'intraitable «connétable»

Chronologiquement, jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889), contemporain des grandes figures romantiques, commence à publier en 1841. Mais, s'il est attiré par certains thèmes du romantisme noir, comme le satanisme, ce dissident né, ce romancier et critique à la plume cruelle et redoutée, surnommé «Connétable des lettres», se situe délibérément à part. Révolté d'abord contre son milieu d'origine, l'aristocratie normande catholique, dont la ville de Valognes symbolise dans ses œuvres le conserva­tisme étroit, il mène à Paris une existence de dandy. II en tire une sorte de théorie dans Du dandysme et de George Brummell ( 1844). Une thématique fantastique et diabolique donne une allure dérangeante à ses premiers romans comme L'Ensorcelée (1854) ou Un prêtre marié (1865), puis i! revient au monarchisme et au catholicisme de ses origines chouannes, avant d'écrire les six nouvelles réunies sous le titre Les Diaboliques (1874), considérées comme son chef-d'œuvre. Il y exprime sa fascination pour le mal en ciselant des histoires où un réalisme nourri de l'influence balzacienne laisse affleurer une inquiétante étrangeté à ta limite du fantastique de Poe. Ses personnages, êtres de défi sur le modèle de Byron, illustrent sa rébellion froide et son dandysme. Il apporte donc au roman une touche indéfinissable et Marcel Proust, dans La Prisonnière (1923), le présente comme un des rares créateurs capables de dévoiler une «réalité cachée par une trace matérielle».

~ Villiers de L'Isle-Adam et le rêve Gle la surnature Comme Barbey, Auguste Villiers de t:Isle-Adam (1838-1889) est issu d'une famille ari.s­tocratique, bretonne, cette fois. Comme lui, il lit Edgar Poe et admire Baudelaire, qu'il rencontre l'année de la publication des Fleurs du mal (1857) avant d'être soutenu dans une vie de bohème difficile par l'amitié de Mallarmé. Entre un roman philosophique teinté d'ésotérisme, Isis (1862), les Contes cruels (1883), les Histoires insolites, un roman d'anticipation novateur, L'Ève future (1886), et les Nouveaux Contes cruels (1888), son écriture introduit une sorte de fantastique poétique que Huysmans salue ainsi:

((Ici, l'hallucination était empreinte d'une tendresse exquise; ce n'était plus les ténébreux mirages de l'auteur américain, c'était une vision tiède et fluide, presque céleste,»

Pétri d'idéalisme, chrétien trop peu orthodoxe pour être catholique, il porte sur la réa­lité un regard de refus et transmet au siècle suivant un peu de la quête d'absolu héritée du romantisme allemand.

2. Du naturalisme à la quête spirituelle

~ tes métamorphoses de Huysmans

Par une sorte de connivence évidente, c'est dans la fameuse «bibliothèque» de Des Esseinte's, «décrite>> par Huysmans dans .A rebours comme une galerie de ses préfé­rences, que l'on retrouve un hommage à Barbey (chapitre XII), puis à Villiers de Lisle Adam. Huysmans est d'abord familier des Soirées de Médan avant d'être happé par l'esthétisme de l'esprit« fin de siècle». Barbey et Villiers de L'Isle-Adam, écrivains mar­ginaux et solitaires, ont accompagné les palinodies de l'auteur d' .A rebours. Naturaliste sans être positiviste, cynique mais idéaliste, Huysmans, qui passe du cercle zolien à sa bibliothèque, puis à l'ascèse des monastères, concentre dans son personnage de Des Esseintes non seulement la quintessence de l'esprit décadent mais aussi tous les apports et les contradictions du roman, au XIXe siècle son personnage de collectionneur incarne quelque peu la fièvre documentaire du groupe de Zola. Mais ce dandy aristo,nal d'une névrose élégante, alanguie dans un bric-à-brac «fin de siècle» savam­ment décrit. Tandis qu'il concurrence l'histoire littéraire et artistique en truffant son texte de références aux grands créateurs de son temps, son personnage se lance dans une quête inaboutie dont la résolution spirituelle est elle-même esthétisante: dans sa préface écrite «vingt ans après», Huysmans décrète l'« appel religieux de la dernière page d'.A rebours» inexplicable autrement que par la fascination «des béguinages et des cloîtres» liée à son origine flamande. De Là-bas (1891) à En route (!895) et à La Cathédrale (1898), le mouvement ascensionnel suggéré par les titres confond la recherche du beau avec celle de Dieu et s'attache à déchiffrer les signes du sacré dans une démarche qui reste symboliste.

~ léon Bloy, l'imprécateur converti L'itinéraire personnel et romanesque de Léon Bloy ( 1846-1917) traduit de façon encore plus tendue le renversement du naturalisme en fascination spirituelle. Ses débuts en littérature et dans le journalisme sont encouragés par Barbey d' Aurevil.ly. Insurgé pendant la Commune, puis converti au catholicisme, il relate dans Le Désespéré (1886), puis La Femme pauvre (1897), les tourments de personnages d'inspiration autobiographique: des figures d'artistes en proie à la mesquinerie et au mal que l'auteur décrit sur le mode naturaliste, mais avec la violence propre à son tempéra­ment polémique. Dans ses romans qui mettent en jeu la triade catholique de la chute, de l'expiation· et de la rédemption, la douleur et la pauvreté sont signes d'élection et les femmes entourées de l'aura mystique attachée à la "figure de M.arie servent de média~ triees pour le salut des hommes. Mais Bloy est aussi un grand imprécateur qui attaque sans ménagement ses contemporains en défendant des causes perdues ou en luttant contre l'antisémitisme, Son style unique et la nature de son inspiration reflètent le mysticisme «fin de siècle>> né de la double influence du naturalisme et du symbolisme.

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Le roman entre surnaturalisme et spiritualisme

Omniprésent dans le débat littéraire pendant toute la seconde moitié du XIX' siècle, Huysmans disserte sur les mouvements littéraires sans pouvoir être véritablement rattaché à aucun. En fait, en pleine vague symboliste, son inquiétude spirituelle le rapproche des romanciers dissidents: ceux qui se sont détournés de l'esprit «fin de siècle» pour se tourner vers le surnaturel et la religion.

1. Deux dissidents inspirés

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~ Barbey d'Aurevilly, l'intraitable «connétable»

Chronologiquement, jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889), contemporain des grandes figures romantiques, commence à publier en 1841. Mais, s'il est attiré par certains thèmes du romantisme noir, comme le satanisme, ce dissident né, ce romancier et critique à la plume cruelle et redoutée, surnommé «Connétable des lettres», se situe délibérément à part. Révolté d'abord contre son milieu d'origine, l'aristocratie normande catholique, dont la ville de Valognes symbolise dans ses œuvres le conserva­tisme étroit, il mène à Paris une existence de dandy. II en tire une sorte de théorie dans Du dandysme et de George Brummell ( 1844). Une thématique fantastique et diabolique donne une allure dérangeante à ses premiers romans comme L'Ensorcelée (1854) ou Un prêtre marié (1865), puis i! revient au monarchisme et au catholicisme de ses origines chouannes, avant d'écrire les six nouvelles réunies sous le titre Les Diaboliques (1874), considérées comme son chef-d'œuvre. Il y exprime sa fascination pour le mal en ciselant des histoires où un réalisme nourri de l'influence balzacienne laisse affleurer une inquiétante étrangeté à ta limite du fantastique de Poe. Ses personnages, êtres de défi sur le modèle de Byron, illustrent sa rébellion froide et son dandysme. Il apporte donc au roman une touche indéfinissable et Marcel Proust, dans La Prisonnière (1923), le présente comme un des rares créateurs capables de dévoiler une «réalité cachée par une trace matérielle».

~ Villiers de L'Isle-Adam et le rêve Gle la surnature Comme Barbey, Auguste Villiers de t:Isle-Adam (1838-1889) est issu d'une famille ari.s­tocratique, bretonne, cette fois. Comme lui, il lit Edgar Poe et admire Baudelaire, qu'il rencontre l'année de la publication des Fleurs du mal (1857) avant d'être soutenu dans une vie de bohème difficile par l'amitié de Mallarmé. Entre un roman philosophique teinté d'ésotérisme, Isis (1862), les Contes cruels (1883), les Histoires insolites, un roman d'anticipation novateur, L'Ève future (1886), et les Nouveaux Contes cruels (1888), son écriture introduit une sorte de fantastique poétique que Huysmans salue ainsi:

((Ici, l'hallucination était empreinte d'une tendresse exquise; ce n'était plus les ténébreux mirages de l'auteur américain, c'était une vision tiède et fluide, presque céleste,»

Pétri d'idéalisme, chrétien trop peu orthodoxe pour être catholique, il porte sur la réa­lité un regard de refus et transmet au siècle suivant un peu de la quête d'absolu héritée du romantisme allemand.

2. Du naturalisme à la quête spirituelle

~ tes métamorphoses de Huysmans

Par une sorte de connivence évidente, c'est dans la fameuse «bibliothèque» de Des Esseinte's, «décrite>> par Huysmans dans .A rebours comme une galerie de ses préfé­rences, que l'on retrouve un hommage à Barbey (chapitre XII), puis à Villiers de Lisle Adam. Huysmans est d'abord familier des Soirées de Médan avant d'être happé par l'esthétisme de l'esprit« fin de siècle». Barbey et Villiers de L'Isle-Adam, écrivains mar­ginaux et solitaires, ont accompagné les palinodies de l'auteur d' .A rebours. Naturaliste sans être positiviste, cynique mais idéaliste, Huysmans, qui passe du cercle zolien à sa bibliothèque, puis à l'ascèse des monastères, concentre dans son personnage de Des Esseintes non seulement la quintessence de l'esprit décadent mais aussi tous les apports et les contradictions du roman, au XIXe siècle son personnage de collectionneur incarne quelque peu la fièvre documentaire du groupe de Zola. Mais ce dandy aristo,nal d'une névrose élégante, alanguie dans un bric-à-brac «fin de siècle» savam­ment décrit. Tandis qu'il concurrence l'histoire littéraire et artistique en truffant son texte de références aux grands créateurs de son temps, son personnage se lance dans une quête inaboutie dont la résolution spirituelle est elle-même esthétisante: dans sa préface écrite «vingt ans après», Huysmans décrète l'« appel religieux de la dernière page d'.A rebours» inexplicable autrement que par la fascination «des béguinages et des cloîtres» liée à son origine flamande. De Là-bas (1891) à En route (!895) et à La Cathédrale (1898), le mouvement ascensionnel suggéré par les titres confond la recherche du beau avec celle de Dieu et s'attache à déchiffrer les signes du sacré dans une démarche qui reste symboliste.

~ léon Bloy, l'imprécateur converti L'itinéraire personnel et romanesque de Léon Bloy ( 1846-1917) traduit de façon encore plus tendue le renversement du naturalisme en fascination spirituelle. Ses débuts en littérature et dans le journalisme sont encouragés par Barbey d' Aurevil.ly. Insurgé pendant la Commune, puis converti au catholicisme, il relate dans Le Désespéré (1886), puis La Femme pauvre (1897), les tourments de personnages d'inspiration autobiographique: des figures d'artistes en proie à la mesquinerie et au mal que l'auteur décrit sur le mode naturaliste, mais avec la violence propre à son tempéra­ment polémique. Dans ses romans qui mettent en jeu la triade catholique de la chute, de l'expiation· et de la rédemption, la douleur et la pauvreté sont signes d'élection et les femmes entourées de l'aura mystique attachée à la "figure de M.arie servent de média~ triees pour le salut des hommes. Mais Bloy est aussi un grand imprécateur qui attaque sans ménagement ses contemporains en défendant des causes perdues ou en luttant contre l'antisémitisme, Son style unique et la nature de son inspiration reflètent le mysticisme «fin de siècle>> né de la double influence du naturalisme et du symbolisme.

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Théâtre et symbolisme à l'orée du .xxe siècle

Comme le naturalisme, le symbolisme a voulu s'exprimer au théâtre dans une ambition d'<< art total>> poétique: au-delà d'un réel succès, l'aura du théâtre symboliste a inspiré les plus grands dramaturges du XX' siècle.

1. Maurice Maeterlinck et Pelléas

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Membre du groupe de poètes belges rattaché à la constellation symboliste, Maurice Maeterlinck (1862-1949) a d'abord publié un recueil de poèmes Serres chaudes (1889) où alternent différentes formes métriques et, bien sûr, le vers libre. C'est un adepte fervent du mouvement qui répond ainsi à l'Enquête sur l'évolution littéraire de Jules Hure! (voir fiche 50) :

«Le poète doit, me semble-t-il, être passif dans le symbole et le symbole le plus pur est peut­être celui qui a lieu à son insu et même à l'encontre de ses intentions: le symbole serait l<l fleur de la vitalité du poème; et, à un autre point de vue, la qualité du symbole deviendrait la contre­épreuve de la puissance et de la vitalité du poème.~)

En transposant son univers sur le mode dramaturgique avec La Princesse .Maleine (1890), le poète belge donne sens et succès à l'entreprise de Paul Fort, qui avait créé le Théâtre d'Art pour y faire d'abord représenter des textes poétiques comme ceux de Marlowe, Shelley et une œuvre de Laforgue. Maeterlinck parvient à envoûter le specta­teur par l'atmosphère qui enveloppe ses personnages évanescents, «gémissants», a écrit Remy de Gourmont. Mais ces étranges figures entretiennent, par des dialogues très simples et répétitifs, un mystère discret aussi éloigné de l'emphase romantique que de la démonstration naturaliste qui séduit le spectateur.

Après L'Intruse et Les Aveugles, le succès fait sortir le symbolisme de l'étroitesse des cercles littéraires, et il se prolonge grâce à d'autres œuvres d'Henri de Régnier, de Jean Lorrain (1855-1906) ou du mystérieux Sâr Péladan. La rencontre de Maeterlinck avec le directeur de théâtre Lugné-Poe (!869-1940) assure durablement l'avenir de la dra­maturgie symboliste: le succès considérable de Pelléas et Mélisande (1892) favorise l'ouverture du Théâtre de l'Œuvre, qui se spécialise dans la dramaturgie symboliste. «Tragédie du destin» qui reprend, avec une sorte de dépouillement, le mythe de Tristan et Iseut, la pièce qui renouvelle le «vieux mélodrame» est ensuite mise en musique par Claude Debussy, qui en transcende, en 1902, la poésie. La correspondance échangée entre deux étudiants de l'époque, Alain-Fournier (1886-1914) et Jacques Rivière (1886-1925), constitue un témoignage unique sur l'influence symboliste et le choc Pelléas. D'abord réunis par une lecture d'Henri de Régnier et tous deux passion~ nés d'opéra, les deux khâgneux deviennent « pelléastres '' et échangent leurs émotions sur ce que leur ouvre la« réalisation parfaite dans la musique de Debussy» de l'« art de Maeterlinck»: «Un monde merveilleux, un très cher paradis». C'est Jacques Rivière qui, après la mort au front d'Alain- Fournier, analysera, avec Je recul du critique

influent qu'îl est devenu en tant que secrétaire de La Nouvelle Revue française, l'impor­tance du symbolisme (Introduction à Miracles, d'Alain-Fournier, 1922) :

«Je ne sais s'il est possible de faire comprendre ce qu'a été le Symbolisme pour ceux qui l'ont vécu. Un climat spirituel, un lieu ravissant d'exil, ou de rapatriement plutôt, un paradis. 'lOu tes ces images et ces allégories qui pendent aujourd'hui, pour la plupart flasques et défraîchies, elles nous parlaient, nous entouraient, nous assistaient ineffablement [ ... ]. Nous ne connaissions encore ni Mallarmé, ni Verlaine, ni Rimbaud, ni Baudelaire. C'était dans un monde plus vague et plus artificiel construit par leurs disciples que nous nous mouvions, sans soupçonner qu'il n'était qu'un décor qui nous cachait la vraie poésie».

2. Paul Claudel et l'idée d'une poésie cosmique

Avec la même acuité de jugement, Jacques Rivière pressent également l'importance du théâtre de Paul Claudel (1868-1955). Les premières œuvres de ce jeune auteur, tour­menté par le pessimisme et l'inquiétude spirituelle mais fasciné par la vision nietz­schéenne du monde, mettent en scène des personnages puissants dans un climat encore imprégné par les poncifs symbolistes à la mode. Tête d'or et La Ville, d'abord publiés en 1890 et 1893, sont réunies, sans être encore jouées, dans une nouvelle ver­sion avec La jeune Fille Violaine sous le titre L'Arbre, en l 901. Dans sa dimension pro­phétique, Tête d'or reprend les thèmes symbolistes comme la mort, l'ennui, l'attente d'un inconnu déjà connu, pour les proférer avec une violence inattendue _qui connote à la fois la suprématie du mouvement et son nécessaire dépassement. Claudel est salué par le critique Octave Mirbeau tandis que Jacques Rivière le compare déjà à Dante et à Shakespeare.

L'aventure claudélienne, par son ambition métaphysique, aboutira à un théâtre cosmique: elle englobe, dans une sorte de tourbillon, une pluralité de thèmes et de figures. En s'appropriant l'apport du symbolisme à une versification plus libre, cette poésie le renouvelle et annonce la fin du mouvement. En effet, Claudel, après avoir rencontré Rimbaud comme une première révélation, puis s'être converti au catholicisme en 1886, définira dans plusieurs textes théoriques regroupés sous le titre Positions et propositions ( 1928) sa conception du «verset>>. Plus conquérant que le vers libre, le verset claudélîen prétend renouer avec l'ancienne conception du vers comme expression fusionnelle de la Parole et de la Pensée, venue des origines pour exprimer« une émotion brusquement surgie.à notre conscience». Dans son itinéraire spirituet Claudel considère que le verset lui permet de réconcilier son esprit et son âme - animus et anima - et de restituer par les blancs, les pauses, le souffle, les différents moments de la pensée, mais avec une «certaine intensité, qualité et proportion de tension spirituelle». Dépassant les roman­tiques allemands et Victor Hugo dans leur rêve d'une poésie confondue avec la parole, le texte claudélien renoue avec l'oralité du vers dans un langage plus proféré que parlé, sans rapport. avec le langage courant: le vers libre devient la base à partir de laquelle l'esthétique poétique, fondée sur un rythme, se combine avec une tension spirituelle. Ce défi, apparemment prétentieux, sera relevé au XX" siècle, grâce à de grands comédiens qui sauront faire entendre la force du texte daudélien, touffu et difficile. Et cette entre­prise montre combien, de Rimbaud à la modernité et au surréalisme, le symbolisme, mouvement apparemment mineur, a suscité des œuvres majeures.

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Théâtre et symbolisme à l'orée du .xxe siècle

Comme le naturalisme, le symbolisme a voulu s'exprimer au théâtre dans une ambition d'<< art total>> poétique: au-delà d'un réel succès, l'aura du théâtre symboliste a inspiré les plus grands dramaturges du XX' siècle.

1. Maurice Maeterlinck et Pelléas

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Membre du groupe de poètes belges rattaché à la constellation symboliste, Maurice Maeterlinck (1862-1949) a d'abord publié un recueil de poèmes Serres chaudes (1889) où alternent différentes formes métriques et, bien sûr, le vers libre. C'est un adepte fervent du mouvement qui répond ainsi à l'Enquête sur l'évolution littéraire de Jules Hure! (voir fiche 50) :

«Le poète doit, me semble-t-il, être passif dans le symbole et le symbole le plus pur est peut­être celui qui a lieu à son insu et même à l'encontre de ses intentions: le symbole serait l<l fleur de la vitalité du poème; et, à un autre point de vue, la qualité du symbole deviendrait la contre­épreuve de la puissance et de la vitalité du poème.~)

En transposant son univers sur le mode dramaturgique avec La Princesse .Maleine (1890), le poète belge donne sens et succès à l'entreprise de Paul Fort, qui avait créé le Théâtre d'Art pour y faire d'abord représenter des textes poétiques comme ceux de Marlowe, Shelley et une œuvre de Laforgue. Maeterlinck parvient à envoûter le specta­teur par l'atmosphère qui enveloppe ses personnages évanescents, «gémissants», a écrit Remy de Gourmont. Mais ces étranges figures entretiennent, par des dialogues très simples et répétitifs, un mystère discret aussi éloigné de l'emphase romantique que de la démonstration naturaliste qui séduit le spectateur.

Après L'Intruse et Les Aveugles, le succès fait sortir le symbolisme de l'étroitesse des cercles littéraires, et il se prolonge grâce à d'autres œuvres d'Henri de Régnier, de Jean Lorrain (1855-1906) ou du mystérieux Sâr Péladan. La rencontre de Maeterlinck avec le directeur de théâtre Lugné-Poe (!869-1940) assure durablement l'avenir de la dra­maturgie symboliste: le succès considérable de Pelléas et Mélisande (1892) favorise l'ouverture du Théâtre de l'Œuvre, qui se spécialise dans la dramaturgie symboliste. «Tragédie du destin» qui reprend, avec une sorte de dépouillement, le mythe de Tristan et Iseut, la pièce qui renouvelle le «vieux mélodrame» est ensuite mise en musique par Claude Debussy, qui en transcende, en 1902, la poésie. La correspondance échangée entre deux étudiants de l'époque, Alain-Fournier (1886-1914) et Jacques Rivière (1886-1925), constitue un témoignage unique sur l'influence symboliste et le choc Pelléas. D'abord réunis par une lecture d'Henri de Régnier et tous deux passion~ nés d'opéra, les deux khâgneux deviennent « pelléastres '' et échangent leurs émotions sur ce que leur ouvre la« réalisation parfaite dans la musique de Debussy» de l'« art de Maeterlinck»: «Un monde merveilleux, un très cher paradis». C'est Jacques Rivière qui, après la mort au front d'Alain- Fournier, analysera, avec Je recul du critique

influent qu'îl est devenu en tant que secrétaire de La Nouvelle Revue française, l'impor­tance du symbolisme (Introduction à Miracles, d'Alain-Fournier, 1922) :

«Je ne sais s'il est possible de faire comprendre ce qu'a été le Symbolisme pour ceux qui l'ont vécu. Un climat spirituel, un lieu ravissant d'exil, ou de rapatriement plutôt, un paradis. 'lOu tes ces images et ces allégories qui pendent aujourd'hui, pour la plupart flasques et défraîchies, elles nous parlaient, nous entouraient, nous assistaient ineffablement [ ... ]. Nous ne connaissions encore ni Mallarmé, ni Verlaine, ni Rimbaud, ni Baudelaire. C'était dans un monde plus vague et plus artificiel construit par leurs disciples que nous nous mouvions, sans soupçonner qu'il n'était qu'un décor qui nous cachait la vraie poésie».

2. Paul Claudel et l'idée d'une poésie cosmique

Avec la même acuité de jugement, Jacques Rivière pressent également l'importance du théâtre de Paul Claudel (1868-1955). Les premières œuvres de ce jeune auteur, tour­menté par le pessimisme et l'inquiétude spirituelle mais fasciné par la vision nietz­schéenne du monde, mettent en scène des personnages puissants dans un climat encore imprégné par les poncifs symbolistes à la mode. Tête d'or et La Ville, d'abord publiés en 1890 et 1893, sont réunies, sans être encore jouées, dans une nouvelle ver­sion avec La jeune Fille Violaine sous le titre L'Arbre, en l 901. Dans sa dimension pro­phétique, Tête d'or reprend les thèmes symbolistes comme la mort, l'ennui, l'attente d'un inconnu déjà connu, pour les proférer avec une violence inattendue _qui connote à la fois la suprématie du mouvement et son nécessaire dépassement. Claudel est salué par le critique Octave Mirbeau tandis que Jacques Rivière le compare déjà à Dante et à Shakespeare.

L'aventure claudélienne, par son ambition métaphysique, aboutira à un théâtre cosmique: elle englobe, dans une sorte de tourbillon, une pluralité de thèmes et de figures. En s'appropriant l'apport du symbolisme à une versification plus libre, cette poésie le renouvelle et annonce la fin du mouvement. En effet, Claudel, après avoir rencontré Rimbaud comme une première révélation, puis s'être converti au catholicisme en 1886, définira dans plusieurs textes théoriques regroupés sous le titre Positions et propositions ( 1928) sa conception du «verset>>. Plus conquérant que le vers libre, le verset claudélîen prétend renouer avec l'ancienne conception du vers comme expression fusionnelle de la Parole et de la Pensée, venue des origines pour exprimer« une émotion brusquement surgie.à notre conscience». Dans son itinéraire spirituet Claudel considère que le verset lui permet de réconcilier son esprit et son âme - animus et anima - et de restituer par les blancs, les pauses, le souffle, les différents moments de la pensée, mais avec une «certaine intensité, qualité et proportion de tension spirituelle». Dépassant les roman­tiques allemands et Victor Hugo dans leur rêve d'une poésie confondue avec la parole, le texte claudélien renoue avec l'oralité du vers dans un langage plus proféré que parlé, sans rapport. avec le langage courant: le vers libre devient la base à partir de laquelle l'esthétique poétique, fondée sur un rythme, se combine avec une tension spirituelle. Ce défi, apparemment prétentieux, sera relevé au XX" siècle, grâce à de grands comédiens qui sauront faire entendre la force du texte daudélien, touffu et difficile. Et cette entre­prise montre combien, de Rimbaud à la modernité et au surréalisme, le symbolisme, mouvement apparemment mineur, a suscité des œuvres majeures.

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Dadaïsme et surréalisme, modernités dissidentes

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Apollinaire, précurseur du mouvement

Après le romantisme et le symbolisme, le mouvement surréaliste ne prétendra pas seulement imposer un art mais aussi changer le monde: parmi les précur­seurs qu'il revendique, il a salué en Guillaume Apollinaire le créateur inspiré du mot« surréalisme)).

« À la tu es las de ce monde ancien »

Avec l'entrée en littérature de Guillaume Apollinaire (1880-1918), qui compose ses premiers poèmes autour de 1900, la modernité poétique s'affirme radicalement : il incarne l'avant-garde deux décennies avant que les surréalistes n'en posent curieuse­ment les principes. En effet, le dédain du rationalisme, le consentement au relativisme et au chaos qui caractériseront le mouvement d'André Breton apparaissent comme le feu caché qui couve sous le <i brasier», allumé vingt ans auparavant, avec une sorte de désinvolture, par Apollinaire. Les bouleversements du siècle naissant s'inscrivent d'abord dans la ligne brisée de sa vie: naissance illégitime, statut d'apatride en France, amours tourmentées et irruption mortelle de 1a guerre dans un bouillonnement créa­teur. De Rome à Monaco et à la Belgique, de l'Allemagne rhénane habitée par ses légendes à la brume londonienne et aux cabarets parisiens, Apollinaire s'identifie successivement au «Voyageur», au «Larron», aux tsiganes et à l'« Émigrant de Landor Road >->- chantés par ses poèmes. Sa quête de «mal-aimé>-> n'est pas l'aventure d'un poète maudît: elle transpose avec les outils du symbolisme, c'est-à-dire un usage complexe du langage, une aventure personnelle à décrypter par le lecteur. Sa poésie se saisit ainsi d'une façon totalement originale des topoï élégiaques ou romantiques comme des figures de la modernité découvertes chez Baudelaire et Rimbaud.

Car le futur auteur du mélancolique «Pont Mirabeau» et de «Zone>->, qui se déclare, dans un vers inaugural célèbre, <<las de ce monde ancien>>, combine une sensibilité aiguë avec un rejet de !'ordre établi adapté à l'air du temps. Après la publication de ses premiers poèmes dans La Revue blanche (1902), Apollinaire participe aux soirées orga­nisées par la revue La Plume, noue des amitiés et fonde avec quelques amis Le Festin d'Ésope (1903 ). Il place ainsi son talent sous les auspices d'un fabuliste grec qui s'attache par l'apologue et la dérision à démontrer l'ambiguïté du langage. Il publie dans cette revue plusieurs poèmes importants, un conte, L'Enchanteur pourrissant, et entame une carrière de critique d'art révélatrice d'un regard pénétrant sur la naissance du cubisme. Il défend, presque seul, Van Dongen, Matisse et Braque, soutient Picasso qu'il a rencontré, fréquente l'atelier du peintre Robert Delaunay, s'intéresse à l'art nègre, absorbant un véritable kaléidoscope d'inspirations: différentes mythologies, une culture cosmopolite, une ouverture au néo-symbolisme et à l'unanimisme s'y croisent avec des motifs plus fantasques. Amateur de farces et de provocations, il s'enthousiasme pour le futurisme: à l'initiative de l'italien Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), Le Manifeste du futurisme (1909) oppose au catalogue de ses rejets- toute

2.

la culture classique et divers modes ou mouvements - une exaltation du monde contemporain qui célèbre la poésie comme le lieu «du courage, de l'audace et de la révolte». Signé par une pléiade de talents, le manifeste vante la violence et le progrès technique associés à un éloge inattendu de la force et de la guerre.

Dans l'immédiat avant-guerre, le projet d'Apollinaire rassemble les éléments épars d'un art. poétique et d'une esthétique. En 1913, .il fait paraître L'Antitradition futuriste et l'ensemble de ses textes critiques sous le titre Les Peintres cubistes, méditations ~sthétiques. La même année, il réorganise son parcours poétique avec le recueil Alcools, dont l'architecture complexe reflète son itinéraire personnel et sa maturation poétique. Entre des unités thématiques repérables et des séries «éclatées», le poète déroule autour d'un fil rouge lié à l'amour déçu et à la trahison un nouveau lyrisme et une ambition conquérante. Du poème liminaire «Zone», fondé sur le choc déstructurant de la modernité, à l'élan cosmique de «Vendémiaire», Apollinaire entraîne son lecteur dans une géographie poétique étrange où l'ancien dialogue avec le nouveau, l'unité avec la déchirure. Il use abondamment de la métaphore in absentia, qui stimule l'ima­gination du lecteur. Le mouvement du recueil et les poèmes du feu évoquent la mort et la renaissance du phénix, tandis que, presque par hasard, une poétique révolutionnaire s'esquisse. Mots rares et noms propres, allusions culturelles multiples, bestiaire fan­tastique, figures de la rue et nature romantique, mirage de la technique et du monde urbain s'entrechoquent dans une grande variété métrique. Vers régulier et vers libre, majestueux alexandrins et octosyllabes élégiaques, alertes comptines et brèves complaintes suggèrent un univers divisé que le poète signe par l'ultime audace que reprendront les surréalistes: la suppression de toute ponctuation.

Accédant à la notoriété sans renoncer à la dérision, le poète soutient le mouvement l'« Esprit nouveau)), qui explore les virtualités poétiques du cinéma et de la photogra­phie dans des registres inédits cosmopolites et cocasses. Engagé dès 1914, auréolé par l'« étoile de sang» posée sur son front par une blessure et une trépanation, il approfon­dit ses recherches formelles: il utilise le terme «surréalisme» dans une pièce bouf­fonne, Les Mamelles de Tirésias, représentée en 1917. Avant d'être redéfini par André Breton ( 1896-1966), le mot permet à Apollinaire de désigner une attitude poétique qui transcende et multiplie le réel sans le masquer derrière le symbole. Dans une lettre à Paul Dermée de mars 1917, il explique son choix placé sous le signe des grands voyants poétiques, les romantiques allemands et Rimbaud:

<<TOut bien examiné, je crois en effet qu'il vaut mieux adopter surréalisme que surnaturalisme que j'avais d'abord erriployé. Surréalisme n'existe pas dans les dictionnaires, et il sera plus commode à manier que surnaturalîsme déjà employé par MM. les Philosophes.))

Le dernier recueil paru du vivant d'Apollinaire, Calligrammes (1918), franchit un nou­veau seuil dans l'audace conquérante. Il y juxtapose en jouant sur l'espace de la page des éléments visuels divers et transfere, sans prétendre les imiter, les collages cubistes, tout en multipliant la variété des registres de langage dans une tonalité joyeuse et opti­miste: jamais l'inspiration apollinarienne n'aura été aussi allègre que l'année où il meurt de la grippe espagnole, en plein défilé de la victoire (1918), victime d'une guerre d'où sortira la révolution surréaliste.

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1.

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Apollinaire, précurseur du mouvement

Après le romantisme et le symbolisme, le mouvement surréaliste ne prétendra pas seulement imposer un art mais aussi changer le monde: parmi les précur­seurs qu'il revendique, il a salué en Guillaume Apollinaire le créateur inspiré du mot« surréalisme)).

« À la tu es las de ce monde ancien »

Avec l'entrée en littérature de Guillaume Apollinaire (1880-1918), qui compose ses premiers poèmes autour de 1900, la modernité poétique s'affirme radicalement : il incarne l'avant-garde deux décennies avant que les surréalistes n'en posent curieuse­ment les principes. En effet, le dédain du rationalisme, le consentement au relativisme et au chaos qui caractériseront le mouvement d'André Breton apparaissent comme le feu caché qui couve sous le <i brasier», allumé vingt ans auparavant, avec une sorte de désinvolture, par Apollinaire. Les bouleversements du siècle naissant s'inscrivent d'abord dans la ligne brisée de sa vie: naissance illégitime, statut d'apatride en France, amours tourmentées et irruption mortelle de 1a guerre dans un bouillonnement créa­teur. De Rome à Monaco et à la Belgique, de l'Allemagne rhénane habitée par ses légendes à la brume londonienne et aux cabarets parisiens, Apollinaire s'identifie successivement au «Voyageur», au «Larron», aux tsiganes et à l'« Émigrant de Landor Road >->- chantés par ses poèmes. Sa quête de «mal-aimé>-> n'est pas l'aventure d'un poète maudît: elle transpose avec les outils du symbolisme, c'est-à-dire un usage complexe du langage, une aventure personnelle à décrypter par le lecteur. Sa poésie se saisit ainsi d'une façon totalement originale des topoï élégiaques ou romantiques comme des figures de la modernité découvertes chez Baudelaire et Rimbaud.

Car le futur auteur du mélancolique «Pont Mirabeau» et de «Zone>->, qui se déclare, dans un vers inaugural célèbre, <<las de ce monde ancien>>, combine une sensibilité aiguë avec un rejet de !'ordre établi adapté à l'air du temps. Après la publication de ses premiers poèmes dans La Revue blanche (1902), Apollinaire participe aux soirées orga­nisées par la revue La Plume, noue des amitiés et fonde avec quelques amis Le Festin d'Ésope (1903 ). Il place ainsi son talent sous les auspices d'un fabuliste grec qui s'attache par l'apologue et la dérision à démontrer l'ambiguïté du langage. Il publie dans cette revue plusieurs poèmes importants, un conte, L'Enchanteur pourrissant, et entame une carrière de critique d'art révélatrice d'un regard pénétrant sur la naissance du cubisme. Il défend, presque seul, Van Dongen, Matisse et Braque, soutient Picasso qu'il a rencontré, fréquente l'atelier du peintre Robert Delaunay, s'intéresse à l'art nègre, absorbant un véritable kaléidoscope d'inspirations: différentes mythologies, une culture cosmopolite, une ouverture au néo-symbolisme et à l'unanimisme s'y croisent avec des motifs plus fantasques. Amateur de farces et de provocations, il s'enthousiasme pour le futurisme: à l'initiative de l'italien Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), Le Manifeste du futurisme (1909) oppose au catalogue de ses rejets- toute

2.

la culture classique et divers modes ou mouvements - une exaltation du monde contemporain qui célèbre la poésie comme le lieu «du courage, de l'audace et de la révolte». Signé par une pléiade de talents, le manifeste vante la violence et le progrès technique associés à un éloge inattendu de la force et de la guerre.

Dans l'immédiat avant-guerre, le projet d'Apollinaire rassemble les éléments épars d'un art. poétique et d'une esthétique. En 1913, .il fait paraître L'Antitradition futuriste et l'ensemble de ses textes critiques sous le titre Les Peintres cubistes, méditations ~sthétiques. La même année, il réorganise son parcours poétique avec le recueil Alcools, dont l'architecture complexe reflète son itinéraire personnel et sa maturation poétique. Entre des unités thématiques repérables et des séries «éclatées», le poète déroule autour d'un fil rouge lié à l'amour déçu et à la trahison un nouveau lyrisme et une ambition conquérante. Du poème liminaire «Zone», fondé sur le choc déstructurant de la modernité, à l'élan cosmique de «Vendémiaire», Apollinaire entraîne son lecteur dans une géographie poétique étrange où l'ancien dialogue avec le nouveau, l'unité avec la déchirure. Il use abondamment de la métaphore in absentia, qui stimule l'ima­gination du lecteur. Le mouvement du recueil et les poèmes du feu évoquent la mort et la renaissance du phénix, tandis que, presque par hasard, une poétique révolutionnaire s'esquisse. Mots rares et noms propres, allusions culturelles multiples, bestiaire fan­tastique, figures de la rue et nature romantique, mirage de la technique et du monde urbain s'entrechoquent dans une grande variété métrique. Vers régulier et vers libre, majestueux alexandrins et octosyllabes élégiaques, alertes comptines et brèves complaintes suggèrent un univers divisé que le poète signe par l'ultime audace que reprendront les surréalistes: la suppression de toute ponctuation.

Accédant à la notoriété sans renoncer à la dérision, le poète soutient le mouvement l'« Esprit nouveau)), qui explore les virtualités poétiques du cinéma et de la photogra­phie dans des registres inédits cosmopolites et cocasses. Engagé dès 1914, auréolé par l'« étoile de sang» posée sur son front par une blessure et une trépanation, il approfon­dit ses recherches formelles: il utilise le terme «surréalisme» dans une pièce bouf­fonne, Les Mamelles de Tirésias, représentée en 1917. Avant d'être redéfini par André Breton ( 1896-1966), le mot permet à Apollinaire de désigner une attitude poétique qui transcende et multiplie le réel sans le masquer derrière le symbole. Dans une lettre à Paul Dermée de mars 1917, il explique son choix placé sous le signe des grands voyants poétiques, les romantiques allemands et Rimbaud:

<<TOut bien examiné, je crois en effet qu'il vaut mieux adopter surréalisme que surnaturalisme que j'avais d'abord erriployé. Surréalisme n'existe pas dans les dictionnaires, et il sera plus commode à manier que surnaturalîsme déjà employé par MM. les Philosophes.))

Le dernier recueil paru du vivant d'Apollinaire, Calligrammes (1918), franchit un nou­veau seuil dans l'audace conquérante. Il y juxtapose en jouant sur l'espace de la page des éléments visuels divers et transfere, sans prétendre les imiter, les collages cubistes, tout en multipliant la variété des registres de langage dans une tonalité joyeuse et opti­miste: jamais l'inspiration apollinarienne n'aura été aussi allègre que l'année où il meurt de la grippe espagnole, en plein défilé de la victoire (1918), victime d'une guerre d'où sortira la révolution surréaliste.

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L'unanimisme et fe groupe de l'Abbaye

Comme pour prouver que le XX' siècle serait <<poétique», deux tentatives de regroupement s'opèrent entre la vague symboliste et la révolution surréaliste. Beaucoup plus modestes et nettement moins durables, elles s'inspirent des grands thèmes de la modernité, l'espace urbain, la modernité technologique et la fragilité humaine, mais dans une veine spiritualiste.

1. Jules Romains et l'unanimisme

164

~ la communion des foules

Malgré sa durée de vie éphémère, l'unanimisme défini par Jules Romains (1885-1972) reflète l'emprise qu'ont pu avoir, avant et en marge du surréalisme, le naturalisme et le symbolisme sur des poètes en attente d'utopie. Tandis que la ville devient le grand thème d'inspiration d'Apollinaire et des surréalistes, le jeune normalien Louis Farigoule, devenu Jules Romains en littérature, amoureux de Paris où i' entraînent ses déambulations, éprouve une sorte d'illumination: au milieu de la foule qui circule rue d'Amsterdam, la présence d'une communion spirituelle entre les hommes qui parta­gent l'énergie du monde moderne lui donne une «intuition», celle d'un« être vaste et élémentaire, dont la rue, les voitures et les passants formaient le corps, et dont le rythme emportait ou recouvrait les consciences individuelles».

Lecteur d'Émile Verhaeren et de Walt Whitman, chantres de l'énergie collective, mystique sans être catholique dans une époque où catholicisme rime avec conserva­tisme, il exprime son attente spirituelle dans L'Ame des hommes (1904).

~ La Vie unanime

Déjà auteur d'un Poème du métropolitain, Jules Romains exprime, dans La Vie unanime (1908), sa fascination pour les lieux puissants, gares, théâtres, usines, moyens de transport devant lesquels l'homme, fragile et solidaire, s'imprègne du« sentiment de la vie qui nous entoure et nous dépasse)). Il écrit:

«Et le mélange de nos âmes identiques Forme un fleuve divin où se mire la nuit. Je suis un peu d'unanime qui s'attendrit. Je ne sens rien sinon que la rue est réelle, Et que je suis très sûr d'être pensé par elle.»

Entre utopie et poésie, l'unanimisme prétend créer entre les hommes une communion spirituelle qui concurrence, dépasse et remplace la présence de Dieu. C'est ce que sug­gèrent son Ode à la foule (1909) et, surtout, Un être en marche (1912) où la flânerie dans Paris le conduit à guetter tous les signes de cette âme collective. Cet élan envers les foules, célébré sur le mode incantatoire et lyrique, aboutit à un Manuel de déification

-

(1910) peu convaincant mais qui traduit sur le mode pacifique une idéologie du groupe dangereuse. Ses préoccupations sont proches de celles de partisans d'une poé­sie sociale qui s'expriment dans Les Cahiers d'aujourd'hui (1912-1914) et celles des écrivains populistes comme Charles-Louis Philippe ou Octave Mirbeau.

2. Georges Duhamel et le groupe de l'Abbaye

~ le rêve du phalanstère

Par un hasard qui confirme ce dynamisme de la poésie utopique, La Vie unanime, manifeste de ce petit mouvement, est publié aux éditions de 1' Abbaye, du nom de la communauté phalanstérienne, installée près de Créteil en 1906, qui a imprimé le livre sur ses propres presses. Le groupe, réuni autour de Georges Duhamel (1884-1966), étudiant en médecine, a choisi son nom en souvenir de l'utopie rabelaisienne de l'Abbaye de Thélème: on y trouve Charles Vildrac (1882-1971) et René Arcos (1880-1959), ainsi que des peintres et des musiciens. Le programme, résolument utopique et sans contours esthétiques réellement définis, veut célébrer la vie sous toutes ses formes et s'exprime dans une revue éphémère, justement nommée La Vie. La communauté, d'abord soudée par le désir de constituer un<< groupe fraternel d'artistes», adhère à l'idée d'un être collectif. Les membres permanents de ce phalanstère sont peu nombreux mais ils accueillent des «adhérents externes>>, au premier rang desquels Jules Romains.

& Distinctions et dispersion Si la communauté elle-même ne dure que deux ans, minée par des problèmes de sur­vie économique, le groupe de l'Abbaye n'en laisse pas moins une trace. Ses objectifs ne sont nullement mystiques ou spiritualistes mais visent une morale de l'action et du travail portée par un rêve de fraternité, de liberté créatrice. C'est ce qu'expriment les recueils de Charles Vildrac, Images et mirages (1908) ou Livre d'amour (1910). Georges Duhamel publie des poèmes sous le titre Des légendes, des batailles (1907). Aucun des deux groupes n'élaborera vraiment de principes esthétiques, à l'exception des Notes sur la technique poétique ( 1909) de Duhamel et Vildrac et, surtout, du Petit Traité de versi­fication (1923) de jules Romains et de Georges Chennevière (1884-1927): ce dernier laissera dans le poème «Le Printemps» une trace vivante de l'unanimisme. Quant à Pierre jean )ouve (1887-1976), qui fréquente le groupe et publie avec lui Les Arbres qui changent et Les Aéroplanes ( l911), il s'engagera ensuite dans une quête personnelle qui le conduira à renier ces débuts. Ce rêve de fusion dans une âme collective n'a pas suscité de grande œuvre poétique: Duhamel et Romains poursuivront tous deux une longue carrière littéraire, ambitieuse mais conventionnelle, et céderont à la tendance du roman-f1euv~ en forme de fresque historique et sociale. Quelques passages des Hommes de bonne volonté de Jules Romains (1932-1947) ressuscitent un peu du rêve unanimiste tandis que Le Désert de Bièvres (1937) de Georges Duhamel revient avec précision et nostalgie sur l'aventure et les principes du groupe de l'Abbaye.

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L'unanimisme et fe groupe de l'Abbaye

Comme pour prouver que le XX' siècle serait <<poétique», deux tentatives de regroupement s'opèrent entre la vague symboliste et la révolution surréaliste. Beaucoup plus modestes et nettement moins durables, elles s'inspirent des grands thèmes de la modernité, l'espace urbain, la modernité technologique et la fragilité humaine, mais dans une veine spiritualiste.

1. Jules Romains et l'unanimisme

164

~ la communion des foules

Malgré sa durée de vie éphémère, l'unanimisme défini par Jules Romains (1885-1972) reflète l'emprise qu'ont pu avoir, avant et en marge du surréalisme, le naturalisme et le symbolisme sur des poètes en attente d'utopie. Tandis que la ville devient le grand thème d'inspiration d'Apollinaire et des surréalistes, le jeune normalien Louis Farigoule, devenu Jules Romains en littérature, amoureux de Paris où i' entraînent ses déambulations, éprouve une sorte d'illumination: au milieu de la foule qui circule rue d'Amsterdam, la présence d'une communion spirituelle entre les hommes qui parta­gent l'énergie du monde moderne lui donne une «intuition», celle d'un« être vaste et élémentaire, dont la rue, les voitures et les passants formaient le corps, et dont le rythme emportait ou recouvrait les consciences individuelles».

Lecteur d'Émile Verhaeren et de Walt Whitman, chantres de l'énergie collective, mystique sans être catholique dans une époque où catholicisme rime avec conserva­tisme, il exprime son attente spirituelle dans L'Ame des hommes (1904).

~ La Vie unanime

Déjà auteur d'un Poème du métropolitain, Jules Romains exprime, dans La Vie unanime (1908), sa fascination pour les lieux puissants, gares, théâtres, usines, moyens de transport devant lesquels l'homme, fragile et solidaire, s'imprègne du« sentiment de la vie qui nous entoure et nous dépasse)). Il écrit:

«Et le mélange de nos âmes identiques Forme un fleuve divin où se mire la nuit. Je suis un peu d'unanime qui s'attendrit. Je ne sens rien sinon que la rue est réelle, Et que je suis très sûr d'être pensé par elle.»

Entre utopie et poésie, l'unanimisme prétend créer entre les hommes une communion spirituelle qui concurrence, dépasse et remplace la présence de Dieu. C'est ce que sug­gèrent son Ode à la foule (1909) et, surtout, Un être en marche (1912) où la flânerie dans Paris le conduit à guetter tous les signes de cette âme collective. Cet élan envers les foules, célébré sur le mode incantatoire et lyrique, aboutit à un Manuel de déification

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(1910) peu convaincant mais qui traduit sur le mode pacifique une idéologie du groupe dangereuse. Ses préoccupations sont proches de celles de partisans d'une poé­sie sociale qui s'expriment dans Les Cahiers d'aujourd'hui (1912-1914) et celles des écrivains populistes comme Charles-Louis Philippe ou Octave Mirbeau.

2. Georges Duhamel et le groupe de l'Abbaye

~ le rêve du phalanstère

Par un hasard qui confirme ce dynamisme de la poésie utopique, La Vie unanime, manifeste de ce petit mouvement, est publié aux éditions de 1' Abbaye, du nom de la communauté phalanstérienne, installée près de Créteil en 1906, qui a imprimé le livre sur ses propres presses. Le groupe, réuni autour de Georges Duhamel (1884-1966), étudiant en médecine, a choisi son nom en souvenir de l'utopie rabelaisienne de l'Abbaye de Thélème: on y trouve Charles Vildrac (1882-1971) et René Arcos (1880-1959), ainsi que des peintres et des musiciens. Le programme, résolument utopique et sans contours esthétiques réellement définis, veut célébrer la vie sous toutes ses formes et s'exprime dans une revue éphémère, justement nommée La Vie. La communauté, d'abord soudée par le désir de constituer un<< groupe fraternel d'artistes», adhère à l'idée d'un être collectif. Les membres permanents de ce phalanstère sont peu nombreux mais ils accueillent des «adhérents externes>>, au premier rang desquels Jules Romains.

& Distinctions et dispersion Si la communauté elle-même ne dure que deux ans, minée par des problèmes de sur­vie économique, le groupe de l'Abbaye n'en laisse pas moins une trace. Ses objectifs ne sont nullement mystiques ou spiritualistes mais visent une morale de l'action et du travail portée par un rêve de fraternité, de liberté créatrice. C'est ce qu'expriment les recueils de Charles Vildrac, Images et mirages (1908) ou Livre d'amour (1910). Georges Duhamel publie des poèmes sous le titre Des légendes, des batailles (1907). Aucun des deux groupes n'élaborera vraiment de principes esthétiques, à l'exception des Notes sur la technique poétique ( 1909) de Duhamel et Vildrac et, surtout, du Petit Traité de versi­fication (1923) de jules Romains et de Georges Chennevière (1884-1927): ce dernier laissera dans le poème «Le Printemps» une trace vivante de l'unanimisme. Quant à Pierre jean )ouve (1887-1976), qui fréquente le groupe et publie avec lui Les Arbres qui changent et Les Aéroplanes ( l911), il s'engagera ensuite dans une quête personnelle qui le conduira à renier ces débuts. Ce rêve de fusion dans une âme collective n'a pas suscité de grande œuvre poétique: Duhamel et Romains poursuivront tous deux une longue carrière littéraire, ambitieuse mais conventionnelle, et céderont à la tendance du roman-f1euv~ en forme de fresque historique et sociale. Quelques passages des Hommes de bonne volonté de Jules Romains (1932-1947) ressuscitent un peu du rêve unanimiste tandis que Le Désert de Bièvres (1937) de Georges Duhamel revient avec précision et nostalgie sur l'aventure et les principes du groupe de l'Abbaye.

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Tristan Tzara et les manifestes dada

Sans le mouvement anarchiste dada, le surréalisme qui le croise sans vraiment lui succéder n'aurait connu ni sa radicalité légendaire, ni sa vitalité euro­péenne: l'élan donné par Tristan Tzara, nihiliste par essence, n'était pas des­tiné à durer mais il donne le souffle initial.

1. faire «table rase» au sortir de la guerre

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C'est dans le refus de la guerre mondiale qui humilie le scientisme, le positivisme et l'idée de progrès que naît le nihilisme du mouvement «dada». C'est par là aussi qu'il rencontre le surréalisme. Tandis qu'Einstein poursuit ses travaux sur le relativisme ( 1913) et que le philosophe Bergson (1859-1941) souligne le rôle de l'intuition lace à la raison, « un psychiatre de Vienne, armé d'une lanterne sourde, essaie de parcourir le labyrinthe obscur>> qui gît derrière la «raison agonisante>> de l'homme, écrit Maurice Nadeau. Les travaux de Freud sur l'inconscient, dont la découverte constitue la <i troi­sième humiliation narcissîq ue de l'humanité» - après l'héliocentrisme et le darwi­nisme-, légitiment en effet l'inspiration surréaliste et contribuent à dénigrer un ordre intellectuel et bourgeois que les jeunes artistes et intellectuels abhorrent. Au sortir d'une guerre inepte qui laisse les vainqueurs exsangues tout autant que les vaincus, dans une négation absolue des valeurs, l'idée de civilisation est elle-même remise en question et Paul Valéry lance son célèbre cri: «Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.>>

Tandis que le jeune André Breton (1896-1966), futur «pape» du surréalisme, fait en France l'expérience de l'horreur guerrière comme interne en médecine, les réfugiés européens réfractaires à tout engagement militaire se réunissent en février 1916 à Zurich autour du Roumain Tristan Tzara (1896-1963). Leur groupe fait immédiate­ment scandale en déclarant faire «table rase» de tout : le nom i< dada>> a été choisi de façon aléatoire dans un dictionnaire pour exprimer le «hurlement des douleurs crispées», l'« entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences: La Vie». Une autre légende attribue à Lénine la paternité de l'expression, qui signifie en russe deux fois «oui>>: ce oui en forme de non a aboutit en tout cas à des spectacles délirants montés par Hugo Bail, où des acteurs déchaînés décrètent, par des proférations phonétiques, la destruction du langage. Avec le sculpteur Hans Arp et plù­sieurs artistes, Tzara établit des contacts avec un autre groupe, celui qui, aux États-Unis, a fondé avec Marcel Duchamp, Francis Picabia et Man Ray la revue 291. Avant de léguer aux surréalistes son goût des manifestes, Tzara publie le Manifeste dada (1918). Le «programme >t, négatif et libertaire, se confond avec un acte de démolition de tous les repères philosophiques, sociaux et esthétiques; il ignore toutes les frontières géogra­phiques et artistiques. Tzara écrit:

'-<Tout produit du dégoût susceptible de devenir une négation de la famille est dada: protestation aux poings de tout son être en action destructive: dada; connaissance de tous

les moyens rejetés jusqu'à présent par le sexe pudique du compromis commode et de la politesse: dada; abolition de la logique, danse des impuissants de la création: dada; de toute hiérarchie et équation sociale installée pour les valeurs par nos valets: dada J>.

2. la rencontre avec les surréalistes

Le mouvement crée également une revue, Der Dada, que Breton lit en 1917 chez Apollinaire, ouvert à toutes les fantaisies malgré son étrange adhésion à la guerre, qui lui offr~ une possibilité d'appartenance à la France. Les affirmations de Tzara qui pro­clame «Je détruis les tiroirs du cerveau et ceux de l'organisation sociale» font évidem­ment écho au sentiment de révolte éprouvé alors par le groupe qui s'apprête à fonder le surréalisme. Philippe Soupault (1897-1990), André Breton et Paul Éluard (1895-1952) fondent, en mars 1919, la revue Littérature avec Louis Aragon (1897-1982), peu avant l'arrivée de Tzara, qui, invité à les rejoindre à Paris, y fait une entrée triomphale en décembre de la même année. Aragon n'hésite pas à comparer l'irruption de Tzara à celle, en 1871, de Rimbaud l'« adolescent sauvage qui s'abattit au temps de la Commune sur la capitale dévastée». Dans la foulée, les dadaïstes Picabia et Duchamp, déjà auteur de son Urinoir, font scandale au Salon d'automne: la peinture de Picabia et les insolences de Duchamp, qui expose une «fantaisie» - la Joconde barbue et mous­tachue -, entretiennent le climat iconoclaste. Les deux groupes organisent plusieurs soirées destinées à ridiculiser les valeurs officielles: on y lit notamment des textes sérieux sur le mode de la dérision. Le numéro 13 de la revue Littérature est entière­ment consacré aux Vingt-trois manifestes dada. Entre 1920 et 1923, on peut croire à une fusion des deux groupes, acharnés «à tuer l'art)), selon un mot de Breton, qui radicalise toutes ses positions et abandonne son métier et sa famille.

Si dada aide les surréalistes à s'émanciper du post-symbolisme et à abolir un héritage politique et culturel dont ils ne veulent pas, il freine leur ambition créatrice. Tzara consi­dère la destruction comme une attitude poétique déflnitive; Breton, Aragon et leurs amis veulent construire une nouvelle voie pour la poésie. C'est ce que précisera Aragon dans des Entretiens ultérieurs (1964) :

" Le surréalisme, fondé sur une certaine exploration de l'inconscient et du subconscient, cherche à démonter le mécanisme du génie poétique, et ne peut évidemment nier ce génie. D'où la contradiction foncière avec le dadaïsme. Mais Tzara lui-même a toujours considéré dada comme une période et dît qu'il était de l'essence de dada de disparaître.»

les premières tensions se manifestent lorsque Tzara refuse de participer à un «Congrès pour la détermination de l'esprit moderne>> organisé par Breton. Le 1 cr avril ! 922, Breton écrit dans Littérature un article intitulé ii Lkhez totü )), qui, au milieu d'un inventaire, comporte l'injonction «Lâchez dada» et conclut «Partez sur les routes>>. Ensuite, sur je mode fracassant-de la querelle et du chahut, les surréalistes interrom­pent bruyamment la représentation du spectacle dadaïste Le Cœur à gaz donné au cabaret «Le Cœur à barbe». La bagarre est spectaculaire et fait des blessés, dont Éluard, qui tombe dans les décors. Avec le recul, il apparaît que les deux mouvements, loin de se succéder, se sont rencontrés fugitivement, mais au bon moment: le projet surréaliste, déJà né quand l'zara arrive à Paris, ne devient autonome qu'après la rupture avec dada, mouvement éphémère, plus fécond en peinture qu'en littérature, où il se réduit à l'œuvre de Tzara.

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Tristan Tzara et les manifestes dada

Sans le mouvement anarchiste dada, le surréalisme qui le croise sans vraiment lui succéder n'aurait connu ni sa radicalité légendaire, ni sa vitalité euro­péenne: l'élan donné par Tristan Tzara, nihiliste par essence, n'était pas des­tiné à durer mais il donne le souffle initial.

1. faire «table rase» au sortir de la guerre

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C'est dans le refus de la guerre mondiale qui humilie le scientisme, le positivisme et l'idée de progrès que naît le nihilisme du mouvement «dada». C'est par là aussi qu'il rencontre le surréalisme. Tandis qu'Einstein poursuit ses travaux sur le relativisme ( 1913) et que le philosophe Bergson (1859-1941) souligne le rôle de l'intuition lace à la raison, « un psychiatre de Vienne, armé d'une lanterne sourde, essaie de parcourir le labyrinthe obscur>> qui gît derrière la «raison agonisante>> de l'homme, écrit Maurice Nadeau. Les travaux de Freud sur l'inconscient, dont la découverte constitue la <i troi­sième humiliation narcissîq ue de l'humanité» - après l'héliocentrisme et le darwi­nisme-, légitiment en effet l'inspiration surréaliste et contribuent à dénigrer un ordre intellectuel et bourgeois que les jeunes artistes et intellectuels abhorrent. Au sortir d'une guerre inepte qui laisse les vainqueurs exsangues tout autant que les vaincus, dans une négation absolue des valeurs, l'idée de civilisation est elle-même remise en question et Paul Valéry lance son célèbre cri: «Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.>>

Tandis que le jeune André Breton (1896-1966), futur «pape» du surréalisme, fait en France l'expérience de l'horreur guerrière comme interne en médecine, les réfugiés européens réfractaires à tout engagement militaire se réunissent en février 1916 à Zurich autour du Roumain Tristan Tzara (1896-1963). Leur groupe fait immédiate­ment scandale en déclarant faire «table rase» de tout : le nom i< dada>> a été choisi de façon aléatoire dans un dictionnaire pour exprimer le «hurlement des douleurs crispées», l'« entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences: La Vie». Une autre légende attribue à Lénine la paternité de l'expression, qui signifie en russe deux fois «oui>>: ce oui en forme de non a aboutit en tout cas à des spectacles délirants montés par Hugo Bail, où des acteurs déchaînés décrètent, par des proférations phonétiques, la destruction du langage. Avec le sculpteur Hans Arp et plù­sieurs artistes, Tzara établit des contacts avec un autre groupe, celui qui, aux États-Unis, a fondé avec Marcel Duchamp, Francis Picabia et Man Ray la revue 291. Avant de léguer aux surréalistes son goût des manifestes, Tzara publie le Manifeste dada (1918). Le «programme >t, négatif et libertaire, se confond avec un acte de démolition de tous les repères philosophiques, sociaux et esthétiques; il ignore toutes les frontières géogra­phiques et artistiques. Tzara écrit:

'-<Tout produit du dégoût susceptible de devenir une négation de la famille est dada: protestation aux poings de tout son être en action destructive: dada; connaissance de tous

les moyens rejetés jusqu'à présent par le sexe pudique du compromis commode et de la politesse: dada; abolition de la logique, danse des impuissants de la création: dada; de toute hiérarchie et équation sociale installée pour les valeurs par nos valets: dada J>.

2. la rencontre avec les surréalistes

Le mouvement crée également une revue, Der Dada, que Breton lit en 1917 chez Apollinaire, ouvert à toutes les fantaisies malgré son étrange adhésion à la guerre, qui lui offr~ une possibilité d'appartenance à la France. Les affirmations de Tzara qui pro­clame «Je détruis les tiroirs du cerveau et ceux de l'organisation sociale» font évidem­ment écho au sentiment de révolte éprouvé alors par le groupe qui s'apprête à fonder le surréalisme. Philippe Soupault (1897-1990), André Breton et Paul Éluard (1895-1952) fondent, en mars 1919, la revue Littérature avec Louis Aragon (1897-1982), peu avant l'arrivée de Tzara, qui, invité à les rejoindre à Paris, y fait une entrée triomphale en décembre de la même année. Aragon n'hésite pas à comparer l'irruption de Tzara à celle, en 1871, de Rimbaud l'« adolescent sauvage qui s'abattit au temps de la Commune sur la capitale dévastée». Dans la foulée, les dadaïstes Picabia et Duchamp, déjà auteur de son Urinoir, font scandale au Salon d'automne: la peinture de Picabia et les insolences de Duchamp, qui expose une «fantaisie» - la Joconde barbue et mous­tachue -, entretiennent le climat iconoclaste. Les deux groupes organisent plusieurs soirées destinées à ridiculiser les valeurs officielles: on y lit notamment des textes sérieux sur le mode de la dérision. Le numéro 13 de la revue Littérature est entière­ment consacré aux Vingt-trois manifestes dada. Entre 1920 et 1923, on peut croire à une fusion des deux groupes, acharnés «à tuer l'art)), selon un mot de Breton, qui radicalise toutes ses positions et abandonne son métier et sa famille.

Si dada aide les surréalistes à s'émanciper du post-symbolisme et à abolir un héritage politique et culturel dont ils ne veulent pas, il freine leur ambition créatrice. Tzara consi­dère la destruction comme une attitude poétique déflnitive; Breton, Aragon et leurs amis veulent construire une nouvelle voie pour la poésie. C'est ce que précisera Aragon dans des Entretiens ultérieurs (1964) :

" Le surréalisme, fondé sur une certaine exploration de l'inconscient et du subconscient, cherche à démonter le mécanisme du génie poétique, et ne peut évidemment nier ce génie. D'où la contradiction foncière avec le dadaïsme. Mais Tzara lui-même a toujours considéré dada comme une période et dît qu'il était de l'essence de dada de disparaître.»

les premières tensions se manifestent lorsque Tzara refuse de participer à un «Congrès pour la détermination de l'esprit moderne>> organisé par Breton. Le 1 cr avril ! 922, Breton écrit dans Littérature un article intitulé ii Lkhez totü )), qui, au milieu d'un inventaire, comporte l'injonction «Lâchez dada» et conclut «Partez sur les routes>>. Ensuite, sur je mode fracassant-de la querelle et du chahut, les surréalistes interrom­pent bruyamment la représentation du spectacle dadaïste Le Cœur à gaz donné au cabaret «Le Cœur à barbe». La bagarre est spectaculaire et fait des blessés, dont Éluard, qui tombe dans les décors. Avec le recul, il apparaît que les deux mouvements, loin de se succéder, se sont rencontrés fugitivement, mais au bon moment: le projet surréaliste, déJà né quand l'zara arrive à Paris, ne devient autonome qu'après la rupture avec dada, mouvement éphémère, plus fécond en peinture qu'en littérature, où il se réduit à l'œuvre de Tzara.

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André Breton et les deux <<manifestes>> du surréalisme

Le groupe surréaliste, qui ne fut officiellement dissous qu'en 1969, doit sa lon­gévité à l'action d'André Breton. Après avoir scandé par deux <<manifestes>> retentissants l'essor de la pensée surréaliste, il est le seul poète à avoir sacrifié jusqu'au bout son œuvre personnelle à la vitalité du mouvement.

1. la quête personnelle d'un futur chef de bande

168

Renommé pour son autorité jalouse et sa propension à excommunier et à exclure les dissidents, André Breton n'a jamais cessé, contrairement à Tzara et au dadaïsme, de rechercher, très loin dans le passé, les origines du mouvement. Comme ses amis, il remonte aux visions dantesques, à Shakespeare, aux romantiques allemands, Novalis et von Arnim, à Hugo, Nerval et Lautréamont, pour situer les premières tentatives poétiques d'entrée dans la surréalité. Mais l'événement catalyseur de sa révolution intime naît de deux révélations vécues dans une unité de temps et de lieu : la lecture de Rimbaud et la rencontre avec Jacques Vaché, entre 1915 et 1916, à Nantes. Alors étu­diant en médecine, mobilisé comme infirmier militaire, Breton rencontre des malades psychotiques dont la capacité à refuser le réel l'inquiète et le fascine. Blessé, Jacques Vaché, dandy nihiliste qui mourra en 1919, est loin d'être fou: il se défend contre l'horreur par une forme de subversion naturelle faîte d'humour noir et d'une distance à l'égard des êtres et des choses «désacralisant tout sur son passage». Entièrement confiant dans les pouvoirs de l'imagination, Vaché incarne la révolte que le jeune Bret~n veut exprimer, au point qu'il écrira dans le Manifeste de 1924, considéré par certams comme le «tombeau» de son ami: «Jacques Vaché est surréaliste en moi. »

Breton, qui a déjà cosigné avec Philippe Soupault un premier exemple d'écriture auto­matique, Les Champs magnétiques (1920), ressent, comme les autres fOndateurs de la revue Littérature, Soupault, Breton et Aragon, la nécessité de publier un texte théorique et programmatique. Après la tentative éphémère de fusion avec le groupe dada, dans un climat de confusion et de querelle avec d'autres poètes qui cherchent à s'approprier, avec un sens affadi, la paternité du terme «surréalisme>>, le Manifeste rédigé par Breton est contempo­rain d'un autre texte théorique d'Aragon, Une vague de rêves (1924). Mais c'est le Manifeste qui s'impose comme le corps de doctrine du mouvement. On y trouve d'abord justifiés historiquement et sémantiquement le choix et le sens du mot «surréalisme»:

«En hommage à Guillaume Apollinaire, qui venait de mourir et qui, à plusieurs reprises, nous paraissait avoir obéi à un entraînement de ce genre, sans toutefois y avoir sacrifié de médiocres moyens littéraires, Soupault et moi nous désignâmes sous le nom de SURRÉALISME le nouveau mode d'expression pure que nous tenions à notre disposition et dont il nous tardait de faire bénéficier nos amis."

Et après avoir reconnu sa dette à l'égard du « surnaturalisme >> rêvé par Nerval, et pré­cisé que le surréalisme de 1924 n'empruntait que son nom à la démarche d'Apollinaire, différente, plutôt orphique, le Manifeste, fait unique dans l'histoire littéraire, fournit une définition calquée sur les entrées d'un article de dictionnaire (voir fiche 65).

~"---

2. le «pape du surréalisme>>

En qualifiant le surréalisme d'« automatisme psychique», Breton restreint volontaire­ment l'acception du mot, qui renvoie en fait à une vision du monde, à une méthode d'exploration de l'inconscient: une solution radicale pour fédérer autour d'une pra­tique, l'« écriture automatique», les membres d'un groupe agité et menacé très tôt par les querelles et les dissidences. Et c'est en exigeant de tous une fidélité aveugle aux engagements du texte fondateur que Breton a pu apparaître comme le «pape>> du mouvet_nent. Il a surtout été le seul, avec Benjamin Péret ( 1899-1.959), à rester« surréa­liste» jusqu'au bout, en refusant notamment d'entrer dans le jeu social et de pour­suivre une carrière ii personnelle''· Pour lui, l'accès à la ii liberté, l'amour, la poésie» et à la subversion permanente représente une ascèse à laquelle tous ses compagnons ne sont pas prêts: s'il excommunie certains d'entre eux, il en laisse partir d'autres, sou­cieux de conserver au mouvement sa fraîcheur et sa dimension positive. C'est ce qu'il affirme dans la formule célèbre du Man~feste i< J'ai découvert que je tenais à la vie»: il pressent parfaitement, en effet, les dangers mortifères - perte d'identité et tentation suicidaire - que recèle l'expérience onirique et les opérations magiques propres au mouvement. Tfès sensible à l'échec de ses ii grands astreignants >J, celui de Rimbaud, qui abandonna la poésie, celui de Lautréamont, réduit au silence, ou celui de son ami Pierre Reverdy (1889-1960), retiré dans une abbaye, il réaffirme, dans le second Manifeste (1930), les principes du mouvement. Ce texte, d'allure plus pamphlétaire que le précédent, a un double but: resserrer les ii troupes» en jetant l'anathème sur tous ceux qui se laisseraient tenter par la récupération dans les cercles littéraires tradi­tionnels et ouvrir de nouvelles voies. Il constate les dérives mécaniques et les poncifs qui dénaturent l'écriture automatique et suggère, inspiré par sa propre expérience avec Nadja ( 1928 ), que le surréalisme peut produire des romans, genre condamné par le premier Manifeste, à condition qu'ils soient inachevés.

Tandis qu'il se rapproche, par admiration pour le marxisme, du Parti communiste, qu'il quittera en 1935, brouillé avec l'idée d'un art officiel, et qu'il rompt avec plusieurs compagnons, son univers littéraire s'élargit: après le recueil Poisson soluble (1924), Nadja, L'Union libre (1931) et L'Amour fou (1937) éveillent dans sa poésie une sorte d'ii attente lyrique»; le hasard qui préside, sur fond d'onirisme, aux rencontres amou­reuses transforme la femme en médiatrice vers l'univers difficilement accessible de la surréalité. Ce thème, dans lequel l'amour exclusif renouvelle une tradition littéraire, tout en rejetant la scission judéo-chrétienne entre l'amour charnel et l'amour spirituel, tout comme le libertinage, inspire ses plus grands textes. L'amour fou devient le moyen privilégié de réunir le communicable et l'incommunicable. Mais, malgré la beauté de ces œuvres, Breton consacre l'essentiel de son énergie à des essais qui assu­rentla vie du groupe surréaliste, comme Le Surréalisme et la Peinture (1928), Les Vases communicants (1932), Position politique du surréalisme (1935). Après la défaite de 1940, poursuivi par Vichy pour son Anthologie de l'humour noir (1940), il s'exile aux États-Unis. Il y fait vivre la pensée surréaliste autour des peintres comme Duchamp, Max Ernst ou Yves Tanguy. Et, après la guerre, c'est surtout par des critiques et des réflexions sur ses écrivains de prédilection qu'il fait entendre sa voix jusqu'en 1966.

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André Breton et les deux <<manifestes>> du surréalisme

Le groupe surréaliste, qui ne fut officiellement dissous qu'en 1969, doit sa lon­gévité à l'action d'André Breton. Après avoir scandé par deux <<manifestes>> retentissants l'essor de la pensée surréaliste, il est le seul poète à avoir sacrifié jusqu'au bout son œuvre personnelle à la vitalité du mouvement.

1. la quête personnelle d'un futur chef de bande

168

Renommé pour son autorité jalouse et sa propension à excommunier et à exclure les dissidents, André Breton n'a jamais cessé, contrairement à Tzara et au dadaïsme, de rechercher, très loin dans le passé, les origines du mouvement. Comme ses amis, il remonte aux visions dantesques, à Shakespeare, aux romantiques allemands, Novalis et von Arnim, à Hugo, Nerval et Lautréamont, pour situer les premières tentatives poétiques d'entrée dans la surréalité. Mais l'événement catalyseur de sa révolution intime naît de deux révélations vécues dans une unité de temps et de lieu : la lecture de Rimbaud et la rencontre avec Jacques Vaché, entre 1915 et 1916, à Nantes. Alors étu­diant en médecine, mobilisé comme infirmier militaire, Breton rencontre des malades psychotiques dont la capacité à refuser le réel l'inquiète et le fascine. Blessé, Jacques Vaché, dandy nihiliste qui mourra en 1919, est loin d'être fou: il se défend contre l'horreur par une forme de subversion naturelle faîte d'humour noir et d'une distance à l'égard des êtres et des choses «désacralisant tout sur son passage». Entièrement confiant dans les pouvoirs de l'imagination, Vaché incarne la révolte que le jeune Bret~n veut exprimer, au point qu'il écrira dans le Manifeste de 1924, considéré par certams comme le «tombeau» de son ami: «Jacques Vaché est surréaliste en moi. »

Breton, qui a déjà cosigné avec Philippe Soupault un premier exemple d'écriture auto­matique, Les Champs magnétiques (1920), ressent, comme les autres fOndateurs de la revue Littérature, Soupault, Breton et Aragon, la nécessité de publier un texte théorique et programmatique. Après la tentative éphémère de fusion avec le groupe dada, dans un climat de confusion et de querelle avec d'autres poètes qui cherchent à s'approprier, avec un sens affadi, la paternité du terme «surréalisme>>, le Manifeste rédigé par Breton est contempo­rain d'un autre texte théorique d'Aragon, Une vague de rêves (1924). Mais c'est le Manifeste qui s'impose comme le corps de doctrine du mouvement. On y trouve d'abord justifiés historiquement et sémantiquement le choix et le sens du mot «surréalisme»:

«En hommage à Guillaume Apollinaire, qui venait de mourir et qui, à plusieurs reprises, nous paraissait avoir obéi à un entraînement de ce genre, sans toutefois y avoir sacrifié de médiocres moyens littéraires, Soupault et moi nous désignâmes sous le nom de SURRÉALISME le nouveau mode d'expression pure que nous tenions à notre disposition et dont il nous tardait de faire bénéficier nos amis."

Et après avoir reconnu sa dette à l'égard du « surnaturalisme >> rêvé par Nerval, et pré­cisé que le surréalisme de 1924 n'empruntait que son nom à la démarche d'Apollinaire, différente, plutôt orphique, le Manifeste, fait unique dans l'histoire littéraire, fournit une définition calquée sur les entrées d'un article de dictionnaire (voir fiche 65).

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2. le «pape du surréalisme>>

En qualifiant le surréalisme d'« automatisme psychique», Breton restreint volontaire­ment l'acception du mot, qui renvoie en fait à une vision du monde, à une méthode d'exploration de l'inconscient: une solution radicale pour fédérer autour d'une pra­tique, l'« écriture automatique», les membres d'un groupe agité et menacé très tôt par les querelles et les dissidences. Et c'est en exigeant de tous une fidélité aveugle aux engagements du texte fondateur que Breton a pu apparaître comme le «pape>> du mouvet_nent. Il a surtout été le seul, avec Benjamin Péret ( 1899-1.959), à rester« surréa­liste» jusqu'au bout, en refusant notamment d'entrer dans le jeu social et de pour­suivre une carrière ii personnelle''· Pour lui, l'accès à la ii liberté, l'amour, la poésie» et à la subversion permanente représente une ascèse à laquelle tous ses compagnons ne sont pas prêts: s'il excommunie certains d'entre eux, il en laisse partir d'autres, sou­cieux de conserver au mouvement sa fraîcheur et sa dimension positive. C'est ce qu'il affirme dans la formule célèbre du Man~feste i< J'ai découvert que je tenais à la vie»: il pressent parfaitement, en effet, les dangers mortifères - perte d'identité et tentation suicidaire - que recèle l'expérience onirique et les opérations magiques propres au mouvement. Tfès sensible à l'échec de ses ii grands astreignants >J, celui de Rimbaud, qui abandonna la poésie, celui de Lautréamont, réduit au silence, ou celui de son ami Pierre Reverdy (1889-1960), retiré dans une abbaye, il réaffirme, dans le second Manifeste (1930), les principes du mouvement. Ce texte, d'allure plus pamphlétaire que le précédent, a un double but: resserrer les ii troupes» en jetant l'anathème sur tous ceux qui se laisseraient tenter par la récupération dans les cercles littéraires tradi­tionnels et ouvrir de nouvelles voies. Il constate les dérives mécaniques et les poncifs qui dénaturent l'écriture automatique et suggère, inspiré par sa propre expérience avec Nadja ( 1928 ), que le surréalisme peut produire des romans, genre condamné par le premier Manifeste, à condition qu'ils soient inachevés.

Tandis qu'il se rapproche, par admiration pour le marxisme, du Parti communiste, qu'il quittera en 1935, brouillé avec l'idée d'un art officiel, et qu'il rompt avec plusieurs compagnons, son univers littéraire s'élargit: après le recueil Poisson soluble (1924), Nadja, L'Union libre (1931) et L'Amour fou (1937) éveillent dans sa poésie une sorte d'ii attente lyrique»; le hasard qui préside, sur fond d'onirisme, aux rencontres amou­reuses transforme la femme en médiatrice vers l'univers difficilement accessible de la surréalité. Ce thème, dans lequel l'amour exclusif renouvelle une tradition littéraire, tout en rejetant la scission judéo-chrétienne entre l'amour charnel et l'amour spirituel, tout comme le libertinage, inspire ses plus grands textes. L'amour fou devient le moyen privilégié de réunir le communicable et l'incommunicable. Mais, malgré la beauté de ces œuvres, Breton consacre l'essentiel de son énergie à des essais qui assu­rentla vie du groupe surréaliste, comme Le Surréalisme et la Peinture (1928), Les Vases communicants (1932), Position politique du surréalisme (1935). Après la défaite de 1940, poursuivi par Vichy pour son Anthologie de l'humour noir (1940), il s'exile aux États-Unis. Il y fait vivre la pensée surréaliste autour des peintres comme Duchamp, Max Ernst ou Yves Tanguy. Et, après la guerre, c'est surtout par des critiques et des réflexions sur ses écrivains de prédilection qu'il fait entendre sa voix jusqu'en 1966.

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Le programme de la révolution surréaliste

De façon beaucoup plus radicale que le romantisme et avant l'existentialisme, le surréalisme veut changer la vie. Dans ce but, il confond sa vision de la littérature et de l'art avec celle de l'homme. Il en est surtout resté une effiorescence d'œuvres poétiques poussant à l'extrême les pouvoirs de l'imagination et ceux du langage.

1. Affirmer Ill «toute-puissance du rêve»

170

~ Des prophètes de la voyance il sa réalité

Dans sa double tonalité lyrique et critique, le premier Manifeste propose deux défini­tions successives du surréalisme: la première indique une pratique, la seconde reven­dique une philosophie:

« ~URRÉALISME, n.m. ''A.utomatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, sott verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée en l'absence de tout contr6le exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale,"

ENCYCL. Philos. "Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des problèmes principaux de la vie".))

Le but clairement affiché est bien de réussir là où des génies pourtant admirés ont échoué, c'est-à-dire d'imposer la supériorité de l'imagination sur la raison, de mettre fin au conflit entre rêve et réalité, entre bien et mal. Pour accéder à la surréalité, il faut susciter chez le poète et l'homme un émerveillement perpétuel, proche de l'état d'enfance. L'homme surréaliste doit briser, pour poursuivre sa quête, toutes les fron­tières intellectuelles, sociales et morales, en ne conservant que l'héritage des «voyants»: la fameuse litanie, dans le premier Manifeste, des vingt et un écrivains jugés surréalistes avant la lettre accompagne, comme un viatique, le voyage du groupe «au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau». Il rappelle aussi implicitement que le surréalisme a d'abord une ambition littéraire.

~ Accéder à un langage au-delà du visible

Les surréalistes voient donc dans le principe de l'écriture automatique un moyen d'accès à l'« au-delà de la chose montrée» dont leurs aînés n'ont pas bénéficié. Breton attribue en partie sa propre découverte- avec Soupault- de cet état de pensée parlée, surgi d'une combinaison de passivité et de réceptivité, indifférente à l'« absurdité immédiate des propos tenus», aux recherches de Freud. A partir de cette pratique de base, le surréalisme préconise d'autres démarches, comme la transcription des rêves, qui, selon leur point de vue, révèlent la vérité de J'homme plus que l'état de veille censuré par la mémoire. Dans une optique presque scientifique, ils préconisent aussi la transcription des hallucinations

et des rêves recueillis sous hypnose, pratique dangereuse qui sera rapidement abandon­née. Le principe des jeux surréalistes relève du même impératif d'ouverture au hasard et à l'arbitraire qui condamne le réel et accorde une large place au merveilleux. De cette méfiance à l'égard de la réalité, de l'institutionnel, du rationnel, procède le comporte­ment iconoclaste du groupe à l'égard des valeurs littéraires consacrées.

2. le jeu de l'incoi11'1U et des extrêmes

~ l'imi:!ge contre le réel

Pour Breton et ses amis, la «vraie» littérature, qui n'existe pas encore, ne se satisfait pas du langage classique et porte en elle la condamnation du réalisme. Qualifiée de médiocre, la tradition romanesque qui compte Balzac et Flaubert fait l'objet d'une démolition en règle. Cible de choix, Anatole France, qui vient de mourir, inspire le pamphlet collectif« Un cadavre», paru dans Littérature le 18 octobre 1924, où il est question de« gifler un mort». Le roman est donc proscrit- jusqu'au second Manifeste­et le moyen privilégié d'expression devient l'image. Encouragés par les découvertes -pourtant décevantes - de l'écriture automatique et les associations arbitraires suscitées par les jeux surréalistes comme les <<cadavres exquis» - où une feuille circule sur laquelle chacun écrit, avant de la plier, un mot ou une phrase ignoré des autres participants-, les surréalistes développent une nouvelle conception de l'image poétique. Avant qu'Aragon ne définisse dans Le Paysan de Paris (1926) le surréalisme comme l'« emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image », Breton avait attribué à Pierre Reverdy la paternité de l'image surréaliste qui congédie l'image ornementale des comparaisons et métaphores traditionnelles et se définit ainsi dans la revue Nord-Sud ( l 918) :

«L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités seront lointains et justes, plus l'image sera forte- plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique."

De cet arbitraire de l'image découlent la puissance des images surréalistes, tel le vers d'Éluard «La terre est bleue comme une orange», ou le déroulement des métaphores dans L'Union libre de Breton, qui commence par <<Ma femme à la chevelure de feu de bois>>. L'image surréaliste ne songe pas à embellir le réel, elle crée le surréel.

~ l'amour fou et l'engagement

Le programme surréaliste, par la place qu'il accorde au hasard, pousse ses adeptes aux extrêmes. Le supranaturel devient quotidien, comme dans Nadja de Breton; le hasard objectif gouverne les vies, et l'amour passion, associé, comme au Moyen Âge, à un idéal et une force de transgression, devient l'objet privilégié, chargé d'érotisme, irréductible à

l'ordre social et au conformisme, de la quête surréaliste. L'amour fou permet au poète d'échapper au nihilisme dada et se confond avec la révolution grâce à sa puissance d'arrachement au réel: son œuvre est ainsi habitée de figures féminines lumineuses. Pour appliquer le «dogme de la révolution absolue, de l'insoumission totale>> et entrete­nir un état de révolte permanent, Breton, Éluard, Aragon et Péret adhèrent, en 1927, au Parti communiste français qui veut changer le monde: un malentendu qui associe pour un temps l'anarchisme surréaliste à la rude discipline communiste.

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Le programme de la révolution surréaliste

De façon beaucoup plus radicale que le romantisme et avant l'existentialisme, le surréalisme veut changer la vie. Dans ce but, il confond sa vision de la littérature et de l'art avec celle de l'homme. Il en est surtout resté une effiorescence d'œuvres poétiques poussant à l'extrême les pouvoirs de l'imagination et ceux du langage.

1. Affirmer Ill «toute-puissance du rêve»

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~ Des prophètes de la voyance il sa réalité

Dans sa double tonalité lyrique et critique, le premier Manifeste propose deux défini­tions successives du surréalisme: la première indique une pratique, la seconde reven­dique une philosophie:

« ~URRÉALISME, n.m. ''A.utomatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, sott verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée en l'absence de tout contr6le exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale,"

ENCYCL. Philos. "Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des problèmes principaux de la vie".))

Le but clairement affiché est bien de réussir là où des génies pourtant admirés ont échoué, c'est-à-dire d'imposer la supériorité de l'imagination sur la raison, de mettre fin au conflit entre rêve et réalité, entre bien et mal. Pour accéder à la surréalité, il faut susciter chez le poète et l'homme un émerveillement perpétuel, proche de l'état d'enfance. L'homme surréaliste doit briser, pour poursuivre sa quête, toutes les fron­tières intellectuelles, sociales et morales, en ne conservant que l'héritage des «voyants»: la fameuse litanie, dans le premier Manifeste, des vingt et un écrivains jugés surréalistes avant la lettre accompagne, comme un viatique, le voyage du groupe «au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau». Il rappelle aussi implicitement que le surréalisme a d'abord une ambition littéraire.

~ Accéder à un langage au-delà du visible

Les surréalistes voient donc dans le principe de l'écriture automatique un moyen d'accès à l'« au-delà de la chose montrée» dont leurs aînés n'ont pas bénéficié. Breton attribue en partie sa propre découverte- avec Soupault- de cet état de pensée parlée, surgi d'une combinaison de passivité et de réceptivité, indifférente à l'« absurdité immédiate des propos tenus», aux recherches de Freud. A partir de cette pratique de base, le surréalisme préconise d'autres démarches, comme la transcription des rêves, qui, selon leur point de vue, révèlent la vérité de J'homme plus que l'état de veille censuré par la mémoire. Dans une optique presque scientifique, ils préconisent aussi la transcription des hallucinations

et des rêves recueillis sous hypnose, pratique dangereuse qui sera rapidement abandon­née. Le principe des jeux surréalistes relève du même impératif d'ouverture au hasard et à l'arbitraire qui condamne le réel et accorde une large place au merveilleux. De cette méfiance à l'égard de la réalité, de l'institutionnel, du rationnel, procède le comporte­ment iconoclaste du groupe à l'égard des valeurs littéraires consacrées.

2. le jeu de l'incoi11'1U et des extrêmes

~ l'imi:!ge contre le réel

Pour Breton et ses amis, la «vraie» littérature, qui n'existe pas encore, ne se satisfait pas du langage classique et porte en elle la condamnation du réalisme. Qualifiée de médiocre, la tradition romanesque qui compte Balzac et Flaubert fait l'objet d'une démolition en règle. Cible de choix, Anatole France, qui vient de mourir, inspire le pamphlet collectif« Un cadavre», paru dans Littérature le 18 octobre 1924, où il est question de« gifler un mort». Le roman est donc proscrit- jusqu'au second Manifeste­et le moyen privilégié d'expression devient l'image. Encouragés par les découvertes -pourtant décevantes - de l'écriture automatique et les associations arbitraires suscitées par les jeux surréalistes comme les <<cadavres exquis» - où une feuille circule sur laquelle chacun écrit, avant de la plier, un mot ou une phrase ignoré des autres participants-, les surréalistes développent une nouvelle conception de l'image poétique. Avant qu'Aragon ne définisse dans Le Paysan de Paris (1926) le surréalisme comme l'« emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image », Breton avait attribué à Pierre Reverdy la paternité de l'image surréaliste qui congédie l'image ornementale des comparaisons et métaphores traditionnelles et se définit ainsi dans la revue Nord-Sud ( l 918) :

«L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités seront lointains et justes, plus l'image sera forte- plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique."

De cet arbitraire de l'image découlent la puissance des images surréalistes, tel le vers d'Éluard «La terre est bleue comme une orange», ou le déroulement des métaphores dans L'Union libre de Breton, qui commence par <<Ma femme à la chevelure de feu de bois>>. L'image surréaliste ne songe pas à embellir le réel, elle crée le surréel.

~ l'amour fou et l'engagement

Le programme surréaliste, par la place qu'il accorde au hasard, pousse ses adeptes aux extrêmes. Le supranaturel devient quotidien, comme dans Nadja de Breton; le hasard objectif gouverne les vies, et l'amour passion, associé, comme au Moyen Âge, à un idéal et une force de transgression, devient l'objet privilégié, chargé d'érotisme, irréductible à

l'ordre social et au conformisme, de la quête surréaliste. L'amour fou permet au poète d'échapper au nihilisme dada et se confond avec la révolution grâce à sa puissance d'arrachement au réel: son œuvre est ainsi habitée de figures féminines lumineuses. Pour appliquer le «dogme de la révolution absolue, de l'insoumission totale>> et entrete­nir un état de révolte permanent, Breton, Éluard, Aragon et Péret adhèrent, en 1927, au Parti communiste français qui veut changer le monde: un malentendu qui associe pour un temps l'anarchisme surréaliste à la rude discipline communiste.

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Vie et querelles du mouvement surréaliste

Réfractaire à tout ordre social, le groupe surréaliste a pourtant constitué une «famille» conflictuelle et vécu paradoxalement la poésie comme une religion avec ses débats, ses schismes, ses anathèmes, ses excommunications et ses réconciliations.

1. Une famille poétique agitée

172

Si la rédaction des Champs magnétiques marque le début du mouvement structuré autour des pères fondateurs, Breton, Soupault, Aragon, Éluard, et de la revue Littérature, la famille se constitue rapidement. Elle se soude cette fois en créant la revue La Révolution surréaliste en 1924 et fait parler d'elle à travers des événements à la fois provocants et festifs comme l'« enterrement'' pamphlétaire d'Anatole France, le banquet en l'honneur de Saint-Pol Roux qui tourne- avec tables et chaises cassées- à

l'éreintement de Paul Claudel, coupable d'être ambassadeur de France et poète. Le groupe organise aussi des expositions, des spectacles et des manifestations politiques. René Crevel (1900-1935), surréaliste absolu dans la révolte, se lance dans des expé­riences sous hypnose avec Roger Vitrac (1899-1952), Benjamin Péret, Antonin Artaud (1896-1948), Georges Limbour (1900-1970) et Robert Desnos (1900-1945). jacques Prévert (1900-1977) Raymond Queneau (1903-1976), Michel Leiris (1901-1990) rejoi­gnent, pour un temps, le groupe. Les peintres Max Ernst, André Masson et Salvador Dalî puis le poète provincial René Char (1907-1988) s'en rapprochent. Après la guerre naît une troisième génération surréaliste où l'on retrouve Julien Gracq (1910-2007), André Pieyre de Mandiargues (1909-1991) et Alain jouffroy.

Les premières dissensions se font jour dès 1926. L'adhésion au Parti communiste et le risque d'instrumentalisation politique de la ferveur surréaliste éloignent Soupault et Artaud, qui refusent de «s'engager» et sont exclus du mouvement en 1927. Quand la revue La Révolution surréaliste devient Le Surréalisme au service de la révolution l' obliga­tion de suivre les consignes du Parti, qui impose des normes à la création artistique, se révèle incompatible avec l'exigence surréaliste de liberté. Fondamentalement anarchiste et coupable de se soumettre au jeu social en participant à des revues dissidentes -Bi fur et Documents - et en menant sa propre carrière journalistique, Desnos, auteur inspiré des cent cinquante aphorismes en forme de jeux et de calembours de Rose Sélavy ( 1922-1923), est, à son tour, exclu en 1930, après avoir été rudement mis en cause pour ''com­plaisance envers soi-même». Le second Manifeste n'atteint pas véritablement son but: il se voit opposer, sous le même titre, une parodie du pamphlet «Un Cadavre» qui éreintait Anatole France. Sous la plume de Vitrac, Queneau, Leiris ou Georges Ribemont­Dessaignes (1884-1975), l'autorité de Breton et son obsession d'imposer aux membres une éthique de vie tyrannique sont contestées. Au tournant des années 1930, le surréa­lisme a vécu sa période "héroïque», la plus collective, la plus inventive, mais, malgré les ruptures à venir et les voies diverses choisies par ces artistes dont aucun n'est mineur, tous conserveront et transmettront un peu de la fièvre poétique des premières années.

2. l'ère des querelles et de la dispersion

Signe de la montée des périls, le 3 décembre 1930, des commandos fascistes interrom­pent la projection du film L'Âge d'or, dans lequel le peintre Salvador Dalî et le cinéaste Luis Buftuel (1900-1983) ont exprimé à l'écran toute la force subversive du surréa­lisme. Parallèlement, à partir de 1930, dans une Europe déchirée par les conflits en forme de prélude au deuxième embrasement mondiat de la guerre du Rif à la guerre civile espagnole, l'engagement communiste achève de faire éclater le noyau historique du mouvement : en 1930, après un voyage en URSS, Aragon radicalise son apparte­nance au Parti. 11 rompt en 1932 avec le groupe qui admet mal sa soumission au stali­nisme. Breton, lui, prend ses distances : il est troublé par le suicide du poète Maïakovski (1893-1930), puis exclu, en !933, du Parti, en même temps qu'Éluard et Crevel. Comme pour avertir le mouvement que son élan et sa mystique de la liberté sont menacés de dissolution dans la politique, Crevel se suicide alors qu'il préparait le Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, auquel Breton n'est pas invité. Choqué par les procès de Moscou, il rédige avec Trotski, rencontré au Mexique en 1938 et qui sera assassiné deux ans après, le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant (1938). Il ne cessera plus alors de dénoncer le stalinisme. La guerre d'Espagne achève de radicaliser les tensions. Puis Breton, mobilisé comme médecin, tente de reconstituer un groupe surréaliste à Marseille, où il s'est réfugié après la défaite de 1940, avec Brauner, Ernst, Masson et Péret. Mais la réalité du régime de Vichy, qu'il perçoit vite, le pousse à prendre le dernier bateau pour l'Amérique, tandis que Péret s'exile au Mexique: le groupe surréaliste a éclaté.

Si l'esprit surréaliste persiste chez ceux qui y ont adhéré et fascine de jeunes auteurs, le groupe, séparé par la guerre et l'exil, ne peut survivre à des engagements inconci­liables. À New York, Breton a retrouvé Marcel Duchamp: ensemble, ils font vivre l'esprit surréaliste autour de peintres et de la revue VVV. En Espagne, Salvador Dalî semble tenté par le franquisme. En France, Éluard et Aragon, qui ont choisi la résis­tance et écrit des poèmes patriotiques souvent très beaux, ont définitivement rompu avec l'indépendance du surréalisme pour devenir les poètes officiels du Parti commu­niste: Péret le leur reprochera avec violence dans le pamphlet Le Déshonneur des poètes (1945). Malgré l'activité de Breton, qui, à son retour, publie dans Arcane 17 son point de vue sur l'alchimie, anime plusieurs revues et recueille l'adhésion de jeunes poètes enthousiasmés par son Ode à Charles Fourier (1947), le surréalisme n'est plus un mou­vement fortement constitué: il n'en subsiste que les braises, comme l'Exposition inter­nationale du surréalisme (1947). Fidèle à lui-même, Breton devient la mémoire du mouvement en accordant de nombreux entretiens théoriques, puis a le temps, dans un dernier acte collectif et retentissant d'insoumission, de participer à la rédaction du Manifeste des 121 (1960), qui recommande la désertion aux soldats appelés à une guerre atroce et injuste en Algérie. Et c'est Jean Schuster qui décrétera en 1969, trois ans après la mort de Breton, la dissolution officielle du groupe dont l'utopie traverse toute la littérature et l'art du xxe siècle.

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Vie et querelles du mouvement surréaliste

Réfractaire à tout ordre social, le groupe surréaliste a pourtant constitué une «famille» conflictuelle et vécu paradoxalement la poésie comme une religion avec ses débats, ses schismes, ses anathèmes, ses excommunications et ses réconciliations.

1. Une famille poétique agitée

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Si la rédaction des Champs magnétiques marque le début du mouvement structuré autour des pères fondateurs, Breton, Soupault, Aragon, Éluard, et de la revue Littérature, la famille se constitue rapidement. Elle se soude cette fois en créant la revue La Révolution surréaliste en 1924 et fait parler d'elle à travers des événements à la fois provocants et festifs comme l'« enterrement'' pamphlétaire d'Anatole France, le banquet en l'honneur de Saint-Pol Roux qui tourne- avec tables et chaises cassées- à

l'éreintement de Paul Claudel, coupable d'être ambassadeur de France et poète. Le groupe organise aussi des expositions, des spectacles et des manifestations politiques. René Crevel (1900-1935), surréaliste absolu dans la révolte, se lance dans des expé­riences sous hypnose avec Roger Vitrac (1899-1952), Benjamin Péret, Antonin Artaud (1896-1948), Georges Limbour (1900-1970) et Robert Desnos (1900-1945). jacques Prévert (1900-1977) Raymond Queneau (1903-1976), Michel Leiris (1901-1990) rejoi­gnent, pour un temps, le groupe. Les peintres Max Ernst, André Masson et Salvador Dalî puis le poète provincial René Char (1907-1988) s'en rapprochent. Après la guerre naît une troisième génération surréaliste où l'on retrouve Julien Gracq (1910-2007), André Pieyre de Mandiargues (1909-1991) et Alain jouffroy.

Les premières dissensions se font jour dès 1926. L'adhésion au Parti communiste et le risque d'instrumentalisation politique de la ferveur surréaliste éloignent Soupault et Artaud, qui refusent de «s'engager» et sont exclus du mouvement en 1927. Quand la revue La Révolution surréaliste devient Le Surréalisme au service de la révolution l' obliga­tion de suivre les consignes du Parti, qui impose des normes à la création artistique, se révèle incompatible avec l'exigence surréaliste de liberté. Fondamentalement anarchiste et coupable de se soumettre au jeu social en participant à des revues dissidentes -Bi fur et Documents - et en menant sa propre carrière journalistique, Desnos, auteur inspiré des cent cinquante aphorismes en forme de jeux et de calembours de Rose Sélavy ( 1922-1923), est, à son tour, exclu en 1930, après avoir été rudement mis en cause pour ''com­plaisance envers soi-même». Le second Manifeste n'atteint pas véritablement son but: il se voit opposer, sous le même titre, une parodie du pamphlet «Un Cadavre» qui éreintait Anatole France. Sous la plume de Vitrac, Queneau, Leiris ou Georges Ribemont­Dessaignes (1884-1975), l'autorité de Breton et son obsession d'imposer aux membres une éthique de vie tyrannique sont contestées. Au tournant des années 1930, le surréa­lisme a vécu sa période "héroïque», la plus collective, la plus inventive, mais, malgré les ruptures à venir et les voies diverses choisies par ces artistes dont aucun n'est mineur, tous conserveront et transmettront un peu de la fièvre poétique des premières années.

2. l'ère des querelles et de la dispersion

Signe de la montée des périls, le 3 décembre 1930, des commandos fascistes interrom­pent la projection du film L'Âge d'or, dans lequel le peintre Salvador Dalî et le cinéaste Luis Buftuel (1900-1983) ont exprimé à l'écran toute la force subversive du surréa­lisme. Parallèlement, à partir de 1930, dans une Europe déchirée par les conflits en forme de prélude au deuxième embrasement mondiat de la guerre du Rif à la guerre civile espagnole, l'engagement communiste achève de faire éclater le noyau historique du mouvement : en 1930, après un voyage en URSS, Aragon radicalise son apparte­nance au Parti. 11 rompt en 1932 avec le groupe qui admet mal sa soumission au stali­nisme. Breton, lui, prend ses distances : il est troublé par le suicide du poète Maïakovski (1893-1930), puis exclu, en !933, du Parti, en même temps qu'Éluard et Crevel. Comme pour avertir le mouvement que son élan et sa mystique de la liberté sont menacés de dissolution dans la politique, Crevel se suicide alors qu'il préparait le Congrès international des écrivains pour la défense de la culture, auquel Breton n'est pas invité. Choqué par les procès de Moscou, il rédige avec Trotski, rencontré au Mexique en 1938 et qui sera assassiné deux ans après, le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant (1938). Il ne cessera plus alors de dénoncer le stalinisme. La guerre d'Espagne achève de radicaliser les tensions. Puis Breton, mobilisé comme médecin, tente de reconstituer un groupe surréaliste à Marseille, où il s'est réfugié après la défaite de 1940, avec Brauner, Ernst, Masson et Péret. Mais la réalité du régime de Vichy, qu'il perçoit vite, le pousse à prendre le dernier bateau pour l'Amérique, tandis que Péret s'exile au Mexique: le groupe surréaliste a éclaté.

Si l'esprit surréaliste persiste chez ceux qui y ont adhéré et fascine de jeunes auteurs, le groupe, séparé par la guerre et l'exil, ne peut survivre à des engagements inconci­liables. À New York, Breton a retrouvé Marcel Duchamp: ensemble, ils font vivre l'esprit surréaliste autour de peintres et de la revue VVV. En Espagne, Salvador Dalî semble tenté par le franquisme. En France, Éluard et Aragon, qui ont choisi la résis­tance et écrit des poèmes patriotiques souvent très beaux, ont définitivement rompu avec l'indépendance du surréalisme pour devenir les poètes officiels du Parti commu­niste: Péret le leur reprochera avec violence dans le pamphlet Le Déshonneur des poètes (1945). Malgré l'activité de Breton, qui, à son retour, publie dans Arcane 17 son point de vue sur l'alchimie, anime plusieurs revues et recueille l'adhésion de jeunes poètes enthousiasmés par son Ode à Charles Fourier (1947), le surréalisme n'est plus un mou­vement fortement constitué: il n'en subsiste que les braises, comme l'Exposition inter­nationale du surréalisme (1947). Fidèle à lui-même, Breton devient la mémoire du mouvement en accordant de nombreux entretiens théoriques, puis a le temps, dans un dernier acte collectif et retentissant d'insoumission, de participer à la rédaction du Manifeste des 121 (1960), qui recommande la désertion aux soldats appelés à une guerre atroce et injuste en Algérie. Et c'est Jean Schuster qui décrétera en 1969, trois ans après la mort de Breton, la dissolution officielle du groupe dont l'utopie traverse toute la littérature et l'art du xxe siècle.

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les voix rebelles du surréalisme

La quête surréaliste n'a pas abouti au monde nouveau dont elle rêvait, mais elle a libéré ceux qui ont quitté le groupe des modèles révolus de la littérature. La poésie de Paul Éluard et l'œuvre d'Aragon, de dimension hugolienne, en ont toujours conservé l'empreinte.

1. la puissance créatrice d'Aragon

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Plus de trois décennies après la mort d'Aragon (1897-1982), on mesure combien immense et multiforme a été l'œuvre d'un écrivain souvent éclipsé par la figure de poète officiel du Parti communiste, qu'on lui reprocha trop souvent. Étudiant en médecine comme Breton, qu'il rencontre au Val-de-Grâce en 1917, il vient au surréa­lisme porté par une révolte secrète: fils bâtard d'une provinciale désargentée et d'un notable de la Ille république, l'auteur du Mentir-vrai doit, dès l'enfance, porter un masque et feindre, par convenance, d'être le frère de sa propre mère. C'est la littérature qui offre à cet élève brillant le goùt de raconter des histoires: un des plus beaux moyens de dissimuler son identité. Il excelle moins dans l'écriture automatique et les récits hallucinatoires que dans l'invention verbale, Je collage, l'incipit, la réécriture parodique et le jeu des images : il détourne habilement l'interdit porté par Breton contre le roman, dans Le Paysan de Paris (1926), en utilisant, entre descriptions et visions, le merveilleux au service de sa quête d'identité. Mais, derrière la virtuosité du Libertinage (1924) et du Traité du style (1928), le culte de l'amour fou cherche à

s'exprimer sur le mode lyrique et le poète n'adhère pas totalement à la vie surréaliste imposée au mouvement.

L'engagement communiste, qui provoque la rupture avec le groupe surréaliste recouvre en fait un besoin d'émancipation esthétique, concrétisé par le «sacrifice» par le feu du manuscrit d'un roman, La Défense de l'infini, en 1927. Le Parti, qu'Aragon accompa­gnera aveuglément jusqu'à sa mort, puis la Résistance donneront sans doute au bâtard le sentiment d'appartenance sans lequel l'écrivain n'aurait pu exprimer la pluralité de ses sources d'inspiration: c'est son génie personnel qui lui permet d'échapper au piège doctrinal du ''réalisme socialiste». Le cycle romanesque Le Monde réel, inauguré avec Les Cloches de Bâle ( 1934) et poursuivi jusqu'au chef-d' œuvre, Aurélien ( 1944), permet à cette fresque sociale, habitée par le souvenir d'Hugo et de Balzac, de traverser les deux guerres. Le merveilleux, l'humour, la poésie des personnages corrigent le caractère démonstratif de l'intention militante. Parallèlement, la concentration dans la figure d'Elsa, muse officielle rencontrée en 1928, de tous les mythes féminins de l'amour fou qui hantent le poète libère en lui la veine lyrique: les poèmes de résistance comme Le Crève-cœur (1941), Le Nouveau Crève-cœur (1948) et Les Yeux d'Elsa (1942) croisent dans une succession de métaphores, nourrie par les souvenirs de l'amour courtois et du roman de chevalerie, la femme aimée et la patrie blessée. La troisième carrière d'Aragon­après le surréalisme et l'engagement résistant et communiste comme directeur des Lettres françaises, organe officiel du Parti communiste- s'ouvre peu avant la mort

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d'Elsa Triolet (1896-1970): après avoir, dès 1958, abandonné le réalisme socialiste dans La Semaine sainte, Aragon déconstruit sa propre image et avoue dans ses derniers romans sa stratégie du'' mentir-vrai». La Mise à mort (1965), Blanche ou l'Oubli (1967) et Théâtre/Roman (1974) témoignent de sa fidélité à l'imagination, "souveraine des rêves » surréalistes.

2. le chant épuré c:I'Éiucm:l

Comnie ses amis, Éluard vient au surréalisme par la révolte contre la maladie, la pau­vreté et fhorreur de la guerre .. Mais cette révélation s'opère à l'ombre d'une de ses obsessions majeures: l'amour. Il a publié en 1915 ses Premiers Poèmes marqués par l'influence de Laforgue et déjà épousé Gala, sa muse russe rencontrée au sanatorium, lorsque jean Paulhan (1884-1968), qui a remarqué ses Poèmes pour la paix, le présente à Soupault et Breton. Il participe avec eux au défoulement dadaïste et les suit dans l'aventure surréaliste: il écrit avec Péret les Cent Cinquante-Deux Proverbes mis au goût du jour (1925), se penche avec Breton dans L'Immaculée Conception (1930) sur les mystères de la folie, puis écrit avec Char Ralentir travaux (1930). Son appartenance au groupe surréaliste, qui durera jusqu'en 1938, n'éteint pas en lui la quête mystique et l'angoisse exprimées par le recueil Mourir de ne pas mourir (1924). Sa voix résonne dans le groupe avec une gravité approfondie par la désillusion amoureuse: devenue la muse du groupe, Gala entretient une liaison avec Max Ernst, avant de quitter définiti­vement Éluard pour Salvador Dali en 1930.

Tout en participant activement aux expériences et aux manifestations du groupe, Éluard a déjà trouvé sa voix poétique, qui est celle d'une évidence sublimée par des images surgies de l'inconscient et dominées par la mystique amoureuse: ses grands recueils, Capitale de la douleur (1926), L'Amour la poésie (1929), La Vie immédiate (1932), sont d'abord dédiés à Gala. Dans son inspiration, les femmes qui se succèdent tissent en fait la toile poétique d'une quête sacrée de la Femme où se mêlent un hommage apparem­ment simple et un réseau d'images chargées de tendresse et d'érotisme. C'est aussi une poésie du deuil: Éluard dédie à Nusch, qu'il a épousée en 1934, le recueil Facile (1935) avant que la mort brutale de la jeune femme, en 1946, ne lui inspire, dans Le Temps déborde (1947), des vers poignants. Puis le flambeau se rallume dans les poèmes dédiés à Dominique, objet de sa renaissance amoureuse, dans Le Phénix (1951). C'est' dans le prolongement de cette mystique de l'amour que, <<de l'horizon d'un homme à l'horizon de tous», l'engagement d'Éluard prend tout son sens: il a d'abord suivi Breton dans son adhésion première puis sa rupture avec le Parti communiste -qui menaçait la liberté des poètes- et dont il est exclu en 1933. Tout en se consacrant à la poésie, en collaboration avec plusieurs peintres, il milite contre la guerre, rompt avec Breton, qui se rapproche de Trotski en 1938, et revient à l'engagement communiste par la Résistance. Il entre dès 1940 dans la clandestinité avec Nusch et se réinscrit, définiti­vement, au Parti en 1942. Emblématique de la poésie de résistance, le poème <'Liberté» figure dans Poésie et Vérité (1942) et précède Au rendez-vous allemand (1944), tandis que le poète assure la publication du recueil collectif L'Honneur des poètes (1943-1944), rudement brocardé par Péret (1945). La mort prématurée d'Éluard en 1951, alors poète officiel du Parti, voyageant constamment dans les pays de l'Est, laisse peser un mystère sur l'évolution possible de l'auteur de Poésie ininterrompue (1946-1953).

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les voix rebelles du surréalisme

La quête surréaliste n'a pas abouti au monde nouveau dont elle rêvait, mais elle a libéré ceux qui ont quitté le groupe des modèles révolus de la littérature. La poésie de Paul Éluard et l'œuvre d'Aragon, de dimension hugolienne, en ont toujours conservé l'empreinte.

1. la puissance créatrice d'Aragon

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Plus de trois décennies après la mort d'Aragon (1897-1982), on mesure combien immense et multiforme a été l'œuvre d'un écrivain souvent éclipsé par la figure de poète officiel du Parti communiste, qu'on lui reprocha trop souvent. Étudiant en médecine comme Breton, qu'il rencontre au Val-de-Grâce en 1917, il vient au surréa­lisme porté par une révolte secrète: fils bâtard d'une provinciale désargentée et d'un notable de la Ille république, l'auteur du Mentir-vrai doit, dès l'enfance, porter un masque et feindre, par convenance, d'être le frère de sa propre mère. C'est la littérature qui offre à cet élève brillant le goùt de raconter des histoires: un des plus beaux moyens de dissimuler son identité. Il excelle moins dans l'écriture automatique et les récits hallucinatoires que dans l'invention verbale, Je collage, l'incipit, la réécriture parodique et le jeu des images : il détourne habilement l'interdit porté par Breton contre le roman, dans Le Paysan de Paris (1926), en utilisant, entre descriptions et visions, le merveilleux au service de sa quête d'identité. Mais, derrière la virtuosité du Libertinage (1924) et du Traité du style (1928), le culte de l'amour fou cherche à

s'exprimer sur le mode lyrique et le poète n'adhère pas totalement à la vie surréaliste imposée au mouvement.

L'engagement communiste, qui provoque la rupture avec le groupe surréaliste recouvre en fait un besoin d'émancipation esthétique, concrétisé par le «sacrifice» par le feu du manuscrit d'un roman, La Défense de l'infini, en 1927. Le Parti, qu'Aragon accompa­gnera aveuglément jusqu'à sa mort, puis la Résistance donneront sans doute au bâtard le sentiment d'appartenance sans lequel l'écrivain n'aurait pu exprimer la pluralité de ses sources d'inspiration: c'est son génie personnel qui lui permet d'échapper au piège doctrinal du ''réalisme socialiste». Le cycle romanesque Le Monde réel, inauguré avec Les Cloches de Bâle ( 1934) et poursuivi jusqu'au chef-d' œuvre, Aurélien ( 1944), permet à cette fresque sociale, habitée par le souvenir d'Hugo et de Balzac, de traverser les deux guerres. Le merveilleux, l'humour, la poésie des personnages corrigent le caractère démonstratif de l'intention militante. Parallèlement, la concentration dans la figure d'Elsa, muse officielle rencontrée en 1928, de tous les mythes féminins de l'amour fou qui hantent le poète libère en lui la veine lyrique: les poèmes de résistance comme Le Crève-cœur (1941), Le Nouveau Crève-cœur (1948) et Les Yeux d'Elsa (1942) croisent dans une succession de métaphores, nourrie par les souvenirs de l'amour courtois et du roman de chevalerie, la femme aimée et la patrie blessée. La troisième carrière d'Aragon­après le surréalisme et l'engagement résistant et communiste comme directeur des Lettres françaises, organe officiel du Parti communiste- s'ouvre peu avant la mort

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d'Elsa Triolet (1896-1970): après avoir, dès 1958, abandonné le réalisme socialiste dans La Semaine sainte, Aragon déconstruit sa propre image et avoue dans ses derniers romans sa stratégie du'' mentir-vrai». La Mise à mort (1965), Blanche ou l'Oubli (1967) et Théâtre/Roman (1974) témoignent de sa fidélité à l'imagination, "souveraine des rêves » surréalistes.

2. le chant épuré c:I'Éiucm:l

Comnie ses amis, Éluard vient au surréalisme par la révolte contre la maladie, la pau­vreté et fhorreur de la guerre .. Mais cette révélation s'opère à l'ombre d'une de ses obsessions majeures: l'amour. Il a publié en 1915 ses Premiers Poèmes marqués par l'influence de Laforgue et déjà épousé Gala, sa muse russe rencontrée au sanatorium, lorsque jean Paulhan (1884-1968), qui a remarqué ses Poèmes pour la paix, le présente à Soupault et Breton. Il participe avec eux au défoulement dadaïste et les suit dans l'aventure surréaliste: il écrit avec Péret les Cent Cinquante-Deux Proverbes mis au goût du jour (1925), se penche avec Breton dans L'Immaculée Conception (1930) sur les mystères de la folie, puis écrit avec Char Ralentir travaux (1930). Son appartenance au groupe surréaliste, qui durera jusqu'en 1938, n'éteint pas en lui la quête mystique et l'angoisse exprimées par le recueil Mourir de ne pas mourir (1924). Sa voix résonne dans le groupe avec une gravité approfondie par la désillusion amoureuse: devenue la muse du groupe, Gala entretient une liaison avec Max Ernst, avant de quitter définiti­vement Éluard pour Salvador Dali en 1930.

Tout en participant activement aux expériences et aux manifestations du groupe, Éluard a déjà trouvé sa voix poétique, qui est celle d'une évidence sublimée par des images surgies de l'inconscient et dominées par la mystique amoureuse: ses grands recueils, Capitale de la douleur (1926), L'Amour la poésie (1929), La Vie immédiate (1932), sont d'abord dédiés à Gala. Dans son inspiration, les femmes qui se succèdent tissent en fait la toile poétique d'une quête sacrée de la Femme où se mêlent un hommage apparem­ment simple et un réseau d'images chargées de tendresse et d'érotisme. C'est aussi une poésie du deuil: Éluard dédie à Nusch, qu'il a épousée en 1934, le recueil Facile (1935) avant que la mort brutale de la jeune femme, en 1946, ne lui inspire, dans Le Temps déborde (1947), des vers poignants. Puis le flambeau se rallume dans les poèmes dédiés à Dominique, objet de sa renaissance amoureuse, dans Le Phénix (1951). C'est' dans le prolongement de cette mystique de l'amour que, <<de l'horizon d'un homme à l'horizon de tous», l'engagement d'Éluard prend tout son sens: il a d'abord suivi Breton dans son adhésion première puis sa rupture avec le Parti communiste -qui menaçait la liberté des poètes- et dont il est exclu en 1933. Tout en se consacrant à la poésie, en collaboration avec plusieurs peintres, il milite contre la guerre, rompt avec Breton, qui se rapproche de Trotski en 1938, et revient à l'engagement communiste par la Résistance. Il entre dès 1940 dans la clandestinité avec Nusch et se réinscrit, définiti­vement, au Parti en 1942. Emblématique de la poésie de résistance, le poème <'Liberté» figure dans Poésie et Vérité (1942) et précède Au rendez-vous allemand (1944), tandis que le poète assure la publication du recueil collectif L'Honneur des poètes (1943-1944), rudement brocardé par Péret (1945). La mort prématurée d'Éluard en 1951, alors poète officiel du Parti, voyageant constamment dans les pays de l'Est, laisse peser un mystère sur l'évolution possible de l'auteur de Poésie ininterrompue (1946-1953).

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le surréalisme et les arts

Plus encore que le romantisme, le surréalisme a trouvé dans la relation avec les autres arts le moyen d'exercer un ascendant durable: la force subversive de l'image surréaliste marquera toute une génération de son empreinte. Membres ou sympathisants du groupe, les peintres surréalistes l'ont enrichi de leurs apports et de leurs critiques tandis que la photographie et le cinéma y trouvent l'inspiration qui donne à ces techniques naissantes un véritable statut artistique.

1. Aspirations communes et recherches techniques

176

Alors que le cubisme a définitivement rompu avec les canons de la vraisemblance ou de l'imitation et que dada a traduit en peinture ses premières provocations, c'est le peintre italien Giorgio De Chirico (1888-1978) qui est reconnu par Apollinaire puis par Breton comme un proche. Capable de se laisser guider par ses rêves et ses halluci­nations, il en restitue dans sa peinture une représentation véritablement architecturée. La définition de son art, formulée en 1913, plus de dix ans avant le premier Manifeste, pose les principes du surréalisme pictural:

(( n faut que la pensée se détache tellement de tout ce qu'on appelle la logique et le sens, qu'elle s'éloigne tellement de toutes les entraves humaines, que les choses lui apparaissent sous un aspect nouveau comme illuminées par une constellation apparue pour la première fois.))

Ses œuvres comme Métaphysique de l'homme et de la femme ( 1913) ou Chant d'amour (1914) déroulent avec un certain hiératisme une sorte de géographie du rêve parfaite­ment en phase avec l'imaginaire surréaliste.

La connivence profonde entre l'écriture et la peinture surréalistes tient d'abord à la place de l'onirisme dans la création, mais aussi à l'utilisation par les peintres des pro­cédés surréalistes: écriture automatique, collages, allégories inattendues, etc. Max Ernst ( 1891-1976), qui, séduit par dada dans son pays natal, en Allemagne, a fréquenté l'entourage de Tzara, vient au surréalisme grâce à l'œuvre de Chirico et se rapproche de Breton dès 1919. Les collages de son exposition scandaleuse à Paris (mai-juin 1921), organisée en son absence et animée par les excentricités du groupe, enthousiasment le pape du mouvement qui y retrouve un procédé expérimenté par Lautréamont: le peintre crée ses images en déplaçant les sensations pour les <<dépayser». Il utilise, en outre, des matériaux de toutes sortes: photos, illustrations, peintures. En 1925, il découvre la technique du «frottage»: îl dispose sur une planche en bois des objets dépareillés, les recouvre avec une feuille de papier qu'il frotte à la mine de plomb, aboutissant ainsi à des images fantastiques. Il réalise un roman-collage, La Femme 100 tètes. En 1936, il relate son expérience dans Cahiers d'art, «Au-delà de la peinture»:

«Ma curiosité éveillée et émerveillée, j'en vins à interroger indifféremment, en utilisant pour cela le même moyen, toutes sortes de matières pouvant se trouver dans mon champ visuel: des feuilles et leurs nervures, les bords effilochés d'une toile de sac, les coups de pinceaux d'une peinture moderne, un fil déroulé de bobine, etc. Mes yeux ont alors vu des têtes humaines, divers animaux, une bataille qui finit en baiser[ ... ].>>

Et il précise que, dans cette opération, la matière utilisée s'efface progressivement devant l'obsession à restituer, qui devient alors d'une «précision inespérée».

2. Peintres et: débats surréalistes

Amateur d'art exigeant et grand collectionneur, Breton arrive alors à regrouper sous l'étendard de la révolte surréaliste un très grand nombre de peintres. La première exposition des surréalistes en 1925 associe des artistes venus du groupe dada comme Hans Afp (1886-1966) et Man Ray (1890-1976), des peintres comme Paul Klee (1879-1940) ou Picasso (1881-1973), qui ont déjà trouvé leur style, ou l'Espagnol joan Mir6 (1893-1983) et André Masson (1896-1987), qui ont adhéré plus profondément au mouvement. Yves Tanguy (1900-1925) va très loin dans la collaboration avec les jeux surréalistes en composant, avec André Breton, Max Mor ise et Man Ray, des «Cadavres exquis» (1927) et en créant son propre univers onirique dominé, selon Breton, par une «grande lumière subjective>>. Le cas de Salvador Dalî, qui, pour certains, incarne la peinture surréaliste, est différent: surréaliste avant tout le monde, comme il l'affir­mera toujours, surtout après que Breton l'eut renié en 1934, il rencontre le mouve­ment grâce à son principe de «paranoïa critique»: une «méthode spontanée de connaissance irrationnelle basée sur l'objectivation critique et systématique des phéno­mènes délirants». René .Magritte (1898-1967), peintre belge qui rejoint les surréalistes en 1927, a lui aussi déjà décidé que «une forme quelconque peut remplacer l'image d'un objet». De sa série «Ceci n'est pas une pipe» aux« Vacances de Hegel» (1958), son surréalisme s'inscrit dans une démarche très personnelle, très intellectualisée.

Moins dociles encore que les poètes, les peintres partagent le désir surréaliste, à l'instar de Dalî, de «contribuer au discrédit de la réalité>) et à son élan révolutionnaire. Mais ils sont loin de s'être tous convertis à la religion inconditionnelle de l'automatisme. On a souvent opposé ainsi la démarche artistique de Masson, adepte du graphisme auto­matique, proche des fureurs d'Artaud, qui peint «dans un sentiment d'urgences extrême et d·impulsions conflictuelles», et celle de Dali ou de Magritte (1898-1967), qui veulent exprimer des idées grâce à la peinture. Bien que Breton conserve, lui aussi, une exigence esthétique qui dépasse le concept de «beauté convulsive>> qu'il retrouve chez Tanguy, frère selon lui de Nerval, les querelles seront fréquentes, et les excommu­nications nombreuses. Même le fidèle Max Ernst, resté proche de Breton dans l'exil new-yorkais mais aussi de Char et d'Éluard, qui participe aux grandes expositions surréalistes après la guerre en 1947 et 1952, se verra exclu en 1953 pour avoir accepté une récompense institutionnelle à l'occasion de la Biennale de Venise! Mais, au-delà des schismes, la rencontre de l'écriture et de la peinture dans un mouvement esthétique commun n'a jamais été aussi féconde que dans le surréalisme. Des poètes surréalistes comme Desnos ou jacques Prévert ( 1900-1977) prennent le pinceau dans les années 1930 avec des bonheurs divers, et, on le sait, après la période «héroïque» et la période ~<rai­sonnante» que le critique Maurice Nadeau oppose à l'« autonomie du mouvement)>, c'est la peinture qui prolongera, au-delà de l'océan et de la Seconde Guerre mondiale, l'esprit du surréalisme.

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le surréalisme et les arts

Plus encore que le romantisme, le surréalisme a trouvé dans la relation avec les autres arts le moyen d'exercer un ascendant durable: la force subversive de l'image surréaliste marquera toute une génération de son empreinte. Membres ou sympathisants du groupe, les peintres surréalistes l'ont enrichi de leurs apports et de leurs critiques tandis que la photographie et le cinéma y trouvent l'inspiration qui donne à ces techniques naissantes un véritable statut artistique.

1. Aspirations communes et recherches techniques

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Alors que le cubisme a définitivement rompu avec les canons de la vraisemblance ou de l'imitation et que dada a traduit en peinture ses premières provocations, c'est le peintre italien Giorgio De Chirico (1888-1978) qui est reconnu par Apollinaire puis par Breton comme un proche. Capable de se laisser guider par ses rêves et ses halluci­nations, il en restitue dans sa peinture une représentation véritablement architecturée. La définition de son art, formulée en 1913, plus de dix ans avant le premier Manifeste, pose les principes du surréalisme pictural:

(( n faut que la pensée se détache tellement de tout ce qu'on appelle la logique et le sens, qu'elle s'éloigne tellement de toutes les entraves humaines, que les choses lui apparaissent sous un aspect nouveau comme illuminées par une constellation apparue pour la première fois.))

Ses œuvres comme Métaphysique de l'homme et de la femme ( 1913) ou Chant d'amour (1914) déroulent avec un certain hiératisme une sorte de géographie du rêve parfaite­ment en phase avec l'imaginaire surréaliste.

La connivence profonde entre l'écriture et la peinture surréalistes tient d'abord à la place de l'onirisme dans la création, mais aussi à l'utilisation par les peintres des pro­cédés surréalistes: écriture automatique, collages, allégories inattendues, etc. Max Ernst ( 1891-1976), qui, séduit par dada dans son pays natal, en Allemagne, a fréquenté l'entourage de Tzara, vient au surréalisme grâce à l'œuvre de Chirico et se rapproche de Breton dès 1919. Les collages de son exposition scandaleuse à Paris (mai-juin 1921), organisée en son absence et animée par les excentricités du groupe, enthousiasment le pape du mouvement qui y retrouve un procédé expérimenté par Lautréamont: le peintre crée ses images en déplaçant les sensations pour les <<dépayser». Il utilise, en outre, des matériaux de toutes sortes: photos, illustrations, peintures. En 1925, il découvre la technique du «frottage»: îl dispose sur une planche en bois des objets dépareillés, les recouvre avec une feuille de papier qu'il frotte à la mine de plomb, aboutissant ainsi à des images fantastiques. Il réalise un roman-collage, La Femme 100 tètes. En 1936, il relate son expérience dans Cahiers d'art, «Au-delà de la peinture»:

«Ma curiosité éveillée et émerveillée, j'en vins à interroger indifféremment, en utilisant pour cela le même moyen, toutes sortes de matières pouvant se trouver dans mon champ visuel: des feuilles et leurs nervures, les bords effilochés d'une toile de sac, les coups de pinceaux d'une peinture moderne, un fil déroulé de bobine, etc. Mes yeux ont alors vu des têtes humaines, divers animaux, une bataille qui finit en baiser[ ... ].>>

Et il précise que, dans cette opération, la matière utilisée s'efface progressivement devant l'obsession à restituer, qui devient alors d'une «précision inespérée».

2. Peintres et: débats surréalistes

Amateur d'art exigeant et grand collectionneur, Breton arrive alors à regrouper sous l'étendard de la révolte surréaliste un très grand nombre de peintres. La première exposition des surréalistes en 1925 associe des artistes venus du groupe dada comme Hans Afp (1886-1966) et Man Ray (1890-1976), des peintres comme Paul Klee (1879-1940) ou Picasso (1881-1973), qui ont déjà trouvé leur style, ou l'Espagnol joan Mir6 (1893-1983) et André Masson (1896-1987), qui ont adhéré plus profondément au mouvement. Yves Tanguy (1900-1925) va très loin dans la collaboration avec les jeux surréalistes en composant, avec André Breton, Max Mor ise et Man Ray, des «Cadavres exquis» (1927) et en créant son propre univers onirique dominé, selon Breton, par une «grande lumière subjective>>. Le cas de Salvador Dalî, qui, pour certains, incarne la peinture surréaliste, est différent: surréaliste avant tout le monde, comme il l'affir­mera toujours, surtout après que Breton l'eut renié en 1934, il rencontre le mouve­ment grâce à son principe de «paranoïa critique»: une «méthode spontanée de connaissance irrationnelle basée sur l'objectivation critique et systématique des phéno­mènes délirants». René .Magritte (1898-1967), peintre belge qui rejoint les surréalistes en 1927, a lui aussi déjà décidé que «une forme quelconque peut remplacer l'image d'un objet». De sa série «Ceci n'est pas une pipe» aux« Vacances de Hegel» (1958), son surréalisme s'inscrit dans une démarche très personnelle, très intellectualisée.

Moins dociles encore que les poètes, les peintres partagent le désir surréaliste, à l'instar de Dalî, de «contribuer au discrédit de la réalité>) et à son élan révolutionnaire. Mais ils sont loin de s'être tous convertis à la religion inconditionnelle de l'automatisme. On a souvent opposé ainsi la démarche artistique de Masson, adepte du graphisme auto­matique, proche des fureurs d'Artaud, qui peint «dans un sentiment d'urgences extrême et d·impulsions conflictuelles», et celle de Dali ou de Magritte (1898-1967), qui veulent exprimer des idées grâce à la peinture. Bien que Breton conserve, lui aussi, une exigence esthétique qui dépasse le concept de «beauté convulsive>> qu'il retrouve chez Tanguy, frère selon lui de Nerval, les querelles seront fréquentes, et les excommu­nications nombreuses. Même le fidèle Max Ernst, resté proche de Breton dans l'exil new-yorkais mais aussi de Char et d'Éluard, qui participe aux grandes expositions surréalistes après la guerre en 1947 et 1952, se verra exclu en 1953 pour avoir accepté une récompense institutionnelle à l'occasion de la Biennale de Venise! Mais, au-delà des schismes, la rencontre de l'écriture et de la peinture dans un mouvement esthétique commun n'a jamais été aussi féconde que dans le surréalisme. Des poètes surréalistes comme Desnos ou jacques Prévert ( 1900-1977) prennent le pinceau dans les années 1930 avec des bonheurs divers, et, on le sait, après la période «héroïque» et la période ~<rai­sonnante» que le critique Maurice Nadeau oppose à l'« autonomie du mouvement)>, c'est la peinture qui prolongera, au-delà de l'océan et de la Seconde Guerre mondiale, l'esprit du surréalisme.

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En marge du surréalisme

Strictement encadré par les principes édictés par Breton dans les deux mani­festes et les pratiques collectives, le surréalisme n'a pas rassemblé toutes les énergies poétiques nées au début du XX' siècle dans le sillage d'Apollinaire et de l'« Esprit nouveau »: parmi les dissidents, il faut relever deux individus et un groupe, celui du Grand jeu.

1. une avant-garde cosmopolite

178

Comme les surréalistes, Blaise Cendrars a été influencé par la poésie et les revues d'avant-garde qui fleurissent peu avant 1914. Cet admirateur d'Apollinaire, aventurier, baroudeur et mystique, né en Suisse et perpétuellement en voyage, est attentif aux échos du futurisme, de r «Esprit nouveau», du cubisme, et des revues poétiques Nord-Sud et Sic, mais à distance. Fasciné par les grands espaces d'Asie, des États-Unis, de Russie, il compose, en refusant les règles de la prosodie classique, un long poème en forme de litanie, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1912), présenté comme un dépliant illustré par Sonia Delaunay. La quête drolatique et mélancolique d'un narrateur flanqué d'une jeune prostituée étique fait écho à celle d'Apollinaire dans Zone. Il s'engage dans la Légion étrangère et perd un bras au combat. Il exprime dans les deux recueils Du monde entier (1912-1924) et Au cœur du monde (1924-1929) le vertige cosmique que lui inspire son errance incessante, hantée par les images de la modernité, le paquebot, le train, mais aussi les angoisses, les rencontres hasardeuses, la circulation trouble de la pègre et de l'argent. Sympathisant de dada, Cendrars ne parti­cipe qu'épisodiquement à la revue Littérature. Son individualisme pessimiste et son mysticisme, proche du symbolisme, le tiennent à l'écart du groupe surréaliste, dont il partage la fièvre, le goût des extrêmes et la quête d'absolu.

Encore plus secret, mais tout aussi moderne dans la forme, Victor Segalen donne à son cosmopolitisme un sens tout particulier qui le rend insensible au surréalisme. Médecin militaire, il a consacré sa thèse aux névroses des écrivains. Ses voyages à Tahiti puis en Asie le poussent à rechercher et à interroger la part disparue des civilisations, maorie, notamment, ce qu'il exprime dans Les Immémoriaux (1907). Des trois missions archéologiques qui le conduisent en Chine entre 1909 et 1917 il tire la matière d'un recueil très important, Stèles (1912): en calquant sa recherche d'une expression poétique lapidaire sur la fonction symbolique de trois rites chinois que traduisent les stèles de bois ou de pierre - mémorielle, funéraire, sacrificatoire -, il donne à chaque poème une identité typographique originale, au service d'une quête spirituelle. Dédiée à Paul Claudel, son œuvre, très éloignée de l'anarchisme et de la révolte surréalistes, n'en témoigne pas moins de l'esprit du xxe siècle naissant. Admirateur de Nietzsche, Segalen se méfie du rationalisme, obéit sur le mode mystique aux puissances de l'imagination, se dégage de l'ethnocentrisme du Vieux Monde et inscrit pleinement dans sa démarche la relation entre peinture et poésie: en cela, il est plus proche des

2.

avant-gardes auxquelles de grands poètes cosmiques comme Paul Claudel ou Saint­john Perse (1887 -1975) restent indifférents.

En pleine effervescence dada et tandis que se constitue le groupe surréaliste, la jeune génération qui n'a pas fait la guerre exprime son désir rimbaldien de rupture sous différentes formes. La société secrète des « Phrères simplistes», fondée à Reims et à l'âge du lycée par René Daumal (1908-1944), Roger Gilbert Lecomte (1907-1943), Roger Vailland (1907-1965) et Robert Meyrat (1907-1997), prétend, comme les surréalistes, effacer les frontières entre le visible et l'invisible, le réel et le rêve, dans une perspective violemment anti-rationaliste. Fascinés par l'occultisme et tentés par la drogue et les pratiques sataniques, René Daumal et Roger Gilbert Lecomte élargissent le groupe où entrent le peintre Joseph Sima, André Rolland de Renéville, le dadaïste Georges Ribemont-Dessaignes (1884-1974), alors très proche du groupe surréaliste, ainsi que l'éditeur Léon Pierre-Quint. Celui-ci va donner à cette petite société l'occasion de fonder la revue Le Grand ]eu (1928). Trois numéros paraissent jusqu'en 1930, qui suffisent à éveiller la méfiance de Breton, pendant les tensions qui précèdent la parution du second Manifeste: soupçonnés de tiédeur révolutionnaire, ils restent à distance du surréalisme.

Attachés à la destruction du monde ancien comme tous les groupes d'avant-garde, les jeunes mystiques d'un «grand jeu» qui, selon Roger Gilbert Lecomte, est « irrémé­diable>> et "ne se joue qu'une fois» tentent de concilier deux exigences difficilement compatibles. Leur quête métaphysique passe par la spiritualité orientale, l'hindouisme pour Daumal, l'attente d'une «grâce» qui leur sera donnée par l'expérience des limites. Mais ce mysticisme reste extérieur à toute croyance et à toute religion officiel­lement constituée. Parallèlement, ils adhèrent totalement à la dynamique révolution­naire du moment. Les distances prises avec les surréalistes apparaissent dans la Lettre ouverte à André Breton, que René Daumal publie dans le dernier numéro de la revue: il remet en question notamment le côté «fabriqué» des techniques surréalistes. Les poètes du Grand ]eu ne sont pas tous prêts, par ailleurs, à suivre le militantisme poli­tique de Breton et son orientation au service du matérialisme marxiste. Les tensions aboutissent à la dissolution du groupe. Roger Gilbert Lecomte publie des poèmes inti­tulés La Vie, l'Amour, la Mort, le Vide et le Vent (1933). René Daumal s'engage pour longtemps sur la voie de l'ésotérisme après sa rencontre avec un adepte des théories ésotériques de Georges Gurdjieff (1877-1949), qui prétendent réconcilier l'individu avec l'ordre cosmique, dans une démarche initiatique de type sectaire. Sa production poétique est cependant féconde et reconnue: Contre-ciel ( 1935) reçoit le prix Jacques­Doucet. Mais, comme Gilbert Lecomte, il meurt jeune de tuberculose et sans doute aussi des séquelles de ses expériences hallucinogènes. Le seul membre du groupe à avoir connu une deuxième vie littéraire est Roger Vailland: journaliste grâce à Desnos, il s'oppose à Breton dès 1929, en revendiquant cette activité qu'il pratiquera toute sa vie. Après une participation active à la Résistance et un engagement à vie au Parti communiste, devenu un romancier à succès dans les années 1960, il garde de son aven­ture de jeunesse une forme de révolte qui se traduit par l'éloge du libertinage dans l'esprit du XVIW siècle. On trouve dans son roman La Loi, prix Goncourt 1957, un écho des pratiques surréalistes: le jeu de la vérité.

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En marge du surréalisme

Strictement encadré par les principes édictés par Breton dans les deux mani­festes et les pratiques collectives, le surréalisme n'a pas rassemblé toutes les énergies poétiques nées au début du XX' siècle dans le sillage d'Apollinaire et de l'« Esprit nouveau »: parmi les dissidents, il faut relever deux individus et un groupe, celui du Grand jeu.

1. une avant-garde cosmopolite

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Comme les surréalistes, Blaise Cendrars a été influencé par la poésie et les revues d'avant-garde qui fleurissent peu avant 1914. Cet admirateur d'Apollinaire, aventurier, baroudeur et mystique, né en Suisse et perpétuellement en voyage, est attentif aux échos du futurisme, de r «Esprit nouveau», du cubisme, et des revues poétiques Nord-Sud et Sic, mais à distance. Fasciné par les grands espaces d'Asie, des États-Unis, de Russie, il compose, en refusant les règles de la prosodie classique, un long poème en forme de litanie, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1912), présenté comme un dépliant illustré par Sonia Delaunay. La quête drolatique et mélancolique d'un narrateur flanqué d'une jeune prostituée étique fait écho à celle d'Apollinaire dans Zone. Il s'engage dans la Légion étrangère et perd un bras au combat. Il exprime dans les deux recueils Du monde entier (1912-1924) et Au cœur du monde (1924-1929) le vertige cosmique que lui inspire son errance incessante, hantée par les images de la modernité, le paquebot, le train, mais aussi les angoisses, les rencontres hasardeuses, la circulation trouble de la pègre et de l'argent. Sympathisant de dada, Cendrars ne parti­cipe qu'épisodiquement à la revue Littérature. Son individualisme pessimiste et son mysticisme, proche du symbolisme, le tiennent à l'écart du groupe surréaliste, dont il partage la fièvre, le goût des extrêmes et la quête d'absolu.

Encore plus secret, mais tout aussi moderne dans la forme, Victor Segalen donne à son cosmopolitisme un sens tout particulier qui le rend insensible au surréalisme. Médecin militaire, il a consacré sa thèse aux névroses des écrivains. Ses voyages à Tahiti puis en Asie le poussent à rechercher et à interroger la part disparue des civilisations, maorie, notamment, ce qu'il exprime dans Les Immémoriaux (1907). Des trois missions archéologiques qui le conduisent en Chine entre 1909 et 1917 il tire la matière d'un recueil très important, Stèles (1912): en calquant sa recherche d'une expression poétique lapidaire sur la fonction symbolique de trois rites chinois que traduisent les stèles de bois ou de pierre - mémorielle, funéraire, sacrificatoire -, il donne à chaque poème une identité typographique originale, au service d'une quête spirituelle. Dédiée à Paul Claudel, son œuvre, très éloignée de l'anarchisme et de la révolte surréalistes, n'en témoigne pas moins de l'esprit du xxe siècle naissant. Admirateur de Nietzsche, Segalen se méfie du rationalisme, obéit sur le mode mystique aux puissances de l'imagination, se dégage de l'ethnocentrisme du Vieux Monde et inscrit pleinement dans sa démarche la relation entre peinture et poésie: en cela, il est plus proche des

2.

avant-gardes auxquelles de grands poètes cosmiques comme Paul Claudel ou Saint­john Perse (1887 -1975) restent indifférents.

En pleine effervescence dada et tandis que se constitue le groupe surréaliste, la jeune génération qui n'a pas fait la guerre exprime son désir rimbaldien de rupture sous différentes formes. La société secrète des « Phrères simplistes», fondée à Reims et à l'âge du lycée par René Daumal (1908-1944), Roger Gilbert Lecomte (1907-1943), Roger Vailland (1907-1965) et Robert Meyrat (1907-1997), prétend, comme les surréalistes, effacer les frontières entre le visible et l'invisible, le réel et le rêve, dans une perspective violemment anti-rationaliste. Fascinés par l'occultisme et tentés par la drogue et les pratiques sataniques, René Daumal et Roger Gilbert Lecomte élargissent le groupe où entrent le peintre Joseph Sima, André Rolland de Renéville, le dadaïste Georges Ribemont-Dessaignes (1884-1974), alors très proche du groupe surréaliste, ainsi que l'éditeur Léon Pierre-Quint. Celui-ci va donner à cette petite société l'occasion de fonder la revue Le Grand ]eu (1928). Trois numéros paraissent jusqu'en 1930, qui suffisent à éveiller la méfiance de Breton, pendant les tensions qui précèdent la parution du second Manifeste: soupçonnés de tiédeur révolutionnaire, ils restent à distance du surréalisme.

Attachés à la destruction du monde ancien comme tous les groupes d'avant-garde, les jeunes mystiques d'un «grand jeu» qui, selon Roger Gilbert Lecomte, est « irrémé­diable>> et "ne se joue qu'une fois» tentent de concilier deux exigences difficilement compatibles. Leur quête métaphysique passe par la spiritualité orientale, l'hindouisme pour Daumal, l'attente d'une «grâce» qui leur sera donnée par l'expérience des limites. Mais ce mysticisme reste extérieur à toute croyance et à toute religion officiel­lement constituée. Parallèlement, ils adhèrent totalement à la dynamique révolution­naire du moment. Les distances prises avec les surréalistes apparaissent dans la Lettre ouverte à André Breton, que René Daumal publie dans le dernier numéro de la revue: il remet en question notamment le côté «fabriqué» des techniques surréalistes. Les poètes du Grand ]eu ne sont pas tous prêts, par ailleurs, à suivre le militantisme poli­tique de Breton et son orientation au service du matérialisme marxiste. Les tensions aboutissent à la dissolution du groupe. Roger Gilbert Lecomte publie des poèmes inti­tulés La Vie, l'Amour, la Mort, le Vide et le Vent (1933). René Daumal s'engage pour longtemps sur la voie de l'ésotérisme après sa rencontre avec un adepte des théories ésotériques de Georges Gurdjieff (1877-1949), qui prétendent réconcilier l'individu avec l'ordre cosmique, dans une démarche initiatique de type sectaire. Sa production poétique est cependant féconde et reconnue: Contre-ciel ( 1935) reçoit le prix Jacques­Doucet. Mais, comme Gilbert Lecomte, il meurt jeune de tuberculose et sans doute aussi des séquelles de ses expériences hallucinogènes. Le seul membre du groupe à avoir connu une deuxième vie littéraire est Roger Vailland: journaliste grâce à Desnos, il s'oppose à Breton dès 1929, en revendiquant cette activité qu'il pratiquera toute sa vie. Après une participation active à la Résistance et un engagement à vie au Parti communiste, devenu un romancier à succès dans les années 1960, il garde de son aven­ture de jeunesse une forme de révolte qui se traduit par l'éloge du libertinage dans l'esprit du XVIW siècle. On trouve dans son roman La Loi, prix Goncourt 1957, un écho des pratiques surréalistes: le jeu de la vérité.

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Les héritiers indépendants

Il serait vain de chercher à repérer les traces de l'esprit surréaliste chez tous les écrivains ou artistes qui, de façon plus ou moins directe y ont trouvé un élan, une source d'inspiration ou, au contraire, l'occasion d'un refus. Deux écrivains majeurs du XX' siècle ont pourtant assumé cet héritage tout en s'écartant des contraintes du mouvement.

1. le poète René Char {1907-1988}

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Peut-être déterminée par des errances de jeunesse dans le cadre vauclusien de L'Isle­sur-la Sorgue où le futur poète attend le dédie qui l'arrachera à une vie conformiste, la vocation poétique de René Char s'éveîlle avant sa découverte du surréalisme. Il détruira cependant les poèmes symbolistes écrits dans les années 1920, pour placer son œuvre sous le signe de l'expérience surréaliste. Il rejoint le groupe en décembre 1929 après avoir publié une revue éphémère et rencontré Éluard. Dès ses débuts, il oppose le poème offensant qu'il veut écrire à la poésie courtisane. Lecteur de Rimbaud et de Baudelaire, il épouse la violence du mouvement, mais sur le mode intérieur. Il ne pra­tiquera jamais l'écriture automatique mais participe activement aux manifestations et aux activités du groupe: publication d'articles dans les revues surréalistes, sur Sade (1929), notamment, écriture collective avec Éluard et Breton de Ralentir travaux (1930). Il se lie également avec les peintres du groupe, Max Ernst et Dalî, et d'autres comme Kandinsky. La prégnance de l'onirisme surréaliste est très forte dans Artine (1930) et L'action de la justice est éteinte (1931), qui sont réunis avec les poèmes mili­tants et le récit «Eaux-mères» dans Le Marteau sans maître (1934). Char manifeste également un goût prononcé pour les collages.

À partir de 1935, le poète s'éloigne du mouvement, et, surtout, des positions dogma­tiques de Breton sur le plan politique, sans rompre brutalement, contrairement à

'Éluard, dont il reste très proche. Sa poésie évolue entre la conscience des périls signalés par la guerre d'Espagne- Picasso illustre plusieurs de ses poèmes- et la recherche du mode d'expression poétique qui sera le sien: l'aphorisme. Toute son œuvre devient alors la quête d'une vérité, conduite par le poète, «meneur de puits perdu)), attaché à creuser, sans chercher à les résoudre, les contradictions de l'âme humaine. Sa poésie joue sur l'<< alliance des contraires)) mise en évidence par le philosophe présocratique Héraclite. Dans un réseau d'images apparemment obscur, la poésie de Char tente de restituer la fulgurance de certaines vérités et la forme de l'aphorisme correspond à sa vision du monde et de la poésie, résumée par ce vers fameux: «Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l'éternel.» Loin d'être seulement abstraite, la démarche du poète, qui, dès 1937, se lie avec le collectionneur d'art Christian Zervos, s'accompagne de celle des peintres, ses «alliés substantiels». Elle se nourrit enfin, dans le recueil Fureur et mystère, qui réunit les poèmes écrits de 1938-1947, de son action dans la résistance active comme chef de secteur de l'Armée secrète: il y chante par éclats la douleur, la

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beauté et l'amitié rencontrées dans la lutte dandestine. Dans son inlassable« recherche de la base et du sommet >i, la poésie de Char crée, dans sa gravité> des images familières et garde toute l'énergie insufflée par l'élan surréaliste.

2. le prosateur Julien Gracq (1910-2007)

Provincial lui aussi, élève brillant mais redus dans un internat de Nantes, où ses lectures poétiques ne dépassent guère d'abord le symbolisme, Louis Poirier, qui deviendra Julien Gracq, découvre le surréalisme tardivement. À peu près au moment où il entre, en 1930, à l'École normale supérieure, il lit de façon «Sélective» les œuvres d'André Breton: Nadja, le ManijCste elu surréalisme et Les Pas perdus, puis Le Paysan de Paris et Le Libertinage d'Aragon, et s'intéresse aux collages de Max Ernst. Cette rencontre avec l'avant-garde crée chez l'écrivain un choc, dû à une «chance biographique t>, qu'il analysera avec finesse en 1986, une fois la consécration venue :

"J'ai eu avec ces ouvrages le sentiment d'une porte ouverte sur des domaines inexplorés, à peine entrevus, de la poésie. La vague poétique porteuse, dans le premier tiers du dix-neuvième siècle, c'était le romantisme et il n'y en avait pas d'autre. En 1930, c'était le surréalisme, il n'avait pas épuisé sa force d'ébranlement.»

Avec une rare intuition du potentiel et des limites de tout courant littéraire, Gracq, ami d'André Breton, auquel il consacre un essai, mais émancipé plus tard de toute influence, précise que, contrairement au romantisme, «le surréalisme, lui, s'est heurté, non à une arrière-garde vermoulue, mais à une pléiade d'écrivains dans la pleine force de leur talent, qui prolongeaient superbement le dix-neuvième siècle et qui s'appe­laient, par exemple, Proust, Valéry, Gide, Claudel». Et, après avoir noté que le mouve­ment était condamné à l'agressivité pour pouvoir simplement exister, Gracq conclut à propos des «contaminations qui rendent presque impossible la trace à suivre: «Le sur­réalisme ne m'a pas tracé de chemin. Il me semble m'être incorporé une bonne partie de ses apports, puis, à partir de là, n'en avoir fait qu'à rna guise».

Effectivement, Gracq, qui choisit le genre souple et protéiforme du roman, conserve de l'apport surréaliste l'idée que, si le roman n'est pas un «Songet>, il devient un «men­songe». Dans une atmosphère où se croisent d'autres influences, notamment celles de la mythologie allemande et de Wagner, le premier roman de Gracq, Au château d'Argol (1938), est le seul qui soit totalement imprégné de l'onirisme surréaliste. Avec Le Rivage des Syrtes (prix Goncourt 1951, refusé par l'auteur), il trouve une voie unique. Dans un univers qui a banni toute analyse psychologique et toute concession au romanesque traditionnel, la vraisemblance apparente des personnages et du récit - souvent inscrit dans l'Histoire - est constamment frappée d'indécision: l'écriture classique, recherchée parfois, est enveloppée par un halo poétique qui transporte les descriptions à la lisière du fantastique. Sa géographie imaginaire dans Un balcon en forêt (1958) et La Presqu'île (1970) crée des lieux où des personnages imprécis qui se meuvent dans un temps immo­bile. Du surréalisme Gracq a peut-être hérité aussi le refus, discret, policé, mais obstiné, du jeu social et mondain de la littérature, tout en communiquant par des essais et des fragments une expérience de lecteur qui fait de lui un critique littéraire exceptionnel.

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Les héritiers indépendants

Il serait vain de chercher à repérer les traces de l'esprit surréaliste chez tous les écrivains ou artistes qui, de façon plus ou moins directe y ont trouvé un élan, une source d'inspiration ou, au contraire, l'occasion d'un refus. Deux écrivains majeurs du XX' siècle ont pourtant assumé cet héritage tout en s'écartant des contraintes du mouvement.

1. le poète René Char {1907-1988}

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Peut-être déterminée par des errances de jeunesse dans le cadre vauclusien de L'Isle­sur-la Sorgue où le futur poète attend le dédie qui l'arrachera à une vie conformiste, la vocation poétique de René Char s'éveîlle avant sa découverte du surréalisme. Il détruira cependant les poèmes symbolistes écrits dans les années 1920, pour placer son œuvre sous le signe de l'expérience surréaliste. Il rejoint le groupe en décembre 1929 après avoir publié une revue éphémère et rencontré Éluard. Dès ses débuts, il oppose le poème offensant qu'il veut écrire à la poésie courtisane. Lecteur de Rimbaud et de Baudelaire, il épouse la violence du mouvement, mais sur le mode intérieur. Il ne pra­tiquera jamais l'écriture automatique mais participe activement aux manifestations et aux activités du groupe: publication d'articles dans les revues surréalistes, sur Sade (1929), notamment, écriture collective avec Éluard et Breton de Ralentir travaux (1930). Il se lie également avec les peintres du groupe, Max Ernst et Dalî, et d'autres comme Kandinsky. La prégnance de l'onirisme surréaliste est très forte dans Artine (1930) et L'action de la justice est éteinte (1931), qui sont réunis avec les poèmes mili­tants et le récit «Eaux-mères» dans Le Marteau sans maître (1934). Char manifeste également un goût prononcé pour les collages.

À partir de 1935, le poète s'éloigne du mouvement, et, surtout, des positions dogma­tiques de Breton sur le plan politique, sans rompre brutalement, contrairement à

'Éluard, dont il reste très proche. Sa poésie évolue entre la conscience des périls signalés par la guerre d'Espagne- Picasso illustre plusieurs de ses poèmes- et la recherche du mode d'expression poétique qui sera le sien: l'aphorisme. Toute son œuvre devient alors la quête d'une vérité, conduite par le poète, «meneur de puits perdu)), attaché à creuser, sans chercher à les résoudre, les contradictions de l'âme humaine. Sa poésie joue sur l'<< alliance des contraires)) mise en évidence par le philosophe présocratique Héraclite. Dans un réseau d'images apparemment obscur, la poésie de Char tente de restituer la fulgurance de certaines vérités et la forme de l'aphorisme correspond à sa vision du monde et de la poésie, résumée par ce vers fameux: «Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l'éternel.» Loin d'être seulement abstraite, la démarche du poète, qui, dès 1937, se lie avec le collectionneur d'art Christian Zervos, s'accompagne de celle des peintres, ses «alliés substantiels». Elle se nourrit enfin, dans le recueil Fureur et mystère, qui réunit les poèmes écrits de 1938-1947, de son action dans la résistance active comme chef de secteur de l'Armée secrète: il y chante par éclats la douleur, la

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beauté et l'amitié rencontrées dans la lutte dandestine. Dans son inlassable« recherche de la base et du sommet >i, la poésie de Char crée, dans sa gravité> des images familières et garde toute l'énergie insufflée par l'élan surréaliste.

2. le prosateur Julien Gracq (1910-2007)

Provincial lui aussi, élève brillant mais redus dans un internat de Nantes, où ses lectures poétiques ne dépassent guère d'abord le symbolisme, Louis Poirier, qui deviendra Julien Gracq, découvre le surréalisme tardivement. À peu près au moment où il entre, en 1930, à l'École normale supérieure, il lit de façon «Sélective» les œuvres d'André Breton: Nadja, le ManijCste elu surréalisme et Les Pas perdus, puis Le Paysan de Paris et Le Libertinage d'Aragon, et s'intéresse aux collages de Max Ernst. Cette rencontre avec l'avant-garde crée chez l'écrivain un choc, dû à une «chance biographique t>, qu'il analysera avec finesse en 1986, une fois la consécration venue :

"J'ai eu avec ces ouvrages le sentiment d'une porte ouverte sur des domaines inexplorés, à peine entrevus, de la poésie. La vague poétique porteuse, dans le premier tiers du dix-neuvième siècle, c'était le romantisme et il n'y en avait pas d'autre. En 1930, c'était le surréalisme, il n'avait pas épuisé sa force d'ébranlement.»

Avec une rare intuition du potentiel et des limites de tout courant littéraire, Gracq, ami d'André Breton, auquel il consacre un essai, mais émancipé plus tard de toute influence, précise que, contrairement au romantisme, «le surréalisme, lui, s'est heurté, non à une arrière-garde vermoulue, mais à une pléiade d'écrivains dans la pleine force de leur talent, qui prolongeaient superbement le dix-neuvième siècle et qui s'appe­laient, par exemple, Proust, Valéry, Gide, Claudel». Et, après avoir noté que le mouve­ment était condamné à l'agressivité pour pouvoir simplement exister, Gracq conclut à propos des «contaminations qui rendent presque impossible la trace à suivre: «Le sur­réalisme ne m'a pas tracé de chemin. Il me semble m'être incorporé une bonne partie de ses apports, puis, à partir de là, n'en avoir fait qu'à rna guise».

Effectivement, Gracq, qui choisit le genre souple et protéiforme du roman, conserve de l'apport surréaliste l'idée que, si le roman n'est pas un «Songet>, il devient un «men­songe». Dans une atmosphère où se croisent d'autres influences, notamment celles de la mythologie allemande et de Wagner, le premier roman de Gracq, Au château d'Argol (1938), est le seul qui soit totalement imprégné de l'onirisme surréaliste. Avec Le Rivage des Syrtes (prix Goncourt 1951, refusé par l'auteur), il trouve une voie unique. Dans un univers qui a banni toute analyse psychologique et toute concession au romanesque traditionnel, la vraisemblance apparente des personnages et du récit - souvent inscrit dans l'Histoire - est constamment frappée d'indécision: l'écriture classique, recherchée parfois, est enveloppée par un halo poétique qui transporte les descriptions à la lisière du fantastique. Sa géographie imaginaire dans Un balcon en forêt (1958) et La Presqu'île (1970) crée des lieux où des personnages imprécis qui se meuvent dans un temps immo­bile. Du surréalisme Gracq a peut-être hérité aussi le refus, discret, policé, mais obstiné, du jeu social et mondain de la littérature, tout en communiquant par des essais et des fragments une expérience de lecteur qui fait de lui un critique littéraire exceptionnel.

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Existentialismes et littératures de l'absurde

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Les philosophies de l'existence

À partir de 1945, le surréalisme qui répondait par la révolte aux horreurs de la guerre de 14-18 se voit concurrencé par un phénomène étonnant: l'associa­tion, dans un courant de pensée très flou et fabriqué par la critique, d' écri­vains français qui, sans chercher à se regrouper, ont vulgarisé un concept de la philosophie allemande. L'écho inattendu de l'« existentialisme» dans la France à peine libérée correspond à une interrogation profonde sur l'homme et lesta­tut du sujet.

1. les existentialismes philosophiques

184

Si l'existentialisme a rapproché littérature et philosophie presque malgré elles, les phi­losophies de l'existence s'inscrivent depuis longtemps dans un courant de résistance aux grands systèmes idéalistes qui jalonnent l'histoire de la philosophie. Dès le XIXe siècle, Soren Kierkeggard (1813-1855) avait mis en avant le rôle fondamental de la conscience humaine et la réalité de sa solitude malheureuse dans l'existence de l'individu. Sa pen­sée, affrontant après celle de Pascal, le vertige et la déréliction de l'homme, précipité sans repères dans l'univers, s'opposait donc aux philosophies qui prédéterminent l'existence humaine en la subordonnant à une essence. Cette vision écarte aussi celle de Hegel (1770-1831), qui intègre l'existence dans un mouvement collectif appelé à

dépasser les consciences particulières : le système hégélien confond en effet 1' esprit avec 1' être au service d'un absolu qui se réalisera dans l'Histoire.

L'existentialisme trouve son origine dans le sens étymologique du mot «existence»: le verbe latin « ex-sistere »désigne un surgissement, ici, celui de la conscience, qui ne dépend pas d'une essence, mais se définit par une dynamique. Le sujet qui affirme sim­plement «exister» ne dit pas ce qu'il est; il n'est que ce qu'il est librement devenu sans se référer à une essence. Il doit donc assumer le face-à-face avec le néant: car, dès que la conscience se détermine uniquement par son existence, elle est menacée par l'angoisse.

Par une sorte de malentendu, on a longtemps attribué l'existentialisme de Jean-Paul Sartre (1905-1980) exclusivement à la pensée de Martin Heidegger (1889-1976), qu'il a adaptée et modifiée. En fait, ce philosophe allemand est lui-même inspiré par la phénoménologie de son maître Edmund Husserl (1859-1938): celui-ci rappelle que le philosophe doit décrire le monde avant de l'expliquer scientifiquement. Il insiste notamment sur le concept d'intentionnalité: la conscience est toujours conscience de quelque chose et, sans le mouvement qu'elle opère, l'objet qu'elle vise n'aurait pas de sens. C'est dans l'œuvre majeure d'Heidegger, Être et Temps (1927), qu'apparaît le thème de l'angoisse éprouvée par l'homme lorsqu'il est projeté par son existence dans un devenir permanent dont la mort est l'unique horizon. Cet aspect important d'une pensée vaste et complexe va attirer l'attention de Sartre: Heidegger développe une philosophie dans laquelle l'angoisse est liée à un<< oubli de l'Être» au bénéfice de l'étant. J\1ais l'issue de l'angoisse existentielle est différente chez Heidegger et Sartre :

le premier fait de cette conscience d'être-là (dasein) et de l'angoisse qui en découle le signe révélateur de «l'Être» : l'homme doit alors devenir le «berger de l'Être», dans un inlassable questionnement, et se rapprocher de lui par la parole et notamment la poé­sie. Sartre infléchit sa réflexion du côté de la liberté.

2. l'existentialisme en france

L'originalité de la pensée d'Husserl et d'Heidegger est presque inconnue en France. M.ais elle séduit immédiatement plusieurs jeunes normaliens germanophones lorsque Jean-Paul Sartre découvre ces penseurs en Allemagne en même temps que son cama­rade Maurice Merleau-Ponty (1908-1961). Dans des objectifs et des registres très diffé­rents, tous deux vont vulgariser cette pensée et se l'approprier: Merleau-Ponty dans une voie classiquement philosophique quoique très ouverte à toutes les formes d'art, Sartre, par les moyens conjugués de la littérature et des textes théoriques. n faut noter, par ailleurs, que, dans le sillage de l'Allemand Karl jaspers (1883-1969), un courant existen­tialiste chrétien se manifeste en France. Il est représenté par Gabriel Marcel (1889-1973), qui, dès 1927, se pose dans son Journal métaphysique la question du déchirement du sujet face au mystère de l'être. Cette tendance chrétienne de l'existentialisme est contem­poraine des premiers travaux de Sartre mais elle s'inspire directement de Kierkegaard. Bien que Gabriel Marcel ait refusé l'acception «existentialisme>>, ce courant de pensée chrétien n'en est pas éloigné: il dénonce les systèmes qui transforment l'homme en objet et le privent de sa responsabilité face à l'inconnaissable, alors que le mystère angoissant de son être, en perpétuel devenir, donne un sens à sa foi et à sa liberté.

Le succès ambigu de !'«existentialisme» qui ne procède ni d'un mouvement ni d'une école, ni d'une doctrine constituée, est dû d'abord à son mode d'expression: la littéra­ture. Le théâtre et le roman ont ainsi ouvert à un public élargi une réflexion jusqu'alors réservée aux cénacles philosophiques. Il tient aussi à un contexte. Comme on a pu le montrer, toutes les composantes pessimistes des tendances littéraires qui vont se mani­fester après-guerre existent déjà dans les années 1930: obsession de la chute et de l'enlisement chez Beckett, pensée de l'absurde pour Camus, «nausée» sartrienne. Au moment où montent les périls qui aboutissent à la défaite de 1940, la philosophie et la pensée ont déjà privilégié des concepts négatifs: ceux de sursis, de fin, de souci, d'être­pour-la mort. En définissant l'homme par son existence, sa solitude et sa liberté, l'exis­tentialisme d'après-guerre, surtout athée, achève de systématiser le pessimisme ambiant. Mais l'écho qu'il rencontre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est démultiplié: l'existentialisme traduit littérairement le désarroi des générations fou­droyées par des révélations insupportables sur un conflit où la frontière entre l'humain et l'inhumain a disparu. 'Le regard porté rétrospectivement sur la réalité monstrueuse des comportements collectifs et individuels ne pouvait que remettre en question tous les essentialismes, qu'ils se fondent sur une origine divine de l'homme ou simplement, dans la pensée matérialiste, sur son appartenance à une «nature humaine». 11 faut donc parler non d'un existentialisme mais d'un ensemble de philosophies de l'exis­tence: l'après-guerre retient avant tout la dimension tragique d'une philosophie à bien des égards dynamique et libératrice. Et c'est en s'exprimant par le roman et au théâtre que l'existentialisme sartrien a créé une mode et, malgré lui, un mouvement influent mais bref et sans postérité.

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Filippo Screpanti
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Filippo Screpanti
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Les philosophies de l'existence

À partir de 1945, le surréalisme qui répondait par la révolte aux horreurs de la guerre de 14-18 se voit concurrencé par un phénomène étonnant: l'associa­tion, dans un courant de pensée très flou et fabriqué par la critique, d' écri­vains français qui, sans chercher à se regrouper, ont vulgarisé un concept de la philosophie allemande. L'écho inattendu de l'« existentialisme» dans la France à peine libérée correspond à une interrogation profonde sur l'homme et lesta­tut du sujet.

1. les existentialismes philosophiques

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Si l'existentialisme a rapproché littérature et philosophie presque malgré elles, les phi­losophies de l'existence s'inscrivent depuis longtemps dans un courant de résistance aux grands systèmes idéalistes qui jalonnent l'histoire de la philosophie. Dès le XIXe siècle, Soren Kierkeggard (1813-1855) avait mis en avant le rôle fondamental de la conscience humaine et la réalité de sa solitude malheureuse dans l'existence de l'individu. Sa pen­sée, affrontant après celle de Pascal, le vertige et la déréliction de l'homme, précipité sans repères dans l'univers, s'opposait donc aux philosophies qui prédéterminent l'existence humaine en la subordonnant à une essence. Cette vision écarte aussi celle de Hegel (1770-1831), qui intègre l'existence dans un mouvement collectif appelé à

dépasser les consciences particulières : le système hégélien confond en effet 1' esprit avec 1' être au service d'un absolu qui se réalisera dans l'Histoire.

L'existentialisme trouve son origine dans le sens étymologique du mot «existence»: le verbe latin « ex-sistere »désigne un surgissement, ici, celui de la conscience, qui ne dépend pas d'une essence, mais se définit par une dynamique. Le sujet qui affirme sim­plement «exister» ne dit pas ce qu'il est; il n'est que ce qu'il est librement devenu sans se référer à une essence. Il doit donc assumer le face-à-face avec le néant: car, dès que la conscience se détermine uniquement par son existence, elle est menacée par l'angoisse.

Par une sorte de malentendu, on a longtemps attribué l'existentialisme de Jean-Paul Sartre (1905-1980) exclusivement à la pensée de Martin Heidegger (1889-1976), qu'il a adaptée et modifiée. En fait, ce philosophe allemand est lui-même inspiré par la phénoménologie de son maître Edmund Husserl (1859-1938): celui-ci rappelle que le philosophe doit décrire le monde avant de l'expliquer scientifiquement. Il insiste notamment sur le concept d'intentionnalité: la conscience est toujours conscience de quelque chose et, sans le mouvement qu'elle opère, l'objet qu'elle vise n'aurait pas de sens. C'est dans l'œuvre majeure d'Heidegger, Être et Temps (1927), qu'apparaît le thème de l'angoisse éprouvée par l'homme lorsqu'il est projeté par son existence dans un devenir permanent dont la mort est l'unique horizon. Cet aspect important d'une pensée vaste et complexe va attirer l'attention de Sartre: Heidegger développe une philosophie dans laquelle l'angoisse est liée à un<< oubli de l'Être» au bénéfice de l'étant. J\1ais l'issue de l'angoisse existentielle est différente chez Heidegger et Sartre :

le premier fait de cette conscience d'être-là (dasein) et de l'angoisse qui en découle le signe révélateur de «l'Être» : l'homme doit alors devenir le «berger de l'Être», dans un inlassable questionnement, et se rapprocher de lui par la parole et notamment la poé­sie. Sartre infléchit sa réflexion du côté de la liberté.

2. l'existentialisme en france

L'originalité de la pensée d'Husserl et d'Heidegger est presque inconnue en France. M.ais elle séduit immédiatement plusieurs jeunes normaliens germanophones lorsque Jean-Paul Sartre découvre ces penseurs en Allemagne en même temps que son cama­rade Maurice Merleau-Ponty (1908-1961). Dans des objectifs et des registres très diffé­rents, tous deux vont vulgariser cette pensée et se l'approprier: Merleau-Ponty dans une voie classiquement philosophique quoique très ouverte à toutes les formes d'art, Sartre, par les moyens conjugués de la littérature et des textes théoriques. n faut noter, par ailleurs, que, dans le sillage de l'Allemand Karl jaspers (1883-1969), un courant existen­tialiste chrétien se manifeste en France. Il est représenté par Gabriel Marcel (1889-1973), qui, dès 1927, se pose dans son Journal métaphysique la question du déchirement du sujet face au mystère de l'être. Cette tendance chrétienne de l'existentialisme est contem­poraine des premiers travaux de Sartre mais elle s'inspire directement de Kierkegaard. Bien que Gabriel Marcel ait refusé l'acception «existentialisme>>, ce courant de pensée chrétien n'en est pas éloigné: il dénonce les systèmes qui transforment l'homme en objet et le privent de sa responsabilité face à l'inconnaissable, alors que le mystère angoissant de son être, en perpétuel devenir, donne un sens à sa foi et à sa liberté.

Le succès ambigu de !'«existentialisme» qui ne procède ni d'un mouvement ni d'une école, ni d'une doctrine constituée, est dû d'abord à son mode d'expression: la littéra­ture. Le théâtre et le roman ont ainsi ouvert à un public élargi une réflexion jusqu'alors réservée aux cénacles philosophiques. Il tient aussi à un contexte. Comme on a pu le montrer, toutes les composantes pessimistes des tendances littéraires qui vont se mani­fester après-guerre existent déjà dans les années 1930: obsession de la chute et de l'enlisement chez Beckett, pensée de l'absurde pour Camus, «nausée» sartrienne. Au moment où montent les périls qui aboutissent à la défaite de 1940, la philosophie et la pensée ont déjà privilégié des concepts négatifs: ceux de sursis, de fin, de souci, d'être­pour-la mort. En définissant l'homme par son existence, sa solitude et sa liberté, l'exis­tentialisme d'après-guerre, surtout athée, achève de systématiser le pessimisme ambiant. Mais l'écho qu'il rencontre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est démultiplié: l'existentialisme traduit littérairement le désarroi des générations fou­droyées par des révélations insupportables sur un conflit où la frontière entre l'humain et l'inhumain a disparu. 'Le regard porté rétrospectivement sur la réalité monstrueuse des comportements collectifs et individuels ne pouvait que remettre en question tous les essentialismes, qu'ils se fondent sur une origine divine de l'homme ou simplement, dans la pensée matérialiste, sur son appartenance à une «nature humaine». 11 faut donc parler non d'un existentialisme mais d'un ensemble de philosophies de l'exis­tence: l'après-guerre retient avant tout la dimension tragique d'une philosophie à bien des égards dynamique et libératrice. Et c'est en s'exprimant par le roman et au théâtre que l'existentialisme sartrien a créé une mode et, malgré lui, un mouvement influent mais bref et sans postérité.

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Filippo Screpanti
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Filippo Screpanti
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l'existentialisme sartrien

Le retentissement imprévisible et spectaculaire que connurent, en 1980, les obsèques de jean-Paul Sartre, pourtant mort au moment où ses engagements étaient rudement mis à mal, donne la mesure de son influence. Sans l'avoir ni cherché, ni rejeté, cet écrivain abîmé dans le travail a donné un visage et un climat littéraires à l'existentialisme, comme pour faire vérifier par le public la

validité de son œuvre philosophique.

1. De la «Nausée» ii la liberté (1938-1945}

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D'abord refusé par Gallimard, le roman intitulé La Nausée ( 1938) est dérangeant: il ne se contente pas d'exprimer un dégoût de l'existence, un taedium vitae que l'on peut retrouver alors chez un immense prosateur, Céline (1894-1961), dans son Voyage au bout de la nuit (1932). Présenté comme le journal du personnage de Roquentin, un écrivain improbable englué dans l'ennui d'une ville portuaire, il intègre au genre roma­nesque, dont il ignore les codes, le commentaire philosophique. Le lecteur accompagne le malaise de nature métaphysique éprouvé par son personnage qui atteint, à la fin du roman, une seule certitude, celle d'exister pour, peut-être, créer une œuvre d'art. Les nouvelles du Mur (1939) confirment ce pessimisme qui va déboucher sur une philoso­phie dans L'Être et le Néant ( 1943) : face aux choses et aux événements enfermés dans leur contingence, l'homme ne peut s'arracher à la «nausée>> qui le saisit que par la conscience de sa liberté. Loin de se définir par une essence, et dans une perspective logi­quement et résolument athée, c'est lui qui, constamment en situation, produit sa propre essence en existant. Il se confond alors totalement avec son acte et réinvente constam­ment sa liberté. Mais, sur ce chemin dynamique, l'affirmation de ses choix et de sa liberté se heurte constamment à la conscience et à la liberté d'autrui. Chaque conscience affronte donc celle de l'autre avec l'intention réciproque de se néantiser.

Cette pensée exigeante et complexe et cette morale rigoureuse qui n'accorde aucune excuse à un être humain exclusivement responsable de son sort n'auraient certaine­ment pas eu le même impact si Sartre ne les avait pas conjointement exprimées dans certains développements brillants de ses œuvres philosophiques mais aussi dans ce qu'il a appelé un «théâtre de situations>>. Ses pièces publiées et jouées dans le climat pesant de l'Occupation mettent en scène, comme Les Mouches (1943), la liberté et la solitude d'un homme qui doit assumer seul l'acte vengeur qui l'isolera à jamais de la communauté des hommes. Huis clos (1944), souvent caricaturalement réduit à la fameuse réplique« L'Enfer, c'est les autres», pose le problème de l'obstacle permanent représenté pour l'homme, au moment d'affïrmer sa liberté, par la conscience d'autrui. L'individu sartrien, condamné, en échange de sa liberté, à l'angoisse, à la déréliction et au désespoir lucide, se meut dans un univers sombre, plus convaincant au théâtre que dans les romans postérieurs à La Nausée. Le cycle des Chemins de la liberté (1945-1949), entamé avec L'Âge de raison, qui insère des éléments autobiographiques dans une démonstration philosophique, restera inachevé.

!..'humanisme existentialiste et le piège de l'engagement

Venu tard à la Résistance, Sartre assoit sa notoriété dans le climat intellectuel et politique tendu de l'épuration, dans un pays en quête de héros et d'un idéal capable de mobiliser la jeunesse. Son pessimisme est fortement critiqué: dans une conférence intitulée L'existentialisme est un humanisme (1946), et qui fera date, il précise alors sa pensée de façon schématique. Pour justifier le préalable athée de l'existentialisme et le primat accordé à la subjectivité et à la liberté individuelle, il définit alors les valeurs issues de l'existentialisme : la liberté qui lui est reconnue a pour conséquence de «faire reposer sur [l'homme] la responsabilité totale de son existence», ce qui le conduit à des choix collectifs:

"Quand nous disons que l'homme se choisit, nous entendons que chacun d'entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu'en se choisissant il choisit tous les hommes.''

De cette affirmation résulte l'idée d'engagement qui oriente moralement les choix de l'individu identifié à ses actes. Et l'obligation de s'engager va alors cristallîser toute l'œuvre littéraire de Sartre et envahir sa vie.

L'histoire de la revue qu'il fonde en 1945 avec Simone de Beauvoir, Les Temps modernes, reproduit en effet l'évolution personnelle de Sartre: l'engagement le rapproche pour un temps de Camus, qui, journaliste, a effectivement contribué à l'action clandestine dans la Résistance. Un certain nombre d'intellectuels le rejoignent et favorisent l'essor de la revue, qui, d'abord littéraire, s'oriente progressivement vers des analyses politiques et révolutionnaires.

C'est au théâtre que Sartre se consacre essentiellement, traitant de sujets politiques: la Résistance dans Morts sans sépult-ure ( 1946), le racisme américain dans La Putain respectueuse ( 1946), la brûlante question des compromis moraux à effectuer pour assu­rer !e succès de la révolution dans Les Jvlains sale5 (1948), la question du bien et du mal face à l'action dans Le Diable et le Bon Dieu (1951), la culpabilité et l'impossible juge­ment de l'Histoire dans Les Séquestrés d'Altona (1959). «Compagnon de route» du communisme, longtemps aveugle aux dérives du système soviétique, Sartre, qui n'a jan1ais cherché à renouveler formellement les genres littéraires et se montre peu sen­sible au style, semble abandonner la littérature. Il se brouille avec Camus dans une querelle d'idées (voir fiche74) qui semble d'abord tourner à son avantage. Mais, tandis qu'il poursuit son œuvre philosophique et produit des textes de critique littéraire importants, son magistère politique omniprésent agace. Sa rupture avec les commu­nistes en 1956, après l'écrasement sanglant de la révolution hongroise, le conduira au militantisme d'extrême gauche. L'existentialisme dont les extensions ~~mondaines» l'ont toujours irrité lui paraît être alors entré dans l'histoire des idéologies. Et sa der­nière grande œuvre rnon~re à quel point le talent protéiforme de cet écrivain et de cet homme généreux et indulgent dépasse toute réduction à un courant d'idées: dans une brillante autobiographie, Les Mots (1964), fondée sur la névrose responsable, selon lui, de sa vocation d'écrivain, il revient sur ses contradictions avec distance et humour, et se livre à un éloge de la littérature: elle a cessé d'être une « épée» et demeure un «produit de l'homme; il s'y projette, il s'y reconnaît», elle lui offre un miroir où se reflètent, enfin sereinement, la liberté et la solitude humaines.

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l'existentialisme sartrien

Le retentissement imprévisible et spectaculaire que connurent, en 1980, les obsèques de jean-Paul Sartre, pourtant mort au moment où ses engagements étaient rudement mis à mal, donne la mesure de son influence. Sans l'avoir ni cherché, ni rejeté, cet écrivain abîmé dans le travail a donné un visage et un climat littéraires à l'existentialisme, comme pour faire vérifier par le public la

validité de son œuvre philosophique.

1. De la «Nausée» ii la liberté (1938-1945}

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D'abord refusé par Gallimard, le roman intitulé La Nausée ( 1938) est dérangeant: il ne se contente pas d'exprimer un dégoût de l'existence, un taedium vitae que l'on peut retrouver alors chez un immense prosateur, Céline (1894-1961), dans son Voyage au bout de la nuit (1932). Présenté comme le journal du personnage de Roquentin, un écrivain improbable englué dans l'ennui d'une ville portuaire, il intègre au genre roma­nesque, dont il ignore les codes, le commentaire philosophique. Le lecteur accompagne le malaise de nature métaphysique éprouvé par son personnage qui atteint, à la fin du roman, une seule certitude, celle d'exister pour, peut-être, créer une œuvre d'art. Les nouvelles du Mur (1939) confirment ce pessimisme qui va déboucher sur une philoso­phie dans L'Être et le Néant ( 1943) : face aux choses et aux événements enfermés dans leur contingence, l'homme ne peut s'arracher à la «nausée>> qui le saisit que par la conscience de sa liberté. Loin de se définir par une essence, et dans une perspective logi­quement et résolument athée, c'est lui qui, constamment en situation, produit sa propre essence en existant. Il se confond alors totalement avec son acte et réinvente constam­ment sa liberté. Mais, sur ce chemin dynamique, l'affirmation de ses choix et de sa liberté se heurte constamment à la conscience et à la liberté d'autrui. Chaque conscience affronte donc celle de l'autre avec l'intention réciproque de se néantiser.

Cette pensée exigeante et complexe et cette morale rigoureuse qui n'accorde aucune excuse à un être humain exclusivement responsable de son sort n'auraient certaine­ment pas eu le même impact si Sartre ne les avait pas conjointement exprimées dans certains développements brillants de ses œuvres philosophiques mais aussi dans ce qu'il a appelé un «théâtre de situations>>. Ses pièces publiées et jouées dans le climat pesant de l'Occupation mettent en scène, comme Les Mouches (1943), la liberté et la solitude d'un homme qui doit assumer seul l'acte vengeur qui l'isolera à jamais de la communauté des hommes. Huis clos (1944), souvent caricaturalement réduit à la fameuse réplique« L'Enfer, c'est les autres», pose le problème de l'obstacle permanent représenté pour l'homme, au moment d'affïrmer sa liberté, par la conscience d'autrui. L'individu sartrien, condamné, en échange de sa liberté, à l'angoisse, à la déréliction et au désespoir lucide, se meut dans un univers sombre, plus convaincant au théâtre que dans les romans postérieurs à La Nausée. Le cycle des Chemins de la liberté (1945-1949), entamé avec L'Âge de raison, qui insère des éléments autobiographiques dans une démonstration philosophique, restera inachevé.

!..'humanisme existentialiste et le piège de l'engagement

Venu tard à la Résistance, Sartre assoit sa notoriété dans le climat intellectuel et politique tendu de l'épuration, dans un pays en quête de héros et d'un idéal capable de mobiliser la jeunesse. Son pessimisme est fortement critiqué: dans une conférence intitulée L'existentialisme est un humanisme (1946), et qui fera date, il précise alors sa pensée de façon schématique. Pour justifier le préalable athée de l'existentialisme et le primat accordé à la subjectivité et à la liberté individuelle, il définit alors les valeurs issues de l'existentialisme : la liberté qui lui est reconnue a pour conséquence de «faire reposer sur [l'homme] la responsabilité totale de son existence», ce qui le conduit à des choix collectifs:

"Quand nous disons que l'homme se choisit, nous entendons que chacun d'entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu'en se choisissant il choisit tous les hommes.''

De cette affirmation résulte l'idée d'engagement qui oriente moralement les choix de l'individu identifié à ses actes. Et l'obligation de s'engager va alors cristallîser toute l'œuvre littéraire de Sartre et envahir sa vie.

L'histoire de la revue qu'il fonde en 1945 avec Simone de Beauvoir, Les Temps modernes, reproduit en effet l'évolution personnelle de Sartre: l'engagement le rapproche pour un temps de Camus, qui, journaliste, a effectivement contribué à l'action clandestine dans la Résistance. Un certain nombre d'intellectuels le rejoignent et favorisent l'essor de la revue, qui, d'abord littéraire, s'oriente progressivement vers des analyses politiques et révolutionnaires.

C'est au théâtre que Sartre se consacre essentiellement, traitant de sujets politiques: la Résistance dans Morts sans sépult-ure ( 1946), le racisme américain dans La Putain respectueuse ( 1946), la brûlante question des compromis moraux à effectuer pour assu­rer !e succès de la révolution dans Les Jvlains sale5 (1948), la question du bien et du mal face à l'action dans Le Diable et le Bon Dieu (1951), la culpabilité et l'impossible juge­ment de l'Histoire dans Les Séquestrés d'Altona (1959). «Compagnon de route» du communisme, longtemps aveugle aux dérives du système soviétique, Sartre, qui n'a jan1ais cherché à renouveler formellement les genres littéraires et se montre peu sen­sible au style, semble abandonner la littérature. Il se brouille avec Camus dans une querelle d'idées (voir fiche74) qui semble d'abord tourner à son avantage. Mais, tandis qu'il poursuit son œuvre philosophique et produit des textes de critique littéraire importants, son magistère politique omniprésent agace. Sa rupture avec les commu­nistes en 1956, après l'écrasement sanglant de la révolution hongroise, le conduira au militantisme d'extrême gauche. L'existentialisme dont les extensions ~~mondaines» l'ont toujours irrité lui paraît être alors entré dans l'histoire des idéologies. Et sa der­nière grande œuvre rnon~re à quel point le talent protéiforme de cet écrivain et de cet homme généreux et indulgent dépasse toute réduction à un courant d'idées: dans une brillante autobiographie, Les Mots (1964), fondée sur la névrose responsable, selon lui, de sa vocation d'écrivain, il revient sur ses contradictions avec distance et humour, et se livre à un éloge de la littérature: elle a cessé d'être une « épée» et demeure un «produit de l'homme; il s'y projette, il s'y reconnaît», elle lui offre un miroir où se reflètent, enfin sereinement, la liberté et la solitude humaines.

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Albert camus et l'absurde

Parce qu'il fut proche de Sartre, un des premiers à reconnaître son talent, Albert Camus, dont la séduction naturelle attirait la lumière, a vu, malgré ses dénégations réitérées, sa pensée et une partie de son œuvre étiquetées << existen­tialistes>>. Au-delà de ce contresens, sa représentation de l'<< absurde>> entre pleinement en résonance avec le pessimisme des années 1930-1950.

1. le surgissement c.le l'« absurde»

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Contrairement à Sartre, qui se méfiait du beau style et privilégiait la pensée brute, Camus a aimé très tôt la littérature: elle le lui a bien rendu. C'est effectivement par la puissance de son écriture qu'il rend sensible, sous le nom d'«absurde)), son interpréta­tion du mal du siècle. Orphelin, pied-noir, boursier arraché à la misère par le génie du système éducatif français et le dévouement d'un instituteur, il publie ses premiers textes à vingt-quatre ans. Alors qu'il achève ses études philosophiques, la voie royale de l'agrégation lui est fermée par la récidive d'une tuberculose ancienne. L'Envers et l'endroit ( 1937) et Noces ( 1 939) adoptent alors une forme originale entre essai et poème lyrique: ils expriment l'oscillation entre un humanisme solaire nietzschéen, épanché dans la mer qui a rendu la pauvreté du jeune homme «fastueuse», et une conscience tragique de la précarité humaine. Dans un monde sans explication et sans essence, la conscience individuelle, minée par une culpabilité vague et sans cause, soumise au chaos incohérent des événements, se débat dans un univers absurde.

Au moment où, après avoir été journaliste au quotidien Alger républicain, Camus quitte l'Algérie pour la métropole à la recherche d'un emploi, il a déjà conçu ce qu'il appelle sa "trilogie de l'absurde» Dans Le Mythe de Sisyphe ( 1942 ), il construit philo­sophiquement la notion ainsi définie:

"dans un univers soudain privé d'illusions et de lumières, J'homme se sent un. étranger. Cet exil est sans recours puisqu'il est privé des souvenirs d'une patrie perdue ou de l'espoir d'une terre promise. Ce divorce entre l'homme et sa vie, l'acteur et son décor, c'est proprement le sentiment de l'absurdité>>.

En prêtant la perception de l'absurde à la conscience d'un héros de roman, sensible à la beauté d'un monde qu'il ne comprend pas, il impose sa voix et ses idées. Une écri­ture blanche, pleine de silences, sans affects ni psychologie, oü l'on a pu ressentir l'influence de Faulkner, donne à L'Étranger ( 1942), récit d'un tait divers incompréhen­sible et du procès qui s'ensuit, une résonance inégalée. Reconnu et analysé notamment par Sartre dans un long article, le roman répond manifestement à une attente. Et si le troisième volet, théâtral, de la trilogie, Le Malentendu (1944), est moins convaincant, la pièce Caligula (1945) et le roman La Peste (1947) confirment la notoriété de l'écri­vain et l'influence d'une pensée: la vision camusienne du monde dont on retient trop vite la dimension morale, dominée par l'idée d'une solidarité des hommes face au mal, à la mort et à l'inexpliqué, semble lucide et résolument active.

2. De la révolte à la pensée c.le midi

Face à l'hostilité d'un monde dépourvu de sens, Camus, qui, dans Le Mythe de Sisyphe, invalidait de justesse la solution du suicide au profit d'une liberté exercée dans l'art, s'interroge ensuite sur le champ d'action concédé à l'homme face à la relativité de la vie et à la menace du nihilisme. Au théâtre, Les Justes (1949) pose la question du prix à payer en victimes innocentes pour assurer le succès de la révolution. Dans L'Homme révolté (1951), Camus, qui semble avoir retiré de son expérience de militant clandestin et de journaliste, témoin des excès de l'épuration, une sourde inquiétude à l'égard de l'action révolutionnaire, oppose la révolte à la révolution. Méditant sur la radicalité de l'action révolutionnaire et les dérives totalitaires, alors palpables mais peu ressenties en France, des régimes communistes, il prend ses distances avec un «sens de l'Histoire», générateur de terreur au service des monstres froids que représentent les idéologies. Dans le milieu intellectuel des années 1950, acquis aux idées communistes et à l'action révolutionnaire, le livre est très mal reçu (voir fiche 74), alors que la différence entre l'existentialisme sartrien et la pensée de Camus était pourtant, et depuis longtemps, perceptible. Auréolé par sa gloire d'écrivain, Camus est isolé et victime d'une cam­pagne très parisienne qui cherche à le discréditer comme philosophe. Sa création litté­raire en est profondément modifiée.

Malade, tourmenté, victime de terribles pannes d'écriture, Camus traduit son pessi­misme dans un recueil de nouvelles, L'Exil et le royaume (1957): le thème obsédant de l'exil y devient la métaphore de sa solitude d'artiste «solitaire et solidaire» comme le peintre Jonas. Entre dérision cynique et nostalgie de paradis perdu, La Chute ( 1956) instruit, dans un style éblouissant, le procès de l'homme moderne divisé entre son apparence et sa vérité intérieure. Dans le même temps, l'écrivain est pris à la gorge par la guerre d'Algérie: après avoir été l'un des seuls journalistes à dénoncer la répression sauvage par l'autorité coloniale de la révolte de Sétif (1945), il est, en tant que pied­noir, désarçonné par la radicalité de l'insurrection et la volonté d'indépendance des Algériens. Moqué par le dan sartrien, plus distancié et sans doute plus lucide, qui pré­conise l'indépendance et soutient le FLN, il échoue dans son projet de trêve et dans son espoir de réunir la communauté algérienne et la communauté française dans un régime enfin juste. Aspirant à une «pensée de midi» comme à un équilibre entre le tragique de la condition humaine et sa capacité de solidarité, il s'exprime discrètement dans des Carnets et des articles réunis sous le nom d'Actuelles III (1958) et se consacre comme metteur en scène et directeur de troupe à sa passion pour le théâtre. Si l'attri­bution du prix Nobel en 1957 aggrave le malentendu avec les sartriens et les intellec­tuels de gauche, son discours de Stockholm précise sa vision de l'engagement: le devoir pour l'artiste de parler au nom de ceux qui n'ont pas de voix pour résister à l'oppression. Il travaille alors à la première partie d'un grand roman, Le Premier Homme, dont 1.' ébauche, très avancée et publiée en 1994, atteste nne inspiration forte, rnùrie, renouvelée. Ultime paradoxe, malgré la mort précoce qui l'a enfermé, en France uniquement, dans son mythe et le purgatoire dans lequel les philosophes ont essayé en vain de le reléguer, Camus est certainement l'écrivain français du xxe siècle le plus étudié dans le monde et celui qui a suscité le plus de recherches universitaires, comme si son œuvre inachevée était inépuisable.

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Albert camus et l'absurde

Parce qu'il fut proche de Sartre, un des premiers à reconnaître son talent, Albert Camus, dont la séduction naturelle attirait la lumière, a vu, malgré ses dénégations réitérées, sa pensée et une partie de son œuvre étiquetées << existen­tialistes>>. Au-delà de ce contresens, sa représentation de l'<< absurde>> entre pleinement en résonance avec le pessimisme des années 1930-1950.

1. le surgissement c.le l'« absurde»

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Contrairement à Sartre, qui se méfiait du beau style et privilégiait la pensée brute, Camus a aimé très tôt la littérature: elle le lui a bien rendu. C'est effectivement par la puissance de son écriture qu'il rend sensible, sous le nom d'«absurde)), son interpréta­tion du mal du siècle. Orphelin, pied-noir, boursier arraché à la misère par le génie du système éducatif français et le dévouement d'un instituteur, il publie ses premiers textes à vingt-quatre ans. Alors qu'il achève ses études philosophiques, la voie royale de l'agrégation lui est fermée par la récidive d'une tuberculose ancienne. L'Envers et l'endroit ( 1937) et Noces ( 1 939) adoptent alors une forme originale entre essai et poème lyrique: ils expriment l'oscillation entre un humanisme solaire nietzschéen, épanché dans la mer qui a rendu la pauvreté du jeune homme «fastueuse», et une conscience tragique de la précarité humaine. Dans un monde sans explication et sans essence, la conscience individuelle, minée par une culpabilité vague et sans cause, soumise au chaos incohérent des événements, se débat dans un univers absurde.

Au moment où, après avoir été journaliste au quotidien Alger républicain, Camus quitte l'Algérie pour la métropole à la recherche d'un emploi, il a déjà conçu ce qu'il appelle sa "trilogie de l'absurde» Dans Le Mythe de Sisyphe ( 1942 ), il construit philo­sophiquement la notion ainsi définie:

"dans un univers soudain privé d'illusions et de lumières, J'homme se sent un. étranger. Cet exil est sans recours puisqu'il est privé des souvenirs d'une patrie perdue ou de l'espoir d'une terre promise. Ce divorce entre l'homme et sa vie, l'acteur et son décor, c'est proprement le sentiment de l'absurdité>>.

En prêtant la perception de l'absurde à la conscience d'un héros de roman, sensible à la beauté d'un monde qu'il ne comprend pas, il impose sa voix et ses idées. Une écri­ture blanche, pleine de silences, sans affects ni psychologie, oü l'on a pu ressentir l'influence de Faulkner, donne à L'Étranger ( 1942), récit d'un tait divers incompréhen­sible et du procès qui s'ensuit, une résonance inégalée. Reconnu et analysé notamment par Sartre dans un long article, le roman répond manifestement à une attente. Et si le troisième volet, théâtral, de la trilogie, Le Malentendu (1944), est moins convaincant, la pièce Caligula (1945) et le roman La Peste (1947) confirment la notoriété de l'écri­vain et l'influence d'une pensée: la vision camusienne du monde dont on retient trop vite la dimension morale, dominée par l'idée d'une solidarité des hommes face au mal, à la mort et à l'inexpliqué, semble lucide et résolument active.

2. De la révolte à la pensée c.le midi

Face à l'hostilité d'un monde dépourvu de sens, Camus, qui, dans Le Mythe de Sisyphe, invalidait de justesse la solution du suicide au profit d'une liberté exercée dans l'art, s'interroge ensuite sur le champ d'action concédé à l'homme face à la relativité de la vie et à la menace du nihilisme. Au théâtre, Les Justes (1949) pose la question du prix à payer en victimes innocentes pour assurer le succès de la révolution. Dans L'Homme révolté (1951), Camus, qui semble avoir retiré de son expérience de militant clandestin et de journaliste, témoin des excès de l'épuration, une sourde inquiétude à l'égard de l'action révolutionnaire, oppose la révolte à la révolution. Méditant sur la radicalité de l'action révolutionnaire et les dérives totalitaires, alors palpables mais peu ressenties en France, des régimes communistes, il prend ses distances avec un «sens de l'Histoire», générateur de terreur au service des monstres froids que représentent les idéologies. Dans le milieu intellectuel des années 1950, acquis aux idées communistes et à l'action révolutionnaire, le livre est très mal reçu (voir fiche 74), alors que la différence entre l'existentialisme sartrien et la pensée de Camus était pourtant, et depuis longtemps, perceptible. Auréolé par sa gloire d'écrivain, Camus est isolé et victime d'une cam­pagne très parisienne qui cherche à le discréditer comme philosophe. Sa création litté­raire en est profondément modifiée.

Malade, tourmenté, victime de terribles pannes d'écriture, Camus traduit son pessi­misme dans un recueil de nouvelles, L'Exil et le royaume (1957): le thème obsédant de l'exil y devient la métaphore de sa solitude d'artiste «solitaire et solidaire» comme le peintre Jonas. Entre dérision cynique et nostalgie de paradis perdu, La Chute ( 1956) instruit, dans un style éblouissant, le procès de l'homme moderne divisé entre son apparence et sa vérité intérieure. Dans le même temps, l'écrivain est pris à la gorge par la guerre d'Algérie: après avoir été l'un des seuls journalistes à dénoncer la répression sauvage par l'autorité coloniale de la révolte de Sétif (1945), il est, en tant que pied­noir, désarçonné par la radicalité de l'insurrection et la volonté d'indépendance des Algériens. Moqué par le dan sartrien, plus distancié et sans doute plus lucide, qui pré­conise l'indépendance et soutient le FLN, il échoue dans son projet de trêve et dans son espoir de réunir la communauté algérienne et la communauté française dans un régime enfin juste. Aspirant à une «pensée de midi» comme à un équilibre entre le tragique de la condition humaine et sa capacité de solidarité, il s'exprime discrètement dans des Carnets et des articles réunis sous le nom d'Actuelles III (1958) et se consacre comme metteur en scène et directeur de troupe à sa passion pour le théâtre. Si l'attri­bution du prix Nobel en 1957 aggrave le malentendu avec les sartriens et les intellec­tuels de gauche, son discours de Stockholm précise sa vision de l'engagement: le devoir pour l'artiste de parler au nom de ceux qui n'ont pas de voix pour résister à l'oppression. Il travaille alors à la première partie d'un grand roman, Le Premier Homme, dont 1.' ébauche, très avancée et publiée en 1994, atteste nne inspiration forte, rnùrie, renouvelée. Ultime paradoxe, malgré la mort précoce qui l'a enfermé, en France uniquement, dans son mythe et le purgatoire dans lequel les philosophes ont essayé en vain de le reléguer, Camus est certainement l'écrivain français du xxe siècle le plus étudié dans le monde et celui qui a suscité le plus de recherches universitaires, comme si son œuvre inachevée était inépuisable.

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La querelle sartre-camus

La querelle Sartre-Camus à propos de L'Homme révolté, qui eut un écho au-delà des cercles intellectuels où elle s'est déclarée et envenimée, mérite d'être rappelée comme un exemple des extrapolations et des approximations induites par la notion de mouvement, d'école ou de doctrine littéraire. Elle atteste aussi, dans les années 1950, la surdétermination de la vie intellectuelle et littéraire par les prises de position politiques.

1. une proximité trompeuse et de vraies divergences

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Sans la fabrication artificielle d'un courant «existentialiste» dont Sartre et Camus auraient été les chefs de file, la querelle née de la publication de L'Homme révolté aurait-elle eu lieu? Factice, le rapprochement des deux écrivains a suscité une brève amitié et assuré leur notoriété, avec l'aide inattendue de la presse populaire illustrée, qui noie la notion d'existentialisme dans un folklore où se mêlent les boîtes de nuit de Saint-Germain-des-Prés, la trompette du romancier jazzman Boris Vian et les doutes d'une jeunesse inquiète. En réalité, le débat était inévitable entre deux pensées et deux styles, et il aurait pu être positif là où il a atteint une aigreur inattendue. En effet, dès avant la guerre, et à travers la comparaison entre leurs deux personnages embléma­tiques, Roquentin dans La Nausée et lvicursault dans L'Étranger, les différences étaient évidentes. Le pessimisme de Roquentin, comme le souligne sa fameuse songerie devant les racines d'un marronnier dans un jardin public, reflète le dégollt de la vie et de la nature propre à Sartre ainsi que son pessimisme. Son existentialisme est sombre et, s'il se déclare humaniste, il récuse toute idée de nature humaine et déteste, entre autres, l'enfant qu'il a été. A l'opposé, le personnage de Meursault se console, dans un rapport sensuel avec la nature, la vie et les êtres dont il a une perception immédiate et heureuse, de l'incohérence du monde. Par ailleurs, même s'il en déplore la fragilité, l'inconstance et la duplicité, Camus ne rejette pas la notion de nature humaine sur laquelle il fonde sa morale de la solidarité. Enfin, cultureHement opposés par leur formation, le Parisien et l'Algérois portent un regard diamétralement opposé sur la littérature: normalien comblé et saturé par la fréquentation des belles-lettres, Sartre méprise, non sans snobisme, la littérature, simple servante pour lui de la philosophie. Camus conserve une fidélité lyrique à la splendeur des mots qui ont enchanté sa jeunesse déshéritée.

Dans la société et la cité) l'opposition est tout aussi évidente: avec Simone de Beauvoir, Sartre s'est constitué une «famille» de partisans, bruyante ct coûteuse, mais générale­ment inconditionnelle et soudée autour de l'équipe des Temps modernes. Malgré son charme légendaire, Camus, qui travaille chez Gallimard, reste un homme seul, privé des connivences créées dès leur jeunesse par les normaliens. Il n'est pas, malgré lui, agrégé, ct ses origines pied-noir suscitent la condescendance dans le monde parisien des lettres. L'approche de la politique est tout aussi divergente : Sartre l'envisage de façon purement intellectuelle ct abstraite, sous l'angle du débat plus que sous celui de

l i

l'expérience. Son adhésion au marxisme va de soi dans le cadre d'un système matéria­liste, et elle est peu attentive aux conséquences concrètes de la révolution. Plus intuitif, Camus a vécu la tension entre les réseaux communistes et les partis traditionnels pen­dant la Résistance. Il porte un regard inquisiteur de journaliste sur les régimes socia­listes mis en place, dans des conditions opaques, dans les pays de l'Est.

2. La querelle de l'Homme révolté

Quoique .superficielle, l'amitié entre Sartre et Camus, née dans l'effervescence de la Libération chez des amis communs où se retrouvaient également des proches du groupe surréaliste comme Michel Leiris ou Picasso, est entretenue par des rencontres plus festives qu'intellectuelles quand paraît L'Homme révolté. C'est la remise en question du mythe de la révolution ct de son symbole absolu, J'utopie socialiste, qui offusque: les positions politiques en France sont radicalisées par le climat de la guerre froide. Le milieu intellectuel, des sartriens à André Breton, pourtant antimarxiste, réagit très mal ct dénonce dans le livre un pamphlet antirévolutionnaire. Au lieu de rendre compte lui­même de L'Homme révolté - qui connaît un grand succès commercial - dans sa revue, Sartre se défausse sur un de ses disciples, Francis Jeanson. Et celui-ci, marxiste et sartrien orthodoxe, éreinte le livre avec une extrême violence dans un article de vingt pages, où l'id1umanisme vague» de Camus est assimilé à une «morale de Croix-Rouge». Blessé, Camus répond directement à Sartre, avec hauteur. II pointe le sectarisme d'un clan qui, proche des communistes sans être stalinien, n'en refuse pas moins de regarder en face cc que recouvre, par exemple, le goulag. Sartre réplique avec férocité et sc livre à des attaques ad hominem très cruelles qui enferment Camus pour longtemps dans la caricature de la belle âme, ombrageuse ct suffisante. Ultime flèche, Jeanson puis Sartre complimentent Camus sur son style littéraire tout en insinuant que ses lectures philosophiques sont de seconde main.

Camus sort affaibli d'une querelle dont les enjeux ont été aggravés par une rivalité d'hommes et d'écrivains. Isolé, il est considéré comme un homme de droite, cc qui ne l'aidera pas à se faire entendre au moment de la guerre d'Algérie. Aujourd'hui encore, il subit dans les milieux savants la réputation de« philosophe pour classes terminales>>. On lui reproche, à juste titre, d'avoir intégré dans L'Homme révolté, de façon confuse, des remarques de moraliste qui réduisent la portée de son analyse. Mais avec le recul, quelle que soit l'efficacité argumentative de l'ouvrage, l'Histoire lui a donné raison ct a confirmé la pertinence de son intuition, sinon de son analyse du marxisme, outil de critique efficace mais porteur d'utopie meurtrière. De façon piquante, Raymond Aron, le camarade de promotion de Sartre à l'École normale supérieure, qui, sans jamais céder aux sirènes du marXisme, en a fait une critique fondée sur des données écono­miques, considère Sartre et Camus comme également incompétents dans le débat! Sartre, qui enterra plusieurs fois la pensée de Camus de son vivant, notamment au moment de son prix Nobel, lui consacra une belle page nécrologique, à sa mort, en 1960, quatre ans avant de publier la seule de ses œuvres, brillamment littéraire, qui soit régulièrement luc aujourd'hui, Les Mots. Tandis que tous les textes de Camus, essais compris, conservent leur pouvoir de fascination, la postérité a liquidé le courant «existentialiste» et réuni au paradis improbable de la littérature les écrivains séparés par la philosophie et !"idéologie.

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La querelle sartre-camus

La querelle Sartre-Camus à propos de L'Homme révolté, qui eut un écho au-delà des cercles intellectuels où elle s'est déclarée et envenimée, mérite d'être rappelée comme un exemple des extrapolations et des approximations induites par la notion de mouvement, d'école ou de doctrine littéraire. Elle atteste aussi, dans les années 1950, la surdétermination de la vie intellectuelle et littéraire par les prises de position politiques.

1. une proximité trompeuse et de vraies divergences

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Sans la fabrication artificielle d'un courant «existentialiste» dont Sartre et Camus auraient été les chefs de file, la querelle née de la publication de L'Homme révolté aurait-elle eu lieu? Factice, le rapprochement des deux écrivains a suscité une brève amitié et assuré leur notoriété, avec l'aide inattendue de la presse populaire illustrée, qui noie la notion d'existentialisme dans un folklore où se mêlent les boîtes de nuit de Saint-Germain-des-Prés, la trompette du romancier jazzman Boris Vian et les doutes d'une jeunesse inquiète. En réalité, le débat était inévitable entre deux pensées et deux styles, et il aurait pu être positif là où il a atteint une aigreur inattendue. En effet, dès avant la guerre, et à travers la comparaison entre leurs deux personnages embléma­tiques, Roquentin dans La Nausée et lvicursault dans L'Étranger, les différences étaient évidentes. Le pessimisme de Roquentin, comme le souligne sa fameuse songerie devant les racines d'un marronnier dans un jardin public, reflète le dégollt de la vie et de la nature propre à Sartre ainsi que son pessimisme. Son existentialisme est sombre et, s'il se déclare humaniste, il récuse toute idée de nature humaine et déteste, entre autres, l'enfant qu'il a été. A l'opposé, le personnage de Meursault se console, dans un rapport sensuel avec la nature, la vie et les êtres dont il a une perception immédiate et heureuse, de l'incohérence du monde. Par ailleurs, même s'il en déplore la fragilité, l'inconstance et la duplicité, Camus ne rejette pas la notion de nature humaine sur laquelle il fonde sa morale de la solidarité. Enfin, cultureHement opposés par leur formation, le Parisien et l'Algérois portent un regard diamétralement opposé sur la littérature: normalien comblé et saturé par la fréquentation des belles-lettres, Sartre méprise, non sans snobisme, la littérature, simple servante pour lui de la philosophie. Camus conserve une fidélité lyrique à la splendeur des mots qui ont enchanté sa jeunesse déshéritée.

Dans la société et la cité) l'opposition est tout aussi évidente: avec Simone de Beauvoir, Sartre s'est constitué une «famille» de partisans, bruyante ct coûteuse, mais générale­ment inconditionnelle et soudée autour de l'équipe des Temps modernes. Malgré son charme légendaire, Camus, qui travaille chez Gallimard, reste un homme seul, privé des connivences créées dès leur jeunesse par les normaliens. Il n'est pas, malgré lui, agrégé, ct ses origines pied-noir suscitent la condescendance dans le monde parisien des lettres. L'approche de la politique est tout aussi divergente : Sartre l'envisage de façon purement intellectuelle ct abstraite, sous l'angle du débat plus que sous celui de

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l'expérience. Son adhésion au marxisme va de soi dans le cadre d'un système matéria­liste, et elle est peu attentive aux conséquences concrètes de la révolution. Plus intuitif, Camus a vécu la tension entre les réseaux communistes et les partis traditionnels pen­dant la Résistance. Il porte un regard inquisiteur de journaliste sur les régimes socia­listes mis en place, dans des conditions opaques, dans les pays de l'Est.

2. La querelle de l'Homme révolté

Quoique .superficielle, l'amitié entre Sartre et Camus, née dans l'effervescence de la Libération chez des amis communs où se retrouvaient également des proches du groupe surréaliste comme Michel Leiris ou Picasso, est entretenue par des rencontres plus festives qu'intellectuelles quand paraît L'Homme révolté. C'est la remise en question du mythe de la révolution ct de son symbole absolu, J'utopie socialiste, qui offusque: les positions politiques en France sont radicalisées par le climat de la guerre froide. Le milieu intellectuel, des sartriens à André Breton, pourtant antimarxiste, réagit très mal ct dénonce dans le livre un pamphlet antirévolutionnaire. Au lieu de rendre compte lui­même de L'Homme révolté - qui connaît un grand succès commercial - dans sa revue, Sartre se défausse sur un de ses disciples, Francis Jeanson. Et celui-ci, marxiste et sartrien orthodoxe, éreinte le livre avec une extrême violence dans un article de vingt pages, où l'id1umanisme vague» de Camus est assimilé à une «morale de Croix-Rouge». Blessé, Camus répond directement à Sartre, avec hauteur. II pointe le sectarisme d'un clan qui, proche des communistes sans être stalinien, n'en refuse pas moins de regarder en face cc que recouvre, par exemple, le goulag. Sartre réplique avec férocité et sc livre à des attaques ad hominem très cruelles qui enferment Camus pour longtemps dans la caricature de la belle âme, ombrageuse ct suffisante. Ultime flèche, Jeanson puis Sartre complimentent Camus sur son style littéraire tout en insinuant que ses lectures philosophiques sont de seconde main.

Camus sort affaibli d'une querelle dont les enjeux ont été aggravés par une rivalité d'hommes et d'écrivains. Isolé, il est considéré comme un homme de droite, cc qui ne l'aidera pas à se faire entendre au moment de la guerre d'Algérie. Aujourd'hui encore, il subit dans les milieux savants la réputation de« philosophe pour classes terminales>>. On lui reproche, à juste titre, d'avoir intégré dans L'Homme révolté, de façon confuse, des remarques de moraliste qui réduisent la portée de son analyse. Mais avec le recul, quelle que soit l'efficacité argumentative de l'ouvrage, l'Histoire lui a donné raison ct a confirmé la pertinence de son intuition, sinon de son analyse du marxisme, outil de critique efficace mais porteur d'utopie meurtrière. De façon piquante, Raymond Aron, le camarade de promotion de Sartre à l'École normale supérieure, qui, sans jamais céder aux sirènes du marXisme, en a fait une critique fondée sur des données écono­miques, considère Sartre et Camus comme également incompétents dans le débat! Sartre, qui enterra plusieurs fois la pensée de Camus de son vivant, notamment au moment de son prix Nobel, lui consacra une belle page nécrologique, à sa mort, en 1960, quatre ans avant de publier la seule de ses œuvres, brillamment littéraire, qui soit régulièrement luc aujourd'hui, Les Mots. Tandis que tous les textes de Camus, essais compris, conservent leur pouvoir de fascination, la postérité a liquidé le courant «existentialiste» et réuni au paradis improbable de la littérature les écrivains séparés par la philosophie et !"idéologie.

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Simone de Beauvoir, existentialisme et féminisme

Surnommée «le Castor>> par un ami normalien de Sartre, parce que «les castors vont en bande et ont l'esprit constructeur», Simone de Beauvoir a laissé une œuvre d'une impressionnante cohérence philosophique, longtemps méconnue. Et elle a, par ses actes, donné sens à sa pensée: l'émancipation défi­nitive des femmes, une des révolutions majeures du XX' siècle, doit presque autant à son combat qu'à sa pensée.

1. De l'existentialisme au féminisme

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L'année où Sartre est reçu premier à l'agrégation de philosophie en 1929, Simone de Beauvoir (1908-1986), quant à elle, est classée deuxième. Celle qui s'est liée avec lui pendant ses études, opiniâtrement conduites malgré la résistance d'une famille catho­lique et conformiste, sera, une grande partie de sa vie, considérée comme une simple auxiliaire du philosophe: non seulement on néglige son travail personnel, mais les attaques portées contre la liberté d'une vie privée conduite à deux se concentrent essentiellement sur elle, étiquetée «Notre-Dame de Sartre». Si elle choisit d'abord de s'exprimer par le roman, c'est que, écrit-elle:

"Je rêvais d'être ma propre cause et ma propre fin. [Je pensais] que la littérature me permettrait de réaliser ce vœu».

Son approche rigoureuse de l'existentialisme philosophique se traduit, dans L'Invitée ( 1943 ), par un roman métaphysique qui parvient à dramatiser le problème de la relation à autrui et de la destruction réciproque. Le Sang des autres (1945) et Tous les hommes sont mortels (1946), moins intéressants sur le plan littéraire, témoignent d'une unité de vision qui distingue sa pensée, très rigoureuse, de celle de Sartre, plus ludique et plus ondoyante. Dans sa vie comme dans ses essais, Pyrrhus et Cinéas (1944) et Pour une morale de l'ambiguïté ( 1947), la volonté existentielle de faire triompher la liberté sur la nécessité se manifeste avec une constance sans faille, de fJ.çon plus radicale que chez Sartre.

Tandis qu'elle travaille avec Sartre dans un dialogue permanent, chacun relisant et cri­tiquant le travail de l'autre, elle aborde la question de la différence des se..."'Ces. C'est par curiosité purement philosophique que Simone de Beauvoir- qui s'est libérée toute seule et n'a pas de revanche à prendre- écrit Le Deuxième Sexe (1949), dans le droit fil de l'existentialisme: elle y récuse les thèses naturalistes qui attribuent la sujétion des femmes aux hommes et leur enfermement dans la sphère privée à un déterminisme biologique. Dans une analyse comparative et avec les outils des sciences humaines -histoire, sociologie, anthropologie-, elle s'attaque aux grands mythes de l'éternel féminin et de l'instinct maternel pour démontrer leur caractère artificiel. En affirmant ''On ne naît pas femme, on le devient>>, elle montre comment la répartition, apparem~ ment complémentaire, des rôles sociaux entre hommes et femmes recouvre, en fait, une aliénation séculaire des femmes. Malgré le scandale strictement parisien provoqué par sa parution, Le Deuxième Sexe ne sera convoqué que vingt ans plus tard, et après la

parution de thèses américaines beaucoup plus radicales, au service du féminisme. Car, dans les années 1950, Simone de Beauvoir croit encore que la révolution socialiste aboutira logiquement à l'égalité des sexes.

2. Mémorialiste et militante

Seize ans après la parution de La Nausée, le roman Les Mandarins (1954), pour lequel Simone de Beauvoir reçoit le pr.ix Goncourt, apparaît comme un bilan de la mouvance existentialiste. Partiellement roman à clés, l'ouvrage retrace les débats qui ont agité le milieu intellectuel encore dominant, tiraillé malgré tout entre le dynamisme des États­Unis et le modèle que représente pour eux alors J'URSS. Le titre, métaphorique, compare les intellectuels, pris au piège d'une autorité morale sans issue politique, aux mandarins de la Chine ancienne. D'une certaine manière, ce roman, qui élargit sa notoriété et son influence, annonce l'extinction proche de l'existentialisme en tant que mouvement. II confirme aussi le rapport rigoureux, voire ascétique, de Simone de Beauvoir à l'écriture: elle refuse d'embellir son propos avec les beautés de la littérature et use parfois de clichés caricaturaux, ce qui lui vaut de très rudes critiques sur la platitude de son style, son manque de distance et d'humour ou son sérieux d'institutrice desservie dans les médias audiovisuels en plein essor par une voix sèche et métallique. Mais l'authenticité de cette voix quand elle prend la parole à la première personne, dans les Mémoires d'une jeune fille rangée (1958), lui permet de dépasser ce handicap: histoire d'une émancipation difficile mais réussie dans un contexte défavorable, ces Mémoires lucides, qui portent sur les années 1908-1929, nuancent considérablement l'image d'intellectuelle froide et péremptoire véhiculée par ses détracteurs. Dans la suite de son œuvre autobiogra­phique, La Force de l'âge ( 1960), consacrée aux années 1929-1944, la Force des choses sur les années 1945-1963, Simone de Beauvoir se transforme en historiographe de la «famille» existentialiste. Elle porte sur le monde un regard toujours méditatif et critique.

Constamment solidaire de la démarche philosophique sartrienne et de ses engagements politiques d'extrême gauche, Simone de Beauvoir, dont l'existentialisme peut apparaître aussi comme un individualisme, s'engage seule dans le combat féministe. Elle le relate dans le dernier volume de ses Mémoires, Tout compte fait ( 1 972). Cette action s'inscrit dans une analyse des phénomènes sociaux qui la conduit à publier une étude La Vieillesse (1970), dont la pertinence s'impose encore aujourd'hui. Cette même année, dix ans après avoir préfacé un ouvrage important sur le planning familial, elle est solli­citée par le Mouvement de libération des femmes (MLF) pour soutenir la mise en place difficile des lois sur la maîtrise de la ftcondité et la dépénalisation de l'avortement. Elle signe le !vfanifeste dit des 343, préside l'association Choisir et témoigne au procès de Bobigny qui met en évidCnce l'urgence de promulguer une loi. La loi est votée en 1974, mais Simone .de Be~uvoir ne relâche pas son action pour le respect du droit des femmes, insensible aux critiques contre le militantisme féministe. Elle assiste Sartre, devenu aveugle pendant les cinq dernières années de sa vie, dans la mise au point de ses publica­tions et de ses Entretiens radiophoniques et filmés. Malgré la dureté visible de l'épreuve, elle s'impose, après la mort du philosophe, la même exigence de lucidité qu'auparavant pour relater dans La Cérémonie des adieux (1981), ses dernières années. En plein reflux du ftminisme militant, le cortège qui accompagne ses propres obsèques, quelques années après celles de Sartre, témoigne de l'influence qui lui est reconnue aujourd'hui.

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Simone de Beauvoir, existentialisme et féminisme

Surnommée «le Castor>> par un ami normalien de Sartre, parce que «les castors vont en bande et ont l'esprit constructeur», Simone de Beauvoir a laissé une œuvre d'une impressionnante cohérence philosophique, longtemps méconnue. Et elle a, par ses actes, donné sens à sa pensée: l'émancipation défi­nitive des femmes, une des révolutions majeures du XX' siècle, doit presque autant à son combat qu'à sa pensée.

1. De l'existentialisme au féminisme

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L'année où Sartre est reçu premier à l'agrégation de philosophie en 1929, Simone de Beauvoir (1908-1986), quant à elle, est classée deuxième. Celle qui s'est liée avec lui pendant ses études, opiniâtrement conduites malgré la résistance d'une famille catho­lique et conformiste, sera, une grande partie de sa vie, considérée comme une simple auxiliaire du philosophe: non seulement on néglige son travail personnel, mais les attaques portées contre la liberté d'une vie privée conduite à deux se concentrent essentiellement sur elle, étiquetée «Notre-Dame de Sartre». Si elle choisit d'abord de s'exprimer par le roman, c'est que, écrit-elle:

"Je rêvais d'être ma propre cause et ma propre fin. [Je pensais] que la littérature me permettrait de réaliser ce vœu».

Son approche rigoureuse de l'existentialisme philosophique se traduit, dans L'Invitée ( 1943 ), par un roman métaphysique qui parvient à dramatiser le problème de la relation à autrui et de la destruction réciproque. Le Sang des autres (1945) et Tous les hommes sont mortels (1946), moins intéressants sur le plan littéraire, témoignent d'une unité de vision qui distingue sa pensée, très rigoureuse, de celle de Sartre, plus ludique et plus ondoyante. Dans sa vie comme dans ses essais, Pyrrhus et Cinéas (1944) et Pour une morale de l'ambiguïté ( 1947), la volonté existentielle de faire triompher la liberté sur la nécessité se manifeste avec une constance sans faille, de fJ.çon plus radicale que chez Sartre.

Tandis qu'elle travaille avec Sartre dans un dialogue permanent, chacun relisant et cri­tiquant le travail de l'autre, elle aborde la question de la différence des se..."'Ces. C'est par curiosité purement philosophique que Simone de Beauvoir- qui s'est libérée toute seule et n'a pas de revanche à prendre- écrit Le Deuxième Sexe (1949), dans le droit fil de l'existentialisme: elle y récuse les thèses naturalistes qui attribuent la sujétion des femmes aux hommes et leur enfermement dans la sphère privée à un déterminisme biologique. Dans une analyse comparative et avec les outils des sciences humaines -histoire, sociologie, anthropologie-, elle s'attaque aux grands mythes de l'éternel féminin et de l'instinct maternel pour démontrer leur caractère artificiel. En affirmant ''On ne naît pas femme, on le devient>>, elle montre comment la répartition, apparem~ ment complémentaire, des rôles sociaux entre hommes et femmes recouvre, en fait, une aliénation séculaire des femmes. Malgré le scandale strictement parisien provoqué par sa parution, Le Deuxième Sexe ne sera convoqué que vingt ans plus tard, et après la

parution de thèses américaines beaucoup plus radicales, au service du féminisme. Car, dans les années 1950, Simone de Beauvoir croit encore que la révolution socialiste aboutira logiquement à l'égalité des sexes.

2. Mémorialiste et militante

Seize ans après la parution de La Nausée, le roman Les Mandarins (1954), pour lequel Simone de Beauvoir reçoit le pr.ix Goncourt, apparaît comme un bilan de la mouvance existentialiste. Partiellement roman à clés, l'ouvrage retrace les débats qui ont agité le milieu intellectuel encore dominant, tiraillé malgré tout entre le dynamisme des États­Unis et le modèle que représente pour eux alors J'URSS. Le titre, métaphorique, compare les intellectuels, pris au piège d'une autorité morale sans issue politique, aux mandarins de la Chine ancienne. D'une certaine manière, ce roman, qui élargit sa notoriété et son influence, annonce l'extinction proche de l'existentialisme en tant que mouvement. II confirme aussi le rapport rigoureux, voire ascétique, de Simone de Beauvoir à l'écriture: elle refuse d'embellir son propos avec les beautés de la littérature et use parfois de clichés caricaturaux, ce qui lui vaut de très rudes critiques sur la platitude de son style, son manque de distance et d'humour ou son sérieux d'institutrice desservie dans les médias audiovisuels en plein essor par une voix sèche et métallique. Mais l'authenticité de cette voix quand elle prend la parole à la première personne, dans les Mémoires d'une jeune fille rangée (1958), lui permet de dépasser ce handicap: histoire d'une émancipation difficile mais réussie dans un contexte défavorable, ces Mémoires lucides, qui portent sur les années 1908-1929, nuancent considérablement l'image d'intellectuelle froide et péremptoire véhiculée par ses détracteurs. Dans la suite de son œuvre autobiogra­phique, La Force de l'âge ( 1960), consacrée aux années 1929-1944, la Force des choses sur les années 1945-1963, Simone de Beauvoir se transforme en historiographe de la «famille» existentialiste. Elle porte sur le monde un regard toujours méditatif et critique.

Constamment solidaire de la démarche philosophique sartrienne et de ses engagements politiques d'extrême gauche, Simone de Beauvoir, dont l'existentialisme peut apparaître aussi comme un individualisme, s'engage seule dans le combat féministe. Elle le relate dans le dernier volume de ses Mémoires, Tout compte fait ( 1 972). Cette action s'inscrit dans une analyse des phénomènes sociaux qui la conduit à publier une étude La Vieillesse (1970), dont la pertinence s'impose encore aujourd'hui. Cette même année, dix ans après avoir préfacé un ouvrage important sur le planning familial, elle est solli­citée par le Mouvement de libération des femmes (MLF) pour soutenir la mise en place difficile des lois sur la maîtrise de la ftcondité et la dépénalisation de l'avortement. Elle signe le !vfanifeste dit des 343, préside l'association Choisir et témoigne au procès de Bobigny qui met en évidCnce l'urgence de promulguer une loi. La loi est votée en 1974, mais Simone .de Be~uvoir ne relâche pas son action pour le respect du droit des femmes, insensible aux critiques contre le militantisme féministe. Elle assiste Sartre, devenu aveugle pendant les cinq dernières années de sa vie, dans la mise au point de ses publica­tions et de ses Entretiens radiophoniques et filmés. Malgré la dureté visible de l'épreuve, elle s'impose, après la mort du philosophe, la même exigence de lucidité qu'auparavant pour relater dans La Cérémonie des adieux (1981), ses dernières années. En plein reflux du ftminisme militant, le cortège qui accompagne ses propres obsèques, quelques années après celles de Sartre, témoigne de l'influence qui lui est reconnue aujourd'hui.

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Les impasses de la littérature engagée

Entre les deux guerres et après 1945, la littérature d'idées a connu un essor sans précédent et ouvert un débat sur la notion même de littérature. Devenu presque obligatoire dans les années 1950, l'engagement de l'écrivain a posé de nombreux problèmes à des créateurs parfois détournés de leur projet esthé­tique par leur obéissance à la ligne politique d'un parti.

1. une constante elu xx• siècle

Si la littérature a toujours été le lieu de résonance le plus sensible au fracas des armes et au débat politique, des guerres de Religion à nos jours, la notion de <<littérature engagée» est récente. Elle s'esquisse au XVIIIe siècle, se précise avec l'affaire Dreyfus et se théorise après 1945. Jusqu'au XVInt siècle, en effet, l'écrivain, sans statut et toujours tributaire d'un pouvoir, exprime ses idées dans le cadre des trois genres traditionnels- roman, poé­sie, théâtre - indirectement et avec retenue. Le pamphlet et le conte philosophique au xvrue siècle, le roman au XIXe, témoignent ensuite par leur importance et leur portée polémique de l'émancipation de l'artiste. i<Publiciste» au début du xrxe siècle, l'écrivain devient i< intellectuel» quand il joint l'action à la parole, en provoquant, par exemple, comme après la publication de l'article J'accuse de Zola, le basculement d'une partie de l'opinion et la révision du procès du capitaine Dreyfus. L'amplification de ce mouve~ ment au _xxc siècle est d'abord due au caractère inouï des deux guerres mondiales: dans les années 1930, les écrivains sont conscients que l'échec des mouvements pacifistes d'avant 1914, comme celui de Romain Rolland (1866-1944), est le leur. Coïncidence tragique, le roman de Roger Martin du Gard (1881-!958) Les Thibault (1922-1940), qui revient sur les causes de la Première Guerre mondiale, n'est achevé qu'au moment où commence le second conflit Les écrivains éprouvent alors le besoin de se regrouper.

Tandis que le surréalisme affiche publiquement et bruyamment sa volonté révolution­naire et se rapproche du communisme, l'essor des revues favorise l'action collective. Le clivage droite-gauche s'accentue avec la montée du fascisme, peu avant l'arrivée au pouvoir du Front populaire. Les écrivains de la très littéraire NRF sont tous très à gauche, comme Gide, Schlumberger et Martin du Garcl. Certains s'expriment avec Aragon et Paul Nizan (1905-1940) dans la revue Commune (1933-1939), révolution­naire, tandis que la gauche chrétienne et antifasciste se rallie à Emmanuel Mounier (1905-1950), directeur de la revue Esprit créée en 1932. Quelques prises de parole fOrtes, des protestations et des pétitions réunissent, à quelques moments clés, l'élite de la littérature: c'est le cas, le 6 février 1934 lorsqu'une pétition contre le fascîsme recueille les signatures d'André Malraux, André Breton, Paul Éluard, de l'humaniste Alain et du chrétien Jean Guéhenno. Dans les années 1930, les écrivains sympathisants du fascisme comme Robert Brasillach (1909-1945) ou Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945) lancent à leur tour un manifeste qui suscite une réponse des intellectuels de gauche. À 1a Libération, le clivage s'accentue en fonction des choix opérés durant

celle-ci: pacifisme (Giono), collaboration (Brasillach, Drieu), résistance active (Aragon, Camus, Char, Desnos, Éluard, Paulhan).

2. les tourments de l'écrivain engagé

La Libération accuse les différences et divise le Comité national des écrivains (CNE) entre partisans d'une sévérité exemplaire envers les intellectuels collaborateurs et les partisans de la clémence ou de l'apaisement. Mais la place de l'engagement dans la création littéraire proprement dite ne sera réellement définie que par Sartre : 1' auteur de La Nausée, qui a clairement reconnu n'avoir eu aucune conscience politique avant la guerre, n'a joué qu'un rôle mineur. dans un réseau de résistance où il était, a-t-il écrit, <<un écrivain qui résistait et non un résistant qui écrivait». C'est sans doute cette prise de conscience tardive qui le conduit à analyser la notion d'engagement dans Qu'est-ce que la littérature? ( 1948). Lié à un usage direct du langage- et non détourné comme celui de la poésie -, l'engagement concerne selon lui d'abord le prosateur. Car i< l'écrivain engagé sait que sa parole est action» et que ses mots «peuvent être des pis­tolets chargés». L'engagement de l'écrivain peut s'exprimer dans son œuvre sans en annuler les enjeux esthétiques, s'il répond à son exigence de liberté et non à un souci de propagande. À l'affirmation de sa liberté répond alors celle du lecteur auquel «il dévoile le monde en lui laissant le soin de juger». Selon lui, ni les écrivains du xrxe siècle, restés attachés à leurs origines bourgeoises, ni les surréalistes, trop nihilistes pour inciter à l'action, n'ont atteint l'idéal d'engagement auquel il aspire.

Cette mise au point ne facilite pourtant ni le rôle des écrivains dans la cité, ni la défini­tion de la littérature engagée, ni l'évaluation de sa valeur esthétique. Parmi les auteurs qui n'ont pas attendu Sartre pour aborder frontalement des sujets politiques et idéolo­giques, la «nature» de l'« engagement» est difficile à définir. Dans La Condition humaine (1933), Malraux reste critique à l'égard du communisme mais célèbre l'héroïsme de ses militants. Il en est de même dans L'Espoir (1937). Aragon, plus habile dans la peinture critique de la bourgeoisie que dans celle du peuple, écrit avec Aurélien (1944) un roman de l'amour fou qui réduit la portée de sa démonstration idéologique. Il n'achèvera d'ailleurs pas le cycle des Communistes (1949-1951). Combiné avec le thème de l'amour courtois, l'accent militant de ses poèmes de Résistance en rend la portée intemporelle, ce qu'on pourrait dire aussi du très beau et bref roman de Vercors Le Silence de la mer (!942). Les romans militants de Roger Vailland ou d'Elsa Triolet ont assez mal vieilli, tout comme ceux des «Hussards», qui se sont illustrés dans l'après-guerre par l'engagement à droite. Enfin, Sartre lui-même, entraîné dans la bataille idéologique, n'a pas réalisé cette alchimie entre l'engagement et l'art. Malgré ses efforts et ceux de Simone de Beauvoir pour faire connaître d'authentiques écrivains, Les Temps modernes sont rapidement devenus une revue de débat et non de littérature. Vigoureusement contestée par le formalisme des années 1960, la littérature engagée a mis en question la littérature ellewmême et sa capacité séculaire à dire le monde: alors que la république des normaliens lettrés a vécu, c'est dans le champ des sciences humaines que le débat d'idées s'est déplacé. Après que Roland Barthes eut récusé la notion de «littérature» au bénéfice de celle d'« écriture», elle a perdu une partie de son pouvoir dans la cité, dépossédée par les philosophes, eux-mêmes concurrencés à leur tour dans le monde capitaliste actuel par la «science» improbable des économistes.

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Les impasses de la littérature engagée

Entre les deux guerres et après 1945, la littérature d'idées a connu un essor sans précédent et ouvert un débat sur la notion même de littérature. Devenu presque obligatoire dans les années 1950, l'engagement de l'écrivain a posé de nombreux problèmes à des créateurs parfois détournés de leur projet esthé­tique par leur obéissance à la ligne politique d'un parti.

1. une constante elu xx• siècle

Si la littérature a toujours été le lieu de résonance le plus sensible au fracas des armes et au débat politique, des guerres de Religion à nos jours, la notion de <<littérature engagée» est récente. Elle s'esquisse au XVIIIe siècle, se précise avec l'affaire Dreyfus et se théorise après 1945. Jusqu'au XVInt siècle, en effet, l'écrivain, sans statut et toujours tributaire d'un pouvoir, exprime ses idées dans le cadre des trois genres traditionnels- roman, poé­sie, théâtre - indirectement et avec retenue. Le pamphlet et le conte philosophique au xvrue siècle, le roman au XIXe, témoignent ensuite par leur importance et leur portée polémique de l'émancipation de l'artiste. i<Publiciste» au début du xrxe siècle, l'écrivain devient i< intellectuel» quand il joint l'action à la parole, en provoquant, par exemple, comme après la publication de l'article J'accuse de Zola, le basculement d'une partie de l'opinion et la révision du procès du capitaine Dreyfus. L'amplification de ce mouve~ ment au _xxc siècle est d'abord due au caractère inouï des deux guerres mondiales: dans les années 1930, les écrivains sont conscients que l'échec des mouvements pacifistes d'avant 1914, comme celui de Romain Rolland (1866-1944), est le leur. Coïncidence tragique, le roman de Roger Martin du Gard (1881-!958) Les Thibault (1922-1940), qui revient sur les causes de la Première Guerre mondiale, n'est achevé qu'au moment où commence le second conflit Les écrivains éprouvent alors le besoin de se regrouper.

Tandis que le surréalisme affiche publiquement et bruyamment sa volonté révolution­naire et se rapproche du communisme, l'essor des revues favorise l'action collective. Le clivage droite-gauche s'accentue avec la montée du fascisme, peu avant l'arrivée au pouvoir du Front populaire. Les écrivains de la très littéraire NRF sont tous très à gauche, comme Gide, Schlumberger et Martin du Garcl. Certains s'expriment avec Aragon et Paul Nizan (1905-1940) dans la revue Commune (1933-1939), révolution­naire, tandis que la gauche chrétienne et antifasciste se rallie à Emmanuel Mounier (1905-1950), directeur de la revue Esprit créée en 1932. Quelques prises de parole fOrtes, des protestations et des pétitions réunissent, à quelques moments clés, l'élite de la littérature: c'est le cas, le 6 février 1934 lorsqu'une pétition contre le fascîsme recueille les signatures d'André Malraux, André Breton, Paul Éluard, de l'humaniste Alain et du chrétien Jean Guéhenno. Dans les années 1930, les écrivains sympathisants du fascisme comme Robert Brasillach (1909-1945) ou Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945) lancent à leur tour un manifeste qui suscite une réponse des intellectuels de gauche. À 1a Libération, le clivage s'accentue en fonction des choix opérés durant

celle-ci: pacifisme (Giono), collaboration (Brasillach, Drieu), résistance active (Aragon, Camus, Char, Desnos, Éluard, Paulhan).

2. les tourments de l'écrivain engagé

La Libération accuse les différences et divise le Comité national des écrivains (CNE) entre partisans d'une sévérité exemplaire envers les intellectuels collaborateurs et les partisans de la clémence ou de l'apaisement. Mais la place de l'engagement dans la création littéraire proprement dite ne sera réellement définie que par Sartre : 1' auteur de La Nausée, qui a clairement reconnu n'avoir eu aucune conscience politique avant la guerre, n'a joué qu'un rôle mineur. dans un réseau de résistance où il était, a-t-il écrit, <<un écrivain qui résistait et non un résistant qui écrivait». C'est sans doute cette prise de conscience tardive qui le conduit à analyser la notion d'engagement dans Qu'est-ce que la littérature? ( 1948). Lié à un usage direct du langage- et non détourné comme celui de la poésie -, l'engagement concerne selon lui d'abord le prosateur. Car i< l'écrivain engagé sait que sa parole est action» et que ses mots «peuvent être des pis­tolets chargés». L'engagement de l'écrivain peut s'exprimer dans son œuvre sans en annuler les enjeux esthétiques, s'il répond à son exigence de liberté et non à un souci de propagande. À l'affirmation de sa liberté répond alors celle du lecteur auquel «il dévoile le monde en lui laissant le soin de juger». Selon lui, ni les écrivains du xrxe siècle, restés attachés à leurs origines bourgeoises, ni les surréalistes, trop nihilistes pour inciter à l'action, n'ont atteint l'idéal d'engagement auquel il aspire.

Cette mise au point ne facilite pourtant ni le rôle des écrivains dans la cité, ni la défini­tion de la littérature engagée, ni l'évaluation de sa valeur esthétique. Parmi les auteurs qui n'ont pas attendu Sartre pour aborder frontalement des sujets politiques et idéolo­giques, la «nature» de l'« engagement» est difficile à définir. Dans La Condition humaine (1933), Malraux reste critique à l'égard du communisme mais célèbre l'héroïsme de ses militants. Il en est de même dans L'Espoir (1937). Aragon, plus habile dans la peinture critique de la bourgeoisie que dans celle du peuple, écrit avec Aurélien (1944) un roman de l'amour fou qui réduit la portée de sa démonstration idéologique. Il n'achèvera d'ailleurs pas le cycle des Communistes (1949-1951). Combiné avec le thème de l'amour courtois, l'accent militant de ses poèmes de Résistance en rend la portée intemporelle, ce qu'on pourrait dire aussi du très beau et bref roman de Vercors Le Silence de la mer (!942). Les romans militants de Roger Vailland ou d'Elsa Triolet ont assez mal vieilli, tout comme ceux des «Hussards», qui se sont illustrés dans l'après-guerre par l'engagement à droite. Enfin, Sartre lui-même, entraîné dans la bataille idéologique, n'a pas réalisé cette alchimie entre l'engagement et l'art. Malgré ses efforts et ceux de Simone de Beauvoir pour faire connaître d'authentiques écrivains, Les Temps modernes sont rapidement devenus une revue de débat et non de littérature. Vigoureusement contestée par le formalisme des années 1960, la littérature engagée a mis en question la littérature ellewmême et sa capacité séculaire à dire le monde: alors que la république des normaliens lettrés a vécu, c'est dans le champ des sciences humaines que le débat d'idées s'est déplacé. Après que Roland Barthes eut récusé la notion de «littérature» au bénéfice de celle d'« écriture», elle a perdu une partie de son pouvoir dans la cité, dépossédée par les philosophes, eux-mêmes concurrencés à leur tour dans le monde capitaliste actuel par la «science» improbable des économistes.

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Vers le « théâtre de l'absurde»

Au début du XX' siècle et en dépit des audaces ponctuelles d'Alfred ]arry, aucun courant fédérateur ne semble devoir réunir les inventeurs dans le domaine du théâtre: de grands dramaturges créent une œuvre dans le cadre des formes traditionnelles mais la double influence du surréalisme et de l'existentialisme va faire éclater les conventions au bénéfice d'un nouveau langage théâtral.

1. ou thét'itre d'auteur au spectacle de la dérision

196

~ un calme trompeur

Après la rupture des codes provoquée par le romantisme, le langage théâtral semble avoir été épargné par les grandes secousses qui ont transformé la poésie et durable­ment modifié le roman. Au début du siècle, le théàtre symboliste n'a pas fait école et l'univers de Paul Claudel, s'il pratique le mélange des genres devenu banal, reste unique. Le succès d'un Feydeau (1862-1921) ou d'un Courteline (1858-1929) semble consacrer le genre populaire, apparemment inoffensif, du théâtre de boulevard, dont les situations ridicules et le délire verbal produisent pourtant des dissonances intéres­santes. I:Ubu roi (1896) d'Alfred jarry (1873-1907), qui parodie, dans la mouvance de l'esprit nouveau et sur le mode farcesque, à la fois J'Œdipe roi de Sophocle et le Macbeth de Shakespeare, ouvre la voie à un autre langage théâtral sans être vraiment compris: l'œuvre est perçue comme un canular ou un brùlot anarchiste, et le succès phénoménal du Cyrano de Bergerac (1897) de Rostand (1868-1918), qui semble réconcilier les Français divisés par l'affaire Dreyfus, résonne comme un hommage à la tradition. Entre les deux guerres, le théâtre reste le royaume des auteurs tout-puissants tandis que l'invention se situe du côté des metteurs en scène: après Lugné-Poe et Antoine, Jacques Copeau au Vieux-Colombier, vise le dépouillement et les membres du Cartel- Charles Dullin, Georges Pitoëff, Gaston Baty- s'orieritent, avec Louis Jouvet, dans des voies différentes, vers une esthétique du théâtre qui permet à la représentation non pas d'illustrer mais d'interroger le texte.

~ L'élan surréaliste avorté

Les surréalistes, grands spécialistes du spectacle délirant et provocateur, semblaient capables de porter à la scène leur parole poétique audacieuse: mais la révolution théâtrale n'aura pas lieu à ce moment-là. Antonin Artaud, acteur avant d'être surréa­liste, a très précocement l'instinct du théâtre comme spectacle total qui s'est imposé aujourd'hui. Après sa rupture avec Breton, pour qui te spectacle semble être surtout un outil de propagande, Artaud fonde le théâtre Alfred-Jarry avec un autre dissident, Roger Vitrac (1899-1952), dont la pièce Victor ou les Enfants au pouvoir (1928) a été un des seuls spectacles mémorables de cette entreprise éphémère. Mais, en 1938, Antonin Artaud a le temps, avant de sombrer dans la psychose, de définir les prémices d'un

nouveau théâtre, porteur à la scène de son langage propre. Dans Le Théâtre et son double (1938), il défend l'idée d'un "théâtre de la cruauté, dont les audaces visuelles et verbales créent un rapport différent avec le public.

Il découvre également la tradition orientale du théâtre, à Bali, notamment, dans laquelle la parole et surtout le sens des mots ne jouent pas le premier rôle. Et il écrit:

«Une vraie pièce de théâtre bouscule le repos des sens, libère l'inconscient comprimé, pousse une sorte de cri de révolte virtuelle.»

2. Les précurseurs du « thét'itre de l'absurde»

~ Un théâtre de l'énergie

Alors qu'Artaud cite explicitement les peintres renaissants Jérôme Bosch (v. 1450-v. 1516) et Matthias Grünewald (v. 1470-v. 1528) comme exemples des images que doit pouvoir susciter le théâtre de la cruauté, on ne découvrira qu'après la guerre la puissance créatrice du dramaturge flamand Michel de Ghelderode ( 1898-1962). L'angoisse profonde qui inspire ce théâtre est proche de l'existentialisme et des littéra­tures de l'absurde à venir. Dans Christophe Colomb (1929) et, surtout, La Ballade du Grand Macabre (entre 1934 et 1937), des visions et des personnages qui évoquent le monde fantasmagorique de Bruegel (v. 1530-1569) ou de James Ensor (1860-1949) s'expriment par un langage à la fois lyrique et volontairement trivial ou la représenta­tion de scènes de catastrophe. Le théâtre de Ghelderode utilise aussi les ressources du spectacle populaire que sont le Grand-Guignol, le théâtre de foire et de tréteaux. Dans ses Entretiens d'Ostende, il semble rejoindre Artaud pour affirmer:

«Je ne lis pas les philosophes, l'auteur dramatique n'a pas besoin de cela. Pour moi le théâtre est un jeu de l'instinct.»

t les poètes de la scène en marge du théâtre d'idées

Représenté après la guerre, Ghelderode attire et inquiète, comme Henri Pichette (1 924-2000), dont Les Épiphanies (1947) congédient toute action dramatique pour mettre en scène visuellement l'itinéraire du poète. Jacques Audiberti (1899-1965) déroule, dans une sorte de galerie de 1' absurde, ses thèmes obsédants comme le bien et le mal, .en dehors de toute idéologie et dans une effervescence verbale porteuse de l'énergie qui caractérise le<< nouveau théâtre». On retrouve cet élan dans Quoat-Quoat (1945) et Le mal court (1947). Mais, curieusement, l'angoisse existentielle théorisée par la philosophie de Sartre ou la vision camusienne de l'absurde n'inspirent pas aux écri­vains qui les ont conçues un langage spécifiquement adapté à la scène. Aussi bien Sartre que Camus, pourtant homme de théâtre, qui admireront et soutiendront ces créateurs encore inconnus, choisissent, eux, de s'exprimer dans un registre dramatique très conventionnel, celui du débat agonistique, dans une prose assez sèche et, chez Camus, moins lyrique que le reste de son œuvre. A l'évidence, l'émergence vivante de l'absurde au théâtre ne viendra pas des théoriciens mais des écrivains qui ont compris ce qui se joue sur scène entre le corps, le texte, le mouvement et les objets: Beckett, Ionesco et le mouvement qu'ils entraînent

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Vers le « théâtre de l'absurde»

Au début du XX' siècle et en dépit des audaces ponctuelles d'Alfred ]arry, aucun courant fédérateur ne semble devoir réunir les inventeurs dans le domaine du théâtre: de grands dramaturges créent une œuvre dans le cadre des formes traditionnelles mais la double influence du surréalisme et de l'existentialisme va faire éclater les conventions au bénéfice d'un nouveau langage théâtral.

1. ou thét'itre d'auteur au spectacle de la dérision

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~ un calme trompeur

Après la rupture des codes provoquée par le romantisme, le langage théâtral semble avoir été épargné par les grandes secousses qui ont transformé la poésie et durable­ment modifié le roman. Au début du siècle, le théàtre symboliste n'a pas fait école et l'univers de Paul Claudel, s'il pratique le mélange des genres devenu banal, reste unique. Le succès d'un Feydeau (1862-1921) ou d'un Courteline (1858-1929) semble consacrer le genre populaire, apparemment inoffensif, du théâtre de boulevard, dont les situations ridicules et le délire verbal produisent pourtant des dissonances intéres­santes. I:Ubu roi (1896) d'Alfred jarry (1873-1907), qui parodie, dans la mouvance de l'esprit nouveau et sur le mode farcesque, à la fois J'Œdipe roi de Sophocle et le Macbeth de Shakespeare, ouvre la voie à un autre langage théâtral sans être vraiment compris: l'œuvre est perçue comme un canular ou un brùlot anarchiste, et le succès phénoménal du Cyrano de Bergerac (1897) de Rostand (1868-1918), qui semble réconcilier les Français divisés par l'affaire Dreyfus, résonne comme un hommage à la tradition. Entre les deux guerres, le théâtre reste le royaume des auteurs tout-puissants tandis que l'invention se situe du côté des metteurs en scène: après Lugné-Poe et Antoine, Jacques Copeau au Vieux-Colombier, vise le dépouillement et les membres du Cartel- Charles Dullin, Georges Pitoëff, Gaston Baty- s'orieritent, avec Louis Jouvet, dans des voies différentes, vers une esthétique du théâtre qui permet à la représentation non pas d'illustrer mais d'interroger le texte.

~ L'élan surréaliste avorté

Les surréalistes, grands spécialistes du spectacle délirant et provocateur, semblaient capables de porter à la scène leur parole poétique audacieuse: mais la révolution théâtrale n'aura pas lieu à ce moment-là. Antonin Artaud, acteur avant d'être surréa­liste, a très précocement l'instinct du théâtre comme spectacle total qui s'est imposé aujourd'hui. Après sa rupture avec Breton, pour qui te spectacle semble être surtout un outil de propagande, Artaud fonde le théâtre Alfred-Jarry avec un autre dissident, Roger Vitrac (1899-1952), dont la pièce Victor ou les Enfants au pouvoir (1928) a été un des seuls spectacles mémorables de cette entreprise éphémère. Mais, en 1938, Antonin Artaud a le temps, avant de sombrer dans la psychose, de définir les prémices d'un

nouveau théâtre, porteur à la scène de son langage propre. Dans Le Théâtre et son double (1938), il défend l'idée d'un "théâtre de la cruauté, dont les audaces visuelles et verbales créent un rapport différent avec le public.

Il découvre également la tradition orientale du théâtre, à Bali, notamment, dans laquelle la parole et surtout le sens des mots ne jouent pas le premier rôle. Et il écrit:

«Une vraie pièce de théâtre bouscule le repos des sens, libère l'inconscient comprimé, pousse une sorte de cri de révolte virtuelle.»

2. Les précurseurs du « thét'itre de l'absurde»

~ Un théâtre de l'énergie

Alors qu'Artaud cite explicitement les peintres renaissants Jérôme Bosch (v. 1450-v. 1516) et Matthias Grünewald (v. 1470-v. 1528) comme exemples des images que doit pouvoir susciter le théâtre de la cruauté, on ne découvrira qu'après la guerre la puissance créatrice du dramaturge flamand Michel de Ghelderode ( 1898-1962). L'angoisse profonde qui inspire ce théâtre est proche de l'existentialisme et des littéra­tures de l'absurde à venir. Dans Christophe Colomb (1929) et, surtout, La Ballade du Grand Macabre (entre 1934 et 1937), des visions et des personnages qui évoquent le monde fantasmagorique de Bruegel (v. 1530-1569) ou de James Ensor (1860-1949) s'expriment par un langage à la fois lyrique et volontairement trivial ou la représenta­tion de scènes de catastrophe. Le théâtre de Ghelderode utilise aussi les ressources du spectacle populaire que sont le Grand-Guignol, le théâtre de foire et de tréteaux. Dans ses Entretiens d'Ostende, il semble rejoindre Artaud pour affirmer:

«Je ne lis pas les philosophes, l'auteur dramatique n'a pas besoin de cela. Pour moi le théâtre est un jeu de l'instinct.»

t les poètes de la scène en marge du théâtre d'idées

Représenté après la guerre, Ghelderode attire et inquiète, comme Henri Pichette (1 924-2000), dont Les Épiphanies (1947) congédient toute action dramatique pour mettre en scène visuellement l'itinéraire du poète. Jacques Audiberti (1899-1965) déroule, dans une sorte de galerie de 1' absurde, ses thèmes obsédants comme le bien et le mal, .en dehors de toute idéologie et dans une effervescence verbale porteuse de l'énergie qui caractérise le<< nouveau théâtre». On retrouve cet élan dans Quoat-Quoat (1945) et Le mal court (1947). Mais, curieusement, l'angoisse existentielle théorisée par la philosophie de Sartre ou la vision camusienne de l'absurde n'inspirent pas aux écri­vains qui les ont conçues un langage spécifiquement adapté à la scène. Aussi bien Sartre que Camus, pourtant homme de théâtre, qui admireront et soutiendront ces créateurs encore inconnus, choisissent, eux, de s'exprimer dans un registre dramatique très conventionnel, celui du débat agonistique, dans une prose assez sèche et, chez Camus, moins lyrique que le reste de son œuvre. A l'évidence, l'émergence vivante de l'absurde au théâtre ne viendra pas des théoriciens mais des écrivains qui ont compris ce qui se joue sur scène entre le corps, le texte, le mouvement et les objets: Beckett, Ionesco et le mouvement qu'ils entraînent

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samuel Bed<ett et le langage disloqué

Si on peut définir l'existentialisme comme un courant de pensée qui permet de nommer des tendances récurrentes dans la littérature des années 1950, le <<théâtre de l'absurde>> ou «nouveau théâtre>> ne recouvre lui aussi que des convergences : par son ampleur et sa complexité, l'œuvre de Samuel Beckett dépasse les thèmes de l'incohérence et de la catastrophe qui la rattachent à son époque.

~ une quête qui traverse les genres

Contre son gré, Samuel Beckett (1906-1989) a incarné, après le succès en partie scan­daleux d'En attendant Godot (1953), le théâtre de l'absurde ou de la dérision. Or le théâtre n'est qu'un aspect partiel de son œuvre: il suffit de se pencher sur la masse impressionnante de ses écrits et leur genèse pour le constater. Cet homme qui n'aimait pas la vie a vécu assez longtemps pour ressasser, sans se répéter, son attente peu convaincue d'un sens qui se dérobe, dans une vie minée par la catastrophe à l'horizon d'un monde de plus en plus disloqué. Il est probable que, même si ses premiers textes publiés relèvent de la fiction narrative, îi a travaillé non pas successivement mais conjointement dans les deux genres, romanesque et dramatique, avec la même voix. Car la parole de Beckett, du monologue au dialogue, dit, avec une désespérance qui va toujours de pair avec un humour nature!, l'angoisse pascalienne de la condition humaine et l'« inconvénient d'être né)}, comme l'écrira son contemporain Cioran.

~ Roman et t11éàtre

De nationalité irlandaise, Beckett parle couramment le français et écrit dans les deux langues. S'il connaît le succès pour ses pièces écrites en français, ce va-et-vient entre deux langues peut- mais pouvons-nous l'affirmer, voire l'expliquer?- avoir joué un rôle dans l'évolution de son rapport existentiel et esthétique au langage. Ses premiers romans suggèrent l'influence de James Joyce (1882-1941), qu'il rencontre après des études classiques à Paris et dont il devient le collaborateur. Après Murphy (1938), histoire d'une quête achevée par un suicide, Beckett, dans les pas de 1' auteur d'Ulysse (1932), va de plus en plus loin dans la remise en question des codes romanesques. Moins picaresque, moins baroque, Watt (publié en français en 1968) ressemble à une fable à la manière de Kafka. L'ensemble, souvent qualifié de «trilogie)}, Molloy ( 1951), Maione meurt(l952),L'Innommable (1953), rédigé entre 1947 et 1949 et publiés tout d'abord en français, met en place les thèmes de toute l'œuvre: l'errance, l'attente, la mort à l'œuvre dans la vie même, la déformation et le rétrécissement des lieux, la confusion du personnage avec sa parole qui est souvent celle du souvenir. Parallèlement, Beckett écrit En attendant Godot et d'autres œuvres en anglais, comme Premier Amour (1946) ou les Nouvelles et Textes pour rien (1946-1950). I:effacement du personnage

i

qui endosse la déffoque du clochard, de l'errant, de l'infirme, du maniaque accroché à ses souvenirs, le rejet de toute psychologie ont déjà créé- en refusant de le structurer­le monde de Beckett.

2. « Ces histoires ii crever debout de vie et de mort»

~ les grandes pièces des années 1960

Tandis que le monologue auquel Beckett ne renoncera jamais donne du désespoir une vision poétique, ses dialogues de théâtre font entendre, dans la vacuité de plus en plus sensible des décors soulignée par des didascalies très précises, un langage tantôt angoissé, tantôt clownesque: il semble destiné à peupler l'attente de personnages qui ne supportent pas le silence tout en le recherchant, et dont on ne sait s'ils évoquent des souvenirs ou racontent des histoires. Les clochards Vladimir et Estragon de En attendant Godot parlent jusqu'à s'étourdir en s'agitant comme des marionnettes sur une lande déserte où pousse un seul arbre rachitique. Dans Fin de partie (1.957), un «intérieur sans meubles» sert de cadre au personnage de Hamm, aveugle et paralytique, qui, dépendant de son serviteur Clov, dialogue à distance avec ses «maudits progéniteurs », Nagg et Nell qui, officiellement morts, continuent de s'exprimer dans deux poubelles placées côte à côte. Une gangue de même nature enferme Winnie, le personnage appa­remment futile de Oh les beaux jours (1961): jaillissant, jusqu'à la taille seulement d'« une étendue d'herbe brùlée s'enflant au centre en petit mamelon», sa silhouette sort du sac que portent, comme un symbole du poids de l'existence, tous les person­nages de Beckett, une série d'objets de la vie courante qui semblent meubler sa peur de disparaître et recréer nostalgiquement des souvenirs heureux.

~ le langage en lambeaux Le monologue syncopé de Winnie dans cette pièce, une des plus jouées de Beckett, tout en monosyllabes et silences, correspond en fait à une nouvelle étape dans le lan­gage de l'écrivain. Au théâtre, les œuvres sont de plus en plus brèves avec un seul per­sonnage comme dans La Dernière Bande (1959). Le roman Comment c'est (1961) a déjà réduit l'apparence du personnage qui n'existe plus que par sa voix et renoncé à

l'utilisation classique de la syntaxe. Aux grands monologues répétitifs et circulaires succèdent des« pavés» de texte coupés de silences. Comme« pas à pas jusqu'au dernier», la disparition et la mort envahissent l'univers de Beckett dans des textes de plus en plus courts dont les titres sont explicites: de Têtes-mortes (1967)à Pas moi (1973). Le per­sonnage de cette dernière. pièce dit son étonnement d'être né, son désarroi par rapport au langage qu'il prononce, sa stupéfaction d'avoir survécu, dans un langage où comique et tragique restent intimement mêlés: face à l'insoutenable, la voix humaine réagit par un bégaiement «innommable>>. Le tragique de l'univers bcckettien est d'ailleurs amplifié par les réactions de l'écrivain devant la gloire littéraire qui est la sienne: dans les années 1970, Beckett, prix Nobell969 malgré lui, laisse son éditeur Jérôme Lindon aller chercher le prix et, avant une séance de photos, suggère au photo­graphe Jerry Bauer, qui cherche un cadre pour son cliché, un tas de poubelles au milieu desquelles il s'assied avec un parfait natureL Faut-il ajouter que, si sa vision du monde se rapproche de l'absurde, elle exclut a priori celle de tout engagement?

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samuel Bed<ett et le langage disloqué

Si on peut définir l'existentialisme comme un courant de pensée qui permet de nommer des tendances récurrentes dans la littérature des années 1950, le <<théâtre de l'absurde>> ou «nouveau théâtre>> ne recouvre lui aussi que des convergences : par son ampleur et sa complexité, l'œuvre de Samuel Beckett dépasse les thèmes de l'incohérence et de la catastrophe qui la rattachent à son époque.

~ une quête qui traverse les genres

Contre son gré, Samuel Beckett (1906-1989) a incarné, après le succès en partie scan­daleux d'En attendant Godot (1953), le théâtre de l'absurde ou de la dérision. Or le théâtre n'est qu'un aspect partiel de son œuvre: il suffit de se pencher sur la masse impressionnante de ses écrits et leur genèse pour le constater. Cet homme qui n'aimait pas la vie a vécu assez longtemps pour ressasser, sans se répéter, son attente peu convaincue d'un sens qui se dérobe, dans une vie minée par la catastrophe à l'horizon d'un monde de plus en plus disloqué. Il est probable que, même si ses premiers textes publiés relèvent de la fiction narrative, îi a travaillé non pas successivement mais conjointement dans les deux genres, romanesque et dramatique, avec la même voix. Car la parole de Beckett, du monologue au dialogue, dit, avec une désespérance qui va toujours de pair avec un humour nature!, l'angoisse pascalienne de la condition humaine et l'« inconvénient d'être né)}, comme l'écrira son contemporain Cioran.

~ Roman et t11éàtre

De nationalité irlandaise, Beckett parle couramment le français et écrit dans les deux langues. S'il connaît le succès pour ses pièces écrites en français, ce va-et-vient entre deux langues peut- mais pouvons-nous l'affirmer, voire l'expliquer?- avoir joué un rôle dans l'évolution de son rapport existentiel et esthétique au langage. Ses premiers romans suggèrent l'influence de James Joyce (1882-1941), qu'il rencontre après des études classiques à Paris et dont il devient le collaborateur. Après Murphy (1938), histoire d'une quête achevée par un suicide, Beckett, dans les pas de 1' auteur d'Ulysse (1932), va de plus en plus loin dans la remise en question des codes romanesques. Moins picaresque, moins baroque, Watt (publié en français en 1968) ressemble à une fable à la manière de Kafka. L'ensemble, souvent qualifié de «trilogie)}, Molloy ( 1951), Maione meurt(l952),L'Innommable (1953), rédigé entre 1947 et 1949 et publiés tout d'abord en français, met en place les thèmes de toute l'œuvre: l'errance, l'attente, la mort à l'œuvre dans la vie même, la déformation et le rétrécissement des lieux, la confusion du personnage avec sa parole qui est souvent celle du souvenir. Parallèlement, Beckett écrit En attendant Godot et d'autres œuvres en anglais, comme Premier Amour (1946) ou les Nouvelles et Textes pour rien (1946-1950). I:effacement du personnage

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qui endosse la déffoque du clochard, de l'errant, de l'infirme, du maniaque accroché à ses souvenirs, le rejet de toute psychologie ont déjà créé- en refusant de le structurer­le monde de Beckett.

2. « Ces histoires ii crever debout de vie et de mort»

~ les grandes pièces des années 1960

Tandis que le monologue auquel Beckett ne renoncera jamais donne du désespoir une vision poétique, ses dialogues de théâtre font entendre, dans la vacuité de plus en plus sensible des décors soulignée par des didascalies très précises, un langage tantôt angoissé, tantôt clownesque: il semble destiné à peupler l'attente de personnages qui ne supportent pas le silence tout en le recherchant, et dont on ne sait s'ils évoquent des souvenirs ou racontent des histoires. Les clochards Vladimir et Estragon de En attendant Godot parlent jusqu'à s'étourdir en s'agitant comme des marionnettes sur une lande déserte où pousse un seul arbre rachitique. Dans Fin de partie (1.957), un «intérieur sans meubles» sert de cadre au personnage de Hamm, aveugle et paralytique, qui, dépendant de son serviteur Clov, dialogue à distance avec ses «maudits progéniteurs », Nagg et Nell qui, officiellement morts, continuent de s'exprimer dans deux poubelles placées côte à côte. Une gangue de même nature enferme Winnie, le personnage appa­remment futile de Oh les beaux jours (1961): jaillissant, jusqu'à la taille seulement d'« une étendue d'herbe brùlée s'enflant au centre en petit mamelon», sa silhouette sort du sac que portent, comme un symbole du poids de l'existence, tous les person­nages de Beckett, une série d'objets de la vie courante qui semblent meubler sa peur de disparaître et recréer nostalgiquement des souvenirs heureux.

~ le langage en lambeaux Le monologue syncopé de Winnie dans cette pièce, une des plus jouées de Beckett, tout en monosyllabes et silences, correspond en fait à une nouvelle étape dans le lan­gage de l'écrivain. Au théâtre, les œuvres sont de plus en plus brèves avec un seul per­sonnage comme dans La Dernière Bande (1959). Le roman Comment c'est (1961) a déjà réduit l'apparence du personnage qui n'existe plus que par sa voix et renoncé à

l'utilisation classique de la syntaxe. Aux grands monologues répétitifs et circulaires succèdent des« pavés» de texte coupés de silences. Comme« pas à pas jusqu'au dernier», la disparition et la mort envahissent l'univers de Beckett dans des textes de plus en plus courts dont les titres sont explicites: de Têtes-mortes (1967)à Pas moi (1973). Le per­sonnage de cette dernière. pièce dit son étonnement d'être né, son désarroi par rapport au langage qu'il prononce, sa stupéfaction d'avoir survécu, dans un langage où comique et tragique restent intimement mêlés: face à l'insoutenable, la voix humaine réagit par un bégaiement «innommable>>. Le tragique de l'univers bcckettien est d'ailleurs amplifié par les réactions de l'écrivain devant la gloire littéraire qui est la sienne: dans les années 1970, Beckett, prix Nobell969 malgré lui, laisse son éditeur Jérôme Lindon aller chercher le prix et, avant une séance de photos, suggère au photo­graphe Jerry Bauer, qui cherche un cadre pour son cliché, un tas de poubelles au milieu desquelles il s'assied avec un parfait natureL Faut-il ajouter que, si sa vision du monde se rapproche de l'absurde, elle exclut a priori celle de tout engagement?

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Le monde déréglé de Ionesco

Grâce au pouvoir de la représentation et à la volonté inventive des metteurs en scène, le « nouveau théâtre» des années 1950-1966 recouvre bien un mouve­ment sans être une école: jeu sur le langage que l'impossible relation entre les êtres rend délirant, procès du conformisme et des ridicules quotidiens de la vie sociale, le théâtre de Ionesco marque durablement son époque.

1. LC! col'lununicatiol'l en crise

200

Le jour oü Eugène Ionesco (1909-1994) meurt, le public du minuscule théâtre de La Huchette, au cœur du Quartier latin à Paris, assiste à la 11 944e représentation de La Cantatrice chauve (1950): cette pièce où aucune cantatrice n'apparaît s'est jouée sans interruption depuis sa reprise, en 1957. C'est dire combien l'univers de Ionesco, d'abord très mal reçu par la critique, a conservé, au-delà des années pionnières, sa force de persuasion. Comme Beckett, Ionesco a le talent de subvertir une langue qui n'est pas pour lui «maternelle,,, même si la mère de ce Roumain longtemps ballotté entre deux pays et deux nationalités était française. Alors qu'il fait des études en France, sans achever une thèse entreprise sur Baudelaire, et vit de petites tâches, il fait quelques rencontres essentielles, dont celle de Breton, Bufiuet le philosophe Maurice de Gandillac, le dramaturge Adamov (voir fiche 80), ainsi que ses compatriotes Mircea Eliade et Cioran, tous grands maîtres de la dérision. Il estime alors avoir découvert les ressorts de son théâtre en cherchant à apprendre l'anglais avec la méthode Assimil: les dialogues élémentaires jusqu'à l'absurdité, calqués sur les clichés de la vie quotidienne que rabâche ce guide, vont lui inspirer, dit~il, ses premières pièces.

Brèves, en un acte généralement, La Cantatrice chauve, La Leçon (1951), Les Chaises (1952), Victimes du devoir (1953) éliminent quasiment toute fable. Comme il l'a pré­cisé dans un des nombreux écrits explicatifs de son œuvre, Notes et Contre~notes (1962): «la pièce de théâtre est plutôt une construction qu'une histoire». Dans des décors minimalistes, des personnages stéréotypés partent d'une situation inintéres~ sante qui ne sera jamais dénouée ou se répètera jusqu'au délire, pour« porter la parole à son paroxysme». Héritier conscient ou non d'Antonin Artaud, Ionesco estime que le théâtre ne vaut que« dans le grossissement des effets». Il faut donc selon lui« les grossir davantage encore, les souligner, les accentuer au maximum. Pousser le théâtre au-delà de cette zone intermédiaire qui n'est ni théâtre, ni littérature». Il se saisit donc des per­sonnages de la scène réaliste et naturaliste pour les subvertir en montrant de façon grotesque le fonctionnement des «ficelles >i. Les cibles du délire verbal de Ionesco sont le couple de petits~ bourgeois échangeant des banalités et les rapports de domination inclus dans le langage de la vie quotidienne. Le paroxysme étant le lieu autant que le moyen où se rejoignent le comique et le tragique, ses répliques renvoient, à travers la parataxe ou les associations de mots incohérentes mais rythmées, l'image résolument comique d'un monde tragique où les paroles se perdent car, «plus désespérant encore que le tragique, le comique n'offre pas d'issue)>.

2. Du délire quotic:liel'l ii l'absurdité du monde

Malgré le soutien de Jean Paulhan, de la NRF, et même celui de Jean Anouilh (1910-1987), dont l'œuvre à succès, noire mais réaliste, est aux antipodes de la sienne, le théâtre de Ionesco réunit un public relativement confidentiel et initié jusqu'au moment où ses pièces se rallongent. Elles esquissent une certaine unité de temps, ébauchent une action, comme Amédée ou comment s'en débarrasser (1954): autour d'un cadavre impossible à éliminer et qui prend des proportions monstrueuses, le décor s'élargit, les personnages se structurent et quelques passages lyriques leur donnent un peu d'épaisseur. En fait, le personnage d'Amédée préfigure celui de Bérenger, qui apparaît successivement dans quatre pièces, Tueur sans gages ( 1958), Rhinocéros (1960), Le roi se meurt (1962), Le Piéton de l'air (1963). Cette conscience à la fois naïve, enthousiaste et critique joue, sur la scène élargie au théâtre du monde, le rôle d'un Candide qui dévoile sans le vouloir toute une série d'horreurs. C'est ce qui se passe dans Rhinocéros, métaphore de la montée du fascisme en Roumanie dans les années 1930, une pièce qui résonne symboliquement comme une dénonciation de tous les totalita­rismes. Avec cette œuvre qui connaît un succès mondial, Ionesco quitte l'avant-garde, ce qui n'est pas sans lui créer des difficultés. Car «l'activité littéraire n'est plus un jeu, ne peut plus être un jeu)>. Ennemi farouche du théâtre à thèse influencé par la vision de Bertolt Brecht, Ionesco craint alors de devenir un écrivain engagé. Résolument antimarxiste à l'époque où la majorité du milieu intellectuel se rapproche du commu­nisme, il est aussi extrêmement méfiant à l'égard des metteurs en scène novateurs: il leur reproche d'infléchir par la dramaturgie le sens de pièces qui, selon lui, n'appartient qu'à leur auteur.

Réapparu sous les traits d'un roi coiffé, comme un histrion, d'une couronne de carton, Bérenger devient le protagoniste d'une pièce appelée à devenir rapidement un classique, Le roi se meurt. Sans renoncer à l'arsenal de la dérision, et tout en parodiant un topos de Shakespeare, la déchéance et la mort d'un roi, la pièce combine la satire mordante de toutes les apparences et les attributs du pouvoir avec un vrai lyrisme: une cérémonie des adieux oü la cour se réduit peu à peu autour du roi agonisant, inégale­ment assisté par ses deux épouses et tourmenté par un médecin «chirurgien, bactério­logue, bourreau et astrologue à la coun>. Cette pièce qui semble exprimer l'angoisse métaphysique de son auteur apparaît comme une consécration. Ensuite, le dramaturge utilise son langage heurté et délirant pour se lancer dans une apparente quête d'iden­tité. Avec La Soif et la Faim (1966), Ionesco fait son entrée au répertoire de la Comédie-Française dont l'acteur emblématique, Robert Hirsch, crée le rôle d'un nou­veau Bérenger, devenu Jean. Dans une mise en scène spectaculaire, la dérision voisine avec la fantasmagorie, le personnage est livré à ses démons, sans consolation ni lyrisme. Après feux de massacre (1970), Ionesco, qui a succédé à Jean Paulhan à l'Académie française, perd quelque peu la faveur du public et ses dernières pièces, une parodie de Macbeth, Macbett (1972), et des œuvres d'inspiration plus autobiogra­phique, sont moins jouées. La crise d'identité ouverte avec Rhinocéros peut avoir per­turbé une écriture rattrapée par la gravité après l'avoir refusée :jusqu'à sa mort, Ionesco écrit surtout des articles et des textes théoriques tout en défendant les dissi­dents des régimes de l'Est.

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Le monde déréglé de Ionesco

Grâce au pouvoir de la représentation et à la volonté inventive des metteurs en scène, le « nouveau théâtre» des années 1950-1966 recouvre bien un mouve­ment sans être une école: jeu sur le langage que l'impossible relation entre les êtres rend délirant, procès du conformisme et des ridicules quotidiens de la vie sociale, le théâtre de Ionesco marque durablement son époque.

1. LC! col'lununicatiol'l en crise

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Le jour oü Eugène Ionesco (1909-1994) meurt, le public du minuscule théâtre de La Huchette, au cœur du Quartier latin à Paris, assiste à la 11 944e représentation de La Cantatrice chauve (1950): cette pièce où aucune cantatrice n'apparaît s'est jouée sans interruption depuis sa reprise, en 1957. C'est dire combien l'univers de Ionesco, d'abord très mal reçu par la critique, a conservé, au-delà des années pionnières, sa force de persuasion. Comme Beckett, Ionesco a le talent de subvertir une langue qui n'est pas pour lui «maternelle,,, même si la mère de ce Roumain longtemps ballotté entre deux pays et deux nationalités était française. Alors qu'il fait des études en France, sans achever une thèse entreprise sur Baudelaire, et vit de petites tâches, il fait quelques rencontres essentielles, dont celle de Breton, Bufiuet le philosophe Maurice de Gandillac, le dramaturge Adamov (voir fiche 80), ainsi que ses compatriotes Mircea Eliade et Cioran, tous grands maîtres de la dérision. Il estime alors avoir découvert les ressorts de son théâtre en cherchant à apprendre l'anglais avec la méthode Assimil: les dialogues élémentaires jusqu'à l'absurdité, calqués sur les clichés de la vie quotidienne que rabâche ce guide, vont lui inspirer, dit~il, ses premières pièces.

Brèves, en un acte généralement, La Cantatrice chauve, La Leçon (1951), Les Chaises (1952), Victimes du devoir (1953) éliminent quasiment toute fable. Comme il l'a pré­cisé dans un des nombreux écrits explicatifs de son œuvre, Notes et Contre~notes (1962): «la pièce de théâtre est plutôt une construction qu'une histoire». Dans des décors minimalistes, des personnages stéréotypés partent d'une situation inintéres~ sante qui ne sera jamais dénouée ou se répètera jusqu'au délire, pour« porter la parole à son paroxysme». Héritier conscient ou non d'Antonin Artaud, Ionesco estime que le théâtre ne vaut que« dans le grossissement des effets». Il faut donc selon lui« les grossir davantage encore, les souligner, les accentuer au maximum. Pousser le théâtre au-delà de cette zone intermédiaire qui n'est ni théâtre, ni littérature». Il se saisit donc des per­sonnages de la scène réaliste et naturaliste pour les subvertir en montrant de façon grotesque le fonctionnement des «ficelles >i. Les cibles du délire verbal de Ionesco sont le couple de petits~ bourgeois échangeant des banalités et les rapports de domination inclus dans le langage de la vie quotidienne. Le paroxysme étant le lieu autant que le moyen où se rejoignent le comique et le tragique, ses répliques renvoient, à travers la parataxe ou les associations de mots incohérentes mais rythmées, l'image résolument comique d'un monde tragique où les paroles se perdent car, «plus désespérant encore que le tragique, le comique n'offre pas d'issue)>.

2. Du délire quotic:liel'l ii l'absurdité du monde

Malgré le soutien de Jean Paulhan, de la NRF, et même celui de Jean Anouilh (1910-1987), dont l'œuvre à succès, noire mais réaliste, est aux antipodes de la sienne, le théâtre de Ionesco réunit un public relativement confidentiel et initié jusqu'au moment où ses pièces se rallongent. Elles esquissent une certaine unité de temps, ébauchent une action, comme Amédée ou comment s'en débarrasser (1954): autour d'un cadavre impossible à éliminer et qui prend des proportions monstrueuses, le décor s'élargit, les personnages se structurent et quelques passages lyriques leur donnent un peu d'épaisseur. En fait, le personnage d'Amédée préfigure celui de Bérenger, qui apparaît successivement dans quatre pièces, Tueur sans gages ( 1958), Rhinocéros (1960), Le roi se meurt (1962), Le Piéton de l'air (1963). Cette conscience à la fois naïve, enthousiaste et critique joue, sur la scène élargie au théâtre du monde, le rôle d'un Candide qui dévoile sans le vouloir toute une série d'horreurs. C'est ce qui se passe dans Rhinocéros, métaphore de la montée du fascisme en Roumanie dans les années 1930, une pièce qui résonne symboliquement comme une dénonciation de tous les totalita­rismes. Avec cette œuvre qui connaît un succès mondial, Ionesco quitte l'avant-garde, ce qui n'est pas sans lui créer des difficultés. Car «l'activité littéraire n'est plus un jeu, ne peut plus être un jeu)>. Ennemi farouche du théâtre à thèse influencé par la vision de Bertolt Brecht, Ionesco craint alors de devenir un écrivain engagé. Résolument antimarxiste à l'époque où la majorité du milieu intellectuel se rapproche du commu­nisme, il est aussi extrêmement méfiant à l'égard des metteurs en scène novateurs: il leur reproche d'infléchir par la dramaturgie le sens de pièces qui, selon lui, n'appartient qu'à leur auteur.

Réapparu sous les traits d'un roi coiffé, comme un histrion, d'une couronne de carton, Bérenger devient le protagoniste d'une pièce appelée à devenir rapidement un classique, Le roi se meurt. Sans renoncer à l'arsenal de la dérision, et tout en parodiant un topos de Shakespeare, la déchéance et la mort d'un roi, la pièce combine la satire mordante de toutes les apparences et les attributs du pouvoir avec un vrai lyrisme: une cérémonie des adieux oü la cour se réduit peu à peu autour du roi agonisant, inégale­ment assisté par ses deux épouses et tourmenté par un médecin «chirurgien, bactério­logue, bourreau et astrologue à la coun>. Cette pièce qui semble exprimer l'angoisse métaphysique de son auteur apparaît comme une consécration. Ensuite, le dramaturge utilise son langage heurté et délirant pour se lancer dans une apparente quête d'iden­tité. Avec La Soif et la Faim (1966), Ionesco fait son entrée au répertoire de la Comédie-Française dont l'acteur emblématique, Robert Hirsch, crée le rôle d'un nou­veau Bérenger, devenu Jean. Dans une mise en scène spectaculaire, la dérision voisine avec la fantasmagorie, le personnage est livré à ses démons, sans consolation ni lyrisme. Après feux de massacre (1970), Ionesco, qui a succédé à Jean Paulhan à l'Académie française, perd quelque peu la faveur du public et ses dernières pièces, une parodie de Macbeth, Macbett (1972), et des œuvres d'inspiration plus autobiogra­phique, sont moins jouées. La crise d'identité ouverte avec Rhinocéros peut avoir per­turbé une écriture rattrapée par la gravité après l'avoir refusée :jusqu'à sa mort, Ionesco écrit surtout des articles et des textes théoriques tout en défendant les dissi­dents des régimes de l'Est.

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Les avant-gardes au théâtre

La puissance créatrice et le succès public reconnus aux œuvres majeures de Beckett et Ionesco ne sauraient dissimuler la vigueur, dans les années 1950 et 1960, d'un théâtre «nouveau>>: les auteurs et les metteurs en scène de cette époque ont tous été, à des degrés divers, en connivence avec le surréalisme, l'existentialisme et l'absurde.

1. subversion du langage et enjeux politiques

202

Alors que rien dans leur œuvre ne les rapprochera intellectuellement de 1' existentia­lisme, deux créateurs aussi différents que Jean Genet et Arthur Adamov ont reçu le soutien et les encouragements de Sartre au début d'un parcours artistique passionné et heurté. On a même cru qu'Adamov, qui écrit ses premières œuvres en même temps que Beckett et Ionesco, constituerait avec eux une sorte de trio bilingue: d'origine russe, chassé avec sa famille par la révolution d'Octobre, Adamov connaît à Paris la fièvre surréaliste. Mais l'élan libertaire ne suffit pas à l'arracher au sentiment d'exclu­sion et d'exil intérieur qui pèse sur sa vie de façon névrotique et donne naissance à son théâtre. Dans un premier temps, sa vision du monde, marquée par l'échec de la communication, rejoint en partie celle de Ionesco. Mais on y décèle aussi une parenté avec des univers plus tragiques, comme ceux de Strindberg ou de Kafka. On la ressent dans L'Invasion (1949), La Grande et la Petite Manœuvre (1950), La Parodie (1950) ou Le Professeur Taranne ( 1953) qui met en scène un rêve particulièrement sombre. À partir de Ping-Pong (1955), Adamov sort de l'absurde pour orienter ses cauchemars vers une violente critique du capitalisme et de son pouvoir d'aliénation. Ses thèmes politiques se radicalisent sous l'influence de Brecht: la Commune dans Le Printemps 71 (1961) ou l'apartheid dans La Politique des restes (1 963).

La figure mythique de Jean Genet n'a partie liée avec le mouvement du «nouveau théâtre>> que par le dédain des codes et la revendication d'un théâtre violent, en rupture avec toute idée de divertissement. Écrivain né, Jean Genet ne se méfie pas du langage, dont la somptuosité éclaire les sujets qu'il traite, empruntés à une vie en forme de sombre mythe: c'est un enfant de l'Assistance publique, délinquant, prostitué, à jamais solidaire du monde de la pègre et des prisons, frère des homosexuels, alors martyrisés. Il écrit d'abord des poèmes et des romans où l'apparence de réalisme est constamment minée par le surgissement des fantasmes traités sur le mode lyriqUe. Sa première pièce, Haute Surveillance (1949), et Les Bonnes (1947), où il réécrit et met en scène comme une cérémonie d'exorcisme entièrement ritualisée un fait divers retentissant­l'assassinat de leurs patrons par deux bonnes, les sœurs Papin-, semblent, consciem~ ment ou non, très proches de l'univers d'Artaud. Sans renoncer à sa vie errante, il fait jouer Les Nègres (1958) et Les Paravents (1961): les résonances ouvertement politiques de cette dernière pièce, créée dans un grand théâtre public et qui comporte plus de cent personnages sur fond de guerre d'Algérie, font scandale et dénaturent le sens de l'œuvre qui, comme toutes celles de Genet, n'est pas militante. Il refuse, en effet, de

distinguer le réel et l'imaginaire, et situe ses provocations dans une esthétique baroque et une poésie du mal, ce qui ne 1' empêche pas de renoncer à 1' écriture pour l'action politique radicale après 1961.

2. Jeux verbaux et mots créateurs

Quoique fortement liées à une conception négative, voire tragique, de la vie, les diffé­rentes fOrmes de dislocation du langage qui affectent le «théâtre de l'absurde li, parfois par un detour surréaliste, inspirent des formes d'écriture moins graves. La plupart survi­vront d'ailleurs à la grande période de ce« nouveau théâtre» qui s'achève autour de 1966, une fois représenté l'essentiel des textes majeurs de Beckett et Ionesco. C'est la dimension ludique du langage qui retrouve toute sa fraîcheur dans le théâtre de René de Obaldia : de Génousie (1960) à Du vent dans les branches de sassafras (1965), désopilante parodie de western qui fut un des derniers rôles de l'acteur mythique Michel Simon, l'absurde est abordé sur le mode de la fantaisie et du détournement des codes. Ironie, poésie, inquié­tude métaphysique, réflexion politique se conjuguent dans le théâtre de François Billetdoux (1927-1991), dont la pièce la plus poétique, Il faut passer par les nuages (1964), connut un grand succès. La virtuosité dans le maniement ludique du langage atteint un sommet dans les pièces de jean Tardieu (1903-1995): les titres qu'il a donnés au regroupement de ses pièces, généralement courtes, en recueils, donnent la mesure des registres extrêmement variés dans lesquels son théâtre se déploie: ses pièces ont partie liée avec la musique et avec d'autres arts, dont la peinture. Ce jeu perpétuel n'élimine pas la sourde angoisse qui mine l'auteur. Quant à l'absurde réjouissant et foisonnant de Roland Dubillard, il lutte avec ses Naïves Hirondelles contre l'ennui et la perte du sens.

Appelée par la force des textes eux-mêmes, la révolution de la mise en scène, qui a commencé dans les petites salles de la rive gauche avant de gagner les grandes institu­tions, n'a pas seulement assuré le succès des œuvres et la reconnaissance des auteurs. Des metteurs en scène comme Roger Blin, Jean-Marie Serreau, Nicolas Bataille, André Reybaz ont montré combien la mise en espace dramatique amplifiait la portée du jeu par l'usage du décor, des praticables et des objets, généralement annoncé par des didascalies très développées. Le public d'alors se souvient des «chaises» qui envahis­sent la scène clans la pièce éponyme de Beckett ou du «mamelon'> qui emprisonne Winnie dans Oh les beaux jours. Mais, malgré leur apport considérable à l'esthétique théâtrale, le travail de ces pionniers a d'abord privilégié la force de l'écrit: le idhéâtre de l'absurde» reste un théâtre d'auteur et de texte. C'est ce qui explique que, dans les allées latérales de l'absurde, le théâtre très littéraire de jean Vauthier (1910-1992) ait été servi par les mêmes metteurs en scène. C'est André Reybaz qui monte Capitaine Bada (1952), une pièce où se mêlent tous les tons et tous les registres, du bouffon au lyrique, dans un texte truffé d'indications que l'on a pu comparer à une partition. En ce sens, l'effervescence théâtrale des années 1950-1960 est unique: alors qu'il offre la possibilité d'un spectacle total, ce théâtre disloque le langage pour mieux le reconstruire littérairement. Pendant les deux décennies postérieures à mai 68, la remise en question du texte au bénéfice d'un théâtre d'images et d'un spectacle total stimulera quelques grands créateurs, comme Ariane Mnouchkine - qui n'a jamais renoncé au texte-, mais aboutira à quelques impasses et à la désaffection du public jusqu'à ce que le nouveau lyrisme d'un Koltès ou d'un Lagarce réconcilie texte et mise en scène.

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Les avant-gardes au théâtre

La puissance créatrice et le succès public reconnus aux œuvres majeures de Beckett et Ionesco ne sauraient dissimuler la vigueur, dans les années 1950 et 1960, d'un théâtre «nouveau>>: les auteurs et les metteurs en scène de cette époque ont tous été, à des degrés divers, en connivence avec le surréalisme, l'existentialisme et l'absurde.

1. subversion du langage et enjeux politiques

202

Alors que rien dans leur œuvre ne les rapprochera intellectuellement de 1' existentia­lisme, deux créateurs aussi différents que Jean Genet et Arthur Adamov ont reçu le soutien et les encouragements de Sartre au début d'un parcours artistique passionné et heurté. On a même cru qu'Adamov, qui écrit ses premières œuvres en même temps que Beckett et Ionesco, constituerait avec eux une sorte de trio bilingue: d'origine russe, chassé avec sa famille par la révolution d'Octobre, Adamov connaît à Paris la fièvre surréaliste. Mais l'élan libertaire ne suffit pas à l'arracher au sentiment d'exclu­sion et d'exil intérieur qui pèse sur sa vie de façon névrotique et donne naissance à son théâtre. Dans un premier temps, sa vision du monde, marquée par l'échec de la communication, rejoint en partie celle de Ionesco. Mais on y décèle aussi une parenté avec des univers plus tragiques, comme ceux de Strindberg ou de Kafka. On la ressent dans L'Invasion (1949), La Grande et la Petite Manœuvre (1950), La Parodie (1950) ou Le Professeur Taranne ( 1953) qui met en scène un rêve particulièrement sombre. À partir de Ping-Pong (1955), Adamov sort de l'absurde pour orienter ses cauchemars vers une violente critique du capitalisme et de son pouvoir d'aliénation. Ses thèmes politiques se radicalisent sous l'influence de Brecht: la Commune dans Le Printemps 71 (1961) ou l'apartheid dans La Politique des restes (1 963).

La figure mythique de Jean Genet n'a partie liée avec le mouvement du «nouveau théâtre>> que par le dédain des codes et la revendication d'un théâtre violent, en rupture avec toute idée de divertissement. Écrivain né, Jean Genet ne se méfie pas du langage, dont la somptuosité éclaire les sujets qu'il traite, empruntés à une vie en forme de sombre mythe: c'est un enfant de l'Assistance publique, délinquant, prostitué, à jamais solidaire du monde de la pègre et des prisons, frère des homosexuels, alors martyrisés. Il écrit d'abord des poèmes et des romans où l'apparence de réalisme est constamment minée par le surgissement des fantasmes traités sur le mode lyriqUe. Sa première pièce, Haute Surveillance (1949), et Les Bonnes (1947), où il réécrit et met en scène comme une cérémonie d'exorcisme entièrement ritualisée un fait divers retentissant­l'assassinat de leurs patrons par deux bonnes, les sœurs Papin-, semblent, consciem~ ment ou non, très proches de l'univers d'Artaud. Sans renoncer à sa vie errante, il fait jouer Les Nègres (1958) et Les Paravents (1961): les résonances ouvertement politiques de cette dernière pièce, créée dans un grand théâtre public et qui comporte plus de cent personnages sur fond de guerre d'Algérie, font scandale et dénaturent le sens de l'œuvre qui, comme toutes celles de Genet, n'est pas militante. Il refuse, en effet, de

distinguer le réel et l'imaginaire, et situe ses provocations dans une esthétique baroque et une poésie du mal, ce qui ne 1' empêche pas de renoncer à 1' écriture pour l'action politique radicale après 1961.

2. Jeux verbaux et mots créateurs

Quoique fortement liées à une conception négative, voire tragique, de la vie, les diffé­rentes fOrmes de dislocation du langage qui affectent le «théâtre de l'absurde li, parfois par un detour surréaliste, inspirent des formes d'écriture moins graves. La plupart survi­vront d'ailleurs à la grande période de ce« nouveau théâtre» qui s'achève autour de 1966, une fois représenté l'essentiel des textes majeurs de Beckett et Ionesco. C'est la dimension ludique du langage qui retrouve toute sa fraîcheur dans le théâtre de René de Obaldia : de Génousie (1960) à Du vent dans les branches de sassafras (1965), désopilante parodie de western qui fut un des derniers rôles de l'acteur mythique Michel Simon, l'absurde est abordé sur le mode de la fantaisie et du détournement des codes. Ironie, poésie, inquié­tude métaphysique, réflexion politique se conjuguent dans le théâtre de François Billetdoux (1927-1991), dont la pièce la plus poétique, Il faut passer par les nuages (1964), connut un grand succès. La virtuosité dans le maniement ludique du langage atteint un sommet dans les pièces de jean Tardieu (1903-1995): les titres qu'il a donnés au regroupement de ses pièces, généralement courtes, en recueils, donnent la mesure des registres extrêmement variés dans lesquels son théâtre se déploie: ses pièces ont partie liée avec la musique et avec d'autres arts, dont la peinture. Ce jeu perpétuel n'élimine pas la sourde angoisse qui mine l'auteur. Quant à l'absurde réjouissant et foisonnant de Roland Dubillard, il lutte avec ses Naïves Hirondelles contre l'ennui et la perte du sens.

Appelée par la force des textes eux-mêmes, la révolution de la mise en scène, qui a commencé dans les petites salles de la rive gauche avant de gagner les grandes institu­tions, n'a pas seulement assuré le succès des œuvres et la reconnaissance des auteurs. Des metteurs en scène comme Roger Blin, Jean-Marie Serreau, Nicolas Bataille, André Reybaz ont montré combien la mise en espace dramatique amplifiait la portée du jeu par l'usage du décor, des praticables et des objets, généralement annoncé par des didascalies très développées. Le public d'alors se souvient des «chaises» qui envahis­sent la scène clans la pièce éponyme de Beckett ou du «mamelon'> qui emprisonne Winnie dans Oh les beaux jours. Mais, malgré leur apport considérable à l'esthétique théâtrale, le travail de ces pionniers a d'abord privilégié la force de l'écrit: le idhéâtre de l'absurde» reste un théâtre d'auteur et de texte. C'est ce qui explique que, dans les allées latérales de l'absurde, le théâtre très littéraire de jean Vauthier (1910-1992) ait été servi par les mêmes metteurs en scène. C'est André Reybaz qui monte Capitaine Bada (1952), une pièce où se mêlent tous les tons et tous les registres, du bouffon au lyrique, dans un texte truffé d'indications que l'on a pu comparer à une partition. En ce sens, l'effervescence théâtrale des années 1950-1960 est unique: alors qu'il offre la possibilité d'un spectacle total, ce théâtre disloque le langage pour mieux le reconstruire littérairement. Pendant les deux décennies postérieures à mai 68, la remise en question du texte au bénéfice d'un théâtre d'images et d'un spectacle total stimulera quelques grands créateurs, comme Ariane Mnouchkine - qui n'a jamais renoncé au texte-, mais aboutira à quelques impasses et à la désaffection du public jusqu'à ce que le nouveau lyrisme d'un Koltès ou d'un Lagarce réconcilie texte et mise en scène.

203

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«Nouveau roman» ou mort du roman?

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Au carrefour des influences

Plus on avance dans le XX' siècle, plus la notion de courant littéraire devient problématique: il est impossible d'opposer les tendances en les classant sous l'angle de la «rupture>> ou de la <<continuité>>. Néanmoins, les auteurs de<< nou­veaux romans>> qui ont refusé pour la plupart d'être réunis dans une <<école» ont, eux, indiscutablement contesté une tradition séculaire, mais ils n'ont été ni les seuls, ni les premiers. C'est en Europe et aux États- Unis que l'élan est né.

1. où commence le « nouveau roman>>?

206

D'un point de vue strictement chronologique, les romans considérés comme « nou­veaux» par la critique littéraire ont eu une durée de vie très brève: leur parution coïn­cide avec l'évidence, parallèle, d'un« théâtre de l'absurde>> et avec un épuisement très rapide du roman dit <<existentialiste». Plus profondément, ces œuvres ne sont pas les premières à refuser les codes romanesques alors fixés depuis environ deux siècles. Mais elles systématisent, sans les inventer, des techniques que le génie de quelques grands créateurs avait fait admettre comme naturelles. C'est ainsi que, avec la prudence imposée par le décalage entre la parution d'un texte et la traduction qui lui assure une reconnais­sance et une diffusion européennes, puis mondiales, toute la littérature de fiction d'après 1945 a été influencée par trois géants, alors inégalement reconnus: Franz Kafka (1883-1924), écrivain de langue allemande, )ames Joyce (1882-1941), écrivain irlandai' de langue anglaise, et l'Américain William Faulkner (1897-1 962).

À bien des égards, le sentiment d'absurde comme épreuve de dissociation entre la conscience et l'univers où elle se projette est déjà présent dans les romans et les nou­velles de Kafka. Parus avant la guerre, Le Procès, La Métamorphose et Le Château n'atteignent d'abord qu'un public restreint. L'inquiétante étrangeté qui sourd de ces récits correspond en revanche à la perte de repères ressentie à la Libération: on relève dans La Colonie pénitentiaire (1919) la vision prémonitoire de l'extermination de masse à laquelle l'auteur, juif, n'a été soustrait que par sa mort précoce. On découvre que la vie est «kafkaïenne» et que la littérature se doit de l'écrire différemment. Alors que sa recherche de la vérité entre en résonance avec les questions posées par l'existen­tialisme, Kafka la fait ressentir avec des moyens littéraires spécifiques: lieux indétermi­nés et symboliques, personnages anonymes qui se réduisent à une conscience et à une voix, image récurrente du labyrinthe qui apparente le récit à une quête tâtonnante.

Parce qu'il est difficile d'accès, le roman de James Joyce Ulysse, traduit dès 1937, est encore mal connu à la Libération. Ce n'est que dans les années 1945-1950 que son importance est reconnue: la complexité de sa structure, la multiplication des références culturelles, la division du personnage principal en deux figures imprécises, Stephen Dedalus et Leopold Bloom, et les jeux parodiques qui mettent à distance le récit déroutent le lecteur français. Quant à l'usage brillant et signifiant du monologue intérieur, «emprunté» par Joyce à Édouard Dujardin- qui l'a inventé, en 1887, sans lui donner

une portée littéraire véritable -, il influencera les romanciers «nouveaux>> beaucoup plus longtemps et tardivement qu'ils ne l'ont avoué. À l'opposé, grâce à la traduction de Sanctuaire ( 1931) et à une préface élogieuse d'André Malraux, le roman faulknérîen est un modèle reconnu et admiré. Après Camus, qui reconnaît son impact sur l'écriture de L'Étranger et adapte au théâtre Requiem pour une nonne, le «nouveau roman >> identifie ses origines dans cet art de créer une atmosphère qui disloque le cadre temporel, démonte son déroulement narratif et brouille l'identité des personnages.

2. le roman en question

Avant que le «nouveau roman» ne revendique comme siennes certaines innovations, le modèle balzacien reproduit par des disciples sans souffle et surtout le genre du roman réaliste ont été critiqués. La dimension commerciale prise par l'édition et à laquelle Zola a largement contribué incite les romanciers à appliquer des recettes et à décrire indéfiniment une société au lieu de l'interroger et de l'interpréter dans une vision personnelle. Après André Gide (1869-!951) et Marcel Proust (1871·1922) qui, avant -guerre, ont ouvert le débat sur les liens du roman avec la pensée, Julien Gracq estime, dans une conférence célèbre de 1960, que« la littérature respire mal >t. Au lende­main de la guerre, Gide est au faîte de sa gloire avant d'entrer dans un long purgatoire et Proust n'occupe pas encore la place souveraine qui lui est reconnue aujourd'hui. Pourtant, ils ont déjà relevé le défi d'un roman différent, sinon nouveau: A la recherche du temps perdu (1913-!927) apparaît déjà comme l'« aventure d'une écriture» puisqu'elle est le récit d'une vocation littéraire. Proust fait éclater, sans le dire, le cadre du roman et y fond, «dans les anneaux d'un beau stylet>, essai et roman, pastiche, mémoires et critique littéraire: une page célèbre du Temps retrouvé (1927) permet ainsi au narrateur de convoquer ses modèles, Nerval et Chateaubriand, et la cible de ses critiques, le plat réalisme des frères Goncourt, tandis que Proust déclare avoir inscrit son projet dans une« recherche de la vérité». C'est aussi vers une œuvre <<totale>>, capable de donner au roman une nouvelle ambition, que semble avoir voulu s'orienter Gide: à travers d'autres genres- récîts, confession lyrique, soties, etc.-, il s'achemine vers Les Faux-Monnayeurs (1925), son ouvrage le plus ambitieux et le seul qu'il ait intitulé «roman>>. Allant au bout de ce qu'il appelle la «mise en abyme>>, Gide y introduit un romancîer que l'on voit ouvertement tirer les ficelles, dissocier ou renouer des intrigues enchevêtrées, contrôler la disparition et la réapparition des personnages.

Alors que Gide et Proust - qui n'en avaient pas besoin - n'ont pas suscité de mouve­ment, le «nouveau roman» a-t-il artificiellement rhabillé de quelques nouveautés un modèle existant? On ne saurait le dire: curieusement, cette «collection d'écrivains» semble avoir voulu rappeler que le roman, menacé de confusion avec une littérature de délassement, était une affaire sérieuse qui ne reproduisait pas des «recettes» mais obéis­sait à une pensée. En se réunissant autour d'exigences, voire d'impératifs formels, les adeptes du «nouveau roman>> ont peut-être organisé, avec un succès mitigé, tme stratégie de défense de la littérature qui voit s'ajouter à sa rivalité séculaire avec la philosophie, la concurrence des sciences humaines: le récit Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui change le visage de l'anthropologie grâce à son écriture littéraire, paraît en 1955, au moment où la littérature de fiction se cherche une nouvelle identité.

207

Filippo Screpanti
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Filippo Screpanti
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Au carrefour des influences

Plus on avance dans le XX' siècle, plus la notion de courant littéraire devient problématique: il est impossible d'opposer les tendances en les classant sous l'angle de la «rupture>> ou de la <<continuité>>. Néanmoins, les auteurs de<< nou­veaux romans>> qui ont refusé pour la plupart d'être réunis dans une <<école» ont, eux, indiscutablement contesté une tradition séculaire, mais ils n'ont été ni les seuls, ni les premiers. C'est en Europe et aux États- Unis que l'élan est né.

1. où commence le « nouveau roman>>?

206

D'un point de vue strictement chronologique, les romans considérés comme « nou­veaux» par la critique littéraire ont eu une durée de vie très brève: leur parution coïn­cide avec l'évidence, parallèle, d'un« théâtre de l'absurde>> et avec un épuisement très rapide du roman dit <<existentialiste». Plus profondément, ces œuvres ne sont pas les premières à refuser les codes romanesques alors fixés depuis environ deux siècles. Mais elles systématisent, sans les inventer, des techniques que le génie de quelques grands créateurs avait fait admettre comme naturelles. C'est ainsi que, avec la prudence imposée par le décalage entre la parution d'un texte et la traduction qui lui assure une reconnais­sance et une diffusion européennes, puis mondiales, toute la littérature de fiction d'après 1945 a été influencée par trois géants, alors inégalement reconnus: Franz Kafka (1883-1924), écrivain de langue allemande, )ames Joyce (1882-1941), écrivain irlandai' de langue anglaise, et l'Américain William Faulkner (1897-1 962).

À bien des égards, le sentiment d'absurde comme épreuve de dissociation entre la conscience et l'univers où elle se projette est déjà présent dans les romans et les nou­velles de Kafka. Parus avant la guerre, Le Procès, La Métamorphose et Le Château n'atteignent d'abord qu'un public restreint. L'inquiétante étrangeté qui sourd de ces récits correspond en revanche à la perte de repères ressentie à la Libération: on relève dans La Colonie pénitentiaire (1919) la vision prémonitoire de l'extermination de masse à laquelle l'auteur, juif, n'a été soustrait que par sa mort précoce. On découvre que la vie est «kafkaïenne» et que la littérature se doit de l'écrire différemment. Alors que sa recherche de la vérité entre en résonance avec les questions posées par l'existen­tialisme, Kafka la fait ressentir avec des moyens littéraires spécifiques: lieux indétermi­nés et symboliques, personnages anonymes qui se réduisent à une conscience et à une voix, image récurrente du labyrinthe qui apparente le récit à une quête tâtonnante.

Parce qu'il est difficile d'accès, le roman de James Joyce Ulysse, traduit dès 1937, est encore mal connu à la Libération. Ce n'est que dans les années 1945-1950 que son importance est reconnue: la complexité de sa structure, la multiplication des références culturelles, la division du personnage principal en deux figures imprécises, Stephen Dedalus et Leopold Bloom, et les jeux parodiques qui mettent à distance le récit déroutent le lecteur français. Quant à l'usage brillant et signifiant du monologue intérieur, «emprunté» par Joyce à Édouard Dujardin- qui l'a inventé, en 1887, sans lui donner

une portée littéraire véritable -, il influencera les romanciers «nouveaux>> beaucoup plus longtemps et tardivement qu'ils ne l'ont avoué. À l'opposé, grâce à la traduction de Sanctuaire ( 1931) et à une préface élogieuse d'André Malraux, le roman faulknérîen est un modèle reconnu et admiré. Après Camus, qui reconnaît son impact sur l'écriture de L'Étranger et adapte au théâtre Requiem pour une nonne, le «nouveau roman >> identifie ses origines dans cet art de créer une atmosphère qui disloque le cadre temporel, démonte son déroulement narratif et brouille l'identité des personnages.

2. le roman en question

Avant que le «nouveau roman» ne revendique comme siennes certaines innovations, le modèle balzacien reproduit par des disciples sans souffle et surtout le genre du roman réaliste ont été critiqués. La dimension commerciale prise par l'édition et à laquelle Zola a largement contribué incite les romanciers à appliquer des recettes et à décrire indéfiniment une société au lieu de l'interroger et de l'interpréter dans une vision personnelle. Après André Gide (1869-!951) et Marcel Proust (1871·1922) qui, avant -guerre, ont ouvert le débat sur les liens du roman avec la pensée, Julien Gracq estime, dans une conférence célèbre de 1960, que« la littérature respire mal >t. Au lende­main de la guerre, Gide est au faîte de sa gloire avant d'entrer dans un long purgatoire et Proust n'occupe pas encore la place souveraine qui lui est reconnue aujourd'hui. Pourtant, ils ont déjà relevé le défi d'un roman différent, sinon nouveau: A la recherche du temps perdu (1913-!927) apparaît déjà comme l'« aventure d'une écriture» puisqu'elle est le récit d'une vocation littéraire. Proust fait éclater, sans le dire, le cadre du roman et y fond, «dans les anneaux d'un beau stylet>, essai et roman, pastiche, mémoires et critique littéraire: une page célèbre du Temps retrouvé (1927) permet ainsi au narrateur de convoquer ses modèles, Nerval et Chateaubriand, et la cible de ses critiques, le plat réalisme des frères Goncourt, tandis que Proust déclare avoir inscrit son projet dans une« recherche de la vérité». C'est aussi vers une œuvre <<totale>>, capable de donner au roman une nouvelle ambition, que semble avoir voulu s'orienter Gide: à travers d'autres genres- récîts, confession lyrique, soties, etc.-, il s'achemine vers Les Faux-Monnayeurs (1925), son ouvrage le plus ambitieux et le seul qu'il ait intitulé «roman>>. Allant au bout de ce qu'il appelle la «mise en abyme>>, Gide y introduit un romancîer que l'on voit ouvertement tirer les ficelles, dissocier ou renouer des intrigues enchevêtrées, contrôler la disparition et la réapparition des personnages.

Alors que Gide et Proust - qui n'en avaient pas besoin - n'ont pas suscité de mouve­ment, le «nouveau roman» a-t-il artificiellement rhabillé de quelques nouveautés un modèle existant? On ne saurait le dire: curieusement, cette «collection d'écrivains» semble avoir voulu rappeler que le roman, menacé de confusion avec une littérature de délassement, était une affaire sérieuse qui ne reproduisait pas des «recettes» mais obéis­sait à une pensée. En se réunissant autour d'exigences, voire d'impératifs formels, les adeptes du «nouveau roman>> ont peut-être organisé, avec un succès mitigé, tme stratégie de défense de la littérature qui voit s'ajouter à sa rivalité séculaire avec la philosophie, la concurrence des sciences humaines: le récit Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss (1908-2009), qui change le visage de l'anthropologie grâce à son écriture littéraire, paraît en 1955, au moment où la littérature de fiction se cherche une nouvelle identité.

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Le << nouveau roman >> :

un courant improvisé

Aucun manifeste, aucun programme n'annonce l'apparition du <<nouveau roman>>: ce regroupement d'auteurs a peut-être été fabriqué malgré lui par une critique d'emblée hostile. Incités à répondre aux attaques, quelques romanciers ont défini théoriquement des tendances encouragées par une stratégie éditoriale.

1. Des Gommes GlU « mouvement»

208

~ une naissance improbable

Devenus célèbres pour avoir refusé de raconter des histoires, les auteurs de «nouveaux romans» ont réussi sur un point essentiel: il est très difficile de raconter leur propre histoire, celle d'une étrange famille à la généalogie incertaine et lacunaire. On peut dater de la parution des Gommes (1953) d'Alain Robbe-Grillet la tendance qui va s'affirmer, mais cette apparition remarquée, voire fracassante, mettra plusieurs années à trouver son nom. Dès 1948, Sartre parle d'« anti-roman » dans sa préface au Portrait d'un inconnu de Nathalie Sarraute (1900-1999), dont le projet littéraire, défini bien avant, ne se rattache que très marginalement au nouveau roman. En 1958, [e critique Claude Mauriac quali­fie d'« alittérature » cette exigence de recherche, ce refus de la facilité. Plus tard, Roland Barthes parlera de «littérature objective» et le critique Émile Henriot se fait involontai­rement le greffier du groupe dont il signe l'acte de naissance, le 22 mai 1957 : en réunissant dans un même compte rendu très négatif La Jalousie (1957) d'Alain Robbe­Grillet et les Tropismes (1939) de Nathalie Sarraute qui venaient d'être réédités, il assoit la notoriété d'un groupe qui n'existe alors que par les choix d'un grand éditeur.

~ Alain Robbe-Grillet, provocateur et chef de file

Pas de «nouveau roman» affiché, en tout cas, sans la personnalité d'Alain Robbe­Grillet (1922-2008). Ingénieur devenu romancier et conseiller éditorial de jérôme Lindon, il radicalise en principes, par ses articles et ses provocations, une esthétique diffuse et une posture romanesque déjà à l'œuvre chez d'autres auteurs. Les Gommes se donnent l'apparence d'un roman policier, mais l'enquête du policier Wallas sur la mort d'un certain Dupont fonctionne maL La prétendue victime n'est pas morte et le meurtre effectif est commis par erreur et par l'enquêteur à la fin d'un récit en cinq parties, largement inspiré du mythe d'Œdipe. Cependant, contrairement à son inspira­teur Faulkner, qui assume la gravité du modèle tragique croisé avec les invariants du roman policier, la tragédie grecque n'est convoquée que sous l'angle de la parodie. Dans une narration à la cohérence incertaine, la description inattendue, énigmatique et enva­hissante du décor prend le pas sur la motivation des personnages proches, par leur indifférence déconcertée, de la figure déjà existante de l'antihéros. Alain Robbe-Grillet met ainsi en place un système destiné à briser l'illusion référentielle: le faux réalisme. Le récit est constamment mis en question et contredit par des effets de répétitions, de miroirs, tandis qu'un regard sans identité le fait sans cesse dérailler. Le lecteur, dérouté,

est invité comme dans le théâtre de Brecht à une forme de distanciation qui brise les codes de l'univers romanesque.

2. une littérature qui ne veut plus dire le monde

~ une vision abstraite et objective de la littérature

Récompensé par le prix Fénéon, Les Gommes, premier roman publié de Robbe-Gril]et, suscitent une attention qui va mettre en lumière, avant tout écrit théorique, une série de pratiques communes chez des écrivains perçus comme très contestataires dans les années 1950. Ils sont surtout réunis autour des années 1960 par une volonté de recherche commune qui se réalisera de façon individuelle et diverse. C'est donc par ses refus que le groupe se signale d'abord: comme toutes les réflexions esthétiques de l'après-guerre, il rejette dans le paradigme balzacien du roman et, plus encore, dans le roman naturaliste la prétention de l'écrivain à expliquer un monde, à justifier une idéologie quelconque, à ouvrir une voie, à construire une morale. C'est toute l'histoire d'un roman humaniste où, de Rousseau à Tolstoï, le lecteur est invité à trouver une leçon d'existence philosophique et morale qui se voit congédiée et disqualifiée. Les constantes formelles du «nouveau roman» reposent sur la volonté de mettre fin au processus d'identification du lecteur au personnage et, plus largement, à toute stratégie de persuasion. Déjà contestés, les sous-genres du roman, roman d'analyse psycholo­gique, d'action, etc., sont ouvertement rejetés. L'œuvre littéraire devient la rencontre de deux subjectivités: celle de l'auteur, qui multiplie les signes de sa présence, mais sur le mode aléatoire, et celle du lecteur, invité à lire ces indices et à les interpréter de façon critique et créatrice en s'identifiant non plus au personnage mais au romancier.

~ Roman et jeu des possibles C'est probablement cette capacité à ouvrir plusieurs pistes narratives et à les brouiller en laissant le lecteur choisir et comparer, qui semble commune aux« néo-romanciers» de la première vague du nouveau roman. Après Les Gommes, Le Voyeur (1955) et La jalousie (1957) de Robbe-Grillet qui installent dans la narration des séries, des ensembles modulés selon le principe de la répétition et de la variation, les romans de Michel Butor, Passage de Milan (1954), L'Emploi du temps (1956), La Modification (1957), de Nathalie Sarraute, Martereau (1953) et Le Planétarium (1959), de Claude Simon (l913-2005), Le Sacre du printemps (1954) et Le Vent (1957), de Claude Ollier, La Mise en scène (1958) et L'Inquisitoire (1962), de Robert Pinget (1919-1997), rompent avec la narration continue. Cette floraison de textes singuliers ouvre un débat concrétisé, dans les années 1960, par des œuvres démonstratives des techniques employées et des textes critiques: celles de jean Ricardou, qui écrit d·abord L'Observatoire de Cannes (1961) et La Prise de Constantinople ( 1965) avant de se faire l'historien du «nouveau roman» dans Problèmes du nouveau roman (1967), Claude Mauriac avant de s'orienter très différemment, écrit Toutes les femmes sont fatales (1957), Le Dîner en ville (1959), La marquise sortit à cinq heures (!96t) et L'Agrandissement (1963), qui apparaissent plutôt comme des textes de laboratoire et accompagnent sa remise en question de la notion de littérature dans L'Alittérature contemporaine (1958): la théorie du<< nouveau roman>> va donc succéder à sa pratique.

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Filippo Screpanti
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Le << nouveau roman >> :

un courant improvisé

Aucun manifeste, aucun programme n'annonce l'apparition du <<nouveau roman>>: ce regroupement d'auteurs a peut-être été fabriqué malgré lui par une critique d'emblée hostile. Incités à répondre aux attaques, quelques romanciers ont défini théoriquement des tendances encouragées par une stratégie éditoriale.

1. Des Gommes GlU « mouvement»

208

~ une naissance improbable

Devenus célèbres pour avoir refusé de raconter des histoires, les auteurs de «nouveaux romans» ont réussi sur un point essentiel: il est très difficile de raconter leur propre histoire, celle d'une étrange famille à la généalogie incertaine et lacunaire. On peut dater de la parution des Gommes (1953) d'Alain Robbe-Grillet la tendance qui va s'affirmer, mais cette apparition remarquée, voire fracassante, mettra plusieurs années à trouver son nom. Dès 1948, Sartre parle d'« anti-roman » dans sa préface au Portrait d'un inconnu de Nathalie Sarraute (1900-1999), dont le projet littéraire, défini bien avant, ne se rattache que très marginalement au nouveau roman. En 1958, [e critique Claude Mauriac quali­fie d'« alittérature » cette exigence de recherche, ce refus de la facilité. Plus tard, Roland Barthes parlera de «littérature objective» et le critique Émile Henriot se fait involontai­rement le greffier du groupe dont il signe l'acte de naissance, le 22 mai 1957 : en réunissant dans un même compte rendu très négatif La Jalousie (1957) d'Alain Robbe­Grillet et les Tropismes (1939) de Nathalie Sarraute qui venaient d'être réédités, il assoit la notoriété d'un groupe qui n'existe alors que par les choix d'un grand éditeur.

~ Alain Robbe-Grillet, provocateur et chef de file

Pas de «nouveau roman» affiché, en tout cas, sans la personnalité d'Alain Robbe­Grillet (1922-2008). Ingénieur devenu romancier et conseiller éditorial de jérôme Lindon, il radicalise en principes, par ses articles et ses provocations, une esthétique diffuse et une posture romanesque déjà à l'œuvre chez d'autres auteurs. Les Gommes se donnent l'apparence d'un roman policier, mais l'enquête du policier Wallas sur la mort d'un certain Dupont fonctionne maL La prétendue victime n'est pas morte et le meurtre effectif est commis par erreur et par l'enquêteur à la fin d'un récit en cinq parties, largement inspiré du mythe d'Œdipe. Cependant, contrairement à son inspira­teur Faulkner, qui assume la gravité du modèle tragique croisé avec les invariants du roman policier, la tragédie grecque n'est convoquée que sous l'angle de la parodie. Dans une narration à la cohérence incertaine, la description inattendue, énigmatique et enva­hissante du décor prend le pas sur la motivation des personnages proches, par leur indifférence déconcertée, de la figure déjà existante de l'antihéros. Alain Robbe-Grillet met ainsi en place un système destiné à briser l'illusion référentielle: le faux réalisme. Le récit est constamment mis en question et contredit par des effets de répétitions, de miroirs, tandis qu'un regard sans identité le fait sans cesse dérailler. Le lecteur, dérouté,

est invité comme dans le théâtre de Brecht à une forme de distanciation qui brise les codes de l'univers romanesque.

2. une littérature qui ne veut plus dire le monde

~ une vision abstraite et objective de la littérature

Récompensé par le prix Fénéon, Les Gommes, premier roman publié de Robbe-Gril]et, suscitent une attention qui va mettre en lumière, avant tout écrit théorique, une série de pratiques communes chez des écrivains perçus comme très contestataires dans les années 1950. Ils sont surtout réunis autour des années 1960 par une volonté de recherche commune qui se réalisera de façon individuelle et diverse. C'est donc par ses refus que le groupe se signale d'abord: comme toutes les réflexions esthétiques de l'après-guerre, il rejette dans le paradigme balzacien du roman et, plus encore, dans le roman naturaliste la prétention de l'écrivain à expliquer un monde, à justifier une idéologie quelconque, à ouvrir une voie, à construire une morale. C'est toute l'histoire d'un roman humaniste où, de Rousseau à Tolstoï, le lecteur est invité à trouver une leçon d'existence philosophique et morale qui se voit congédiée et disqualifiée. Les constantes formelles du «nouveau roman» reposent sur la volonté de mettre fin au processus d'identification du lecteur au personnage et, plus largement, à toute stratégie de persuasion. Déjà contestés, les sous-genres du roman, roman d'analyse psycholo­gique, d'action, etc., sont ouvertement rejetés. L'œuvre littéraire devient la rencontre de deux subjectivités: celle de l'auteur, qui multiplie les signes de sa présence, mais sur le mode aléatoire, et celle du lecteur, invité à lire ces indices et à les interpréter de façon critique et créatrice en s'identifiant non plus au personnage mais au romancier.

~ Roman et jeu des possibles C'est probablement cette capacité à ouvrir plusieurs pistes narratives et à les brouiller en laissant le lecteur choisir et comparer, qui semble commune aux« néo-romanciers» de la première vague du nouveau roman. Après Les Gommes, Le Voyeur (1955) et La jalousie (1957) de Robbe-Grillet qui installent dans la narration des séries, des ensembles modulés selon le principe de la répétition et de la variation, les romans de Michel Butor, Passage de Milan (1954), L'Emploi du temps (1956), La Modification (1957), de Nathalie Sarraute, Martereau (1953) et Le Planétarium (1959), de Claude Simon (l913-2005), Le Sacre du printemps (1954) et Le Vent (1957), de Claude Ollier, La Mise en scène (1958) et L'Inquisitoire (1962), de Robert Pinget (1919-1997), rompent avec la narration continue. Cette floraison de textes singuliers ouvre un débat concrétisé, dans les années 1960, par des œuvres démonstratives des techniques employées et des textes critiques: celles de jean Ricardou, qui écrit d·abord L'Observatoire de Cannes (1961) et La Prise de Constantinople ( 1965) avant de se faire l'historien du «nouveau roman» dans Problèmes du nouveau roman (1967), Claude Mauriac avant de s'orienter très différemment, écrit Toutes les femmes sont fatales (1957), Le Dîner en ville (1959), La marquise sortit à cinq heures (!96t) et L'Agrandissement (1963), qui apparaissent plutôt comme des textes de laboratoire et accompagnent sa remise en question de la notion de littérature dans L'Alittérature contemporaine (1958): la théorie du<< nouveau roman>> va donc succéder à sa pratique.

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Filippo Screpanti
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La disparition de l'intrigue

Engagés dans une recherche permanente, les auteurs de «nouveaux romans>> ont eux-mêmes formulé dans des textes théoriques leurs modes de contestation du roman traditionnel. Ce sont certainement ces écrits qui a posteriori et au­delà de leurs contradictions éclairent ce qui fut réellement innovant chez eux, et, d'abord, le démantèlement de l'intrigue.

1. le brouillage des pistes

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Les écrits théoriques des romanciers eux-mêmes, Nathalie Sarraute dans L'Ère du soup­çon (1956), Michel Butor dans le premier volume de ses Répertoires (1960) et dans ses Essais sur le roman (1964), Alain Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman (1963), montrent à quel point l'appellation «nouveau roman» est floue. Cependant, le refus de la fable, de l'histoire réorganisée en récit, se retrouve, à des degrés divers, partout. Pour Alain Robbe-Grillet, pourtant démenti à l'époque même où il écrit par des talents aussi divers que ceux de Gracq, Giono ou Albert Cohen, cet épuisement du récit correspond à une évolution historique et inéluctable. Il écrit:

"Ce qui fait la force du romancier, c'est justement qu'il invente en toute liberté sans modèle. Le récit moderne a ceci de remarquable: il affirme de propos délibéré ce caractère, à tel point même que l'invention, l'imagination, deviennent à la limite le sujet du livre. »

Dans ces conditions, il fait remonter à Flaubert la remise en question du récit conçu comme un «ordre naturel» lié «à tout un système rationaliste et organisateur, dont l'épanouissement correspond à la prise de pouvoir par la classe bourgeoise». Et il ajoute :

«Tous les éléments techniques du récit- emploi systématique du passé simple et de la troisième personne, adoption sans condition du déroulement chronologique, intrigues linéaires, courbe régulière des passions, tension de chaque épisode vers une fin, etc. -, tout visait à imposer l'image d'un univers stable, cohérent, continu, univoque, entièrement déchiffrable.»

Puis il conclut: «Raconter est devenu proprement impossible» et définit ses principes d'écriture par ce qu'il refuse. C'est ainsi que le lecteur de ses romans se voit proposer plu­sieurs récits qui se croisent et se répètent en proliférant. Dans Les Géorgiques (1981) de Claude Simon, trois intrigues sont ((tressées» correspondant à trois moments de l'histoire.

r; effacement de la vraisemblance temporelle fait partie de la stratégie de brouillage des codes romanesques traditionnels. Pour Alain Robbe-Grillet, le temps du (( nouveau roman», contrairement à celui du roman classique, qui, pour le héros, «s'accomplis­sait et était l'agent et la mesure de son destin», perd cette efficacité: « on dirait que le temps se trouve coupé de sa temporalité. Il ne coule plus. Il n'accomplit plus rien». Le présent est donc le temps grammatical dominant, en alternance avec le passé composé. Dans son roman La marquise sortit à cinq heures, dont le titre reprend un cliché cité par Paul Valéry comme un exemple d'usure du genre, Claude Mauriac décrit tout ce qui se passe au carrefour de Buci, à Paris, en l'espace d'une heure, dans une dilatation du

temps qui en mine la vraisemblance. Les romans de Michel Butor jouent sur la confu­sion entre le passé et le présent racontés en même temps et sans distinction, dans un espace qui se prête à une construction « simultanéiste »: Passage de Milan raconte les événements qui se produisent dans chacun des appartements d'un immeuble parisien. Le stage d'un an que fait le personnage de L'Emploi du temps dans la petite ville anglaise de Bleston amène le narrateur à superposer le récit du présent immédiat, le passé récent et son commentaire de ce télescopage. Dans La Modification, le trajet ferroviaire Paris-Rome sert de support à un monologue intérieur.

2. un espace envahi par les objets

Dans les silences des personnages et les blancs laissés par la vacuité des intrigues, le «nouveau roman» fait la part belle à la description: il lui assigne une fonction totale­ment inversée par rapport à ce qui se passe dans la tradition romanesque. On se sou­vient que, dans le roman balzacien, la description joue un rôle explicatif, crée un cli­mat, annonce un personnage avant de devenir démonstrative dans le roman natura­liste. Dans un objectif quelque peu différent, quand Flaubert s'attarde dans de longues pauses descriptives en décalage avec la narration, il leur confie le soin de suggérer ce que sa volonté d'impersonnalité lui interdit d'écrire: le décor et les objets éclairent alors les personnages d'une lumière différente, poétique ou critique. Qualifié parfois d'(< école du regard», le «nouveau roman» utilise la description pour brouiller les pistes. C'est avec une précision minutieuse, interminable, entomologique, presque, que le texte laisse les objets les plus divers envahir l'espace, dans une accumulation- et c'est une des critiques les pius récurrentes qu'il ait affrontées - qui va jusqu'à susciter un malaise. Tout est fait pour que les objets -apparaissent dans un rôle unique, souligné par Roland Barthes à propos de l'œuvre de Robbe-Grîllet, ((celui d'être là».

Ce statut particulier du lieu et du décor aboutit chez certains auteurs à des digressions fastidieuses qui ont tJ.it la joie des détracteurs - nombreux- du ((nouveau roman». Reprenant comme titre une phrase d'Instantanés de Robbe-Grillet, La cafetière est sur la table (1962), un pamphlet a voulu en dénoncer, sous la plume de Pierre de Boisdeffre, la gratuité et l'inanité. En fait, cette omniprésence des objets a une portée différente chez les romanciers. La fameuse observation d'un <(quartier de tomate en vérité sans défaut!> dans Les Gommes permet à Robbe-Grillet de le montrer d'une façon tellement objective et neutre que l'objet est détourné de sa fonction jusqu'au fantastique. Il s'agit d'un «parti pris des choses» finalement assez proche de la poésie contemporaine de Francis Ponge, qui refuse aux lieux et aux objets décrits toute affectation psychologisante. Dans Le Planétarium de Nathalie Sarraute, 1' accumulation et l'invasion des objets, dans deux appartements que distingue le critère social du bon et du mauvais goùt, suscitent une sorte de vertige. Dans Histoire (1967) de Claude Simon, la description aléatoire d'un arnas de cartes postales abandonnées par la mère du narrateur devient la matière d'une enquête et d'une quête du passé. Dans La Modification de Michel Butor, la contemplation obsédante de l'ampoule bleue qui éclaire le compartiment pendant le voyage crée une sorte de choc libérateur dans la conscience du personnage. Il faut cependant remarquer que ces recherches formelles ont représenté, chez les grands écrivains fugitivement rattachés au<( nouveau roman», une simple étape dans un projet plus riche de sens.

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La disparition de l'intrigue

Engagés dans une recherche permanente, les auteurs de «nouveaux romans>> ont eux-mêmes formulé dans des textes théoriques leurs modes de contestation du roman traditionnel. Ce sont certainement ces écrits qui a posteriori et au­delà de leurs contradictions éclairent ce qui fut réellement innovant chez eux, et, d'abord, le démantèlement de l'intrigue.

1. le brouillage des pistes

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Les écrits théoriques des romanciers eux-mêmes, Nathalie Sarraute dans L'Ère du soup­çon (1956), Michel Butor dans le premier volume de ses Répertoires (1960) et dans ses Essais sur le roman (1964), Alain Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman (1963), montrent à quel point l'appellation «nouveau roman» est floue. Cependant, le refus de la fable, de l'histoire réorganisée en récit, se retrouve, à des degrés divers, partout. Pour Alain Robbe-Grillet, pourtant démenti à l'époque même où il écrit par des talents aussi divers que ceux de Gracq, Giono ou Albert Cohen, cet épuisement du récit correspond à une évolution historique et inéluctable. Il écrit:

"Ce qui fait la force du romancier, c'est justement qu'il invente en toute liberté sans modèle. Le récit moderne a ceci de remarquable: il affirme de propos délibéré ce caractère, à tel point même que l'invention, l'imagination, deviennent à la limite le sujet du livre. »

Dans ces conditions, il fait remonter à Flaubert la remise en question du récit conçu comme un «ordre naturel» lié «à tout un système rationaliste et organisateur, dont l'épanouissement correspond à la prise de pouvoir par la classe bourgeoise». Et il ajoute :

«Tous les éléments techniques du récit- emploi systématique du passé simple et de la troisième personne, adoption sans condition du déroulement chronologique, intrigues linéaires, courbe régulière des passions, tension de chaque épisode vers une fin, etc. -, tout visait à imposer l'image d'un univers stable, cohérent, continu, univoque, entièrement déchiffrable.»

Puis il conclut: «Raconter est devenu proprement impossible» et définit ses principes d'écriture par ce qu'il refuse. C'est ainsi que le lecteur de ses romans se voit proposer plu­sieurs récits qui se croisent et se répètent en proliférant. Dans Les Géorgiques (1981) de Claude Simon, trois intrigues sont ((tressées» correspondant à trois moments de l'histoire.

r; effacement de la vraisemblance temporelle fait partie de la stratégie de brouillage des codes romanesques traditionnels. Pour Alain Robbe-Grillet, le temps du (( nouveau roman», contrairement à celui du roman classique, qui, pour le héros, «s'accomplis­sait et était l'agent et la mesure de son destin», perd cette efficacité: « on dirait que le temps se trouve coupé de sa temporalité. Il ne coule plus. Il n'accomplit plus rien». Le présent est donc le temps grammatical dominant, en alternance avec le passé composé. Dans son roman La marquise sortit à cinq heures, dont le titre reprend un cliché cité par Paul Valéry comme un exemple d'usure du genre, Claude Mauriac décrit tout ce qui se passe au carrefour de Buci, à Paris, en l'espace d'une heure, dans une dilatation du

temps qui en mine la vraisemblance. Les romans de Michel Butor jouent sur la confu­sion entre le passé et le présent racontés en même temps et sans distinction, dans un espace qui se prête à une construction « simultanéiste »: Passage de Milan raconte les événements qui se produisent dans chacun des appartements d'un immeuble parisien. Le stage d'un an que fait le personnage de L'Emploi du temps dans la petite ville anglaise de Bleston amène le narrateur à superposer le récit du présent immédiat, le passé récent et son commentaire de ce télescopage. Dans La Modification, le trajet ferroviaire Paris-Rome sert de support à un monologue intérieur.

2. un espace envahi par les objets

Dans les silences des personnages et les blancs laissés par la vacuité des intrigues, le «nouveau roman» fait la part belle à la description: il lui assigne une fonction totale­ment inversée par rapport à ce qui se passe dans la tradition romanesque. On se sou­vient que, dans le roman balzacien, la description joue un rôle explicatif, crée un cli­mat, annonce un personnage avant de devenir démonstrative dans le roman natura­liste. Dans un objectif quelque peu différent, quand Flaubert s'attarde dans de longues pauses descriptives en décalage avec la narration, il leur confie le soin de suggérer ce que sa volonté d'impersonnalité lui interdit d'écrire: le décor et les objets éclairent alors les personnages d'une lumière différente, poétique ou critique. Qualifié parfois d'(< école du regard», le «nouveau roman» utilise la description pour brouiller les pistes. C'est avec une précision minutieuse, interminable, entomologique, presque, que le texte laisse les objets les plus divers envahir l'espace, dans une accumulation- et c'est une des critiques les pius récurrentes qu'il ait affrontées - qui va jusqu'à susciter un malaise. Tout est fait pour que les objets -apparaissent dans un rôle unique, souligné par Roland Barthes à propos de l'œuvre de Robbe-Grîllet, ((celui d'être là».

Ce statut particulier du lieu et du décor aboutit chez certains auteurs à des digressions fastidieuses qui ont tJ.it la joie des détracteurs - nombreux- du ((nouveau roman». Reprenant comme titre une phrase d'Instantanés de Robbe-Grillet, La cafetière est sur la table (1962), un pamphlet a voulu en dénoncer, sous la plume de Pierre de Boisdeffre, la gratuité et l'inanité. En fait, cette omniprésence des objets a une portée différente chez les romanciers. La fameuse observation d'un <(quartier de tomate en vérité sans défaut!> dans Les Gommes permet à Robbe-Grillet de le montrer d'une façon tellement objective et neutre que l'objet est détourné de sa fonction jusqu'au fantastique. Il s'agit d'un «parti pris des choses» finalement assez proche de la poésie contemporaine de Francis Ponge, qui refuse aux lieux et aux objets décrits toute affectation psychologisante. Dans Le Planétarium de Nathalie Sarraute, 1' accumulation et l'invasion des objets, dans deux appartements que distingue le critère social du bon et du mauvais goùt, suscitent une sorte de vertige. Dans Histoire (1967) de Claude Simon, la description aléatoire d'un arnas de cartes postales abandonnées par la mère du narrateur devient la matière d'une enquête et d'une quête du passé. Dans La Modification de Michel Butor, la contemplation obsédante de l'ampoule bleue qui éclaire le compartiment pendant le voyage crée une sorte de choc libérateur dans la conscience du personnage. Il faut cependant remarquer que ces recherches formelles ont représenté, chez les grands écrivains fugitivement rattachés au<( nouveau roman», une simple étape dans un projet plus riche de sens.

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Filippo Screpanti
Highlight
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La crise du personnage

Commun au «nouveau roman» et au «nouveau théâtre», l'effacement du personnage dans des univers romanesques parfois artificiellement rapprochés apparaît comme un des éléments les plus durables dans la poétique de l'après-guerre.

1. Effacement du personnage et mort de l'homme

212

Faire éclater l'ordre du réât pour en congédier définitivement la valeur mimétique impli­quait pour le «nouveau roman» un autre sacrifice, déjà consenti, avec nuance et subti­lité, par les inventeurs du roman moderne. Le succès du roman classique tenait pour beaucoup à l'emprise d'un personnage, qui, sans se confondre avec une personne, en reproduisait suffisamment de traits pour incarner une sorte d'humanité exemplaire à la mesure des rêves du lecteur. Ainsi Alain opposait-ilia vraisemblance du personnage de roman qui «a choisi son destin» à 1' artifice du héros tragique qui «accuse les dieux» sans avoir de libre arbitre. Ce que justement le roman des années 1950-1960 rejette, c'est la notion d'état civil du personnage, de type romanesque structuré et cohérent, dont l'aven­ture s'inscrit dans une ligne prévisible, qu'elle soit réaliste ou mythique. Après la distance ironique prise par Flaubert et les critiques de Valéry sur «ces êtres de papier» qui sont des «vivants sans entrailles», le ballet des figures proustiennes qui traversent la conscience d'un narrateur aux contours improbables, tantôt témoin, tantôt démiurge, avait fait bouger la statue. Joyce, Kafka et Beckett, dont les théoriciens du <<nouveau roman» revendiquent le parrainage, l'ont déboulonnée sans faire trop de bruit: conscience divisée des personnages de Joyce, anonymat et perte d'identité chez les héros de Kafka dont le patronyme se réduit à une lettre, indifférenciation chez l'Anglaise Virginia Woolf ( 1882-1941 ), destruction du personnage par lui-même chez Beckett.

Figure imposée du roman« bourgeois'' dont la« vie'' se définit souvent par l'adhésion à l'ordre social ou la capacité à lui résister, le personnage dérangeait déjà l'imaginaire sur­réaliste: il n'avait plus sa place dans le sillage du freudisme affirmant que« le moi n'était plus maître en sa demeure >J. Bien que contesté par le« réalisme socialiste» qui entendait calquer la littérature sur sa vision d'une histoire entièrement collective, le personnage connaît pourtant quelques beaux restes d'existence dans la littérature engagée. Son assas­sinat programmé par le «nouveau roman" se situe cependant à un moment clé de l'histoire des idées : le «nouveau roman" le décrète mort au moment où le courant de pensée hâtivement nommé «structuralisme" remet en question, à partir d'une méthode de travail définie par Claude Lévi-Strauss, l'idée séculaire d'un sujet humain librement responsable de ses actes. Soumise à des «structures,,, à des «systèmes» qui le déterminent, la représentation de l'homme est mise en pièces par les sciences humaines qui s'imposent dans les années 1960, à savoir, la linguistique, la sociologie et la psychanalyse. C'est en 1966 que le philosophe Michel Foucault ( 1926-1984) publie Les Mots et les Choses, où il affirme: «L'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine.»

2. une stratégie littéraire

Dans l'univers illisible et cassé du« nouveau roman», où les villes sont des labyrinthes, oü s'agitent dans un temps simultané des créatures à la silhouette indéterminée, le per­sonnage n'a plus sa place. C'est Nathalie Sarraute qui, dans une démarche antérieure et constamment singulière par rapport au groupe dit du «nouveau roman», a défini très tôt l'effacement du personnage comme une nécessité. Le titre de son essai L'Ère du soupçon paraphrase une formule de Stendhal, «Le génie du soupçon est venu au monde:», pour débusquer derrière les conventions du roman balzacien des« techniques périméës »qui ont perdu leur pouvoir de persuasion. Les découvertes récentes sur le fonctionnement de la conscience et les traces qu'y laisse constamment l'inconscient rendent caduque, pour elle, la notion classique de personnage. <<Le soupçon naît du moment où les œuvres sont envahies par "un je anonyme qui est tout et qui n'est rien et qui n'est le plus souvent qu'un reflet de l'auteur lui-même". " Nathalie Sarraute attribue ce soupçon à Dostoïevski et à Kafka, qui ont déjà enlevé au type romanesque «ses propriétés et ses titres de rente, ses vêtements, son corps, son visage, ce bien précieux entre tous, son caractère qui n'appartenait qu'à lui, souvent jusqu'à son nom» et formule son hypothèse: si le romancier doit accéder aux <<mouvements indéfinis­sables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience:», le personnage est, finalement, un gêneur. Et elle précise:

« Il faut donc empêcher le lecteur de courir deux lièvres à la fois, et puisque ce que les personnages gagnent en vitalité facile et en vraisemblance, les états psychologiques auxquels ils servent de support le perdent en vérité profonde, il faut éviter qu'il disperse son attention et la laisse accaparer par les personnages, et, pour cela, le priver le plus possible de tous les indices dont, malgré lui, par un penchant naturel, il s'empare pour fabriquer des trompe-l'œil.»

Sans avoir tous la même ambition que Nathalie Sarraute, les adeptes du «nouveau roman» ont généralisé des outils formels d'annulation du personnage qui, pour cer­tains, ont survécu à ce moment de l'histoire littéraire. Pour Robbe-Grillet, sa fonction est d'« être là» et non d'« être quelque chose:>>. L'invasion des lieux et des objets esca­mote sa présence: il est un élément parmi d'autres dans la syntaxe du roman, désigné par la lettre A, dans La Jalousie, roman dont le titre connote d'abord un point de vue, celui d'une fenêtre en forme de «jalousie» et ensuite le sentiment de jalousie dont est victime une conscience floue. Le brouillage des marques de l'énonciation et des points de vue devient systématique. La succession des monologues et des dialogues perturbe le jeu des voix narratives. Non seulement le point de vue omniscient est exclu mais un glissement d'une personne grammaticale à une autre introduit le doute chez le lecteur invité à circuler entre deux consciences mal définies. À lui de décider, avec ses propres critères de choix, «qui.parle:» à ce moment du texte où il est privé d'indices et de repères. Dans le roman sans doute le plus reconnu, La Modification, Michel Butor met les cartes sur la table. Il confie dans tout le roman à une deuxième personne du plurielle soin de la narration et indique clairement le rôle actif qu'il assigne au lecteur. Mais ce grand spécialiste de Balzac n'est pas dupe: le personnage de roman n'est pas mort et le «Hussard:» de Giono ou le « Solal :» de Cohen en administrent, au même moment, une preuve éclatante.

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Filippo Screpanti
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Filippo Screpanti
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La crise du personnage

Commun au «nouveau roman» et au «nouveau théâtre», l'effacement du personnage dans des univers romanesques parfois artificiellement rapprochés apparaît comme un des éléments les plus durables dans la poétique de l'après-guerre.

1. Effacement du personnage et mort de l'homme

212

Faire éclater l'ordre du réât pour en congédier définitivement la valeur mimétique impli­quait pour le «nouveau roman» un autre sacrifice, déjà consenti, avec nuance et subti­lité, par les inventeurs du roman moderne. Le succès du roman classique tenait pour beaucoup à l'emprise d'un personnage, qui, sans se confondre avec une personne, en reproduisait suffisamment de traits pour incarner une sorte d'humanité exemplaire à la mesure des rêves du lecteur. Ainsi Alain opposait-ilia vraisemblance du personnage de roman qui «a choisi son destin» à 1' artifice du héros tragique qui «accuse les dieux» sans avoir de libre arbitre. Ce que justement le roman des années 1950-1960 rejette, c'est la notion d'état civil du personnage, de type romanesque structuré et cohérent, dont l'aven­ture s'inscrit dans une ligne prévisible, qu'elle soit réaliste ou mythique. Après la distance ironique prise par Flaubert et les critiques de Valéry sur «ces êtres de papier» qui sont des «vivants sans entrailles», le ballet des figures proustiennes qui traversent la conscience d'un narrateur aux contours improbables, tantôt témoin, tantôt démiurge, avait fait bouger la statue. Joyce, Kafka et Beckett, dont les théoriciens du <<nouveau roman» revendiquent le parrainage, l'ont déboulonnée sans faire trop de bruit: conscience divisée des personnages de Joyce, anonymat et perte d'identité chez les héros de Kafka dont le patronyme se réduit à une lettre, indifférenciation chez l'Anglaise Virginia Woolf ( 1882-1941 ), destruction du personnage par lui-même chez Beckett.

Figure imposée du roman« bourgeois'' dont la« vie'' se définit souvent par l'adhésion à l'ordre social ou la capacité à lui résister, le personnage dérangeait déjà l'imaginaire sur­réaliste: il n'avait plus sa place dans le sillage du freudisme affirmant que« le moi n'était plus maître en sa demeure >J. Bien que contesté par le« réalisme socialiste» qui entendait calquer la littérature sur sa vision d'une histoire entièrement collective, le personnage connaît pourtant quelques beaux restes d'existence dans la littérature engagée. Son assas­sinat programmé par le «nouveau roman" se situe cependant à un moment clé de l'histoire des idées : le «nouveau roman" le décrète mort au moment où le courant de pensée hâtivement nommé «structuralisme" remet en question, à partir d'une méthode de travail définie par Claude Lévi-Strauss, l'idée séculaire d'un sujet humain librement responsable de ses actes. Soumise à des «structures,,, à des «systèmes» qui le déterminent, la représentation de l'homme est mise en pièces par les sciences humaines qui s'imposent dans les années 1960, à savoir, la linguistique, la sociologie et la psychanalyse. C'est en 1966 que le philosophe Michel Foucault ( 1926-1984) publie Les Mots et les Choses, où il affirme: «L'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine.»

2. une stratégie littéraire

Dans l'univers illisible et cassé du« nouveau roman», où les villes sont des labyrinthes, oü s'agitent dans un temps simultané des créatures à la silhouette indéterminée, le per­sonnage n'a plus sa place. C'est Nathalie Sarraute qui, dans une démarche antérieure et constamment singulière par rapport au groupe dit du «nouveau roman», a défini très tôt l'effacement du personnage comme une nécessité. Le titre de son essai L'Ère du soupçon paraphrase une formule de Stendhal, «Le génie du soupçon est venu au monde:», pour débusquer derrière les conventions du roman balzacien des« techniques périméës »qui ont perdu leur pouvoir de persuasion. Les découvertes récentes sur le fonctionnement de la conscience et les traces qu'y laisse constamment l'inconscient rendent caduque, pour elle, la notion classique de personnage. <<Le soupçon naît du moment où les œuvres sont envahies par "un je anonyme qui est tout et qui n'est rien et qui n'est le plus souvent qu'un reflet de l'auteur lui-même". " Nathalie Sarraute attribue ce soupçon à Dostoïevski et à Kafka, qui ont déjà enlevé au type romanesque «ses propriétés et ses titres de rente, ses vêtements, son corps, son visage, ce bien précieux entre tous, son caractère qui n'appartenait qu'à lui, souvent jusqu'à son nom» et formule son hypothèse: si le romancier doit accéder aux <<mouvements indéfinis­sables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience:», le personnage est, finalement, un gêneur. Et elle précise:

« Il faut donc empêcher le lecteur de courir deux lièvres à la fois, et puisque ce que les personnages gagnent en vitalité facile et en vraisemblance, les états psychologiques auxquels ils servent de support le perdent en vérité profonde, il faut éviter qu'il disperse son attention et la laisse accaparer par les personnages, et, pour cela, le priver le plus possible de tous les indices dont, malgré lui, par un penchant naturel, il s'empare pour fabriquer des trompe-l'œil.»

Sans avoir tous la même ambition que Nathalie Sarraute, les adeptes du «nouveau roman» ont généralisé des outils formels d'annulation du personnage qui, pour cer­tains, ont survécu à ce moment de l'histoire littéraire. Pour Robbe-Grillet, sa fonction est d'« être là» et non d'« être quelque chose:>>. L'invasion des lieux et des objets esca­mote sa présence: il est un élément parmi d'autres dans la syntaxe du roman, désigné par la lettre A, dans La Jalousie, roman dont le titre connote d'abord un point de vue, celui d'une fenêtre en forme de «jalousie» et ensuite le sentiment de jalousie dont est victime une conscience floue. Le brouillage des marques de l'énonciation et des points de vue devient systématique. La succession des monologues et des dialogues perturbe le jeu des voix narratives. Non seulement le point de vue omniscient est exclu mais un glissement d'une personne grammaticale à une autre introduit le doute chez le lecteur invité à circuler entre deux consciences mal définies. À lui de décider, avec ses propres critères de choix, «qui.parle:» à ce moment du texte où il est privé d'indices et de repères. Dans le roman sans doute le plus reconnu, La Modification, Michel Butor met les cartes sur la table. Il confie dans tout le roman à une deuxième personne du plurielle soin de la narration et indique clairement le rôle actif qu'il assigne au lecteur. Mais ce grand spécialiste de Balzac n'est pas dupe: le personnage de roman n'est pas mort et le «Hussard:» de Giono ou le « Solal :» de Cohen en administrent, au même moment, une preuve éclatante.

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Le « nouveau roman >>

a-t-il été une école?

Certaines encyclopédies présentent imprudemment le « nouveau roman >>

comme un «mouvement littéraire>>: il a surtout mis en lumière, en les réunis­sant un moment, au moins deux ou trois sensibilités littéraires et des indivi­dualités qui ont ensuite quitté ce carrefour pour reprendre leur propre route, sans avoir fixé d'orientations communes.

1. une seule mllison pour deux familles

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La mode du «nouveau roman» et les débats qu'elle a suscités ont été éphémères. Ils ont cependant contribué à raffermir et à pérenniser l'identité d'une grande maison d'édition française, Minuit. En effet, quand Robbe-Grillet commence à faire parler de lui en 1953, Minuit est déjà l'éditeur audacieux d'un dissident, Georges Bataille (1897-1962), qui interroge les limites de la littérature, et, par exemple, de Samuel Beckett. Après le reflux de la vague néo-romanesque, la plupart des auteurs engagés dans une œuvre authentique resteront fidèles à Jérôme Lindon. Cette appartenance à une mai­son ne suffit pourtant pas à constituer en «école» ou «en mouvement>> ce qui fut un moment de la littérature : ni les écrivains présents sur la photo de groupe prise en 1959 devant les locaux de Minuit, ni les participants au colloque de Cerisy-la-Salle en 1971 ne rendent compte d'une aventure collective. Présent sur la photo, Samuel Beckett a toujours récusé toute appartenance au groupe; Michel Butor, qui n'y figure pas, en a été quelques années durant la figure emblématique. Dans son histoire du «nouveau roman » en 1973, Jean Ricardou ne retient que le nom des sept participants au colloque de 1971: Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Michel Butor, Nathalie Sarraute, Robert Pinget, Claude Ollier et lui-même. Quant à Marguerite Duras (1914-1996), absente de la photo comme du colloque malgré la proximité de son écriture avec les techniques du «nouveau roman», elle s'en est tenue à l'écart: Ricardou l'exclut du groupe, Robbe­

Grillet la revendique.

Au-delà des déclarations, deux familles un temps réunies sous le même toit se distin­guent: d'une part, les formalistes comme Robbe-Grillet et Butor. rejoints par Claude Mauriac; d'autre part, les explorateurs qui ne séparent pas leur écnture romanesque de la compréhension du monde, mais tentent de refléter esthétiquement l'absurde et le tragique dont ils sont témoins: à des degrés divers, Nathalie Sarraute, Robert Pin~et, Marguerite Duras et Claude Simon constituent les membres de cette seconde famille. jean Cayrol (1911-2005), auteur du Déménagement (1956) et des Corps étrangers (1959), ou Kateb Yacine (1929-1989), qui déconstruit en 1966 dans Le Polygone étoilé certains éléments de Nedjma (1956), ont des liens avec cette branche. Et, en étendant la recherche aux collatéraux, il est clair que les transgressions du «nouveau roman» n'auraient pas eu le même impact sans l'exploration vertigineuse de la conscience engagée par Georges Bataille dès L'Expérience intérieure (1943) ou l'interrogation approfondie de Maurice Blanchot (1907-2003) sur le surgissement du langage litté­raire dans L'Espace littéraire (1955), Le Livre à venir (1959) et L'Entretien infini (1969).

2. Des défil'liticms contre~stées

Les deux écrivains qui ont placé le «nouveau roman>> au centre de leur recherche en ont donné des définitions différentes. Tous deux appartiennent plutôt à la famille for­maliste. Mais Robbe-Grillet se refuse à inscrire dans des principes son point de vue sur le roman et préfère en rester à la formule célèbre: «Le "nouveau roman" n'est pas une théorie, c'est une recherche.» Il illustrera d'ailleurs cette prise de position en déplaçant assez rapidement son intérêt du côté du cinéma, tandis que Butor abandonnera le roman pour d'autres aventures littéraires. Conscient que d'autres, plus grands, ont déjà niis en question le roman classique, Robbe-Grillet, chef de file du «nouveau roman)), admire chez ses contemporains Sartre et Camus une prise de distance avec le personnage, mais, contrairement à eux, il refuse de refléter l'incohérence du monde sur le mode tragique. Peu enclin à la gravité, refusant l'engagement et l'humanisme, Robbe-Grillet veut transformer la littérature en un vaste jeu dont 1' organisateur se donne constamment à voir. Il affiche un goût pour les genres mineurs en parodiant le roman policier, le feuilleton centré sur l'adultère et le roman de mœurs dans La Jalousie, ou le roman d'aventures dans Le Labyrinthe, par exemple, avec une désin­volture calculée. Ce faisant, et c'est certainement de ce point de vue-là que l'effet de groupe aura été le plus créateur, il invite le lecteur à quitter une sorte de révérence passive à l'égard du romancier en entrant dans le jeu. Le système de répétitions et de variations qu'il propose frappe d'indécision le contenu du texte et incite le lecteur à rester soupçonneux. Comme le note plaisamment un commentateur: «L'ère du soup­çon est celle d'un soupçon infiniment entretenu.»

Dès lors, et c'est un acquis de l'époque, le lecteur actif peut se permettre de mettre en doute l'originalité du romancier, qui, à son tour, multiplie les intrusions et les com­mentaires: il montre ainsi qu'au fond il a choisi une possibilité parmi d'autres pour donner forme à un matériau puisé dans l'imaginaire collectif, le mythe d'Œdipe dans Les Gommes, celui du .Minotaure et de la descente aux Enfers dans L'Emploi du temps et La Modification de Butor ou des thèmes encore plus vastes dans les œuvres de Claude Simon, comme la guerre. Dans ce jeu, la composition qui est de règle accorde une place importante à l'aléatoire: c'est le cas de Robert Pinget, qui déclare, à propos de Passacaille (1969), avoir voulu brouiller puis annuler la piste policière dans une compo­sition dont le titre évoque une partition musicale.

Contrairement à Robbe-Grillet, Jean Ricardou a eu une ambition théorique que l'on retrouve dans les trois essais qu'il a consacrés au «nouveau roman>>. Parti d'une ana­lyse descriptive très précise de tous les moyens à mettre en œuvre pour se détacher du récit classique, il inspire certainement une partie des recherches du groupe à la fin des années 1960. En même temps, proche du groupe Tel quel, intéressé par les débats sur la «nouvelle critique», qui aboutissent à un colloque important en 1966, i1 ne propose que trois rOmans qu'il commente abondamment et qui apparaissent comme des illustrations quelque peu gratuites de ses écrits théoriques. Très influentes en leur temps, ses analyses ne suffisent plus à rendre compte de ce que fut le «nouveau roman)), qui ne rassembla peut -être une poignée d'écrivains que pour leur permettre de tracer plus librement un chemin individuel.

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Le « nouveau roman >>

a-t-il été une école?

Certaines encyclopédies présentent imprudemment le « nouveau roman >>

comme un «mouvement littéraire>>: il a surtout mis en lumière, en les réunis­sant un moment, au moins deux ou trois sensibilités littéraires et des indivi­dualités qui ont ensuite quitté ce carrefour pour reprendre leur propre route, sans avoir fixé d'orientations communes.

1. une seule mllison pour deux familles

214

La mode du «nouveau roman» et les débats qu'elle a suscités ont été éphémères. Ils ont cependant contribué à raffermir et à pérenniser l'identité d'une grande maison d'édition française, Minuit. En effet, quand Robbe-Grillet commence à faire parler de lui en 1953, Minuit est déjà l'éditeur audacieux d'un dissident, Georges Bataille (1897-1962), qui interroge les limites de la littérature, et, par exemple, de Samuel Beckett. Après le reflux de la vague néo-romanesque, la plupart des auteurs engagés dans une œuvre authentique resteront fidèles à Jérôme Lindon. Cette appartenance à une mai­son ne suffit pourtant pas à constituer en «école» ou «en mouvement>> ce qui fut un moment de la littérature : ni les écrivains présents sur la photo de groupe prise en 1959 devant les locaux de Minuit, ni les participants au colloque de Cerisy-la-Salle en 1971 ne rendent compte d'une aventure collective. Présent sur la photo, Samuel Beckett a toujours récusé toute appartenance au groupe; Michel Butor, qui n'y figure pas, en a été quelques années durant la figure emblématique. Dans son histoire du «nouveau roman » en 1973, Jean Ricardou ne retient que le nom des sept participants au colloque de 1971: Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Michel Butor, Nathalie Sarraute, Robert Pinget, Claude Ollier et lui-même. Quant à Marguerite Duras (1914-1996), absente de la photo comme du colloque malgré la proximité de son écriture avec les techniques du «nouveau roman», elle s'en est tenue à l'écart: Ricardou l'exclut du groupe, Robbe­

Grillet la revendique.

Au-delà des déclarations, deux familles un temps réunies sous le même toit se distin­guent: d'une part, les formalistes comme Robbe-Grillet et Butor. rejoints par Claude Mauriac; d'autre part, les explorateurs qui ne séparent pas leur écnture romanesque de la compréhension du monde, mais tentent de refléter esthétiquement l'absurde et le tragique dont ils sont témoins: à des degrés divers, Nathalie Sarraute, Robert Pin~et, Marguerite Duras et Claude Simon constituent les membres de cette seconde famille. jean Cayrol (1911-2005), auteur du Déménagement (1956) et des Corps étrangers (1959), ou Kateb Yacine (1929-1989), qui déconstruit en 1966 dans Le Polygone étoilé certains éléments de Nedjma (1956), ont des liens avec cette branche. Et, en étendant la recherche aux collatéraux, il est clair que les transgressions du «nouveau roman» n'auraient pas eu le même impact sans l'exploration vertigineuse de la conscience engagée par Georges Bataille dès L'Expérience intérieure (1943) ou l'interrogation approfondie de Maurice Blanchot (1907-2003) sur le surgissement du langage litté­raire dans L'Espace littéraire (1955), Le Livre à venir (1959) et L'Entretien infini (1969).

2. Des défil'liticms contre~stées

Les deux écrivains qui ont placé le «nouveau roman>> au centre de leur recherche en ont donné des définitions différentes. Tous deux appartiennent plutôt à la famille for­maliste. Mais Robbe-Grillet se refuse à inscrire dans des principes son point de vue sur le roman et préfère en rester à la formule célèbre: «Le "nouveau roman" n'est pas une théorie, c'est une recherche.» Il illustrera d'ailleurs cette prise de position en déplaçant assez rapidement son intérêt du côté du cinéma, tandis que Butor abandonnera le roman pour d'autres aventures littéraires. Conscient que d'autres, plus grands, ont déjà niis en question le roman classique, Robbe-Grillet, chef de file du «nouveau roman)), admire chez ses contemporains Sartre et Camus une prise de distance avec le personnage, mais, contrairement à eux, il refuse de refléter l'incohérence du monde sur le mode tragique. Peu enclin à la gravité, refusant l'engagement et l'humanisme, Robbe-Grillet veut transformer la littérature en un vaste jeu dont 1' organisateur se donne constamment à voir. Il affiche un goût pour les genres mineurs en parodiant le roman policier, le feuilleton centré sur l'adultère et le roman de mœurs dans La Jalousie, ou le roman d'aventures dans Le Labyrinthe, par exemple, avec une désin­volture calculée. Ce faisant, et c'est certainement de ce point de vue-là que l'effet de groupe aura été le plus créateur, il invite le lecteur à quitter une sorte de révérence passive à l'égard du romancier en entrant dans le jeu. Le système de répétitions et de variations qu'il propose frappe d'indécision le contenu du texte et incite le lecteur à rester soupçonneux. Comme le note plaisamment un commentateur: «L'ère du soup­çon est celle d'un soupçon infiniment entretenu.»

Dès lors, et c'est un acquis de l'époque, le lecteur actif peut se permettre de mettre en doute l'originalité du romancier, qui, à son tour, multiplie les intrusions et les com­mentaires: il montre ainsi qu'au fond il a choisi une possibilité parmi d'autres pour donner forme à un matériau puisé dans l'imaginaire collectif, le mythe d'Œdipe dans Les Gommes, celui du .Minotaure et de la descente aux Enfers dans L'Emploi du temps et La Modification de Butor ou des thèmes encore plus vastes dans les œuvres de Claude Simon, comme la guerre. Dans ce jeu, la composition qui est de règle accorde une place importante à l'aléatoire: c'est le cas de Robert Pinget, qui déclare, à propos de Passacaille (1969), avoir voulu brouiller puis annuler la piste policière dans une compo­sition dont le titre évoque une partition musicale.

Contrairement à Robbe-Grillet, Jean Ricardou a eu une ambition théorique que l'on retrouve dans les trois essais qu'il a consacrés au «nouveau roman>>. Parti d'une ana­lyse descriptive très précise de tous les moyens à mettre en œuvre pour se détacher du récit classique, il inspire certainement une partie des recherches du groupe à la fin des années 1960. En même temps, proche du groupe Tel quel, intéressé par les débats sur la «nouvelle critique», qui aboutissent à un colloque important en 1966, i1 ne propose que trois rOmans qu'il commente abondamment et qui apparaissent comme des illustrations quelque peu gratuites de ses écrits théoriques. Très influentes en leur temps, ses analyses ne suffisent plus à rendre compte de ce que fut le «nouveau roman)), qui ne rassembla peut -être une poignée d'écrivains que pour leur permettre de tracer plus librement un chemin individuel.

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Michel Butor ou le mouvement perpétuel

Ce n'est qu'en apparence que les trois premiers romans de Michel Butor refu­sent de dire le monde: l'aventure du << nouveau roman >> qui le rend célèbre n'est que la première étape d'une œuvre très importante. L'écrivain ne quitte le roman en 1960 que pour mieux enrichir et métamorphoser son œuvre.

1. Le roman comme impulsion

216

t un explorateur de la littémture

Auteur d'une quantité importante d'ouvrages dont lui-même déclare ne pas connaître le nombre, Michel Butor est aujourd'hui, paradoxalement, celui qui s'est émancipé le plus tôt de l'influence du «nouveau roman»- en abandonnant le genre romanesque- mais aussi le plus célèbre des survivants du groupe et un des seuls à avoir atteint le grand public, dès cette époque, avec La Modification. On ne peut d'ailleurs comprendre la féconélité de son œuvre si l'on oublie la polyvalence de ses talents. Après des études de philosophie - il est formé par Gaston Bachelard -, complétées par une formation à la peinture et à la musique, Michel Butor, grand lecteur, a enseigné depuis 1950 dans diffé­rentes universités de par le monde. Cette expérience lui inspire de nombreux essais qui constituent autant de clés pour lire ses propres écrits. Explorateur de l'espace et du temps, il intitule Le Génie du lieu, I (1958), un de ses premiers livres et consacre toujours beaucoup de temps à travailler avec les peintres. Dans ce parcours, le passage par le roman n'est qu'une étape et les liens avec le« nouveau roman» un épisode.

• Michel Butor romancier Alors qu'il cherche à résoudre les contradictions entre des publications de type philo­sophique et l'écriture de poèmes, il vient au roman «par nécessité», écrit-il dans ses Essais sur le roman. Parce qu'il s'est transformé au cours des siècles, et se prête à des recherches formelles, le roman, «laboratoire du récit », lui semble le meilleur moyen d'éprouver un style. Pour autant, son goût de l'expérimentation n'est ni exclusivement ludique, ni iconoclaste, ni futile car le roman {{est un prodigieux moyen de se tenir debout, de continuer à vivre intelligemment dans un monde furieux qui vous assaille de toutes parts», précise-t-il avant d'ajouter:

«Je n'écris pas des romans pour les vendre, mais pour obtenir une unité dans ma vie; l'écriture est pour moi une colonne vertébrale.>>

C'est avec subtilité que se manifeste dans son œuvre romanesque le principe de discontinuité propre à une écriture en mouvement constant : il donne à ses person­nages un nom et une identité sociale dans Passage de Milan, L'Emploi du temps et La Modification. C'est à partir d'un cadre réaliste, successivement un immeuble du passage de Milan, à Paris, une ville anglaise assez triste, le train Paris-Rome, que la quête-enquête de ses personnages s'opère sans ordre linéaire, dans un brouillage des

:epèr;s spati~ux et un ré~it simultané des événements, qui, dans L'Emploi du temps, va JUsqu au vertige, dans le JOurnal de Jacques Revel. L'inanité désordonnée d'un monde où ~es. personna?es occupés par des enjeux dérisoires se déplacent sans comprendre les md1ces mythtques qm donneraient sens à leur parcours apparaît pleinement et B~tor pla~e tous le~ effet_s qui le relient au <{nouveau roman» - mise en abyme, el.hpses, deconstructwns chverses- sous le signe de la vitesse et de l'adresse au lecteur concrétisée par l'usage du pronom{< vous». '

2. un écrivain de l'espace et du temps

~ De Degrés à Mobile

En 1960, l'article défini disparaît définitivement dans le titre des œuvres de Michel Butor. Le dernier ouvrage qualifié de roman, Degrés, se présente comme une construction C?l'?plexe ~~is signe aussi m; ~dfeu_ au genre. Forme exacerbée de mise en abyme, le reCit est e~1t1eremen: co~1sacre a l en;eu que représente une heure de classe dans un lycée. La narratiOn, confiee d abord au professeur Pierre Vernier s'adressant à un élève de sec?~de qui est son neveu, est ensuite prise en charge par ce personnage, puis par un trOISième. Il met en scène le caractère figé, fi·agmenté, de la culture scolaire et son décalage par rapport au monde extérieur. L'effet recherché et obtenu est visuel archi­tectural et plastique: de l'extérieur le système d'enseignement apparaît comme' un jeu de ~ubes ,superposés, constitué d'unités de temps- les heures de cours- et d'espaces ~l~ns_on~es -.les s~lles d.e ,clas.~e. L'aventure néo-romanesque est alors terminée pour ~ ecnvam mms la VIrtuosite qu 1l y a déployée sert son génie personnel: ainsi les citations l?c~us~s d,a~s le montage de Degrés préfigurent-elles une approche plastique du texte h,ttermre e'?~ente dans Mobil~: étude po_ur une représentation des États-Unis (1962). Lœuvre utthse, dans une architecture qm bouleverse l'espace de la page, des textes et des images d'origines très diverses qui restituent habilement le foisonnement culturel d'un pays qu'il connaît bien.

t la création en liberté

À l'image du labyrinthe semble succéder alors celle d'un chaos organisé où la mémoire littéraire et l'esprit cr~ate~r de l'écrivain se rencontrent: dans 6 810 000 Litres d'eau par seconde (1966), les Cllatwns du texte fameux de Chateaubriand sur les chutes du Niagara débouchent sur une « étude stéréophonique» à deux voix. Puis il écrit un Dialogue avec 33 variations de Ludwig Van Beethoven ( 1971) sur une sonate de Diabelli. Dans une perpétuelle recherche, l'écrivain explore tout ce que les techniques nouvelles comme la vidéo peuvent apporter à la littérature tout en sollicitant constamment la collaboration du lecteur._ Après Les Mots dans la peinture (1969), la complicité de M1~hel B~tor avec les pemtres s'intensifie non seulement par une réflexion critique m~1s aussi par un~ collaboration permanente aux livres d'artistes: plus de mille pemtres ont travaillé avec lui. Il écrit de nouveau de la poésie et publie Travaux d'approche (1972), Envois (1980), Exprès (1983). Son travail critique continue avec les CI~q volumes de Répertoires et les brillantes études sur ses auteurs préférés, comme ~I~b~ud. Balzac lui inspire trois volumes d'Improvisations ( l998), qui attestent son mt1m1té avec le maître du roman classique. L'inventeur de nouvelles formes reste un découvreur qui révèle dans les œuvres d'hier un pouvoir pour le lecteur d'aujourd'hui.

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Michel Butor ou le mouvement perpétuel

Ce n'est qu'en apparence que les trois premiers romans de Michel Butor refu­sent de dire le monde: l'aventure du << nouveau roman >> qui le rend célèbre n'est que la première étape d'une œuvre très importante. L'écrivain ne quitte le roman en 1960 que pour mieux enrichir et métamorphoser son œuvre.

1. Le roman comme impulsion

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t un explorateur de la littémture

Auteur d'une quantité importante d'ouvrages dont lui-même déclare ne pas connaître le nombre, Michel Butor est aujourd'hui, paradoxalement, celui qui s'est émancipé le plus tôt de l'influence du «nouveau roman»- en abandonnant le genre romanesque- mais aussi le plus célèbre des survivants du groupe et un des seuls à avoir atteint le grand public, dès cette époque, avec La Modification. On ne peut d'ailleurs comprendre la féconélité de son œuvre si l'on oublie la polyvalence de ses talents. Après des études de philosophie - il est formé par Gaston Bachelard -, complétées par une formation à la peinture et à la musique, Michel Butor, grand lecteur, a enseigné depuis 1950 dans diffé­rentes universités de par le monde. Cette expérience lui inspire de nombreux essais qui constituent autant de clés pour lire ses propres écrits. Explorateur de l'espace et du temps, il intitule Le Génie du lieu, I (1958), un de ses premiers livres et consacre toujours beaucoup de temps à travailler avec les peintres. Dans ce parcours, le passage par le roman n'est qu'une étape et les liens avec le« nouveau roman» un épisode.

• Michel Butor romancier Alors qu'il cherche à résoudre les contradictions entre des publications de type philo­sophique et l'écriture de poèmes, il vient au roman «par nécessité», écrit-il dans ses Essais sur le roman. Parce qu'il s'est transformé au cours des siècles, et se prête à des recherches formelles, le roman, «laboratoire du récit », lui semble le meilleur moyen d'éprouver un style. Pour autant, son goût de l'expérimentation n'est ni exclusivement ludique, ni iconoclaste, ni futile car le roman {{est un prodigieux moyen de se tenir debout, de continuer à vivre intelligemment dans un monde furieux qui vous assaille de toutes parts», précise-t-il avant d'ajouter:

«Je n'écris pas des romans pour les vendre, mais pour obtenir une unité dans ma vie; l'écriture est pour moi une colonne vertébrale.>>

C'est avec subtilité que se manifeste dans son œuvre romanesque le principe de discontinuité propre à une écriture en mouvement constant : il donne à ses person­nages un nom et une identité sociale dans Passage de Milan, L'Emploi du temps et La Modification. C'est à partir d'un cadre réaliste, successivement un immeuble du passage de Milan, à Paris, une ville anglaise assez triste, le train Paris-Rome, que la quête-enquête de ses personnages s'opère sans ordre linéaire, dans un brouillage des

:epèr;s spati~ux et un ré~it simultané des événements, qui, dans L'Emploi du temps, va JUsqu au vertige, dans le JOurnal de Jacques Revel. L'inanité désordonnée d'un monde où ~es. personna?es occupés par des enjeux dérisoires se déplacent sans comprendre les md1ces mythtques qm donneraient sens à leur parcours apparaît pleinement et B~tor pla~e tous le~ effet_s qui le relient au <{nouveau roman» - mise en abyme, el.hpses, deconstructwns chverses- sous le signe de la vitesse et de l'adresse au lecteur concrétisée par l'usage du pronom{< vous». '

2. un écrivain de l'espace et du temps

~ De Degrés à Mobile

En 1960, l'article défini disparaît définitivement dans le titre des œuvres de Michel Butor. Le dernier ouvrage qualifié de roman, Degrés, se présente comme une construction C?l'?plexe ~~is signe aussi m; ~dfeu_ au genre. Forme exacerbée de mise en abyme, le reCit est e~1t1eremen: co~1sacre a l en;eu que représente une heure de classe dans un lycée. La narratiOn, confiee d abord au professeur Pierre Vernier s'adressant à un élève de sec?~de qui est son neveu, est ensuite prise en charge par ce personnage, puis par un trOISième. Il met en scène le caractère figé, fi·agmenté, de la culture scolaire et son décalage par rapport au monde extérieur. L'effet recherché et obtenu est visuel archi­tectural et plastique: de l'extérieur le système d'enseignement apparaît comme' un jeu de ~ubes ,superposés, constitué d'unités de temps- les heures de cours- et d'espaces ~l~ns_on~es -.les s~lles d.e ,clas.~e. L'aventure néo-romanesque est alors terminée pour ~ ecnvam mms la VIrtuosite qu 1l y a déployée sert son génie personnel: ainsi les citations l?c~us~s d,a~s le montage de Degrés préfigurent-elles une approche plastique du texte h,ttermre e'?~ente dans Mobil~: étude po_ur une représentation des États-Unis (1962). Lœuvre utthse, dans une architecture qm bouleverse l'espace de la page, des textes et des images d'origines très diverses qui restituent habilement le foisonnement culturel d'un pays qu'il connaît bien.

t la création en liberté

À l'image du labyrinthe semble succéder alors celle d'un chaos organisé où la mémoire littéraire et l'esprit cr~ate~r de l'écrivain se rencontrent: dans 6 810 000 Litres d'eau par seconde (1966), les Cllatwns du texte fameux de Chateaubriand sur les chutes du Niagara débouchent sur une « étude stéréophonique» à deux voix. Puis il écrit un Dialogue avec 33 variations de Ludwig Van Beethoven ( 1971) sur une sonate de Diabelli. Dans une perpétuelle recherche, l'écrivain explore tout ce que les techniques nouvelles comme la vidéo peuvent apporter à la littérature tout en sollicitant constamment la collaboration du lecteur._ Après Les Mots dans la peinture (1969), la complicité de M1~hel B~tor avec les pemtres s'intensifie non seulement par une réflexion critique m~1s aussi par un~ collaboration permanente aux livres d'artistes: plus de mille pemtres ont travaillé avec lui. Il écrit de nouveau de la poésie et publie Travaux d'approche (1972), Envois (1980), Exprès (1983). Son travail critique continue avec les CI~q volumes de Répertoires et les brillantes études sur ses auteurs préférés, comme ~I~b~ud. Balzac lui inspire trois volumes d'Improvisations ( l998), qui attestent son mt1m1té avec le maître du roman classique. L'inventeur de nouvelles formes reste un découvreur qui révèle dans les œuvres d'hier un pouvoir pour le lecteur d'aujourd'hui.

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Les tropismes de Nathalie sarraute

L'œuvre de Nathalie Sarraute a été plutôt révélée qu'inspirée par le<< nouveau roman''· Son projet littéraire, ambitieux, est d'une extrême cohérence. Il combine un souci d'exploration du langage avec une sensibilité littéraire très riche qui s'approprie de façon créative de grandes influences.

1. ce qui se joue dans le langage

218

• les territoires inexplorés de la littérature Le «nouveau roman» a quelque peu annexé les écrits de Nathalie Sarraute ( 1900-1999) au moment où ses premières œuvres, passées inaperçues, sont rééditées (1956): l'écrivain a déjà mis en œuvre, vingt ans avant les néo-romanciers, un projet qui est loin de se limiter à une approche formelle de la littérature. Tropismes, recueil de dix-neuf textes très brefs, s'attache à révéler et à mettre en mots la« source secrète de notre existence» dans un rejet naturel des formes traditionnelles d'écriture. Le mot «tropisme», terme emprunté au langage scientifique, est issu étymologiquement du grec« tropein »,qui signifie« tourner». Nathalie Sarraute le définit dans l'Ère du soupçon:

«des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir [ ... ]. Leur déploiement constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens. Ils débouchent à tout moment sur ces apparences qui à la fois les masquent et les révèlent».

C'est donc sur une vision tragique de l'existence, minée par l'échec de la communica­tion, que se construit l'univers de Nathalie Sarraute. Cette quête obstinée de ce qui se situe avant le langage et qu'elle nomme «sous-conversation» ne récuse pas la psycho­logie mais recherche la saisie vivante de ce qui est réellement vécu. Elle l'oppose aux états d'âme fabriqués sur mesure pour les types romanesques du roman traditionnel. Née russe, élevée en France mais bilingue, Nathalie Sarraute revendique l'influence de Dostoïevski et celle de Kafka et se sent très proche des romancières anglaises.

~ Nathalie sarraute et le «nouveau roman»

Dans ces conditions, la suppression de l'intrigue, l'effacement des personnages et le rejet des conventions romanesques deviennent nécessaires et ne constituent pas un préalable à l'écriture, comme chez certains néo-romanciers: tout ce qui se joue entre une conscience, souvent celle du narrateur, et autrui précède la représentation de la comédie sociale propre au roman classique dont seul Proust a commencé à ébranler les fondements. À propos de Portrait d'un inconnu, qui est une réécriture d'Eugénie Grandet, Nathalie Sarraute expliquera que le romancier moderne ne peut «plus décrire le père Grandet. Celui qu'on appelait un avare ou un égoïste s'est désintégré sous le regard et est devenu si complexe que l'observateur a perdu pied», La convergence du «nouveau roman» avec la fOrme adoptée par les «romans» de Nathalie Sarraute

favo~ise ~lors s~ reconnaissanc~ comme é~rivain sans modifier ses partis pris: elle contmue a travmller sur le psychisme humam. Le Planétarium ca1·t .11

• · • d' • • , • ,. • , , ,. , A t; ' ns1 emerger une

esqmsse d mtngue reahste- une querelle d mterets dans une fam1'!!e 1 · • . . . . . , . . - es presupposes,

les mesq umenes, les confhts et les nvahtes qm agitent cette f,01·5 no 1 1 1 . . npusaseue consCience du narrateur mats celle de tous les protagonistes.

2. une trajectoire régulière et obstinée

~ Des Fruits d'ori:!Jci

À la fois discrète et démesurée, la quête de Nathalie Sarraute pour faire entrer en litté­rature les propos souterrains qui affleurent dans le langage et échappent, notamment, à la psychanalyse se poursuit. Les Fruits d'or (1963), ouvrage considéré comme l'apogée du<< nouveau roman» et qui montre un groupe de lecteurs cultivés occupés à commenter une œuvre littéraire, sont particulièrement bien reçus par la critique. L'auteur y confirme, en filigrane, une sensibilité aiguë aux ravages de l'hypocrisie sociale. La parole, derrière les propos convenus, est l'« arme quotidienne, insidieuse et très efficace, d'innombrables petits crimes», écrit-elle dans <<Conversation et sous­conversation>> (in L'Ère du soupçon). Et la conversion de sensations frêles et justes en paroles aliénantes continue à habiter ses textes suivants aux titres révélateurs : Entre la vie et la mort (1968), Vous les entendez? (1972), "disent les imbéciles» ( 1976), Tu ne t'aimes pas (1989). Dans L'Usage de la parole (1980) et les vingt courts textes d'Ici, l'écrivain semble fermer un cercle en revenant à la fOrme initiale des Tropismes, inaugu­rée plus de trois décennies auparavant. Elle y débusque cette fois les pièges meurtriers des discours stéréotypés, gén~rateurs de solitude et de malentendus.

~ l'art du détournement C'est, paradoxalement, à la suite d'une commande qu'elle accepte d'honorer que Nathalie Sarraute devient dramaturge alors que son écriture porte essentiellement sur ce que la parole filtre. La sous-conversation se transforme alors en un «pré-dialogue)) qui se distingue du dialogue en se jouant à partir des expressions les plus banales, locutions, noms propres et noms communs dont les intonations se chargent de sous­entendus. La création du Silence et du Mensonge ( 1967) est confiée à Jean-Louis Barrault à l'Odéon. Puis, grâce au metteur en scène Claude Régy, C'est beau (!975) ou Elle est là (1980) ajoutent, sur scène, à sa voix «écrite)) une tonalité humoristique que l'on retrouve dans Pour un oui ou pour un non (1982) et qui fait pendant à son ironie natu­relle. De façon encore plus inattendue, Nathalie Sarraute s'essaie, pour partiellement le détourner, au genre qui semble le plus opposé à son univers et aux principes du« nou­veau roman», l'autobiographie: car il symbolise la réécriture artificielle et mensongère d'une vie fictive par une conscience truquée. Enfance (1983) tente de résoudre le pro­blème du mensonge autobiographique. Au «je» qui s'exprime en s'attardant sur des scènes et des expériences arrachées au passé répond constamment une voix seconde qui interroge) met en doute, réclame des précisîons et des corrections à une narratrice hésitante. Et ce dialogue qui lève le voile sur les douze premières années d'une enfance déchirée entre la France et la Russie, bilingue comme celle de Beckett, apparaît comme le point d'orgue sensible d'une œuvre consacrée aux failles du langage.

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Les tropismes de Nathalie sarraute

L'œuvre de Nathalie Sarraute a été plutôt révélée qu'inspirée par le<< nouveau roman''· Son projet littéraire, ambitieux, est d'une extrême cohérence. Il combine un souci d'exploration du langage avec une sensibilité littéraire très riche qui s'approprie de façon créative de grandes influences.

1. ce qui se joue dans le langage

218

• les territoires inexplorés de la littérature Le «nouveau roman» a quelque peu annexé les écrits de Nathalie Sarraute ( 1900-1999) au moment où ses premières œuvres, passées inaperçues, sont rééditées (1956): l'écrivain a déjà mis en œuvre, vingt ans avant les néo-romanciers, un projet qui est loin de se limiter à une approche formelle de la littérature. Tropismes, recueil de dix-neuf textes très brefs, s'attache à révéler et à mettre en mots la« source secrète de notre existence» dans un rejet naturel des formes traditionnelles d'écriture. Le mot «tropisme», terme emprunté au langage scientifique, est issu étymologiquement du grec« tropein »,qui signifie« tourner». Nathalie Sarraute le définit dans l'Ère du soupçon:

«des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir [ ... ]. Leur déploiement constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens. Ils débouchent à tout moment sur ces apparences qui à la fois les masquent et les révèlent».

C'est donc sur une vision tragique de l'existence, minée par l'échec de la communica­tion, que se construit l'univers de Nathalie Sarraute. Cette quête obstinée de ce qui se situe avant le langage et qu'elle nomme «sous-conversation» ne récuse pas la psycho­logie mais recherche la saisie vivante de ce qui est réellement vécu. Elle l'oppose aux états d'âme fabriqués sur mesure pour les types romanesques du roman traditionnel. Née russe, élevée en France mais bilingue, Nathalie Sarraute revendique l'influence de Dostoïevski et celle de Kafka et se sent très proche des romancières anglaises.

~ Nathalie sarraute et le «nouveau roman»

Dans ces conditions, la suppression de l'intrigue, l'effacement des personnages et le rejet des conventions romanesques deviennent nécessaires et ne constituent pas un préalable à l'écriture, comme chez certains néo-romanciers: tout ce qui se joue entre une conscience, souvent celle du narrateur, et autrui précède la représentation de la comédie sociale propre au roman classique dont seul Proust a commencé à ébranler les fondements. À propos de Portrait d'un inconnu, qui est une réécriture d'Eugénie Grandet, Nathalie Sarraute expliquera que le romancier moderne ne peut «plus décrire le père Grandet. Celui qu'on appelait un avare ou un égoïste s'est désintégré sous le regard et est devenu si complexe que l'observateur a perdu pied», La convergence du «nouveau roman» avec la fOrme adoptée par les «romans» de Nathalie Sarraute

favo~ise ~lors s~ reconnaissanc~ comme é~rivain sans modifier ses partis pris: elle contmue a travmller sur le psychisme humam. Le Planétarium ca1·t .11

• · • d' • • , • ,. • , , ,. , A t; ' ns1 emerger une

esqmsse d mtngue reahste- une querelle d mterets dans une fam1'!!e 1 · • . . . . . , . . - es presupposes,

les mesq umenes, les confhts et les nvahtes qm agitent cette f,01·5 no 1 1 1 . . npusaseue consCience du narrateur mats celle de tous les protagonistes.

2. une trajectoire régulière et obstinée

~ Des Fruits d'ori:!Jci

À la fois discrète et démesurée, la quête de Nathalie Sarraute pour faire entrer en litté­rature les propos souterrains qui affleurent dans le langage et échappent, notamment, à la psychanalyse se poursuit. Les Fruits d'or (1963), ouvrage considéré comme l'apogée du<< nouveau roman» et qui montre un groupe de lecteurs cultivés occupés à commenter une œuvre littéraire, sont particulièrement bien reçus par la critique. L'auteur y confirme, en filigrane, une sensibilité aiguë aux ravages de l'hypocrisie sociale. La parole, derrière les propos convenus, est l'« arme quotidienne, insidieuse et très efficace, d'innombrables petits crimes», écrit-elle dans <<Conversation et sous­conversation>> (in L'Ère du soupçon). Et la conversion de sensations frêles et justes en paroles aliénantes continue à habiter ses textes suivants aux titres révélateurs : Entre la vie et la mort (1968), Vous les entendez? (1972), "disent les imbéciles» ( 1976), Tu ne t'aimes pas (1989). Dans L'Usage de la parole (1980) et les vingt courts textes d'Ici, l'écrivain semble fermer un cercle en revenant à la fOrme initiale des Tropismes, inaugu­rée plus de trois décennies auparavant. Elle y débusque cette fois les pièges meurtriers des discours stéréotypés, gén~rateurs de solitude et de malentendus.

~ l'art du détournement C'est, paradoxalement, à la suite d'une commande qu'elle accepte d'honorer que Nathalie Sarraute devient dramaturge alors que son écriture porte essentiellement sur ce que la parole filtre. La sous-conversation se transforme alors en un «pré-dialogue)) qui se distingue du dialogue en se jouant à partir des expressions les plus banales, locutions, noms propres et noms communs dont les intonations se chargent de sous­entendus. La création du Silence et du Mensonge ( 1967) est confiée à Jean-Louis Barrault à l'Odéon. Puis, grâce au metteur en scène Claude Régy, C'est beau (!975) ou Elle est là (1980) ajoutent, sur scène, à sa voix «écrite)) une tonalité humoristique que l'on retrouve dans Pour un oui ou pour un non (1982) et qui fait pendant à son ironie natu­relle. De façon encore plus inattendue, Nathalie Sarraute s'essaie, pour partiellement le détourner, au genre qui semble le plus opposé à son univers et aux principes du« nou­veau roman», l'autobiographie: car il symbolise la réécriture artificielle et mensongère d'une vie fictive par une conscience truquée. Enfance (1983) tente de résoudre le pro­blème du mensonge autobiographique. Au «je» qui s'exprime en s'attardant sur des scènes et des expériences arrachées au passé répond constamment une voix seconde qui interroge) met en doute, réclame des précisîons et des corrections à une narratrice hésitante. Et ce dialogue qui lève le voile sur les douze premières années d'une enfance déchirée entre la France et la Russie, bilingue comme celle de Beckett, apparaît comme le point d'orgue sensible d'une œuvre consacrée aux failles du langage.

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La mémoire fragmentée de claude Simon

Comme celle de Nathalie Sarraute, l'œuvre de Claude Simon côtoie un moment l'esthétique du «nouveau roman >> sans se confondre avec elle. Malgré un souci exigeant de la forme qui a dérouté et détourné longtemps certains lecteurs, son univers n'est pas formaliste mais cherche inlassablement, entre mémoire et histoire, une vérité qui se dérobe.

1. l'écriture des désastres et du chaos

~ ou doute existentiel à l'écriture fragmentée

Vouée à l'écriture, la longue vie de Claude Simon (1913-2005) l'a placé au cœur des incohérences d'un siècle plein de bruit et de fureur. La littérature y apparaît comme la quête d'un sens que l'écrivain sait ne pas pouvoir découvrir, ce qu'il confirme dans son discours de récipiendaire du prix Nobel 1985, en concluant après avoir rappelé son expérience, de la guerre, notamment:

((enfin j'ai voyagé un peu partout dans le monde [ ... ]et cependant, je n'ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n'est comme l'a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que" si le monde signifie quelque chose, c'est qu'il ne signifie rien"~ sauf qu'il est>>.

Si Claude Simon se détourne d'emblée de la poésie et du roman classique, ses premiers écrits hésitent entre l'influence existentialiste et une quête d'identité qui ne s'avoue pas mais se devine. Dans Le Tricheur (1945), le ton des monologues intérieurs évoque ceux de L'Étranger. La Corde raide (1947) combine une forme de confession avec un essai. Gulliver (1952) semble se situer du côté du roman existentialiste. L'influence de Faulkner est sensible dans Le Sacre du printemps (1954), récit discontinu où la conscience d'un jeune homme affronte le poids de la guerre, de la famille, des secrets. Avec Le Vent. Tentative de restitution d'un retable baroque (1957), puis L'Herbe (1958), publiés aux éditions de Minuit, l'écrivain trouve sa voix et son rythme personnels: l'écriture restitue dans un désordre concerté les fragments d'une histoire et d'une mémoire malmenée où se bousculent des images obsédantes.

~ Les tâtonnements de ICI mémoire Cette écriture fragmentée, chaotique, est ressentie comme difficile. Elle est «recueillie» en quelque sorte par Jérôme Lindon, qui rapproche l'univers de Claude Simon de la mouvance des néo~ romanciers : il ne la récuse pas et participe aux deux colloques organisés à Cerisy-la~Salle sur le «nouveau roman», dont l'un lui était consacré. Mais, s'il rejoint le groupe sur certains aspects formels) aucune théorie définitive ou coerci­tive ne surdétermine son écriture dont la thématique tourne autour de l'Histoire et de ses retombées sur les consciences, dont la sienne. Orphelin d'un officier tué pendant la guerre de 1914, engagé volontaire auprès des républicains espagnols en 1936, officier

de cavaleri~ e~ J 939, fait prisonnier pendant la débâcle, il entreprend dans les quatre romans qm lm vaudront une notoriété très importante à l'étranger, plus contestée en France, une lon~ue.an~m~èse- c'est-à-dire un exercice de mémoire volontaire qui se centre sur des faits ms1gmfiants pour les relier. Ses recherches formelles parallèlement tentent de conserver la dimension fragmentaire de cette mémoire : La Route des Flandres (1960) fait coexister le souvenir d'une nuit d'amour avec les visions dan­tesques de la débâcle de juin 1940. Le Palace (1962) met en scène le cauchemar d'un c~mbattant de la guerre d'Espagne qui se déprend de l'illusion révolutionnaire dans la vllle de Barcelone, défigurée par la guerre civile. Dans Histoire ( 1967), une confusion volontaire entre l'Histoire et la mémoire personnelle fait émerger, à travers des cartes postales, des fragments autobiographiques et les lambeaux d'une histoire familiale.

~ constructions et coii~Jges

La Bataille de Pharsale ( 1969), dont le titre évoque les versions latines de son enfance, a été surnommée par certains la<< bataille de la phrase». Claude Simon s'engage à ce moment dans une série de recherches formelles non pas gratuites mais toujours liées, à partir de ses thèmes obsédants, au travail du temps et à ses résonances: variations autour d'une œuvre de Poussin dans Orion aveugle (1970) ou collages dans Les Corps conducteurs (1971), Triptyque (1973) et Leçon de choses (1975). Le texte cherche sa place à côté de matériaux divers comme des photos, des images diverses, des affiches, des extraits de films, des manuels, des textes non littéraires. Claude Simon déclare d'ailleurs: <<J'écris mes livres comme on ferait un tableau. Tout tableau est d'abord une composition.>> Les Géorgiques (1981) évoqueraient plutôt une composition sym­phonique. Le titre est emprunté à Virgile, qui, dans son poème du même nom, évoque le mythe d'Orphée convoqué indirectement par le récit contemporain. La guerre, thème privilégié de Claude Simon, habite les trois histoires qui se croisent ct se heur­tent dans la quête archéologique de trois figures : celle d'un général de la Révolution et de l'Empire, celle d'un combattant de la guerre d'Espagne, celle d'un officier de cavale­rie pendant la« drôle de guerre». Des images obsédantes de l'univers simonien, comme celles des chevaux, restituent le « magma de mots et d'émotions)) à l'origine du texte et scandent le travail de recréation du passé. Le mouvement du récit est entraîné par une phrase dominée par le participe présent qui fait vivre l'instant et le suspend.

~ Reconnaissance et reviviscences

L'œuvre de Claude Simon suscite à l'étranger, plus encore que le <<nouveau roman», beaucoup d'in,térêt et de nombreux travaux universitaires. Elle n'est pas achevée alors et ne le sera jamais. Récompensé par le prix Nobel, l'écrivain a rappelé ce que, selon lui: la littérature pouvait faire: «Non plus démontrer, donc, mais montrer, mais pro­dmre, non plus exprimer, mais découvrir.>) Et c'est dans le tréfonds d'une mémoire qui s'avoue douloureuse que puisent ses deux derniers grands livres, L'Acacia (1989), récit plus personnel et puissamment poétique, et Le Jardin des Plantes ( 1997), sorte de bilan en forme de puzzle d'une vie d'écrivain, hantée par une «mémoire inquiète)> à jamais privée de son« temps retrouvé».

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La mémoire fragmentée de claude Simon

Comme celle de Nathalie Sarraute, l'œuvre de Claude Simon côtoie un moment l'esthétique du «nouveau roman >> sans se confondre avec elle. Malgré un souci exigeant de la forme qui a dérouté et détourné longtemps certains lecteurs, son univers n'est pas formaliste mais cherche inlassablement, entre mémoire et histoire, une vérité qui se dérobe.

1. l'écriture des désastres et du chaos

~ ou doute existentiel à l'écriture fragmentée

Vouée à l'écriture, la longue vie de Claude Simon (1913-2005) l'a placé au cœur des incohérences d'un siècle plein de bruit et de fureur. La littérature y apparaît comme la quête d'un sens que l'écrivain sait ne pas pouvoir découvrir, ce qu'il confirme dans son discours de récipiendaire du prix Nobel 1985, en concluant après avoir rappelé son expérience, de la guerre, notamment:

((enfin j'ai voyagé un peu partout dans le monde [ ... ]et cependant, je n'ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n'est comme l'a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que" si le monde signifie quelque chose, c'est qu'il ne signifie rien"~ sauf qu'il est>>.

Si Claude Simon se détourne d'emblée de la poésie et du roman classique, ses premiers écrits hésitent entre l'influence existentialiste et une quête d'identité qui ne s'avoue pas mais se devine. Dans Le Tricheur (1945), le ton des monologues intérieurs évoque ceux de L'Étranger. La Corde raide (1947) combine une forme de confession avec un essai. Gulliver (1952) semble se situer du côté du roman existentialiste. L'influence de Faulkner est sensible dans Le Sacre du printemps (1954), récit discontinu où la conscience d'un jeune homme affronte le poids de la guerre, de la famille, des secrets. Avec Le Vent. Tentative de restitution d'un retable baroque (1957), puis L'Herbe (1958), publiés aux éditions de Minuit, l'écrivain trouve sa voix et son rythme personnels: l'écriture restitue dans un désordre concerté les fragments d'une histoire et d'une mémoire malmenée où se bousculent des images obsédantes.

~ Les tâtonnements de ICI mémoire Cette écriture fragmentée, chaotique, est ressentie comme difficile. Elle est «recueillie» en quelque sorte par Jérôme Lindon, qui rapproche l'univers de Claude Simon de la mouvance des néo~ romanciers : il ne la récuse pas et participe aux deux colloques organisés à Cerisy-la~Salle sur le «nouveau roman», dont l'un lui était consacré. Mais, s'il rejoint le groupe sur certains aspects formels) aucune théorie définitive ou coerci­tive ne surdétermine son écriture dont la thématique tourne autour de l'Histoire et de ses retombées sur les consciences, dont la sienne. Orphelin d'un officier tué pendant la guerre de 1914, engagé volontaire auprès des républicains espagnols en 1936, officier

de cavaleri~ e~ J 939, fait prisonnier pendant la débâcle, il entreprend dans les quatre romans qm lm vaudront une notoriété très importante à l'étranger, plus contestée en France, une lon~ue.an~m~èse- c'est-à-dire un exercice de mémoire volontaire qui se centre sur des faits ms1gmfiants pour les relier. Ses recherches formelles parallèlement tentent de conserver la dimension fragmentaire de cette mémoire : La Route des Flandres (1960) fait coexister le souvenir d'une nuit d'amour avec les visions dan­tesques de la débâcle de juin 1940. Le Palace (1962) met en scène le cauchemar d'un c~mbattant de la guerre d'Espagne qui se déprend de l'illusion révolutionnaire dans la vllle de Barcelone, défigurée par la guerre civile. Dans Histoire ( 1967), une confusion volontaire entre l'Histoire et la mémoire personnelle fait émerger, à travers des cartes postales, des fragments autobiographiques et les lambeaux d'une histoire familiale.

~ constructions et coii~Jges

La Bataille de Pharsale ( 1969), dont le titre évoque les versions latines de son enfance, a été surnommée par certains la<< bataille de la phrase». Claude Simon s'engage à ce moment dans une série de recherches formelles non pas gratuites mais toujours liées, à partir de ses thèmes obsédants, au travail du temps et à ses résonances: variations autour d'une œuvre de Poussin dans Orion aveugle (1970) ou collages dans Les Corps conducteurs (1971), Triptyque (1973) et Leçon de choses (1975). Le texte cherche sa place à côté de matériaux divers comme des photos, des images diverses, des affiches, des extraits de films, des manuels, des textes non littéraires. Claude Simon déclare d'ailleurs: <<J'écris mes livres comme on ferait un tableau. Tout tableau est d'abord une composition.>> Les Géorgiques (1981) évoqueraient plutôt une composition sym­phonique. Le titre est emprunté à Virgile, qui, dans son poème du même nom, évoque le mythe d'Orphée convoqué indirectement par le récit contemporain. La guerre, thème privilégié de Claude Simon, habite les trois histoires qui se croisent ct se heur­tent dans la quête archéologique de trois figures : celle d'un général de la Révolution et de l'Empire, celle d'un combattant de la guerre d'Espagne, celle d'un officier de cavale­rie pendant la« drôle de guerre». Des images obsédantes de l'univers simonien, comme celles des chevaux, restituent le « magma de mots et d'émotions)) à l'origine du texte et scandent le travail de recréation du passé. Le mouvement du récit est entraîné par une phrase dominée par le participe présent qui fait vivre l'instant et le suspend.

~ Reconnaissance et reviviscences

L'œuvre de Claude Simon suscite à l'étranger, plus encore que le <<nouveau roman», beaucoup d'in,térêt et de nombreux travaux universitaires. Elle n'est pas achevée alors et ne le sera jamais. Récompensé par le prix Nobel, l'écrivain a rappelé ce que, selon lui: la littérature pouvait faire: «Non plus démontrer, donc, mais montrer, mais pro­dmre, non plus exprimer, mais découvrir.>) Et c'est dans le tréfonds d'une mémoire qui s'avoue douloureuse que puisent ses deux derniers grands livres, L'Acacia (1989), récit plus personnel et puissamment poétique, et Le Jardin des Plantes ( 1997), sorte de bilan en forme de puzzle d'une vie d'écrivain, hantée par une «mémoire inquiète)> à jamais privée de son« temps retrouvé».

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Marguerite Duras, une voix venue d'ailleurs

Aimés ou détestés dès la première ligne, les écrits de Marguerite Duras entre­tiennent des liens, involontaires mais indéniables, avec le <<nouveau roman>>. Mais l'impulsion de départ d'une œuvre polymorphe et tardivement reconnue l'apparenterait plutôt au surréalisme.

1. Atte!"'te et ressassement

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Parce qu'elle tente de restituer le chaos du monde en niant l'ordre classique du roman et en explorant les failles de la parole, l'œuvre de Marguerite Duras (1914-1996) entre en résonance avec le« nouveau roman», bien qu'elle ait toujours refusé cette assimila­tion. Parce qu'elle est habitée, sous toutes ses formes, par la quête impossible de l'amour fou, elle est étrangère au formalisme affiché par ce groupe et semble fidèle à l'esprit du surréalisme. Le motif récurrent qui traverse son univers romanesque, dramatique et cinématographique est conjugué avec celui de la mort, celui de l'attente: un des seuls biens communs au surréalisme et au{< nouveau roman>>. !viais sa voix sin­gulière a mis longtemps à se faire entendre: entre son chef-d'œuvre, Le Ravissement de Lol V Stein (1964), et L'Amant (1984), qui lui vaut, à soixante-dix ans, le prix Goncourt, une carrière d'écrivain, opiniâtre, voire obstinée, s'est construite autour de quelques obsessions, l'amour, la mort, le souvenir traumatique, la trahison. Et dans son dés_ir de parvenir à exprimer l'indicible, elle rejoint Georges Bataille et Maurice Blanchot, dont elle sera proche dans les années 1950, plutôt que les néo- romanciers.

Après deux romans classiques, Duras commence à rechercher dans sa propre vie la matière de récits constamment réorganisés autour d'un roman familial tragique dont ses détracteurs lui reprocheront, curieusement pour une œuvre de fiction, les déformations ct les mensonges. Dans Un barrage contre le Pacifique (1950), elle commence à romancer son enfance en Indochine et la tentative de sa mère, institutrice française en conflit avec l'autorité administrative coloniale, pour sauver des vagues du Pacifique le lopin de terre qu'elle a acquis. Tandis que se profile> dans cette œuvre, l'attente de l'amour fou chez les enfants de l'héroïne, Le Marin de Gibraltar (1952) module la quête d'un autre amour, disparu ici. Une fois ses thèmes dévoilés, Marguerite Duras, qui a vécu l'Occupation d'abord comme employée du régime de Vichy, ensuite comme agent de liaison dans la Résistance pendant la déportation de son mari, Robert Antelme, trouve sa voix personnelle. C'est Moderato cantabile (1958), publié aux éditions de Minuit, qui attire l'attention sur un tournant de son écriture. Elle refuse- contrairement aux néo­romanciers- de «cadrer!> un texte qui, selon elle, doit s'écrire dans l'urgence sans distin­guer l'écrit de l'oral. Elle privilégie le temps grammatical du présent, et, dans une approche moins systématique et plus poétique, se situe dans le registre de la «sous­conversation», définie par Nathalie Sarraute. Tantôt monocorde, tantôt haché et haletant> tout en ellipses, en silences, en ruptures de construction, en répétitions caractéristiques> en dialogues brefs, épurés, décalés, le principe du ressassement, que quelques amuseurs, à l'heure de sa gloire, se firent une joie de pasticher, orchestre la musique Jurassienne.

2. l'infil'lie dédi!"'aisol'l de l'amour fou

Histoire d'amour impossible entre deux personnages socialement incompatibles, égarés dans une quête hantée par l'obsession de la mort et la dérive de l'alcool, Moderato cantabile est porté à l'écran en 1960 par le metteur en scène de théâtre Peter Brook. Entre-temps, on s'est fort peu arrêté sur le rôle déterminant joué par le scénario écrit par Marguerite Duras dans la réalisation d'un film exceptionnel qui fait entrer le cinéma dans la modernité: Hiroshima mon amour (1959), d'Alain Resnais. Tous les thèmes de runivers durassien y apparaissent, amplifiés par le cinéaste jusqu'à l'incan­descence. Ainsi, le réveil d'une ancienne blessure est provoqué par un événement trau­matique: la mémoire du bombardement d'Hiroshima. A travers une liaison amoureuse avec un Japonais, une jeune Française répète son amour impossible vécu avec un soldat allemand sous l'Occupation. La folie, la réclusion, suggérées par des scènes obsédantes préfigurent l'atmosphère envoûtante que crée son roman majeur, Le Ravissement de Loi V. Stein: dans une quête impossible, suivie par un narrateur qui entre dans le jeu et crée une situation triangulaire en devenant son amant, le personnage de Lol V. Stein revit un choc émotionnel, le double <'ravissement» qui l'a plongée dans la stupeur lorsque, au cours d'un bal, elle a vu une femme maléfique lui «ravir» son amant. Hantée jusqu'à la folie par ses obsessions, Lol V. Stein finit par s'endormir dans un champ de blé. La séductrice vénéneuse, Anne-Marie Stretter, personnage récurrent réapparaît dans Le Vice-Consul (1965) et dans India Song (1973, adaptation cinématographique 1975).

Comme l'a montré un examen récent des archives de l'écrivain, Le Ravissement de Lol V. Stein aurait aussi pu être un film. Car Marguerite Duras a souvent porté à la scène ou à l'écran une seconde version d'un texte initial : Les Viaducs de la Seine-et-Oise (1959) se métamorphosent en un roman puis en une pièce intitulés L'Amante anglaise ( 1967). Des journées entières dans les arbres ( 1954) deviennent une pièce en J 968 et un film en 1977. Après avoir été scénariste et coréalisatrice pour La Musica (1966), l'écri­vain se consacre à la réalisation de films comme Baxter, Vera Baxter (1976), Son nom de Venise dans Calcutta désert ( 1976) ou Le Camion ( 1977). Considérée avec méfiance comme le symbole d'un intellectualisme excessif, l'écrivain, malgré la maladie et la dépendance à l'alcool, écrit Savannah Bay (1982), puis La Maladie de la mort (1982). Avec L'Amant qui, dans un mouvement circulaire, réécrit en changeant de personnage principal et de point de vue Un barrage contre le Pacifique, elle attire, grâce au prix Goncourt, un large public. L'histoire> autobiographique, est centrée, dans un jeu énon­ciatif complexe, sur la liaison scandaleuse, et dont on ne sait trop si elle fut subie ou choisie, d'une adolescente avec un Chinois. V entretien impressionnant avec le journa­liste Bernard Pivot, réalisé la même année, livre à ce moment-là une partie des clés de l'œuvre: tandis que la voix sourde, coupée de silences, de Marguerite Duras fait entendre son écriture, les deuils qui habitent son œuvre, comme celui d\m de ses frères, affleur~nt malgré le poids des années, justifiant un cheminement littéraire qui n'a rien d>artificiel. La Douleur (1985) évoque l'interminable attente de Robert Antelme, déporté et sauvé de justesse de la mort, tandis que Duras poursuit jusqu'à la fin ses recherches d'écriture et ses variations. Mécontente de l'adaptation à l'écran de L'Amant (1991) par Jean-jacques Annaud, elle réécrit le scénario dans L'Amant de la Chine du Nord ( 1991 ), dans une ultime «répétition».

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Marguerite Duras, une voix venue d'ailleurs

Aimés ou détestés dès la première ligne, les écrits de Marguerite Duras entre­tiennent des liens, involontaires mais indéniables, avec le <<nouveau roman>>. Mais l'impulsion de départ d'une œuvre polymorphe et tardivement reconnue l'apparenterait plutôt au surréalisme.

1. Atte!"'te et ressassement

222

Parce qu'elle tente de restituer le chaos du monde en niant l'ordre classique du roman et en explorant les failles de la parole, l'œuvre de Marguerite Duras (1914-1996) entre en résonance avec le« nouveau roman», bien qu'elle ait toujours refusé cette assimila­tion. Parce qu'elle est habitée, sous toutes ses formes, par la quête impossible de l'amour fou, elle est étrangère au formalisme affiché par ce groupe et semble fidèle à l'esprit du surréalisme. Le motif récurrent qui traverse son univers romanesque, dramatique et cinématographique est conjugué avec celui de la mort, celui de l'attente: un des seuls biens communs au surréalisme et au{< nouveau roman>>. !viais sa voix sin­gulière a mis longtemps à se faire entendre: entre son chef-d'œuvre, Le Ravissement de Lol V Stein (1964), et L'Amant (1984), qui lui vaut, à soixante-dix ans, le prix Goncourt, une carrière d'écrivain, opiniâtre, voire obstinée, s'est construite autour de quelques obsessions, l'amour, la mort, le souvenir traumatique, la trahison. Et dans son dés_ir de parvenir à exprimer l'indicible, elle rejoint Georges Bataille et Maurice Blanchot, dont elle sera proche dans les années 1950, plutôt que les néo- romanciers.

Après deux romans classiques, Duras commence à rechercher dans sa propre vie la matière de récits constamment réorganisés autour d'un roman familial tragique dont ses détracteurs lui reprocheront, curieusement pour une œuvre de fiction, les déformations ct les mensonges. Dans Un barrage contre le Pacifique (1950), elle commence à romancer son enfance en Indochine et la tentative de sa mère, institutrice française en conflit avec l'autorité administrative coloniale, pour sauver des vagues du Pacifique le lopin de terre qu'elle a acquis. Tandis que se profile> dans cette œuvre, l'attente de l'amour fou chez les enfants de l'héroïne, Le Marin de Gibraltar (1952) module la quête d'un autre amour, disparu ici. Une fois ses thèmes dévoilés, Marguerite Duras, qui a vécu l'Occupation d'abord comme employée du régime de Vichy, ensuite comme agent de liaison dans la Résistance pendant la déportation de son mari, Robert Antelme, trouve sa voix personnelle. C'est Moderato cantabile (1958), publié aux éditions de Minuit, qui attire l'attention sur un tournant de son écriture. Elle refuse- contrairement aux néo­romanciers- de «cadrer!> un texte qui, selon elle, doit s'écrire dans l'urgence sans distin­guer l'écrit de l'oral. Elle privilégie le temps grammatical du présent, et, dans une approche moins systématique et plus poétique, se situe dans le registre de la «sous­conversation», définie par Nathalie Sarraute. Tantôt monocorde, tantôt haché et haletant> tout en ellipses, en silences, en ruptures de construction, en répétitions caractéristiques> en dialogues brefs, épurés, décalés, le principe du ressassement, que quelques amuseurs, à l'heure de sa gloire, se firent une joie de pasticher, orchestre la musique Jurassienne.

2. l'infil'lie dédi!"'aisol'l de l'amour fou

Histoire d'amour impossible entre deux personnages socialement incompatibles, égarés dans une quête hantée par l'obsession de la mort et la dérive de l'alcool, Moderato cantabile est porté à l'écran en 1960 par le metteur en scène de théâtre Peter Brook. Entre-temps, on s'est fort peu arrêté sur le rôle déterminant joué par le scénario écrit par Marguerite Duras dans la réalisation d'un film exceptionnel qui fait entrer le cinéma dans la modernité: Hiroshima mon amour (1959), d'Alain Resnais. Tous les thèmes de runivers durassien y apparaissent, amplifiés par le cinéaste jusqu'à l'incan­descence. Ainsi, le réveil d'une ancienne blessure est provoqué par un événement trau­matique: la mémoire du bombardement d'Hiroshima. A travers une liaison amoureuse avec un Japonais, une jeune Française répète son amour impossible vécu avec un soldat allemand sous l'Occupation. La folie, la réclusion, suggérées par des scènes obsédantes préfigurent l'atmosphère envoûtante que crée son roman majeur, Le Ravissement de Loi V. Stein: dans une quête impossible, suivie par un narrateur qui entre dans le jeu et crée une situation triangulaire en devenant son amant, le personnage de Lol V. Stein revit un choc émotionnel, le double <'ravissement» qui l'a plongée dans la stupeur lorsque, au cours d'un bal, elle a vu une femme maléfique lui «ravir» son amant. Hantée jusqu'à la folie par ses obsessions, Lol V. Stein finit par s'endormir dans un champ de blé. La séductrice vénéneuse, Anne-Marie Stretter, personnage récurrent réapparaît dans Le Vice-Consul (1965) et dans India Song (1973, adaptation cinématographique 1975).

Comme l'a montré un examen récent des archives de l'écrivain, Le Ravissement de Lol V. Stein aurait aussi pu être un film. Car Marguerite Duras a souvent porté à la scène ou à l'écran une seconde version d'un texte initial : Les Viaducs de la Seine-et-Oise (1959) se métamorphosent en un roman puis en une pièce intitulés L'Amante anglaise ( 1967). Des journées entières dans les arbres ( 1954) deviennent une pièce en J 968 et un film en 1977. Après avoir été scénariste et coréalisatrice pour La Musica (1966), l'écri­vain se consacre à la réalisation de films comme Baxter, Vera Baxter (1976), Son nom de Venise dans Calcutta désert ( 1976) ou Le Camion ( 1977). Considérée avec méfiance comme le symbole d'un intellectualisme excessif, l'écrivain, malgré la maladie et la dépendance à l'alcool, écrit Savannah Bay (1982), puis La Maladie de la mort (1982). Avec L'Amant qui, dans un mouvement circulaire, réécrit en changeant de personnage principal et de point de vue Un barrage contre le Pacifique, elle attire, grâce au prix Goncourt, un large public. L'histoire> autobiographique, est centrée, dans un jeu énon­ciatif complexe, sur la liaison scandaleuse, et dont on ne sait trop si elle fut subie ou choisie, d'une adolescente avec un Chinois. V entretien impressionnant avec le journa­liste Bernard Pivot, réalisé la même année, livre à ce moment-là une partie des clés de l'œuvre: tandis que la voix sourde, coupée de silences, de Marguerite Duras fait entendre son écriture, les deuils qui habitent son œuvre, comme celui d\m de ses frères, affleur~nt malgré le poids des années, justifiant un cheminement littéraire qui n'a rien d>artificiel. La Douleur (1985) évoque l'interminable attente de Robert Antelme, déporté et sauvé de justesse de la mort, tandis que Duras poursuit jusqu'à la fin ses recherches d'écriture et ses variations. Mécontente de l'adaptation à l'écran de L'Amant (1991) par Jean-jacques Annaud, elle réécrit le scénario dans L'Amant de la Chine du Nord ( 1991 ), dans une ultime «répétition».

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Les voisinages du « nouveau roman >>

En dépit de sa légitimité incertaine, le «nouveau roman>> a eu le mérite, comme le souligne le parcours de Marguerite Duras, d'attirer l'attention sur le potentiel esthétique du cinéma. Encore méprisé dans les années 1920, alors qu'il adapte déjà des œuvres littéraires, le septième art fascine les néo-romanciers qui collaborent avec les cinéastes avant de s'essayer eux-mêmes à la mise en scène. Dans le même temps, «nouveau roman>> et cinéma accompagnent sans les influencer les débuts de deux grands romanciers.

Romanciers cinéastes et «nouvelle lfCliCUIIe »

Scénaristes occasionnels ou dialoguistes, les écrivains de l'avant- et de l'après-guerre collaborent avec le cinéma, de façon discrète, voire honteuse, sauf les surréalistes, éter­nels pionniers. L'adaptation à l'écran des œuvres littéraires, souvent confiée à des «spécialistes;>, comme le couple Jean Aurenche et Pierre Bost, n'est pas jugée sur son esthétique propre mais sur sa fidélité au texte source. Dans les années 1950, une écri­ture« cinématographique» se révèle dans les romans américains qui intéresse les écri­vains: à bien des égards, les récits de Claude Simon sont cinématographiques. «École du regard J>, le« nouveau roman» a partie liée avec le cinéma. L'impulsion vient cepen­dant du cinéaste Alain Resnais, qui, après avoir lu Moderato cantabile, fait appel à

Marguerite Duras pour Hiroshima mon amour (voir fiche 89). Comme on l'a écrit:

"C'est que l'écran leur apporte faux écrivains] quelque chose -·l'image- que la littérature ne pouvait leur donner; mais c'est aussi qu'ils espèrent pouvoir ajouter à l'image ou trouver dans l'image quelque chose -le mot, le signe- qui s'y cachait.))

La réussite d'Hiroshima mon amour incite Alain Robbe-GriHet à écrire pour Alain Resnais le scénario d'un autre grand film, L'Année dernière à Marienbad (1961), dans lequel le héros crée à partir de son rêve une réalité convaincante. Le chef de file des néo-romanciers délaisse alors l'écriture pour la mise en scène et réalise L'Immortelle (1963), Trans­Europ-Express (1966), L'Homme qui ment ( 1968), L'Éden et après (1970), sans parvenir à

forger une esthétique cinématographique véritablement originale.

Par une concomitance sans doute accidentelle, cette ouverture de la littérature sur le cinéma coïncide avec l'ambition de cinéastes en herbe, rassemblés par leur passion autour de la revue d'avant-garde les Cahiers du cinéma. Tandis qu'un article polémique de François Truffaut, publié dans la revue en 1954, appelle les cinéastes à se montrer plus audacieux et plus créatifs, ces jeunes admirateurs du cinéma américain réalisent en même temps une série de films qui visent moins le spectacle que la construction d'une vision personnelle de la société : Le Beau Serge (1958), de Claude Chabrol, Les Amants (1958), de Louis Malle, A bout de souffle (1959), de jean-Luc Godard (1959), Les Quatre Cents Coups (1959), de François 1i:uffaut, frappent par le regard porté sur le monde contemporain qui, derrière des intrigues policières ou des canevas classiques, s'impose. Le groupe est alors baptisé «nouvelle vague» par une journaliste

2.

mais ses membres vont très vite produire des œuvre personnelles et différentes : celle de François Truffaut, pas forcément fidèle à son modèle américain, reste un hommage permanent à la littérature. Mais le moment très bref qu'a constitué la «nouvelle vague)) favorise la consécration esthétique du septième art et sa collaboration en forme de recréation avec la littérature: Ors on Welles adapte, en France, Le Procès (1962), de Kafka, et Luchino Visconti, assistant de Jean Renoir sur le film d'avant­guerre Partie de campagne, magnifie dans Le Guépard (1963) le chef-d'œuvre roma­nesque de Tomaso di Lampedusa.

Deux contemporains différents et proches

Preuve de la complexité de toute notion de «courant», deux écrivains séparés des néo­romanciers par une génération, et tous deux passionnés de cinéma, traduisent, par la façon même dont ils s'en détachent, la double prégnance du «nouveau roman» et du cinéma. À l'aube d'une œuvre très importante, Le Clézio connaît une notoriété pré­coce en publiant Le Procès-verbal (1963). Cette œuvre inaugure une longue méditation sur la place de l'homme dans un univers où l'« extase matérielle» qui multiplie en lui la présence des éléments matériels du monde et de sa beauté le condamne à la solitude: le récit, apparemment traditionnel, combine une vision interne et une vision externe autour d'un personnage délirant mais presque effacé, Adam Pollo, dont l'errance dans un monde tragique et illisible évoque celle des personnages de Beckett et n'est pas sans rapport avec l'univers du «nouveau roman». Mais, avec une intuition trèS juste, l'écri­vain qui déclare avoir été tenté alors par la suppression du personnage précise: «Je ne veux pas renoncer au personnage car renoncer au personnage, c'est renoncer à l'homme.» Après Le Déluge (1966) et Le Livre des fuites ( 1969), situés dans un univers cassé, la suite de son œuvre, notamment après Désert (1980), habité par le personnage de Lalla, confirme, dans une forme de quête mystique, le lien inaltérable tissé par le roman entre la forme et le sens.

Fondée sur le rapport au temps et à la mémoire, l'entreprise de Patrick Modiano se déroule également sous la forme du récit traditionnel. Mais elle croise constamment, dans une sorte d'enquête permanente sur les plis enfouis et honteux du passé, les che­mins de l'imagination et ceux de la mémoire. A partir de souvenirs ténus, de photogra­phies, Modiano explore une histoire familiale complexe, lacunaire et enfouie, ainsi que les non-dits de l'Occupation. Dès le premier roman, La Place de l'Étoile ( 1968), jusqu'à Villa triste (1975) et à Livret de famille (1977), son univers, peuplé d'antihéros, se déroule en visions parfois vertigineuses qui, dans ce dernier ouvrage, brouillent le récit classique des origines et attestent une parenté, très maîtrisée et autonome, avec cer­taines tendances du «nouveau roman». En 1974, confirmant une passion pour le cinéma - sa mère, qu'il a peu connue, était actrice -, il écrit le scénario du film de Louis Malle Lacombe Lucien. Nostalgique, son univers est loin d'être complaisant mais il est humaniste: il s'agit, comme dans Dora Bruder (1997), folle quête pour restituer son identité à une jeune fille juive absorbée par l'horreur de la persécution, de réins­crire dans la mémoire ceux qui en ont disparu, comme ce frère mort jeune qui appa­rait dans Un pedigree (2005). Ces deux écrivains qui ont librement puisé dans l'héri­tage du «nouveau roman J> s'en sont écartés dans un projet justement défini par Dominique Viart: l'œuvre de Le Clézio semble vouloir «réparer les fractures du monde», celle de Modiano tente de'' réparer les pertes du temps».

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Les voisinages du « nouveau roman >>

En dépit de sa légitimité incertaine, le «nouveau roman>> a eu le mérite, comme le souligne le parcours de Marguerite Duras, d'attirer l'attention sur le potentiel esthétique du cinéma. Encore méprisé dans les années 1920, alors qu'il adapte déjà des œuvres littéraires, le septième art fascine les néo-romanciers qui collaborent avec les cinéastes avant de s'essayer eux-mêmes à la mise en scène. Dans le même temps, «nouveau roman>> et cinéma accompagnent sans les influencer les débuts de deux grands romanciers.

Romanciers cinéastes et «nouvelle lfCliCUIIe »

Scénaristes occasionnels ou dialoguistes, les écrivains de l'avant- et de l'après-guerre collaborent avec le cinéma, de façon discrète, voire honteuse, sauf les surréalistes, éter­nels pionniers. L'adaptation à l'écran des œuvres littéraires, souvent confiée à des «spécialistes;>, comme le couple Jean Aurenche et Pierre Bost, n'est pas jugée sur son esthétique propre mais sur sa fidélité au texte source. Dans les années 1950, une écri­ture« cinématographique» se révèle dans les romans américains qui intéresse les écri­vains: à bien des égards, les récits de Claude Simon sont cinématographiques. «École du regard J>, le« nouveau roman» a partie liée avec le cinéma. L'impulsion vient cepen­dant du cinéaste Alain Resnais, qui, après avoir lu Moderato cantabile, fait appel à

Marguerite Duras pour Hiroshima mon amour (voir fiche 89). Comme on l'a écrit:

"C'est que l'écran leur apporte faux écrivains] quelque chose -·l'image- que la littérature ne pouvait leur donner; mais c'est aussi qu'ils espèrent pouvoir ajouter à l'image ou trouver dans l'image quelque chose -le mot, le signe- qui s'y cachait.))

La réussite d'Hiroshima mon amour incite Alain Robbe-GriHet à écrire pour Alain Resnais le scénario d'un autre grand film, L'Année dernière à Marienbad (1961), dans lequel le héros crée à partir de son rêve une réalité convaincante. Le chef de file des néo-romanciers délaisse alors l'écriture pour la mise en scène et réalise L'Immortelle (1963), Trans­Europ-Express (1966), L'Homme qui ment ( 1968), L'Éden et après (1970), sans parvenir à

forger une esthétique cinématographique véritablement originale.

Par une concomitance sans doute accidentelle, cette ouverture de la littérature sur le cinéma coïncide avec l'ambition de cinéastes en herbe, rassemblés par leur passion autour de la revue d'avant-garde les Cahiers du cinéma. Tandis qu'un article polémique de François Truffaut, publié dans la revue en 1954, appelle les cinéastes à se montrer plus audacieux et plus créatifs, ces jeunes admirateurs du cinéma américain réalisent en même temps une série de films qui visent moins le spectacle que la construction d'une vision personnelle de la société : Le Beau Serge (1958), de Claude Chabrol, Les Amants (1958), de Louis Malle, A bout de souffle (1959), de jean-Luc Godard (1959), Les Quatre Cents Coups (1959), de François 1i:uffaut, frappent par le regard porté sur le monde contemporain qui, derrière des intrigues policières ou des canevas classiques, s'impose. Le groupe est alors baptisé «nouvelle vague» par une journaliste

2.

mais ses membres vont très vite produire des œuvre personnelles et différentes : celle de François Truffaut, pas forcément fidèle à son modèle américain, reste un hommage permanent à la littérature. Mais le moment très bref qu'a constitué la «nouvelle vague)) favorise la consécration esthétique du septième art et sa collaboration en forme de recréation avec la littérature: Ors on Welles adapte, en France, Le Procès (1962), de Kafka, et Luchino Visconti, assistant de Jean Renoir sur le film d'avant­guerre Partie de campagne, magnifie dans Le Guépard (1963) le chef-d'œuvre roma­nesque de Tomaso di Lampedusa.

Deux contemporains différents et proches

Preuve de la complexité de toute notion de «courant», deux écrivains séparés des néo­romanciers par une génération, et tous deux passionnés de cinéma, traduisent, par la façon même dont ils s'en détachent, la double prégnance du «nouveau roman» et du cinéma. À l'aube d'une œuvre très importante, Le Clézio connaît une notoriété pré­coce en publiant Le Procès-verbal (1963). Cette œuvre inaugure une longue méditation sur la place de l'homme dans un univers où l'« extase matérielle» qui multiplie en lui la présence des éléments matériels du monde et de sa beauté le condamne à la solitude: le récit, apparemment traditionnel, combine une vision interne et une vision externe autour d'un personnage délirant mais presque effacé, Adam Pollo, dont l'errance dans un monde tragique et illisible évoque celle des personnages de Beckett et n'est pas sans rapport avec l'univers du «nouveau roman». Mais, avec une intuition trèS juste, l'écri­vain qui déclare avoir été tenté alors par la suppression du personnage précise: «Je ne veux pas renoncer au personnage car renoncer au personnage, c'est renoncer à l'homme.» Après Le Déluge (1966) et Le Livre des fuites ( 1969), situés dans un univers cassé, la suite de son œuvre, notamment après Désert (1980), habité par le personnage de Lalla, confirme, dans une forme de quête mystique, le lien inaltérable tissé par le roman entre la forme et le sens.

Fondée sur le rapport au temps et à la mémoire, l'entreprise de Patrick Modiano se déroule également sous la forme du récit traditionnel. Mais elle croise constamment, dans une sorte d'enquête permanente sur les plis enfouis et honteux du passé, les che­mins de l'imagination et ceux de la mémoire. A partir de souvenirs ténus, de photogra­phies, Modiano explore une histoire familiale complexe, lacunaire et enfouie, ainsi que les non-dits de l'Occupation. Dès le premier roman, La Place de l'Étoile ( 1968), jusqu'à Villa triste (1975) et à Livret de famille (1977), son univers, peuplé d'antihéros, se déroule en visions parfois vertigineuses qui, dans ce dernier ouvrage, brouillent le récit classique des origines et attestent une parenté, très maîtrisée et autonome, avec cer­taines tendances du «nouveau roman». En 1974, confirmant une passion pour le cinéma - sa mère, qu'il a peu connue, était actrice -, il écrit le scénario du film de Louis Malle Lacombe Lucien. Nostalgique, son univers est loin d'être complaisant mais il est humaniste: il s'agit, comme dans Dora Bruder (1997), folle quête pour restituer son identité à une jeune fille juive absorbée par l'horreur de la persécution, de réins­crire dans la mémoire ceux qui en ont disparu, comme ce frère mort jeune qui appa­rait dans Un pedigree (2005). Ces deux écrivains qui ont librement puisé dans l'héri­tage du «nouveau roman J> s'en sont écartés dans un projet justement défini par Dominique Viart: l'œuvre de Le Clézio semble vouloir «réparer les fractures du monde», celle de Modiano tente de'' réparer les pertes du temps».

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L'OuLiPo, du jeu à la création

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Des origines lointaines

Comme la plupart des mouvements littéraires du XX' siècle, l'Oulipo (OUvroir de Littérature POtentielle) a refusé d'être considéré comme une école: ce joyeux groupe qui veut faire de la littérature un jeu fondé sur des contraintes en présente pourtant toutes les caractéristiques. Et sa représentation de la littérature remonte à une très ancienne tradition.

1. littérature et contraintes

228

~ un vieux G!ébat

L'histoire littéraire s'est constituée essentiellement, depuis la Défense et illustration de la langue française de Du Bellay, autour de querelles nées de la transgression par quelques audacieux de règles souvent mal définies à partir du modèle fondateur, le trio des genres hérité d'Aristote. C'est par le déplacement des conventions, le refus d'inter­dits généralement non formulés, que les inventeurs se sont exprimés: les poètes de la Pléiade contre la tradition scolastique, les romantiques contre le carcan des genres, tandis que l'assomption classique de la règle répondait à un idéal esthétique et poli­tique. Le débat autour du formalisme des conventions est pourtant vieux comme la lit­térature: éminent représentant de l'Oulipo, Marcel Bénabou, qui a également enseigné l'histoire romaine à l'université, aî.me à rappeler que la poésie est devenue un art exi­geant et savant dès le lW siècle av. J.-C.: les poètes alexandrins, influencés par la rhéto­rique, ont joué avec les formes fixes, comme le genre de l'éloge. Les Hymnes de Callimaque et les Bucoliques de Théocrite ont été construits à partir d'un schéma numérique rigoureux, fondé sur le nombre 9. Rome, comme toujours, reproduit le modèle, et, sous l'Empire, l'élégie érotique d'Ovide, Tibulle ou Properce, comme l'a montré Paul Veyne, devient un pur jeu mondain. On voit même le poète Martial ( 44-103 apr. ).-C.) se plaindre de la prolifération des contraintes. Cette tradition se perpétue en France avec les grands rhétoriqueurs du Moyen Âge, comme Guillaume Crétin et Jean Molinet, ou les poètes baroques, comme Marc de Papillon de Lasphrise (1555-1599). Des oulipiens revendiquent même comme ascendant Racine, obsessîon­neHement attaché aux règles de la tragédie, et, plus près de nous, les formalistes russes.

~ Alfred Jarry et la pataphysique Du côté des ancêtres directs, la veine facétieuse, parodique, parfois canularesque de l'Oulipo remonte à la pataphysique substituée par le génial père d'Ubu roi à la méta­physique. Alfred )arry (1873-1907), ferraillant contre la prétention au savoir et à la transcendance, invente «la science des solutions imaginaires qui accorde symbolique­ment aux linéaments les propriétés des objets décrits dans leur virtualité».

Immédiatement suivie d'une illustration pratique avec les Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien (1911), qui parodie le Faust de Goethe, la «théorie» de Jarry

vise une déconstruction ludique et créative du langage. Et c'est dans la période de toutes les rebellions - deuxième vague du surréalisme, existentialisme, premières apparitions du «nouveau roman>}- qu'est solennellement fondé le Collège de pata­physique, le 11 mai 1948. Vouée à« étudier les lois qui régissent les exceptions», la pataphysique a hérité d'f1picure la théorie du « clinamen », un principe de déviance créateur qu'a repris Rabelais et que l'Oulipo annexera. Les futurs oulipîens sont d'ailleurs nombreux parmi les membres et les «grands dignitaires» du Collège de pataphysique, où ils voisinent avec les surréalistes: Raymond Queneau (1903-1976) et François Le Lionnais ( 190 l -1984) y côtoient Max Ernst, Marcel Duchamp, Joan Mir ô, jacques Prévert (1900-1977) ou Michel Leiris (1901-1990),

2. Règles ou contraintes

~ un inspirateur, Raymond Roussel

La redécouverte de Raymond Roussel (1877-1933), contemporain de la crise du roman à la fin de l'empire naturaliste, a fait de lui l'ancêtre mythique de l'Oulipo, même si les surréalistes- qui ne s'en sont pas privés- et le «nouveau roman» sont tout aussi fon­dés à l'ériger en figure tutélaire. En effet, cet écrivain, inspiré par les clichés de son époque, les transpose parodiquement dans ses Impressions d'Afrique (1909). Et dans cette œuvre comme dans La Poussière des soleils (1926), il s'impose des contraintes techniques qui lui semblent suffisamment productives pour qu'il les expose dans un livre devenu sacré pour les oulipiens, Comment j'ai écrit certains de mes livres (1935). Il explique que ces contraintes fonctionnent sur <<deux mots pris dans deux sens diffe­rents, deux sens qu'un récit est chargé de rapprocher et de justifier». Dans l'exemple qu'il cite, les mots «blanc» et «bandes>> donnent ainsi du sens propre au sens figuré, deux expressions cocasses, «les lettres du blanc sur les bandes du billard>> face à «les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard», qui jouent sur la polysémie des mots.

~ la place assignée ii la technique La démarche de Roussel n'inspire CE..'Pendant que partiellement celle des futurs oulipiens. Alors que l'Oulipo veut construire des lois d'écriture à appliquer de façon définitive comme en mathématiques, Roussel considère la contrainte comme un moteur d'écriture, une.sorte d'architecture invisible qui évolue avec le projet littéraire et peut parfaitement disparaître ou se modifier sans avoir de caractère immuable. Car il aspire à construire une œuvre porteuse de sens et attend de la contrainte qu'elle l'y aide, sans y parvenir et dans une démarche grave et douloureuse que suggère, sans qu'on puisse l'affirmer, son suicide. C'est sur la frontière qui sépare la règle de la contrainte que va se jouer l'origi­nalité créative de l'Oulipo. Les écrivains ont toujours utilisé les règles comme des outûs qu'ils s'apProprient naturellement comme Racine, qu'ils détournent par la parodie ou qu'iis transgressent. Mais, dans ces trois démarches, l'écrivain reste maître du jeu et, très souvent, porte en lui, entièrement achevé, son projet esthétique, comme Mozart portait en lui, avant de la couler subtilement dans les canons restrictifs acceptés à la cour de Vienne, la force de ses grands opéras. Le défi de !'Oulipo sera de partir exclusivement d'une contrainte que l'on ne peut ni refuser, ni détourner, pour créer.

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Des origines lointaines

Comme la plupart des mouvements littéraires du XX' siècle, l'Oulipo (OUvroir de Littérature POtentielle) a refusé d'être considéré comme une école: ce joyeux groupe qui veut faire de la littérature un jeu fondé sur des contraintes en présente pourtant toutes les caractéristiques. Et sa représentation de la littérature remonte à une très ancienne tradition.

1. littérature et contraintes

228

~ un vieux G!ébat

L'histoire littéraire s'est constituée essentiellement, depuis la Défense et illustration de la langue française de Du Bellay, autour de querelles nées de la transgression par quelques audacieux de règles souvent mal définies à partir du modèle fondateur, le trio des genres hérité d'Aristote. C'est par le déplacement des conventions, le refus d'inter­dits généralement non formulés, que les inventeurs se sont exprimés: les poètes de la Pléiade contre la tradition scolastique, les romantiques contre le carcan des genres, tandis que l'assomption classique de la règle répondait à un idéal esthétique et poli­tique. Le débat autour du formalisme des conventions est pourtant vieux comme la lit­térature: éminent représentant de l'Oulipo, Marcel Bénabou, qui a également enseigné l'histoire romaine à l'université, aî.me à rappeler que la poésie est devenue un art exi­geant et savant dès le lW siècle av. J.-C.: les poètes alexandrins, influencés par la rhéto­rique, ont joué avec les formes fixes, comme le genre de l'éloge. Les Hymnes de Callimaque et les Bucoliques de Théocrite ont été construits à partir d'un schéma numérique rigoureux, fondé sur le nombre 9. Rome, comme toujours, reproduit le modèle, et, sous l'Empire, l'élégie érotique d'Ovide, Tibulle ou Properce, comme l'a montré Paul Veyne, devient un pur jeu mondain. On voit même le poète Martial ( 44-103 apr. ).-C.) se plaindre de la prolifération des contraintes. Cette tradition se perpétue en France avec les grands rhétoriqueurs du Moyen Âge, comme Guillaume Crétin et Jean Molinet, ou les poètes baroques, comme Marc de Papillon de Lasphrise (1555-1599). Des oulipiens revendiquent même comme ascendant Racine, obsessîon­neHement attaché aux règles de la tragédie, et, plus près de nous, les formalistes russes.

~ Alfred Jarry et la pataphysique Du côté des ancêtres directs, la veine facétieuse, parodique, parfois canularesque de l'Oulipo remonte à la pataphysique substituée par le génial père d'Ubu roi à la méta­physique. Alfred )arry (1873-1907), ferraillant contre la prétention au savoir et à la transcendance, invente «la science des solutions imaginaires qui accorde symbolique­ment aux linéaments les propriétés des objets décrits dans leur virtualité».

Immédiatement suivie d'une illustration pratique avec les Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien (1911), qui parodie le Faust de Goethe, la «théorie» de Jarry

vise une déconstruction ludique et créative du langage. Et c'est dans la période de toutes les rebellions - deuxième vague du surréalisme, existentialisme, premières apparitions du «nouveau roman>}- qu'est solennellement fondé le Collège de pata­physique, le 11 mai 1948. Vouée à« étudier les lois qui régissent les exceptions», la pataphysique a hérité d'f1picure la théorie du « clinamen », un principe de déviance créateur qu'a repris Rabelais et que l'Oulipo annexera. Les futurs oulipîens sont d'ailleurs nombreux parmi les membres et les «grands dignitaires» du Collège de pataphysique, où ils voisinent avec les surréalistes: Raymond Queneau (1903-1976) et François Le Lionnais ( 190 l -1984) y côtoient Max Ernst, Marcel Duchamp, Joan Mir ô, jacques Prévert (1900-1977) ou Michel Leiris (1901-1990),

2. Règles ou contraintes

~ un inspirateur, Raymond Roussel

La redécouverte de Raymond Roussel (1877-1933), contemporain de la crise du roman à la fin de l'empire naturaliste, a fait de lui l'ancêtre mythique de l'Oulipo, même si les surréalistes- qui ne s'en sont pas privés- et le «nouveau roman» sont tout aussi fon­dés à l'ériger en figure tutélaire. En effet, cet écrivain, inspiré par les clichés de son époque, les transpose parodiquement dans ses Impressions d'Afrique (1909). Et dans cette œuvre comme dans La Poussière des soleils (1926), il s'impose des contraintes techniques qui lui semblent suffisamment productives pour qu'il les expose dans un livre devenu sacré pour les oulipiens, Comment j'ai écrit certains de mes livres (1935). Il explique que ces contraintes fonctionnent sur <<deux mots pris dans deux sens diffe­rents, deux sens qu'un récit est chargé de rapprocher et de justifier». Dans l'exemple qu'il cite, les mots «blanc» et «bandes>> donnent ainsi du sens propre au sens figuré, deux expressions cocasses, «les lettres du blanc sur les bandes du billard>> face à «les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard», qui jouent sur la polysémie des mots.

~ la place assignée ii la technique La démarche de Roussel n'inspire CE..'Pendant que partiellement celle des futurs oulipiens. Alors que l'Oulipo veut construire des lois d'écriture à appliquer de façon définitive comme en mathématiques, Roussel considère la contrainte comme un moteur d'écriture, une.sorte d'architecture invisible qui évolue avec le projet littéraire et peut parfaitement disparaître ou se modifier sans avoir de caractère immuable. Car il aspire à construire une œuvre porteuse de sens et attend de la contrainte qu'elle l'y aide, sans y parvenir et dans une démarche grave et douloureuse que suggère, sans qu'on puisse l'affirmer, son suicide. C'est sur la frontière qui sépare la règle de la contrainte que va se jouer l'origi­nalité créative de l'Oulipo. Les écrivains ont toujours utilisé les règles comme des outûs qu'ils s'apProprient naturellement comme Racine, qu'ils détournent par la parodie ou qu'iis transgressent. Mais, dans ces trois démarches, l'écrivain reste maître du jeu et, très souvent, porte en lui, entièrement achevé, son projet esthétique, comme Mozart portait en lui, avant de la couler subtilement dans les canons restrictifs acceptés à la cour de Vienne, la force de ses grands opéras. Le défi de !'Oulipo sera de partir exclusivement d'une contrainte que l'on ne peut ni refuser, ni détourner, pour créer.

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L'OUvroir de Littérature POtentielle

L'Oulipo a, semblable en cela à tous les courants littéraires de son temps, instruit le procès de l'« inspiration>> mythique de l'écrivain pour condamner cette vision romantique de la littérature. Mais il est le seul à avoir atteint une telle longévité: cinquante ans d'existence.

1. le moment fol'ldateur

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~ Des écrivains et 1-111e charte

L'« OUvroir de Littérature POtentielle», résumé par l'acronyme OuLiPo, n'est pas le premier nom que se donne le groupe, hétérogène à sa nais..<>ance, en 1960. Autour de Raymond Queneau, qui a déjà derrière lui toute une carrière littéraire reconnue, et de François Le Lionnais, une sorte de société secrète très poreuse se constitue. Elle se réunit le 24 novembre 1960 dans un restaurant de la rive gauche, à Paris, et se nomme elle-même «Séminaire de littérature expérimentale» (Sélitex), tout en envisageant de s'affilier à l'« Accommission des compositions du Collège de pataphysique». Le groupe ne trouve véritablement son nom qu'un peu plus tard et, après réflexion, se décrète rattaché à la «Commission des imprévisibles» du Collège de pataphysique, présidée par Raymond Queneau. La désignation définitive du groupe souligne par deux fois son idiosyncrasie: le mot «ouvroir» renvoie étymologiquement au mot latin «opera», qui signifie travail. Dans l'usage des années 1950 - la connotation est, par dérision, volontaire -, il évoque aussi les ateliers où se réunissaient, dans l'ombre des paroisses, les femmes catholiques pour réaliser des travaux d'aiguille destinés à des œuvres de charité. Le terme «potentielle» insiste sur le caractère provisoire de l'entreprise: on y «fait» de la littérature <<qu'on lit et qu'on raturet>, dans un mouvement permanent. D'emblée, la charte est claire:

«Nous appelons littérature potentielle la recherche de formes, de slructures nouvelles et qui pourront être utilisées par les écrivains de la façon qu'il leur plaira."

~ l'esprit des pères fondateurs En fait, c'est à l'occasion d'une décade consacrée, à Cerisy-la-Salle, à l'œuvre de Raymond Queneau et intitulée Une nouvelle défense et illustration de la littérature française (septembre 1960) que l'idée a germé. Les fondateurs, à la recherche d'une démarche créative, ont liquidé l'illusion surréaliste, désormais privée de sa fraîcheur sans adhérer pour autant au groupe du «nouveau roman». François Le .Lîonnais, per­sonnalité aux multiples savoirs, et Queneau se sont adjoint Claude Berge (1926-2002) et Paul Braffort, qui sont des mathématiciens, mais surtout des écrivains atypiques: Jacques Duchateau, qui fait connaître l'Oulipo sur France Culture, Noël Arnaud (1919-2003), collectionneur et bibliophile qui sera président du groupe après la mort de François Le Lionnais, Latis (1913-1973), pseudonyme d'Emmanuel Peillet, ancien pro­fesseur de français, Jean Lescure (1912-2005), jean Queval (1913-1990), l'universitaire

Albert-Marie Schmidt (1901-1966), spécialiste des grands rhétoriqueurs, et Jacques Bens (1931-2001), intronisé secrétaire définitivement provisoire du début. La longévité du groupe tient beaucoup à la diversité de ses membres, tous engagés dans des activités personnelles et qui se réunissent une fois par mois.

2. Élargissement et structuration du groupe

t Des principes simples

Utili-ser 1a contrainte comme moyen privilégié de <<lever la censure)) qui bride la langue, refuser l'inspiration au bénéfice d'un travail en mouvement constant, repérerles «plagiats par anticipation», c'est-à-dire les exemples de contraintes déjà utilisées en littérature (voir fiche 91), s'appuyer sur les méthodes et les acquis du domaine scienti­fique, constituer la Bibliothèque oulipienne qui recense toutes les recherches et leurs résultats, tel -est le chantier de travail ouvert. Une des premières productions est l'ouvrage de Queneau, Cent Mille Milliards de poèmes (1961 ), constitué de dix sonnets aux rimes identiques, découpés en quatorze bandes horizontales capables de produire dix sonnets différents. Le groupe s'attache surtout à créer des applications nouvelles et des variantes à partir de contraintes. En 1962, les Entretiens avec Georges Charbonnier accordés par Queneau font connaître l'Oulipo à travers lui.

~ Un enrichissement permanent Contrairement aux surréalistes, agités p-ar diverses querelles et par les rappels obsessionnels de .Breton à l'orthodoxie, les oulipiens ·organisent très vite leur travail collectif: ils ouvrent, par cooptation, le ·groupe à de nouveaux talents, et non des moindres . .Jacques Roubaud, poète et mathématicien, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, arrive en 1966, rejoint en 1967 par Georges Perec (1936-1982). Marcel Bénabou, entré en 1969, en même temps que Luc Étienne (!908-1984), cumule, depuis 2003, la fonction de secrétaire définitivement provisoire avec celle de secrétaire provisoirement définitif 1972 voit l'arrivée de Paul Fournel. Le brassage et le renouvellement des générations sont assurés par la cooptation de Jacques Jouet et François Caradec en 1983, celle de Pierre Rosenstiehl et d'Hervé Le Tellier en 1992, de Michelle Grangaud et du linguiste Bernard Cerquiglini en 1995, enfin, de Ian Monk en 1998. Au XXle siècle, l'Oulipo a coopté deux mathématiciens, Olivier Salon en 2000 et Michèle Audin en 2009. Anne F. Garréta (née en 1962) en 2000 et, trois ans plus tard, Valérie Beaudouin (née en 1968), mathématicienne de formation, auteur d'une thèse sur l'alexandrin, contribuent, avec les correspondants étrangers, à la formation d'un atelier étonnant de vitalité. Ce rayonnement est soutenu par une reconnaissance rapide de la communauté universitaire- qui publie des travaux sur l'Oulipo dès 1986- et la cré_ation d'associations proches qui appliquent les principes oulipiens dans des domaines comme la psychanalyse, le roman policier, la bande dessinée ou le cinéma. La plus ancienne est celle que fondèrent ensemble, en 1980, le «disparate» Paul Braffort et Jacques Roubaud, Alamo (Atelier de littérature assistée par la mathématique et les ordi­nateurs). Enfin, seul mouvement à avoir pris cette initiative, l'Oulipo a diffusé sa méthode dans des ateliers d'écriture pour les particuliers, puis s'est fait reconnaître en milieu scolaire: ses techniques les plus accessibles participent à l'apprentissage de l'écriture.

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L'OUvroir de Littérature POtentielle

L'Oulipo a, semblable en cela à tous les courants littéraires de son temps, instruit le procès de l'« inspiration>> mythique de l'écrivain pour condamner cette vision romantique de la littérature. Mais il est le seul à avoir atteint une telle longévité: cinquante ans d'existence.

1. le moment fol'ldateur

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~ Des écrivains et 1-111e charte

L'« OUvroir de Littérature POtentielle», résumé par l'acronyme OuLiPo, n'est pas le premier nom que se donne le groupe, hétérogène à sa nais..<>ance, en 1960. Autour de Raymond Queneau, qui a déjà derrière lui toute une carrière littéraire reconnue, et de François Le Lionnais, une sorte de société secrète très poreuse se constitue. Elle se réunit le 24 novembre 1960 dans un restaurant de la rive gauche, à Paris, et se nomme elle-même «Séminaire de littérature expérimentale» (Sélitex), tout en envisageant de s'affilier à l'« Accommission des compositions du Collège de pataphysique». Le groupe ne trouve véritablement son nom qu'un peu plus tard et, après réflexion, se décrète rattaché à la «Commission des imprévisibles» du Collège de pataphysique, présidée par Raymond Queneau. La désignation définitive du groupe souligne par deux fois son idiosyncrasie: le mot «ouvroir» renvoie étymologiquement au mot latin «opera», qui signifie travail. Dans l'usage des années 1950 - la connotation est, par dérision, volontaire -, il évoque aussi les ateliers où se réunissaient, dans l'ombre des paroisses, les femmes catholiques pour réaliser des travaux d'aiguille destinés à des œuvres de charité. Le terme «potentielle» insiste sur le caractère provisoire de l'entreprise: on y «fait» de la littérature <<qu'on lit et qu'on raturet>, dans un mouvement permanent. D'emblée, la charte est claire:

«Nous appelons littérature potentielle la recherche de formes, de slructures nouvelles et qui pourront être utilisées par les écrivains de la façon qu'il leur plaira."

~ l'esprit des pères fondateurs En fait, c'est à l'occasion d'une décade consacrée, à Cerisy-la-Salle, à l'œuvre de Raymond Queneau et intitulée Une nouvelle défense et illustration de la littérature française (septembre 1960) que l'idée a germé. Les fondateurs, à la recherche d'une démarche créative, ont liquidé l'illusion surréaliste, désormais privée de sa fraîcheur sans adhérer pour autant au groupe du «nouveau roman». François Le .Lîonnais, per­sonnalité aux multiples savoirs, et Queneau se sont adjoint Claude Berge (1926-2002) et Paul Braffort, qui sont des mathématiciens, mais surtout des écrivains atypiques: Jacques Duchateau, qui fait connaître l'Oulipo sur France Culture, Noël Arnaud (1919-2003), collectionneur et bibliophile qui sera président du groupe après la mort de François Le Lionnais, Latis (1913-1973), pseudonyme d'Emmanuel Peillet, ancien pro­fesseur de français, Jean Lescure (1912-2005), jean Queval (1913-1990), l'universitaire

Albert-Marie Schmidt (1901-1966), spécialiste des grands rhétoriqueurs, et Jacques Bens (1931-2001), intronisé secrétaire définitivement provisoire du début. La longévité du groupe tient beaucoup à la diversité de ses membres, tous engagés dans des activités personnelles et qui se réunissent une fois par mois.

2. Élargissement et structuration du groupe

t Des principes simples

Utili-ser 1a contrainte comme moyen privilégié de <<lever la censure)) qui bride la langue, refuser l'inspiration au bénéfice d'un travail en mouvement constant, repérerles «plagiats par anticipation», c'est-à-dire les exemples de contraintes déjà utilisées en littérature (voir fiche 91), s'appuyer sur les méthodes et les acquis du domaine scienti­fique, constituer la Bibliothèque oulipienne qui recense toutes les recherches et leurs résultats, tel -est le chantier de travail ouvert. Une des premières productions est l'ouvrage de Queneau, Cent Mille Milliards de poèmes (1961 ), constitué de dix sonnets aux rimes identiques, découpés en quatorze bandes horizontales capables de produire dix sonnets différents. Le groupe s'attache surtout à créer des applications nouvelles et des variantes à partir de contraintes. En 1962, les Entretiens avec Georges Charbonnier accordés par Queneau font connaître l'Oulipo à travers lui.

~ Un enrichissement permanent Contrairement aux surréalistes, agités p-ar diverses querelles et par les rappels obsessionnels de .Breton à l'orthodoxie, les oulipiens ·organisent très vite leur travail collectif: ils ouvrent, par cooptation, le ·groupe à de nouveaux talents, et non des moindres . .Jacques Roubaud, poète et mathématicien, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, arrive en 1966, rejoint en 1967 par Georges Perec (1936-1982). Marcel Bénabou, entré en 1969, en même temps que Luc Étienne (!908-1984), cumule, depuis 2003, la fonction de secrétaire définitivement provisoire avec celle de secrétaire provisoirement définitif 1972 voit l'arrivée de Paul Fournel. Le brassage et le renouvellement des générations sont assurés par la cooptation de Jacques Jouet et François Caradec en 1983, celle de Pierre Rosenstiehl et d'Hervé Le Tellier en 1992, de Michelle Grangaud et du linguiste Bernard Cerquiglini en 1995, enfin, de Ian Monk en 1998. Au XXle siècle, l'Oulipo a coopté deux mathématiciens, Olivier Salon en 2000 et Michèle Audin en 2009. Anne F. Garréta (née en 1962) en 2000 et, trois ans plus tard, Valérie Beaudouin (née en 1968), mathématicienne de formation, auteur d'une thèse sur l'alexandrin, contribuent, avec les correspondants étrangers, à la formation d'un atelier étonnant de vitalité. Ce rayonnement est soutenu par une reconnaissance rapide de la communauté universitaire- qui publie des travaux sur l'Oulipo dès 1986- et la cré_ation d'associations proches qui appliquent les principes oulipiens dans des domaines comme la psychanalyse, le roman policier, la bande dessinée ou le cinéma. La plus ancienne est celle que fondèrent ensemble, en 1980, le «disparate» Paul Braffort et Jacques Roubaud, Alamo (Atelier de littérature assistée par la mathématique et les ordi­nateurs). Enfin, seul mouvement à avoir pris cette initiative, l'Oulipo a diffusé sa méthode dans des ateliers d'écriture pour les particuliers, puis s'est fait reconnaître en milieu scolaire: ses techniques les plus accessibles participent à l'apprentissage de l'écriture.

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La contrainte comme programme

Comme le suggère son nom, l'Oulipo est un atelier permanent. Son programme ne vise donc pas à laisser une trace en termes d'idées ou d'œuvres, mais à proposer constamment de nouvelles contraintes d'écriture.

1. un catalogue de contraintes

232

~ Affiner des contmintes existantes

Il est impossible de recenser rapidement toutes les contraintes définies par l'Oulipo depuis ses débuts. Marcel Bénabou a cependant défini trois types de contraintes: celles qui ont précisé des usages existants, celles qui inventent des jeux sur les lettres et celles qui déterminent ou enrichissent des formes fixes. Parmi les premières, la plus célèbre tient au principe de transformation d'un texte intituléS + 7: il consiste à «remplacer, dans un énoncé donné, chaque substantif par le septième qui le suit dans un diction­naire donné ». Défini par Jean Lescure, il inspire à Raymond Queneau le poème «La Cimaise et la fraction» qui détourne une fable de La Fontaine, «La Cigale et la fourmi>!, tandis qu'Italo Calvino, Jacques Jouet et François Caradec y ont ajouté des variantes. L'amplification permet d'étoffer indéfiniment un texte: on en extrait une courte phrase qui va subir une série d'expansions. «La marquise sortit à cinq heures>> est suivi de:

'<Elle montait. Elle montait une jument. Elle montait une splendide jument. Elle montait ce jour-là une splendide jument alezane. Elle montait ce jour-là une splendide jument alezane dont le blanc immaculé etc."

~ les contraintes littérales Marque de fabrique de l'Oulipo, les contraintes littérales ont été rendues célèbres par le roman virtuose de Georges Perec La Disparition (1969). Celui-ci est fondé sur la systématisation du lipogramme- «texte dont l'auteur s'est imposé, en l'écrivant, de ne jamais employer une lettre, parfois plusieurs, et, par conséquent) de proscrire les mots qui contiennent cette lettre ou ces lettres» (Le Robert) - et accomplit l'exploit d'être écrit sans un seul recours à la voyelle '<e». Dans Les Revenentes (1972), Perec fait le parcours inverse et n'utilise que la voyelle « e » en supprimant toutes les autres. Les contraintes portant sur les lettres, selon qu'on les répète, qu'on les supprime ou qu'on leur attribue un ordre d'apparition dans les mots, constituent un vivier d'inventions très riche. On aboutit non seulement à des productions monovocaliques mais à des jeux constants sur l'anagramme. Jeux de mots, jeux sur les homophonies, palindromes, «littérature définitionnelle» qui remplace les mots par la définition correspondante du dictionnaire, réécritures de clichés, s'inscrivent dans cet esprit créateur.

~ le renouvellement et l'invention de formes fixes Preuve de son attachement au panthéon littéraire qu'il veut enrichir, l'Oulipo a consa­cré beaucoup de temps à travailler sur une forme ancienne, la« sextine »,qui avait déjà fasciné Aragon. C'est un poème à forme fixe composé de six sixains sur deux rimes (avec six mêmes mots revenant à la rime, dans un ordre différent pour chaque strophe) et d'un tercet. Dans Bâtons, chiffres et lettres (1950), Raymond Queneau défi­nit ainsi le modèle fourni par Pétrarque :

((Particulièrement potentielle me paraît la sextine. Elle se compose de six strophes de six vers et .d'une demi-strophe de trois vers [ ... ].La sextine s'écrit de préférence en alexandrins [ .. ]. La sextine remonte, paraît-il, à Arnaut Daniel (1180? - 1210) ».

C'est donc dans la lignée d'un troubadour médiéval qui apparaît dans l'Enfer de Dante que Queneau inscrit son travail et crée collectivement la« quenine ». Perec et Rou baud introduisent le principe de la sextine dans certains de leurs romans. La Bibliothèque oulipienne dévoile d'autres inventions et on doit à Raymond Queneau deux référen­tiels baptisés «tables de Queneleieff », «l'une consacrée aux objets linguistiques, l'autre aux objets sémantiques», précise Marcel Bénabou.

2. un mode de fonctionnement original

~ Des rituels collectifs et ludiques

Ni «mouvement littéraire», ni «séminaire scientifique>>, ni adepte de la «littérature aléatoire», filon usé par les surréalistes, l'Oulipo inscrit son programme à la fois très ambitieux, puisqu'il exige un renouvellement constant, et très modeste, puisqu'il vise des acquis purement formels, dans une méthode rigoureuse. Mais, de même que le roman­tisme a vécu par les cénacles et le surréalisme par ses chahuts et ses séances de sommeil provoqué, l'Oulipo s'est fixé des rituels apparemment sages et pourtant joyeux: le plus ancien est celui des réunions mensuelles, le jeudi. La séance de travail est sérieuse, elle commence par la désignation d'un secrétaire- pendant l'apéritif- mais comporte toujours, comme le rappelle l'un des fondateurs, Jacques Bens, qui assistera à plus de cinq cents réunions, quelques agapes. Quant à l'adhésion à l'Oulipo, elle constitue dans cet atelier en perpétuel mouvement le seul élément définitif. Au début des années 2000, Perec et Queneau sont toujours portés «excusés pour la raison inacceptable qu'ils sont morts». C'est à partir du contenu des travaux personnels présentés en réunion que se constitue la Bibliothèque oulipienne. Les lectures publiques, également mensuelles et les ateliers d'écriture constituent l'autre volet de ces rituels oulipiens.

~ «Créations» et «ruminations" oulipiennes

C'est grâce à un ordre du jour soigneusement élaboré et organisé en rubriques que l'Oulipo est arrivé à produire autant de contraintes. Ainsi la rubrique «création» requiert qu'un membre propose, en l'illustrant par un texte, son invention d'une nou­velle contrainte. C'est l'objectif le plus important d'une réunion qui est annulée si aucune proposition de «création>:> n'est formulée. À l'opposé, la «rumination» suppose un temps long, il s'agit d'une idée soumise au groupe et q11i va faire l'objet d'une déclinaison à plusieurs mains, un travail à la fois individuel et collectif

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La contrainte comme programme

Comme le suggère son nom, l'Oulipo est un atelier permanent. Son programme ne vise donc pas à laisser une trace en termes d'idées ou d'œuvres, mais à proposer constamment de nouvelles contraintes d'écriture.

1. un catalogue de contraintes

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~ Affiner des contmintes existantes

Il est impossible de recenser rapidement toutes les contraintes définies par l'Oulipo depuis ses débuts. Marcel Bénabou a cependant défini trois types de contraintes: celles qui ont précisé des usages existants, celles qui inventent des jeux sur les lettres et celles qui déterminent ou enrichissent des formes fixes. Parmi les premières, la plus célèbre tient au principe de transformation d'un texte intituléS + 7: il consiste à «remplacer, dans un énoncé donné, chaque substantif par le septième qui le suit dans un diction­naire donné ». Défini par Jean Lescure, il inspire à Raymond Queneau le poème «La Cimaise et la fraction» qui détourne une fable de La Fontaine, «La Cigale et la fourmi>!, tandis qu'Italo Calvino, Jacques Jouet et François Caradec y ont ajouté des variantes. L'amplification permet d'étoffer indéfiniment un texte: on en extrait une courte phrase qui va subir une série d'expansions. «La marquise sortit à cinq heures>> est suivi de:

'<Elle montait. Elle montait une jument. Elle montait une splendide jument. Elle montait ce jour-là une splendide jument alezane. Elle montait ce jour-là une splendide jument alezane dont le blanc immaculé etc."

~ les contraintes littérales Marque de fabrique de l'Oulipo, les contraintes littérales ont été rendues célèbres par le roman virtuose de Georges Perec La Disparition (1969). Celui-ci est fondé sur la systématisation du lipogramme- «texte dont l'auteur s'est imposé, en l'écrivant, de ne jamais employer une lettre, parfois plusieurs, et, par conséquent) de proscrire les mots qui contiennent cette lettre ou ces lettres» (Le Robert) - et accomplit l'exploit d'être écrit sans un seul recours à la voyelle '<e». Dans Les Revenentes (1972), Perec fait le parcours inverse et n'utilise que la voyelle « e » en supprimant toutes les autres. Les contraintes portant sur les lettres, selon qu'on les répète, qu'on les supprime ou qu'on leur attribue un ordre d'apparition dans les mots, constituent un vivier d'inventions très riche. On aboutit non seulement à des productions monovocaliques mais à des jeux constants sur l'anagramme. Jeux de mots, jeux sur les homophonies, palindromes, «littérature définitionnelle» qui remplace les mots par la définition correspondante du dictionnaire, réécritures de clichés, s'inscrivent dans cet esprit créateur.

~ le renouvellement et l'invention de formes fixes Preuve de son attachement au panthéon littéraire qu'il veut enrichir, l'Oulipo a consa­cré beaucoup de temps à travailler sur une forme ancienne, la« sextine »,qui avait déjà fasciné Aragon. C'est un poème à forme fixe composé de six sixains sur deux rimes (avec six mêmes mots revenant à la rime, dans un ordre différent pour chaque strophe) et d'un tercet. Dans Bâtons, chiffres et lettres (1950), Raymond Queneau défi­nit ainsi le modèle fourni par Pétrarque :

((Particulièrement potentielle me paraît la sextine. Elle se compose de six strophes de six vers et .d'une demi-strophe de trois vers [ ... ].La sextine s'écrit de préférence en alexandrins [ .. ]. La sextine remonte, paraît-il, à Arnaut Daniel (1180? - 1210) ».

C'est donc dans la lignée d'un troubadour médiéval qui apparaît dans l'Enfer de Dante que Queneau inscrit son travail et crée collectivement la« quenine ». Perec et Rou baud introduisent le principe de la sextine dans certains de leurs romans. La Bibliothèque oulipienne dévoile d'autres inventions et on doit à Raymond Queneau deux référen­tiels baptisés «tables de Queneleieff », «l'une consacrée aux objets linguistiques, l'autre aux objets sémantiques», précise Marcel Bénabou.

2. un mode de fonctionnement original

~ Des rituels collectifs et ludiques

Ni «mouvement littéraire», ni «séminaire scientifique>>, ni adepte de la «littérature aléatoire», filon usé par les surréalistes, l'Oulipo inscrit son programme à la fois très ambitieux, puisqu'il exige un renouvellement constant, et très modeste, puisqu'il vise des acquis purement formels, dans une méthode rigoureuse. Mais, de même que le roman­tisme a vécu par les cénacles et le surréalisme par ses chahuts et ses séances de sommeil provoqué, l'Oulipo s'est fixé des rituels apparemment sages et pourtant joyeux: le plus ancien est celui des réunions mensuelles, le jeudi. La séance de travail est sérieuse, elle commence par la désignation d'un secrétaire- pendant l'apéritif- mais comporte toujours, comme le rappelle l'un des fondateurs, Jacques Bens, qui assistera à plus de cinq cents réunions, quelques agapes. Quant à l'adhésion à l'Oulipo, elle constitue dans cet atelier en perpétuel mouvement le seul élément définitif. Au début des années 2000, Perec et Queneau sont toujours portés «excusés pour la raison inacceptable qu'ils sont morts». C'est à partir du contenu des travaux personnels présentés en réunion que se constitue la Bibliothèque oulipienne. Les lectures publiques, également mensuelles et les ateliers d'écriture constituent l'autre volet de ces rituels oulipiens.

~ «Créations» et «ruminations" oulipiennes

C'est grâce à un ordre du jour soigneusement élaboré et organisé en rubriques que l'Oulipo est arrivé à produire autant de contraintes. Ainsi la rubrique «création» requiert qu'un membre propose, en l'illustrant par un texte, son invention d'une nou­velle contrainte. C'est l'objectif le plus important d'une réunion qui est annulée si aucune proposition de «création>:> n'est formulée. À l'opposé, la «rumination» suppose un temps long, il s'agit d'une idée soumise au groupe et q11i va faire l'objet d'une déclinaison à plusieurs mains, un travail à la fois individuel et collectif

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Raymond Queneau virtuose de la langue

S'il doit beaucoup à François Le Lionnais, érudit et jongleur de mots et de chiffres, l'Oulipo n'aurait jamais existé ni duré sans son autre cofondateur, Raymond Queneau. Créateur d'un groupe qui ne se reconnaissait que dans des textes, Queneau, déjà auteur d'une œuvre, composée avant et pendant l'Oulipo, y a joué un rôle éminent.

1. Dans le tourbillon du xx• siècle

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t Expériences et influences (<Si je parle du temps, c'est qu'il n'est pas encore,

Si je parle d'un lieu, c'est qu'il a disparu, Si je parle d'un homme, il sera bientôt mort, Si je parle du temps, c'est qu'il n'est déjà plus. >l

Ce quatrain, extrait de L'Explication des métaphores, traduit à lui tout seul l'agilité de Raymond Queneau et l'ambiguïté de son talent: il cherche avant tout à exploiter les ressources de la langue classique pour mieux la bouleverser en lui restituant sa vigueur créative. En même temps, la légèreté voulue du propos cache une inquiétude, celle d'un homme et d'un écrivain polymorphe et polygraphe qui ne s'inféode à aucune école avant de créer avec l'Oulipo le lieu de toutes les inventions. Né avec le xxe siècle, Queneau (1903-1976) s'est trouvé soumis à toute une série d'influences: c'est un bon élève et un écrivain précoce qui a déjà écrit, à treize ans, des romans et des poèmes tout en subissant durement le choc de la Première Guerre mondiale qui assombrit sa jeunesse. Fin 1924, Queneau subit le choc surréaliste, rencontre, à partir de 1927, Breton et ses amis, notamment Jacques Prévert, Yves Tanguy et Marcel Duhamel, et découvre l'écriture automatique. Bien qu'il ait, et avec lui l'Oulipo, rejeté ce passé et cette technique «qui n'a jamais produit soit que des élucubrations d'une répugnante banalité, soit que des "textes" affligés dès leur naissance des tics du milieu qui les pon­dit~>, la rencontre avec le surréalisme libère en lui une capacité de création qui va se tourner vers le travail sur la langue. Après sa rupture avec Breton, dont il a épousé la belle-sœur, il est sensible à une autre influence, celle de Georges Bataille.

~ Queneau romancier Alors que son passage par le surréalisme l'encourage à se dégager de la hiérarchie et du cloisonnement des genres, Queneau raconte avoir éprouvé, au cours d'un voyage en Grèce, en 1932, une révélation: dépasser la scission communément admise entre la langue écrite et la langue parlée pour créer un langage plus riche lui apparaît comme une voie de création. Il écrit alors Le Chiendent ( 1933). Sans être véritablement reconnu autrement que par le prix des Deux Magots, créé pour lui par quelques amis, il écrit alors des romans de facture traditionnelle dans une veine pers.onnelle et sombre

où domine le spectre de l'échec. Pendant qu'il fait une cure psychanalytique, le roman Odil~ (_1937) .~;vient sous forme métaph?riqu~ sur la. déception laissée en lui par le surrealisme. C est dans cette œuvre que s expnme clairement un aspect fondamental de son esthétique: le refus de l'inspiration et de l'abandon à l'inconscient. ll écrit:

«Le vrai poète n'est jamais "inspiré": il se situe précisément au-dessus de ce plus et de ce moins, identiques pour lui, que sont la technique et l'inspiration.>)

2. jeux linguistiques et angoisse existentielle

t Des choix formels

Peu avant la guerre, le roman en vers Chêne et chien (1937) se prête, en détournant les codes de l'épopée, à une écriture en octosyllabes et à une division en chants. De nou­veau profondément perturbé par la guerre après avoir été mobilisé, puis démobilisé comme l'atteste son journal, Queneau se stabilise professionnellement en devenant, e~ 1941, secrétaire général des éditions Gallimard, éditeur de ses romans. La publication de Les Ziaux (1943) et L'Instant fatal (1946) coïncide dans l'œuvre de Queneau avec l'apparition d'une sorte de sagesse gaie qui imprègne Pierrot mon ami (1942), Loin de Rueil (1944) et Le Dimanche de la vie (1952). La virtuosité créative qui donnera un élan décisif à l'Oulipo s'exprime dans les Exercices de style (1947): ces textes courts, numérotés, échappant aux genres littéraires, réécrivent 99 fois, à l'aide de contraintes rhétoriques, grammaticales, génériques, un incident banal de la vie· quotidienne: L'ouvrage connaît un grand succès, grâce notamment aux mises en voix du texte dans des cabarets parisiens comme La Rose rouge. Dans ces mêmes lieux, la chanteuse Juliette Gréco popularise sous le titre Si tu t'imagines (1952) le poème extrait du recueil éponyme, et dont le titre initial était C'est bien connu.

• De zazie à l'Oulipo Tandis que la Petite Cosmogonie portative (1950) confirme l'orientation ludique et inventive de sa poésie, Queneau publie Bâtons, chiffres et lettres (1950), véritables pro­légomènes à l'Oulipo, et connaît un succès ambigu avec Zazie dans le métro (1959), exemple de« néo-français)), riche en provocations: l'orthographe, les bonnes manières et la comédie sociale y sont malmenées, caractéristique amplifiée par l'adaptation cinématographique réalisée par Louis Malle. Le projet initial, renouveler la langue, est confondu avec un anarchisme gratuit. La fondation de l'Oulipo donne à l'écrivain 1' occasion d'approfondir ses recherches et de publier en poésie, après les Cent

1\1ifle

Milliards de poèmes, une sorte de trilogie, Battre la campagne (1968), Fendre les flots (1969) et Morale élémentaire (1975), ainsi que deux romans, Les Fleurs bleues (1965) et Le Vol cJ>[care (1968). Queneau, qui cultive avec talent de nombreuses passions, comme le cinéma pour lequel il écrit des dialogues, sera hanté jusqu'à la fin de sa vie par des préoccupations spirituelles et existentielles qui s'expriment dans Histoire modèle (1966) et dans son Journal (posthume, 1986-1996). Le fondateur de l'Oulipo, qui, contrairement à Céline, a choisi de taire sa vision pessimiste du monde dans les créations de son langage inventif, n'en a pas moins réalisé une œuvre ... mettant ainsi en question ses propres principes et ceux de l'Oulipo. De lui Roland Barthes a écrit: «Il assume le masque littéraire, mais en même temps ille montre du doigt.>>

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Raymond Queneau virtuose de la langue

S'il doit beaucoup à François Le Lionnais, érudit et jongleur de mots et de chiffres, l'Oulipo n'aurait jamais existé ni duré sans son autre cofondateur, Raymond Queneau. Créateur d'un groupe qui ne se reconnaissait que dans des textes, Queneau, déjà auteur d'une œuvre, composée avant et pendant l'Oulipo, y a joué un rôle éminent.

1. Dans le tourbillon du xx• siècle

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t Expériences et influences (<Si je parle du temps, c'est qu'il n'est pas encore,

Si je parle d'un lieu, c'est qu'il a disparu, Si je parle d'un homme, il sera bientôt mort, Si je parle du temps, c'est qu'il n'est déjà plus. >l

Ce quatrain, extrait de L'Explication des métaphores, traduit à lui tout seul l'agilité de Raymond Queneau et l'ambiguïté de son talent: il cherche avant tout à exploiter les ressources de la langue classique pour mieux la bouleverser en lui restituant sa vigueur créative. En même temps, la légèreté voulue du propos cache une inquiétude, celle d'un homme et d'un écrivain polymorphe et polygraphe qui ne s'inféode à aucune école avant de créer avec l'Oulipo le lieu de toutes les inventions. Né avec le xxe siècle, Queneau (1903-1976) s'est trouvé soumis à toute une série d'influences: c'est un bon élève et un écrivain précoce qui a déjà écrit, à treize ans, des romans et des poèmes tout en subissant durement le choc de la Première Guerre mondiale qui assombrit sa jeunesse. Fin 1924, Queneau subit le choc surréaliste, rencontre, à partir de 1927, Breton et ses amis, notamment Jacques Prévert, Yves Tanguy et Marcel Duhamel, et découvre l'écriture automatique. Bien qu'il ait, et avec lui l'Oulipo, rejeté ce passé et cette technique «qui n'a jamais produit soit que des élucubrations d'une répugnante banalité, soit que des "textes" affligés dès leur naissance des tics du milieu qui les pon­dit~>, la rencontre avec le surréalisme libère en lui une capacité de création qui va se tourner vers le travail sur la langue. Après sa rupture avec Breton, dont il a épousé la belle-sœur, il est sensible à une autre influence, celle de Georges Bataille.

~ Queneau romancier Alors que son passage par le surréalisme l'encourage à se dégager de la hiérarchie et du cloisonnement des genres, Queneau raconte avoir éprouvé, au cours d'un voyage en Grèce, en 1932, une révélation: dépasser la scission communément admise entre la langue écrite et la langue parlée pour créer un langage plus riche lui apparaît comme une voie de création. Il écrit alors Le Chiendent ( 1933). Sans être véritablement reconnu autrement que par le prix des Deux Magots, créé pour lui par quelques amis, il écrit alors des romans de facture traditionnelle dans une veine pers.onnelle et sombre

où domine le spectre de l'échec. Pendant qu'il fait une cure psychanalytique, le roman Odil~ (_1937) .~;vient sous forme métaph?riqu~ sur la. déception laissée en lui par le surrealisme. C est dans cette œuvre que s expnme clairement un aspect fondamental de son esthétique: le refus de l'inspiration et de l'abandon à l'inconscient. ll écrit:

«Le vrai poète n'est jamais "inspiré": il se situe précisément au-dessus de ce plus et de ce moins, identiques pour lui, que sont la technique et l'inspiration.>)

2. jeux linguistiques et angoisse existentielle

t Des choix formels

Peu avant la guerre, le roman en vers Chêne et chien (1937) se prête, en détournant les codes de l'épopée, à une écriture en octosyllabes et à une division en chants. De nou­veau profondément perturbé par la guerre après avoir été mobilisé, puis démobilisé comme l'atteste son journal, Queneau se stabilise professionnellement en devenant, e~ 1941, secrétaire général des éditions Gallimard, éditeur de ses romans. La publication de Les Ziaux (1943) et L'Instant fatal (1946) coïncide dans l'œuvre de Queneau avec l'apparition d'une sorte de sagesse gaie qui imprègne Pierrot mon ami (1942), Loin de Rueil (1944) et Le Dimanche de la vie (1952). La virtuosité créative qui donnera un élan décisif à l'Oulipo s'exprime dans les Exercices de style (1947): ces textes courts, numérotés, échappant aux genres littéraires, réécrivent 99 fois, à l'aide de contraintes rhétoriques, grammaticales, génériques, un incident banal de la vie· quotidienne: L'ouvrage connaît un grand succès, grâce notamment aux mises en voix du texte dans des cabarets parisiens comme La Rose rouge. Dans ces mêmes lieux, la chanteuse Juliette Gréco popularise sous le titre Si tu t'imagines (1952) le poème extrait du recueil éponyme, et dont le titre initial était C'est bien connu.

• De zazie à l'Oulipo Tandis que la Petite Cosmogonie portative (1950) confirme l'orientation ludique et inventive de sa poésie, Queneau publie Bâtons, chiffres et lettres (1950), véritables pro­légomènes à l'Oulipo, et connaît un succès ambigu avec Zazie dans le métro (1959), exemple de« néo-français)), riche en provocations: l'orthographe, les bonnes manières et la comédie sociale y sont malmenées, caractéristique amplifiée par l'adaptation cinématographique réalisée par Louis Malle. Le projet initial, renouveler la langue, est confondu avec un anarchisme gratuit. La fondation de l'Oulipo donne à l'écrivain 1' occasion d'approfondir ses recherches et de publier en poésie, après les Cent

1\1ifle

Milliards de poèmes, une sorte de trilogie, Battre la campagne (1968), Fendre les flots (1969) et Morale élémentaire (1975), ainsi que deux romans, Les Fleurs bleues (1965) et Le Vol cJ>[care (1968). Queneau, qui cultive avec talent de nombreuses passions, comme le cinéma pour lequel il écrit des dialogues, sera hanté jusqu'à la fin de sa vie par des préoccupations spirituelles et existentielles qui s'expriment dans Histoire modèle (1966) et dans son Journal (posthume, 1986-1996). Le fondateur de l'Oulipo, qui, contrairement à Céline, a choisi de taire sa vision pessimiste du monde dans les créations de son langage inventif, n'en a pas moins réalisé une œuvre ... mettant ainsi en question ses propres principes et ceux de l'Oulipo. De lui Roland Barthes a écrit: «Il assume le masque littéraire, mais en même temps ille montre du doigt.>>

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Georges Perec, du jeu à l'abîme

La vocation littéraire de Georges Perec et son goût pour les jeux du langage ont précédé son adhésion à l'Oulipo, mais c'est dans le cadre du groupe qu'il écrit un chef-d'œuvre et que s'épanouit une écriture secrètement marquée par une douleur existentielle vertigineuse.

1. les tiroirs secrets d'une œuvre palimpseste

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Quiconque découvre la bibliographie des œuvres de Georges Perec (1936-1982) est frappé par sa diversité et son abondance, impressionnantes chez un écrivain qui n'accéda à une reconnaissance réelle que peu d'années avant de mourir jeune et de devenir un mythe. Derrière cet aspect polymorphe se dissimule cependant une très forte cohérence. «Écrivain sans enfance», cet orphelin lit et écrit énormément, dès l'adolescence, comblant par là le gouffre qui s'est ouvert sous ses pieds: son père, Juif polonais, engagé volontaire dans l'armée française, meurt dans les combats de juin 1940 i sa mère, après l'avoir soustrait in extremis à l'automne 1942 aux rafles, meurt à Auschwitz. Étudiant épisodique, il a déjà une activité de critique littéraire jointe à un emploi de documentaliste au CNRS quand il publie son premier livre, Les Choses (1965). Ce roman reçoit le prix Renaudot et connaît un succès immédiat, fondé sur un malen­tendu. En effet, l'histoire banale d'un jeune couple pris au piège d'une société des apparences apparaît comme une critique de la société de consommation naissante aux yeux du lecteur naïf. Or il est nourri par tout un réseau de références intertextuelles : dès le premier chapitre écrit au conditionnel « préludique », la description d'une demeure rêvée parodie Flaubert et renvoie à la vacuité existentielle que son style sait créer. Plus tard, Perec déclarera à la revue L'Arc que chacun de ses livres i< s'inscrit lui-même dans un ensemble beaucoup plus vaste qui serait l'ensemble des livres dont la lecture a déclenché et nourri [son] désir d'écrire. [Son] ambition d'écrivain est donc de balayer, ou, en tout cas, de baliser, les champs de l'écriture dans tous les domaines où cette écriture [lui] a permis d'écrire à [son] tour>>.

Ce va-et-vient permanent entre la lecture et l'écriture permet à l'écrivain d'intégrer, par la contrainte, ses modèles, Joyce et Kafka, Melville, Raymond Roussel et Raymond Queneau, à son art d'écrire.

L'accumulation, la répétition caractérisent ses œuvres suivantes: d'abord un jeu sur les formes rhétoriques à partir d'une mince anecdote dans Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour! (1966). Un homme qui dort (1967), écrit à la deuxième personne du singulier, montre l'errance sans but, dans le dédale et les décors de la vie quoti­dienne, d'un étudiant qui fait le vide autour de lui, renonce à vivre, puis accepte le retour à la <isociété des Terriens)). Après avoir lu l'ensemble de l'œuvre, on réalise combien ce livre métaphorise la hantise perecquienne du vide et du néant. Ce fil secret relie, selon lui, les quatre éléments à partir desquels son œuvre se tisse: la composante sociologique, l'invention ludique de contraintes multiples, la veine autobiographique et le simple go t'tt du romanesque. Au moment où il s'apprête à écrire son prodigieux

roman lipogrammatique, La Disparition, Georges Perec est coopté par les oulipiens, auxquels _il va apporter, disent-il, leurs lettres de noblesse. En 1983, Jacques Bcns, membre fondateur d'un groupe soupçonné de futilité, écrit, en hommage posthume à Perec, qui se considérait <<à 97 o/o comme un produit de l'Oulipo» :

«Mais ce que nous lui devons le plus, c'est d'avoir offCrt à l'Oulipo une œuvre indiscutable[ ... ]. On avait enfin la preuve que les procédés d'écriture proposés par les amis de Queneau et de François Le Lîonnais pouvaient soutenir la comparaison avec les grands modèles classiques».

«Figuier d'une insolente richesse», La Disparition (1969) réussit l'exploit de raconter, en troîs cents pages, sans employer une seule fois la voyelle « e » - pourtant présente deux fois dans le patronyme i< Perec» fabriqué à partir de l'original ii Péretz >> -l'enquête sur la disparition d'un personnage et de ceux qui le cherchent.

2. la période oulipienne et la quête d'identité

Épanoui à l'Oulipo, le génie inventif de Perec apporte au groupe toute une série de ressources: un jeu sur la contrainte de douze lettres dans les Ulcérations (1974), le roman monovocalique Les Revenentes, un des plus longs palindromes qui existent, une composition à partir des murs de sa maison natale intitulée La Clôture (1976), accompa­gnée de photographies de Catherine Lipinska, ainsi que les Alphabets ( 1976). À partir du patrimoine oulipien sur le «bicarré d'ordre dix>> Perec écrit La Vie, mode d'emploi (1978). Pour ce roman, il s'est imposé un cahier des charges dont les contraintes sont draconiennes et évoque, au départ, son goùt pour les puzzles. Il s'agit d'une i< maison dont on enlèVe la façade». La structure en est un «gigantesque échiquier de dix cases sur dix qu'au fil de 99 chapitres le romancier parcourt>>. A l'intérieur de ce principe, d'autres contraintes raffinéeS aboutissent à une œuvre ... totalement littéraire, une des plus importantes du xxe siècle. Perec, qui est alors un cruciverbiste reconnu, tout en cultivant d'autres passions, comme la photographie et le cinéma- en 1979, il écrit les dialogues du film d'Alain Corneau Série noire-, accède alors à une notoriété qui lui permet de vivre de sa plume.

1andîs que le motif de la disparition restera présent dans ses écrits oulipiens comme Le Voyage d'hiver (1979), enquête sur la disparition d'un livre, Perec creuse aussi les béances de sa propre mémoire. Dans l'incipit de Wou le souvenir d'enfance (1975), l'écrivain qui a, entre-temps, fait deux cures psychanalytiques, affirme <i Je n'ai pas de souvenirs d'enfance>> avant de tresser un texte à deux voix et deux typographies. Un pre­mier récit égrène, à la première personne, les lambeaux de souvenirs échappés au trou noir creusé par la perte de ses parents et sa vie sous l'Occupation dans une institution en Savoie. Dans les« blancs» de cette évocation, Pérec développe un roman qu'il a écrit adolescent: en fait, une métaphore de l'idéologie olympique pervertie par le III' Reich en mécanique meurtrière, et dont <il' application>> a pour cadre i< l'île de W », organisée comme un camp de concentration. Cette écriture, qui met l'abîme en abyme, coexiste avec ]e me souviens (1978), un inventaire en forme d'anamnèse des infimes détails qui restituent les années 1960. Les Récits d'Ellis Island (1980), articulés sur un film de Robert Bober, interrogent une autre mémoire collective: celle des immigrants, juifs notamment, regroupés aux f:tats-Unis dans l'île d'Ellis Island dans un asile provisoire. Pour Georges Perec, «le havre de paix, la terre de bonheur» rêvé par les héros des Choses aura toujours été l'écriture.

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Georges Perec, du jeu à l'abîme

La vocation littéraire de Georges Perec et son goût pour les jeux du langage ont précédé son adhésion à l'Oulipo, mais c'est dans le cadre du groupe qu'il écrit un chef-d'œuvre et que s'épanouit une écriture secrètement marquée par une douleur existentielle vertigineuse.

1. les tiroirs secrets d'une œuvre palimpseste

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Quiconque découvre la bibliographie des œuvres de Georges Perec (1936-1982) est frappé par sa diversité et son abondance, impressionnantes chez un écrivain qui n'accéda à une reconnaissance réelle que peu d'années avant de mourir jeune et de devenir un mythe. Derrière cet aspect polymorphe se dissimule cependant une très forte cohérence. «Écrivain sans enfance», cet orphelin lit et écrit énormément, dès l'adolescence, comblant par là le gouffre qui s'est ouvert sous ses pieds: son père, Juif polonais, engagé volontaire dans l'armée française, meurt dans les combats de juin 1940 i sa mère, après l'avoir soustrait in extremis à l'automne 1942 aux rafles, meurt à Auschwitz. Étudiant épisodique, il a déjà une activité de critique littéraire jointe à un emploi de documentaliste au CNRS quand il publie son premier livre, Les Choses (1965). Ce roman reçoit le prix Renaudot et connaît un succès immédiat, fondé sur un malen­tendu. En effet, l'histoire banale d'un jeune couple pris au piège d'une société des apparences apparaît comme une critique de la société de consommation naissante aux yeux du lecteur naïf. Or il est nourri par tout un réseau de références intertextuelles : dès le premier chapitre écrit au conditionnel « préludique », la description d'une demeure rêvée parodie Flaubert et renvoie à la vacuité existentielle que son style sait créer. Plus tard, Perec déclarera à la revue L'Arc que chacun de ses livres i< s'inscrit lui-même dans un ensemble beaucoup plus vaste qui serait l'ensemble des livres dont la lecture a déclenché et nourri [son] désir d'écrire. [Son] ambition d'écrivain est donc de balayer, ou, en tout cas, de baliser, les champs de l'écriture dans tous les domaines où cette écriture [lui] a permis d'écrire à [son] tour>>.

Ce va-et-vient permanent entre la lecture et l'écriture permet à l'écrivain d'intégrer, par la contrainte, ses modèles, Joyce et Kafka, Melville, Raymond Roussel et Raymond Queneau, à son art d'écrire.

L'accumulation, la répétition caractérisent ses œuvres suivantes: d'abord un jeu sur les formes rhétoriques à partir d'une mince anecdote dans Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour! (1966). Un homme qui dort (1967), écrit à la deuxième personne du singulier, montre l'errance sans but, dans le dédale et les décors de la vie quoti­dienne, d'un étudiant qui fait le vide autour de lui, renonce à vivre, puis accepte le retour à la <isociété des Terriens)). Après avoir lu l'ensemble de l'œuvre, on réalise combien ce livre métaphorise la hantise perecquienne du vide et du néant. Ce fil secret relie, selon lui, les quatre éléments à partir desquels son œuvre se tisse: la composante sociologique, l'invention ludique de contraintes multiples, la veine autobiographique et le simple go t'tt du romanesque. Au moment où il s'apprête à écrire son prodigieux

roman lipogrammatique, La Disparition, Georges Perec est coopté par les oulipiens, auxquels _il va apporter, disent-il, leurs lettres de noblesse. En 1983, Jacques Bcns, membre fondateur d'un groupe soupçonné de futilité, écrit, en hommage posthume à Perec, qui se considérait <<à 97 o/o comme un produit de l'Oulipo» :

«Mais ce que nous lui devons le plus, c'est d'avoir offCrt à l'Oulipo une œuvre indiscutable[ ... ]. On avait enfin la preuve que les procédés d'écriture proposés par les amis de Queneau et de François Le Lîonnais pouvaient soutenir la comparaison avec les grands modèles classiques».

«Figuier d'une insolente richesse», La Disparition (1969) réussit l'exploit de raconter, en troîs cents pages, sans employer une seule fois la voyelle « e » - pourtant présente deux fois dans le patronyme i< Perec» fabriqué à partir de l'original ii Péretz >> -l'enquête sur la disparition d'un personnage et de ceux qui le cherchent.

2. la période oulipienne et la quête d'identité

Épanoui à l'Oulipo, le génie inventif de Perec apporte au groupe toute une série de ressources: un jeu sur la contrainte de douze lettres dans les Ulcérations (1974), le roman monovocalique Les Revenentes, un des plus longs palindromes qui existent, une composition à partir des murs de sa maison natale intitulée La Clôture (1976), accompa­gnée de photographies de Catherine Lipinska, ainsi que les Alphabets ( 1976). À partir du patrimoine oulipien sur le «bicarré d'ordre dix>> Perec écrit La Vie, mode d'emploi (1978). Pour ce roman, il s'est imposé un cahier des charges dont les contraintes sont draconiennes et évoque, au départ, son goùt pour les puzzles. Il s'agit d'une i< maison dont on enlèVe la façade». La structure en est un «gigantesque échiquier de dix cases sur dix qu'au fil de 99 chapitres le romancier parcourt>>. A l'intérieur de ce principe, d'autres contraintes raffinéeS aboutissent à une œuvre ... totalement littéraire, une des plus importantes du xxe siècle. Perec, qui est alors un cruciverbiste reconnu, tout en cultivant d'autres passions, comme la photographie et le cinéma- en 1979, il écrit les dialogues du film d'Alain Corneau Série noire-, accède alors à une notoriété qui lui permet de vivre de sa plume.

1andîs que le motif de la disparition restera présent dans ses écrits oulipiens comme Le Voyage d'hiver (1979), enquête sur la disparition d'un livre, Perec creuse aussi les béances de sa propre mémoire. Dans l'incipit de Wou le souvenir d'enfance (1975), l'écrivain qui a, entre-temps, fait deux cures psychanalytiques, affirme <i Je n'ai pas de souvenirs d'enfance>> avant de tresser un texte à deux voix et deux typographies. Un pre­mier récit égrène, à la première personne, les lambeaux de souvenirs échappés au trou noir creusé par la perte de ses parents et sa vie sous l'Occupation dans une institution en Savoie. Dans les« blancs» de cette évocation, Pérec développe un roman qu'il a écrit adolescent: en fait, une métaphore de l'idéologie olympique pervertie par le III' Reich en mécanique meurtrière, et dont <il' application>> a pour cadre i< l'île de W », organisée comme un camp de concentration. Cette écriture, qui met l'abîme en abyme, coexiste avec ]e me souviens (1978), un inventaire en forme d'anamnèse des infimes détails qui restituent les années 1960. Les Récits d'Ellis Island (1980), articulés sur un film de Robert Bober, interrogent une autre mémoire collective: celle des immigrants, juifs notamment, regroupés aux f:tats-Unis dans l'île d'Ellis Island dans un asile provisoire. Pour Georges Perec, «le havre de paix, la terre de bonheur» rêvé par les héros des Choses aura toujours été l'écriture.

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.. . . Les ecr~vaans de l'Oulipo (1)

L'Oulipo doit sa gloire à Georges Perec et Raymond Queneau mais c'est à l'obstination d'un groupe aussi hétérogène que productif qu'il doit sa longévité et les progrès de sa méthode. Parmi les membres les plus actifs du groupe, François Le Lionnais et jacques Roubaud occupent une place particulière.

1. françois le Lionnais (1901-1984)

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~ Un homme de science et de livres

Dans un ouvrage autobiographique inédit dont certains extraits sont disponibles dans la Bibliothèque oulipienne, François Le Lionnais, cofondateur et longtemps« fraisident­pondateun' de l'Oulipo, choisissait de retenir, parmi les talents multiples et légen­daires qu'on lui prêtait, celui d'« artiste"· Et il donnait la clé de sa vocation d'« encyclo­pédisparate » (épithète oulipienne due à Paul Braffort) en ces termes :

<<Le tableau avec lequel j'ai le plus vécu et qui m'a fait la plus profonde impression est La Tentation de saint Antoine de Jérôme Bosch L .]. J'ai passé une vingtaine d'heures avec ce tableau. Avec ce tableau, je me suis trouvé en face d'une conception de la peinture qui était disparate, à la manière dont j'aime ce mot: le disparate, organisé et utilisé"·

C'est à la littérature que cet esprit scientifique souhaite appliquer l'art maitrisé du "disparate"· Ingénieur chimiste de formation, amené par hasard à devenir maître de forges, il doit à son talent de joueur d'échecs et de rédacteur d'une revue internationale spécialisée en ce domaine le privilège de rencontrer, au début des années 1930, Raymond Roussel, puis un peu plus tard Marcel Duchamp, qui adhérera à l'Oulipo en 1962. Mathématicien amateur brillant, François Le Lionnais n'est pas seulement un joueur: membre du réseau de résistance du musée de l'Homme, il est déporté au camp de Dora. Conseiller à la Direction des musées de France, il travaille à l'Unesco et apporte surtout à l'Oulipo son infatigable énergie.

~ Au service de l'Oulipo

C'est à l'action collective du groupe, et, notamment, à la rédaction de ses textes programmatiques, comme à 1' animation des réunions, que François Le Lîonnais se consacre. C'est lui qui, dans le Premier Manifeste de l'Oulipo, fixe un cadre d'où est exclu l'immobilisme d'une certaine tradition. Il écrit ainsi:

"L'humanité doit-elle se reposer et se contenter de faire sur des pensers nouveaux des vers antiques? Nous ne le croyOns pas.).)

Mais il insiste sur la nécessité de renouveler les formes- hors de tout arbitraire:

«Ce que certains écrivains ont introduit dans leur manière avec talent, voire avec génie [ ... ], l'Ouvroir de littérature potentielle entend le faire systématiquement et scientifiquement >>.

2.

Rédacteur des trois manifestes (1963, 1973, 1985), il crée les sous-groupes de l'Oulipo­Oulipopo (littérature policière), Oupeinpo (peinture), et suggère à Noël Arnaud l'idée de l'Oucuipo (cuisine).

jacques R.oubaud (né en1932)

~ un inventeur de poésie

Dans son hommage de 1983 à l'auteur de La Vie, mode d'emploi, jacques Bens rappelle que George Perec a été le premier, mais pas le seul, à offrir une œuvre au groupe et il cite celle, toujours en mouvement, de Jacques Roubaud. En effet, ce professeur qui a choisi l'étude des mathématiques non sans avoir publié, sous la direction du poète Yves Bonnefoy, une thèse sur La Forme du sonnet français, de Marot à Malherbe. Recherche de seconde rhétorique, est un passionné de haïkus. Il partageait la passion de Perec pour le jeu de go au point de rédiger avec lui et Pierre Lusson un Petit 1faité invi­tant à la découverte de l'art subtil du go (1969). Il fut" recruté" par Queneau, éditeur de son premier recueil de poèmes qui porte le titre d'un symbole mathématique, E en théorie des ensembles, et propose 361 textes qui sont les 180 pions blancs et les 180 pions noirs d'un jeu de go qui peuvent être lus de quatre manières. Trente et Un au cube ( 1973) correspond à une composition de trente et un poèmes, chacun de trente et un vers de trente et une syllabes, dont la lecture est complexe et comporte de très nombreuses contraintes. Mais la recherche formelle qui s'inscrit dans une vaste explo­ration du langage n'enlève rien à «l'unité de ce long poème, long dialogue où se mêlent sous forme de citations, de traductions et d'échos, les voix de poètes, de peintres et de musiciens de toutes les époques et de tous les pays '' (B. Vercier, j. Lecarme, La Littérature en France depuis 1968).

Profondément engagé dans la vie du groupe, Jacques Rou baud participe à la constitution de la Bibliothèque de l'Oulipo et publie, avec Harry Mathews, un roman, 53 ]ours.

~ Projet expérimental et autobiographie

Dans Autobiographie chapitre dix ( 1977), jacques Rou baud se lance dans l'exploration du récit. Il livre des « poèmes avec des moments de repos en prose,,, comme le précise le sous-titre de l'ouvrage. Il s'agit d'une fausse autobiographie constituée de citations, compOsées comme des collages, et empruntées à des poèmes écrits dans les dix-huit années précédant la naissance de l'auteur. L'exploration de la veine autobiographique, apparemment vouée à l'échec, continue avec Le Grand Incendie de Londres (1989), pre~ mier volume d'une entreprise qui veut déjouer par ses recherches formelles les pièges bien connus du genre. Jacques Roubaud déclare se situer non dans la fiction mais dans l'invention et publie successivement les branches de ce « Projet>> intitulés La Boucle (1993), Mathématique (1997), Poésie (2000), La Bibliothèque de Warburg (2002) et La Dissolution (2008). Cette autobiographie thématique bouscule l'ordre linéaire et chronologique du récit. En parallèle, une galerie d'autoportraits, Nous, les moins-que­rien, fils ainés de personne (2006), met ironiquement en question le« projet''· Derrière ce formalisme, Roubaud exprime une interrogation sur le monde. Le lyrisme sombre du recueil poétique Quelque chose noir (1986) atteste la fécondité purement littéraire de ce combat avec l'écriture et le livre.

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.. . . Les ecr~vaans de l'Oulipo (1)

L'Oulipo doit sa gloire à Georges Perec et Raymond Queneau mais c'est à l'obstination d'un groupe aussi hétérogène que productif qu'il doit sa longévité et les progrès de sa méthode. Parmi les membres les plus actifs du groupe, François Le Lionnais et jacques Roubaud occupent une place particulière.

1. françois le Lionnais (1901-1984)

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~ Un homme de science et de livres

Dans un ouvrage autobiographique inédit dont certains extraits sont disponibles dans la Bibliothèque oulipienne, François Le Lionnais, cofondateur et longtemps« fraisident­pondateun' de l'Oulipo, choisissait de retenir, parmi les talents multiples et légen­daires qu'on lui prêtait, celui d'« artiste"· Et il donnait la clé de sa vocation d'« encyclo­pédisparate » (épithète oulipienne due à Paul Braffort) en ces termes :

<<Le tableau avec lequel j'ai le plus vécu et qui m'a fait la plus profonde impression est La Tentation de saint Antoine de Jérôme Bosch L .]. J'ai passé une vingtaine d'heures avec ce tableau. Avec ce tableau, je me suis trouvé en face d'une conception de la peinture qui était disparate, à la manière dont j'aime ce mot: le disparate, organisé et utilisé"·

C'est à la littérature que cet esprit scientifique souhaite appliquer l'art maitrisé du "disparate"· Ingénieur chimiste de formation, amené par hasard à devenir maître de forges, il doit à son talent de joueur d'échecs et de rédacteur d'une revue internationale spécialisée en ce domaine le privilège de rencontrer, au début des années 1930, Raymond Roussel, puis un peu plus tard Marcel Duchamp, qui adhérera à l'Oulipo en 1962. Mathématicien amateur brillant, François Le Lionnais n'est pas seulement un joueur: membre du réseau de résistance du musée de l'Homme, il est déporté au camp de Dora. Conseiller à la Direction des musées de France, il travaille à l'Unesco et apporte surtout à l'Oulipo son infatigable énergie.

~ Au service de l'Oulipo

C'est à l'action collective du groupe, et, notamment, à la rédaction de ses textes programmatiques, comme à 1' animation des réunions, que François Le Lîonnais se consacre. C'est lui qui, dans le Premier Manifeste de l'Oulipo, fixe un cadre d'où est exclu l'immobilisme d'une certaine tradition. Il écrit ainsi:

"L'humanité doit-elle se reposer et se contenter de faire sur des pensers nouveaux des vers antiques? Nous ne le croyOns pas.).)

Mais il insiste sur la nécessité de renouveler les formes- hors de tout arbitraire:

«Ce que certains écrivains ont introduit dans leur manière avec talent, voire avec génie [ ... ], l'Ouvroir de littérature potentielle entend le faire systématiquement et scientifiquement >>.

2.

Rédacteur des trois manifestes (1963, 1973, 1985), il crée les sous-groupes de l'Oulipo­Oulipopo (littérature policière), Oupeinpo (peinture), et suggère à Noël Arnaud l'idée de l'Oucuipo (cuisine).

jacques R.oubaud (né en1932)

~ un inventeur de poésie

Dans son hommage de 1983 à l'auteur de La Vie, mode d'emploi, jacques Bens rappelle que George Perec a été le premier, mais pas le seul, à offrir une œuvre au groupe et il cite celle, toujours en mouvement, de Jacques Roubaud. En effet, ce professeur qui a choisi l'étude des mathématiques non sans avoir publié, sous la direction du poète Yves Bonnefoy, une thèse sur La Forme du sonnet français, de Marot à Malherbe. Recherche de seconde rhétorique, est un passionné de haïkus. Il partageait la passion de Perec pour le jeu de go au point de rédiger avec lui et Pierre Lusson un Petit 1faité invi­tant à la découverte de l'art subtil du go (1969). Il fut" recruté" par Queneau, éditeur de son premier recueil de poèmes qui porte le titre d'un symbole mathématique, E en théorie des ensembles, et propose 361 textes qui sont les 180 pions blancs et les 180 pions noirs d'un jeu de go qui peuvent être lus de quatre manières. Trente et Un au cube ( 1973) correspond à une composition de trente et un poèmes, chacun de trente et un vers de trente et une syllabes, dont la lecture est complexe et comporte de très nombreuses contraintes. Mais la recherche formelle qui s'inscrit dans une vaste explo­ration du langage n'enlève rien à «l'unité de ce long poème, long dialogue où se mêlent sous forme de citations, de traductions et d'échos, les voix de poètes, de peintres et de musiciens de toutes les époques et de tous les pays '' (B. Vercier, j. Lecarme, La Littérature en France depuis 1968).

Profondément engagé dans la vie du groupe, Jacques Rou baud participe à la constitution de la Bibliothèque de l'Oulipo et publie, avec Harry Mathews, un roman, 53 ]ours.

~ Projet expérimental et autobiographie

Dans Autobiographie chapitre dix ( 1977), jacques Rou baud se lance dans l'exploration du récit. Il livre des « poèmes avec des moments de repos en prose,,, comme le précise le sous-titre de l'ouvrage. Il s'agit d'une fausse autobiographie constituée de citations, compOsées comme des collages, et empruntées à des poèmes écrits dans les dix-huit années précédant la naissance de l'auteur. L'exploration de la veine autobiographique, apparemment vouée à l'échec, continue avec Le Grand Incendie de Londres (1989), pre~ mier volume d'une entreprise qui veut déjouer par ses recherches formelles les pièges bien connus du genre. Jacques Roubaud déclare se situer non dans la fiction mais dans l'invention et publie successivement les branches de ce « Projet>> intitulés La Boucle (1993), Mathématique (1997), Poésie (2000), La Bibliothèque de Warburg (2002) et La Dissolution (2008). Cette autobiographie thématique bouscule l'ordre linéaire et chronologique du récit. En parallèle, une galerie d'autoportraits, Nous, les moins-que­rien, fils ainés de personne (2006), met ironiquement en question le« projet''· Derrière ce formalisme, Roubaud exprime une interrogation sur le monde. Le lyrisme sombre du recueil poétique Quelque chose noir (1986) atteste la fécondité purement littéraire de ce combat avec l'écriture et le livre.

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; e • Les ecr1va1ns de l'Oulipo (2)

L'Oulipo n'est pas le seul mouvement à s'être constitué comme une société secrète attachée à ses rituels. Les règles qu'il s'est données assurent la vitalité de l'inspiration oulipienne et la pérennité du groupe.

la trcmsmission, un très sérieux

~ la force entmînante des palimpsestes

Près de trente ans après la mort de Georges Perec, dont 1' œuvre a confirmé la légitimité du groupe, la vitalité de l'Oulipo tient à ce que d'aucuns considèrent comme sa limite: la primauté accordée par ses règles à un travail d'<< artisan langagier, de manipulateur verbal». L'organisation des réunions autour des rubriques «invention», <<rumina­tion)>, <<érudition» nourrit la production littéraire. De même, la règle qui établit une stricte égalité parmi les membres du groupe entre les vivants et les morts ne relève ni du formalisme, ni de la rhétorique de l'éloge : elle perpétue des modèles et assure la transmission. C'est ainsi que l'un des derniers textes de Perec, Le Voyage d'hiver, dont le titre fait écho à une des œuvres ultimes, sombre, du compositeur Franz Schubert, a connu une étonnante postérité: il met en scène avec humour, la recherche, une vie durant, par un jeune professeur qui s'appelle <i Degraël » d'un curieux <<Graal)>, un auteur inconnu dont le livre, saturé d'allusions intertextuelles, va finalement dispa­raître. La fortune de ce texte est étonnante: les oulipiens s'en saisissent, par un effet de rebond, pour écrire Le Voyage d'hier (Jacques Roubaud), Le Voyage d'Hitler (Hervé Le Tellier), Hinterreise et autres histoires retournées (Jacques Jouet), Le Voyage d'Hoover (Jan Monk), Le Voyage d'Arvers (Jacques Bens), Un voyage divergent (Michelle Grangaud), Le Voyage du ver (François Caradec), Le Voyage du vers et Le Voyage d'H ... ver (Reine Haugure) et, enfin, Le Voyage des verres (Harry Mathews).

~ Marcel Bénabou (né en1939)

Avec son ami Georges Perec, qui semble l'avoir fait apparaître sous les traits d'un avocat dans La Disparition, Marcel Bénabou rejoint, en 1969, l'Oulipo, dont il assure le secré­tariat depuis 1970, à titre« provisoirement définitif» depuis 2004. Les deux complices ont très tôt joué avec la littérature sous contraintes en expérimentant la LSD (Littérature semi-définitionnelle) avant leur adhésion au groupe. Très actif dans la publi­cation de textes théoriques, Marcel Bénabou, historien et universitaire, très attaché à la potentialité de l'écriture, ne souhaitait pas faire <<œuvre». Il se consacre à l'édition des fascicules de la Bibliothèque oulipienne et aux anthologies des textes de l'Ouvroir, et publie un texte parodique, Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres (1987). Liste de contraintes, publication des textes du jeudi, travaux raffinés sur la rhétorique et son usage oulipien, Marcel Bénabou assure et transmet avec une énergie certainement communicative l'héritage de l'Oulipo.

2. les oulipiens d'aujourd'hui

Il est impossible, dans une présentation du groupe, d'examiner l'ensemble des textes produits par les membres actuels de l'Oulipo: leur site officiel recense régulièrement une importante activité. On citera, parce que leurs écrits ont atteint un vaste public ou qu'ils s'attachent à la diffusion de leurs travaux, trois exemples d'écrivains oulipîens.

& Paul Fournel (né en1947)

Paul Fournel représente aujourd'hui la deuxième génération de l'Oulipo, qui l'a coopté en 1972, après qu'il eut rédigé un mémoire universitaire sur Raymond Queneau. Il est le premier à étudier le mouvement dans un essai, Clefs pour la littérature potentielle (1972), et le fait connaître par son métier d'éditeur- il est un moment président du Syndicat de l'édition. En mai 2004, il devient président de l'Oulipo. Selon ses termes,« à minutes volées, il écrit sur des personnages modestes». Il a ainsi travaillé sur le personnage de Guignol. Grâce à ses romans couronnés par des prix littéraires, comme le Renaudot des lycées, il est lu par le grand public. C'est le cas des Petites filles respirent le même air que nous (1978), des Grosses Rêveuses (1981) et des Athlètes dans leur tête (1988) ou Un homme regarde une femme (1994). Dans la Bibliothèque oulipienne, il publie, entre autres, Élémentaire moral et Banlieue. Il est aussi auteur dramatique et a généralisé la<< contrainte du prisonnier».

~Jacques Jouet {né en1947)

Contemporain de Paul Fou-~nel, Jacques Jouet, au patronyme prédestiné, après avoir participé à un stage d'écriture (1978) animé par jacques Roubaud, Paul Fournel et Georges Perec, est coopté en 1983 : oulipien polyvalent qui regrette de ne pas être mathématicien, il est également plasticien, auteur de collages, très inspiré par la question de la représentation picturale, notamment dans Navet, linge, œil-de-vieux (1988). Il aime les défis formels et a composé Le Pantoum (1998) et des Poèmes de métro (2000), très rapidement écrits, comme des instantanés photographiques en forme de portraits ou de dialogues. Mais il répond ainsi aux accusations de formalisme:

~~L'idée profonde des antifOrmalistes consiste à croire que la forme n'a pas de sens. [ ... ] je suis convaincu qu'î! n'y a que la forme qui ait du sens [ ... J ou plutôt, pour paraphraser Ponge, que la forme est la corde la plus tendue du sens>>.

~ A1111e f. Garréta (née en1962)

Normalienne comme plusieurs membres de l'Oulipo) Anne F. Garréta assume son goût de la parodie et publie très jeune, bien avant d'être cooptée en 2000 par le groupe, son premier roman, Sphinx ( 1986) dans lequel elle s'impose une contrainte spectaculaire: «raconter une histoire d'amour entre deux personnes sans donner au lecteur le moindre indice grammatical permettant d'identifier le sexe du narrateur en première personne ou celui du personnage en troisième personne». Dans Ciels liquides (1990), le récit se concentre sur un personnage qui perd l'usage de la langue. Plus litté­raire encore, La Décomposition (1999) permet à un tueur en série d'assassiner les per­sonnages de la Recherche du temps perdu. Passionnée par la géographie, la ville et les airs, elle a obtenu le prix Médicis en 2002 pour son dernier ouvrage, Pas un jour.

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L'Oulipo n'est pas le seul mouvement à s'être constitué comme une société secrète attachée à ses rituels. Les règles qu'il s'est données assurent la vitalité de l'inspiration oulipienne et la pérennité du groupe.

la trcmsmission, un très sérieux

~ la force entmînante des palimpsestes

Près de trente ans après la mort de Georges Perec, dont 1' œuvre a confirmé la légitimité du groupe, la vitalité de l'Oulipo tient à ce que d'aucuns considèrent comme sa limite: la primauté accordée par ses règles à un travail d'<< artisan langagier, de manipulateur verbal». L'organisation des réunions autour des rubriques «invention», <<rumina­tion)>, <<érudition» nourrit la production littéraire. De même, la règle qui établit une stricte égalité parmi les membres du groupe entre les vivants et les morts ne relève ni du formalisme, ni de la rhétorique de l'éloge : elle perpétue des modèles et assure la transmission. C'est ainsi que l'un des derniers textes de Perec, Le Voyage d'hiver, dont le titre fait écho à une des œuvres ultimes, sombre, du compositeur Franz Schubert, a connu une étonnante postérité: il met en scène avec humour, la recherche, une vie durant, par un jeune professeur qui s'appelle <i Degraël » d'un curieux <<Graal)>, un auteur inconnu dont le livre, saturé d'allusions intertextuelles, va finalement dispa­raître. La fortune de ce texte est étonnante: les oulipiens s'en saisissent, par un effet de rebond, pour écrire Le Voyage d'hier (Jacques Roubaud), Le Voyage d'Hitler (Hervé Le Tellier), Hinterreise et autres histoires retournées (Jacques Jouet), Le Voyage d'Hoover (Jan Monk), Le Voyage d'Arvers (Jacques Bens), Un voyage divergent (Michelle Grangaud), Le Voyage du ver (François Caradec), Le Voyage du vers et Le Voyage d'H ... ver (Reine Haugure) et, enfin, Le Voyage des verres (Harry Mathews).

~ Marcel Bénabou (né en1939)

Avec son ami Georges Perec, qui semble l'avoir fait apparaître sous les traits d'un avocat dans La Disparition, Marcel Bénabou rejoint, en 1969, l'Oulipo, dont il assure le secré­tariat depuis 1970, à titre« provisoirement définitif» depuis 2004. Les deux complices ont très tôt joué avec la littérature sous contraintes en expérimentant la LSD (Littérature semi-définitionnelle) avant leur adhésion au groupe. Très actif dans la publi­cation de textes théoriques, Marcel Bénabou, historien et universitaire, très attaché à la potentialité de l'écriture, ne souhaitait pas faire <<œuvre». Il se consacre à l'édition des fascicules de la Bibliothèque oulipienne et aux anthologies des textes de l'Ouvroir, et publie un texte parodique, Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres (1987). Liste de contraintes, publication des textes du jeudi, travaux raffinés sur la rhétorique et son usage oulipien, Marcel Bénabou assure et transmet avec une énergie certainement communicative l'héritage de l'Oulipo.

2. les oulipiens d'aujourd'hui

Il est impossible, dans une présentation du groupe, d'examiner l'ensemble des textes produits par les membres actuels de l'Oulipo: leur site officiel recense régulièrement une importante activité. On citera, parce que leurs écrits ont atteint un vaste public ou qu'ils s'attachent à la diffusion de leurs travaux, trois exemples d'écrivains oulipîens.

& Paul Fournel (né en1947)

Paul Fournel représente aujourd'hui la deuxième génération de l'Oulipo, qui l'a coopté en 1972, après qu'il eut rédigé un mémoire universitaire sur Raymond Queneau. Il est le premier à étudier le mouvement dans un essai, Clefs pour la littérature potentielle (1972), et le fait connaître par son métier d'éditeur- il est un moment président du Syndicat de l'édition. En mai 2004, il devient président de l'Oulipo. Selon ses termes,« à minutes volées, il écrit sur des personnages modestes». Il a ainsi travaillé sur le personnage de Guignol. Grâce à ses romans couronnés par des prix littéraires, comme le Renaudot des lycées, il est lu par le grand public. C'est le cas des Petites filles respirent le même air que nous (1978), des Grosses Rêveuses (1981) et des Athlètes dans leur tête (1988) ou Un homme regarde une femme (1994). Dans la Bibliothèque oulipienne, il publie, entre autres, Élémentaire moral et Banlieue. Il est aussi auteur dramatique et a généralisé la<< contrainte du prisonnier».

~Jacques Jouet {né en1947)

Contemporain de Paul Fou-~nel, Jacques Jouet, au patronyme prédestiné, après avoir participé à un stage d'écriture (1978) animé par jacques Roubaud, Paul Fournel et Georges Perec, est coopté en 1983 : oulipien polyvalent qui regrette de ne pas être mathématicien, il est également plasticien, auteur de collages, très inspiré par la question de la représentation picturale, notamment dans Navet, linge, œil-de-vieux (1988). Il aime les défis formels et a composé Le Pantoum (1998) et des Poèmes de métro (2000), très rapidement écrits, comme des instantanés photographiques en forme de portraits ou de dialogues. Mais il répond ainsi aux accusations de formalisme:

~~L'idée profonde des antifOrmalistes consiste à croire que la forme n'a pas de sens. [ ... ] je suis convaincu qu'î! n'y a que la forme qui ait du sens [ ... J ou plutôt, pour paraphraser Ponge, que la forme est la corde la plus tendue du sens>>.

~ A1111e f. Garréta (née en1962)

Normalienne comme plusieurs membres de l'Oulipo) Anne F. Garréta assume son goût de la parodie et publie très jeune, bien avant d'être cooptée en 2000 par le groupe, son premier roman, Sphinx ( 1986) dans lequel elle s'impose une contrainte spectaculaire: «raconter une histoire d'amour entre deux personnes sans donner au lecteur le moindre indice grammatical permettant d'identifier le sexe du narrateur en première personne ou celui du personnage en troisième personne». Dans Ciels liquides (1990), le récit se concentre sur un personnage qui perd l'usage de la langue. Plus litté­raire encore, La Décomposition (1999) permet à un tueur en série d'assassiner les per­sonnages de la Recherche du temps perdu. Passionnée par la géographie, la ville et les airs, elle a obtenu le prix Médicis en 2002 pour son dernier ouvrage, Pas un jour.

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Les oulipiens d'ailleurs

Le rayonnement de l'Oulipo à l'étranger fait partie de ses paradoxes: mouve­ment formaliste dont les origines remontent à l'ancienne rhétorique, il n'en rencontre pas moins les préoccupations de tous les écrivains du XX' siècle.

1. De la traduction au jeu

~ Aru:lré Blavier (1922-2006}

Dès sa fondation, l'Oulipo le fait figurer dans l'organigramme faussement sérieux du groupe des «correspondants étrangers». De nationalité belge, André Blavier était bibliothécaire dans la ville de Verviers où il était né et cumulait de multiples talents de poète, critique, érudit et compilateur. Grand connaisseur de René M.agritte, il fonde en 1952 une revue d'avant -garde, Temps mêlés, publiée par Queneau, qui, dans le cadre d'une amitié indéfectible conduit Blavier à l'Oulipo en 1961. Parmi ses œuvres ouli­piennes, on trouve Occupe-toi d'homélies (1977), une «fiction policière et éducative» qui obtint le Grand Prix de l'humour noir. Découvreur passionné de peintres naïfs et d'avant-garde, il est rauteur d'un ouvrage célèbre, Les Fous littéraires (1982), ainsi que de La Cantilène de la mal-baisée avec les remembrances du vieux barde idiot et d'une conclusion provisoire (1985)

~ .stanley Cl11.1pman (1925-2009) Alors que l'influence de James Joyce, dont les carnets préparatoires à Ulysse reflètent le goût pour les contraintes, domine toute la littérature du _xxe siècle, l'Oulipo ne pouvait qu'intéresser, par le biais de la traduction, les écrivains de langue anglaise. Architecte de formation, Stanley Chapman est venu à l'Oulipo par le Collège de pataphysique, où il est «régent des oratoires épidéictiques >>: il y rencontre Queneau, qui le coopte en 1961 comme correspondant étranger. Ce citoyen britannique a réussi 1' exploit de traduire en anglais Cent Mille Milliards de poèmes, mais aussi plusieurs romans de Boris Vian. Sa participation au groupe a toujours été très active jusqu'à sa disparition puisqu'il y a fondé l'OuTraPo (Ouvroir de Tragi-comédie Potentielle) et participait régulièrement aux lectures publiques du groupe, comme en 2000, où il s'affubla d'une barbe blanche pour une séance consacrée à Victor Hugo.

2. les créateurs étral'lgers

242

~ Harry Mathews (né en1930)

Comme un nombre non négligeable de ses complices oulipiens, le seul Américain du groupe- avec Marcel Duchamp, collaborateur épisodique- est venu à l'Oulipo en 1972, par affinités électives: il a découvert et pratiqué l'écriture sous contraintes et publié

sous d'autres formes avant de participer à la démarche collective des 0 , 11· · . . · , ,. . . lpita'> .. a p;utJr

de 1973 et a lmsttgatwn de Perec. D'abord poète, proche de l'«École d" N ' '· .·1 ~ ,___ ew 10fh ,, 1

a fondé avec Kenneth Koch et James Schuyle la revue Locus Sol us. Sa francophilie. le conduit à participer à la Paris Review, dont il dirige la branche par1·51·en d l , , . . . . · ne ans es annees 1980. C est son premier roman, Converswns (1962), qui attire l'attention de Perec, en 1970 : le récit tourne autour d'un testament et de trois énigmes que l'héritier inattendu d'un savant original doit résoudre avant de bénéficier de son legs. Le climat et la struc,ture de l'œuvre se res.s~~tent, d.e l'înfl~ence de Jules Verne et de Raymond ~o.us:~l, d autant plus qt~e la, trmstem_e .~mg~e n est pas re~olu~, ce qui sollicite la par­tlCipa~wn du Ie~.teur. Grace a. son amitie et a sa collaboratiOn littéraire avec Perec, qui traduit le deux1eme de ses s.tx romans, Les Verts Champs de moutarde d'Afghanistan (1975), il participe à la constitution de la Bibliothèque oulipienne. Il fait aussi découvrir à Perec les I remember de Joe Brai nard: il produit Vingt Lignes par jour, écrit directe­ment en français Le Verger (1986), inspiré par la mort de Perec, sur le modèle de je me souviens. Il produit des fascicules sous contraintes, comme Écrits français et Le Savoir des rois, en soulignant combien cette fOrmule stimule sa capacité d'écriture en langue étrangère. Tout en poursuivant une œuvre non oulipienne, il fait connaître les travaux du groupe par son enseignement dans les universités américaines à partir de 1978: il y anime notamment des ateliers d'écriture, pratique courante aux États-Unis. En 1998, Harry Mathews publie, avec Alastair Brotchie, l'Oulipo Compendium, inventaire ency­clopédique et analyse du groupe, de ses membres, de ses proches et de ses ramifications.

~ Oskar Pastior {1927-2006}

Le poète Oskar Pastior aura été, à ce jour, le seul représentant oulipien de langue et de culture germaniques. Il a également des origines roumaines: déporté de 1945 à 1949 dans le camp de travail soviétique de Dombas, il a fait des études germanistes à Bucarest avant de fuir à l'Ouest et de vivre à Berlin. Il s'est beaucoup intéressé à la sextine et aux anagrammes, et a publié 21 Poèmes-anagrammes d'après Hebei (1985), traduits en français par Frédéric Forte. À partir de deux poèmes, bilingues et placés en face à face, en forme d'anagrammes, l'ouvrage peut être lu comme une grille de mots croisés accompagnée de ses définitions. On lui doit également Poème-poèmes et il a participé aux 35 Variations sur la phrase finale du deuxième Faust de Goethe: il jouissait, à sa mort, d'une importante reconnaissance en Allemagne.

~ lan Monk (né en1960}

C'est également par la traduction que le poète britannique lan Monk vient à l'Oulipo en 1998, après avoir collaboré avec Harry Mathews: il a traduit Perec, dont What a man! composé en français de monosyllabes, ce qui représente un défi, remporté avec brio, mais aussi. Roussel, et des écrivains variés et populaires, comme Hugo Pratt et Daniel Pennac. Authentique créateur oulipien, lan Monk, qui vit à Lille entre ses deux patries, a inventé de nouvelles contraintes et une forme fixe, la « monquine », présentée par le fascicule 109 de la Bibliothèque oulipienne. Il associe la sextine et les mots nombrés, et fabrique les<< quenoums »qui combinent les quenines et les pantoums.

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Les oulipiens d'ailleurs

Le rayonnement de l'Oulipo à l'étranger fait partie de ses paradoxes: mouve­ment formaliste dont les origines remontent à l'ancienne rhétorique, il n'en rencontre pas moins les préoccupations de tous les écrivains du XX' siècle.

1. De la traduction au jeu

~ Aru:lré Blavier (1922-2006}

Dès sa fondation, l'Oulipo le fait figurer dans l'organigramme faussement sérieux du groupe des «correspondants étrangers». De nationalité belge, André Blavier était bibliothécaire dans la ville de Verviers où il était né et cumulait de multiples talents de poète, critique, érudit et compilateur. Grand connaisseur de René M.agritte, il fonde en 1952 une revue d'avant -garde, Temps mêlés, publiée par Queneau, qui, dans le cadre d'une amitié indéfectible conduit Blavier à l'Oulipo en 1961. Parmi ses œuvres ouli­piennes, on trouve Occupe-toi d'homélies (1977), une «fiction policière et éducative» qui obtint le Grand Prix de l'humour noir. Découvreur passionné de peintres naïfs et d'avant-garde, il est rauteur d'un ouvrage célèbre, Les Fous littéraires (1982), ainsi que de La Cantilène de la mal-baisée avec les remembrances du vieux barde idiot et d'une conclusion provisoire (1985)

~ .stanley Cl11.1pman (1925-2009) Alors que l'influence de James Joyce, dont les carnets préparatoires à Ulysse reflètent le goût pour les contraintes, domine toute la littérature du _xxe siècle, l'Oulipo ne pouvait qu'intéresser, par le biais de la traduction, les écrivains de langue anglaise. Architecte de formation, Stanley Chapman est venu à l'Oulipo par le Collège de pataphysique, où il est «régent des oratoires épidéictiques >>: il y rencontre Queneau, qui le coopte en 1961 comme correspondant étranger. Ce citoyen britannique a réussi 1' exploit de traduire en anglais Cent Mille Milliards de poèmes, mais aussi plusieurs romans de Boris Vian. Sa participation au groupe a toujours été très active jusqu'à sa disparition puisqu'il y a fondé l'OuTraPo (Ouvroir de Tragi-comédie Potentielle) et participait régulièrement aux lectures publiques du groupe, comme en 2000, où il s'affubla d'une barbe blanche pour une séance consacrée à Victor Hugo.

2. les créateurs étral'lgers

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~ Harry Mathews (né en1930)

Comme un nombre non négligeable de ses complices oulipiens, le seul Américain du groupe- avec Marcel Duchamp, collaborateur épisodique- est venu à l'Oulipo en 1972, par affinités électives: il a découvert et pratiqué l'écriture sous contraintes et publié

sous d'autres formes avant de participer à la démarche collective des 0 , 11· · . . · , ,. . . lpita'> .. a p;utJr

de 1973 et a lmsttgatwn de Perec. D'abord poète, proche de l'«École d" N ' '· .·1 ~ ,___ ew 10fh ,, 1

a fondé avec Kenneth Koch et James Schuyle la revue Locus Sol us. Sa francophilie. le conduit à participer à la Paris Review, dont il dirige la branche par1·51·en d l , , . . . . · ne ans es annees 1980. C est son premier roman, Converswns (1962), qui attire l'attention de Perec, en 1970 : le récit tourne autour d'un testament et de trois énigmes que l'héritier inattendu d'un savant original doit résoudre avant de bénéficier de son legs. Le climat et la struc,ture de l'œuvre se res.s~~tent, d.e l'înfl~ence de Jules Verne et de Raymond ~o.us:~l, d autant plus qt~e la, trmstem_e .~mg~e n est pas re~olu~, ce qui sollicite la par­tlCipa~wn du Ie~.teur. Grace a. son amitie et a sa collaboratiOn littéraire avec Perec, qui traduit le deux1eme de ses s.tx romans, Les Verts Champs de moutarde d'Afghanistan (1975), il participe à la constitution de la Bibliothèque oulipienne. Il fait aussi découvrir à Perec les I remember de Joe Brai nard: il produit Vingt Lignes par jour, écrit directe­ment en français Le Verger (1986), inspiré par la mort de Perec, sur le modèle de je me souviens. Il produit des fascicules sous contraintes, comme Écrits français et Le Savoir des rois, en soulignant combien cette fOrmule stimule sa capacité d'écriture en langue étrangère. Tout en poursuivant une œuvre non oulipienne, il fait connaître les travaux du groupe par son enseignement dans les universités américaines à partir de 1978: il y anime notamment des ateliers d'écriture, pratique courante aux États-Unis. En 1998, Harry Mathews publie, avec Alastair Brotchie, l'Oulipo Compendium, inventaire ency­clopédique et analyse du groupe, de ses membres, de ses proches et de ses ramifications.

~ Oskar Pastior {1927-2006}

Le poète Oskar Pastior aura été, à ce jour, le seul représentant oulipien de langue et de culture germaniques. Il a également des origines roumaines: déporté de 1945 à 1949 dans le camp de travail soviétique de Dombas, il a fait des études germanistes à Bucarest avant de fuir à l'Ouest et de vivre à Berlin. Il s'est beaucoup intéressé à la sextine et aux anagrammes, et a publié 21 Poèmes-anagrammes d'après Hebei (1985), traduits en français par Frédéric Forte. À partir de deux poèmes, bilingues et placés en face à face, en forme d'anagrammes, l'ouvrage peut être lu comme une grille de mots croisés accompagnée de ses définitions. On lui doit également Poème-poèmes et il a participé aux 35 Variations sur la phrase finale du deuxième Faust de Goethe: il jouissait, à sa mort, d'une importante reconnaissance en Allemagne.

~ lan Monk (né en1960}

C'est également par la traduction que le poète britannique lan Monk vient à l'Oulipo en 1998, après avoir collaboré avec Harry Mathews: il a traduit Perec, dont What a man! composé en français de monosyllabes, ce qui représente un défi, remporté avec brio, mais aussi. Roussel, et des écrivains variés et populaires, comme Hugo Pratt et Daniel Pennac. Authentique créateur oulipien, lan Monk, qui vit à Lille entre ses deux patries, a inventé de nouvelles contraintes et une forme fixe, la « monquine », présentée par le fascicule 109 de la Bibliothèque oulipienne. Il associe la sextine et les mots nombrés, et fabrique les<< quenoums »qui combinent les quenines et les pantoums.

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ltalo calvino, oulipien d'Italie

L'Oulipo, souvent accusé de se situer entre la confidentialité d'une société savante et la futilité d'un club de joueurs d'échecs, a eu une influence impor­tante sur l'œuvre d'Italo Calvino: l'écrivain italien y trouve des convergences avec son art en plein épanouissement.

~ Entre néoréalisme et fable Quand il est coopté en 1973 comme ''correspondant étranger de l'Oulipo>>, Italo Calvino (1923-1985) est un écrivain célèbre: il est surtout connu en France comme un romancier attiré par la fable, après avoir commencé sa carrière dans les soubresauts de l'Italie d'après-guerre. Né à La Havane dans une famille de scientifiques- son père est agronome, sa mère biologiste-, il s'oriente d'abord dans cette voie. Antifasciste et laïque, il prend le maquis en 1943, vit la fin de la guerre dans la clandestinité, adhère au Parti communiste italien. Puis il se tourne vers la littérature avec le soutien de Cesare Pavese. Son goût du récit et l'influence néoréaliste du moment sont sensibles dans ses premiers romans, Le Sentier des nids d'araignées (1947) et Le corbeau vient le dernier (1950). Il manifeste déjà une distance en tant que narrateur et un penchant pour les situations proches du fantastique sans y céder réellement C'est la combinaison de l'allé­gorie, du lyrisme et de l'ironie qui assure le succès de la trilogie des Ancêtres, constituée par Le Vicomte pourfendu (1951), Le Baron perché (1957) et Le Chevalier inexistant (1957), traduits en français respectivement en 1955, 1960 et 1962. Le public découvre alors la «mécanique de charme» (Roland Barthes) à l'œuvre dans tous les écrits d'Italo Calvino: c'est ce qui le rapprochera de l'Oulipo. Son intérêt pour le travail de la forme est sans doute accru par sa rupture, en 1956, avec le Parti communiste italien, dont il rejette la politique culturelle et le soutien à l'intervention soviétique en Hongrie.

~ Wbyrillthes et arborescences Tandis qu'il publie Marcovaldo ( 1956) et continue à faire paraître des Contes populaires, l'univers de Calvino est déjà « oulipien t> : dès son premier roman, le motif du réseau, de l'enchevêtrement apparaît. Dans son roman en forme d'apologue, Le Baron perché, le héros, Côme Laverse du Rondeau, qui incarne l'esprit des Lumières, rompt avec ses parents pour s'installer dans une yeuse et circuler à la recherche de la sagesse dans le labyrinthe des arbres, en surplombant la comédie sociale. Dans Le Chevalier inexistant, on peut repérer un autre talent oulipien puisque ce récit peut être lu comme une paro­die du roman de chevalerie. En 1978, Roland Barthes cite, parmi les trois qualités essentielles de Calvino, le développement de l'imagination, le «combat-jeu>> avec le récit et une forme particulière d'« humanité» : «Une sorte de charme tendre, de charme élégant. La sensibilité réunie avec une sorte de vide.» Ces caractéristiques s'affirment dans les années 1960.

2. calvino et l'Oulipo

~ «Ermite ti Paris»

Selon Jacques Jouet, qui a consacré un article à Calvino, c'est dans une œuvre de 1965 Cosmrcomics, que l'identité oulipienne de Calvino apparaît. Il écrit: '

« Ch.ez t~ut écrivain oulipien, il y a, me semble-t-il, une figure du catalogue formel qui lui est parttcuherement personnelle et nodale, une figure potentielle·- c'est-à-dire une contrainte_ qu~, plus ou moins consciemment, son œuvre entier se charge d'actualiser: il s'agit de contester l'arbitraire de cette contrainte formelle, non pas en lui faisant porter du sens, mais en la faisant devenir sens suprême. Qfwfq est le personnage central de Cosrnicomics, celui qui, de conte en conte, dit, raconte, se souvient, s'exclame, confirme, commente ... Son nom est un palindrome, c'est--à-dire qu'il est lisible, lettre à lettre, de gauche à droite ou de droite à gauche. C'est un pe,rsonnage qui ramasse enlui-même l'expérience du monde la plus vaste qui soit, puisqu'il a eté de tous les temps et de tous les espaces possibles, même du temps et de J'espace qui n'étaient pas encore. Cette figure, qui permet à Calvino de libérer les potentialités narratives d'énoncés scientifiques, lui fait aussi dessiner la silhouette d'une sorte de témoin par lequel passent, ont passé, passeront tous les phénomènes réels. Qfwfq est un bon exemple de l'axiomatique des inventions calviniennes. Un personnage intéressant, un personnage révélateur sera un personnage contraint, au sens où la contrainte qui s'exerce sur lui parait à première vue un handicap, une limitation des possibles, mais paradoxalement se révèle féconde de par l'énergie nécessaire à compenser le handicap lui-même.>>

Le contact direct avec les membres de l'Oulipo s'établit au cours de la période où l'écrivain vît en'' ermite à Paris», selon les termes d'un entretien publié en 2001. Au cours de ces années 1967-1980, son œuvre personnelle s'approprie les méthodes de travail du groupe tandis qu'il participe aux réunions et se lie d'amitié avec Perec et les oulipiens d'alors. Il traduit également en italien Les Fleurs bleues de Raymond Queneau.

~ Œuvres oulipiennes et travaux théoriques Le roman selon Calvino devient ce qu'il appellera plus tard un «grand réseau»: ainsi, dans la "combinatoire des récits et des destins humains», Le Château des destins croisés (1973, trad. 1976) est-il enté sur les figures du tarot. Les Villes invisibles (1972) traitent de façon oulipienne la thématique de la ville. Les deux œuvres tissent la trame d'un univers calvinien qu'un autre oulipien, Paul Braffort, estime résumé dans le titre d'un conte· pour enfants, Forêt-racine-labyrinthe (1991), qui sera traduit par Paul Fournel et Jacques Rou baud. La renommée européenne et internationale de Calvino atteint son sommet avec le grand roman qui met en scène un lecteur de romans, Si par une nuit d'hiver un voyageur (1981). Il donne deux volumes à la Bibliothèque oulipienne, dont Comment j'ai écrit un de mes livres (1982), et approfondit sa réflexion sur l'art du roman: la relecture des classiques français et européens lui inspire d'abord La Machine littérature ( 1980) et des réflexions réunies à titre posthume sous le titre Pourquoi lire les classiques ( 1991). Le dernier des« six mémos )), préalables à une tournée de conférences (prévue aux États-Unis et qui ne put avoir lieu), intitulé «Multiplicité>> (in Leçons américaines) est une défense de la littérature sous contraintes qui étudie la forme labyrinthe de la littérature dans ses racines, d'Ovide à Borges et Musil, et s'achève par un hommage à Georges Perec et à La Vie, mode d'emploi.

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ltalo calvino, oulipien d'Italie

L'Oulipo, souvent accusé de se situer entre la confidentialité d'une société savante et la futilité d'un club de joueurs d'échecs, a eu une influence impor­tante sur l'œuvre d'Italo Calvino: l'écrivain italien y trouve des convergences avec son art en plein épanouissement.

~ Entre néoréalisme et fable Quand il est coopté en 1973 comme ''correspondant étranger de l'Oulipo>>, Italo Calvino (1923-1985) est un écrivain célèbre: il est surtout connu en France comme un romancier attiré par la fable, après avoir commencé sa carrière dans les soubresauts de l'Italie d'après-guerre. Né à La Havane dans une famille de scientifiques- son père est agronome, sa mère biologiste-, il s'oriente d'abord dans cette voie. Antifasciste et laïque, il prend le maquis en 1943, vit la fin de la guerre dans la clandestinité, adhère au Parti communiste italien. Puis il se tourne vers la littérature avec le soutien de Cesare Pavese. Son goût du récit et l'influence néoréaliste du moment sont sensibles dans ses premiers romans, Le Sentier des nids d'araignées (1947) et Le corbeau vient le dernier (1950). Il manifeste déjà une distance en tant que narrateur et un penchant pour les situations proches du fantastique sans y céder réellement C'est la combinaison de l'allé­gorie, du lyrisme et de l'ironie qui assure le succès de la trilogie des Ancêtres, constituée par Le Vicomte pourfendu (1951), Le Baron perché (1957) et Le Chevalier inexistant (1957), traduits en français respectivement en 1955, 1960 et 1962. Le public découvre alors la «mécanique de charme» (Roland Barthes) à l'œuvre dans tous les écrits d'Italo Calvino: c'est ce qui le rapprochera de l'Oulipo. Son intérêt pour le travail de la forme est sans doute accru par sa rupture, en 1956, avec le Parti communiste italien, dont il rejette la politique culturelle et le soutien à l'intervention soviétique en Hongrie.

~ Wbyrillthes et arborescences Tandis qu'il publie Marcovaldo ( 1956) et continue à faire paraître des Contes populaires, l'univers de Calvino est déjà « oulipien t> : dès son premier roman, le motif du réseau, de l'enchevêtrement apparaît. Dans son roman en forme d'apologue, Le Baron perché, le héros, Côme Laverse du Rondeau, qui incarne l'esprit des Lumières, rompt avec ses parents pour s'installer dans une yeuse et circuler à la recherche de la sagesse dans le labyrinthe des arbres, en surplombant la comédie sociale. Dans Le Chevalier inexistant, on peut repérer un autre talent oulipien puisque ce récit peut être lu comme une paro­die du roman de chevalerie. En 1978, Roland Barthes cite, parmi les trois qualités essentielles de Calvino, le développement de l'imagination, le «combat-jeu>> avec le récit et une forme particulière d'« humanité» : «Une sorte de charme tendre, de charme élégant. La sensibilité réunie avec une sorte de vide.» Ces caractéristiques s'affirment dans les années 1960.

2. calvino et l'Oulipo

~ «Ermite ti Paris»

Selon Jacques Jouet, qui a consacré un article à Calvino, c'est dans une œuvre de 1965 Cosmrcomics, que l'identité oulipienne de Calvino apparaît. Il écrit: '

« Ch.ez t~ut écrivain oulipien, il y a, me semble-t-il, une figure du catalogue formel qui lui est parttcuherement personnelle et nodale, une figure potentielle·- c'est-à-dire une contrainte_ qu~, plus ou moins consciemment, son œuvre entier se charge d'actualiser: il s'agit de contester l'arbitraire de cette contrainte formelle, non pas en lui faisant porter du sens, mais en la faisant devenir sens suprême. Qfwfq est le personnage central de Cosrnicomics, celui qui, de conte en conte, dit, raconte, se souvient, s'exclame, confirme, commente ... Son nom est un palindrome, c'est--à-dire qu'il est lisible, lettre à lettre, de gauche à droite ou de droite à gauche. C'est un pe,rsonnage qui ramasse enlui-même l'expérience du monde la plus vaste qui soit, puisqu'il a eté de tous les temps et de tous les espaces possibles, même du temps et de J'espace qui n'étaient pas encore. Cette figure, qui permet à Calvino de libérer les potentialités narratives d'énoncés scientifiques, lui fait aussi dessiner la silhouette d'une sorte de témoin par lequel passent, ont passé, passeront tous les phénomènes réels. Qfwfq est un bon exemple de l'axiomatique des inventions calviniennes. Un personnage intéressant, un personnage révélateur sera un personnage contraint, au sens où la contrainte qui s'exerce sur lui parait à première vue un handicap, une limitation des possibles, mais paradoxalement se révèle féconde de par l'énergie nécessaire à compenser le handicap lui-même.>>

Le contact direct avec les membres de l'Oulipo s'établit au cours de la période où l'écrivain vît en'' ermite à Paris», selon les termes d'un entretien publié en 2001. Au cours de ces années 1967-1980, son œuvre personnelle s'approprie les méthodes de travail du groupe tandis qu'il participe aux réunions et se lie d'amitié avec Perec et les oulipiens d'alors. Il traduit également en italien Les Fleurs bleues de Raymond Queneau.

~ Œuvres oulipiennes et travaux théoriques Le roman selon Calvino devient ce qu'il appellera plus tard un «grand réseau»: ainsi, dans la "combinatoire des récits et des destins humains», Le Château des destins croisés (1973, trad. 1976) est-il enté sur les figures du tarot. Les Villes invisibles (1972) traitent de façon oulipienne la thématique de la ville. Les deux œuvres tissent la trame d'un univers calvinien qu'un autre oulipien, Paul Braffort, estime résumé dans le titre d'un conte· pour enfants, Forêt-racine-labyrinthe (1991), qui sera traduit par Paul Fournel et Jacques Rou baud. La renommée européenne et internationale de Calvino atteint son sommet avec le grand roman qui met en scène un lecteur de romans, Si par une nuit d'hiver un voyageur (1981). Il donne deux volumes à la Bibliothèque oulipienne, dont Comment j'ai écrit un de mes livres (1982), et approfondit sa réflexion sur l'art du roman: la relecture des classiques français et européens lui inspire d'abord La Machine littérature ( 1980) et des réflexions réunies à titre posthume sous le titre Pourquoi lire les classiques ( 1991). Le dernier des« six mémos )), préalables à une tournée de conférences (prévue aux États-Unis et qui ne put avoir lieu), intitulé «Multiplicité>> (in Leçons américaines) est une défense de la littérature sous contraintes qui étudie la forme labyrinthe de la littérature dans ses racines, d'Ovide à Borges et Musil, et s'achève par un hommage à Georges Perec et à La Vie, mode d'emploi.

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le xxe siècle, tombeau des courants littéraires ?

Le vieux débat engagé sur la durée, les limites temporelles, l'authenticité et, surtout, l'influence réelle des courants de pensée, des mouvements et des écoles, a été engagé dès l'apparition de l'histoire littéraire.

1. la littérature en question

246

Le XIXe siècle, contemporain de l'essor, universitaire, puis scolaire, de la discipline nommée histoire littéraire, qui est née au XVIW siècle, peut être considéré comme l'âge d'or des courants et des mouvements littéraires. Quelle que soit la dénomination rete­nue pour ces «phénomènes littéraires», nul ne remet en question le choc du roman­tisme, l'importance du Parnasse et du symbolisme, la toute-puissance du naturalisme. Au siècle suivant, la situation se complique, la notion devient problématique: on ne relève d'abord qu'un seul «mouvement» constitué, le surréalisme. Des trois autres courants suffisamment durables pour être étudiés, existentialisme, « nouveau roman» et Oulipo, les deux derniers ont, à l'origine, une orientation formelle, voire rhétorique, au sens large du terme, tandis que le premier, qui chevauche l'histoire des idées, ne compte pratiquement que des membres improbables, réticents, parfois honteux. Cet ouvrage ne traite, par ailleurs, ni de phénomènes plus restreints dans leur durée et leur influence, comme le roman des Hussards dans les années 1950 ou l'École de Rochefort en poésie, ni du groupe Tel quel, associé à des enjeux qui dépassent la littérature. Force est de constater, cependant, que cette méfiance des écrivains à l'égard des classements, pour n'être pas nouvelle, n'en demeure pas moins spectaculaire. Il faut, bien sûr, la rat­tacher au double procès intenté à la littérature d'abord par Sartre (voir fiche 76), puis par Roland Barthes dans Le Degré zéro de l'écriture (1953) et par la<< nouvelle critique>>, largement inspirée par les méthodes des sciences humaines. En effet, si l'on oppose à l'originalité ou au génie supposé d'un auteur, maître et architecte de son projet littéraire dans un temps donné, la simple écriture d'un texte travaillé par une série d'influences conscientes et inconscientes, l'idée de programme ou de principes perd de sa pertinence. De même, le classement chronologique des écrits en œuvres individuelles mues par un élan collectif n'a plus de sens quand la littérarité d'une production se définit à partir de critères formels, quand le théâtre de l'absurde conteste l'existence du texte.

Un autre constat s'impose à propos de ce «malaise dans la culture>> qui caractériserait la littérature du xxe siècle. Le siècle précédent pouvait voir glisser certains grands écri­vains d'un courant à un autre, de façon plus ou moins chronologique: la souveraineté de l'écrivain, «sacré>> depuis le x:vrne siècle, autorisait cette circulation ou ce survoL La littérature du xxe siècle à travers le «nouveau roman», la nouvelle critique et l'Oulipo, crée des stratégies d'écriture connexes, des appartenances fugitives, des révolutions à peine perceptibles. La notion de périodisation s'en trouve ébranlée, comme celle de modèle: Michel Butor aurait pu être oulipien si, après le «nouveau roman», il n'avait fait son chemin seul, et ailleurs. Le parcours de Raymond Queneau jusqu'à la fondation de

l'Oulipo frôle de très près le surréalisme, lui-même extraordinairement divers. La plupart des oulipiens auteurs d'une œuvre n'ont rencontré le mouvement qu'à mi­parcours. Le nombre d'écrivains majeurs irréductibles à tout courant est particulière­ment élevé: Paul Valéry, pourtant héritier de Mallarmé et premier inspirateur de Breton, Marcel Proust, Louis Ferdinand Céline, mais aussi Henri Michaux ou Yves Bonnefoy en poésie, Albert Cohen et Jean Giono pour le roman, et plusieurs autres sont absents de notre étude. Pourtant, face à l'œuvre dense d'un écrivain doté d'une belle longévité, le démon de la périodisation se réveille chez le critique, qui distingue parfois le Giono homérique et panthéiste à ses débuts de 1' écrivain stendhalien de ses derniers romans, en se fondant sur une évidence commune à tous les écrivains: il fut, comme nombre

de ses pairs, un grand lecteur.

2. la littérature et ses courants : quel avenir?

Depuis 1960, date de la fondation de l'Oulipo, contemporain de la montée en puis­sance des sciences humaine sous l'appellation commode de structuralisme, aucun manifeste, projet collectif ni aucune association d'écrivains n'a ébranlé le petit monde de la littérature. M.algré son dynamisme, l'Oulipo n'atteint que des lecteurs déjà avertis ou des apprentis écrivains. La mixité des genres qui efface les frontîères entre essai et roman, l'écriture fragmentaire, la sollicitation du lecteur, constamment invité par l'auteur à entrer dans un jeu intellectuel au lieu de s'abandonner au plaisir de l'identification, la vogue d'une littérature miroir et parfois procureur d'elle-même, n'ont pas seulement éteint les courants: elles ont brouillé les contours mêmes du champ littéraire. Les histo­riens s'emparent du roman-monde au XIXe siècle pour lui soutirer, par exemple, des «aveux», les philosophes travaillent beaucoup sur la littérature: ils réveillent la vieille querelle entre rhétorique et philosophie qui attribuait à la seconde le privilège du sens et concédait à la première les grâces de la forme. L'édition néglige la critique littéraire.

Si le débat est vif dans le monde universitaire et scolaire, les écrivains l'abordent autre­ment. Depuis le début des années 1980, la littérature a entrepris de reconquérir le terri­toire du sens que de grands écrivains n'avaient jamais abandonné. Mais elle semble en avoir fini avec les proclamations et les professions de foi; depuis le surréalisme, elle se garde de vouloir changer le monde même si, secrètement, elle n'a pas cessé d'en rêver. Dans un essai périlleux, pénétrant et réussi, Dominique Viart a examiné La Littérature au présent en 2005 et revu, en 2008, son travail sur une matière en constant mouve­ment. S'il confirme la fin des courants et la porosité des genres, il prend acte, pour en définir les orientations et les linéaments, d'une «résurgence du romanesque» et d'une intimité de la littérature aveç la pensée, manifestée par des formes nouvelles, surgies à l'ombre des grands genres. Il identifie ainsi trois sources d'écriture - soi/l'histoire/le monde -, tandis .que des «familles» d'écritures plus que d'écrivains se construisent autour de «fictions biographiques», de «récits de filiation l>, d'inventions poétiques, de croisements avec l'empire des images. Plus de cénacles, plus de chapelles, donc, mais la voix secrète et insistante des écrivains vivants dont on ne citera) injustement, que quelques-uns. Après la disparition de julien Gracq et Claude Simon, jean Echenoz, Pierre Michou, Pascal Quignard viennent nous rappeler, après Proust, que «l'art véritable n'a que faire de ces proclamations et s'accomplit dans le silence>>.

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le xxe siècle, tombeau des courants littéraires ?

Le vieux débat engagé sur la durée, les limites temporelles, l'authenticité et, surtout, l'influence réelle des courants de pensée, des mouvements et des écoles, a été engagé dès l'apparition de l'histoire littéraire.

1. la littérature en question

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Le XIXe siècle, contemporain de l'essor, universitaire, puis scolaire, de la discipline nommée histoire littéraire, qui est née au XVIW siècle, peut être considéré comme l'âge d'or des courants et des mouvements littéraires. Quelle que soit la dénomination rete­nue pour ces «phénomènes littéraires», nul ne remet en question le choc du roman­tisme, l'importance du Parnasse et du symbolisme, la toute-puissance du naturalisme. Au siècle suivant, la situation se complique, la notion devient problématique: on ne relève d'abord qu'un seul «mouvement» constitué, le surréalisme. Des trois autres courants suffisamment durables pour être étudiés, existentialisme, « nouveau roman» et Oulipo, les deux derniers ont, à l'origine, une orientation formelle, voire rhétorique, au sens large du terme, tandis que le premier, qui chevauche l'histoire des idées, ne compte pratiquement que des membres improbables, réticents, parfois honteux. Cet ouvrage ne traite, par ailleurs, ni de phénomènes plus restreints dans leur durée et leur influence, comme le roman des Hussards dans les années 1950 ou l'École de Rochefort en poésie, ni du groupe Tel quel, associé à des enjeux qui dépassent la littérature. Force est de constater, cependant, que cette méfiance des écrivains à l'égard des classements, pour n'être pas nouvelle, n'en demeure pas moins spectaculaire. Il faut, bien sûr, la rat­tacher au double procès intenté à la littérature d'abord par Sartre (voir fiche 76), puis par Roland Barthes dans Le Degré zéro de l'écriture (1953) et par la<< nouvelle critique>>, largement inspirée par les méthodes des sciences humaines. En effet, si l'on oppose à l'originalité ou au génie supposé d'un auteur, maître et architecte de son projet littéraire dans un temps donné, la simple écriture d'un texte travaillé par une série d'influences conscientes et inconscientes, l'idée de programme ou de principes perd de sa pertinence. De même, le classement chronologique des écrits en œuvres individuelles mues par un élan collectif n'a plus de sens quand la littérarité d'une production se définit à partir de critères formels, quand le théâtre de l'absurde conteste l'existence du texte.

Un autre constat s'impose à propos de ce «malaise dans la culture>> qui caractériserait la littérature du xxe siècle. Le siècle précédent pouvait voir glisser certains grands écri­vains d'un courant à un autre, de façon plus ou moins chronologique: la souveraineté de l'écrivain, «sacré>> depuis le x:vrne siècle, autorisait cette circulation ou ce survoL La littérature du xxe siècle à travers le «nouveau roman», la nouvelle critique et l'Oulipo, crée des stratégies d'écriture connexes, des appartenances fugitives, des révolutions à peine perceptibles. La notion de périodisation s'en trouve ébranlée, comme celle de modèle: Michel Butor aurait pu être oulipien si, après le «nouveau roman», il n'avait fait son chemin seul, et ailleurs. Le parcours de Raymond Queneau jusqu'à la fondation de

l'Oulipo frôle de très près le surréalisme, lui-même extraordinairement divers. La plupart des oulipiens auteurs d'une œuvre n'ont rencontré le mouvement qu'à mi­parcours. Le nombre d'écrivains majeurs irréductibles à tout courant est particulière­ment élevé: Paul Valéry, pourtant héritier de Mallarmé et premier inspirateur de Breton, Marcel Proust, Louis Ferdinand Céline, mais aussi Henri Michaux ou Yves Bonnefoy en poésie, Albert Cohen et Jean Giono pour le roman, et plusieurs autres sont absents de notre étude. Pourtant, face à l'œuvre dense d'un écrivain doté d'une belle longévité, le démon de la périodisation se réveille chez le critique, qui distingue parfois le Giono homérique et panthéiste à ses débuts de 1' écrivain stendhalien de ses derniers romans, en se fondant sur une évidence commune à tous les écrivains: il fut, comme nombre

de ses pairs, un grand lecteur.

2. la littérature et ses courants : quel avenir?

Depuis 1960, date de la fondation de l'Oulipo, contemporain de la montée en puis­sance des sciences humaine sous l'appellation commode de structuralisme, aucun manifeste, projet collectif ni aucune association d'écrivains n'a ébranlé le petit monde de la littérature. M.algré son dynamisme, l'Oulipo n'atteint que des lecteurs déjà avertis ou des apprentis écrivains. La mixité des genres qui efface les frontîères entre essai et roman, l'écriture fragmentaire, la sollicitation du lecteur, constamment invité par l'auteur à entrer dans un jeu intellectuel au lieu de s'abandonner au plaisir de l'identification, la vogue d'une littérature miroir et parfois procureur d'elle-même, n'ont pas seulement éteint les courants: elles ont brouillé les contours mêmes du champ littéraire. Les histo­riens s'emparent du roman-monde au XIXe siècle pour lui soutirer, par exemple, des «aveux», les philosophes travaillent beaucoup sur la littérature: ils réveillent la vieille querelle entre rhétorique et philosophie qui attribuait à la seconde le privilège du sens et concédait à la première les grâces de la forme. L'édition néglige la critique littéraire.

Si le débat est vif dans le monde universitaire et scolaire, les écrivains l'abordent autre­ment. Depuis le début des années 1980, la littérature a entrepris de reconquérir le terri­toire du sens que de grands écrivains n'avaient jamais abandonné. Mais elle semble en avoir fini avec les proclamations et les professions de foi; depuis le surréalisme, elle se garde de vouloir changer le monde même si, secrètement, elle n'a pas cessé d'en rêver. Dans un essai périlleux, pénétrant et réussi, Dominique Viart a examiné La Littérature au présent en 2005 et revu, en 2008, son travail sur une matière en constant mouve­ment. S'il confirme la fin des courants et la porosité des genres, il prend acte, pour en définir les orientations et les linéaments, d'une «résurgence du romanesque» et d'une intimité de la littérature aveç la pensée, manifestée par des formes nouvelles, surgies à l'ombre des grands genres. Il identifie ainsi trois sources d'écriture - soi/l'histoire/le monde -, tandis .que des «familles» d'écritures plus que d'écrivains se construisent autour de «fictions biographiques», de «récits de filiation l>, d'inventions poétiques, de croisements avec l'empire des images. Plus de cénacles, plus de chapelles, donc, mais la voix secrète et insistante des écrivains vivants dont on ne citera) injustement, que quelques-uns. Après la disparition de julien Gracq et Claude Simon, jean Echenoz, Pierre Michou, Pascal Quignard viennent nous rappeler, après Proust, que «l'art véritable n'a que faire de ces proclamations et s'accomplit dans le silence>>.

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Œuvres théoriques et <<manifestes" fondateurs des mouvements littéraires

Chapitre l :Humanisme et Renaissance

1534: Rabelais, Prologue de Gargantua (fiche 4).

1546: Rabelais, Prologue du Tiers Livre (fiche 4).

1549: Du Bellay, Défense et illustration de la langue française (fiche 5).

Chapitre 2: Baroque et classicisme

1627: Malherbe, "Commentaires>> sur Desportes (fiche 15).

1647 Vaugelas, Remarques sur la langue française (fiche 17).

1657 Abbé d'Aubignac, La Pratique du théâtre (fiche 18).

1660: Corneille: TroL,Discourssur le poème dramatique (fiche 18).

1663: Molière, L'Impromptu de Versailles (fiche 18).

1670: Racine, Préface de Bérénice (fiche 18).

1672 Ménage, Observations sur la langue française (fiche 17).

1674: Boileau, Art poétique, chant III (fiche 17).

1687: Perrault, Poème sur le siècle de Louis le Grand (fiche20).

1693: La Bruyère, Discours de réception à l'académie française.

Chapitre 3: Lumières et critiques des Lumières

1750: Diderot, Prospectus sur l'Encyclopédie (fiche24).

1751 D'Alembert, DL<;eours préliminaire de l'Encyclopédie (fiche24).

Dumarsais, article ({Philosophe J> de l'Encyclopédie (fiche22).

1757: D'Alembert, article'' Genève >J de l'Enqclopédie (fiche24).

Diderot, Entretiens avec Dorval sur le fils naturel (fiche 28).

1758: Diderot, Discours sur la poésie dramatique (fiche 27).

Rousseau, Lettre à d'Alembert sur les spectacles (fiche 28).

Chapitre 4: Romantisme et Parnasse

1800: M"'" de Staël, De la Littérature considérée dans son rapport avec les institutions sociale5 (fiche 30 ).

1802 Chateaubriand, Le Génie du christianisme (fiche 31 ).

1810: M'"" de Staël, De l'Allemagne (fiche 30).

1823 : Stendhal, Racine et Shakespeare, '' Qu'est ~ce que le romantisme?)) (fiches 17 et 34).

1826 ·Hugo, Préface des Odes et ballades (fiche 35).

1827: Hugo Préface de Cromwell (fiche 34).

1835 Théophile Gautier, Préface de Mademoiselle de Maupin (fiche 38).

1859: Baudelaire, L'Art romantique (fiche 52).

1863: Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne (fiche40).

Chapitre 5: Réalisme et naturalisme

1842: Balzac, Avant-propos de La Comédie humaine (fiches 37 et 41).

1853: Flaubert, Iettre à Louise Colet (fiche 43).

1857: Jules Champfleury, Préface au Réalisme (fiche 42).

1865 : Edmond et jules de Goncourt: Préface de Germinie Lacerteux (fiche 44).

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1866: Zola, Mes Haines (fiche 45).

1867: Zola, Préface de Thérèse Raquin (fiche 47).

1871 Zola, Préface générale des Rougon-Macquart (fiche 47).

1880; Zola, Le Roman expérimental (fiche 47).

1881: Zola, Les Romanciers naturalistes (ftche 47).

1888 ·Maupassant, Préface de Pierre et jean (fiche 49).

Chapitre 6: Symbolisme et Décadence

1871: Rimbaud, Lettre à PaullJemeny, seconde lettre du voyan1 (fiche 52).

1884: Verlaine, Les Poètes maudits (fiche 51).

1886: Jean Moréas," Un manifeste littéraire» (fiche 55).

1887: Mallarmé, Avant-dire au Traité du verbe de René Ghil (fiche 55).

Chapitre 7: Dadaïsme et surréalisme, modernités dissidentes

1909: Filippo Tommaso Marinetti, Le Manifeste du _{1Jturisme (fiche 61).

1918 Tristan Tzara, les Manifestes dada (fiche 63).

1924. Breton, le premier Manifeste (fiches 64 et 65).

Aragon, Une Vague de rêves (fiche 64).

Aragon,<' Avez-vous déjà giflé un mort?,,, (fiche 55)

1928: Breton, Le Surréalisme et la peinture (fiche 64).

1930: Breton, le second Manifeste (fiches 64, 66 et 69).

Chapitre 8: Existentialismes et Littératures de l'absurde

1942: Camus, Le Mythe de Sisyphe (fiche 71 ).

1943; Sartre, L'Être et' le néant (fiche 72).

1945 · Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (fiche??).

1946: Martin Heidegger, Lettre sur l'humanisme à Jean Beaufret (fiche 71).

Sartre, L'existentialisme est un humanisme (fiche 72).

1948: Sartre, Qu'est~ce que la littérature? (fiche 76)

1951: Camus, L'Homme révolté (fiche 73).

1957 Camus, Discours de Stockholm (fiche 73).

1962: Ionesco, Notes et Contre-notes (fiche 79).

Chapitre 9: '<Nouveau roman l> ou mort du roman?

1956: Nathalie Sarraute, L'Ère du soupçon (fiche 83).

1960: Michel Butor, Répertoire I (fiche 83).

1963: Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman (fiche 83).

1967: Jean Ricardou, Problèmes du Nouveau Roman (tlche 83).

Chapitre 10: L'OuLiPo, du jeu à la création

1963: François Le Lionnais, premier Manifeste (fiche 96).

1973: François Le Lionnais, deuxième Manifesle (fiche 96).

1985: François Le Lionnais, troisième }vfanifeste (tïche 96).

Bibliographie critique

1. ouvmges généraux

111 Sur les problèmes posés par l'histoire littéraire et son enseignement

·Armand, A., L'Histoire littéraire, théories et pratiques, Bertrand:..Lacoste, CRDP Midi-Pyrénées, 1993. ·Compagnon, A., La Troisième République des Lettres, Seuil, 1983.

• Fraisse,.L., L'Histoire littéraire :ses méthodes et ses résultats. Mélanges offerts à Madeleine Bertaud, réunis par Luc Fraisse, Droz, 2001.

• Lanson, G., Essais de méthode, de critique et d'histoire littéraire, textes réunis et préfacés par H. Peyre, Hachette, 1965.

·Roh ou, J., L'Histoire littéraire: objets et méthodes, Nathan, colL<< 128 ll, 1996.

m Sur la littérature française

• Bersani, J., Autrand, M., Lecarme, J., Vercier, B., La Littérature en France depuis 1945, Bordas, 1974.

·Van Tîeghem, Ph., Les Grandes Doctrines littéraires en ]~'rance de la Pléiade au surréalisme, PUF, coll. '< Quadrige ll, 1990.

• Vercier, B., Lecarme, J., La Littérature en France depuis 1968, Bordas, 1982.

• Vîart, D., Vercier, B., l,a Littérature française au présent, Bordas, 2" édition, 2008.

11. Les courants et les mouvements 1. Sur le xvie siècle : Humanisme et Renaissance

·Bellenger, Y., Du Bellay: ses" Regrets» qu'il fit dans Rome, Nizet, 1975.

·Cassirer, E., Individu et cosmos dans la philosophie de la Renais.1ance, Minuit, 1983.

• Margolin, J.-C., L'Humanisme en Europe au temps de La Renaissance, PUF, colL<' Que sais-je?)>, 1981.

• Delumeau, J., La Civilisation de la Renaissance, Arthaud, 1967.

• Starobinski, J., Montaigne en mouvement, Gallimard, 1982.

2. Sur le XVII" siècle: Baroque et classicisme

• Bénichou, P., Morales du Grand Siècle, Gallimard, colL<< _Folio Essais >l, 1988.

·Bury, E., Le Classicisme, Nathan, colL'< 128 », 1993.

·Rousset, J., Anthologie de la poésie baroque française, José Corti, 1988.

• Rousset, J., La Littérature de l'âge baroque en France. Circé et le Paon, José Corti, 1953.

3. Sur le xvm• siècle: Lumières et critique des Lumières

• Bénichou, P., Le Sacre de l'écrivain, Gallimard, colL " Bibliothèque des idées >J, 1996.

• Cassirer, E., La Philosophie -des Lumières, Fayard, 1966.

• Goulemot, J.-M., Adieu les philosophes. Que reste-t-il des Lumières?, Seuil, 2001.

• Mauzi, R., L'Idée de bonheur au XVIII" siècle, Armand Colin, 1960.

• Starobinski, )., Jean-jacques Rousseau :la transparence et l'obstacle, Gallimard, colL "Tel», 1976.

• Tatin-Gourier, ).-J., Ure les Lumières, Dunod, 1996.

4. Sur le XIXc siècle : Romantisme et Parnasse

• Bénichou, P., Le Temps des prophètes: Doctrines de l'âge romantique, 1977; Les Mage;; romantiques, 1988 ; L'École du désenchantement, Gallimard, colL << Bibliothèque des idées».

·Millet, C, L'Esthétique romantique en France, Pocket, coll. «Agora ll, 1994.

249

Page 234: 100 fiches.pdf

Œuvres théoriques et <<manifestes" fondateurs des mouvements littéraires

Chapitre l :Humanisme et Renaissance

1534: Rabelais, Prologue de Gargantua (fiche 4).

1546: Rabelais, Prologue du Tiers Livre (fiche 4).

1549: Du Bellay, Défense et illustration de la langue française (fiche 5).

Chapitre 2: Baroque et classicisme

1627: Malherbe, "Commentaires>> sur Desportes (fiche 15).

1647 Vaugelas, Remarques sur la langue française (fiche 17).

1657 Abbé d'Aubignac, La Pratique du théâtre (fiche 18).

1660: Corneille: TroL,Discourssur le poème dramatique (fiche 18).

1663: Molière, L'Impromptu de Versailles (fiche 18).

1670: Racine, Préface de Bérénice (fiche 18).

1672 Ménage, Observations sur la langue française (fiche 17).

1674: Boileau, Art poétique, chant III (fiche 17).

1687: Perrault, Poème sur le siècle de Louis le Grand (fiche20).

1693: La Bruyère, Discours de réception à l'académie française.

Chapitre 3: Lumières et critiques des Lumières

1750: Diderot, Prospectus sur l'Encyclopédie (fiche24).

1751 D'Alembert, DL<;eours préliminaire de l'Encyclopédie (fiche24).

Dumarsais, article ({Philosophe J> de l'Encyclopédie (fiche22).

1757: D'Alembert, article'' Genève >J de l'Enqclopédie (fiche24).

Diderot, Entretiens avec Dorval sur le fils naturel (fiche 28).

1758: Diderot, Discours sur la poésie dramatique (fiche 27).

Rousseau, Lettre à d'Alembert sur les spectacles (fiche 28).

Chapitre 4: Romantisme et Parnasse

1800: M"'" de Staël, De la Littérature considérée dans son rapport avec les institutions sociale5 (fiche 30 ).

1802 Chateaubriand, Le Génie du christianisme (fiche 31 ).

1810: M'"" de Staël, De l'Allemagne (fiche 30).

1823 : Stendhal, Racine et Shakespeare, '' Qu'est ~ce que le romantisme?)) (fiches 17 et 34).

1826 ·Hugo, Préface des Odes et ballades (fiche 35).

1827: Hugo Préface de Cromwell (fiche 34).

1835 Théophile Gautier, Préface de Mademoiselle de Maupin (fiche 38).

1859: Baudelaire, L'Art romantique (fiche 52).

1863: Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne (fiche40).

Chapitre 5: Réalisme et naturalisme

1842: Balzac, Avant-propos de La Comédie humaine (fiches 37 et 41).

1853: Flaubert, Iettre à Louise Colet (fiche 43).

1857: Jules Champfleury, Préface au Réalisme (fiche 42).

1865 : Edmond et jules de Goncourt: Préface de Germinie Lacerteux (fiche 44).

248

1866: Zola, Mes Haines (fiche 45).

1867: Zola, Préface de Thérèse Raquin (fiche 47).

1871 Zola, Préface générale des Rougon-Macquart (fiche 47).

1880; Zola, Le Roman expérimental (fiche 47).

1881: Zola, Les Romanciers naturalistes (ftche 47).

1888 ·Maupassant, Préface de Pierre et jean (fiche 49).

Chapitre 6: Symbolisme et Décadence

1871: Rimbaud, Lettre à PaullJemeny, seconde lettre du voyan1 (fiche 52).

1884: Verlaine, Les Poètes maudits (fiche 51).

1886: Jean Moréas," Un manifeste littéraire» (fiche 55).

1887: Mallarmé, Avant-dire au Traité du verbe de René Ghil (fiche 55).

Chapitre 7: Dadaïsme et surréalisme, modernités dissidentes

1909: Filippo Tommaso Marinetti, Le Manifeste du _{1Jturisme (fiche 61).

1918 Tristan Tzara, les Manifestes dada (fiche 63).

1924. Breton, le premier Manifeste (fiches 64 et 65).

Aragon, Une Vague de rêves (fiche 64).

Aragon,<' Avez-vous déjà giflé un mort?,,, (fiche 55)

1928: Breton, Le Surréalisme et la peinture (fiche 64).

1930: Breton, le second Manifeste (fiches 64, 66 et 69).

Chapitre 8: Existentialismes et Littératures de l'absurde

1942: Camus, Le Mythe de Sisyphe (fiche 71 ).

1943; Sartre, L'Être et' le néant (fiche 72).

1945 · Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (fiche??).

1946: Martin Heidegger, Lettre sur l'humanisme à Jean Beaufret (fiche 71).

Sartre, L'existentialisme est un humanisme (fiche 72).

1948: Sartre, Qu'est~ce que la littérature? (fiche 76)

1951: Camus, L'Homme révolté (fiche 73).

1957 Camus, Discours de Stockholm (fiche 73).

1962: Ionesco, Notes et Contre-notes (fiche 79).

Chapitre 9: '<Nouveau roman l> ou mort du roman?

1956: Nathalie Sarraute, L'Ère du soupçon (fiche 83).

1960: Michel Butor, Répertoire I (fiche 83).

1963: Alain Robbe-Grillet, Pour un Nouveau Roman (fiche 83).

1967: Jean Ricardou, Problèmes du Nouveau Roman (tlche 83).

Chapitre 10: L'OuLiPo, du jeu à la création

1963: François Le Lionnais, premier Manifeste (fiche 96).

1973: François Le Lionnais, deuxième Manifesle (fiche 96).

1985: François Le Lionnais, troisième }vfanifeste (tïche 96).

Bibliographie critique

1. ouvmges généraux

111 Sur les problèmes posés par l'histoire littéraire et son enseignement

·Armand, A., L'Histoire littéraire, théories et pratiques, Bertrand:..Lacoste, CRDP Midi-Pyrénées, 1993. ·Compagnon, A., La Troisième République des Lettres, Seuil, 1983.

• Fraisse,.L., L'Histoire littéraire :ses méthodes et ses résultats. Mélanges offerts à Madeleine Bertaud, réunis par Luc Fraisse, Droz, 2001.

• Lanson, G., Essais de méthode, de critique et d'histoire littéraire, textes réunis et préfacés par H. Peyre, Hachette, 1965.

·Roh ou, J., L'Histoire littéraire: objets et méthodes, Nathan, colL<< 128 ll, 1996.

m Sur la littérature française

• Bersani, J., Autrand, M., Lecarme, J., Vercier, B., La Littérature en France depuis 1945, Bordas, 1974.

·Van Tîeghem, Ph., Les Grandes Doctrines littéraires en ]~'rance de la Pléiade au surréalisme, PUF, coll. '< Quadrige ll, 1990.

• Vercier, B., Lecarme, J., La Littérature en France depuis 1968, Bordas, 1982.

• Vîart, D., Vercier, B., l,a Littérature française au présent, Bordas, 2" édition, 2008.

11. Les courants et les mouvements 1. Sur le xvie siècle : Humanisme et Renaissance

·Bellenger, Y., Du Bellay: ses" Regrets» qu'il fit dans Rome, Nizet, 1975.

·Cassirer, E., Individu et cosmos dans la philosophie de la Renais.1ance, Minuit, 1983.

• Margolin, J.-C., L'Humanisme en Europe au temps de La Renaissance, PUF, colL<' Que sais-je?)>, 1981.

• Delumeau, J., La Civilisation de la Renaissance, Arthaud, 1967.

• Starobinski, J., Montaigne en mouvement, Gallimard, 1982.

2. Sur le XVII" siècle: Baroque et classicisme

• Bénichou, P., Morales du Grand Siècle, Gallimard, colL<< _Folio Essais >l, 1988.

·Bury, E., Le Classicisme, Nathan, colL'< 128 », 1993.

·Rousset, J., Anthologie de la poésie baroque française, José Corti, 1988.

• Rousset, J., La Littérature de l'âge baroque en France. Circé et le Paon, José Corti, 1953.

3. Sur le xvm• siècle: Lumières et critique des Lumières

• Bénichou, P., Le Sacre de l'écrivain, Gallimard, colL " Bibliothèque des idées >J, 1996.

• Cassirer, E., La Philosophie -des Lumières, Fayard, 1966.

• Goulemot, J.-M., Adieu les philosophes. Que reste-t-il des Lumières?, Seuil, 2001.

• Mauzi, R., L'Idée de bonheur au XVIII" siècle, Armand Colin, 1960.

• Starobinski, )., Jean-jacques Rousseau :la transparence et l'obstacle, Gallimard, colL "Tel», 1976.

• Tatin-Gourier, ).-J., Ure les Lumières, Dunod, 1996.

4. Sur le XIXc siècle : Romantisme et Parnasse

• Bénichou, P., Le Temps des prophètes: Doctrines de l'âge romantique, 1977; Les Mage;; romantiques, 1988 ; L'École du désenchantement, Gallimard, colL << Bibliothèque des idées».

·Millet, C, L'Esthétique romantique en France, Pocket, coll. «Agora ll, 1994.

249

Page 235: 100 fiches.pdf

250

• Raimond, M., Le Roman depuis la Révolution, Armand Colin, 1967.

• Raymond, M., De Baudelaire au surréalisme, José Corti, 1969.

• Rincé, D., Baudelaire et la modernité poétique, PUE 1983.

5. Sur le XIXc siècle: Réalisme et naturalisme

• Cogny, P., Le Naturalisme, colloque de Cerisy, UGE, coll. " 10-18 », 1978.

• Mitterand, H, Zola et le naturalisme, PUF, colL « Que sais-je? )), 1986.

• Pagès, A., Le Naturalisme, PUF, coll.« Que sais-je?>>, 1'989.

6. Sur le XIXc siède : Symbolisme et décadence

• Bonnefoy, Y., Rimbaud par lui-même, Seuil,·call.-« ·Écrivains de toujours)), 1961.

• Marchal, B., Lire le symbolisme, Dunod, 1993.

• Martino, P., Parnasse et symbolisme, Armand Colin, 1967.

• Richard, J.-P., Poésie et profOndeur, Seuil, 1976.

7. Sur le xx• siècle : Dadaïsme, surréalisme, modernités dissidentes

• Behar, H., Carassou, M., Dada, histoire d'une subversion, Fayard, 1990.

• Bonnefoy, Y., Entretiens sur la poésie, Mercure de France, 1990.

• Clébert, J.-C., Dictionnaire du surréalisme, Seuil, 1996.

• Leuwers, D., Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Bordas, 1990.

• Nadeau, M., Histoire du surréalisme, «Points »,Seuil, 1970.

8. Sur le :xxe siècle: Existentialismes et littératures de l'absurde

• Abirached, R., La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Gallimard, coll.<< Tel», 1994.

• Esslin, M., Le Théâtre de l'absurde, Buchet-Chastel, 1963.

• Guérin, J.-Y. (dir.), Dictionnaîre,Albert Camus, Robert Laffont, coll. « Bouquins)), 2009.

• Jacquard, E., Le Théâtre de dérision, Gallimard, coll.<< Tel», 1998.

• Serreau, G., Histoire du« Nouveau Théâtre», Gallimard, colL «Idées», 1966.

• Simon, A., Beckett, Belfond, 1983.

9. Sur le xxe siècle:« Nouveau roman >rou mort du roman?

• Bonhomme, B., Claude Simon, l'écriture cinématographique, Presses de l'université Paris-Sorbonne, 2005.

• Bonhomme, B., Le Roman au XX" siècle à travers dix auteurs: de Proust au << nouveau roman »,

Ellipses, 1996.

• Duga~t- Portc->s, E, Le Nouveau Roman, une césure dans l'histoire du récit, Nathan Université, coll. «Fac littérature», 2001.

• Murcia, C., Nouveau Roman, nouveau cinéma, Nathan, 1998.

• Rabaté, D., Le Roman français depuis 1900, PUF, colL« Que sais-je?», 1998.

• Viart, D, Le Roman français au XX" siècle, Hachette« Supérieur >r, 1999.

10. Sur le :xxc siècle: V OuLiPo, du jeu à la création

• Anthologie de l'Oulipo, Gallimard, coll. « Poésie», 2009.

• Atlas de littérature potentielle, Gallimard, colL« Folio-essais», 1988.

• Le Tellier, H., Esthétique de l'Oulipo, Le Castor astral, 2006.

• Magazine littéraire, l1° 398, « Cüulipo »,mai 2001.

• Magné, B., Georges Perec, Nathan-Université, coll.« écrivains 128 », 1999.

• OuLiPo, La Littérature potentielle, Gallimard, colL « Folio-essais)), 1988.

Index des auteurs Les numéros indiqués renvoient aux fiches.

AcLîmov (Arthur), 79, 80 Agoult (Marie d'), 37

Alain-Fournier (Henri-Alban Fournier, dit), 58,60 Alembert (Jean le Rond d'), 24, 27, 28 Alexis (Paul), 45, 46, 50 Amie! (Henri-Frédéric), 32 Amouretti (Frédéric), 57 Anacréon, 8, 39 Anouilh (jean), 79

Apollinaire (Guillaume), 54,61-64,68,69 Aragon (Louis), 63-67, 76, 93 Arcos (René), 62 Aristote, 3, 17, 18, 20, 41, 91 Arnaud (Noël), 92

Arnauld (Antoine, dit le Grand Arnauld), 19 Arnim (Achim von), 64 Aron (Raymond), 74 Artaud (Antonin), 66, 68, 77, 79,80 Aubignac (François Hédelin, abbé d'), 17, 18 Aubigné (Agrippa d'), 8, li, 12, J3 Audiberti (Jacques), 77 Augustin (saint), 29, 73

B Bachelard (Gaston), 86

Baïf (Jean-Antoine de), 5, 8 Baju (Anatole), 51 Bali (Hugo), 63

Balzac (Honoré de), 33, 37, 40, 41, 46, 47, 65, 67,84,86

Banville (Théodore de), 39

Barbey d' Aurevil!y (Jules), 39, 48, 59 Barrès (Maurice), 50

Bartas (Guillaume du), ll Bataille (Georges), 85, 89,94

Baudeau de Somaize (Antoine), 16

Baudelaire (Charles), 15, 17, 33,38-40,42,43, 46,51-56, 58··61, 70,79

Bayle (Pierre), 20, 21, 22 Beaudouin (Valérie), 92

Beaumarchais (Pierre-Augustin Caron de), 26 Beauvoir (Simone de), 72,74-76 Becker (Daniel Levin), 98

Beckett (Samuel), 71,77-80,84,85, 87,90 Becque (Henry), 50 Belleau (Rémy), 5, 8

Bénabou (Marcel), 91-93, 97 Bens (Jacques), 92, 93, 95-97 Benserade (Isaac de), 16 Bergson (Henri), 63 Bernard (Chude), 45,47

Bernardin de Saint-Pierre (Jacques-Henri), 29, 31 Bertrand (Aloysius), 33, 38, 58 Beyle (Henri) ~voir Stendhal Bèze (Théodore de), 6 Billetdoux (François), 80 Blanchot (Maurice), 85, 89 Blavier (André), 98 Bloy (Léon), 59 Boccace (Giovanni), 5 Bodin (Jean), 111 Boileau (Nicolas), 15, 17,20 Boisdeffre (Pierre), 83 Boisrobert (François Le Métel de), 18 Bolingbroke (Henry Saint John, vicomte de), 22 Bonald (Louis de), 59 Bonnetain (Paul), 48 Borel (Pétrus), 33, 38 Bossuet (Jacques-Bénigne), 17, 19, 20,25 Bougainville (Louis-Antoine de), 21 Bouhours (Dominique), 17 Bouilhet (Louis), 49 Bourget (Paul), 48, 51, 55 Braffort (Paul), 92, 96, 99 Braînart (Joël), 98 Brasillach (Robert), 76 Brecht (Bertolt), 79, 80, 82 Breton (André), 61,63-70,74,76, 77, 79, 92,94 Brotchie (Alastair), 98 Brunetière (Ferdinand), 17,48 Budé (Guillaume), 1, 2, 4 Butor (Michel), 82-86, 100 Byron (George Gordon, dit Lord), 32, 33, 36,

56,59

c Calderôn (Pedro), 14 Callimaque, 91 Calvin (Jean), 4

Calvino (ltalo ), 92, 93, 98, 99 Camus (Albert), 53,71-74,76,77, 81,85 Caradec (François), 92, 93,97 Catulle, 5, 9 Cayrol (Jean), 85 Céard (Henry), 46, 48, 50

251

Page 236: 100 fiches.pdf

250

• Raimond, M., Le Roman depuis la Révolution, Armand Colin, 1967.

• Raymond, M., De Baudelaire au surréalisme, José Corti, 1969.

• Rincé, D., Baudelaire et la modernité poétique, PUE 1983.

5. Sur le XIXc siècle: Réalisme et naturalisme

• Cogny, P., Le Naturalisme, colloque de Cerisy, UGE, coll. " 10-18 », 1978.

• Mitterand, H, Zola et le naturalisme, PUF, colL « Que sais-je? )), 1986.

• Pagès, A., Le Naturalisme, PUF, coll.« Que sais-je?>>, 1'989.

6. Sur le XIXc siède : Symbolisme et décadence

• Bonnefoy, Y., Rimbaud par lui-même, Seuil,·call.-« ·Écrivains de toujours)), 1961.

• Marchal, B., Lire le symbolisme, Dunod, 1993.

• Martino, P., Parnasse et symbolisme, Armand Colin, 1967.

• Richard, J.-P., Poésie et profOndeur, Seuil, 1976.

7. Sur le xx• siècle : Dadaïsme, surréalisme, modernités dissidentes

• Behar, H., Carassou, M., Dada, histoire d'une subversion, Fayard, 1990.

• Bonnefoy, Y., Entretiens sur la poésie, Mercure de France, 1990.

• Clébert, J.-C., Dictionnaire du surréalisme, Seuil, 1996.

• Leuwers, D., Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Bordas, 1990.

• Nadeau, M., Histoire du surréalisme, «Points »,Seuil, 1970.

8. Sur le :xxe siècle: Existentialismes et littératures de l'absurde

• Abirached, R., La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Gallimard, coll.<< Tel», 1994.

• Esslin, M., Le Théâtre de l'absurde, Buchet-Chastel, 1963.

• Guérin, J.-Y. (dir.), Dictionnaîre,Albert Camus, Robert Laffont, coll. « Bouquins)), 2009.

• Jacquard, E., Le Théâtre de dérision, Gallimard, coll.<< Tel», 1998.

• Serreau, G., Histoire du« Nouveau Théâtre», Gallimard, colL «Idées», 1966.

• Simon, A., Beckett, Belfond, 1983.

9. Sur le xxe siècle:« Nouveau roman >rou mort du roman?

• Bonhomme, B., Claude Simon, l'écriture cinématographique, Presses de l'université Paris-Sorbonne, 2005.

• Bonhomme, B., Le Roman au XX" siècle à travers dix auteurs: de Proust au << nouveau roman »,

Ellipses, 1996.

• Duga~t- Portc->s, E, Le Nouveau Roman, une césure dans l'histoire du récit, Nathan Université, coll. «Fac littérature», 2001.

• Murcia, C., Nouveau Roman, nouveau cinéma, Nathan, 1998.

• Rabaté, D., Le Roman français depuis 1900, PUF, colL« Que sais-je?», 1998.

• Viart, D, Le Roman français au XX" siècle, Hachette« Supérieur >r, 1999.

10. Sur le :xxc siècle: V OuLiPo, du jeu à la création

• Anthologie de l'Oulipo, Gallimard, coll. « Poésie», 2009.

• Atlas de littérature potentielle, Gallimard, colL« Folio-essais», 1988.

• Le Tellier, H., Esthétique de l'Oulipo, Le Castor astral, 2006.

• Magazine littéraire, l1° 398, « Cüulipo »,mai 2001.

• Magné, B., Georges Perec, Nathan-Université, coll.« écrivains 128 », 1999.

• OuLiPo, La Littérature potentielle, Gallimard, colL « Folio-essais)), 1988.

Index des auteurs Les numéros indiqués renvoient aux fiches.

AcLîmov (Arthur), 79, 80 Agoult (Marie d'), 37

Alain-Fournier (Henri-Alban Fournier, dit), 58,60 Alembert (Jean le Rond d'), 24, 27, 28 Alexis (Paul), 45, 46, 50 Amie! (Henri-Frédéric), 32 Amouretti (Frédéric), 57 Anacréon, 8, 39 Anouilh (jean), 79

Apollinaire (Guillaume), 54,61-64,68,69 Aragon (Louis), 63-67, 76, 93 Arcos (René), 62 Aristote, 3, 17, 18, 20, 41, 91 Arnaud (Noël), 92

Arnauld (Antoine, dit le Grand Arnauld), 19 Arnim (Achim von), 64 Aron (Raymond), 74 Artaud (Antonin), 66, 68, 77, 79,80 Aubignac (François Hédelin, abbé d'), 17, 18 Aubigné (Agrippa d'), 8, li, 12, J3 Audiberti (Jacques), 77 Augustin (saint), 29, 73

B Bachelard (Gaston), 86

Baïf (Jean-Antoine de), 5, 8 Baju (Anatole), 51 Bali (Hugo), 63

Balzac (Honoré de), 33, 37, 40, 41, 46, 47, 65, 67,84,86

Banville (Théodore de), 39

Barbey d' Aurevil!y (Jules), 39, 48, 59 Barrès (Maurice), 50

Bartas (Guillaume du), ll Bataille (Georges), 85, 89,94

Baudeau de Somaize (Antoine), 16

Baudelaire (Charles), 15, 17, 33,38-40,42,43, 46,51-56, 58··61, 70,79

Bayle (Pierre), 20, 21, 22 Beaudouin (Valérie), 92

Beaumarchais (Pierre-Augustin Caron de), 26 Beauvoir (Simone de), 72,74-76 Becker (Daniel Levin), 98

Beckett (Samuel), 71,77-80,84,85, 87,90 Becque (Henry), 50 Belleau (Rémy), 5, 8

Bénabou (Marcel), 91-93, 97 Bens (Jacques), 92, 93, 95-97 Benserade (Isaac de), 16 Bergson (Henri), 63 Bernard (Chude), 45,47

Bernardin de Saint-Pierre (Jacques-Henri), 29, 31 Bertrand (Aloysius), 33, 38, 58 Beyle (Henri) ~voir Stendhal Bèze (Théodore de), 6 Billetdoux (François), 80 Blanchot (Maurice), 85, 89 Blavier (André), 98 Bloy (Léon), 59 Boccace (Giovanni), 5 Bodin (Jean), 111 Boileau (Nicolas), 15, 17,20 Boisdeffre (Pierre), 83 Boisrobert (François Le Métel de), 18 Bolingbroke (Henry Saint John, vicomte de), 22 Bonald (Louis de), 59 Bonnetain (Paul), 48 Borel (Pétrus), 33, 38 Bossuet (Jacques-Bénigne), 17, 19, 20,25 Bougainville (Louis-Antoine de), 21 Bouhours (Dominique), 17 Bouilhet (Louis), 49 Bourget (Paul), 48, 51, 55 Braffort (Paul), 92, 96, 99 Braînart (Joël), 98 Brasillach (Robert), 76 Brecht (Bertolt), 79, 80, 82 Breton (André), 61,63-70,74,76, 77, 79, 92,94 Brotchie (Alastair), 98 Brunetière (Ferdinand), 17,48 Budé (Guillaume), 1, 2, 4 Butor (Michel), 82-86, 100 Byron (George Gordon, dit Lord), 32, 33, 36,

56,59

c Calderôn (Pedro), 14 Callimaque, 91 Calvin (Jean), 4

Calvino (ltalo ), 92, 93, 98, 99 Camus (Albert), 53,71-74,76,77, 81,85 Caradec (François), 92, 93,97 Catulle, 5, 9 Cayrol (Jean), 85 Céard (Henry), 46, 48, 50

251

Page 237: 100 fiches.pdf

Céline (Louis-Ferdinand), 4, 72 Cendrars (Blaise), 58, 69 Cervantès (Miguel de), 14 Césaire (Aimé), 66 Chambers (Ephraïm), 24 Chambers (Ross), 98 Champfleury ~ voir Husson Chapelain (Jean), 18 Chapman (Stanley), 98 Char (René), 52, 66, 67, 68, 70, 76 Chassignet (Jean-Baptiste), 11 Chateaubriand (François René de), 4, 7, 29,

31-36,41,81,86 Chénier (André), 29 Chennevière (Georges), 62 Choderlos de Lados (Pierre Ambroise

François), 26 Cicéron, 3 Cioran (Emil), 78, 79 Claretie (Jules), 50 Claudel (Paul), 55, 56, 60, 66, 69, 70, 77 Cohen (Albert), 83, 84 Coleridge (Samuel Taylor), 32 Comte (Auguste), 42, 45,48 Condillac (Étienne Bonnot de), 27 Condorcet (Nicolas de Caritat, marquis de), 23 Constant (Benjamin), 30, 39 Coppée (François), 39, 45, 50 Corbière (Tristan), 53, 56 Corneille (Pierre), 3, 14, 17-19, 25 Corneille (Thomas), 18 Coste (Numa), 45 Couin (l'abbé), 16 Courteline (Georges), 77 Crétin (Guillaume), 91 Crevel (René), 66 Cros (Charles), 39, 51, 56,58

D Damilaville (Étienne Noël), 24 Daniel (Arnaut), 93 Dante (Durante Alighieri, dit), 5, 60, 93 Dacier (Anne), 20 Daudet (Alphonse), 43, 45, 46, 48 Daumal (René), 69 Darwin (Charles), 45 Darzens (Rodolphe), 58 Deffand (Marie de Vichy-Chamrond, marquise

du, dite Mm~ du), 22 Defoe (Daniel), 29 Delille (Jacques, abbé), 26,29 Demeny (Paul), 52

252

Dermée (Paul), 61 Desbordes-Valmore (Marceline), 33,35 Descartes (René), 19, 20,22 Descaves (Lucien), 48 Deschamps (Émile), 33, 34 Desnos (Robert), 66, 68, 69, 76 Desportes (Philippe), 11, 15 Diderot (Denis), 21, 22, 24- 31, 45 Diogène, 4 Dolet (Étienne), 1 Dorat (Jean), 5, 7, 8 Dostoïevski (Fedor Mikhaïlovitch), 84, 87 Drieu La Rochelle (Pierre), 76 Du Bellay (Guillaume), 4, 7 Du Bellay (Jean), 4, 7 Du Bellay (Joachim), 5-8, 91 Dubillarcl (Roland), 80 Ducasse (Isidore, dit comte de Lautréamont),

56,64,68 Duhamel (Georges), 62 Dujardin (Édouard), 51, 8 l Dumarsais (César Chesneau), 22,24 Dumas (Alexandre), 33, 34, 36 Duranty (Edmond), 42, 44 Duras (Marguerite), 76, 85, 89,90

E Echenoz (Jean), 85 Eliade (Mircea), 79 Éluard (eugène Émile Paul Grinde!, dit Paul),

63, 65-68, 70, 76 Épicure, 91 Épinay (Louise d', dite Mme d'), 27 Érasme, l-4, 10 Eschyle, 17 hsope, 19 Euripide, 18, 20

F Farigoule (Louis) ;. voir Romains Faulkner (William), 73, 81, 82 Fénelon (François de Salignac de La Mothe-

Fénelon, dit), 20,21 Feydeau (Georges), 77 Ficin (Marsile), 1, 8 Flaubert (Gustave), 35, 36,41-49,65,83,84 Fontenelle (Bernard Le Bouyer de), 20-22,28 Forneret (Xavier), 38 Fort (Paul), 57,60 Foucault (Michel), 84 Fournel (Paul), 92, 97, 99 France (Anatole), 50, 65, 66 Fréron (Élie), 28

Freud (Sigmund), 63,65 Furetière (Antoine), 17

Galien, 4

Galland (Antoine), 36 Gandillac (Maurice de), 79 Garréta (AnneE), 92, 97 Gautier (Théophile), 33, 34, 38, 39, 52, 53 Genet (Jean), 76,80 Geoffrin (Marie-Thérèse Rodet), 22 Ghelderode (Michel de), 77 Ghil (René), 51, 54,55 Gibbon (Edward), 51 Gide (André), 57, 70, 76, 81 Giono (Jean), 76, 83, 84, 100 Goethe (Johann Wolfgang von), 30, 32, 38, 91,98 Gombauld (Jean Ogier de), l3 Goncourt (Edmond de), 42-46,48-50 Goncourt (Jules de), 42-46, 50, 81 Gourmont (Rémy de), 54, 57, 58, 60, 81

Gracq (Louis Poirier, dit Julien), 66, 70, 81,83 Grangaud (Michelle), 92, 97 Gray (Thomas), 32 Guéhenno (Jean), 76 Guez de Balzac (Jean), 15 Guiches (Gustave), 48 Guilleragues (Gabriel de), 19 Guizot (François), 34, 36, 51 Gurdjieff (Georges), 69

H Hardy (Alexandre), 14 Haugure (Reine), 97 Hegel (Georg \Nïlhelm Priedrich), 71 Heidegger (Martin), 71 Heinsius (Daniel), 17 Helvétius (Claude~ Adrien), 23, 24, 28

Hennique (Léoll), 46, 50 Henriot (Émile), 82 Héraclite, 70 Heredia (José Maria de), 39, 57 Hippocrate, 4

Hoffman (Ernst Theod.or), 40 Holbac (Paul!Ienri Thiry), 22, 24, 27, 28 Hülderlin (Friedrich), 32 Homère, 5, 17, 56,57 l·{orace, 5, 6, 9, 13, 17, 18

Houdar de La Motte (Antoine), 20 Hugo (Abel), 33 Hugo (Victor), 31, 33-39,41,47, 52, 53, 56, 60,

64,67

Huret (Jules), 50, 51,60 Husserl (Edmund), 71 Husson (Jules, dit Champfleury), 42,44 Huysmans (Joris-Karl), 44, 46, 48, 50, 51, 54,

56,58,59

Ibsen (Henrik), 50 Ionesco (Eugène), 77, 79,80

J jarry (Alfred), 77,91 jaspers (Karl), 71 Jaucourt (Louis de, dit chevalier de), 23,24 Jeanson (Francis), 74 jodelle (Étienne), 5, 8 jouet (Jacques), 92, 93, 97,99 jouffroy (Alain), 66 Jouve (Pierre Jean), 62 joyce (James), 78, 81, 84, 95, 98

K Kafka (Franz), 80, 81, 84, 87, 90, 95 Kahn (Gustave), 57,58 Kant (Emmanuel), 21, 22 Kateb Yacine, 85 Keats (John), 32 Kierkegaard (Seifen), 71 K\eiste (Heinrich von), 32 Koltès (Bernard-Marie), 80

l Labé (Louise), 8 La Boétie (Étienne de), 10 La Bruyère (jean de), 18-20 La Ceppède (Jean de), 13 La Fayette (Marie-Madeleine Pioche de la Vergne,

comtesse de, dite M""' de), 14, 16, 17, 19 La Fontaine (Jean de), 13, 16, 19, 20, 26, 93 Laforgue (Jules), 51, 56, 57, 60,67 Lagarce (Jean-Luc), 80 Lamartine (Alphonse de), 29, 30, 33, 35, 36 La Ménardière (Hippolyte-Jules Pilet de), 18 Lamennais (Félicité Robert de), 10, 33, 37

La Mothe Le Vayer (François de), 19 Lampedusa (Giuseppe Tomasi di), 90 La Pérouse (Jean-François de Galaup,

comte de), 21 La Péruse (Jean de), 5, 8 La Ramée (Pierre de), 20 La Rochefoucauld (François de), 16, 17, 19 La Tailhède (Raymond de), 57

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Céline (Louis-Ferdinand), 4, 72 Cendrars (Blaise), 58, 69 Cervantès (Miguel de), 14 Césaire (Aimé), 66 Chambers (Ephraïm), 24 Chambers (Ross), 98 Champfleury ~ voir Husson Chapelain (Jean), 18 Chapman (Stanley), 98 Char (René), 52, 66, 67, 68, 70, 76 Chassignet (Jean-Baptiste), 11 Chateaubriand (François René de), 4, 7, 29,

31-36,41,81,86 Chénier (André), 29 Chennevière (Georges), 62 Choderlos de Lados (Pierre Ambroise

François), 26 Cicéron, 3 Cioran (Emil), 78, 79 Claretie (Jules), 50 Claudel (Paul), 55, 56, 60, 66, 69, 70, 77 Cohen (Albert), 83, 84 Coleridge (Samuel Taylor), 32 Comte (Auguste), 42, 45,48 Condillac (Étienne Bonnot de), 27 Condorcet (Nicolas de Caritat, marquis de), 23 Constant (Benjamin), 30, 39 Coppée (François), 39, 45, 50 Corbière (Tristan), 53, 56 Corneille (Pierre), 3, 14, 17-19, 25 Corneille (Thomas), 18 Coste (Numa), 45 Couin (l'abbé), 16 Courteline (Georges), 77 Crétin (Guillaume), 91 Crevel (René), 66 Cros (Charles), 39, 51, 56,58

D Damilaville (Étienne Noël), 24 Daniel (Arnaut), 93 Dante (Durante Alighieri, dit), 5, 60, 93 Dacier (Anne), 20 Daudet (Alphonse), 43, 45, 46, 48 Daumal (René), 69 Darwin (Charles), 45 Darzens (Rodolphe), 58 Deffand (Marie de Vichy-Chamrond, marquise

du, dite Mm~ du), 22 Defoe (Daniel), 29 Delille (Jacques, abbé), 26,29 Demeny (Paul), 52

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Dermée (Paul), 61 Desbordes-Valmore (Marceline), 33,35 Descartes (René), 19, 20,22 Descaves (Lucien), 48 Deschamps (Émile), 33, 34 Desnos (Robert), 66, 68, 69, 76 Desportes (Philippe), 11, 15 Diderot (Denis), 21, 22, 24- 31, 45 Diogène, 4 Dolet (Étienne), 1 Dorat (Jean), 5, 7, 8 Dostoïevski (Fedor Mikhaïlovitch), 84, 87 Drieu La Rochelle (Pierre), 76 Du Bellay (Guillaume), 4, 7 Du Bellay (Jean), 4, 7 Du Bellay (Joachim), 5-8, 91 Dubillarcl (Roland), 80 Ducasse (Isidore, dit comte de Lautréamont),

56,64,68 Duhamel (Georges), 62 Dujardin (Édouard), 51, 8 l Dumarsais (César Chesneau), 22,24 Dumas (Alexandre), 33, 34, 36 Duranty (Edmond), 42, 44 Duras (Marguerite), 76, 85, 89,90

E Echenoz (Jean), 85 Eliade (Mircea), 79 Éluard (eugène Émile Paul Grinde!, dit Paul),

63, 65-68, 70, 76 Épicure, 91 Épinay (Louise d', dite Mme d'), 27 Érasme, l-4, 10 Eschyle, 17 hsope, 19 Euripide, 18, 20

F Farigoule (Louis) ;. voir Romains Faulkner (William), 73, 81, 82 Fénelon (François de Salignac de La Mothe-

Fénelon, dit), 20,21 Feydeau (Georges), 77 Ficin (Marsile), 1, 8 Flaubert (Gustave), 35, 36,41-49,65,83,84 Fontenelle (Bernard Le Bouyer de), 20-22,28 Forneret (Xavier), 38 Fort (Paul), 57,60 Foucault (Michel), 84 Fournel (Paul), 92, 97, 99 France (Anatole), 50, 65, 66 Fréron (Élie), 28

Freud (Sigmund), 63,65 Furetière (Antoine), 17

Galien, 4

Galland (Antoine), 36 Gandillac (Maurice de), 79 Garréta (AnneE), 92, 97 Gautier (Théophile), 33, 34, 38, 39, 52, 53 Genet (Jean), 76,80 Geoffrin (Marie-Thérèse Rodet), 22 Ghelderode (Michel de), 77 Ghil (René), 51, 54,55 Gibbon (Edward), 51 Gide (André), 57, 70, 76, 81 Giono (Jean), 76, 83, 84, 100 Goethe (Johann Wolfgang von), 30, 32, 38, 91,98 Gombauld (Jean Ogier de), l3 Goncourt (Edmond de), 42-46,48-50 Goncourt (Jules de), 42-46, 50, 81 Gourmont (Rémy de), 54, 57, 58, 60, 81

Gracq (Louis Poirier, dit Julien), 66, 70, 81,83 Grangaud (Michelle), 92, 97 Gray (Thomas), 32 Guéhenno (Jean), 76 Guez de Balzac (Jean), 15 Guiches (Gustave), 48 Guilleragues (Gabriel de), 19 Guizot (François), 34, 36, 51 Gurdjieff (Georges), 69

H Hardy (Alexandre), 14 Haugure (Reine), 97 Hegel (Georg \Nïlhelm Priedrich), 71 Heidegger (Martin), 71 Heinsius (Daniel), 17 Helvétius (Claude~ Adrien), 23, 24, 28

Hennique (Léoll), 46, 50 Henriot (Émile), 82 Héraclite, 70 Heredia (José Maria de), 39, 57 Hippocrate, 4

Hoffman (Ernst Theod.or), 40 Holbac (Paul!Ienri Thiry), 22, 24, 27, 28 Hülderlin (Friedrich), 32 Homère, 5, 17, 56,57 l·{orace, 5, 6, 9, 13, 17, 18

Houdar de La Motte (Antoine), 20 Hugo (Abel), 33 Hugo (Victor), 31, 33-39,41,47, 52, 53, 56, 60,

64,67

Huret (Jules), 50, 51,60 Husserl (Edmund), 71 Husson (Jules, dit Champfleury), 42,44 Huysmans (Joris-Karl), 44, 46, 48, 50, 51, 54,

56,58,59

Ibsen (Henrik), 50 Ionesco (Eugène), 77, 79,80

J jarry (Alfred), 77,91 jaspers (Karl), 71 Jaucourt (Louis de, dit chevalier de), 23,24 Jeanson (Francis), 74 jodelle (Étienne), 5, 8 jouet (Jacques), 92, 93, 97,99 jouffroy (Alain), 66 Jouve (Pierre Jean), 62 joyce (James), 78, 81, 84, 95, 98

K Kafka (Franz), 80, 81, 84, 87, 90, 95 Kahn (Gustave), 57,58 Kant (Emmanuel), 21, 22 Kateb Yacine, 85 Keats (John), 32 Kierkegaard (Seifen), 71 K\eiste (Heinrich von), 32 Koltès (Bernard-Marie), 80

l Labé (Louise), 8 La Boétie (Étienne de), 10 La Bruyère (jean de), 18-20 La Ceppède (Jean de), 13 La Fayette (Marie-Madeleine Pioche de la Vergne,

comtesse de, dite M""' de), 14, 16, 17, 19 La Fontaine (Jean de), 13, 16, 19, 20, 26, 93 Laforgue (Jules), 51, 56, 57, 60,67 Lagarce (Jean-Luc), 80 Lamartine (Alphonse de), 29, 30, 33, 35, 36 La Ménardière (Hippolyte-Jules Pilet de), 18 Lamennais (Félicité Robert de), 10, 33, 37

La Mothe Le Vayer (François de), 19 Lampedusa (Giuseppe Tomasi di), 90 La Pérouse (Jean-François de Galaup,

comte de), 21 La Péruse (Jean de), 5, 8 La Ramée (Pierre de), 20 La Rochefoucauld (François de), 16, 17, 19 La Tailhède (Raymond de), 57

253

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"autréamont (comte de)~ voir Ducasse "e Breton (André), 24 "e Brun (Philippe-Alexandre), 26 ~e Clézio (Jean Marie Gustave), 90 ~ecomte (Roger Gilbert), 69 ~econte (Charles Marie, dit Leconte de Lisle),

39,50,52 _.efèvre d'Étaples (Jacques), 1 ~efranc de Pompignan (Jean-Jacques), 26 ~,eibniz (Gottfried 'Wilhelm), 25 Leiris (Michel), 66, 74, 91 l.e Lionnais (François), 91, 92,94-96 l-emaître (Jules), 50 Lenclos (Anne, dite Ninon de), 16 Léonard (Nicolas Germain), 29 Le Poittevin (Alfred), 49 Lescure (Jean), 92,93 Lespinasse (Julie de), 22, 29 Le Tellier (Hervé), 92,97 Lévi-Strauss (Claude), 66, 81,84 L'Hermite (Tristan), 13 Limbour (Georges), 66 Lîngendes (Jean de), 13 Locke()ohn),20,21,25 Lorrain (Jean), 60 Loti (Pierre), 48 Lucain, 9 Lucien, 3 Lucrèce, 9 Lusson (Pierre), 96 Luther (Martin), 1, 2

Machiavel (Nicolas), 3 Macpherson (James), 32,36 Maeterlinck (Maurice), 60 Maïakovski (Vladimir), 66 Mairet (Jean), 14,18 Maistre (Joseph de), 28 Malherbe(François de), 13, 15, 17 Mallarmé (Stéphane), 39, 50, 51,53-60 Malleville (Claude de), 16 Malraux (André), 76,81 Mandiargues (André Pieyre de), 66 Marbeuf (Pierre de), 13 Marcel (Gabriel), 71 Marguerite (Paul), 48, 50 Marinetti (Filippo Tommaso), 61,62 Marivaux (Pierre Carlet de Chamblain de), 22,

26,29,37,41 Marlowe (Christopher), 60 Marmontel (Jean-François), 24 Marot (Clément), 4, 5, 6, 8

254

Martial, 91 Martin du Gard (Roger), 76 Mathews (Harry), 92, 96-98 Matthieu (Pierre), 13 Maupassant (Guy de), 46, 49, 50 Mauriac (Claude), 82, 83,85 Maurras (Charles), 57 Maynard (François), 13 Melville (Herman), 95 Ménage (Gilles), 17 Mendès (Catulle), 39 Méré (Antoine Gombaud, chevalier de), 16, 19 Mérimée (Prosper), 36 Merleau-Ponty (Maurice), 7 J

Merrill (Stuart), 57 Meyrat (Robert), 69 Michaux (Henri), 100 Michelet (Jules), 36 Mirbeau (Octave), 50, 60,62 Mistral (Frédéric), 57 Modiano (Patrick), 90 Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit), 4, 14,

16-19,28 Molinet (Jean), 91 Monk (lan), 92, 97,98 Montaigne (Michel de), 1, 9, lü, 11, 20, 22 Montesquieu (Charles-Louis de Secondat,

baron de), 3, 21-26,51 Montgaillard, 13 More (Thomas), 2, 3 Moréas (Jean), 50, 51, 54,57 Motin (Pierre), l3 Mounier (Emmanuel), 76 Murger (Henry), 42 Musset (Alfred de), 33-37, 53

Nadeau (Maurice), 63,68 Nerval (Gérard de), 33, 36, 38, 58, 64, 68,81 Nicole (Pierre), 17, 18 Nietzsche (Friedrich), 69 Nizan (Paul), 76 Nodier (Charles), 33, 37, 38 Nouveau (Germain), 56 Novalis (Friedrich Freiher von Hardenberg, dit),

32,64

Obaldia (René de), 80 Ollier (Claude), 82,85 O'Neddy (Philothée), 33, 38 Ovide, 5, 7, 9, 91, 99

p Palissot (Charles), 28 Papillon de Lasphrise (Marc), 11,91 Parny (Évary de), 29 Pascal (Blaise), 9, 17, 19, 25, 71 Pastîor (Oskar), 98 Paulhan (Jean), 67, 76, 79 Péladan (Joséphin, dit Sâr Mérodack), 60 Peletier du Mans (Jacques), 5, 6, 7, 8 Perec (Georges), 92, 93,95-99 Péret (Benjamin), 64-67 Perrault (Charles), 19, 20,26 Pétrarque, 5, 7, 8 Phèdre, 19 Philippe (Charles-Louis), 62 Picabia (Francis), 63 Pic de La Mirandole (Jean), 1, 2 Pichette (Henri), 77 Pindare, 5, 6 Pinget (Robert), 82,85 Platon, 1, 3, 8, 10, 17, 22,23 Plessys (Maurice du), 57 Plotin, 1 Plutarque, 1, 2, 9, 10 Poe (Edgar Allan), 40, 54, 59 Ponge (Francis), 83 Pope (Alexander), 29 Prévert (Jacques), 66, 68, 91,94 Prévost (Antoine François Prévost d'Exiles,

dit l'abbé), 22, 26, 29, 37,41 Properce, 91 Proudhon (Pierre-Joseph), 43 Proust (Marcel), 31, 43, 51, 59, 70, 81,87 Prudhomme (Sully), 39 Pure (l'abbé de), 16 Pyrrhon, 9

Queneau (Raymond), 66, 76,91-100 Quesnay (Fraùçois), 24

R Rabelais (François), 2-5, 7, 10,91 Racan (Honorat de Bueil, dit marquis de), 13-15 Racine (Jean), 17-20, ~5, 26,31:,91 Rapin (René), 17 Raynaud (Ernest), 57 Régnier (Henri de), 57,60 Régnier (Mathurin), 13 Renan (Ernest), 42, 45 Renard (Jules), 50, 54 Renéville (André Rolland de), 69 Restif de La Bretonne (Nicolas Edme), 41

Reverdy (Pierre), 64, 65 Ribemont-Dessaignes (Georges), 66,69 Ricard (Louis Xavier de), 39 Ricardou (Jean), 82, 85 Richardson (Samuel), 26, 32 Richelet (César-Pierre), 17 Richter (Jean-Paul), 38 Rieux (Lionel des), 57 Rimbaud (Arthur), 52, 53,56-58,60,61, 63, 64,

70,86 Rivière (Jacques), 60 Robbe-Grillet (Alain), 82-85, 90 Rodenbach (Georges), 58 Rolland (Romain), 76 Rollinat (Maurice), 56 Romains (Jules), 62 Ronsard (Pierre de), 5-8, Il, 12, 15 Rosny (Joseph Henri, dit Rosny aîné), 48, 50 Rostand (Edmond), 77 Rotrou (jean de), !4 Roubaud (Jacques), 92, 93, 96, 97, 99 Rousseau (Jean-Jacques), 10,22-32,82 Roussel (Raymond), 91, 95, 96, 98

s Sade (Donatien Alphonse François, comte de,

dit le marquis de), 26,70 Saint-Amant (Marc-Antoine Girard de), 13, 38 Sainte-Beuve (Charles-Augustin), 33, 35, 37 Saint-Évremond (Charles de), 20 Saint-Gelais (Mellin de), 6 Saint-John Perse (Alexis leger, dit), 55,69 Saint-Lambert (Jean-François de), 24 Saint-Pol Roux (Paul Pierre Roux, dit), 50,66 Saint-Réal (César Vic hard de), 19 Saint-Simon (Louis de Rouvroy, duc de), 21 Sand (George), 37 Sarasîn (Jean-François), 16, 18 Sarraute (Nathalie), 82-85,87, 88 Sartre (Jean-Paul), 71-77,80,82,85, 87, lOO Scarron (Paul), 13, 14, 16,38 Scève (Maurice), 8 Schêlandre (Jean de), 14 Schelling (Friedrich Wilhelm Joseph von), 40 Schlegel (Friedrich), 17, 32, 34,36 Schlumberger (Jean), 76 Schopenhauer (Arthur), 45,49 Schuster (Jean), 66 Schwob (Marcel), 58 Scott (Walter), 36 Scudéry (Georges de), 18 Scudéry (Madeleine de, dite Mile de), 16 Sébillet (Thomas), 5 Sebond (Raymond), 9

255

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"autréamont (comte de)~ voir Ducasse "e Breton (André), 24 "e Brun (Philippe-Alexandre), 26 ~e Clézio (Jean Marie Gustave), 90 ~ecomte (Roger Gilbert), 69 ~econte (Charles Marie, dit Leconte de Lisle),

39,50,52 _.efèvre d'Étaples (Jacques), 1 ~efranc de Pompignan (Jean-Jacques), 26 ~,eibniz (Gottfried 'Wilhelm), 25 Leiris (Michel), 66, 74, 91 l.e Lionnais (François), 91, 92,94-96 l-emaître (Jules), 50 Lenclos (Anne, dite Ninon de), 16 Léonard (Nicolas Germain), 29 Le Poittevin (Alfred), 49 Lescure (Jean), 92,93 Lespinasse (Julie de), 22, 29 Le Tellier (Hervé), 92,97 Lévi-Strauss (Claude), 66, 81,84 L'Hermite (Tristan), 13 Limbour (Georges), 66 Lîngendes (Jean de), 13 Locke()ohn),20,21,25 Lorrain (Jean), 60 Loti (Pierre), 48 Lucain, 9 Lucien, 3 Lucrèce, 9 Lusson (Pierre), 96 Luther (Martin), 1, 2

Machiavel (Nicolas), 3 Macpherson (James), 32,36 Maeterlinck (Maurice), 60 Maïakovski (Vladimir), 66 Mairet (Jean), 14,18 Maistre (Joseph de), 28 Malherbe(François de), 13, 15, 17 Mallarmé (Stéphane), 39, 50, 51,53-60 Malleville (Claude de), 16 Malraux (André), 76,81 Mandiargues (André Pieyre de), 66 Marbeuf (Pierre de), 13 Marcel (Gabriel), 71 Marguerite (Paul), 48, 50 Marinetti (Filippo Tommaso), 61,62 Marivaux (Pierre Carlet de Chamblain de), 22,

26,29,37,41 Marlowe (Christopher), 60 Marmontel (Jean-François), 24 Marot (Clément), 4, 5, 6, 8

254

Martial, 91 Martin du Gard (Roger), 76 Mathews (Harry), 92, 96-98 Matthieu (Pierre), 13 Maupassant (Guy de), 46, 49, 50 Mauriac (Claude), 82, 83,85 Maurras (Charles), 57 Maynard (François), 13 Melville (Herman), 95 Ménage (Gilles), 17 Mendès (Catulle), 39 Méré (Antoine Gombaud, chevalier de), 16, 19 Mérimée (Prosper), 36 Merleau-Ponty (Maurice), 7 J

Merrill (Stuart), 57 Meyrat (Robert), 69 Michaux (Henri), 100 Michelet (Jules), 36 Mirbeau (Octave), 50, 60,62 Mistral (Frédéric), 57 Modiano (Patrick), 90 Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit), 4, 14,

16-19,28 Molinet (Jean), 91 Monk (lan), 92, 97,98 Montaigne (Michel de), 1, 9, lü, 11, 20, 22 Montesquieu (Charles-Louis de Secondat,

baron de), 3, 21-26,51 Montgaillard, 13 More (Thomas), 2, 3 Moréas (Jean), 50, 51, 54,57 Motin (Pierre), l3 Mounier (Emmanuel), 76 Murger (Henry), 42 Musset (Alfred de), 33-37, 53

Nadeau (Maurice), 63,68 Nerval (Gérard de), 33, 36, 38, 58, 64, 68,81 Nicole (Pierre), 17, 18 Nietzsche (Friedrich), 69 Nizan (Paul), 76 Nodier (Charles), 33, 37, 38 Nouveau (Germain), 56 Novalis (Friedrich Freiher von Hardenberg, dit),

32,64

Obaldia (René de), 80 Ollier (Claude), 82,85 O'Neddy (Philothée), 33, 38 Ovide, 5, 7, 9, 91, 99

p Palissot (Charles), 28 Papillon de Lasphrise (Marc), 11,91 Parny (Évary de), 29 Pascal (Blaise), 9, 17, 19, 25, 71 Pastîor (Oskar), 98 Paulhan (Jean), 67, 76, 79 Péladan (Joséphin, dit Sâr Mérodack), 60 Peletier du Mans (Jacques), 5, 6, 7, 8 Perec (Georges), 92, 93,95-99 Péret (Benjamin), 64-67 Perrault (Charles), 19, 20,26 Pétrarque, 5, 7, 8 Phèdre, 19 Philippe (Charles-Louis), 62 Picabia (Francis), 63 Pic de La Mirandole (Jean), 1, 2 Pichette (Henri), 77 Pindare, 5, 6 Pinget (Robert), 82,85 Platon, 1, 3, 8, 10, 17, 22,23 Plessys (Maurice du), 57 Plotin, 1 Plutarque, 1, 2, 9, 10 Poe (Edgar Allan), 40, 54, 59 Ponge (Francis), 83 Pope (Alexander), 29 Prévert (Jacques), 66, 68, 91,94 Prévost (Antoine François Prévost d'Exiles,

dit l'abbé), 22, 26, 29, 37,41 Properce, 91 Proudhon (Pierre-Joseph), 43 Proust (Marcel), 31, 43, 51, 59, 70, 81,87 Prudhomme (Sully), 39 Pure (l'abbé de), 16 Pyrrhon, 9

Queneau (Raymond), 66, 76,91-100 Quesnay (Fraùçois), 24

R Rabelais (François), 2-5, 7, 10,91 Racan (Honorat de Bueil, dit marquis de), 13-15 Racine (Jean), 17-20, ~5, 26,31:,91 Rapin (René), 17 Raynaud (Ernest), 57 Régnier (Henri de), 57,60 Régnier (Mathurin), 13 Renan (Ernest), 42, 45 Renard (Jules), 50, 54 Renéville (André Rolland de), 69 Restif de La Bretonne (Nicolas Edme), 41

Reverdy (Pierre), 64, 65 Ribemont-Dessaignes (Georges), 66,69 Ricard (Louis Xavier de), 39 Ricardou (Jean), 82, 85 Richardson (Samuel), 26, 32 Richelet (César-Pierre), 17 Richter (Jean-Paul), 38 Rieux (Lionel des), 57 Rimbaud (Arthur), 52, 53,56-58,60,61, 63, 64,

70,86 Rivière (Jacques), 60 Robbe-Grillet (Alain), 82-85, 90 Rodenbach (Georges), 58 Rolland (Romain), 76 Rollinat (Maurice), 56 Romains (Jules), 62 Ronsard (Pierre de), 5-8, Il, 12, 15 Rosny (Joseph Henri, dit Rosny aîné), 48, 50 Rostand (Edmond), 77 Rotrou (jean de), !4 Roubaud (Jacques), 92, 93, 96, 97, 99 Rousseau (Jean-Jacques), 10,22-32,82 Roussel (Raymond), 91, 95, 96, 98

s Sade (Donatien Alphonse François, comte de,

dit le marquis de), 26,70 Saint-Amant (Marc-Antoine Girard de), 13, 38 Sainte-Beuve (Charles-Augustin), 33, 35, 37 Saint-Évremond (Charles de), 20 Saint-Gelais (Mellin de), 6 Saint-John Perse (Alexis leger, dit), 55,69 Saint-Lambert (Jean-François de), 24 Saint-Pol Roux (Paul Pierre Roux, dit), 50,66 Saint-Réal (César Vic hard de), 19 Saint-Simon (Louis de Rouvroy, duc de), 21 Sand (George), 37 Sarasîn (Jean-François), 16, 18 Sarraute (Nathalie), 82-85,87, 88 Sartre (Jean-Paul), 71-77,80,82,85, 87, lOO Scarron (Paul), 13, 14, 16,38 Scève (Maurice), 8 Schêlandre (Jean de), 14 Schelling (Friedrich Wilhelm Joseph von), 40 Schlegel (Friedrich), 17, 32, 34,36 Schlumberger (Jean), 76 Schopenhauer (Arthur), 45,49 Schuster (Jean), 66 Schwob (Marcel), 58 Scott (Walter), 36 Scudéry (Georges de), 18 Scudéry (Madeleine de, dite Mile de), 16 Sébillet (Thomas), 5 Sebond (Raymond), 9

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Segalen (Victor), 69 Segrais (Jean Regnault de), 19

Senancour (Étienne Pivert de), 30,32 Sénèque,9, 15 Sévigné (Marie de Rab utin-Chantal,

dite marquise de ou Mm• de), 16

Shakespeare (William), 14, 17, 30, 34, 60, 64, 77, 79, 88

Shelley (William), 32, 60 Simon (Claude), 82, 83, 85, 88, 90 Solari (Philippe), 45

Sophocle, 1, 77 Sorel (Charles), 14 Soupault (Philippe), 63-67

Spinoza (Baruch), 20, 21

Sponde (Jean de), 11, 13 Staël (Germaine de, dite M'"e de), 17, 30, 31, 32,

36,40

Stendhal (Henri Beyle, dit), 11, 17, 33, 34, 37,

41,43,84 Stern (Daniel) ~ voir Agoult

Strindberg (Johan August), 50, 80

Swedenborg (Emanuel), 40, 52 Swinburne (Algernon), 57

T Taine (Hippolyte), 45, 48 Tardieu (Jean), 80 Tellier (Jules), 58

Térence, 17,18 Théocrite, 5, 39, 91

Tibulle, 5, 91 Tite-Live, 3

Tolstoï (Léon), 82 Tourgueniev (Ivan Sergueïevîtch), 43, 45 Triolet (Elsa), 67,76

Trotski (Lev Davidovitch Bronstein, dit Lev Davidovitch, en fr. Léon), 67

Turgot (Anne Robert Jacques), 24 Tyard (Pontus de), 5, 8 Tzara (Tristan), 63, 64,68

u Urfé (Honoré d'), 14, 16

v Vaché (Jacques), 64 Vailland (Roger), 69,76 Valéry (Paul), 17, 63, 70, 83, 84

Valla (Lorenzo), 2 Vallès (Iules), 46 Vaugelas (Claude Favre de), 17 Vauthier (Jean), 80 Vega (Lope de), 14 Veil (Simone), 75 Vercors (Jean Bruller, dit), 76 Verhaeren (bmile), 58,62 Verlaine (Paul), 39, 50, 51,53-58,60

Veyne (Paul-Marie), 91 Vian (Boris), 74, 98 Viau (Théophile de), 13, 14, 38 Viélé-Griffin (Francis), 57, 58 Vigny (Alfred de), 33-37, 57 Vildrac (Charles), 62 Villiers de L'Isle Adam (Auguste), 39, 59

Virgile, 5, 9, 17, 88 Vitrac (Roger), 66, 77 Voiture (Vincent), 16 Volney (Constantin-François Chasse bœuf

de la Giraudais, dit comte), 29 Voltaire (François Marie Arouet, dit), 3, 9, 17,

19,2!,22,24-28,34,39

Whitman (Walt), 57, 58,62 Woolf (Virginia), 84

Wordsworth (William), 32

x Xénophon, 10

y Yacine (Kateb) ;. Kateb Yacine Young (Edward), 29, 32 Yveteaux (Vauquelin des), 13

z Zola (Émile), 42-50,59, 76, 81

Auteurs critiqiJes Alain (Émile-Auguste Chartier, dit), 4, 76, 84 Barthes (Roland), 76, 82, 83, 88, 94, 99, 100

Bénichou (Paul), 19, 20, 22 Lecarme (Jacques), 96 Rousset (Jean), 13 Van Ticghem (Philippe), 16, 17, 29,53 Vercier (Bruno), 96 Viart (Dominique), 90, lOO

Achevé d'imprimer en novembre 2û.l0 par la Nouvelle Imprimerie Laballery- 58500 Clamecy Dépôt légal: novembre 2010- 8010012/01- No d'impression: 010355

lmprimé en France

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Segalen (Victor), 69 Segrais (Jean Regnault de), 19

Senancour (Étienne Pivert de), 30,32 Sénèque,9, 15 Sévigné (Marie de Rab utin-Chantal,

dite marquise de ou Mm• de), 16

Shakespeare (William), 14, 17, 30, 34, 60, 64, 77, 79, 88

Shelley (William), 32, 60 Simon (Claude), 82, 83, 85, 88, 90 Solari (Philippe), 45

Sophocle, 1, 77 Sorel (Charles), 14 Soupault (Philippe), 63-67

Spinoza (Baruch), 20, 21

Sponde (Jean de), 11, 13 Staël (Germaine de, dite M'"e de), 17, 30, 31, 32,

36,40

Stendhal (Henri Beyle, dit), 11, 17, 33, 34, 37,

41,43,84 Stern (Daniel) ~ voir Agoult

Strindberg (Johan August), 50, 80

Swedenborg (Emanuel), 40, 52 Swinburne (Algernon), 57

T Taine (Hippolyte), 45, 48 Tardieu (Jean), 80 Tellier (Jules), 58

Térence, 17,18 Théocrite, 5, 39, 91

Tibulle, 5, 91 Tite-Live, 3

Tolstoï (Léon), 82 Tourgueniev (Ivan Sergueïevîtch), 43, 45 Triolet (Elsa), 67,76

Trotski (Lev Davidovitch Bronstein, dit Lev Davidovitch, en fr. Léon), 67

Turgot (Anne Robert Jacques), 24 Tyard (Pontus de), 5, 8 Tzara (Tristan), 63, 64,68

u Urfé (Honoré d'), 14, 16

v Vaché (Jacques), 64 Vailland (Roger), 69,76 Valéry (Paul), 17, 63, 70, 83, 84

Valla (Lorenzo), 2 Vallès (Iules), 46 Vaugelas (Claude Favre de), 17 Vauthier (Jean), 80 Vega (Lope de), 14 Veil (Simone), 75 Vercors (Jean Bruller, dit), 76 Verhaeren (bmile), 58,62 Verlaine (Paul), 39, 50, 51,53-58,60

Veyne (Paul-Marie), 91 Vian (Boris), 74, 98 Viau (Théophile de), 13, 14, 38 Viélé-Griffin (Francis), 57, 58 Vigny (Alfred de), 33-37, 57 Vildrac (Charles), 62 Villiers de L'Isle Adam (Auguste), 39, 59

Virgile, 5, 9, 17, 88 Vitrac (Roger), 66, 77 Voiture (Vincent), 16 Volney (Constantin-François Chasse bœuf

de la Giraudais, dit comte), 29 Voltaire (François Marie Arouet, dit), 3, 9, 17,

19,2!,22,24-28,34,39

Whitman (Walt), 57, 58,62 Woolf (Virginia), 84

Wordsworth (William), 32

x Xénophon, 10

y Yacine (Kateb) ;. Kateb Yacine Young (Edward), 29, 32 Yveteaux (Vauquelin des), 13

z Zola (Émile), 42-50,59, 76, 81

Auteurs critiqiJes Alain (Émile-Auguste Chartier, dit), 4, 76, 84 Barthes (Roland), 76, 82, 83, 88, 94, 99, 100

Bénichou (Paul), 19, 20, 22 Lecarme (Jacques), 96 Rousset (Jean), 13 Van Ticghem (Philippe), 16, 17, 29,53 Vercier (Bruno), 96 Viart (Dominique), 90, lOO

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