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11 ème chronique : Homère et Shakespeare… Hernan Rivera Letelier est né en 1950, à Talca (Chili). Après avoir été ouvrier mineur, il se lance dans l’écriture de romans, parmi lesquels : La reine Isabel chantait des chansons d’amour et Mirage d’amour avec fanfare. C’est avec la Reine isabel qu’il est entré en littérature. Se confiant à son compatriote Luis Sepúlveda, il a déclaré : « Dès le premier mot j’ai su que je devais penser et écrire ce roman comme un long poème. A la façon d’Homère, compadre. » « Le monde naît, Homère chante. C'est l'oiseau de cette aurore » (Victor Hugo). Le monde : c’est celui du désert d’Atacama, de son nitrate et autres minerais, dont l’exploitation, entre 1880 et 1930, a fait la fortune de quelques uns (la plupart des concessions étaient aux mains d’entrepreneurs états-uniens et européens), au prix de la souffrance de centaines de milliers de travailleurs déplacés. H. Rivera Letelier a partagé et écouté cette souffrance et nous la restitue comme le chant d’une épopée formidable et grotesque dont les héros sont des héroïnes : les putes magnifiques des bordels du désert. Et c’est vrai que ce roman a de l’épopée un certain nombre de caractéristiques. Passons-les en revue : - Une intemporalité. Même si, par deux-trois fois, l’auteur laisse entendre que son roman se passe après le coup d’état du 11 septembre 1973. - Des héros qui nous dépassent, « hénaurmes » : ici des putes extravagantes et magnifiques (on retiendra surtout les caractères de l’Ambulance, Miss Baratin et, bien sûr, la Reine Isabel). Miss Baratin est la championne de la simulation charitable ; cette pute, à la voix « vulveuse » et au regard « clitolyrique » est une véritable « Greta Garbo du désert » : au chapitre 14, Rivera Letelier nous fait huit pages sur le numéro de la diva. Et quand elle en a terminé avec tel ou tel : Je te jure, mon vieux, que j’ai eu envie d’applaudir , on voudrait la bisser, lui demander un autographe, lui remettre un trophée en signe de gratitude, lui décerner la médaille du mérite, tendre un contrat mirifique à cette spectaculaire actrice du salpêtre, cette prodigieuse gourgandine qui, allongée sur le dos dans son lit, (avait) le visage encore empreint de l’expression ébaubie de ceux qui reviennent du Paradis (elle avait les larmes aux yeux et même la chair de poule, je te le jure, mon vieux). L’Ambulance, c’est la Belle Hélène revue par San Antonio (la Berthe de Bérurier) : Enorme, grandiose, monumentale, ce qu’on appelle une maîtresse pute, l’Ambulance fait une majestueuse apparition dans la rue.

11 - chronique de Jean-Luc n° 11

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11ème chronique : Homère et Shakespeare…

Hernan Rivera Letelier est né en 1950, à Talca (Chili). Après avoir été ouvrier

mineur, il se lance dans l’écriture de romans, parmi lesquels : La reine Isabel

chantait des chansons d’amour et Mirage d’amour avec fanfare. C’est avec la

Reine isabel qu’il est entré en littérature. Se confiant à son compatriote Luis

Sepúlveda, il a déclaré : « Dès le premier mot j’ai su que je devais penser et

écrire ce roman comme un long poème. A la façon d’Homère, compadre. »

« Le monde naît, Homère chante. C'est l'oiseau de cette aurore »

(Victor Hugo). Le monde : c’est celui du désert d’Atacama, de son

nitrate et autres minerais, dont l’exploitation, entre 1880 et 1930, a

fait la fortune de quelques uns (la plupart des concessions étaient aux

mains d’entrepreneurs états-uniens et européens), au prix de la

souffrance de centaines de milliers de travailleurs déplacés.

H. Rivera Letelier a partagé et écouté cette souffrance et nous la

restitue comme le chant d’une épopée formidable et grotesque dont

les héros sont des héroïnes : les putes magnifiques des bordels du

désert.

Et c’est vrai que ce roman a de l’épopée un certain nombre de

caractéristiques. Passons-les en revue :

- Une intemporalité. Même si, par deux-trois fois, l’auteur laisse entendre que son roman se passe

après le coup d’état du 11 septembre 1973.

- Des héros qui nous dépassent, « hénaurmes » : ici des putes extravagantes et magnifiques (on

retiendra surtout les caractères de l’Ambulance, Miss Baratin et, bien sûr, la Reine Isabel).

Miss Baratin est la championne de la simulation charitable ; cette pute, à la voix « vulveuse » et au

regard « clitolyrique » est une véritable « Greta Garbo du désert » : au chapitre 14, Rivera Letelier

nous fait huit pages sur le numéro de la diva. Et quand elle en a terminé avec tel ou tel :

Je te jure, mon vieux, que j’ai eu envie d’applaudir, on voudrait la

bisser, lui demander un autographe, lui remettre un trophée en

signe de gratitude, lui décerner la médaille du mérite, tendre un

contrat mirifique à cette spectaculaire actrice du salpêtre, cette

prodigieuse gourgandine qui, allongée sur le dos dans son lit, (avait)

le visage encore empreint de l’expression ébaubie de ceux qui

reviennent du Paradis (elle avait les larmes aux yeux et même la

chair de poule, je te le jure, mon vieux).

L’Ambulance, c’est la Belle Hélène revue par San Antonio (la Berthe de Bérurier) :

Enorme, grandiose, monumentale, ce qu’on appelle une maîtresse pute, l’Ambulance fait

une majestueuse apparition dans la rue.

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Elle va, imposante, pharaonique, île blanche solitaire et adipeuse.

Et son envergure est si formidable, si débordant de majesté son

pas seigneurial, que sa tunique, touchée par une légère houle de

brise tiède, ressemble au blanc voilier d’un mirage descendant la

rue – descendant le Nil – toutes voiles dehors, pavillon et

bannières au vent.

Sur son passage solennel, les modestes femmes du campement se

précipitent à leur fenêtre, agitées et impertinentes. La vue de

cette exubérante femelle babylonienne, débordante de sensualité

et de luxure, leur rappelle les copulations monstrueuses dont elles

rêvent pendant leurs lascives nuits d’insomnie. Secrètes fantaisies

d’alcôve qu’elles replient au matin et gardent, pressées et

coupables, avec leurs draps usés en toile au fin fond des tiroirs de

leurs routines poussiéreuses d’épouses dévouées.

Mais la voici, fraîche, propre, superbe, étincelante comme un iceberg. Les hommes se signent

du plus loin qu’ils l’aperçoivent comme des marins d’eau douce devant la vision

apocalyptique de Moby Dick.

La Reine Isabel enfin, la pute au grand cœur :

Pour tous (un troupeau geignard de vieux silicosés) la Reine Isabel

avait été une amante patiente, une mère pleine d’abnégation et

une sœur de charité, s’occupant de chacun d’entre eux jusqu’à la

fin de sa vie… Une sorte de philanthropie virtuelle qui, dans sa

jeunesse, l’avait amenée à parcourir des dizaines de campements

salpêtriers perdus dans le désert pour calmer les urgences

amoureuses de ces pauvres mineurs solitaires… Et cette femme

extraordinaire, cette courtisane au grand cœur, cette pute

héroïque, s’occupait de ces brutes, les berçait dans son giron

comme de grands enfants sans mère… ‘’C’est-à-dire, bordel de

merde, que je suis née pour être pute comme la poule pour le pot-

au-feu’’ »

- Des héros dont on nous rapporte la geste, les exploits. Ici des héroïnes qui se battent, comme des

Walkyries, pour une juste et grande cause. Avec des scènes proprement épiques et formidables,

destinées à devenir mémorables :

Comment s’habiller pour aller à l’église :

- Comme des putes de carnaval, répondit Dure à Cuire d’une voix

tonitruante. Le cortège fit irruption dans l’église au moment de la

consécration du pain et du vin. Le curé, brusquement pétrifié par

la vision diabolique, resta bouche bée, élevant le calice ‘comme un

connard de capitaine d’équipe de foot montrant sa coupe de

champion à la galerie’, dirait plus tard à la veillée funèbre l’Homme

de Fer dont toutes les allégories se rapportaient au football.

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Le ciel est bleu, comme une évidence. Forcément,

puisqu’ici, le ciel est toujours bleu. Et là-haut, dans

le ciel bleu, brille un Soleil silencieux, arc électrique

à l’éclat insoutenable. A l’horizon, je cherche des

nuages, de la brume, des cirrus, quelque chose,

mais non ; sur les lignes de crête lointaines aussi, le

ciel est bleu, enfin, un bleu teinté de cendre, plutôt,

avec même des nuances grège, comme un léger

parfum de poussière minérale. C’est l’odeur

d’Atacama, celle du sable, de la poussière, du

salpêtre, du gypse, du sel et du quartz qui brille,

mille milliards d’étoiles fixes et froides. Autour de

moi, mille milliards de cailloux, et mille milliards de

grains de sable entre les cailloux, métaphore

minérale des myriades d’astres qui attendent là-haut

que la nuit tombe pour se révéler et embraser le

ciel…

Serge Brunier, astronome et écrivain

Alors, quand bien même ce ne serait que pour ça, répétaient les femmes en pleurs, pour

avoir permis à un tas de vieilles toquées comme elles de se sentir un peu plus humaines, plus

pures si on veut grâce à ses chansons pendant un moment (les deux minutes d’une chanson),

cette bonne pâte de Reine Isabel méritait largement le Ciel. Juste pour sa voix capable

d’émouvoir les pierres…

A propos, les chansons dont Isabel est folle consistent en ces rancheras

mexicaines, complaintes amoureuses et violons mariachis qui ont fait la

gloire de Jorge Negrete, de Guadalupe del Carmen ou de Miguel Aveces

Mejia – avec, entre autres, cette chanson Ella qui ouvre le premier

chapitre. Ce lien pour les paroles et la chanson :

http://letras.terra.com/miguel-aceves-mejia/1208978/

- Un lyrisme poignant et inspiré:

Avec ta mort, petit oiseau somnambule, c’est le désert tout entier qui commence à mourir.

Après toi le désert nous semble désert, après ta façon d’aimer et de chanter. Qu’allons-nous

devenir, privés de tes chansons, que deviendront les pierres, mon florilège bien-aimé ? Et je

me répète en pleurant : que deviendront les pierres maintenant, petite chanteuse bien-aimée,

et ces tourbillons qui ne dansaient que pour toi dans ces blanches étendues ?...

- Un monde fabuleux : celui du désert

d’Atacama, hallucinant cimetière de villages

salpêtriers.

Ce roman est une Odyssée des sables : Il

en va des mineurs comme des héros

d’Homère : « Nous vivons à l'écart et les

derniers des peuples, en cette mer des

houles, si loin que nul mortel n'a commerce

avec nous… » (Odyssée, chant VI). D’ailleurs

les images et métaphores maritimes

abondent, paradoxalement, dans ce roman

éminemment aride et minéral. Ainsi Les

baraquements où logent les mineurs sont-

ils appelés des navires et leurs piaules des

cabines. Quelques citations :

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Le cimetière abandonné de Los Dones ressemblait à une barque à la dérive calcinée par le

soleil.

Dans cette aridité elle se sentait mieux qu’un marin en pleine mer.

Beaucoup de salpêtrières portaient des noms de femmes (hommage de style naval rendu par

leurs propriétaires à leurs chastes épouses, leurs filles bien-aimées ou leurs coûteuses

maîtresses.

Les hommes du carreau, les ‘mains noires’, comme on appelait dans son enfance ceux qui

travaillaient dans l’ombre oléagineuse des machines, elle n’avait jamais pu les supporter :

« On dirait des poissons du fond de la mer », disait-elle.

Des cercueils éventrés, flottant à fleur de terre

Là-haut, de petits nuages semblables à des poissons filtraient la lumière diurne du désert.

« Le monde naît, Homère chante. C'est l'oiseau de cette aurore » (écrit

Victor Hugo de l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée). Dans La Reine Isabel

chantait des chansons d’amour, le monde inventé (et destiné à disparaître

aussitôt qu’inventé) c’est celui du désert salpêtrier, et celui qui chante cette

aurore sud-américaine, c’est l’écrivain chilien Hernan Rivera Letelier, tel le

chardonneret à front d’or, cet oiseau que les Chiliens appellent le Chirigüe.

Le propos liminaire de Luis Sepúlveda (né en 1949) auquel je fais référence

dans le premier paragraphe, m’amène à évoquer avec lui trois autres figures

des lettres chiliennes. Si Rivera Letelier est le chantre de désert, à l’extrême Nord du Chili, Francisco

Coloane (né en 1910) lui en a célébré le sud : l’océan et ses immensités (titre d’un recueil de

nouvelles : Cap Horn – Cabo de Hornos, 1941). Ils se sont employés tous les trois à revivifier la

littérature des humbles que la vie ne ménagent pas – écriture sans afféterie ni affectation. L’éclat

lisse de l’iceberg, l’acidité minérale du salpêtre, le corps-à-corps avec l’Histoire et la nature… D’une

certaine façon continuateurs, dans le domaine de la prose, du poète chilien Pablo Neruda à qui le

continent sud-américain est redevable d’une épopée majeure : Le Chant général. Tel cet extrait qui

nous renvoie au désert d’Atacama.

J’étais au pays du salpêtre, avec les héros anonymes,

avec celui qui creuse une neige fertilisante et fine

sur la dure écorce de la planète ;

et j’ai serré avec orgueil leurs mains de terre.

Et ils m’ont dit : Regarde,

mon frère, comme nous vivons,

ici à Humberstone, ici à Mapocho,

à Ricaventura, à Paloma.

Et ils m’ont montré leurs rations

de misère,

le sel de terre des maisons,

le soleil, la poussière, les punaises

et la solitude sans fin.

Le chant général (V,3 : le sable trahi)

LOS HOMBRES DEL NITRATO

Yo estaba en el salitre, con los héroes oscuros,

con el que cava nieve fertilizante y fina en la corteza dura del planeta, y estreché con orgullo sus manos de tierra.

Ellos me dijeron: "Mira, hermano, cómo vivimos, aquí en «Humberstone», aquí en «Mapocho»,

en «Ricaventura», en «Paloma».

Y me mostraron sus raciones de miserables alimentos, su piso de tierra en las casas, el sol, el polvo, las vinchucas, y la soledad inmensa.

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Los Habitués, tango y murga fueyserá ®

Héros anonymes également salués par la poètesse et chanteuse Violeta Parra, sur laquelle, fin

2012, est sorti au cinéma un « biopic » : Violeta se fue a los cielos, film du Chilien Andrés Wood

(2011) : une scène reconstitue la création de cette chanson devant un public de salpêtriers :

http://www.youtube.com/watch?v=ur_GqP2T5OM

Paso por un pueblo muerto Je passe par un village mort

se me nubla el corazón, mon coeur se voile de deuil

aunque donde habita gente bien que là où habitent les gens

la muerte es mucho peor, la mort est bien pire :

enterraron la justicia, ils ont enterré la justice,

enterraron la razón, ils ont enterré la raison,

y arriba quemando el sol. et là-haut ce soleil qui brûle.

Chanson de Violeta Parra, Arriba quemando el sol

Autre épisode de la geste du salpêtre : le massacre de l’école

Santa Maria de Iquique (21 décembre 1907) : plus de 2000 mineurs

mitraillés par l’armée chilienne. drame célébré par une cantate

interprétée par le groupe Quilapayun (1970).

El sol en desierto grande Il y avait le soleil sur ce désert immense,

y la sal que nos quemaba. Et le sel qui nous cuisait.

El frío en las soledades, sur ces solitudes, le froid,

camanchaca y noche larga. La bruine et la nuit profonde.

El hambre de piedra seca Une faim au ventre, à manger des pierres,

y quejidos que escuchaba. A nos oreilles, des lamentations.

La vida de muerte lenta Une vie de mort lente

y la lágrima soltada. Et les larmes impossibles à retenir.

"Cantata Santa María de Iquique" (plage n° 4) http://www.youtube.com/watch?v=WCq4ZBv3UDU

L’acteur et cinéaste Bernard Giraudeau avait le projet d’adapter

au cinéma La Reine Isabel chantait des chansons d’amour ; sa mort

l’en a empêché. Il avait choisi pour le rôle-titre l’actrice Marie

Gillain. Chez quel peintre sud-américain emprunter une figure qui

pourrait représenter la reine Isabel ? Les créatures du colombien

Botero manquent pour moi de sensualité. Je retiendrai plutôt le

personnage de Ramona Montiel, la " prostituée au grand cœur ",

qu’Antonio Berni (peintre argentin, 1905-1981) met en scène dans

de gigantesques collages et assemblages faits des rebuts de la

société qu'il critique (reproduction ci-contre)….

Dernière association d’idée : Germinal d’Emile Zola qu’a dû lire

indéniablement Rivera Letelier dont le nom est d’origine française,

comme celui de la présidente Michelle Bachelet et… il faut

l’avouer, celui d’Augusto Pinochet qui d’ailleurs fit exécuter un

autre Letelier, ministre d’Allende, dans un attentat à Washington

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© ADAGP Paris, 2012

(un Letellier venu de France aurait débarqué sur la côte de Talca, dans la première moitié du XVIIIe

siècle, et serait mort en patriarche, entouré de deux-cents fils et petits-fils).

C’est sûr par exemple que La Mouquette aurait fait bonne figure dans les bordels salpêtriers. Et elle

aurait droit, comme la Reine Isabel, à une belle oraison funèbre.

On plaisantait la Mouquette, une herscheuse de dix-huit ans, bonne fille dont la

gorge et le derrière énormes crevaient la veste et la culotte - elle promenait au

milieu d'eux l'indécence de son costume, d'un comique troublant, avec ses bosses

de chair, exagérées jusqu'à l'infirmité - et, au milieu des blés en été, contre un mur

en hiver, elle se donnait du plaisir, en compagnie de son amoureux de la semaine.

Toute la mine y passait, une vraie tournée de camarades, sans autre conséquence.-

Dis ? murmura-t-elle tout d'un coup (à Etienne), en venant le prendre gentiment par

la taille, pourquoi ne veux-tu pas m'aimer ? (Germinal - I, 3)

Au même instant, la Mouquette recevait deux balles dans

le ventre. Elle avait vu les soldats épauler, elle s'était jetée, d'un

mouvement instinctif de bonne fille, devant Catherine, en lui criant

de prendre garde ; et elle poussa un grand cri, elle s'étala sur les

reins, culbutée par la secousse. Etienne accourut, voulut la relever,

l'emporter ; mais, d'un geste, elle disait qu'elle était finie. Puis, elle

hoqueta, sans cesser de leur sourire à l'un et à l'autre, comme si elle

était heureuse de les voir ensemble, maintenant qu'elle s'en allait.

(Germinal - VI, 5)

Autre point de rencontre : le goût des mineurs (ceux de Rivera Letelier et ceux de Zola) pour une

pratique sportive folle qui leur serve de défouloir. La crosse, sport ancêtre du golf, dans Germinal ; la

pichanga, avatar du football dans La Reine Isabel (équivalent de la soule pratiquée en Aquitaine).

La crosse se joue à travers champs, après les récoltes et quand les

animaux sont rentrés à la ferme. Dans Germinal (IV, 6), Émile Zola raconte

une partie qui mène les joueurs à travers la campagne sur plusieurs

kilomètres. La crosse s’appelle aussi choule, ou choulette ; ce dernier mot

est depuis devenu le nom d’une bière du Nord (William et Claire en

vendraient-ils ?). Charles Deulin (auteur régional des rives de l’Escaut),

dans ses Contes d’un buveur de bière (1868) raconte la partie que Le

grand choleur livre contre le diable, toute une nuit durant. Et voici une partie de pichanga :

C’étaient nos pichangas d’autrefois. Certaines même ont fait date dans l’histoire du désert. Je

me souviens d’une partie phénoménale organisée un jour à la compagnie Astoreca. C’était

pendant l’une des grèves. Elle a duré exactement six heures et trente-deux minutes. Les

trois-cent quatre-vingt-deux ouvriers de la compagnie y ont pris part et le reste de la

population, soit environ cinq-cents personnes, supportait et faisait la claque au bord du

terrain. Même les ploucs n’ayant jamais touché un ballon de toute leur chienne de vie, se

sont retrouvés sur le terrain emportés par l’enthousiasme et la douce bruine hivernale si

propice à la course. (La Reine Isabel, chap. 12) http://www.pichangas.cl/

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Passons maintenant à un autre roman d’Hernan Rivera Letelier : Miracle d’amour avec fanfare. Et

avec ce roman, passons d’Homère à Shakespeare.

Je ne vais pas refaire le coup du « docteur Rivera

et mister Letelier ». Ni raviver la guerre scolaire de

la querelle des anciens et des modernes : Homère

contre Shakespeare (souvenir de Stendhal qui, à

cette occasion, avait commis un Racine et

Shakespeare)… Surtout que Hernan Rivera Letelier

arrive à conjuguer les deux inspirations, le drame

et l’épopée. Mais il est vrai que la tonalité majeure

de Miracle d’amour avec fanfare le rapproche

cette fois du dramaturge anglais. Après La Reine

Isabel, son premier roman, Le propos de notre

auteur se singularise, passant du général au

particulier comme un peintre qui passerait de la fresque à la toile (comme si le

muraliste mexicain Diego Rivera – à gauche – cédait la place au peintre déjà cité Antonio Berni, si

vous voulez). D’Homère à Shakespeare donc.

Comme chez Shakespeare, on trouve dans Miracle d’amour de la bouffonnerie, de la truculence ;

mais aussi de la passion et de la tragédie.

- De la bouffonnerie truculente : dans les stratagèmes que déploie le coiffeur (et anarchiste) Sixto

Pastor Alzamora pour que sa fille ne découvre pas –secret de polichinelle – sa liaison avec la veuve

Nestorina Manova ; dans la peinture des fêtes dévergondées du bordel du Chat maigre ; dans les

délires éthyliques des musiciens de la fanfare, très vite baptisée « la fanfare au litron ».

- De la passion : celle dont le coiffeur

ravive le souvenir et qu’il vécut avec son

épouse, la frêle Elidia ; celle – et c’est le

sujet principal du roman – entre le fier coq

de l’orchestre Bello Sandalio, trompettiste

émérite, et la douce Golondrina, la fille du

coiffeur, pianiste délicate. Il y aurait de quoi

écrire une fable :

Dans une ville du Chili

Un coq aimait une hirondelle… (golondrina, en espagnol)

C’est la nuit que les femmes musicalisent le mieux l’amour et les trompettes amourisent

encore mieux la musique. (en la noche era cuando las mujeres musicalizaban mejor el amor y

las trompetas amorizaban tanto mejor la música.)

Quand il l’embrassa avec sa langue râpeuse et amère de bière, elle sut que le cœur humain

pouvait se métamorphoser et se mettre à ruer comme un petit hippocampe aveugle. Ventre,

aine, genoux et aussi chacun de ses petits os tremblants se remplirent d’écume. Cette langue

crue qui triangulait de salive sa bouche, son cou, son oreille, ces mains qui parcouraient de

haut en bas sa peau hallucinée – pressant ses seins, pétrissant les globes de ses fesses –

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étaient la matérialisation de tous les rêves rêvés pendant ses lascives

insomnies de femelle solitaire. Il lui semblait que ‘’son amant de

passage’’ savait découvrir le téton de son téton, le lobe de son lobe, la

peau de sa peau et tout cela avec une science extrême, en utilisant

seulement la pulpe de ses doigts. (une autre fois) Cette nuit-là, elle

l’aima comme jamais auparavant. Elle l’aima sans partition, sans filet,

sans poire pour la soif. Elle l’aima a capella, pieds nus, à cru. « La

seule limite de l’amour est d’aimer sans limite », se répétait-elle en

gémissant. Et elle se laissa trousser comme une petite caille, elle se

laissa lécher et lécha avec l’humilité d’une pauvre agnelle orpheline, elle but l’hydromel

brûlant avec ferveur et délectation, comme on s’abreuve à un calice sacré…

- De la tragédie enfin, mais, en dehors de la citation qui suit, je n’en dirai pas plus pour ne pas

déflorer le terme du roman.

Face à l’aube, devant une sorte d’écran planétaire, Golondrina del

Rosario jouait comme si elle synchronisait les premières formes

de la création – un jour, avait-elle lu quelque part, les films

seraient parlants mais aussi panoramiques et en couleurs, comme

l’aurore. Mais ce qu’elle commença à voir et à synchroniser sur ce

gigantesque écran circulaire, ce n’était pas la création

bouillonnante d’un nouvel univers mais le tableau de

l’anéantissement final d’un monde créé à coups de serpe. Devant

ses yeux éblouis, commença à se dessiner l’effondrement total et définitif de ces cruelles et

blanches étendues où les rêves les plus justes et les plus équitables avaient péri, massacrés

par l’exploitation et l’injustice…

A la différence de La Reine Isabel, on a donc ici une intrigue centrée essentiellement sur un jeune

couple et datée : nous sommes en 1929. Il n’empêche : Rivera Letelier, quand il le faut, garde sa

manière épique. Ainsi quand il raconte la fondation de la ville de Pampa Union, où il arrive à rendre

palpable le bruissement de la rumeur qu’il fait courir d’un habitant à l’autre, la population se

trouvant élevée au rang de chœur antique. Pampa Union : « la seule ville libre dans toute l’étendue

du désert d’Atacama ». Une ville sans église, dont le nom n’est même pas porté sur les cartes.

Pampa Union aujourd’hui,

vue du ciel, ville fantôme

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Bribes du chapitre 3 (9 pages) : racontaient

les braves épiciers derrière leurs comptoirs –

disaient les épiciers en brandissant leurs petites

pelles en fer-blanc – racontaient, didactiques,

les élégants propriétaires de pharmacies et de

drogueries – racontaient les patrons

insomniaques d’hôtels et de pensions –

récitaient avec conviction les dirigeants des

confédérations ouvrières – soulignaient les

dirigeants ouvriers en levant un index

récriminatoire – racontaient, souriants et

nostalgiques, les anciens trafiquants aujourd’hui propriétaires prospères d’abattoirs, de

comptoirs ou de magasins d’articles de ménage – se rappelaient les anciens trafiquants les

yeux pleins de larmes – disaient en soupirant les maîtresses de maison furibondes – disaient

les matrones avec une grimace de dédain – ronchonnaient les robustes femmes –

racontaient les bouchers avec ironie – disaient les bouchers impavides en brandissant leurs

couteaux dégoulinants de sang – racontaient les chauffeurs de taxi à casquette écossaise –

chuchotaient les horlogers minutieux – rappelaient les horlogers sans lever leur monocle des

entrailles des Longines – racontaient fièrement les gérants des clubs sociaux – se lamentaient

tristement les patronnes de laiteries – racontaient ces derniers jours les patrons de tavernes

et de bordels – péroraient les maquereaux blafards – racontaient les maquereaux d’un ton

gouailleur…

Et bien entendu, nous retrouvons dans cet autre roman cet art de peindre le désert des salpêtrières

jusqu’à lui donner une dimension mythique :

Dans leur traversée du désert salpêtrier, collés aux portières des wagons, les soldats éblouis

par la couleur minérale des montagnes et la réverbération hallucinante des sables sentaient

la sécheresse de l’air gifler la peau de leur visage. Ils étaient tous nés dans les villages

verdoyants du sud et, pour eux, l’endroit sinistre qu’il traversait à ce moment-là devait, sans

aucun doute, appartenir au désert le plus sec du monde. L’horizon d’une effrayante pureté

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sur trois cent soixante degrés était insupportable à la vision humaine : on éprouvait là,

véritablement, le vertige désespérant de la rotondité de la terre.

Tandis que s’éloignent et meurent les

accents carnavalesques de la Tirana dont les

diables vous alpaguent, après qu’on eut veillé

la dépouille d’un bébé de quatre jours,

accoutré en petit ange (dans la tradition des

veillées paysannes : les velorios del angelito),

c’est Candelario Pérez, ancien combattant de

la guerre du Pacifique de 1879, joueur de

tambour dans la fanfare, qui aura le dernier

mot : « Ceux-là, ils croient que c’est arrivé. »

(« Estos creen que la mazamorra se masca. ») Littéralement : que la

bouillie est mâchée – manière de dire : « ils croient que c’est du tout cuit… ». C’est sur cette boutade

ironique, pied-de-nez à la désespérance, que se clôt l’épilogue de Miracle d’amour avec fanfare.

Comme se clôt la Cantate de l’Ecole Santa Maria d’Iquique, dont l’écho du massacre hante aussi les

pages du roman :

Unissons-nous en frères,

Personne ne vous vaincra.

S’ils veulent nous asservir,

Ils n’y parviendront pas.

Unámonos como hermanos

Que nadie nos vencerá.

Si quieren esclavizarnos,

Jamás lo podrán lograr.

http://www.youtube.com/watch?v=kUZxYYu_cRQ

final interprété par les deux groupes emblématiques de la “nueva canción chilena” réunis :

Quilapayun et Inti-Illimani

A votre disposition, sur les rayons de votre bibliothèque, ces deux romans d’Hernan Rivera

Letelier, tous deux aux éditions Métailié :

- La Reine Isabel chantait des chansons d’amour (1997) – 200 pages

- Miracle d’amour avec fanfare (2000) – 235 pages

à Lille, devant mon ordinateur, au Chili si je ferme les yeux,

le 22 mars 2013

Amical abrazo à José et Eileen Caballero

Je dédie cette chronique à Janie Bousquet-Jacquemin, ma première lectrice qui, il y a un

an, m’avait sollicité pour je tienne cette rubrique sur le site mosset.fr

Diaporama

sur la Tirana:

http://www.doyoubuzz.com/michael-couvret/cv/portfolios/video_reportage-la-tirana-chili_0

El velorio del

angelito (extrait

de film - 1967):

http://www.youtube.com/watch?v=GJ7SwtQPoPs