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 PAGE 02 PARTICULES 19 — JUIN / JUILLET / AOÛT 2007 ENTRETIEN / L A PHOTOGRAPHIE DES PROFESSEURS TOURNESOL — Guillaume Leingre : Qui sont les artistes de la « pho- tographie concrète » ? — Gottfried Jäger : Il existe plusieurs communau- tés d’artistes. Les suisses Roger Humbert, René Mächler, Fréderick J. Schnyder et Rolf Schroeter ont introduit ce terme en 1967. L’année suivan- te en Allemagne, le Belge Pierre Cordier, mes compatriotes Kilian Breier, Hein Gravenhorst et moi-même avons lancé le groupe Generati- ve Fotograe lors d’une exposition inaugurale. Plus tard, nos élèves se sont joints à nous et j’ai publié mon premier livre avec l’un d’entre eux et Albrecht Zipfel en 1975 : Generative Fotograe. Aujourd’hui, la communauté de photographes concrets se réduit mais elle est i nternationale. Il y a des Autrichiens (Inge Dick, Walter Eben- hofer, Herwig Kempinger, Günter Selichar et le couple Hórak+Maurer), la Hongroise Dorá Mau- rer et ses élèves, les Anglais Richard Caldicott, Roderick Packe et Adam Fuss, qui travaille aux USA, et un nombre important de photographes allemands de la génération intermédiaire pro- venant de différentes écoles : Ralf Filges, Niko- laus Koliusis, Karl Hermann Möller, Christiane Richter, Marc Volk. — G. L. : Pouvez-vous justement nir la Generative Fotograe apparue à Bielefeld en 1968 ? — G. J. : Il s’agit d’un sous-domaine de la  Kon- krete Fotograe, mais on peut décrire les deux  selon des termes identiques : les photograp hies « concrètes » retournent aux moyens intrinsè- ques du procédé : la lumière, les matériaux sen-  sibles. Elles ne reproduisent pas, ne montrent rien, elles ne reètent pas non plus un point de vue comme dans les travaux des photographes conceptuels. Une photo concrète est un objet qui fait référence à lui-même et qui postule une autonomie artistique. La Generative Fotogra- e a cependant développé ses caractéristiques. Elle dérive de la théorie de l’ « esthétique gé- nérative » du philosophe allemand Max Bense (1910 – 1990). À l’époque, nous ne voulions établir aucune relation avec les concepts de l’histoire de l’art traditionnelle. La Generative Fotograe est un enfant de la linguistique. Le concept de Bense renvoie à la grammaire géné- rative du linguiste américain Noam Chomsky. Notre travail, dans une même idée, visait l’ana- lyse et la synthèse du langage de la photogra- phie, les œuvres étaient construites de façon lo- gique, sérielle et selon un nombre programmé. L’observateur devait pouvoir suivre le proces-  sus de création. La Generative Fotograe doit être perçue comme une forme du constructi- visme avec les implications politico-démocra- tiques que cela implique. Nous étions également animés, il faut le dire, par le refus des courants qui dominaient en Al- lemagne de l’Ouest : dans les années 1950, la photo subjective d’Otto Steinert et dix ans plus tard, les idées de Karl Pawek. Pawek était un publiciste inuent qui contestait toute dimen-  sion artistique à la ph otographie. — G. L. : Vous publiez depuis toujours des textes théo- riques... — G. J. : Dans mes travaux, la théorie et la pra- tique sont liées. Quelqu’un m’a dit un jour que mes images étaient de la théorie appliquée. Il est vrai que je ne pourrais pas créer d’images  sans en éclaircir au préalable les contextes historiques et contemporains. Pour autant, la naissance de chaque travail reste une surprise,  sinon il n’au rait plus rien d’attirant pour moi. G. L. : Au début des années 1980, votre travail a connu un tournant ? — G. J. : Oui, j’ai commencé des recherches sur le papier photo. Je ne le traitais pas comme un  support d’informations mais comme un objet, c’était de la pure photographie concrète. Cela a été une libération. Je me détachais des structu- res génératives strictes et je trouvais un plaisir nouveau à une époque où l’on évoquait déjà la n de la photographie argentique. Des usi- nes arrêtaient la production du matériel et des lms, je souhaitais conserver leur beauté et leur valeur. Et malgré leur spontanéité, les travaux de cette période ne font pas l’économie d’une loi sérielle, compréhensible par l’observateur. Ils restaient « génératifs », c’était le dialogue du hasard et de la nécessité. À l’époque numérique, la photographie reste un processus pour enregistrer de manière du- rable et visible les traces de rayonnement – la lumière – sur une matière sensible. Ces matiè- res sensibles changent, beaucoup sont rem- placées et le seront encore. En revanche, les préoccupations et les questionnements artis- tiques demeurent, sur ce qui caractérise fon- damentalement la photographie et conservent leur importance. — G. L. : Wolfgang Tillmans, un photographe de mode, gure dans vos derniers ouvrages sur la photographie concrète de 1917 à 2003, n’est-ce pas un paradoxe alors que vous postulez pour l’autonomie de l’œuvre d’art ? — G. J. : Je distingue les photographes qui font de la Konkrete Fotograe le thème central de leur art, je les ai cités au début, et ceux qui, pa- rallèlement à leurs travaux créent des œuvres remplissant les critères des photographies concrètes. Beaucoup de photographes comme Wolfgang Tillmans avec ses Blushes (2000) no- tamment, appartiennent à ce second groupe. Tillmans prouve qu’il est éclectique, ce n’est pas à mes yeux dévalorisant même si le terme en Al- lemagne est mal vu. Il utilise les possibilités de  son medium et va de la reproduction d’objets jusqu’à la photo autoréférentielle en passant par l’image sensuelle pleine de symboles. Il faut de nouveau mentionner un critère essentiel de la photographie concrète : l’autoréférence. Les  Blushes remplissent selon moi ce critère. Il s ne renvoient qu’à eux-mêmes et à leur loi interne. C’est pour cela qu’ils ont trouvé place tant dans mon livre sur l’art de la photographie abstraite « Die Kunst der Abstrakten Fotograe » (2002) que dans Concrete Photography  (2005). Le fait que Tillmans réalise par ailleurs des images « li- festyle » et de la photo de mode n’est pour moi pas contradictoire.  RÉALISATION : GUILLAUME LEINGRE TRADUCTION : CHRISTOPHE BOUYSSI IMAGES (DE GAUCHE À DROITE) : — GOTTFRIED JÄGER,  LOCHBLENDENSTRUKTUR  (PINHOLE STRUCTURE), 3.8.14 F 4.4, 1967. CAMERA OBSCURA WORK. GELATIN SILVER PRINT, 50 X 50 CM. — GOTTFRIED JÄGER, QUADRAT  (SQUARE), 1983. UNIQUE GELATIN SILVER OBJECT, 25 X 25 CM. PHOTO FROM A STUDIO INSTA LLATION © GOTTFRIED JÄGER TOUTES LES RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES SUR WWW.GOTTFRIED-JAEGER.DE LA « PHOTOGRAPHIE CONCRÉTE » EXCLUT LA REPRÉSENTATION DU MONDE AU PROFIT D’EXPÉRIMENTATIONS AVEC LA LUMIÉRE, LE PAPIER ARGENTIQUE, LA CHIMIE PHOTOGRAPHIQUE. CE STYLE QUI DÉBUTE AVEC LES VORTOGRAF DE COBURN (1917) ET SE POURSUIT AUJOURD’HUI DANS CERTAINS TRAVAUX DE WOLFGANG TILLMANS (BLUSHES, 2000) NOTAMMENT, PARCOURT L’HISTOIRE DE LA PHOTOGRAPHIE DE MANI ÉRE SOUTERRAINE. GOTTFRIED JÄGER, ARTISTE ALLEMAND NÉ EN 1937, EST L’UN DES GRANDS TH ÉORICIENS DU GENRE.

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PARTICULES N 19 JUIN / JUILLET / AOT 007

LA PhOTOGRAPhIE CONCRTE ExCLUT LA REPRSENTATION dU mONdE AU PROfIT dExPRImENTATIONS AvEC LA LUmIRE, LE PAPIER ARGENTIqUE, LA ChImIE PhOTOGRAPhIqUE. CE STyLE qUI dBUTE AvEC LES vORTOGRAf dE COBURN (1917) ET SE POURSUIT AUJOURdhUI dANS CERTAINS TRAvAUx dE WOLfGANG TILLmANS (BLUShES, 000) NOTAmmENT, PARCOURT LhISTOIRE dE LA PhOTOGRAPhIE dE mANIRE SOUTERRAINE. GOTTfRIEd JGER, ARTISTE ALLEmANd N EN 1937, EST LUN dES GRANdS ThORICIENS dU GENRE.

ENTRETIEN / LA PhOTOGRAPhIE dES PROfESSEURS TOURNESOL

GuillaumeLeingre:Quisontlesartistesdelaphotographieconcrte? GottfriedJger:Ilexisteplusieurscommunautsdartistes.LessuissesRogerHumbert,Ren Mchler,FrderickJ.SchnyderetRolfSchroeter ontintroduitcetermeen1967.LannesuivanteenAllemagne,leBelgePierreCordier,mes compatriotes Kilian Breier, Hein Gravenhorst etmoi-mmeavonslanclegroupeGenerative Fotografielorsduneexpositioninaugurale. Plustard,noslvessesontjointsnousetjai publimonpremierlivreaveclundentreeuxet AlbrechtZipfelen1975:Generative Fotografie. Aujourdhui,lacommunautdephotographes concretsserduitmaiselleestinternationale. IlyadesAutrichiens(IngeDick,WalterEbenhofer,HerwigKempinger,GnterSelicharetle coupleHrak+Maurer),laHongroiseDorMaureretseslves,lesAnglaisRichardCaldicott, RoderickPackeetAdamFuss,quitravailleaux USA,etunnombreimportantdephotographes allemandsdelagnrationintermdiaireprovenantdediffrentescoles:RalfFilges,NikolausKoliusis,KarlHermannMller,Christiane Richter,MarcVolk. G.L.:Pouvez-vousjustementdfinirlaGenerative FotografieapparueBielefelden1968? G.J.:Ilsagitdunsous-domainedelaKonkrete Fotografie,maisonpeutdcrirelesdeux selondestermesidentiques:lesphotographies concrtes retournent aux moyens intrinsquesduprocd:lalumire,lesmatriauxsensibles.Ellesnereproduisentpas,nemontrent rien,ellesnerefltentpasnonplusunpointde vuecommedanslestravauxdesphotographes conceptuels.Unephotoconcrteestunobjet quifaitrfrencelui-mmeetquipostuleune

autonomieartistique.LaGenerative Fotografieacependantdveloppsescaractristiques. Elle drive de la thorie de l esthtique gnrativeduphilosopheallemandMaxBense (1910 1990). lpoque, nous ne voulions tablir aucune relation avec les concepts de lhistoiredelarttraditionnelle.LaGenerative Fotografieestunenfantdelalinguistique.Le conceptdeBenserenvoielagrammairegnrative du linguiste amricain Noam Chomsky. Notretravail,dansunemmeide,visaitlanalyseetlasynthsedulangagedelaphotographie,lesuvrestaientconstruitesdefaonlogique,srielleetselonunnombreprogramm. Lobservateurdevaitpouvoirsuivreleprocessusdecration.LaGenerative Fotografiedoit tre perue comme une forme du constructivismeaveclesimplicationspolitico-dmocratiquesquecelaimplique. Noustionsgalementanims,ilfautledire, parlerefusdescourantsquidominaientenAllemagnedelOuest:danslesannes1950,la photosubjective dOttoSteinertetdixansplus tard,lesidesdeKarlPawek.Pawektaitun publicisteinfluentquicontestaittoutedimensionartistiquelaphotographie. G.L.:Vouspubliezdepuistoujoursdestextesthoriques... G.J.:Dansmestravaux,lathorieetlapratiquesontlies.Quelquunmaditunjourque mesimagestaientdelathorieapplique.Il estvraiquejenepourraispascrerdimages sans en claircir au pralable les contextes historiques et contemporains. Pour autant, la naissancedechaquetravailresteunesurprise, sinonilnauraitplusriendattirantpourmoi.

G.L.:Audbutdesannes1980,votretravaila connuuntournant? G.J.:Oui,jaicommencdesrecherchessur lepapierphoto.Jeneletraitaispascommeun supportdinformationsmaiscommeunobjet, ctaitdelapurephotographieconcrte.Celaa tunelibration.Jemedtachaisdesstructuresgnrativesstrictesetjetrouvaisunplaisir nouveau une poque o lon voquait dj lafindelaphotographieargentique.Desusinesarrtaientlaproductiondumatrieletdes films,jesouhaitaisconserverleurbeautetleur valeur.Etmalgrleurspontanit,lestravaux decettepriodenefontpaslconomiedune loisrielle,comprhensibleparlobservateur. Ilsrestaientgnratifs,ctaitledialoguedu hasardetdelancessit. lpoquenumrique,laphotographiereste unprocessuspourenregistrerdemaniredurableetvisiblelestracesderayonnementla lumiresurunematiresensible.Cesmatires sensibles changent, beaucoup sont remplaces et le seront encore. En revanche, les proccupations et les questionnements artistiques demeurent, sur ce qui caractrise fondamentalementlaphotographieetconservent leurimportance. G.L.:WolfgangTillmans,unphotographedemode, figuredansvosderniersouvragessurlaphotographie concrtede19172003,nest-cepasunparadoxe alorsquevouspostulezpourlautonomiedeluvre dart? G.J.:Jedistinguelesphotographesquifont delaKonkrete Fotografielethmecentralde leurart,jelesaicitsaudbut,etceuxqui,paralllementleurstravauxcrentdesuvres remplissant les critres des photographies

concrtes.Beaucoupdephotographescomme WolfgangTillmansavecsesBlushes(2000)notamment, appartiennent ce second groupe. Tillmansprouvequilestclectique,cenestpas mesyeuxdvalorisantmmesiletermeenAllemagneestmalvu.Ilutiliselespossibilitsde sonmediumetvadelareproductiondobjets jusqu la photo autorfrentielle en passant parlimagesensuellepleinedesymboles.Ilfaut denouveaumentionneruncritreessentielde laphotographieconcrte:lautorfrence.Les Blushesremplissentselonmoicecritre.Ilsne renvoientqueux-mmesetleurloiinterne. Cestpourcelaquilsonttrouvplacetantdans monlivresurlart de la photographie abstraite DieKunstderAbstraktenFotografie(2002) quedansConcrete Photography(2005).Lefait queTillmansraliseparailleursdesimageslifestyleetdelaphotodemodenestpourmoi pascontradictoire.

RALISATION : GUILLAUmE LEINGRE TRAdUCTION : ChRISTOPhE BOUySSI Images (de gaUCHe dROITe) : gOTTFRIed JgeR,LochbLendenstruktur (PInHOle sTRUCTURe), 3.8.14 F 4.4, 1967. CameRa ObsCURa wORk. gelaTIn sIlveR PRInT, 50 x 50 Cm. gOTTFRIed JgeR, Quadrat (sqUaRe), 1983. UnIqUe gelaTIn sIlveR ObJeCT, 25 x 25 Cm. PHOTO FROm a sTUdIO InsTallaTIOn gOTTFRIed JgeR TOUTes les RFRenCes bIblIOgRaPHIqUes sUR www.gOTTFRIed-JaegeR.de