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www.comptoirlitteraire.com André Durand présente ’La légende des siècles’’ (1859) recueil de poèmes de Victor HUGO pour lequel on trouve un commentaire puis le texte du poème ‘’La conscience’’ et son analyse : Bonne lecture ! Commentaire Le recueil parut en trois séries, de 1859 à 1877. Conçus comme de «petites épopées», ces poèmes narratifs donnent une vaste peinture de la lutte du bien et du mal, de l’ascension de l’humanité, guidée par « le grand fil mystérieux du labyrinthe humain, le Progrès». Ainsi se trouve défini ce qui unit les nombreux et très divers tableaux composant “La légende des siècles” : aux pièces “D’Ève à Jésus”, d’inspiration surtout biblique (“La conscience”, “Booz endormi”) succède 1

162 Hugo La Legende Des Siecles

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DANIELEWSKI Mark Z

www.comptoirlitteraire.comAndr Durand prsenteLa lgende des sicles(1859)recueil de pomes de Victor HUGO

pour lequel on trouveun commentaire

puis le texte du pome La conscience

et son analyse:

Bonne lecture !

Commentaire

Le recueil parut en trois sries, de 1859 1877. Conus comme de petites popes, ces pomes narratifs donnent une vaste peinture de la lutte du bien et du mal, de lascension de lhumanit, guide par le grand fil mystrieux du labyrinthe humain, le Progrs. Ainsi se trouve dfini ce qui unit les nombreux et trs divers tableaux composant La lgende des sicles : aux pices Dve Jsus, dinspiration surtout biblique (La conscience, Booz endormi) succde lvocation de lAntiquit grco-latine ; dans Les chevaliers errants, Hugo consacre de nombreux pomes au Moyen ge de lIslam et de lOccident (Eviradnus, Laigle du casque) avant de donner une vision manichenne de la Renaissance avec La rose de linfante. Le satyre exalte lessor de lesprit humain de mme que, dans Les temps prsents, le double pome mythique Pleine mer - Plein ciel. La vision sachve, Hors des temps, avec La trompette du Jugement. Ces tableaux o lrudition historique est manie avec une dsinvolture volontaire, mais o dominent les valeurs morales, le remords et le pardon (La conscience) sont donc de vastes symboles de lpanouissement du genre humain de sicle en sicle. Prodigieux dinvention verbale, ils manifestent, surtout par leurs images saisissantes et la prsence continuelle du surnaturel, le gnie pique de leur auteur.

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La conscience

Lorsque avec ses enfants vtus de peaux de btes,

chevel, livide au milieu des temptes,

Can se fut enfui de devant Jhova,

Comme le soir tombait, l'homme sombre arriva

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Au bas d'une montagne en une grande plaine ;

Sa femme fatigue et ses fils hors d'haleine

Lui dirent : "Couchons-nous sur la terre et dormons."

Can, ne dormant pas, songeait au pied des monts.

Ayant lev la tte, au fond des cieux funbres,

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Il vit un il, tout grand ouvert dans les tnbres

Et qui le regardait dans l'ombre fixement.

"Je suis trop prs", dit-il avec un tremblement.

Il rveilla ses fils dormant, sa femme lasse,

Et se remit fuir sinistre dans l'espace.

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Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.

Il allait, muet, ple et frmissant aux bruits,

Furtif, sans regarder derrire lui, sans trve,

Sans repos, sans sommeil ; il atteignit la grve

Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.

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"Arrtons-nous, dit-il, car cet asile est sr.

Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes."

Et, comme il s'asseyait, il vit dans les cieux mornes

L'il la mme place au fond de l'horizon.

Alors il tressaillit en proie au noir frisson.

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"Cachez-moi !" cria-t-il ; et, le doigt sur la bouche,

Tous ses fils regardaient trembler l'aeul farouche.

Can dit Jabel, pre de ceux qui vont

Sous des tentes de poil dans le dsert profond :

"tends de ce ct la toile de la tente."

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Et l'on dveloppa la muraille flottante ;

Et, quand on l'eut fixe avec des poids de plomb :

"Vous ne voyez plus rien?" dit Tsilla, l'enfant blond,

La fille de ses fils, douce comme l'aurore ;

Et Can rpondit :"Je vois cet il encore !"

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Jubal, pre de ceux qui passent dans les bourgs

Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,

Cria : "Je saurai bien construire une barrire."

Il fit un mur de bronze et mit Can derrire.

Et Can dit : "Cet il me regarde toujours !"

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Hnoch dit : "Il faut faire une enceinte de tours

Si terrible que rien ne puisse approcher d'elle.

Btissons une ville avec sa citadelle.

Btissons une ville et nous la fermerons."

Alors Tubalcan, pre des forgerons,

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Construisit une ville norme et surhumaine.

Pendant qu'il travaillait, ses frres, dans la plaine,

Chassaient les fils d'nos et les enfants de Seth ;

Et l'on crevait les yeux quiconque passait ;

Et, le soir, on lanait des flches aux toiles.

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Le granit remplaa la tente aux murs de toile.

On lia chaque bloc avec des nuds de fer

Et la ville semblait une ville d'enfer ;

L'ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;

Ils donnrent aux murs l'paisseur des montagnes ;

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Sur la porte on grava : "Dfense Dieu d'entrer."

Quand ils eurent fini de clore et de murer,

On mit l'aeul au centre en une tour de pierre ;

Et lui restait lugubre et hagard. "O mon pre !

L'il a-t-il disparu?" dit en tremblant Tsilla.

60

Et Can rpondit : "Non, il est toujours l."

Alors il dit : "Je veux habiter sous la terre

Comme dans son spulcre un homme solitaire ;

Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien."

On fit donc une fosse et Can dit : "C'est bien !"

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Puis il descendit seul sous cette vote sombre.

Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre

Et qu'on eut sur son front ferm le souterrain,

L'il tait dans la tombe et regardait Can.

Analyse

la lumire de son titre, on comprend la place que le pome a dans le recueil.

La lecture du passage de la Bible qui est la source du pome permet d'expliquer le meurtre de Can mais on peut se demander pourquoi son offrande n'a pas t accepte. On constate aussi que, pour diffrentes raisons, le pote a pris des liberts.

On peut diviser le pome en diffrentes parties qui marquent la progression dramatique du rcit.

Victor Hugo a choisi le dcor voqu dans les vers 1 12 pour suggrer leffroi auquel Can est en proie

On remarque la valeur expressive des allitrations en v et en f des vers 1et 3, de l'allitration en l du vers 2.

Sombre dans l'homme sombre indique la fois lapparence et le caractre du personnage.

On remarque la valeur expressive des enjambements du vers 4 au vers 5, du vers 6 au vers 7.

Par de nombreux dtails, lla tribu de Can est peinte comme un groupe d'hommes sauvages et primitifs.

Il est significatif quau vers 8 Hugo indique que Can songeait avant de voir l'il.

Lhypallage cieux funbres accentue encore la correspondance entre le personnage et le paysage.

L'ide de l'il qui a donn son premier titre au pome est tout fait justifie.

On remarque la valeur expressive du rythme des vers 10-11.

La constatation de Can au vers 12 est surprenante.

On remarque l'impression cre aux vers 15 19 et les effets utiliss pour y parvenir.

Le rythme des vers 16, 17,18, 19, a une valeur expressive.

Un grand loignement dans le temps et dans l'espace est obtenu par la priphrase qui aboutit mention dAssur, premire civilisation de l'humanit.

Diffrentes protections sont utilises, la diffrence entre la premire et les suivantes tant significative.

Avec noir frisson, on a une autre intressante hypallage.

Devant aeul farouche, on peut se demander pourquoi Hugo a fait de Can un vieillard.

Il faut noter lantithse de muraille flottante.

La sonorit du nom de Tsilla et la couleur de ses cheveux ne sont pas indiffrentes.

Le mur de bronze serait mieux attribu un autre fils de Can.

En constatant que terrible a bien ici son sens premier, on est sensible l'expressivit des paroles d'Hnoch.

Dans la ville surhumaine et, plus loin, la ville d'enfer, le renforcement d'tape en tape des moyens de dfense, le dveloppement de l'agressivit, on pourraient voir l'annonce de lessor de la technique qui a fait perdre aux tres humains leur vritable nature.

Cette divergence explique que les enfants de Can s'attaquent ceux d'nos et de Seth, s'attaquent mme aux toiles.

Lombre sur les campagnes est le symbole de la domination de la civilisation urbaine sur la civilisation rurale, suite du combat l'origine de la fuite de Can.

Les hyperboles des vers 53-54 sont lies l'inscription indique au vers 55.

Le chiasme du vers 63 a un effet significatif.

la lumire de la psychologie moderne, la descente de Can est symbolique de celle quil fait dans son monde intrieur. On peut la rapprocher de celle qu'on trouve dans Tristesse d'Olympio.

La chaise est videmment anachronique.

Les derniers vers ont un caractre dramatique. Les mots il et Can ont des places significatives

Il a donc fallu un crime pour qu'apparaisse la conscience.

L'opposition entre Abel et Can illustre celle entre nature et culture, entre le nomade et le sdentaire, entre l'exploitation naturelle de la Terre et les crations artificielles. Avec Can et ses fils, on voit l'arrachement l'ordre originel, le dbut et l'volution de la technique. C'est pourquoi Dieu prfre les offrandes d'Abel celles de Can.

Can est victime de ce quon a justement appel le complexe de Can, la frustration que ressent lan quand apparat un cadet. Il tait jusqu'alors l'enfant unique, le seul bnficiaire des tendresses maternelles et paternelles, et voici qu'arrive un frle et redoutable adversaire, que les parents choient, admirent joyeusement, marques d'affection dans lesquelles il voit des trahisons. Ils grandissent ensemble, mais, pour la famille, le frre reste le petit , quand il est, lui, jamais, lan, celui qui doit tre le modle prcocement charg de responsabilits, celui qui, par principe, on donne toujours tort. Il ne se pose alors encore que de vagues interrogations sur la notion de justice. Dj dchir d'inquitudes, il connat alors le premier retrait en soi, la premire solitude.

Les temptes sont aussi des temptes intrieures.

Le regard lev fait apparatre l'il.

L'attitude de Can est celle de l'autruche.

La rflexion nat quand l'action, la fuite, s'interrompt.

Un rapprochement peut tre fait avec la nouvelle d'Yves Thriault.

Les rptitions imitent celles de la Bible.

Deux conceptions de la conscience s'opposent : l'une tant religieuse (la conscience du bien et du mal nous est donne par Dieu) et l'autre tant celle de la loi naturelle (la conscience du bien et du mal est en nous et nous sommes mme, selon Rousseau, tout naturellement bons).

Andr Durand

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