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181 Les émotions entre lexique et discours Iva NOVAKOVA, Université Grenoble Alpes, LIDILEM Introduction Le lexique des émotions a fait l’objet de nombreux travaux en linguistique qui l’explorent sous différents angles. Quelques principales tendances s’en dégagent : une grande partie de ces travaux, à visée classificatoire, partent de la syntaxe pour étudier le sens des mots d’affect (par ex. M. Gross 1995, Dubois & Charlier 1997 ou Le Pesant 2011). On retrouve ici le postulat de Harris (1988 : 62-65) selon lequel le sens du mot ressort uniquement de son environnement syntaxique spécifique. Inversement, d’autres travaux partent de propriétés sémantiques pour examiner le comportement syntaxique des noms, verbes ou adjectifs d’affect (Buvet et al. 1995, Anscombre 1996, Mathieu 2000, Flaux & Van de Velde 2000). D’autres travaux plus récents accordent une place centrale à la combinatoire syntaxique et lexicale des lexies des émotions (Blumenthal 2009, Novakova & Tutin 2009, Baider & Cislaru 2013). Par ailleurs, les émotions sont analysées aussi sous l’angle des interactions communicatives (Plantin et al. 2000), des visées argumentatives (Plantin 2011, Micheli et al. 2012 [2013]) ou discursives (Blumenthal et al. à paraître). L’objectif de ce travail est de proposer un modèle intégratif pour l’analyse du lexique des émotions. Ce modèle tient compte des interactions entre les niveaux sémantique, syntaxique, discursif et textuel dans le fonctionnement de la langue. Il repose sur les principes qui sous-tendent les théories fonctionnelles (Van Valin & LaPolla 1997 ou Dik 1997 1 ). À la différence des approches formelles et modulaires (atomistes) du langage, issues de la grammaire chomskyenne, les approches fonctionnelles étudient les liens complexes entre formes, sens et usage en se focalisant sur la fonction communicative du langage. Après une présentation de la méthodologie du travail et des corpus ayant servi de base à cette étude, je proposerai une étude des lexies des émotions au niveau sémantique (section 2), syntaxico-sémantique (section 3), discursif (section 4) et textuel (section 5). La section 6 récapitule l’interaction entre ces différents niveaux sous forme de schéma illustrant le modèle fonctionnel sous-jacent à la méthodologie et aux analyses proposées. 1. Choix théoriques, méthodologie, corpus Ce travail a été effectué dans le cadre du projet Emolex sur le lexique des émotions dans cinq langues européennes : français, espagnol, allemand, anglais, russe 2 . La méthodologie mise en place combine deux approches jusqu’à présent exploitées séparément. D’une part, grâce à l’étude systématique de la combinatoire (Tutin et al. 2006 ; Novakova & Tutin 2009) sont identifiées les propriétés syntaxico-sémantiques des associations lexicales (tomber amoureux, to find happiness ‘trouver le bonheur’, gluboko uvažat’ ‘respecter profondément’). D’autre part, l’analyse du lexique au moyen de méthodes lexico-statistiques (Blumenthal 2007, 2012, Diwersy & Kraif 2013) permet d’établir les accompagnateurs spécifiques ou préférentiels (co-occurrents) des lexies d’émotion sur grands corpus. Plus généralement, ces deux approches renvoient à deux conceptions différentes mais complémentaires du sens, à savoir l’étude du « sensconcept » (approches 1 Pour un aperçu global des théories fonctionnelles, v. François (2003, 2005). 2 Le projet franco-allemand ANR / DFG Emolex (www . emolex.eu) a réuni des équipes de chercheurs des universités Stendhal (Grenoble 3), de Cologne et d’Osnabrück.

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Page 1: 181 Les émotions entre lexique et discours Iva NOVAKOVA

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Les émotions entre lexique et discours

Iva NOVAKOVA, Université Grenoble Alpes, LIDILEM

Introduction

Le lexique des émotions a fait l’objet de nombreux travaux en linguistique qui

l’explorent sous différents angles. Quelques principales tendances s’en dégagent : une grande partie de ces travaux, à visée classificatoire, partent de la syntaxe pour étudier le sens des mots d’affect (par ex. M. Gross 1995, Dubois & Charlier 1997 ou Le Pesant 2011). On retrouve ici le postulat de Harris (1988 : 62-65) selon lequel le sens du mot ressort uniquement de son environnement syntaxique spécifique. Inversement, d’autres travaux partent de propriétés sémantiques pour examiner le comportement syntaxique des noms, verbes ou adjectifs d’affect (Buvet et al. 1995, Anscombre 1996, Mathieu 2000, Flaux & Van de Velde 2000). D’autres travaux plus récents accordent une place centrale à la combinatoire syntaxique et lexicale des lexies des émotions (Blumenthal 2009, Novakova & Tutin 2009, Baider & Cislaru 2013). Par ailleurs, les émotions sont analysées aussi sous l’angle des interactions communicatives (Plantin et al. 2000), des visées argumentatives (Plantin 2011, Micheli et al. 2012 [2013]) ou discursives (Blumenthal et al. à paraître).

L’objectif de ce travail est de proposer un modèle intégratif pour l’analyse du lexique des émotions. Ce modèle tient compte des interactions entre les niveaux sémantique, syntaxique, discursif et textuel dans le fonctionnement de la langue. Il repose sur les principes qui sous-tendent les théories fonctionnelles (Van Valin & LaPolla 1997 ou Dik 19971). À la différence des approches formelles et modulaires (atomistes) du langage, issues de la grammaire chomskyenne, les approches fonctionnelles étudient les liens complexes entre formes, sens et usage en se focalisant sur la fonction communicative du langage.

Après une présentation de la méthodologie du travail et des corpus ayant servi de base à cette étude, je proposerai une étude des lexies des émotions au niveau sémantique (section 2), syntaxico-sémantique (section 3), discursif (section 4) et textuel (section 5). La section 6 récapitule l’interaction entre ces différents niveaux sous forme de schéma illustrant le modèle fonctionnel sous-jacent à la méthodologie et aux analyses proposées.

1. Choix théoriques, méthodologie, corpus

Ce travail a été effectué dans le cadre du projet Emolex sur le lexique des émotions dans cinq langues européennes : français, espagnol, allemand, anglais, russe2. La méthodologie mise en place combine deux approches jusqu’à présent exploitées séparément. D’une part, grâce à l’étude systématique de la combinatoire (Tutin et al. 2006 ; Novakova & Tutin 2009) sont identifiées les propriétés syntaxico-sémantiques des associations lexicales (tomber amoureux, to find happiness ‘trouver le bonheur’, gluboko uvažat’ ‘respecter profondément’). D’autre part, l’analyse du lexique au moyen de méthodes lexico-statistiques (Blumenthal 2007, 2012, Diwersy & Kraif 2013) permet d’établir les accompagnateurs spécifiques ou préférentiels (co-occurrents) des lexies d’émotion sur grands corpus.

Plus généralement, ces deux approches renvoient à deux conceptions différentes mais complémentaires du sens, à savoir l’étude du « sens≈concept » (approches

1 Pour un aperçu global des théories fonctionnelles, v. François (2003, 2005). 2 Le projet franco-allemand ANR / DFG Emolex (www . emolex.eu) a réuni des équipes de chercheurs des universités Stendhal (Grenoble 3), de Cologne et d’Osnabrück.

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« représentationnistes ») et l’étude du « sens≈usage » (approches « instrumentalistes »)3. La première conception, déductive et taxinomique, a pour objectif l’étude des combinaisons phraséologiques (ou collocations), définies comme étant des associations, hors contexte, entre une base (pivot) comme examen, célibataire, blessé, colère) et un collocatif (passer, endurci,

grièvement, bouffée de) (Blumenthal & Hausmann 2006 : 4)4. La deuxième conception, inductive et systémique qui relève du contextualisme britannique (Firth 1957, Sinclair 1991, Hoey 2005), s’intéresse aux combinaisons récurrentes entre les mots en contexte. Il s’agit d’une approche textuelle s’appuyant sur l’usage à travers de grands corpus informatisés.

Par ailleurs, les linguistes s’accordent pour dire que le choix d’un certain contenu sémantique (notionnel) assure l’ancrage indispensable (le tertium comparationis) à la comparaison des langues (démarche onomasiologique). Dans le cadre du projet Emolex, neuf champs sémantiques (surprise, déception, respect, mépris, admiration, colère, jalousie, joie,

tristesse) ont été choisis, à partir d’une typologie notionnelle des lexies d’affect (Augustyn et

al. 2008). Les lexies constitutives de chaque champ (noms, verbes et adjectifs) ont été sélectionnées selon le critère de fréquence. Un tri quantitatif préalable par fréquences absolues après désambiguïsation a été effectué, en éliminant les lexies ayant moins de 100 occurrences (par exemple révérer ou vénérer pour le champ de respect et éberluer, ahurir pour le champ de surprise)5. Ce critère quantitatif de sélection des lexies a été complété par des critères qualitatifs comme : a) le type d’affects : affects causés (colère, joie) renvoyant à des émotions, affects interpersonnels (admiration, jalousie) qui correspondent à des sentiments et, enfin, des affects renvoyant à des états (tristesse) ; b) la polarité des affects : positifs (joie), négatifs (déception) ou neutres (surprise) ; c) affects ayant une dimension axiologique (respect, admiration) ; d) affects relativement peu étudiés. Le terme d’émotion est utilisé le plus souvent ici comme une étiquette conventionnelle correspondant à des lexies appartenant aussi bien aux émotions qu’aux sentiments ou aux états affectifs et non pas comme une sous-catégorisation des affects6.

Ce travail s’appuie sur des corpus comparables journalistiques et littéraires, syntaxiquement annotés, constitués pour les besoins du projet Emolex et qui contiennent environ 130 millions de mots par langue7. Dans ce qui suit, j’analyserai le fonctionnement des lexies émotionnelles à travers différents paramètres d’ordre sémantique, syntaxique et discursif, en explicitant leurs interactions complexes au niveau syntagmatique, phrastique et textuel.

2. Analyse sémantique

L’analyse sémantique est fondée sur une grille de huit dimensions-valeurs8, établies à

partir des traits sémantiques des collocatifs associés aux mots pivots et avec lesquels ils entrent en co-occurrence. Par conséquent, cette analyse concerne le niveau syntagmatique. Le tableau 1 illustre les dimensions sémantiques étudiées et leurs valeurs :

3 Pour plus de détails à ce sujet, v. Keller (1995). 4 V. aussi à ce sujet Hausmann (1979). 5 Au total, 797 lexies dans 15 969 associations lexicales ont été extraites et traitées pour les cinq langues. 6 Pour la distinction entre émotions, sentiments et états affectifs, établie dans un objectif classificatoire des noms d’affect, v. entre autres Goossens 2005 ; Tutin et al. (2006). 7 Ces corpus sont interrogeables en accès libre à partir de la base de données EmoBase http://emolex.u-grenoble3.fr/emoBase. 8 Cette grille a été élaborée par l’équipe grenobloise à partir de Goossens (2005) et de Tutin et al. (2006).

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Dimensions Valeurs Exemples

Intensité Forte très surpris Faible peu surprenant

Polarité Positive agréablement surpris Négative surprise douloureuse

Manifestation Physique regard stupéfait Externe visiblement surpris

Aspect Ponctuel instant de stupeur non-ponctuel s’étonner toujours Phasique continuer à s’étonner, effacer

ses déceptions Causativité neutre/inchoatif susciter l’étonnement/éveiller

la crainte Verbalisation émotif/communicatif hurler sa joie/avouer ses

craintes Contrôle émotion/manifestation ravaler sa honte/dissimuler

sa joie Expérienciation présence/absence ressentir de

l’angoisse/nullement surpris Tableau 1 : Grille des dimensions-valeurs sémantiques

Si l’on prend comme exemple les associations lexicales du champ de jalousie pour la dimension polarité, on obtient des résultats intéressants sur le plan interlinguistique. La polarité a deux valeurs (positive et négative) qui expriment l’évaluation de l’affect sur l’axe positif/négatif (graphique 1) :

Graphique 1 : Les collocatifs spécifiques de la polarité

Comme le montre le graphique 1, on retrouve la valeur négative dans les cinq langues

comparées. Les collocatifs négatifs (souvent doublés d’intensité forte) sont assez variés et, dans la plupart des cas, métaphoriques. La jalousie est associée à un affect essentiellement négatif, féroce, cruel. Elle a un goût amer, comme c’est le cas en anglais : bitterly jealous, to

bitterly envy ‘envier amèrement’ ou en russe : gor’ko pozavidovat’ ‘envier, jalouser amèrement’. Cet affect provoque une forte tourmente9 chez le jaloux qui est rongé, dévoré par les affres de la jalousie. On est souvent en proie de la jalousie ou de ses démons (the throes of

9 Sur la métaphore de la tourmente dans les différentes émotions, v. Kövecses 2000.

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jealousy ‘les affres de la jalousie’, to be consumed by/with jealousy/envy ‘être rongé par la jalousie’, the demon of jealousy ’le démon de la jalousie) (ex. 1) :

(1) Of course I never saw her again. In the years to come I thanked God that the demon of jealousy itself had warned me not to find out any details, the suffering would have been too great, and I never even knew her married name. (I. Murdoch) Bien sûr, je ne l'ai plus revue. Dans les années qui s’en suivirent, j'ai remercié Dieu que le démon de la jalousie m’avait lui-même averti de ne chercher à découvrir aucun détail, la souffrance aurait été trop grande, et jamais je ne sus même son nom de femme mariée.

En allemand, la jalousie est un vrai supplice (die Qual der Eifersucht), elle tourmente la personne qui l’éprouve (Eifersucht quält jdn). On trouve en espagnol comme en russe des collocatifs similaires : los celos corroen, consumen, carcomen ‘la jalousie ronge, dévore’; revnost mučit ‘la jalousie fait souffrir’, muki revnosti ‘les souffrances de la jalousie’, stradat’,

terzat’sja revnost’ju ‘se tourmenter, se torturer de jalousie’, zavist’ gložet ‘l’envie ronge’ (ex. 2) :

(2) Ego perestanet kusat’ čestoljubie, glodat’ zavist’, terzat’ žadnost’, mučit’ revnost’. (D. Emets) Il cessera d’être mordu par l’orgueil, rongé par l’envie, déchiré par l’avarice, tourmenté par la jalousie.

Si la jalousie est un affect fondamentalement négatif, on trouve en anglais et en espagnol des collocations comme healthy envy et sana envidia qui renvoient à une jalousie saine, positive, proche de l’admiration :

(3) He says the key to turning unhealthy envy into healthy envy is by identifying and challenging irrational beliefs by showing yourself that they are false, illogical and self-defeating. (The Times, 2008) Il dit que la clé pour transformer l’envie malsaine en envie saine c’est d’identifier et de contester les croyances irrationnelles en montrant vous-même qu'elles sont fausses, illogiques et contre-productives.

(4) Jugadores que ayer vivieron desde las gradas, con sana envidia, el triunfo de sus compañeros. (El Mundo, 2008) Les joueurs dans les gradins vivaient hier, avec une envie saine (= admiraient), le triomphe de leurs co-équipiers.

Par ailleurs, en russe, où la proportion entre les collocations véhiculant la jalousie négative vs positive est de l’ordre de 80% contre 20%, on trouve une plus grande variété de collocations pour le sens positif : dobraja, iskrennjaja zavist’ ‘envie gentille, sincère’ ; zavidovat’ po-dobromu, po-xorošemu ‘envier, jalouser gentiment’ ; prijatno zavidovat’

‘envier agréablement’ :

(5) V ego slivovyx glazax, napolovinu skrytyx loxmatymi sedymi brovjami, byla tëplaja grust’ i dobraja zavist’. (A. Dychev) Dans ses yeux couleur prune, cachés à moitié par les sourcils gris en broussailles, il y avait une douce tristesse et une gentille envie.

(6) Byvaet, čto i ne naročno, prosto zavidujut vtixuju molodym, po-xorošemu zavidujut, no vsë ravno tjanut odejalo na sebja. (R. Afanassiev) Il se peut que, sans faire exprès, [ils/les vieux] envient les jeunes en cachette, ils les envient gentiment, mais tirent toujours la couverture vers eux.

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De manière originale en russe, l’opposition polarité négative vs positive est associée métaphoriquement à l’envie noire (négative) : čërnaja zavist, zavidovat’ po-čërnomu ‘envier « noirement »’ (ex. 7) et à l’envie blanche (positive) : belaja zavist’ qui pourrait être rapprochée à un sentiment d’admiration (ex. 8) :

(7) Zdešnjaja burokratija, bratok, takova, čto naši činovnički, znaj oni podrobnosti, sdoxli by ot čërnoj zavisti. (A. Bouchkov) La bureaucratie locale, mon frère, est telle que nos petits fonctionnaires crèveraient d’envie noire s’ils connaissaient les détails.

(8) Beloj zavist’ju zaviduju Volode, vidja ego neuëmnyj temperament i interes k žizni. (V. Vetrova) J’envie d’une envie blanche Volodja, en voyant son caractère remuant et son intérêt envers la vie.

Ces résultats pour la dimension polarité de l’affect pourraient être expliqués par le phénomène de la préférence ou de la prosodie sémantique (Louw 1993, Hoey 200510) selon laquelle :

« Some lexical items predominantly co-occur with what can be calle ‘negative’ (‘bad, unpleasant’) and ‘positive’ (‘good, plesant’) collocates. » (Bednarek 2008 : 120)

La combinatoire constitue donc un moyen pertinent pour affiner la polarité des lexies d’affects, certaines étant neutres hors contexte comme surprise / udivlenie / sorpresa ou nostalgie / Sensucht / nostalgia (Grutschus et al. 2013) ou encore positives et négatives, comme on vient de le voir pour jalousie. L’étude systématique de la combinatoire lexico-syntaxique est centrale dans notre approche, à la différence d’autres approches où elle n’occupe qu’une place secondaire. Par exemple, dans les travaux issus de la théorie du métalangage sémantique naturel (NSM) qui traitent de la conceptualisation des émotions dans les langues (par ex. Wierzbicka 1999, Gladkova 2005), les concepts lexicalisés dans la signification des noms d’émotion, par ex. sadness, unhappiness, sorrow, sont décrits à l’aide de primitifs sémantiques universels que les langues filtreraient à leur façon (Wierzbicka 1999). Ainsi, selon Gladkova (2005 : 39), en russe sočuvstvie (sympathie)11 correspondrait à un sentiment qui pourrait être défini de la façon suivante : une personne reconnaît l’état émotionnel négatif d’une autre personne et éprouve en retour un sentiment de la même nature qu’elle cherche à manifester. Ce scénario est expliqué entre autres par la dimension culturelle et, en particulier, par « la dimension communautaire de la culture russe ». Or, l’étude systématique de la combinatoire lexico-syntaxique, associée à des méthodes quantitatives, constitue un moyen fiable permettant de mieux cerner la signification des lexies, d’établir leurs profils combinatoires contrastifs, d’affiner leurs typologies. Les différences entre les langues deviennent vérifiables au moyen de données linguistiques et statistiques précises, sans avoir recours à des considérations relatives aux substrats culturels dans lesquels évoluent les locuteurs de telle ou telle langue.

3. Analyse sémantico-syntaxique

L’interface sémantique-syntaxe est explorée ici à partir de l’hypothèse selon laquelle

les associations spécifiques entre le mot pivot et son collocatif, qui expriment différentes 10 Ainsi, Hoey (2005 : 22-23) constate qu’en anglais 90% des compléments sélectionnés par le verbe to cause

sont désagréables (accident, death, disease, trouble, problems). On trouve le même constat chez G. Gross et al. (2009 : 29) pour les verbes provoquer et causer dans la presse française. 11 Selon l’auteur « [u]nderstanding of the meanings of these words [sočuvstvie (sympathy), sostradanie (compassion)] will give us a kea to understanding of the ways of thinking and behaving specific to Russian culture » (Gladkova 2005: 35).

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dimensions sémantiques12, ont des préférences pour des constructions syntaxiques spécifiques13. Cette hypothèse est fondée sur la théorie du Lexical Priming de Hoey (2005) selon laquelle l’emploi d’un mot ou d’une séquence de mots est lié à des associations sémantiques (semantic associations) préactivées (ou amorcées). L’auteur considère que les items lexicaux sont activés en fonction de leur « préférence » ou « aversion » pour certaines fonctions ou environnements grammaticaux (ce qu’il appelle des <colligations>, Hoey 2005 : 44).

Les relations syntaxiques spécifiques entre le mot pivot et son collocatif ont été codées dans le cadre du projet Emolex selon une grille, élaborée à partir de Blumenthal (2007). Le tableau 3 illustre un extrait de cette grille :

Catégorie Sous-catégorie Exemple Nom pivot = complément

N+N : nom (+ préposition) + nom pivot

moment de surprise,

larmes de dépit V+N : nom pivot complément direct/ prépositionnel du verbe

atténuer l’amertume, emplir de stupeur

Adjectif pivot N+Adj : adjectif pivot épithète un air surpris V+Adj : adjectif pivot attribut sembler contrarié

Verbe pivot + compléments

V+N (dir.) : verbe pivot + complément d’objet direct

surprendre tout le

monde V+N (indir.) : verbe pivot + complément d’objet indirect

s’étonner de son

insolence Tableau 2 : Extrait de la grille syntaxique

Afin de vérifier s’il existe un lien entre les dimensions sémantiques et les fonctions

syntaxiques préférentielles établies pour les mots pivots, deux dimensions sémantiques ont été choisies ici, à savoir la manifestation et la causativité. Elles sont explorées à partir des collocations issues des champs de surprise et de déception

14. Comme le montrent les résultats (graphique 2), la dimension manifestation est exprimée surtout par des constructions à pivot adjectival, tandis que les constructions à pivot nominal ont des pourcentages moindres :

12 Par exemple la polarité très / peu surpris, la manifestation regard surpris ou la causativité provoquer la

surprise. 13 Les outils de traitement des données dans les corpus Emolex peuvent extraire de manière automatique les accompagnateurs qui s’avèrent spécifiques sur la base de leur lemme. Le degré de spécificité des associations lexicales est différent de leur fréquence absolue. La spécificité des co-occurrents est mesurée selon le calcul probabiliste log-likelihood, qui permet d’établir les relations de proximité distributionnelle et sémantique entre les lexies (Blumenthal 2008). 14 Pour plus de détails sur les associations sémantiques et syntaxiques spécifiques des lexies des champs de surprise et déception, v. Novakova et al. (2012).

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Graphique 2 : Les constructions syntaxiques spécifiques de la manifestation

L’adjectif pivot est en fonction d’épithète (N+Adj) : expression contrariée, étonnée ;

regard surpris, stupéfait (40% des résultats) ou d’attribut (28%) : paraître, sembler, se

montrer contrarié, déçu, surpris, étonné. C’est également le cas en anglais (to seem

disappointed ‘paraître déçu’, surprised puff ‘un souffle surpris’), en allemand (sich

verwundert zeigen ‘se montrer étonné’, erstaunte Augen ‘les yeux étonnés’) ou en russe (kazat’sja udivljonny ‘sembler étonné’) :

(9) Les mains à hauteur du visage, il se massait les tempes et affichait une expression

contrariée. (L. Gaudé)

(10) They looked disappointed and they grumbled about how some people were not serious about business. (Ben Okri) Ils avaient l'air déçu et grommelaient au sujet du manque de sérieux dans le business de certaines personnes.

Les constructions à pivot nominal pour l’expression de la manifestation ont un poids collocationnel moins important (24%). Il s’agit de structures binominales (N1 de N2), où le pivot N2 est complément du nom N1 (moue de dépit, cry of astonishment ‘cri d’étonnement’, Ausruf des Erstaunens ‘exclamation d’étonnement’) ou complément du verbe (manifester son

étonnement, afficher sa déception). Enfin, les constructions à verbes pivots (sembler

s’étonner, udivitsja zametno ‘s’étonner visiblement’) sont très peu concernées par cette dimension (les « colligations négatives » de Hoey).

Pour la dimension causativité, c’est la structure du type Vcausatif +N pivot en fonction de complément essentiel (direct ou indirect) qui a le plus grand poids collocationnel : évacuer

la déception, plonger dans la stupeur, provoquer, susciter l’étonnement, la surprise, la

déception (graphique 3) :

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Graphique 3 : Les constructions spécifiques de la causativité

En voici deux exemples :

(11) Pour atténuer l'amertume des maires concernés, une enveloppe totale de 420 millions d'euros devrait être consacrée aux communes […]. (Le Figaro, 2007)

(12) La tente s'emplissait alors de vapeurs lourdes qui plongeaient Anouna dans la stupeur. (Ch. Lagoutte)

Cette construction est majoritaire aussi en anglais (to compound the disappointment

‘aggraver la déception’, to assuage one’s disappointment ‘apaiser la déception’) , en allemand (Verwunderung hervorrufen ‘susciter de l’étonnement’, für Frust sorgen ‘causer la déception’), en espagnol (generar una frustración ‘faire naître une frustration’, apaciguar la

decepción ‘calmer la déception’) ou en russe (pričinjat’ dosadu ‘susciter le dépit’, vyzivat’

razocarovanie ‘susciter la déception’) :

(13) This would only compound their disappointment. (The Independent, 2008) Cela ne ferait qu'aggraver leur déception.

(14) Karzai teme que éstos puedan alimentar la frustración de la población. (El Paἱs, 2008) Karzaï craint qu'ils puissent nourrir la frustration de la population.

Les résultats montrent la grande convergence entre les dimensions sémantiques véhiculées par les collocations d’émotion et leurs distributions syntaxiques dans les cinq langues. Ils confirment l’hypothèse émise sur la préférence et l’aversion des mots pour certaines positions, et de là, pour des fonctions grammaticales données (les « colligations » positives ou négatives, Hoey 2005). L’étude des lexies d’émotion sur de grands corpus permet d’aller encore plus loin dans la voie de recherche, tracée par le Lexical Priming. Dans notre approche, les mots pivots sont d’abord classés dans différentes dimensions sémantiques au sein desquelles sont identifiées des relations syntaxiques. Cette démarche confirme que l’étude de la combinatoire lexicale est indissociable de la combinatoire syntaxique. Elle plaide en faveur de la non-séparation de la syntaxe et du lexique15. La grammaire devient ainsi un filtre qui organise et « discipline » le lexique (Hoey 2005, 159-162).

15

C’est aussi le cas des grammaires de construction, Fillmore et al. (1988), Goldberg (1995).

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4. Analyse syntaxique et discursive

Au niveau phrastique, les variations au sein des structures actancielles des lexies

émotionnelles sont liées aux visées discursives du locuteur16. De manière générale, la présence ou l’absence des actants syntaxiques (Asy) et des rôles sémantiques qui leur sont attribués 17 sont conditionnées par le choix discursif du locuteur. Les rôles sémantiques correspondent donc à des actants sémantiques (Asé). Van Valin & LaPolla (1997 : 291) montrent, en effet, que le choix des arguments syntaxiques (variable syntactic pivot) n’est pas prédictible uniquement à partir des rôles sémantiques. Il peut être influencé par des facteurs discursifs et, en particulier, par le statut de topic, accordé ou non aux référents des arguments (ce que les auteurs appellent pragmatic pivot). Ainsi par exemple, en comparant les verbes de surprise en français et en russe, on constate que le 2ème Asy, qui correspond à l’expérient, est souvent omis dans la phrase :

(15) Le musée parisien surprend, détonne, enchante. (Libération, 2007)

(16) Polkovnik ošelomil do ostolbenenija. (D. Dontsova) Le colonel a surpris jusqu’à la stupéfaction.

L’ellipse actancielle engendre une « désorganisation de la syntaxe usuelle » de l’énoncé (Micheli 2010 : 136) qui a pour effet, sur le plan discursif, un centrage18 exclusif sur la cause de l’affect : le musée en (15) ou le colonel en (16). En (17), on trouve une configuration actancielle différente :

(17) Entre musique traditionnelle bulgare, chants mystiques orientaux et chœurs balkaniques, Irfan stupéfie avec ses compositions brillantes et mélodiques. (Internet)

L’Asé cause (Irfan) est dédoublé sous la forme d’un complément circonstanciel (avec

ses compositions brillantes et mélodiques). Ce dédoublement actanciel pourrait être analysé comme un apport informationnel dans la partie focale de l’énoncé qui spécifie l’Asé cause.

Les différentes stratégies de thématisation ou de mise en relief des Asé (expérient, objet,

cause, source) peuvent être également étudiées à travers le changement des diathèses (emplois actifs, passifs, pronominaux). Ce changement permet de rendre compte des dynamiques informationnelles suite au réarrangement des actants. Pour thématiser l’expérient (celui qui éprouve la surprise ou l’étonnement), le russe dispose d’une panoplie de verbes pronominaux (izumit’sja ‘se surprendre’, udivit’sja ‘s’étonner’, porazit’sja ‘se stupéfier’. Ces emplois (ex. 18) sont beaucoup plus fréquents que le recours au passif19 (ex. 19) :

(18) Angelina izumilas’ toj nenavisti (dat.), čto sverknula v očas madam Žizel’. (E. Arsenieva). Angelina s’étonna de cette haine qui s’éclaira dans les yeux de Madame Gisèle.

(19) Angelina byla uzumlena toj nenavist’ju. Angelina était étonnée de cette haine.

Sur le plan sémantique, les constructions passive et pronominale se distinguent par le degré d’agentivité du sujet (expérient), plus élevé pour les formes réfléchies que pour les 16 Pour l’étude systématique des structures actancielles des noms et des verbes de champs de surprise et de respect, v. Novakova et al. (2013a et b). 17 Par exemple expérient, objet, cause ou source de l’affect. Sur les Asé des lexies d’émotion, v. aussi Melč’uk et al. (1984-1999). 18 Sur la notion de centrage discursif, v. Fesenmeier (2010). 19 Udivilsja (s’étonna) apparaît 9261 fois dans Ruscorpora contre 1529 fois pour udivlën au passif (était étonné).

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formes passives. En fait, cette différence sémantique a également une incidence sur le plan discursif. Comme l’indique R. Kailuwet (2007 : 34), « [t]andis que la fonction du passif est celle d’une topicalisation de l’argument le plus passif, la construction pronominale des verbes de sentiment topicalise l’expérient en tant qu’argument plus actif ».

En comparant encore une fois le français et le russe, il apparaît que ce dernier, en tant que langue casuelle, permet une plus grande souplesse actancielle à l’actif20 . Regardons de plus près l’exemple (20), issu du champ de respect:

(20) Papa ser’ëznyx ljudej (acc) uvažaet. (А. Kivinov) Litt. Papa sérieux gens respecte.

Dans cet exemple, les deux Asy, qui correspondent respectivement à l’expérient (papa) et à l’objet du respect (ser’ëznyx ljudej = les gens sérieux), se suivent dans l’ordre SOV, ce qui est impossible en français (hors dislocation), lorsque l’objet n’est pas pronominalisé. Cette configuration actancielle est discursivement plus marquée que l’ordre SVO de l’exemple (21) :

(21) Papa uvažaet ser’ëznyx ljudej (acc). Papa respecte les gens sérieux.

En (22) le centrage se fait sur l’objet de l’affect ser’ëznyx ljudej = les gens sérieux, qui se retrouve comme étant sous l’effet d’un projecteur (Leeman 1987 : 246) :

(22) Ser’ëznyx ljudej (acc=Y) papa (nom=X) uvažaet. Litt. Sérieux gens papa respecte.

Pour obtenir la même « mise en scène » discursive des actants en français, le locuteur a recours à des structures disloquées (ex. 23):

(23) Les gens sérieux, mon père les respecte.

Une autre stratégie de mise en relief de l’Asé objet du respect en russe c’est l’emploi de la construction active à valeur indéfinie (ex. 24) qui est préférée à la construction passive 21 (ex. 25) :

(24) Deda ljubili i uvazali. Litt. Grand-père (ils) aimaient et respectaient22.

(25) Ded byl ljubim i uvažaem. Grand-père était aimé et respecté.

La construction « à valeur indéfinie » du type Y accusatif +V[3ème pers. pl.]23 (ex. 24)

thématise l’objet de l’émotion (=grand-père), placé en tête de la phrase active et ce, sans changement de diathèse. Ceci est impossible en français, où ce même Asé peut être mis en relief en utilisant soit la dislocation à gauche (ex. 24a), soit le passif (ex. 25a) :

(24a) Grand-père, on l’aimait et on le respectait.

20

Pour plus de détails à ce sujet, v. Novakova & Melnikova (2013). 21 La proportion entre les deux structures sur Ruscorpora est de 107 occurrences pour la construction active contre 7 occurrences pour le passif. Elle est donc 10 fois plus fréquente que le passif. 22 La construction à valeur indéfinie (neopredelënno-ličnoe predloženie) est une construction dont noyau est un prédicat à la 3ème personne du pluriel de l’indicatif qui désigne une action ou un état d’un sujet non défini. Par ex. : Za stenoj pojut. litt. « Derrière la porte chantent », V dver’ postučali. litt. « A la porte ont frappé » (Russkaja

korpusnaja grammatika, www.rusgram.ru). 23 Le russe étant une langue pro drop, le pronom sujet peut être omis sans aucune difficulté.

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(25a) Grand-père était aimé et respecté.

L’analyse des variations au sein des structures actancielles (actants syntaxiques et sémantiques) permet de mettre en évidence les articulations complexes entre syntaxe, sémantique et discours. Les mécanismes variés de mise en relief des actants (omission d’actant, changement de diathèse, structures disloquées en français, construction à valeur indéfinie en russe) sont motivés par les visées discursives, autrement dit, ils correspondent à différentes stratégies discursives.

5. Analyse textuelle

Enfin, au niveau textuel, un lien pourrait être établi entre le sémantisme des lexies

d’affect et les scénarios discursifs qu’elles génèrent. Conformément à l’hypothèse de Blumenthal (2002) sur la prévisibilité de l’environnement textuel des mots, il est supposé ici que les lexies émotionnelles engendrent des schématisations textuelles différentes en fonction du type d’affect qu’elles expriment. Afin de tester cette supposition, deux lexies d’affect sont comparées, à savoir stupeur et jalousie

24. D’un point de vue sémantique, stupeur est un affect réactif, ponctuel, de polarité neutre et de forte intensité (comparé à étonnement et à surprise) qui appartient à la classe des émotions ; la lexie jalousie, quant à elle, appartient à la classe des affects interpersonnels : c’est un sentiment duratif, de polarité négative et d’intensité plutôt forte (comparé à envie). Regardons d’abord de plus près la structuration textuelle autour de stupeur :

(26) Stupeur, mardi matin, à la cathédrale Saint-Pierre de Rennes. La partie basse du retable a été volée pendant la nuit [1]. Le gardien bénévole a constaté que la porte derrière le chœur était ouverte à son arrivée, et une femme de ménage lui a signalé le vol dans la matinée. La police a aussitôt été avisée [2]. (Ouest-France, 2007)

(27) Stupeur, hier après-midi, à la mairie de Tinténiac en Ille-et-Vilaine. Un administré n’en a pas cru ses yeux lorsqu’il a aperçu un serpent vivant endormi au-dessus d’un panneau d’affichage [1] ! Une équipe des sapeurs-pompiers de Rennes, spécialisée dans les animaux dangereux, est arrivée rapidement dans les locaux de la commune [2]. La capture du serpent s’est déroulée sans encombre à l’aide de deux pinces, devant le regard médusé du personnel qui n’a pas cédé à la panique. (Ouest-France, 2008)

Ces exemples, très fréquents dans la presse, sont représentatifs du scénario discursif prototypique de stupeur. La lexie apparaît souvent en début du paragraphe ; s’ensuivent l’expression de la cause [1] de l’émotion, puis de ses conséquences [2]. En (26), la stupeur est provoquée par le vol de la partie basse du retable ; en (27) par le serpent vivant endormi à la mairie. Ces deux faits ont pour conséquence l’appel de la police (ex. 26) ou l’arrivée de l’équipe des sapeurs-pompiers (ex. 27). L’environnement textuel de stupeur est conditionné par le sémantisme de la lexie. Son intensité forte la place souvent en position initiale. Elle accroche la curiosité du lecteur et engendre de plus fortes attentes chez lui. Contrairement à stupeur, jalousie a un scénario plus riche qui inclut le jaloux, le jalousé, le succès, l’adultère, et souvent la réaction du jaloux :

(28) La fête des voisins dégénère dans le Blosne. Durant la soirée, une habitante du boulevard Louis-Volclair [1] , 38 ans, avait beaucoup dansé. Son concubin [2], âgé de 41 ans, a vu d’un mauvais oeuil de la voir s’amuser avec un voisin [3]. Il en a éprouvé une certaine jalousie. Une fois à la maison, l’ami a commencé à en faire le

24

V. Novakova & Sorba (2014).

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reproche à sa compagne. Une dispute éclate. Le ton monte [4]. (Ouest-France, 2007)

(29) Selon une vieille habitude sous la Ve République, Nicolas Sarkozy a donc décidé d’organiser la concurrence dans son propre camp en assurant la promotion de nouvelles personnalités. Promu secrétaire général adjoint de l’UMP [3], le ministre du Travail Xavier Bertrand [1], fait figure pour l’heure de principal rival. Ce qui suscite déjà beaucoup de jalousies au sein de la majorité [2]. […]. Pour l’heure, François Fillon [2] fait mine de ne pas s’intéresser à ces manœuvres politiques. En déplacement hier dans l’Aube, il a affiché décontraction et bonne humeur [4]. (Le

Figaro, 2008).

Ces différents ingrédients du scénario prototypique de jalousie entourent la lexie. Ainsi, on retrouve le jalousé [1] : une habitante du boulevard Louis-Volclair (en 28) ou Xavier Bertrand (en 29) ; le jaloux [2] : le concubin de la jeune femme (ex. 28) ou la majorité au pouvoir (ex. 29) ; la cause de la jalousie [3] : l’adultère en (28) ou le succès: la promotion de X. Bertrand en (29) ; les réactions [4] : reproches, dispute, ton qui monte (en 28) ou décontraction et bonne humeur (en 29). À la différence de stupeur, jalousie apparaît comme un élément adjuvant à la caractérisation des actants autour duquel s’organise l’énoncé.

Par ailleurs, comme on l’a vu dans la section 3., les mots, en fonction de leur sens, privilégient ou évitent certaines positions au niveau syntagmatique. Il en est de même au niveau phrastique et transphrastique, au sein du paragraphe ou du texte (« colligations textuelles », Hoey 2005 : 115). Les résultats montrent que stupeur se rencontre de préférence dans des positions initiales (titre, début de texte, du paragraphe ou de la phrase) et jamais en position finale dans un texte25 (cf. aussi les ex. 26 et 27). La position initiale ou frontale de stupeur met l’affect « sous projecteur [créant ainsi] une rupture brutale par rapport à un état antérieur » (Leeman 1987 : 246). La lexie stupeur est souvent nommée à l’état pur, sans actants (ex. 26 et 27). Elle engendre moins d’associations lexicales et d’isotopie (Rastier 1987), présente une schématisation textuelle plus dépouillée, moins riche que jalousie. Jalousie est très largement attestée en milieu de texte (plus des deux-tiers des occurrences) (v. les ex. 28 et 29). Le mot jalousie fait partie de configurations actancielles et d’associations lexicales plus riches et apparaît. Son script émotionnel26 engendre moins d’attentes chez le lecteur et, par conséquent, des séquences textuelles plus prévisibles27.

On pourrait conclure sur ce point que le mot à lui seul permet de « télécommander » la structuration d’un paragraphe ou d’un texte. Ce constat, démontré ici à l’aide des outils modernes de la linguistique de corpus, pourrait être, de manière plus générale, mis en rapport avec le principe wittgensteinien du conditionnement contextuel de la valeur des mots ou avec celui d’U. Eco (1979) sur le texte comme étant l’expansion d’un sémème.

6. Vers un modèle fonctionnel pour d’analyse du lexique des émotions

L’étude conjointe des quatre paramètres aboutit à la mise en place d’un modèle

fonctionnel global pour l’analyse du lexique des émotions. Au niveau syntagmatique, il existe un lien entre les dimensions sémantiques et les fonctions syntaxiques du mot pivot. Au niveau phrastique, la variabilité des structures actancielles est corrélée aux dynamiques informationnelles et discursives. Enfin, au niveau textuel, le sens des lexies conditionne leurs

25

Stupeur apparaît davantage en début de texte (27%) et de paragraphe (31%) que jalousie (respectivement 14% et 22%). 26

V. Plantin (2011 : 23). 27 Blumenthal (2002) fait le même constat en comparant envie ou orgueil.

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scénarios prototypiques et, plus généralement, leurs profils textuels. Le graphique 4 propose une modélisation de l’analyse fonctionnelle du lexique des émotions :

Graphique 4 : Modèle fonctionnel pour l’analyse du lexique des émotions

De façon plus générale, ce schéma va dans le sens du postulat de la Grammaire

fonctionnelle et discursive de Dik (1997) selon lequel tous les éléments linguistiques qui appartiennent au niveau morphosyntaxique et sémantique sont motivés discursivement. Ce modèle pourrait être appliqué à d’autres types de lexique.

En guise de conclusion

Les aspects innovants de cette étude consistent dans le fait qu’elle allie deux approches complémentaires (l’analyse par la combinatoire et les méthodes lexicométriques). Elle est entièrement fondée sur de vastes corpus multilingues. Elle propose une analyse à la fois globale et fine pour l’étude du lexique que l’on pourrait qualifier de « structuralisme fonctionnel » (François 2005, Lazard 2006).

Même s’il existe de nombreuses ressemblances entre les lexies des émotions à travers les langues, comme le montre notre étude sur les cinq langues européennes, on sait à quel point ce type de lexique est récalcitrant aux classifications. En même temps, il offre aux linguistes un domaine fascinant (Hagège 2006 : 123), idéal pour approfondir le lien entre les structures syntaxiques et la complexité du sens (interface syntaxe-sémantique). L’ajout des dimensions discursive et textuelle vient compléter le modèle. On s’oriente donc vers une

grammaire interlinguistique des émotions28, fondée sur l’étude intégrée des paramètres

syntaxiques, sémantiques et discursifs.

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