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Friedrich Nietzsche (1844 –1900)

L’origine de la tragédie(1872)

Traduction de J. Marnold et J. Morland(1906)

Édition électronique v. : 1,0 : Les Échos duMaquis, 2011.

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Note sur cette éditionLa présente édition a été réalisée à partir de la

traduction de J. Marnold et J. Morland (1906).

Nous avons apporté à ce texte quelques corrections, laplupart d’ordre simplement linguistique, et avons reporté letexte original en notes de bas de pages.

Les Échos du Maquis, mars 2011.

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Essai d’autocritique

1.Certes, la cause déterminante de ce livre discutable dut

être un problème de premier ordre et de grand attrait, et enoutre une profonde préoccupation personnelle ; – ce qui entémoigne, c’est l’époque où ce livre fut conçu, malgrélaquelle il fut conçu, l’époque troublante de la guerre de1870-71. Pendant que le tonnerre des canons de Wœrthremplissait l’Europe de ses échos, le chercheur subtil, amides énigmes, qui devait enfanter cet ouvrage, s’était retirédans quelque coin des Alpes, l’esprit saturé de subtilité etde mystère, donc très soucieux et insoucieux à la fois. Ilnotait ses réflexions sur les Grecs, – noyau de ce livreétrange et difficile auquel est consacrée cette tardivepréface (ou postface). Quelques semaines après, il setrouvait lui-même sous les murs de Metz, sans avoir réussiencore à répondre aux questions qu’il s’était posées enface de la prétendue « sérénité » des Grecs et de l’artgrec ; jusqu’à ce qu’enfin, dans ce mois de profonde

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angoisse, alors qu’à Versailles on délibérait de la paix, ilsentît aussi la paix descendre sur lui ; et, tandis qu’ilguérissait lentement d’une maladie prise pendant lacampagne, il eut la perception définitive de cette pensée,« que la tragédie naquit du génie de la musique ». –L’origine de la tragédie dans la musique ? Musique ettragédie ? Grecs et musique de tragédie ? Les Grecs etl’œuvre d’art du pessimisme ? De toutes les racesd’hommes, la plus accomplie, la plus belle, la plusjustement enviée, la plus séduisante, la plus entraînantevers la vie, les Grecs, – comment, justement, ceux-cieurent-ils besoin de la tragédie ? Plus encore – de l’art ?Et pourquoi – cet art grec ?…

On devine à quelle place se dressait alors le grandpoint d’interrogation de la valeur de l’existence. Lepessimisme est-il nécessairement le signe du déclin, de ladécadence, de la faillite des instincts lassés et affaiblis ? –comme ce fut le cas pour les Hindous ; comme il semble,selon toute apparence, que cela soit pour nous autres,hommes « modernes » et Européens ? Y a-t-il unpessimisme de la force ? une prédilection intellectuellepour l’âpreté, l’horreur, la cruauté, l’incertitude del’existence due à la belle santé, à la surabondance de forcevitale, à un trop-plein de vie ? Cette plénitude excessiveelle-même ne comporte-t-elle pas peut-être unesouffrance ?

L’œil le plus perçant n’est-il pas possédé d’uneirrésistible témérité, qui recherche le terrible, comme

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l’ennemi, le digne adversaire contre qui elle veut éprouversa force ? dont elle veut apprendre ce que c’est que « lapeur » ? Que signifie le mythe tragique, précisément chezles Grecs de l’époque la plus parfaite, la plus forte, la plusvaillante ? Et ce prodigieux phénomène de l’espritdionysien ? Que signifie la tragédie, née de lui ? – Et, enrevanche, ce dont mourut la tragédie, le socratisme de lamorale, la dialectique, la pondération et la sérénité del’homme théorique, – quoi ? ce socratisme ne pourrait-ilpas être justement le signe de la décadence, de lalassitude, de l’épuisement, de l’anarchisme dissolvant desinstincts ? La « sérénité hellénique » des derniers Grecs neserait-elle pas un crépuscule ? l’effort épicurien contre lepessimisme, seulement une précaution de malade ? Et lascience elle-même, notre science, – oui, envisagéecomme symptôme de vie, que signifie, au fond, toutescience ? Quel est le but, pis encore, l’origine – de toutescience ? Quoi ? L’esprit scientifique n’est-il peut-êtrequ’une crainte et une diversion en face du pessimisme ? uningénieux expédient contre – la vérité ? et, pour parlermoralement, quelque chose comme de la peur et del’hypocrisie ? et immoralement : de la ruse ? Ô Socrate,Socrate, était-ce là peut-être ton secret ? Ô mystérieuxironiste, était-ce là ton – ironie ?

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2.Ce qu’il me fut alors donné de concevoir, quelque chose

de terrible et de périlleux, un problème aux cornesmenaçantes, pas absolument un taureau sauvage, en toutcas un problème nouveau, je dirais aujourd’hui que ce futle problème de la science elle-même – de la scienceconsidérée pour la première fois comme problématique,discutable. Mais le livre où j’épanchai alors la défiance et lafougue de ma jeunesse, – quel livre impossible dut naîtred’une tâche aussi anti-juvénile ! – construit seulement àl’aide de sensations personnelles précoces et hâtives,effleurant l’extrême limite de ce qui peut s’exprimer,appuyé par ses fondations sur le terrain de l’art, – car leproblème de la science ne peut être résolu sur le terrain dela science ; – un livre s’adressant peut-être à des artistespossédant par surcroît des aptitudes spéciales pourl’analyse et la comparaison (c’est-à-dire à une espèceexceptionnelle d’artistes, qu’il faut chercher et qu’on nevoudrait même pas chercher…), bourré d’innovationspsychologiques et de mystérieux secrets d’artiste, avec, aufond du tableau, une métaphysique d’artiste ; une œuvre dejeunesse, pleine d’ardeur et de mélancolie juvéniles,indépendante, obstinément intransigeante, même si elle

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semble céder à une autorité ou à une déférenceparticulière, en un mot une œuvre de début, voire dans lesens fâcheux de l’expression ; entachée, en dépit desallures séniles du problème, de tous les défauts de lajeunesse, avant tout, de ses longueurs excessives, de sesélans tumultueux et de ses violences. D’autre part, enconsidération du succès qu’il obtint (particulièrementauprès du grand artiste auquel il s’adressait comme unemanière de colloque, Richard Wagner), un vrai livre, je veuxdire un livre qui, en tous cas, a donné satisfaction aux« meilleurs de son temps ». Cette seule raison luimériterait quelque déférence et certains égards ;cependant je ne veux pas dissimuler tout à fait l’impressiondésagréable qu’il me produit aujourd’hui : combien, aprèsseize années, il se présente comme un étranger – à mesyeux plus expérimentés, cent fois plus sévères, bienqu’aucunement refroidis, et nullement enclins à sedétourner de cette même tâche à laquelle ce livretéméraire osa le premier se mesurer, à savoir – deconsidérer la science sous l’optique de l’artiste et l’artsous l’optique de la vie…

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3.Encore une fois, ce livre me paraît aujourd’hui un livre

impossible, – je le trouve mal écrit, lourd, pénible, hérisséd’images forcenées et incohérentes, sentimental, édulcoréça et là jusqu’à l’effémination, mal équilibré, dépourvud’effort vers la pure logique, très convaincu et, à cause decela, se dispensant de fournir des preuves, doutant mêmequ’il lui convienne de prouver, en tant que livre d’initiés,« musique » pour ceux-là, dont la musique fut le baptême,et qui, depuis l’origine des choses, sont unis par le liencommun des connaissances artistiques rares, bannière deralliement pour des frères de même sang in artibus, – unlivre hautain et exalté, dirigé de prime abord plus encorecontre le profanum vulgus des « intellectuels » que contrele « peuple », mais qui, par son influence, a prouvé etprouve encore qu’il s’entend assez bien à découvrir sesenthousiastes et à les entraîner à travers le labyrinthe dechemins ignorés jusqu’à de joyeuses arènes. En tout cas, –on dut l’avouer avec étonnement et impatience, – ici parlaitune voix étrangère, l’apôtre « d’un dieu encore inconnu »,affublé provisoirement de la barrette du savant, caché sousla pesanteur et la morosité dialectique de l’Allemandaggravées du mauvais ton du wagnérien ; il y avait là un

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esprit rempli d’exigences nouvelles et encore innommées,une mémoire gonflée d’interrogations, d’observations,d’obscurités, auxquelles venait s’ajouter, comme unproblème de plus, le nom de Dionysos ; ici parlait, – on leremarqua avec défiance, – quelque chose comme uneâme mystique, presque une âme de ménade, qui,tourmentée et capricieuse, et quasi irrésolue, si elle doit selivrer ou se dérober, balbutie en quelque sorte une langueétrangère. Elle aurait dû chanter, cette « âme nouvelle », –et non parler ! Quel dommage que je n’aie pas oséexprimer en poète ce que j’avais à dire alors : peut-êtrebien que cela m’eût été possible ! Tout au moins aurais-jepu m’exprimer en philologue : car, pour les philologues,dans ce domaine, il reste encore aujourd’hui à peu prèstout à découvrir et à mettre en lumière ! Avant tout, ceproblème, qu’il y a ici un problème, – et qu’il sera toujoursabsolument impossible de comprendre et de sereprésenter les Grecs, aussi longtemps qu’on n’aura pasrépondu à cette question : « Qu’est-ce que l’espritdionysien ?… »

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4.Oui, qu’est-ce que l’esprit dionysien ? – On trouvera

dans ce livre une réponse à cette interrogation, – c’est un« initié » qui parle ici, l’adepte élu, l’apôtre de son dieu.Peut-être serais-je aujourd’hui plus circonspect, moinsabsolu en présence d’un problème psychologique aussicompliqué que la recherche des origines de la tragédiechez les Grecs. Un point fondamental est la mesure desubjectivité du Grec en face de la souffrance, son degré desensibilité, – ce degré n’a-t-il jamais varié ? ou bien lerapport fut-il renversé ? – cette question de savoir si sontoujours grandissant désir de beauté, de fêtes, deréjouissances, de cultes nouveaux, n’est pas fait dedétresse, de misère, de mélancolie, de douleur ? Et ensupposant que ce fût vrai – et Périclès (ou Thucydide) ledonne à entendre dans la grande oraison funèbre – : d’oùviendrait alors la tendance contraire et chronologiquementantérieure, le besoin de l’horrible, la sincère et âpreinclination des premiers Hellènes pour le pessimisme, lemythe tragique, la représentation de tout ce qu’il y a deterreur, de cruauté, de mystère, de néant, de fatalité aufond des choses de la vie, – d’où viendrait alors latragédie ? Peut-être de la joie, de la force, de la santé

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exubérante, de l’excès de vitalité ? Et quelle significationprend alors, physiologiquement parlant, ce délireparticulier, qui fut la source de l’art tragique aussi bien quede l’art comique, le délire dionysiaque ? Quoi ? Le délirene serait-il peut-être pas inévitablement le symptôme de ladégénérescence, de la décadence, de la civilisationsuravancée ? Y a-t-il peut-être – question pour lesmédecins aliénistes – une névrose de la santé ? de lajeunesse des peuples, de leur adolescence ? Que nousindique cette synthèse d’un dieu et d’un bouc dans lesatyre ? Quelle expérience, quelle impulsion irrésistibleamenèrent le Grec à représenter par un satyre le rêveurdionysien, l’homme primitif ? Et pour ce qui regardel’origine du chœur, dans ces siècles où florissait la forcephysique du Grec, où l’âme grecque débordait de vie, yeut-il peut-être des enthousiasmes endémiques ? desvisions et des hallucinations se manifestant à des citésentières, à des foules entières assemblées dans lestemples ? Quoi ? Si pourtant les Grecs, précisément dansla splendeur première de leur jeunesse, avaient eu lebesoin du tragique et avaient été pessimistes ? Si, pouremployer une parole de Platon, le délire avait étéjustement, pour Hellas, le plus grand des bienfaits ? Et si,d’un autre côté et au contraire, les Grecs, à l’époque mêmede leur dissolution et de leur déclin, étaient devenustoujours plus optimistes, plus superficiels, plus cabotins, etaussi plus passionnés pour la logique, plus ardents àconcevoir la vie logiquement, c’est-à-dire à la fois plus« sereins » et plus « scientifiques » ? Comment ? en dépit

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de toutes les « idées modernes » et des préjugés du goûtdémocratique, la victoire de l’optimisme, la raison, dèslors prédominante, le pratique et théorique utilitarisme,aussi bien que la démocratie elle-même, dont il estcontemporain, – tout cela ne pourrait-il pas être lesymptôme du déclin de la force, de l’approche de lavieillesse et de la lassitude physiologique ? Et non – lepessimisme ? L’optimiste Épicure ne fut-il pasprécisément – un malade ? – On le voit, c’est d’un véritablefardeau de graves problèmes que s’est chargé ce livre, –ajoutons encore le plus grave de tous ! Que signifie,considérée au point de la vue de la Vie – la morale ?…

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5.Déjà, dans la préface à Richard Wagner, c’est l’art, – et

non la morale, – qui est présenté comme l’activitéessentiellement métaphysique de l’homme ; au cours dece livre se reproduit à différentes reprises cette singulièreproposition, que l’existence du monde ne peut se justifierque comme phénomène esthétique. En effet, ce livre nereconnaît, au fond de tout ce qui fut, qu’une pensée etarrière-pensée d’artiste, – un « Dieu », si l’on veut, mais, àcoup sûr, un Dieu purement artiste, absolument dénué descrupule et de morale, pour qui la création ou ladestruction, le bien ou le mal sont des manifestations deson caprice indifférent et de sa toute-puissance ; qui sedébarrasse, en fabriquant des mondes, du tourment de saplénitude et de sa pléthore, qui se délivre de la souffrancedes contrastes accumulés en lui-même. Le monde,l’objectivation libératrice de Dieu, perpétuellement et à toutinstant consommée, en tant que vision éternellementchangeante, éternellement nouvelle de celui qui porte ensoi les plus grandes souffrances, les plus irréductiblesconflits, les plus extrêmes contrastes, et qui ne peut s’enaffranchir et se libérer que dans l’apparence ; toute cettemétaphysique d’artiste peut être traitée d’arbitraire, de

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vaine, de fantaisiste, – l’essentiel est qu’elle trahit dèsl’abord un esprit qui, à tout événement, décida de semettre en garde contre l’interprétation et la portée moralesde l’existence. Ici est proclamé, pour la première fois peut-être, un pessimisme « par delà le bien et le mal » ; ici cette« perversité du sentiment », contre laquelle Schopenhauerne se lassa pas de lancer à l’avance ses imprécations etses foudres, trouve son langage et sa formule, – unephilosophie qui ose classer la morale elle-même dans lemonde des apparences, qui ose la déclasser, et cela nonseulement parmi les « apparences » (dans le sens del’idéaliste terminus technicus), mais encore parmi les« illusions », comme simulacre, conjecture, préjugé,interprétation, parure, art. Peut-être la profondeur de cettetendance anti-morale peut-elle se mesurer le mieux ausilence circonspect et hostile que l’on constate dans tout celivre à l’égard du christianisme, – du christianisme, commela plus extravagante variation sur le thème moral qu’il aitété donné à l’humanité d’entendre jusqu’à présent. Envérité, rien n’est plus complètement opposé àl’interprétation, à la justification purement esthétique dumonde exposée ici, que la doctrine chrétienne, qui n’est etne veut être que morale, et, avec ses principes absolus,par exemple avec sa véracité de Dieu, relègue l’art, toutart, dans l’empire du mensonge, c’est-à-dire le nie, lecondamne, le maudit. Derrière une semblable façon depenser et d’apprécier qui, pour peu qu’elle soit sincère etlogique, doit être fatalement hostile à l’art, je perçus ausside tout temps l’hostilité à la vie, la répugnance rageuse et

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vindicative pour la vie même : car toute vie repose surapparence, art, illusion, optique, nécessité de perspectiveet d’erreur. Le christianisme fut, dès l’origine,essentiellement et radicalement, satiété et dégoût de la viepour la vie, qui se dissimulent, se déguisent seulementsous le travesti de la foi en une « autre » vie, en une vie« meilleure ». La haine du « monde », l’anathème auxpassions, la peur de la beauté et de la volupté, un au-delàfutur inventé pour mieux dénigrer le présent, au fond undésir de néant, de mort, de repos, jusqu’au « sabbat dessabbats », – tout cela, aussi bien que la prétention absoluedu christianisme à ne tenir compte que des valeursmorales, me parut toujours la forme la plus dangereuse, laplus inquiétante d’une « volonté d’anéantissement », toutau moins un signe de lassitude morbide, dedécouragement profond, d’épuisement, d’appauvrissementde la vie, – car, au nom de la morale (en particulier de lamorale chrétienne, c’est-à-dire absolue), nous devonstoujours et inéluctablement donner tort à la vie, parce que lavie est quelque chose d’essentiellement immoral, – nousdevons enfin étouffer la vie sous le poids du mépris et del’éternelle négation, comme indigne d’être désirée etdénuée en soi de la valeur d’être vécue. La morale elle-même – quoi ? la morale ne serait-elle pas une « volontéde négation de la vie », un secret instinctd’anéantissement, un principe de ruine, de déchéance, dedénigrement, un commencement de fin ? et par conséquentle danger des dangers ?… C’est contre la morale que,dans ce livre, mon instinct se reconnut comme défenseur

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de la vie, et qu’il se créa une doctrine et une théorie de lavie absolument contraires, une conception purementartistique, anti-chrétienne. Comment la nommer ? Commephilologue et ouvrier dans l’art d’exprimer, je la baptisai,non sans quelque liberté, – qui pourrait dire le vrai nom del’Antéchrist ? – du nom d’un dieu grec : je la nommaidionysienne.

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6.On comprend à quel problème j’osai désormais

m’attaquer dans ce livre… Combien je regrette maintenantde n’avoir pas eu le courage (ou l’immodestie) d’employer,pour des idées aussi personnelles et audacieuses, unlangage personnel, – d’avoir péniblement cherché àexprimer, à l’aide de formules kantiennes etschopenhaueriennes, des opinions nouvelles et insolitesqui étaient radicalement opposées à l’esprit comme ausentiment de Kant et de Schopenhauer. Que pensaitSchopenhauer de la tragédie ? « Ce qui donne au tragiqueun essor particulier vers le sublime – dit-il (MVR, II), – c’estla révélation de cette pensée, que le monde, la vie, ne peutnous satisfaire complètement, et par conséquent n’est pasdigne que nous lui soyons attachés : c’est en cela queconsiste l’esprit tragique, – il nous amène ainsi à larésignation. » Oh ! quel autre langage me tenait Dionysos !Oh ! comme ce « résignationisme » était alors loin de moi !– Mais il y a dans ce livre quelque chose de pire encore, etque je regrette beaucoup plus que d’avoir obscurci etdéfiguré par des formules schopenhaueriennes mesvisions dionysiennes : c’est de m’être, en un mot, gâté legrandiose problème grec, tel qu’il s’était révélé à moi, par

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l’intrusion des choses modernes ! de m’être attaché à desespérances, là où il n’y avait rien à espérer, où toutindiquait trop clairement une fin ! d’avoir, à propos de laplus récente musique allemande, commencé à divaguersur « l’âme allemande », comme si elle était justement surle point de se découvrir et de se retrouver, – et cela à uneépoque où l’esprit allemand, qui, il y a peu de tempsencore, avait possédé la volonté de dominer l’Europe, laforce de diriger l’Europe, en arrivait, en guise deconclusion testamentaire, à l’abdication, et, sous lepompeux prétexte d’une fondation d’empire, évoluait versla médiocrité, la démocratie et les « idées modernes » ! Eneffet, j’ai appris depuis à juger sans espoir et sans pitiécette « âme allemande », et avec elle l’actuelle musiqueallemande, comme étant d’outre en outre pur romantismeet la plus antihellénique de toutes les formes d’artimaginables : mais, par surcroît, une machine à détraquerles nerfs de premier ordre, deux fois dangereuses pour unpeuple qui aime la boisson et honore l’obscurité commeune vertu, à cause de sa double propriété de narcotiquequi produit l’ivresse et enveloppe l’esprit de nébuleusesvapeurs. – En laissant naturellement de côté toutes lesespérances prématurées et les inopportunes applicationsaux choses actuelles, qui gâtèrent alors mon premier livre,le grand point d’interrogation dionysien, même en ce quiconcerne la musique, reste toujours où je l’avais placé : quedevrait être une musique dont le principe originel serait,non pas le romantisme, à l’exemple de la musiqueallemande, – mais l’esprit dionysien ?…

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7.– Mais, cher monsieur, qu’a-t-on jamais entendu par

romantisme si votre livre n’est pas romantique ? Est-ilpossible de pousser plus loin la haine du « tempsprésent », de la « réalité » et des « idées modernes » quevous ne l’avez fait dans votre métaphysique d’artiste – quipréfère croire au néant et même au diable plutôt qu’au« présent » ? Au-dessous de la polyphonie contrapuntiquedont vous tentez de séduire nos oreilles ne gronde-t-il pasune basse fondamentale de colère et de destructionjoyeuses ? une farouche résolution contre tout ce qui est« actuel », une volonté qui n’est certes pas très éloignée dunihilisme pratique, et qui semble dire : « Que rien ne soitvrai, plutôt que vous ayez raison, plutôt que triomphe votrevérité ! » Écoutez vous-même avec attention, monsieur lepessimiste adorateur de l’art, un seul passage, choisi dansvotre livre, ce passage, nullement dénué d’éloquence, le« tueur de dragons », qui semble comme un piègeinsidieusement tendu aux jeunes esprits et aux jeunescœurs. Quoi ? N’est-ce pas l’authentique et véritableprofession de foi du romantisme de 1830, sous le masquedu pessimisme de 1850 ? et derrière cette profession defoi n’entend-on pas préluder le finale consacré, en usage

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chez les romantiques, – rupture, écroulement, retour, etenfin prosternation à deux genoux devant une vieille foi,devant le Dieu ancien ?… Quoi ? votre livre de pessimisten’est-il pas lui-même une œuvre de romantisme etd’antihellénisme, quelque chose « qui, à la fois, produitl’ivresse et obscurcit l’esprit » en tout cas, un narcotique, unmorceau de musique, voire de musique allemande ? Maisqu’on en juge :

« Figurons-nous une générationgrandissant avec cette intrépidité du regard,avec cette impulsion héroïque vers lemonstrueux, l’extraordinaire ; imaginonsl’allure hardie de ce tueur de dragons,l’orgueilleuse témérité avec laquelle ces êtrestournent le dos aux enseignements débiles del’optimisme, pour « vivre résolument » d’unevie pleine et complète : ne devait-il pasarriver nécessairement que l’expériencevolontaire de l’énergie et de la terreur amenâtl’homme tragique de cette civilisation àsouhaiter un art nouveau, l’art de laconsolation métaphysique, la tragédie,comme une Hélène à laquelle il avait droit, età s’écrier avec Faust :

Et ne devais-je pas, avec une violencepassionnée,

Faire naître à la vie la forme la plusdivine ? »

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« Cela ne devait-il pas arriver nécessairement ? »…Non, trois fois non ! Ô jeunes romantiques : cela ne devaitpas arriver nécessairement ! Mais il est très vraisemblableque cela se termine ainsi, que vous finissez ainsi, c’est-à-dire « consolés », comme cela est écrit, en dépit de tousvos efforts pour connaître par vous-mêmes l’énergie et laterreur, « métaphysiquement consolés, » bref, ainsi quefinissent les romantiques, chrétiennement… Non ! Il vousfaudrait d’abord apprendre la consolation de ce côté-ci, – ilvous faudrait apprendre à rire, mes jeunes amis, sitoutefois vous vouliez absolument rester pessimistes ; peut-être bien qu’alors, sachant rire, vous jetteriez un jour audiable toutes les consolations métaphysiques, – et pourcommencer la métaphysique elle-même ! Ou, pouremployer le langage de ce monstre dionysien, qui a nomZarathoustra :

« Élevez vos cœurs, mes frères, haut, plus haut !Et n’oubliez pas non plus vos jambes ! Élevez

aussi vos jambes, bons danseurs, et mieux quecela : vous vous tiendrez aussi sur la tête !

« Cette couronne du rieur, cette couronne deroses : c’est moi-même qui me la suis mise sur latête, j’ai canonisé moi-même mon rire. Je n’ai trouvépersonne d’assez fort pour cela aujourd’hui.

« Zarathoustra le danseur, Zarathoustra le léger,celui qui agite ses ailes, prêt au vol, faisant signe àtous les oiseaux, prêt et agile, divinement léger : –

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« Zarathoustra le devin, Zarathoustra le rieur, niimpatient, ni intolérant, quelqu’un qui aime les sautset les écarts ; je me suis moi-même placé cettecouronne sur la tête !

« Cette couronne du rieur, cette couronne deroses : à vous, mes frères, je jette cette couronne !J’ai canonisé le rire ; hommes supérieurs, apprenezdonc – à rire ! »

(Ainsi parlait Zarathoustra, IV.)

Sils-Maria, Haute-Engadine, août 1886.

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Dédicace à Richard WagnerPour écarter de ma pensée toutes les critiques, toutes

les colères, tous les malentendus, dont les idées exposéesdans cet ouvrage fourniront le prétexte à nos publicistes,étant donné le singulier caractère de l’esthétiquecontemporaine, et aussi pour écrire ces parolesd’introduction avec une félicité contemplative égale à celledont chacune de ces pages porte l’empreinte, comme lacristallisation d’instants de bonheur et d’enthousiasme, jeme représente par la pensée, mon ami hautement vénéré,le moment où vous recevrez cet écrit. Je vous vois, peut-être au retour d’une promenade du soir dans la neiged’hiver, considérer sur la première feuille de ce livre leProméthée délivré, lire mon nom, et je sais qu’aussitôtvous êtes pénétré de cette conviction que, quel que puisseêtre le contenu de cet ouvrage, celui qui l’a fait avait àexprimer des choses graves et significatives ; et qu’aussi,en tout ce qu’il imagina, il se sentit en communication avecvous comme avec quelqu’un de réellement présent, et qu’ilne lui fut possible d’écrire que quelque chose qui répondîtà cette présence réelle. Vous vous souviendrez, en outre,que c’est au moment même de l’apparition de l’écritadmirable consacré par vous à la mémoire de Beethoven

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que ces réflexions me préoccupèrent ; c’est-à-dire pendantles angoisses et les enthousiasmes de la guerre qui venaitd’éclater. Cependant, ceux-là seraient dans l’erreur, quisongeraient, à propos de cet ouvrage à opposerl’exaltation patriotique à une sorte de libertinageesthétique, une vaillante énergie à une distractioninsouciante. Bien plus, à la lecture de ce livre, il se pourraitqu’ils reconnussent avec surprise combien profondémentallemand est le problème dont il est ici question, etcombien il est légitime de le placer au milieu de nosespoirs allemands, dont il est l’axe et le pivot. Mais peut-être seront-ils plutôt scandalisés de ce qu’une aussisérieuse attention soit accordée à un problème esthétique,s’ils sont vraiment incapables d’avoir de l’art uneconception autre que celle d’un passe-temps agréable,d’un bruit de grelots dont se passerait volontiers « lagravité de l’existence » ; comme si personne ne savait cequ’il faut entendre dans cette comparaison, par une« gravité de l’existence » de cette espèce. Pour lagouverne de ces personnes graves, je déclare que,d’après ma conviction profonde, l’art est la tâche la plushaute et l’activité essentiellement métaphysique de cettevie, selon la pensée de l’homme à qui je veux que cetouvrage soit dédié, comme à mon noble compagnond’armes et précurseur dans cette voie.

Bâle, fin 1871.

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L’origine de la tragédie

1.Nous aurons fait un grand pas en ce qui concerne la

science esthétique, quand nous en serons arrivés nonseulement à l’induction logique, mais encore à la certitudeimmédiate de cette pensée : que l’évolution progressive del’art est le résultat du double caractère de l’esprit apollinienet de l’esprit dionysien, de la même manière que la dualitédes sexes engendre la vie au milieu de luttes perpétuelleset par des rapprochements seulement périodiques. Cesnoms, nous les empruntons aux Grecs qui ont renduintelligible au penseur le sens occulte et profond de leurconception de l’art, non pas au moyen de notions, mais àl’aide des figures nettement significatives du monde deleurs dieux. C’est à leurs deux divinités des arts, Apollon etDionysos, que se rattache notre conscience del’extraordinaire antagonisme, tant d’origine que de fins, quiexista dans le monde grec entre l’art plastique apollinien etl’art dénué de formes, la musique, l’art de Dionysos. Ces

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deux instincts impulsifs s’en vont côte à côte, en guerreouverte le plus souvent, et s’excitant mutuellement à descréations nouvelles, toujours plus robustes, pour perpétuerpar elles le conflit de cet antagonisme que l’appellation« art », qui leur est commune, ne fait que masquer, jusqu’àce qu’enfin, par un miracle métaphysique de la « Volonté »hellénique, ils apparaissent accouplés, et que, dans cetaccouplement, ils engendrent alors l’œuvre à la foisdionysienne et apollinienne de la tragédie attique.

Figurons-nous tout d’abord, pour les mieux comprendre,ces deux instincts comme les mondes esthétiquesdifférents du rêve et de l’ivresse, phénomènesphysiologiques entre lesquels on remarque un contrasteanalogue à celui qui distingue l’un de l’autre l’espritapollinien et l’esprit dionysien. C’est dans le rêve que,suivant l’expression de Lucrèce, les splendides imagesdes dieux se manifestèrent pour la première fois à l’âmedes hommes, c’est dans le rêve que le grand sculpteurperçut les proportions divines de créatures surhumaines, etle poète hellène, interrogé sur les secrets créateurs de sonart, eût évoqué lui aussi le souvenir du rêve et réponducomme Hans Sachs dans les Maîtres Chanteurs :

Ami, l’ouvrage véritable du poèteEst denoter et de traduire ses rêves. Croyez-moi,l’illusion la plus sûre de l’homme,S’épanouit pour lui dans le rêve : Tout l’artdes vers et du poèteN’est que l’expressionde la vérité du rêve.

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L’apparence pleine de beauté des mondes du rêve,dans la production desquels tout homme est un artistecomplet, est la condition préalable de tout art plastique, etcertainement aussi, comme nous le verrons, d’une partieessentielle de la poésie. Nous éprouvons de la jouissanceà la compréhension immédiate de la forme, toutes lesformes nous parlent, nulle n’est indifférente, aucune n’estinutile. Et pourtant la vie la plus intense de cette réalité derêve nous laisse encore le sentiment confus qu’elle n’estqu’une apparence. C’est du moins le résultat de ma propreexpérience et je pourrais citer maints témoignages et aussiles déclarations des poètes pour montrer combien cetteimpression est normale et répandue. L’homme doué d’unesprit philosophique a même le pressentiment que,derrière la réalité dans laquelle nous existons et vivons, ils’en cache une autre toute différente, et que, parconséquent, la première n’est, elle aussi, qu’uneapparence ; et Schopenhauer définit formellement, commeétant le signe distinctif de l’aptitude philosophique, lafaculté pour certains de se représenter parfois les hommeset toutes les choses comme de purs fantômes, des imagesde rêve. Eh bien, l’homme doué d’une sensibilité artistiquese comporte à l’égard de la réalité du rêve de la mêmemanière que le philosophe en face de la réalité del’existence ; il l’examine minutieusement et volontiers ; car,dans ces tableaux, il découvre une interprétation de la vie ;à l’aide de ces exemples, il s’exerce pour la vie. Ce nesont pas seulement, comme on pourrait croire, les imagesagréables et plaisantes qu’il retrouve en soi-même avec

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agréables et plaisantes qu’il retrouve en soi-même aveccette absolue lucidité : le sévère, le sombre, le triste, lesinistre, les obstacles soudains, les railleries du hasard, lesattentes angoissées, en un mot toute la Divine Comédiede la vie, avec son Inferno, se déroule aussi devant lui, nonpas seulement comme un spectacle de fantômes,d’ombres, – car, ces scènes, il les vit et les souffre, – etcependant sans qu’il puisse écarter tout à fait cetteimpression fugitive qu’elles ne sont qu’une apparence. Etpeut-être quelques-uns se souviendront comme moi des’être écrié, en se rassurant au milieu des périls et desterreurs d’un rêve : « C’est un rêve ! Je ne veux pas qu’ilcesse ! Je veux le rêver encore ! » J’ai entendu dire aussique certaines personnes possédaient la faculté deprolonger la causalité d’un seul et même rêve pendant troisnuits successives et plus. Ces faits attestent avec évidenceque notre nature la plus intime, l’arrière-fond commun denous tous, trouve dans le rêve un plaisir profond et une joienécessaire.

De même les Grecs ont représenté sous la figure deleur Apollon ce désir joyeux du rêve : Apollon, en tant quedieu de toutes les facultés créatrices de formes, est enmême temps le dieu divinateur. Lui qui, d’après sonorigine, est « l’apparence » rayonnante, la divinité de lalumière, il règne aussi sur l’apparence pleine de beauté dumonde intérieur de l’imagination. La vérité plus haute, laperfection de ce monde, opposées à la réalitéimparfaitement intelligible de tous les jours, enfin laconscience profonde de la réparatrice et salutaire nature

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du sommeil et du rêve, sont symboliquement l’analogue, àla fois, de l’aptitude à la divination, et des arts en général,par lesquels la vie est rendue possible et digne d’êtrevécue. Mais elle ne doit pas manquer à l’image d’Apollon,cette ligne délicate que la vision perçue dans le rêve nesaurait franchir sans que son effet ne deviennepathologique, et qu’alors l’apparence ne nous donnel’illusion d’une grossière réalité ; je veux dire cettepondération, cette libre aisance dans les émotions les plusviolentes, cette sereine sagesse du dieu de la forme.Conformément à son origine, son regard doit être« rayonnant comme le soleil » ; même alors qu’il exprime lesouci ou la colère, le reflet sacré de la vision de beautén’en doit pas disparaître. Et l’on pourrait ainsi appliquer àApollon, dans un sens excentrique, les paroles deSchopenhauer sur l’homme enveloppé du voile de Maïa(MVR, I) : « Comme un pêcheur dans un esquif, tranquilleet plein de confiance en sa frêle embarcation, au milieud’une mer démontée qui, sans bornes et sans obstacles,soulève et abat en mugissant des montagnes de flotsécumants, l’homme individuel, au milieu d’un monde dedouleurs, demeure impassible et serein, appuyé avecconfiance sur le principium individuationis ». Oui, onpourrait dire que l’inébranlable confiance en ce principe etla calme sécurité de celui qui en est pénétré ont trouvédans Apollon leur expression la plus sublime, et on pourraitmême reconnaître en Apollon l’image divine et splendidedu principe d’individuation, par les gestes et les regards delaquelle nous parlent toute la joie et la sagesse de

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« l’apparence », en même temps que sa beauté.

À la même page, Schopenhauer nous a dépeintl’épouvantable horreur qui saisit l’homme, dérouté soudainpar les formes apparentes des phénomènes, alors que leprincipe de causalité, dans une de ses manifestationsquelconques, semble souffrir une exception. Si, outre cettehorreur, nous considérons l’extase transportée qui, devantcet effondrement du principe d’individuation, s’élève duplus profond de l’homme, du plus profond de la nature elle-même, alors nous commençons à entrevoir en quoiconsiste l’état dionysiaque, que nous comprendrons mieuxencore par l’analogie de l’ivresse. C’est par la puissancedu breuvage narcotique que tous les hommes et tous lespeuples primitifs ont chanté dans leurs hymnes, ou bien parla force despotique du renouveau printanier pénétrantjoyeusement la nature entière, que s’éveille cette exaltationdionysienne qui entraîne dans son essor l’individu subjectifjusqu’à l’anéantir en un complet oubli de soi-même. Encorependant le moyen âge allemand, des multitudes toujoursplus nombreuses tournoyèrent sous le souffle de cettemême puissance dionysiaque, chantant et dansant, deplace en place : dans ces danseurs de la Saint-Jean et dela Saint-Guy nous reconnaissons les chœurs bachiquesdes Grecs, dont l’origine se perd, à travers l’Asie Mineure,jusqu’à Babylone et jusqu’aux orgies sacéennes. Il est desgens qui, par ignorance ou étroitesse d’esprit, sedétournent de semblables phénomènes, comme ilss’écarteraient de « maladies contagieuses », et, dans la

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sûre conscience de leur propre santé, les raillent ou lesprennent en pitié. Les malheureux ne se doutent pas de lapâleur cadavérique et de l’air de spectre de leur « santé »,lorsque passe devant eux l’ouragan de vie ardente desrêveurs dionysiens.

Ce n’est pas seulement l’alliance de l’homme avecl’homme qui est scellée de nouveau sous le charme del’enchantement dionysien : la nature aliénée, ennemie ouasservie, célèbre elle aussi sa réconciliation avec sonenfant prodigue, l’homme. Spontanément, la terre offre sesdons, et les fauves des rochers et du désert s’approchentpacifiques. Le char de Dionysos disparaît sous les fleurs etles couronnes : des panthères et des tigres s’avancentsous son joug. Que l’on métamorphose en tableau l’hymneà la « joie » de Beethoven, et, donnant carrière à sonimagination, que l’on contemple les millions d’êtresprosternés frémissants dans la poussière : à ce momentl’ivresse dionysienne sera proche. Alors l’esclave est libre,alors se brisent toutes les barrières rigides et hostiles quela misère, l’arbitraire ou la « mode insolente » ont établiesentre les hommes. Maintenant, par l’évangile de l’harmonieuniverselle, chacun se sent, avec son prochain, nonseulement réuni, réconcilié, fondu, mais encore identiqueen soi, comme si s’était déchiré le voile de Maïa, etcomme s’il n’en flottait plus que des lambeaux devant lemystérieux Un-primordial. Chantant et dansant, l’hommese manifeste comme membre d’une communautésupérieure : il a désappris de marcher et de parler, et est

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sur le point de s’envoler à travers les airs, en dansant. Sesgestes décèlent une enchanteresse béatitude. De mêmeque maintenant les animaux parlent, et que la terre produitdu lait et du miel, la voix de l’homme, elle aussi, résonnecomme quelque chose de surnaturel : il se sent Dieu ;maintenant son allure est aussi noble et pleine d’extaseque celle des dieux qu’il a vus dans ses rêves. L’hommen’est plus artiste, il est devenu œuvre d’art : la puissanceesthétique de la nature entière, pour la plus haute béatitudeet la plus noble satisfaction de l’Un-primordial, se révèle icisous le frémissement de l’ivresse. La plus noble argile, lemarbre le plus précieux, l’homme, est ici pétri et façonné ;et, aux coups du ciseau de l’artiste des mondesdionysiens, répond le cri des Mystères d’Éleusis : « Voustombez prosternés à genoux, millions d’êtres ? Monde,pressens-tu le Créateur ? »

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2.Nous avons jusqu’à présent considéré l’esprit apollinien

et son contraire, l’esprit dionysien, comme des forcesartistiques qui jaillissent du sein de la nature elle-même,sans l’intermédiaire de l’artiste humain, des forces parlesquelles les instincts d’art de la nature s’assouvissent toutd’abord et directement : d’une part, comme le monde d’images du rêve, dont la perfection ne dépend aucunementde la valeur intellectuelle ou de la culture artistique del’individu, d’autre part, comme une réalité pleine d’ivressequi, à son tour, ne se préoccupe pas de l’individu, poursuitmême l’anéantissement de l’individu et sa dissolutionlibératrice par un sentiment d’identification mystique. Parrapport à ces phénomènes artistiques immédiats de lanature, tout artiste est un « imitateur », c’est-à-dire soitl’artiste du rêve apollinien, soit l’artiste de l’ivressedionysienne, ou enfin, – par exemple dans la tragédiegrecque, – à la fois l’artiste de l’ivresse et l’artiste du rêve.C’est comme tel que nous devons le considérer, quand,exalté par l’ivresse dionysiaque jusqu’au mystiquerenoncement de soi-même, il s’affaisse solitaire, à l’écartdes chœurs en délire, et qu’alors, par la puissance du rêveapollinien, son propre état, c’est-à-dire son unité, son

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identification avec les forces primordiales les plusessentielles du monde, lui est révélé dans une visionsymbolique.

Après ces prémisses et ces considérations générales,cherchons à reconnaître à quel degré et dans quellemesure ces instincts d’art de la nature ont été développéschez les Grecs : nous nous trouverons par là en état decomprendre et d’apprécier plus profondément le rapportde l’artiste grec avec ses modèles primordiaux, ou, suivantl’expression d’Aristote, « l’imitation de la nature ». On nepeut guère émettre que des hypothèses au sujet des rêvesdes Grecs, malgré toute la littérature spéciale et lesnombreuses anecdotes qui s’y rapportent ; cependant onpeut le faire avec une certaine sécurité : en présence de laprécision et de la sûreté de leur vision plastique, unies àleur évidente et sincère passion de la couleur, on ne pourrase défendre, à la confusion de tous ceux qui naquirent plustard, de supposer pour leurs rêves aussi une causalitélogique des lignes et des contours, des couleurs et desgroupes, un enchaînement des scènes rappelant leursmeilleurs bas-reliefs, dont la perfection et l’incomparablebeauté nous autoriseraient certainement, si unecomparaison était possible, à qualifier d’« Homères » lesGrecs rêvant, et de « Grec rêvant », Homère lui-même : etcela avec une signification plus profonde que si l’hommemoderne osait, à propos de ses rêves, se comparer àShakespeare.

En revanche, nous n’avons plus besoin de former des

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conjectures pour dévoiler l’immense abîme qui sépare lesGrecs dionysiens des barbares dionysiens. De tous lesconfins du vieux monde, – pour ne pas parler ici dunouveau, – de Rome jusqu’à Babylone, nous viennent lestémoignages de l’existence de fêtes dionysiennes, dont lesspécimens les plus élevés sont, au regard des fêtesdionysiennes grecques, ce que le satyre barbu empruntantau bouc son nom et ses attributs est à Dionysos lui-même.Presque partout l’objet de ces réjouissances est unelicence sexuelle effrénée, dont le flot exubérant brise lesbarrières de la consanguinité et submerge les loisvénérables de la famille : c’est vraiment la plus sauvagebestialité de la nature qui se déchaîne ici, en un mélangehorrible de jouissance et de cruauté, qui m’est toujoursapparu comme le véritable « philtre de Circé ». Contre lafièvre et la frénésie de ces fêtes qui pénétrèrent jusqu’àeux par tous les chemins de la terre et des eaux, les Grecssemblent avoir été défendus et victorieusement protégéspendant quelque temps par l’orgueilleuse image d’Apollon,à laquelle la tête de Méduse était incapable d’opposer uneforce plus dangereuse que cette grotesque et brutaleviolence dionysienne. C’est dans l’art dorique que s’estéternisée cette attitude de majesté dédaigneuse d’Apollon.Mais lorsqu’enfin des racines les plus profondes del’hellénisme se déchaînèrent de semblables instincts, larésistance devint plus difficile, et même impossible.L’action du dieu de Delphes se borna alors à arracher desmains de son redoutable ennemi, par une allianceopportune, ses armes meurtrières. Cette alliance est le

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moment le plus important de l’histoire du culte grec : dequelque côté que l’on regarde, on constate lesbouleversements produits par cet événement. Ce fut laréconciliation de deux adversaires, avec la rigoureusedélimitation des lignes frontières que chacun, dorénavant,ne devait plus dépasser, et avec des échangespériodiques et solennels de présents ; au fond, l’abîme nefut pas comblé. Mais si nous examinons comment, sousl’influence de cette paix finale, se manifesta la puissancedionysienne, nous reconnaîtrons dans les orgiesdionysiaques des Grecs, en les comparant à la déchéancede l’homme au tigre et au singe des Sakhéesbabyloniennes, la signification de fêtes de rédemptionlibératrice du monde et de jours de transfiguration. Avecelles, pour la première fois, le joyeux délire de l’art envahitla nature ; pour la première fois, par elles, la destruction duprincipe d’individuation devient un phénomène artistique.L’exécrable philtre de jouissance et de cruauté devintimpuissant : seul le singulier mélange qui forme le doublecaractère des émotions des rêveurs dionysiens en évoquele souvenir, – comme un baume salutaire rappelle lepoison meurtrier, – je veux dire ce phénomène de lasouffrance suscitant le plaisir, de l’allégresse arrachant desaccents douloureux. De la plus haute joie jaillit le cri del’horreur ou la plainte brûlante d’une perte irréparable. Àtravers ces fêtes grecques passe comme un soupirsentimental de la nature gémissant sur son morcellementen individus. Le chant et la mimique de ces rêveurs à l’âmehybride étaient pour le monde grec homérique quelque

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chose de nouveau et d’inouï : et en particulier, la musiquedionysienne faisait naître en eux l’effroi et le frisson. Si lamusique, en apparence, était déjà connue comme artapollinien, à y regarder de près, elle ne possédaitcependant ce caractère qu’en qualité de battementcadencé des ondes du rythme, dont la puissance plastiqueeût été développée jusqu’à la représentation d’impressionsapolliniennes. La musique d’Apollon était unearchitectonique sonore d’ordre dorique, mais dont les sonsétaient fixés par avance, tels ceux des cordes de la cithare.Comme non apollinien, en fut soigneusement écarté cetélément qui est l’essence même de la musiquedionysienne et de toute musique, la violence émouvante duson, le torrent unanime [de la mélodie] et le mondeincomparable de l’harmonie. Dans le dithyrambedionysien, l’homme est entraîné à l’exaltation la plus hautede toutes ses facultés symboliques ; il ressent et veutexprimer des sentiments qu’il n’a jamais éprouvésjusqu’alors : le voile de Maïa s’est déchiré devant ses yeux ;comme génie tutélaire de l’espèce, de la nature elle-même, il est devenu l’Un-absolu. Désormais, l’essence dela nature doit s’exprimer symboliquement ; un nouveaumonde de symboles est nécessaire, toute la symboliquecorporelle enfin ; non seulement la symbolique des lèvres,du visage, de la parole, mais encore toutes les attitudes etles gestes de la danse, rythmant les mouvements de tousles membres. Alors, avec une véhémence soudaine, lesautres forces symboliques, celles de la musique,s’accroissent en rythme, dynamique et harmonie. Pour

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comprendre ce déchaînement simultané de toutes lesforces symboliques, l’homme doit avoir atteint déjà ce hautdegré de renoncement qui veut se proclamersymboliquement dans ces forces : l’adepte dithyrambiquede Dionysos n’est plus alors compris que de ses pairs !Avec quelle stupéfaction dut le considérer le Grecapollinien ! Avec une stupéfaction qui fut d’autant plusprofonde qu’un frisson s’y mêlait à cette pensée, que toutcela n’était cependant pas si étranger à sa propre nature ;oui, que sa conscience apollinienne n’était qu’un voile quilui cachait ce monde dionysien.

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3.Pour comprendre cela, il nous faut démolir en quelque

sorte pierre à pierre le merveilleux édifice de la cultureapollinienne, jusqu’à ce que nous apercevions lesfondations sur lesquelles il est établi. Nous apercevons toutd’abord, dressées sur le fronton de ce temple, les figuresmajestueuses des dieux olympiens, dont les exploits,rayonnant au loin dans leurs reliefs de marbre, fontl’ornement de ses frises. Que l’image d’Apollon serencontre parmi les autres, comme une divinité au milieude divinités égales, et qui ne prétend point au rangsuprême, ceci ne doit pas nous égarer. Le même instinctqui se personnifia dans Apollon engendra aussi en réalitétout ce monde olympien, dont, en ce sens, Apollon peutêtre considéré comme le père. Quel besoin inouï, quelleimprescriptible nécessité fit naître ce monde lumineux decréatures olympiennes ?

Quiconque, ayant au cœur une autre religion, approchede ces Olympiens, en quête d’élévation morale, desainteté, d’immatérielle spiritualité, et cherche en leursregards l’amour et la pitié, devra bientôt se détournerd’eux, irrité et déçu. Ici, rien ne rappelle l’ascétisme,

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l’immatérialité ou le devoir : c’est une vie exubérante,triomphante, dans laquelle tout, le bien comme le mal, estégalement divinisé. Et devant ce fantastique débordementde vitalité, l’observateur demeure interdit et se demande àquel philtre enchanté ces hommes follement joyeux ont pupuiser cette vivifiante ivresse, pour que, de quelque côtéqu’ils regardent, leur apparaisse Hélène au doux sourire« planant comme le voluptueux symbole », l’image idéalede leur propre existence. Cependant, nous devons crier àce contemplateur désenchanté : « Ne t’éloigne pas ; maisécoute d’abord ce que raconte la sagesse populaire desGrecs au sujet de cette vie même, qui se déroule devant toiavec une aussi inexplicable sérénité. D’après l’antiquelégende, le roi Midas poursuivit longtemps dans la forêt levi eux Silène, compagnon de Dionysos, sans pouvoirl’atteindre. Lorsqu’il eut enfin réussi à s’en emparer, le roilui demanda quelle était la chose que l’homme devraitpréférer à toute autre et estimer au-dessus de tout.Immobile et obstiné, le démon restait muet, jusqu’à cequ’enfin, contraint par son vainqueur, il éclata de rire etlaissa échapper ces paroles : « Race éphémère etmisérable, enfant du hasard et de la peine, pourquoi meforces-tu à te révéler ce qu’il vaudrait mieux pour toi nejamais connaître ? Ce que tu dois préférer à tout, c’est pourtoi l’impossible : c’est de n’être pas né, de ne pas être,d’être néant. Mais, après cela, ce que tu peux désirer demieux, – c’est de mourir bientôt. »

Qu’est le monde des dieux olympiens au regard de

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cette sagesse populaire ? C’est la vision pleine d’extasedu martyr torturé, opposée à ses supplices.

Maintenant la montagne enchantée de l’Olympes’entr’ouvre devant nos yeux, et nous en découvrons lesassises. Le Grec connut et ressentit les angoisses et leshorreurs de l’existence : pour qu’il lui fût possible de vivre, illui fallut l’évocation de cette protectrice et éblouissantesplendeur du rêve olympien. Ce trouble extraordinaire enface des puissances titaniques de la nature, cette Moiretrônant sans pitié au-dessus de toute connaissance, cevautour du grand ami de l’humanité, Prométhée, cethorrible destin du sage Œdipe, cette malédiction de larace des Atrides, qui contraint Oreste au meurtre de samère, en un mot toute cette philosophie du dieu des forêtsavec les mythes qui s’y rattachent, cette philosophie dontpérirent les sombres Étrusques, – tout cela fut,perpétuellement et sans trêve, terrassé, vaincu par lesGrecs, tout au moins voilé et écarté de leur regard, à l’aidede ce monde intermédiaire et esthétique des dieuxolympiens. Pour pouvoir vivre, il fallut que les Grecs,poussés par la plus impérieuse des nécessités, créassentces dieux ; et nous pouvons nous représenter cetteévolution par le spectacle de la primitive théogonietitanique de l’effroi, se transformant sous l’impulsion de cetinstinct de beauté apollinienne, et devenant, pard’insensibles transitions, la théogonie de la joieolympienne, – ainsi que d’un buisson d’épines naissentdes roses. Comment ce peuple aux émotions si délicates,

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aux désirs si impétueux, ce peuple si exceptionnellementidoine à la douleur, aurait-il pu supporter l’existence, s’iln’en avait contemplé dans ses dieux l’image plus pure etradieuse. Ce même instinct, qui réclame l’art dans la vie,comme l’ornement, le couronnement de l’existence,comme le charme qui nous entraîne à continuer de vivre,engendra aussi le monde olympien, qui fut pour la« volonté » hellénique le miroir où sa propre image sereflétait transfigurée. Ainsi les dieux, en la vivant eux-mêmes, justifient la vie humaine, – unique théodicéesatisfaisante ! Au clair soleil de ces dieux de lumière,l’existence apparaît comme digne en soi de l’effort de lavivre, et la véritable douleur des hommes homériques estalors d’être privés de cette existence et, avant tout, depenser à la mort prochaine ; de sorte qu’on peut diremaintenant, en renversant la sentence de Silène, que,« pour eux, la pire des choses est une mort rapide et, ensecond lieu, de devoir mourir un jour ». Après que, pour lapremière fois, la plainte a retenti, elle jaillit de nouveau deslèvres d’Achille aux brèves années, elle s’élève de lamultitude errante des races humaines semblables auxfeuilles dispersées au gré du vent, son écho remplit le déclin de l’âge héroïque. Il n’est pas indigne des plus grandshéros de désirer conserver la vie, même au prix d’un travaild’esclave. Sous l’influence apollinienne, la « volonté »désire si violemment cette existence, l’homme homériques’identifie si complètement avec elle, que sa plainte elle-même se transforme en un hymne à la vie.

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Il faut remarquer ici que cette harmonie, sipassionnément admirée par l’humanité moderne, cetteidentification complète de l’homme avec la nature, pourlaquelle Schiller a mis en usage l’expression de« naïveté », n’est en aucune façon un phénomène sisimple, si évident en lui-même, et en même temps siinévitable, que nous devions fatalement le rencontrer auseuil de toute civilisation, comme un paradis de l’humanité :ce préjugé ne pouvait avoir cours qu’à une époque où l’oncherchait le type de l’artiste dans l’Émile de Rousseau, etoù l’on s’imaginait avoir trouvé en Homère un artiste decette espèce, un Émile élevé au sein de la nature. Lorsquenous rencontrons le « naïf » dans l’art, nous avons àreconnaître l’apogée de l’action de la culture apollinienne,qui, toujours, doit d’abord renverser un empire de titans,vaincre des monstres, et, par la puissante illusion de rêvesjoyeux, triompher de la profonde horreur du spectacle dumonde et de la plus exaspérée sensibilité à la souffrance.Mais cette naïveté, cette complète absorption dans labeauté de l’apparence, comme elle est rarement atteinte !Ce qui fait l’inexprimable sublime d’Homère, c’est qu’il està cette culture populaire apollinienne ce que l’artiste derêve est à la faculté de rêve du peuple et de la nature engénéral. La « naïveté » homérique ne doit être compriseque comme la complète victoire de l’illusion apollinienne :c’est une illusion semblable à celles suscitées si souventpar la nature pour en arriver à ses fins. Le dessein véritableest dissimulé sous une trompeuse apparence : noustendons les bras vers cette image, et, par notre illusion, la

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nature atteint son but. Chez les Grecs, la « volonté » voulaitse contempler elle-même, dans la transfiguration du génieet de l’art ; pour se glorifier, il fallait que les créatures decette « volonté » se sentissent elles-mêmes dignes d’êtreglorifiées ; il fallait qu’elles se reconnussent dans unesphère supérieure, sans que la perfection de ce mondeidéal agît comme une contrainte ou comme un reproche. Etc’est la sphère de beauté, dans laquelle elles voyaient lesOlympiens comme leur propre image. À l’aide de cemirage de beauté, la « Volonté » hellénique combattit cetteaptitude à la souffrance, cette philosophie du mal et de ladouleur, apanages corrélatifs de tout instinct artistique : et,tel un monument commémorant sa victoire, se dressedevant nous Homère, l’artiste naïf.

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4.L’analogie du rêve peut nous éclairer sur la nature de

cet artiste naïf. Si nous imaginons le rêveur, plongé dansl’illusion du monde des rêves, et, sans détruire cetteillusion, s’écriant : « Ce n’est qu’un rêve ! Je ne veux pasqu’il cesse ! Je veux le rêver encore ! » – si nous devons enconclure qu’il existe une joie intérieure profonde dans lacontemplation des images du rêve ; si, d’autre part, pourpouvoir atteindre dans le rêve cette intime félicitécontemplative, il nous faut avoir complètement oublié le jouret ses accablantes obsessions : nous pouvons alors, sousl’inspiration d’Apollon interprète des songes, expliquer tousces phénomènes à peu près comme il suit. De même que,des deux moitiés de la vie, – celle où nous sommeséveillés, et celle du rêve, – la première nous sembleincomparablement la plus parfaite, la plus importante, laplus sérieuse, la plus digne d’être vécue, je dirai même laseule vécue, de même aussi, bien que cela puisseressembler à un paradoxe, je voudrais soutenir que le rêvede nos nuits a une importance égale, à l’égard de cetteessence mystérieuse de notre nature, dont nous sommesl’apparence extérieure. En effet, plus je constate dans lanature ces instincts esthétiques tout puissants et la force

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irrésistible qui les pousse à s’objectiver dans l’apparence,à s’assouvir dans l’apparence libératrice, plus je me sensaussi entraîné à cette hypothèse métaphysique, que l’Être-absolu, l’Un-primordial, en tant qu’accablé d’éternellesmisères et rempli de contradictions irréductibles, a besoinpour sa perpétuelle libération, à la fois de l’enchantementde la vision et de la joie de l’apparence ; et que,absolument et intégralement compris dans cetteapparence, et constitués par elle, nous sommes obligés dela concevoir comme le Non-Être absolu c’est-à-direcomme un perpétuel devenir dans le temps, l’espace et lacausalité, autrement dit comme une réalité empirique. Sinous faisons momentanément abstraction de notre propre« réalité », si nous concevons notre existence empirique, etcelle du monde en général, comme une représentationsuscitée à tout instant de l’Un-primordial, alors le rêvedevra nous apparaître comme l’apparence de l’apparence,et, en cette qualité, comme une satisfaction plus parfaiteencore de l’appétence primordiale à l’apparence. C’estpour la même raison que, du plus profond de la nature,s’élève cette joie indescriptible, en face de l’artiste naïf etde l’œuvre d’art naïve, qui n’est, elle aussi, qu’une« apparence de l’apparence ». L’un de ces immortels« naïfs », Raphaël, nous a rendu manifeste, dans untableau quasi symbolique, cette réduction exponentielle del’apparence en apparence qui est le procédé primordial del’artiste naïf, et en même temps de la culture apollinienne.Dans sa Transfiguration, la partie inférieure du tableau,avec l’enfant possédé, les porteurs désespérés, les

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disciples glacés d’effroi, nous montre le spectacle del’éternelle douleur originelle, principe unique du monde.L’« apparence » est ici le reflet, la contre-apparence del’éternel conflit père des choses. De cette apparences’élève alors, comme un parfum d’ambroisie, un mondenouveau d’apparences, comme une vision imperceptible àceux qui sont prisonniers dans l’apparence première, – uneéblouissante vision de l’extase la plus pure dans labéatitude contemplative du regard clairvoyant. Nous avonsici, devant les yeux, incomparablement symbolisés à l’aidede l’art, le monde de beauté apollinien et l’abîme qu’ilrecouvre, l’épouvantable sagesse de Silène, et nouspercevons, par intuition, leur réciproque nécessité. MaisApollon nous apparaît, derechef, comme l’image diviniséedu principe d’individuation dans lequel seuls’accomplissent les fins éternelles de l’Un-primordial, salibération par la vision, par l’apparence : avec des gestessublimes, il nous montre combien tout le monde de lasouffrance est nécessaire, pour que par lui l’individu soitpoussé à la création de la vision libératrice et qu’alors,abîmé dans la contemplation de cette vision, il demeurecalme et plein de sérénité, dans sa fragile embarcationballottée par les vagues de la pleine mer.

Cette divinisation de l’individuation, si l’on se lareprésente surtout comme impérative et régulatrice, neconnaît qu’une seule loi, l’individu, c’est-à-dire le maintiendes limites de la personnalité, la mesure, au senshellénique. Apollon, comme divinité éthique, exige des

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siens la mesure, et, pour la pouvoir conserver, laconnaissance de soi-même. Et, ainsi, à l’exigenceesthétique de la beauté nécessaire, vient s’ajouter ladiscipline de ces préceptes : « Connais-toi toi-même ! »et : « Ne vas pas trop loin ! » tandis que l’outrecuidance etl’exagération sont les démons hostiles de la sphère non-apollinienne, et, en cette qualité, appartiennent en propre àl’époque anté-apollinienne, à l’ère des Titans et au mondeextra-apollinien, c’est-à-dire au monde barbare. À causede son titanesque amour de l’humanité, Prométhée dut êtredéchiré par le vautour ; pour sa trop grande sagesse qui luifit deviner l’énigme du Sphinx, Œdipe fut entraîné dans untourbillon inextricable de monstrueux forfaits : c’est ainsique le dieu de Delphes interprétait le passé grec.

De même, au Grec apollinien, paraissait « titanesque »et « barbare » l’émotion provoquée par l’état dionysiaque :et cela sans qu’il pût pourtant se dissimuler l’affinitéprofonde qui le rattachait à ces Titans vaincus et à ceshéros. Il dut même ressentir quelque chose de plus : sonexistence entière, avec toute sa beauté et sa mesure,reposait sur l’abîme caché du mal et de la connaissance, etl’esprit dionysien lui montrait de nouveau le fond du gouffre.Et cependant, Apollon ne put vivre sans Dionysos ! Le« titanique », le « barbare » fut, en dernier ressort, uneaussi impérieuse nécessité que l’apollinien. Imaginonsmaintenant comme dut résonner, à travers ce mondeartificiellement endigué de l’apparence et de la mesure,l’ivresse extatique des fêtes de Dionysos en mélodies

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enchantées et séductrices ; comme, en ces chants, éclata,semblable à un cri déchirant, tout l’excès démesuré de lanature, en joie, douleur et connaissance ; représentons-nous ce que pouvait valoir, au regard de ce chœurdémoniaque des voix du peuple, la psalmodie de l’artisteapollinien, scandée par les sons étouffés des harpes ! Lesmuses des arts de l’« apparence » pâlirent devant un artqui proclamait la vérité dans son ivresse ; à la sérénitéolympienne la sagesse de Silène cria : « Malheur !Malheur ! » L’individu, avec toute sa pondération et samesure, s’écroula dans l’oubli de soi-même de l’étatdionysien et oublia les préceptes apolliniens. Le démesurése révéla vérité, le conflit sentimental, l’extase née de ladouleur, jaillit spontanément du cœur de la nature. Et c’estainsi que, partout où pénétra l’esprit dionysien, l’influenceapollinienne fut brisée et anéantie. Mais il est aussiincontestablement certain qu’à la place où fut soutenu lepremier assaut, l’allure et la majesté du dieu de Delphes semanifestèrent plus impassibles et plus menaçantes quepartout ailleurs. En effet, l’État et l’art des Doriens ne mesemblent explicables que comme une forteresse avancéede l’esprit apollinien : c’est seulement au prix d’une lutteincessante contre la nature titanique et barbare de l’espritdionysien que put vivre et durer un art aussi hautainementdur, aussi massivement fortifié, une éducation aussiguerrière et aussi rude, un principe de gouvernement aussicruel et aussi brutal.

J’ai développé dans ce qui précède ce que j’avais

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avancé au commencement de cette étude : j’ai montrécomment l’esprit dionysien et l’esprit apollinien, par desmanifestations successives, par des créations toujoursnouvelles et se renforçant mutuellement, ont dominé l’âmehellène : comment de l’âge d’« airain », avec ses combatsde Titans et l’amertume de sa philosophie populaire, naît etgrandit peu à peu le monde homérique, sous l’influencetutélaire de l’instinct de beauté apollinien ; comment cettesplendeur « naïve » fut engloutie de nouveau par le torrentdionysien envahisseur, et comment, en face de cespuissances nouvelles, se dresse l’esprit apollinien dans laraideur majestueuse de l’art dorique et de la conceptiondorienne du monde. Si, en ce qui concerne la lutte de cesdeux principes ennemis, l’histoire des premiers hellènes sedivise ainsi en quatre grandes périodes artistiques, noussommes maintenant amenés à nous demander vers quelultime objet tendaient ces transformations et ces efforts, aucas que nous ne voudrions pas considérer leur dernièremanifestation, l’art dorique, comme le terme et le butsuprême de ces instincts esthétiques : et alors s’offre à nosregards l’œuvre d’art sublime et glorieuse de la tragédieattique et du dithyrambe dramatique, commel’aboutissement de ces deux instincts, dont l’unionmystérieuse, après un long antagonisme, se manifestadans la splendeur d’un tel rejeton, – qui est à la fois etAntigone et Cassandre.

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5.Nous nous rapprochons maintenant du véritable objectif

de nos recherches, qui est de connaître et de pénétrer legénie et l’œuvre d’art dionyso-apolliniens, ou tout au moinsde pressentir la nature de cet agrégat mystérieux. Ici il fautnous demander d’abord en quel lieu du monde helléniqueapparut pour la première fois ce germe nouveau, dontl’évolution nous conduit jusqu’à la tragédie et audithyrambe dramatique. L’antiquité elle-même s’estchargée de nous répondre symboliquement, en figurantcôte à côte, sur ses gemmes, pierres gravées, etc.,Homère et Archiloque comme les premiers ancêtres etflambeaux de la poésie grecque, dans la convictionprofonde que, seules, ces deux natures également etabsolument originales doivent être considérées comme lasource du torrent de feu qui se répandit ensuite sur tout lemonde grec. Homère, le vieillard rêveur et perdu dans sespensées, le type de l’artiste naïf, apollinien, contemple avecétonnement le visage passionné du belliqueux serviteurdes muses Archiloque, s’élançant farouche et fougueux àtravers la vie, et l’esthétique moderne ne saurait guèreajouter à ce tableau que cette réflexion : qu’à l’artiste« objectif » est ici opposé le premier artiste « subjectif ».

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Cette explication a pour nous peu d’utilité, parce quel’artiste subjectif n’est, à nos yeux, qu’un mauvais artiste, etque nous exigeons, dans toute manifestation artistique et àtous les degrés de l’art, avant tout et en premier lieu lavictoire sur le subjectif, l’affranchissement de la tyrannie du« moi », l’abolition de toute volonté et de tout désirindividuel ; parce que, sans objectivité, sans contemplationpure et désintéressée, nous ne pouvons même croirejamais à une activité créatrice véritablement artistique, fût-ce la plus infime. C’est pourquoi notre esthétique doitd’abord résoudre le problème de la possibilité du« lyrique » en tant qu’artiste : le « lyrique », d’aprèsl’expérience de tous les temps, disant toujours « je » etvocalisant devant nous toute la gamme chromatique de sespassions et de ses désirs. Et justement cet Archiloque, àcôté d’Homère, nous épouvante par le cri de sa haine et deson mépris insultant, par les explosions délirantes de sesappétits ; n’est-il pas, lui, le premier artiste subjectif, parcela même le véritable non-artiste ? Mais d’où vient alors lavénération que témoigne à ce poète, par des sentencesmémorables, précisément aussi l’oracle de Delphes, cefoyer de l’art « objectif » ?

Schiller nous a éclairés sur le mécanisme de sa proprecréation poétique par une observation psychologique quilui paraissait inexplicable ; il avoue en effet que, pour lui, lacondition préparatoire favorable à la création poétiquen’était pas la vision d’une suite d’images, avec unecausalité coordonnée des pensées, mais bien plutôt une

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disposition musicale : « La perception est chez moi toutd’abord sans objet clair et défini ; celui-ci se forme plustard. Un certain état d’âme musical le précède et engendreen moi l’idée poétique. » Si nous ajoutons maintenant àces données le phénomène le plus important de tout l’artlyrique antique, phénomène qui paraissait alors naturel àtous, l’association et même l’identité du poète lyrique et dumusicien, – en comparaison de laquelle notre lyrismemoderne semble une statue de dieu sans tête, – nouspouvons, d’après les principes précédemment exposés denotre métaphysique esthétique, nous expliquer le poètelyrique de la manière suivante : il s’identifie d’abord d’unefaçon absolue avec l’Un-primordial, avec sa souffrance etses contradictions et reproduit l’image fidèle de cette unitéprimordiale en tant que musique, si toutefois celle-ci a puêtre qualifiée avec raison de répétition, de secondmoulage du monde ; mais alors, sous l’influenceapollinienne du rêve, cette musique se manifeste à luid’une manière sensible, visible comme dans une visionsymbolique. Ce reflet, sans forme et sans sujet, de lasouffrance primordiale dans la musique, par son évolutionlibératrice dans l’apparence de la vision, produitmaintenant un nouveau mirage, comme symbole concretou exemple. Déjà l’artiste a abdiqué sa subjectivité sousl’influence dionysiaque : l’image qui lui montre à présentl’identification absolue de lui-même avec l’âme du mondeest une scène de rêve qui symbolise perceptiblement cesconflits et cette souffrance originels, en même temps que lajoie primordiale de l’apparence. Le « je » du lyrique

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résonne donc du plus profond abîme de l’Être ; sa« subjectivité », au sens des esthéticiens modernes estune illusion. Quand Archiloque, le premier lyrique desGrecs, témoigne aux filles de Lycambe à la fois son furieuxamour et son mépris, ce ne sont pas ses passions quenous contemplons emportées dans le vertige d’une rondeorgiastique : nous voyons Dionysos et les Ménades, nousvoyons Archiloque, plongé dans un profond sommeil, – telque le décrit Euripide dans les Bacchantes, le sommeildans les hauts chemins des montagnes, sous le soleil demidi. – Alors Apollon s’avance vers lui et l’effleure de sonlaurier. Et l’enchantement dionyso-musical du dormeurdéborde et jaillit en images étincelantes, en poèmeslyriques qui, à l’apogée de leur évolution future,s’appelleront tragédies et dithyrambes dramatiques.

L’artiste plastique, aussi bien que l’artiste épique qui luiressemble, s’abîme dans la contemplation des images.Sans le secours d’aucune image, le musicien dionysien està lui seul et lui-même la souffrance primordiale et l’échoprimordial de cette souffrance. Le génie lyrique sent naîtreen soi, sous l’influence mystique du renoncement àl’individualité et de l’état d’identification, un monded’images et de symboles dont l’aspect, la causalité et larapidité sont tout autres que ceux du monde de l’artisteplastique ou épique. Tandis que ce dernier ne vit, n’estheureux qu’au milieu de ces images, et ne se lasse jamaisde les contempler amoureusement dans leurs plus petitsdétails ; alors que même l’évocation d’Achille furieux n’est

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pour lui qu’une image dont il savoure l’expression violenteavec le plaisir qu’il ressent à l’apparence perçue dans lerêve, – et qu’ainsi, par ce miroir de l’apparence, il estprotégé contre la tentation de se confondre en ses figures,de s’identifier à elles d’une manière absolue, – les imagesdu lyrique, au contraire, ne sont autre chose que lui-même,et, en quelque sorte, seulement des objectivations diversesde soi-même. C’est pourquoi, en tant que moteur centralde ce monde, il peut se permettre de dire « je » : mais ceMoi n’est pas celui de l’homme éveillé, de l’homme de laréalité empirique, mais bien l’unique Moi existantvéritablement et éternellement au fond de toutes choses et,par les images à l’aide desquelles il le manifeste, le poètelyrique pénètre jusqu’au fond de toutes choses.Représentons-nous maintenant celui-ci lorsqu’il s’aperçoitaussi lui-même parmi ces images, non pas comme génieévocateur, mais comme « sujet » avec toute la cohue deses passions et de ses aspirations subjectives, dirigéesvers un but déterminé qui lui paraît réel ; s’il semble, àprésent, que le génie lyrique et sa personnalité subjective,le non-génie lié à lui, soient identiques, et que le premierdise de soi-même ce petit mot « je », cette apparence nepourra plus nous induire en erreur, comme elle acertainement égaré ceux qui ont considéré le poète lyriquecomme un poète subjectif. En réalité, Archiloque, l’hommeaux passions ardentes, rempli d’amour et de haine, estseulement une vision du génie qui déjà n’est plusArchiloque, mais bien génie de la nature, et exprimesymboliquement sa souffrance primordiale dans cette

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figure allégorique de l’homme Archiloque ; tandis que cetArchiloque, en tant que créature voulant et désirantsubjectivement, ne peut et ne pourra jamais être poète.Mais il n’est pas du tout nécessaire que ce soit ce seulphénomène d’Archiloque homme qui se présente auxregards du poète lyrique comme le reflet apparent del’Être-éternel, et la tragédie nous montre combien le mondede vision du poète lyrique peut s’éloigner de cephénomène qui lui est cependant si proche.

Schopenhauer, qui ne s’est pas dissimulé la difficultéde l’étude philosophique de l’artiste lyrique, croit avoirtrouvé un expédient auquel je ne puis adhérer, alors que luiseul, avec sa profonde métaphysique de la musique, avaiten main le moyen de résoudre définitivement ce problème,comme je crois l’avoir fait ici dans son esprit et à sonhonneur. Il définit au contraire (MVR, I) le caractère propredu Lied ainsi : « C’est le sujet de la volonté, c’est-à-dire levouloir personnel, qui remplit la conscience de celui quichante, souvent comme un vouloir affranchi, satisfait (joie),mais plus souvent encore angoissé (tristesse), toujourscomme émotion, passion, agitation de l’âme. À côté et enmême temps à cause de cela, celui qui chante prendcependant conscience, par le spectacle de la natureambiante, de sa condition de sujet de la connaissancepure et dénuée de volonté, dont l’impassibilité sereine etinaltérable forme alors contraste avec l’ardeur impulsive duvouloir toujours limité et pourtant toujours inassouvi : lesentiment de ce contraste, ce processus d’alternative est

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proprement ce qui s’exprime dans l’ensemble du Lied etce qui constitue l’état d’âme lyrique. Dans celui-ci, laconnaissance pure s’avance en quelque sorte vers nous,pour nous affranchir du vouloir et de son impulsion. Noussuivons ; mais pourtant seulement par instants. Toujours levouloir, le souvenir de nos desseins personnels, nousarrache de nouveau à la contemplation sereine ; maistoujours aussi la beauté immédiate du milieu ambiant,dans lequel se manifeste à nous la connaissance pure etdénuée de volonté, nous détourne de nouveau du vouloir.C’est pourquoi, dans le Lied et la disposition lyrique, levouloir (l’intérêt aux desseins personnels) et la purecontemplation de la nature ambiante, sontmerveilleusement mélangés. On recherche et on imaginedes rapports, des affinités entre ces deux élémentscontraires ; la disposition subjective, le trouble de lavolonté, prête au spectacle de la nature ambiante le refletde sa couleur, et réciproquement. Le véritable Lied estl’expression de l’ensemble de cet état d’âme à la fois simêlé et si divisé. »

Qui se refuserait à reconnaître que, par cettedescription, l’art lyrique est ici caractérisé comme un artprécaire, atteint, en quelque sorte, par à-coup successifs etle plus souvent impuissant à réaliser des desseins, enfincomme un demi-art, dont la nature essentielle consisteraiten un étrange amalgame du vouloir et de la contemplationpure, c’est-à-dire de l’état non-esthétique et de l’étatesthétique ? Nous sommes bien plutôt d’avis que tout ce

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contraste, qui paraît être, pour Schopenhauer, une sorte demesure de valeur, à l’aide de laquelle il jauge les arts, cecontraste du subjectif et de l’objectif, est d’une façongénérale étranger à l’esthétique, puisque le sujet, l’individuvoulant et poursuivant ses desseins égoïstes, ne peut êtreconçu que comme adversaire, et non comme causecréatrice de l’art. Mais, en tant qu’artiste, le sujet estaffranchi déjà de sa volonté individuelle, et transformé, pourainsi parler, en un médium par qui et à travers lequel levéritable sujet, le seul réellement existant, triomphe etcélèbre sa libération dans l’apparence. Car nous devonsavant tout, pour notre confusion et notre gloire, être bienconvaincus que toute la comédie de l’art n’est, en aucunefaçon, représentée pour nous, pour servir à notreamélioration et à notre éducation, pas plus enfin que nousne sommes les véritables créateurs de ce monde de l’art.Mais nous avons certes le droit de penser que, pour sonvéritable créateur, nous sommes déjà des images et desprojections artistiques, et que notre gloire la plus haute estnotre signification d’œuvres d’art, – car c’est seulementcomme phénomène esthétique que peuvent se justifieréternellement l’existence et le monde ; – tandis qu’enréalité nous avons presque aussi peu conscience de cettefonction qui nous est dévolue que les guerriers peints surune toile peuvent avoir conscience de la bataille qui y estreprésentée. Et ainsi toute notre connaissance de l’art estau fond absolument illusoire, parce que, en tant quepossédant cette connaissance, nous ne sommes pasunifiés et identifiés à ce principe essentiel qui, unique

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créateur et spectateur de cette comédie de l’art, s’enménage une éternelle jouissance. C’est seulement dansl’acte de la production artistique et pour autant qu’ils’identifie à cet artiste primordial du monde que le géniesait quelque chose de l’éternelle essence de l’art ; car il estalors devenu, comme par miracle, semblable à latroublante figure de la légende, qui avait la faculté deretourner ses yeux en dedans et de se contempler soi-même ; il est maintenant, à la fois sujet et objet, à la foispoète, acteur et spectateur.

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6.En ce qui concerne Archiloque, les investigations des

savants ont établi qu’il introduisit la chanson populairedans la littérature, et [qu’il doit] à ce fait la place unique quilui fut accordée à côté d’Homère dans l’universellevénération des Grecs. Mais, opposée à l’épopéeexclusivement apollinienne, qu’est la chanson populaire,sinon le perpetuum vestigium d’un mélange de l’apollinienet du dionysien ? Son extraordinaire et croissante diffusionparmi tous les peuples, en des manifestations toujoursnouvelles, nous est un témoignage de la force de ce doubleinstinct artistique de la nature ; instinct qui laisse sonempreinte dans la chanson populaire de la même façonque les impulsions orgiastiques d’un peuple se perpétuentéternellement dans sa musique. Oui, il seraithistoriquement possible de démontrer que toute époqueféconde en chansons populaires fut aussi au plus hautpoint tourmentée par des agitations et des entraînementsdionysiens que nous devons toujours considérer commecause latente et condition préalable de la chansonpopulaire.

Mais la chanson populaire nous apparaît avant tout

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comme miroir musical du monde, comme mélodieprimordiale qui se cherche une image de rêve parallèle etexprime celle-ci dans le poème. La mélodie est donc lamatière première et universelle qui, à cause de cela, peutaussi subir des objectivations diverses en des textesdifférents. Aussi est-elle, pour le sentiment naïf du peuple,l’élément prépondérant, essentiel et nécessaire. De sapropre substance, la mélodie engendre le poème, et sanscesse elle recommence ; la forme en couplets de lachanson populaire ne signifie pas autre chose, et cephénomène m’avait toujours rempli d’étonnement jusqu’àce que j’en eusse enfin trouvé cette explication. Si l’onconsidère, d’après cette théorie, un recueil de chansonspopulaires, par exemple « Des Knaben Wunderhorn », onverra par d’innombrables exemples comment, avec uneinlassable fécondité, la mélodie fait jaillir autour d’elle,comme une pluie d’étincelles, des images qui, par leurdiversité, leurs soudaines métamorphoses leur turbulenteet perpétuelle collision, manifestent une force sauvage,étrangère à l’allure sereine de la vision épique. Au point devue de l’épopée, on ne peut que condamner simplement cemonde d’images disparate et désordonné du lyrisme, etc’est ce que n’ont certainement pas manqué de faire, àl’époque de Terpandre, les solennels rapsodes épiquesdes fêtes apolliniennes.

Dans la poésie de la chanson populaire, nous voyonsdonc le langage employer tous ses efforts à imiter lamusique, et c’est pour cela qu’avec Archiloque commence

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pour la poésie une vie nouvelle, opposée, de par sesracines les plus profondes, à la nature de la poésiehomérique. Nous avons déterminé ainsi l’unique rapportpossible entre la poésie et la musique, la parole et le son :la parole, l’image, l’idée recherchent une expressionanalogue à la musique et subissent alors la puissancedominatrice de la musique. En ce sens, nous pouvonsdiviser l’histoire de la langue du peuple grec en deuxcourants principaux, suivant que le langage s’applique àimiter le monde des apparences et des images, ou celuide la musique. Que l’on veuille bien réfléchir avec attentionsur la différence verbale de la couleur, de la constructionsyntaxique, du matériel de la langue chez Homère et chezPindare, afin de comprendre l’importance de ce contraste :alors il deviendra clair à chacun, jusqu’à la plus complèteévidence, qu’entre Homère et Pindare ont dû résonner lesairs de flûte orgiastiques d’Olympos qui, au tempsd’Aristote, à un moment où la musique était infiniment plusavancée, soulevaient encore un enthousiasme délirant, etdont l’influence première avait certainement attiré dans lavoie de l’imitation musicale tous les moyens d’expressionpoétique des hommes contemporains. Je veux rappeler iciun phénomène actuel, bien connu, et qui semble seulementchoquer nos esthéticiens patentés. Il nous arrive tous lesjours de constater que, pour traduire l’impression ressentied’une symphonie de Beethoven, chacun des auditeurs sevoit contraint d’employer des phrases imagées, un langageplein de métaphores, que cela soit peut-être parce qu’uneinterprétation des mondes d’images différents suscités par

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un morceau de musique se présente sous une apparenced’une très fantastique diversité, et même sous uneapparence contradictoire. Il est tout à fait dans la nature deces esthéticiens d’exercer leur pauvre esprit à railler descomparaisons de ce genre, et de passer sous silence lephénomène qui, seul, mérite réellement d’être expliqué.Oui, même lorsque le musicien a spécifié par des imagespoétiques le sens de sa composition, s’il qualifie unesymphonie de « pastorale », s’il en intitule une des parties« scène au bord d’un ruisseau » et une autre « réunionjoyeuse des villageois », toutes ces indications ne sont quedes représentations symboliques, nées de la musique, – etnon pas quelque chose comme une imitation de réalitésextérieures étrangères à la musique, – et cesreprésentations ne peuvent en aucune façon nous fournir lemoindre éclaircissement sur le contenu dionysien de lamusique ; elles n’ont même, comparées à d’autresinterprétations, aucune valeur exclusive absolue. Il nous fautalors appliquer ce processus de métamorphose de lamusique en images à l’âme populaire, à une foule pleinede sève et de jeunesse, verbalement créatrice, pour arriverenfin à comprendre comment naquit la chanson populaireen couplets et comment toutes les ressources de la languefurent révolutionnées par le principe nouveau de l’imitationde la musique.

S’il nous est ainsi permis de considérer le poèmelyrique comme l’irradiation de la musique et son imitationen images et en idées, nous pouvons maintenant poser

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cette question : « En quelle qualité apparaît la musiquedans le miroir de l’allégorie et des idées ? » Elle apparaîtcomme volonté, ce mot pris au sens de Schopenhauer,c’est-à-dire comme le contraire du sentiment esthétiquepurement contemplatif et dénué de volonté. Il faut icidistinguer aussi fortement que possible la notion del’essence d’une chose de la notion de son apparence ; car,d’après son essence, il est impossible à la musique d’êtrevolonté, parce que, en tant que volonté, elle devrait êtreabsolument bannie du domaine de l’art, – la volonté estl’inesthétique en soi ; – mais, elle apparaît comme volonté.En effet, pour exprimer son apparence par des images, lepoète lyrique met à contribution tous les mouvements de lapassion, depuis le balbutiement de l’inclination naissantejusqu’à l’emportement du délire ; sous l’influence del’irrésistible impulsion qui le porte à traduire la musique ensymboles apolliniens, il ne conçoit toute la nature, et soi-même en elle, que comme l’éternel vouloir, l’éternelleappétence, l’insatiable désir. Mais, en tant qu’il interprètela musique par ses images, il repose lui-même au milieudu calme immuable de la contemplation apollinienne, sigrande que puisse être autour de lui l’agitation tumultueusede ce qu’il contemple par l’intermédiaire du médium de lamusique. Oui, lorsque, grâce à ce médium, il s’aperçoit lui-même, sa propre image se montre ainsi à lui dans un étatd’aspiration inassouvie : son propre vouloir, ses désirs, sesplaintes, son allégresse, sont pour lui des symboles àl’aide desquels il s’interprète la musique. Tel est lephénomène du poète lyrique : en tant que génie apollinien,

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il interprète la musique par l’image de la volonté, tandisque lui-même, entièrement affranchi de l’appétence de lavolonté, est un pur regard qui contemple, imperturbable etradieux comme l’œil du soleil.

Toute cette explication se rattache étroitement à ce fait,que le lyrisme est aussi absolument dépendant de l’espritde la musique que la musique elle-même, dans sa pleineliberté, est indépendante de l’image et de l’idée, n’en apas besoin, mais les tolère seulement à côté d’elle. Lapoésie de l’artiste lyrique ne peut rien exprimer qui ne soitdéjà contenu, avec la plus extraordinaire universalité etperfection, dans la musique qui l’oblige à cette traductionimagée. Aussi est-il impossible au langage d’arriver àépuiser la symbolique universelle de la musique, parce quecelle-ci est l’expression symbolique de l’antagonisme et dela douleur originels qui sont au cœur de l’Un-primordial, etqu’elle symbolise ainsi un monde qui plane au-dessus detoute apparence et existait avant tout phénomène.Comparée à elle, toute apparence n’est que symbole :c’est pourquoi le langage, comme organe et symbole desapparences, n’a jamais pu et ne pourra jamais manifesterextérieurement l’essence intime la plus profonde de lamusique ; bien au contraire, lorsqu’il se tourne versl’imitation de la musique, il n’a jamais avec celle-ci qu’uncontact superficiel, et toute l’éloquence lyrique estabsolument impuissante à nous révéler le sens le plusprofond de la musique.

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7.Il nous faut maintenant faire appel à tous les principes

esthétiques exposés jusqu’ici, pour pouvoir nous dirigerdans ce labyrinthe qu’est véritablement l’origine de latragédie grecque. Je ne crois pas dire une absurdité enprétendant que ce problème n’a pas encore étésérieusement posé, et par conséquent moins encorerésolu, si nombreuses qu’aient été déjà les spéculationstentées à l’aide des lambeaux flottants de la traditionantique, si souvent lacérés ou recousus l’un à l’autre. Cettetradition déclare, de la façon la plus formelle, que latragédie est sortie du chœur tragique, et n’était à sonorigine que chœur et rien que chœur. Nous avons donc ledevoir de pénétrer jusqu’à l’âme de ce chœur, qui fut levéritable drame originel, sans nous contenter si peu que cesoit des définitions esthétiques courantes, – d’aprèslesquelles ce chœur serait le spectateur idéal, ou auraitpour objet de représenter le peuple, en face de la classeprincière à laquelle la scène était réservée. Cette dernièreexplication, empreinte d’une noble grandeur aux yeux demaint politicien – en ce qu’elle représente la loi moraleimmuable des démocratiques Athéniens comme incarnéedans le chœur du peuple, qui a toujours raison au milieu

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des extravagances et des divagations des rois, – cetteexplication peut avoir pour elle l’appui d’une paroled’Aristote ; elle n’a aucune valeur en ce qui concerne laformation originelle de la Tragédie, puisque cetteopposition du peuple et du prince, en général toute idéepolitique ou sociale, est étrangère à son origine purementreligieuse. Mais, bien que d’autres n’aient pas reculédevant ce blasphème, nous considérerions volontierscomme tel, au regard de la forme classique du chœur chezEschyle et Sophocle, le fait de parler ici d’une manière de« représentation constitutionnelle du peuple ». Unesemblable représentation fut inconnue in praxi auxconstitutions des États antiques, et n’a, selon touteapparence, jamais été même « rêvée » dans la tragédiede ces peuples.

Beaucoup plus célèbre que cette définition politique duchœur est l’idée de A. W. Schlegel, qui veut nous faireconsidérer le chœur comme étant, jusqu’à un certain point,la substance et l’extrait de la foule des spectateurs, en unmot le « spectateur idéal ». En présence de cette traditionhistorique, qu’à l’origine la tragédie n’était que chœur,cette opinion est manifestement une allégation grossière,anti-scientifique et pourtant spécieuse dont le succès n’estdû qu’à la forme concise de l’expression, à la préventiontoute germanique pour tout ce qui est qualifié d’« idéal », etaussi à notre surprise momentanée. Nous sommes en effetsurpris dès que nous comparons à ce chœur le public dethéâtre qui nous est bien connu, et que nous nous

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demandons s’il serait vraiment possible de tirer de cepublic une idéalisation quelconque analogue au chœurantique. Nous dénions à part nous cette possibilité et nousrestons alors émerveillés aussi bien de la hardiesse del’allégation de Schlegel que de la nature si totalementdifférente du public grec. Nous avions en effet toujourspensé que le véritable spectateur, quel qu’il puisse être,devait avoir toujours pleinement conscience que c’est uneœuvre d’art qui est devant lui, et non une réalité empirique ;tandis que le chœur tragique des Grecs estnécessairement obligé de reconnaître, dans lespersonnages qui sont en scène, des êtres existantmatériellement. Le chœur des Océanides croit vraimentvoir devant soi le titan Prométhée et se considère commetout aussi réellement existant que le dieu qui est sur lascène. Et ce serait le modèle le plus noble et le plusachevé du spectateur, celui qui, comme les Océanides,tiendrait Prométhée pour matériellement présent et réel ?Ce serait la marque distinctive du spectateur idéal que decourir sur la scène et de délivrer le dieu de ses bourreaux ?Nous avions cru à un public esthétique, et nous tenions lespectateur individuel en estime d’autant plus grande qu’ilse montrait plus apte à concevoir l’œuvre d’art en tantqu’art, c’est-à-dire esthétiquement ; et voici quel’interprétation de Schlegel nous dépeint le spectateurparfait, idéal, subissant l’influence de l’action scénique, nonpas esthétiquement, mais d’une manière matériellementempirique. Oh ! ces Grecs ! soupirions-nous ; ils nousrenversent notre esthétique ! Et, par la force de l’habitude,

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nous répétions la formule de Schlegel aussi souvent que lechœur prenait la parole.

Mais la tradition [s’élève ici formellement] contreSchlegel : le chœur en soi, sans scène, c’est-à-dire laforme primitive de la tragédie, et ce chœur de spectateursidéaux sont incompatibles. Que serait une espèce d’artdont l’origine remonterait à la notion du spectateurenvisagée sous la forme spéciale du « spectateur ensoi » ? Le spectateur sans spectacle est une conceptionabsurde. Nous craignons que l’origine de la tragédie nepuisse être expliquée ni par une haute estimation del’intelligence morale de la foule, ni par la conception duspectateur sans spectacle, et ce problème nous sembletrop profond pour être seulement effleuré par desconsidérations aussi superficielles.

Dans la célèbre préface de la Fiancée de Messine,Schiller a émis, à propos de la signification du chœur, unepensée infiniment plus précieuse, en considérant le chœurcomme un rempart vivant dont s’entoure la tragédie, afin dese préserver de tout mélange, de se séparer du monderéel et de sauvegarder son domaine idéal et sa libertépoétique.

Par cet argument capital, Schiller combat l’idéegénéralement admise du naturel, de l’illusioncommunément exigée de la poésie dramatique. Alors que,sur le théâtre, le jour lui-même n’est qu’artificiel, quel’architecture est symbolique, et que le langage métrique

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revêt un caractère idéal, sur l’ensemble règne encore lafiction, [et on continuerait pourtant de tolérer comme libertépoétique ce qui, de fait, constitue l’essence même de toutepoésie] . L’introduction du chœur est l’acte décisif parlequel fut loyalement et ouvertement déclarée la guerre àtout naturalisme dans l’art. – C’est, je crois, à cette manièrede voir que notre époque soi-disant supérieure a appliquél’épithète dédaigneuse de « pseudo-idéalisme ». Je crainsqu’en revanche, avec notre actuelle vénération du naturel etdu réel, nous ne soyons arrivés aux antipodes del’idéalisme, c’est à-dire dans la région des musées defigures de cire. Dans celles-ci aussi il y a de l’art, comme ily en a dans certains romans contemporains en vogue,mais qu’on ne vienne pas nous obséder en prétendant quele « pseudo-idéalisme » de Schiller et de Gœthe soitsurpassé par cet art.

Certes, c’est un domaine « idéal » que celui danslequel, selon le juste sentiment de Schiller, le chœur desatyres grec, le chœur de la tragédie primitive, a coutumed’évoluer ; une sphère élevée, planant bien haut, au-dessusdes chemins de la réalité où errent les mortels. Le Grecss’est bâti, par ce chœur, l’échafaudage aérien d’un ordrenaturel imaginaire et l’a peuplé d’entités naturellesimaginaires. C’est sur ces fondations que s’est élevée latragédie, et, justement à cause de cette origine, elle fut,dès le début, affranchie d’une servile imitation de la réalité.Cependant, il ne s’agit aucunement ici d’un monde defantaisie flottant arbitrairement entre le ciel et la terre, mais

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bien plutôt d’un monde doué d’une réalité et d’unevraisemblance égales à celles que l’Olympe et seshabitants possédaient aux yeux des Hellènes croyants. Lesatyre, en tant que choreute dionysien, vit dans une réalitéreligieuse reconnue sous la sanction du mythe et du culte.Qu’avec lui commence la tragédie, que la sagessedionysienne de la tragédie parle par sa bouche, c’est làpour nous un phénomène aussi étrange que, d’ailleurs,l’origine de la tragédie dans le chœur. Nous trouveronspeut-être une base et un point de départ pour nosrecherches futures, en admettant que le satyre, cette entiténaturelle imaginaire, est à l’homme civilisé ce que lamusique dionysienne est à la civilisation. Richard Wagnerdit de cette dernière que ses effets sont abolis par lamusique comme la clarté produite par la lueur d’une lampeest annihilée par la lumière du jour. Je crois que l’hommecivilisé grec se sentait ainsi annihilé en présence du chœurdes satyres, et c’est l’effet le plus immédiat de la tragédiedionysienne que les institutions politiques et la société, enun mot les abîmes qui séparent les hommes les uns desautres, disparaissent devant un sentiment irrésistible quiles ramène à l’état d’identification primordial de la nature.La consolation métaphysique – que nous laisse, comme jel’ai déjà dit, toute vraie tragédie, – la pensée que la vie, aufond des choses, en dépit de la variabilité des apparences,reste imperturbablement puissante et pleine de joie, cetteconsolation apparaît avec une évidence matérielle, sous lafigure du chœur de satyres, du chœur d’entités naturelles,dont la vie subsiste d’une manière quasi indélébile derrière

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toute civilisation, et qui, malgré les métamorphoses desgénérations et les vicissitudes de l’histoire des peuples,restent éternellement immuables.

Aux accents de ce chœur est réconfortée l’âmeprofonde de l’Hellène, si incomparablement apte àressentir la plus légère ou la plus cruelle souffrance ; il avaitcontemplé d’un œil pénétrant les épouvantablescataclysmes de ce que l’on nomme l’histoire universelle, etreconnu la cruauté de la nature ; et il se trouvait alorsexposé au danger d’aspirer à l’anéantissementbouddhique de la volonté. L’art le sauve et, par l’art, – la viele reconquiert.

Pendant l’ivresse extatique de l’état dionysiaque,abolissant les entraves et les limites ordinaires del’existence, il y a en effet un moment léthargique, oùs’évanouit tout souvenir personnel du passé. Entre lemonde de la réalité dionysienne et celui de la réalitéjournalière se creuse ce gouffre de l’oubli qui les séparel’un de l’autre. Mais aussitôt que réapparaît dans laconscience cette quotidienne réalité, elle y est ressentiecomme telle avec dégoût, et une disposition ascétique,contemptrice de la volonté, est le résultat de cetteimpression. En ce sens, l’homme dionysien est semblableà Hamlet : tous deux ont plongé dans l’essence des chosesun regard décidé ; ils ont vu, et ils sont dégoûtés del’action, parce que leur activité ne peut rien changer àl’éternelle essence des choses ; il leur paraît ridicule ouhonteux que ce soit leur affaire de remettre d’aplomb un

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monde disloqué. La connaissance tue l’action, il faut àcelle-ci le mirage de l’illusion – c’est là ce que nousenseigne Hamlet ; ce n’est pas cette sagesse à boncompte de Hans le rêveur, qui, par trop de réflexion, etcomme par un superflu de possibilités, ne peut plus enarriver à agir ; ce n’est pas la réflexion, non ! – c’est la vraieconnaissance, la vision de l’horrible vérité, qui anéantittoute impulsion, tout motif d’agir, chez Hamlet aussi bienque chez l’homme dionysien. Alors aucune consolation nepeut plus prévaloir, le désir s’élance par-dessus tout unmonde vers la mort, et méprise les dieux eux-mêmes ;l’existence est reniée, et avec elle le reflet trompeur de sonimage dans le monde des dieux ou dans un immortel au-delà. Sous l’influence de la vérité contemplée, l’homme neperçoit plus maintenant de toutes parts que l’horrible etl’absurde de l’existence ; il comprend maintenant ce qu’il ya de symbolique dans le sort d’Ophélie ; maintenant ilreconnaît la sagesse de Silène, le dieu des forêts : ledégoût lui monte à la gorge.

Et, en ce péril imminent de la volonté, l’art s’avancealors comme un dieu sauveur, apportant le baumesecourable : lui seul a le pouvoir de transmuer ce dégoûtde ce qu’il y a d’horrible et d’absurde dans l’existence enimages idéales, à l’aide desquelles la vie est renduepossible. Ces images sont le sublime, où l’art dompte etassujettit l’horrible, et le comique, où l’art nous délivre dudégoût de l’absurde. Le chœur de satyres du dithyrambefut le salut de l’art grec ; les accès de désespoir évoqués

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tout à l’heure s’évanouirent grâce au monde intermédiairede ces compagnons de Dionysos.

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8.Le satyre, et aussi le berger de notre idylle moderne,

sont tous deux le résultat d’une aspiration vers l’état primitifet naturel ; mais avec quelle ferme assurance le Grecs’empara de son homme des forêts, et quelle puérilité,quelle fadeur affiche le moderne niaisant devant lasilhouette pomponnée d’un berger gracieux, sensible etjouant de la flûte ! La nature, indemne encore de touteatteinte de la connaissance, et que le contact d’aucunecivilisation n’a violée, – voilà ce que le Grec voyait dansson satyre et pourquoi celui-ci ne lui paraissait pas encoresemblable au singe. C’était, au contraire, le type primordialde l’homme, l’expression de ses émotions les plus élevéeset les plus fortes, – en tant que rêveur enthousiaste quetransporte la présence du dieu, compagnon compatissanten qui se répercutent les souffrances du dieu, voixprofonde de la nature proclamant la sagesse, symbole dela toute-puissance sexuelle de la nature que le Grec avaitappris à considérer avec une stupéfaction craintive etrespectueuse. Le satyre était quelque chose de sublime etde divin : tel dut-il paraître surtout au regard désespéré del’homme dionysien. Celui-ci eût été choqué par le fictif etpimpant berger : il éprouvait un ravissement sublime à

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contempler dévoilés et inaltérés les traits grandioses de lanature ; en face du type primordial de l’homme, l’illusion dela civilisation s’effaçait ; ici se révélait l’homme vrai, lesatyre barbu, qui crie vers son dieu dans une jubilanteivresse. Devant lui, l’homme civilisé s’effondrait jusqu’à neplus sembler qu’une menteuse caricature. Et Schiller araison encore, en ce qui concerne ces commencements del’art tragique : le chœur est un rempart vivant contre l’assautde la réalité, parce que – chœur de satyres – il est uneimage plus vraie, plus réelle, plus complète de l’existenceque l’homme civilisé qui s’estime généralement l’uniqueréalité. La sphère de la poésie n’est pas en dehors dumonde, rêve impossible d’un cerveau de poète ; elle veutêtre justement le contraire, l’expression sans fard de lavérité, et, pour cela, il lui faut précisément rejeter la fausseparure de cette prétendue réalité de l’homme civilisé. Lecontraste entre cette vérité propre à la nature et lemensonge de la civilisation agissant comme unique réalitéest comparable à celui qui existe entre l’essence éternelledes choses, la chose en soi, et l’ensemble du monde desapparences ; et de même que la tragédie, à l’aide de sonréconfort métaphysique, montre l’existence éternelle decette essence de la vie, malgré la perpétuelle destructiondes apparences, ainsi le chœur de satyres exprime déjàsymboliquement le rapport primordial de la chose en soi etde l’apparence. Le berger de l’idylle moderne n’est qu’uncomposé de la somme d’illusions d’éducation qui lui sertde nature ; le Grec dionysien veut la vérité et la nature danstoute leur force, – il se voit métamorphosé en satyre.

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Sous l’influence d’un tel état d’âme, la troupe rêveusedes serviteurs de Dionysos se sent transportéed’allégresse ; la puissance de ce sentiment les transformeeux-mêmes à leurs propres yeux, de telle sorte qu’ilss’imaginent renaître comme génies de la nature, commesatyres. La constitution postérieure du chœur tragique estl’imitation artistique de ce phénomène naturel ; il devinttoutefois nécessaire de séparer alors les spectateursdionysiens et ceux qui avaient subi la métamorphosedionysiaque.

Mais il faut toujours avoir présent à l’esprit que le publicde la tragédie attique se retrouvait lui-même dans le chœurde l’orchestre, qu’il n’existait au fond aucun contraste,aucune opposition entre le public et le chœur : car tout celan’est qu’un grand chœur sublime de satyres chantant etdansant, ou de ceux qui se sentaient représentés par cessatyres. Le mot de Schlegel doit être entendu ici dans unsens plus profond. Le chœur est le « spectateur idéal »pour autant qu’il est l’unique voyant, le voyant du monde devision de la scène. Un public de spectateurs, tel que nousle connaissons, était inconnu aux Grecs : dans leursthéâtres, grâce aux gradins superposés en arcsconcentriques, il était tout particulièrement facile à chacund e faire abstraction de l’ensemble du monde civiliséambiant, et, en s’abandonnant à l’ivresse de lacontemplation, de se figurer être soi-même un despersonnages du chœur. D’après ce point de vue, nouspouvons nommer le chœur, sous sa forme primitive dans la

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tragédie originelle, l’image réfléchie de l’homme dionysienlui-même, et ce phénomène ne peut être plus nettementrendu sensible que par l’exemple de l’acteur qui, lorsqu’ilest véritablement doué, voit flotter devant ses yeux l’imagequasi matérielle du rôle qu’il interprète. Le chœur desatyres est, avant tout, une vision de la foule dionysiennecomme, à son tour, le monde de la scène est une vision duchœur de satyres. La puissance de cette vision est assezforte pour éblouir le regard et le rendre insensible àl’impression de la « réalité », au spectacle des hommescivilisés rangés en cercle sur les gradins. La forme duthéâtre grec rappelle celle d’une vallée solitaire :l’architecture de la scène apparaît comme un halo denuées lumineuses que les Bacchantes, qui vont rêvant àtravers les montagnes, aperçoivent des hauteurs, cadreglorieux au milieu duquel se révèle à leurs yeux l’image deDionysos.

Cette apparition primordiale artistique, que nousprésentons ici comme explication du chœur tragique, estpresque choquante pour nos idées savantes sur lemécanisme élémentaire de l’art, alors que rien ne peut êtreplus certain que le poète est poète seulement parce qu’ilse voit entouré de figures qui vivent et agissent devant lui,et qu’il regarde au plus profond de leur âme. Par uneimpéritie particulière de nos facultés d’imaginationmoderne, nous sommes enclins à nous représenter lephénomène esthétique primordial comme trop compliquéet trop abstrait. La métaphore n’est pas pour le vrai poète

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une figure de rhétorique, mais bien une image substituée,qui plane réellement devant ses yeux, à la place d’uneidée. Le caractère n’est pas pour lui quelque chose decomposé de traits isolés et rassemblés, mais unepersonne vivante, qui l’obsède et s’impose à lui, et qui nese distingue de la vision analogue du peintre que par la vieet l’action. D’où vient l’incomparable clarté desdescriptions d’Homère ? De l’incomparable netteté de savision. Si nous parlons de la poésie d’une manière siabstraite, c’est que nous sommes d’ordinaire tous mauvaispoètes. Au fond, le phénomène esthétique est simple ;celui-là est poète qui possède la faculté de voir sans cessedes phalanges aériennes, vivant et se jouant autour de lui ;celui-là est dramaturge qui ressent une irrésistibleimpulsion à se métamorphoser soi-même, à vivre et agirpar d’autres corps et d’autres âmes.

L’excitation dionysiaque a le pouvoir de communiquer àtoute une foule cette faculté artistique de se voir entouréed’une semblable phalange aérienne, avec laquelle elle aconscience de ne faire qu’un. Ce processus du chœurtragique est le phénomène dramatique primordial : se voirsoi-même métamorphosé devant soi et agir alors commesi l’on vivait réellement dans un autre corps, avec un autrecaractère. Ce processus se constate dès lecommencement de l’évolution du drame. Il y a ici un étatdifférent de celui du rhapsode, qui ne s’identifie pas à sesimages, mais qui, comme le peintre, les voit et lesconsidère en dehors de lui-même ; il y a ici déjà une

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abdication de l’individu qui se perd dans une natureétrangère. Et, en réalité, ce phénomène se présente sousune forme épidémique : toute une foule, sous ce charme,se sent ainsi transformée. Par là, le dithyrambe sedistingue essentiellement de tout autre chœur. Les vierges,qui, des branches de laurier à la main, s’avancentsolennellement vers le temple d’Apollon en chantant deshymnes, conservent leur personnalité et leur nom : le chœurdithyrambique est un chœur de métamorphosés qui ontentièrement perdu le souvenir de leur passé familial, deleur position civique. Ils sont devenus les serfs de leur dieu,qui vivent en dehors de toute époque et de toute sphèresociale. Toute autre lyrique chorale des Hellènes n’estqu’une extraordinaire amplification du chanteur individuelapollinien ; tandis que le dithyrambe nous offre le spectacled’une communauté d’acteurs inconscients qui secontemplent eux-mêmes, métamorphosés parmi lesautres.

L’enchantement de la métamorphose est la conditionpréalable de tout art dramatique. Sous ce charmemagique, le rêveur dionysien se voit transformé en satyre,et en tant que satyre il contemple à son tour le dieu, c’est-à-dire, dans sa métamorphose, il voit, hors de lui, unenouvelle vision, parachèvement apollinien de sa conditionnouvelle. Dès l’apparition de cette vision, le drame estcomplet.

D’après ces données, nous devons considérer latragédie grecque comme le chœur dionysien, dont les

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effusions débordantes s’épanouissent sans cesse enimages apolliniennes. Ces parties chorales, dont latragédie est parsemée, sont ainsi jusqu’à un certain pointle giron maternel de tout le soi-disant dialogue, c’est-à-diredu monde scénique tout entier, du véritable drame. De lasuccession de plusieurs manifestations expansives decette espèce, rayonne cette cause primordiale de latragédie, cette vision du drame, qui est tout entière uneapparition perçue dans le rêve et, en tant que telle, denature épique, mais qui, d’autre part, comme objectivationd’un état dionysiaque, représente non pas la libérationapollinienne dans l’apparence, mais au contraire ladestruction de l’individu et son identification avec l’Être-primordial. Ainsi le drame est la représentationapollinienne de notions et d’influences dionysiennes, etceci, comme un abîme insondable, le sépare de l’épopée.

Le chœur de la tragédie grecque, le symbole de toutefoule exaltée par l’ivresse dionysiaque, se trouve alorsclairement expliqué. Accoutumés au rôle habituel d’unchœur sur la scène moderne, surtout d’un chœur d’opéra, ilnous était impossible de comprendre comment ce chœurtragique des Grecs pouvait être plus ancien, plus originel,oui, plus essentiel que la véritable « action » – ainsi que latradition nous l’enseignait cependant avec une telle netteté.Nous ne savions non plus comment concilier cette hauteimportance et cette nature primordiale témoignées par latradition, avec ce fait que, pourtant, le chœur étaitexclusivement composé de créatures humbles et serves et,

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à l’origine, de satyres aux pieds de bouc ; enfin l’orchestredevant la scène nous demeurait toujours une énigme. Noussommes arrivés maintenant à comprendre que la scène etl’action, au fond et en principe, n’étaient conçues quecomme vision ; que l’unique « réalité » est précisément lechœur, qui produit de soi-même la vision, et l’exprime àl’aide de toute la symbolique de la danse, du son et de laparole. Ce chœur contemple dans sa vision son maître etseigneur Dionysos et, à cause de cela, il est éternellementle chœur obéissant et serf : il voit comment le dieu souffreet se transfigure et, à cause de cela, il n’agit pas lui-même.Dans cette condition de servitude absolue vis-à-vis dudieu, il est cependant l’expression la plus haute, c’est-à-dire dionysienne, de la nature ; aussi parle-t-il comme elle,dans l’extase, en oracles et en maximes : en tant qu’il estcelui qui partage la souffrance, il est en même temps celuiqui sait et qui, du fond de l’âme du monde, annonce etproclame la vérité. Ainsi prend naissance cette fantastiqueet d’abord si choquante figure du satyre enthousiaste etpossédant la sagesse, qui est aussi, en même temps, enopposition et contraste avec le dieu, « la créature brute » :image de la nature et de ses plus puissants instincts, oui,symbole de cette nature et en même temps héraut de sasagesse et de son art : musicien, poète, danseur,visionnaire en une personne.

D’après ce que nous venons de reconnaître etconformément à la tradition, Dionysos, véritable héros dela scène et centre de la vision, n’est pas, dans la forme la

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plus ancienne de la tragédie, réellement présent, il estseulement imaginé comme présent : c’est-à-dire que latragédie est d’abord seulement « chœur » et non« drame ». Plus tard, on essaya de montrer réellement ledieu et de représenter, visible au regard de chacun,l’image de vision transfigurée dans son cadre radieux ;alors commence le « drame » dans l’acception stricte dumot. Au chœur dithyrambique incombe désormais la tâchede porter l’esprit des auditeurs à un tel état d’exaltationdionysienne que, lorsqu’apparaît en scène le hérostragique, ils ne voient pas, comme on pourrait le penser, unhomme au visage couvert d’un masque informe, mais bienune image de vision née, pour ainsi dire, de leur propreextase. Figurons-nous Admète, absorbé dans le souvenirde sa jeune femme à peine expirée, et perdu dans lacontemplation idéale de son image ; – soudain on amènedevant lui une femme voilée, dont les formes et l’allurerappellent celle qui n’est plus ; imaginons son trouble subit,le tremblement qui le saisit, le désordre de sa pensée quicompare, son instinctive certitude, – et, par cette analogie,nous comprendrons les sentiments qui agitaient lespectateur, sous l’influence de la surexcitation dionysiaque,lorsqu’il voyait paraître sur la scène et s’avancer vers lui ledieu dont les souffrances étaient déjà siennes.Inconsciemment, cette image du dieu qui, par un charmemagique, flottait devant son âme, il la reportait sur le visagemasqué et convertissait en quelque sorte cette réalité enune irréalité surnaturelle. Ceci est l’état de rêve apollinien,où le monde réel se couvre d’un voile, et dans lequel un

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monde nouveau, plus clair, plus intelligible, plus saisissant,et pourtant plus fantomal, naît et se transformeincessamment sous nos yeux. Aussi constatons-nous dansle style de la tragédie un contraste frappant : la langue, lacouleur, le mouvement, la dynamique du discours,apparaissent, dans la lyrique dionysienne du chœur, et,d’autre part, dans le monde de rêve apollinien de la scène,comme des sphères d’expression absolument distinctes.Les apparences apolliniennes, dans lesquelles s’objectiveDionysos, ne sont plus, comme la musique du chœur,« une mer éternelle, une effervescence multiforme, une vieardente » ; elles ne sont plus ces forces naturellesseulement ressenties, non condensées encore en imagespoétiques, et par lesquelles le serviteur enthousiaste deDionysos pressent l’approche du dieu : maintenant, laclarté et la précision de la forme épique lui parlent de lascène ; ce n’est plus par des forces occultes que s’exprimeà présent Dionysos, mais, comme héros épique, presquedans le langage d’Homère.

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9.Dans la partie apollinienne de la tragédie grecque,

dans le dialogue, la forme, l’apparence extérieure, estsimple, transparente, belle. En ce sens, le dialogue estl’image de l’Hellène, dont la nature pourrait être symboliséepar la danse, parce que, dans la danse, la plus grandeforce n’est que virtuelle et se trahit seulement par lasouplesse et l’exubérance du mouvement. Le langage deshéros de Sophocle nous déroute à ce point, par saprécision et sa clarté apolliniennes, que nous nous figuronsavoir immédiatement atteint jusqu’au plus profond de leurnature, et nous ressentons quelque étonnement de trouverle chemin si court. Mais faisons abstraction, pour uninstant, du caractère extérieurement perceptible du héros –qui, au fond, n’est autre chose qu’une image lumineuseprojetée sur une paroi obscure, c’est-à-dire absolumentune apparence – ; pénétrons alors jusqu’au mythe, dont cesreflets lumineux sont la projection ; nous constatonssoudain un phénomène qui se manifeste comme l’inversed’un phénomène optique bien connu. Si, après nous êtreefforcés de regarder le soleil en face, nous nousdétournons éblouis, des taches sombres apparaissentdevant nos yeux, comme un remède bienfaisant qui calme

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notre douleur. Inversement, ces apparences lumineuses duhéros de Sophocle, – en un mot le masque apollinien, –sont l’inéluctable conséquence d’une vision profonde del’horrible de la nature ; ce sont comme des taches delumière qui doivent soulager le regard cruellement dilatépar l’affreuse nuit. Seulement en ce sens, il nous est permisde croire que nous possédons la notion exacte, laconception sérieuse et significative de la « sérénitéhellénique », tandis que, en réalité, sur tous les chemins etsentiers de la pensée contemporaine, nous nous heurtonsà l’aspect mensonger d’aisance et de sécurité, sous lequelelle est généralement représentée.

La figure la plus douloureuse de la scène grecque, lemalheureux Œdipe, fut conçue par Sophocle commel’homme noble et généreux, voué malgré sa sagesse àl’erreur et à la misère, mais qui, par ses épouvantablessouffrances, finit par exercer autour de soi une puissancemagique bienfaisante, dont la force se fait sentir encorelorsqu’il n’est plus. L’homme noble et généreux ne pèchepoint, veut nous dire le poète profond. Toute loi, tout ordrenaturel, le monde moral lui-même peuvent être renverséspar ses actes ; justement ses actes eux-mêmesengendrent un cycle magique de conséquences plushautes, qui, sur les ruines du vieux monde écroulé, viennentfonder un monde nouveau. C’est là ce que veut nous dire lepoète, en tant que penseur religieux. Comme poète, il nousmontre d’abord une énigme prodigieusement obscure etcompliquée, que le justicier résout lentement, mot à mot,

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pour sa propre perte. La jouissance tout hellénique, quel’on éprouve en présence du côté dialectique de cetterecherche, est telle qu’un souffle de sérénité réfléchie s’enrépand sur l’œuvre entière et atténue l’horreur desévénements qui ont amené une semblable situation. DansŒdipe à Colone, nous sommes frappés de l’éclatincomparable dont cette sérénité se trouve commetransfigurée. En face du vieillard écrasé par la plus affreuseadversité et condamné, pour tout ce qui le concerne, àl’état d’un véritable patient, – se dresse la sérénitésurnaturelle, descendue des sphères divines, qui nousmontre que le héros, en cet état de pure passivité, atteint leplus haut degré de son activité, qui longtemps après luidemeure encore efficace, alors que les pensées et lesefforts de sa vie antérieure n’ont fait que le conduire à lapassivité. Ainsi se démêle lentement le nœud de l’actionde la fable d’Œdipe, qui semble aux regards des mortels siinextricablement compliquée – et, devant l’harmonieux etdivin contraste produit ici par le discours dialectique, la joiehumaine la plus profonde nous saisit. Si nous avons rendujustice au poète, à l’aide de cette explication, on peut sedemander encore si elle est suffisante pour épuiser toute laportée du mythe, et il apparaît alors nettement que toutel’interprétation du poète n’est que cette image lumineusequi nous est offerte par la secourable nature après nosregards dans l’abîme, – et n’est rien autre chose. Œdipe,meurtrier de son père, époux de sa mère, Œdipe,vainqueur du Sphinx ! Que signifie pour nous lamystérieuse triade de ces actions fatales ? Une très

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ancienne croyance populaire, d’origine persane, veut qu’unmage prophète ne puisse être engendré que par l’inceste ;ce que, à l’égard d’Œdipe devineur d’énigmes, et quiposséda sa mère, nous devons immédiatement interpréterainsi : lorsque, par une force magique et fatidique, le voilede l’avenir est déchiré, foulée aux pieds la loi del’individuation et violé le mystère de la nature, unemonstruosité anti-naturelle – comme l’inceste – en doit êtrela cause préalable. Car, comment forcer la nature à livrerses secrets, si ce n’est en lui résistant victorieusement,c’est-à-dire par des actions contre-nature ? Dans cettehorrible triade des destinées d’Œdipe, je reconnais lamarque évidente de cette vérité : celui-là même qui résoutl’énigme de la nature – ce sphinx hybride, – doit aussi,comme meurtrier de son père et époux de sa mère,renverser les plus saintes lois de la nature. Oui, le mythesemble nous murmurer à l’oreille que la sagesse, etjustement la sagesse dionysienne, est une abominationanti-naturelle ; que celui qui, par son savoir, précipite lanature dans l’abîme du néant, doit s’attendre aussi àéprouver sur soi-même les effets de la dissolution de lanature. « La pointe de la sagesse se retourne contre lesage ; la sagesse est un crime contre la nature », tellessont les terribles paroles que nous crie le mythe. Mais,comme un rayon de soleil, le poète hellène effleure lasublime et effroyable colonne de Memnon du mythe, etsoudain le mythe résonne, et chante – les mélodies deSophocle !

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Cette gloire de la passivité, je la compare à présent àcette auréole d’activité qui entoure le Prométhéed’Eschyle. Ce que le penseur Eschyle voulait nous dire ici,mais ce qu’en tant que poète il nous laissa seulementpressentir par le symbole, le jeune Gœthe sut nous ledévoiler jadis dans ces paroles téméraires de sonProméthée :

Je suis assis à cette place et je modèle deshommesD’après mon image, Une racequi soit semblable à moi, Pour souffrir, pourpleurer, Pour jouir et se réjouir, Et ne paste vénérer, �Comme moi !

L’homme, s’exhaussant jusqu’au Titan, se conquiert àsoi-même sa propre civilisation et force les dieux à s’allierà lui, parce que, grâce à la sagesse qui est sienne, il tientdans sa main l’existence des dieux et les limites de leurpouvoir. Mais ce qu’il y a de plus admirable dans cepoème de Prométhée, qui, dans sa pensée fondamentale,est le véritable hymne de l’impiété, c’est le profondsentiment eschyléen de l’équité. D’une partl’incommensurable souffrance de l’audacieux « solitaire »,et, de l’autre, la misère divine, le pressentiment d’uncrépuscule, enfin la puissance qui impose la réconciliation,l’identification métaphysique de ces deux mondes dedouleurs, – tout cela rappelle avec la plus grande force leprincipe fondamental de la conception eschyléenne dumonde, dans laquelle la Moire trône comme l’éternellejustice au-dessus des dieux et des hommes. En présence

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de l’étonnante hardiesse avec laquelle Eschyle met lemonde olympien dans les plateaux de la balance de sonéquité, il faut nous rappeler que ce Grec profond possédaitdans ses Mystères une base indéfectible et sûre de lapensée métaphysique, et que tous les accès de sonscepticisme pouvaient se satisfaire à l’égard desOlympiens. En contemplant ces divinités, l’artiste grecressentait avant tout un obscur sentiment de dépendanceréciproque, et c’est ce sentiment qui est symbolisé dans leProméthée d’Eschyle. L’artiste titanique trouva en soil’arrogante conviction d’être capable de créer des hommeset de pouvoir tout au moins anéantir les dieux olympiens ;et cela par sa sagesse supérieure, qu’il dut d’ailleursexpier par une éternelle souffrance. Le « pouvoir »souverain du grand génie, pouvoir trop peu payé même auprix d’un malheur éternel, l’âpre orgueil de l’artiste, – tel estle contenu et l’âme du poème eschyléen, tandis queSophocle, dans son Œdipe, entonne en préludant le chantde victoire du saint. Mais, même avec la portée que lui adonnée Eschyle, l’étonnante et effroyable profondeur dumythe n’est pas encore épuisée. Bien plus, cette joie decréer de l’artiste, cette sérénité de l’activité productrice quisemble défier toute infortune, n’est qu’une imagelumineuse de nuages et de ciel qui se reflète dans le lacsombre de la tristesse. La légende de Prométhée est unepropriété originelle de la race aryenne tout entière et undocument qui témoigne de sa faculté pour le profond et letragique ; et même il pourrait n’être pas invraisemblableque ce mythe eût pour la nature aryenne précisément la

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même signification caractéristique que la légende de lachute de l’homme pour la race sémitique, et qu’il existâtentre ces deux mythes un degré de parenté semblable àcelui d’un frère et d’une sœur. L’origine de ce mythe deProméthée est la valeur inestimable qu’une humanité naïveaccorde au feu, comme au véritable palladium de toutecivilisation qui naît. Mais que l’homme pût disposerlibrement du feu, qu’il ne le reçût pas comme un présent duciel, éclair qui enflamme ou rayon de soleil qui réchauffe,cela paraissait, à l’âme contemplative de ces hommesprimitifs, un sacrilège, un vol fait à la nature divine. Et ainsile premier problème philosophique établit entre l’homme etle dieu un douloureux et insoluble conflit, et le pousse,comme un bloc de rochers, en travers du seuil de toutecivilisation. Ce que l’humanité pouvait acquérir de plusprécieux et de plus haut, elle l’obtient par un crime, et il luifaut en accepter désormais les conséquences, c’est-à diretout le torrent de maux et de tourments dont les immortelscourroucés – doivent affliger la race humaine dans sanoble ascension. C’est là une âpre pensée qui, par ladignité qu’elle confère au crime, contraste étrangementavec le mythe sémitique de la chute de l’homme, où lacuriosité, le mensonge, la convoitise, bref un cortège desentiments plus spécialement féminins sont regardéscomme l’origine du mal. Ce qui distingue la conceptionaryenne, c’est l’idée sublime du péché efficace considérécomme la véritable vertu prométhéenne ; et ceci nous livreen même temps le fondement éthique de la tragédiepessimiste : la justification de la souffrance humaine,

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justification non seulement de la faute de l’homme, maisaussi des maux qui en sont la conséquence. Le mal dansl’essence des choses, – dont l’aryen contemplatif n’est pasenclin à détourner sa pensée, – le conflit dans le cœur dumonde, se manifeste à lui comme un chaos de mondesdifférents, d’un monde divin et d’un monde humain, parexemple, dont chacun est dans son droit en tantqu’« individu », mais, comme tel en face d’un autre, doitsouffrir pour son individuation. Par l’héroïque élan del’individu dans l’universel, par sa tentative de rompre leréseau de l’individuation et de vouloir être lui-mêmel’unique essence de l’univers, il fait sien le conflit primordialcaché dans les choses, c’est-à-dire il devient criminel etsouffre. Et ainsi l’aryen symbolise le crime par un hommeet le sémite personnifie le péché par une femme ; demême aussi le crime originel fut consommé par un hommeet le péché originel fut commis par une femme. D’ailleurs lechœur des sorcières chante :

Nous n’y regardons pas de si près : À lafemme, il faut mille pas pour l’accomplir ;Mais si vite qu’elle se puisse dépêcher, Àl’homme il suffit d’un saut.

Celui qui comprend ce sens profond de la légende deProméthée – c’est-à-dire la nécessité du crime imposée àl’individu qui veut s’élever jusqu’au Titan – doit ressentir enmême temps combien cette conception pessimiste estanti-apollinienne ; car Apollon veut apaiser lesindividualités précisément en les séparant, en traçant entre

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elles des lignes de démarcation dont il fait les lois dumonde les plus sacrées, en exigeant la connaissance desoi-même et la mesure. Mais pour que cette influenceapollinienne n’immobilisât pas la forme en une rigidité etune froideur égyptiennes, afin que la préoccupationd’assigner aux vagues individuelles leur route et leurcarrière ne finît pas par anéantir dans la mer toutmouvement, le puissant flux dionysien vint apporterpériodiquement le trouble dans chacun de tous les petitscourants où l’exclusive « volonté » apollinienne cherchait àendiguer l’hellénisme. Ce torrent de la haute merdionysienne se précipite alors soudain et soulève lesremous ondulés des vagues individuelles, comme le frèrede Prométhée, le Titan Atlas, souleva la terre. Ce désir deTitan, d’être l’Atlas de toutes les individualités, et de lesporter en même temps sur ses épaules toujours plus hautet plus loin, est ce qu’il y a de commun entre le génieprométhéen et l’esprit dionysien. Le Prométhée d’Eschyleest, à ce point de vue, un masque dionysien, tandis que,par le sentiment profond d’équité dont nous avons parléplus haut, Eschyle trahit sa descendance ancestraled’Apollon, le dieu clairvoyant, le dieu de l’individuation etdes limites imposées par l’esprit de justice. Et ainsi ladouble nature du Prométhée eschyléen, son essence à lafois dionysienne et apollinienne, pourrait être condenséedans cette formule sommaire : « Tout ce qui existe est justeet injuste, et dans les deux cas également justifiable. »

C’est là ton monde ! Cela s’appelle un monde ! –

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10.C’est une indiscutable tradition que la tragédie grecque,

dans sa forme la plus ancienne, avait pour unique objet lessouffrances de Dionysos et que, pendant la plus longuepériode de son existence, le seul héros de la scène futprécisément Dionysos. Mais on peut assurer avec uneégale certitude qu’avant et jusqu’à Euripide Dionysos n’ajamais cessé d’être le héros tragique, et que tous lespersonnages célèbres du théâtre grec, Prométhée, Œdipe,etc., sont seulement des masques du héros originelDionysos. Que, derrière ces masques, un dieu se cache,telle est la cause essentielle de l’« idéalité » typique sisouvent admirée de ces glorieuses figures. Je ne sais quia prétendu que tous les individus sont comiques en tantqu’individus et, partant, non tragiques ; d’où se déduiraitque les Grecs, en général, ne pouvaient supporter lesindividus sur la scène tragique. [Et c’est ainsi qu’ilssemblent en effet l’avoir senti, comme paraît l’indiquer ladistinction platonicienne, profondément enracinée dans lanature hellène, de l’« Idée », en opposition à l’« Idole », à lacopie.] Pour employer la terminologie de Platon, onpourrait expliquer les figures tragiques du théâtre grec àpeu près ainsi : le seul [être] véritablement réel, Dionysos,

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apparaît dans une pluralité des figures sous le masqued’un héros combattant et se trouve en même temps enlacédans les rets de la volonté particulière. Le dieu semanifeste alors, par ses actes et par ses paroles, commeun « individu » exposé à l’erreur, en proie au désir et à lasouffrance. Et, qu’il apparaisse ainsi, avec cette précisionet cette clarté, ceci est l’œuvre d’Apollon, interprète dessonges, qui révèle au chœur son état dionysiaque par cetteapparence symbolique. Mais, en réalité, ce héros est leDionysos souffrant des Mystères, le dieu qui éprouve ensoi les douleurs de l’individuation, et de qui d’admirablesmythes racontent que, dans son enfance, il fut massacré etmis en pièces par les Titans, et adoré ainsi sous le nom deZagreus. Cette légende signifie que cette mutilation, cemorcellement, la véritable souffrance dionysienne, peutêtre assimilée à une métamorphose en air, eau, terre etfeu, et que nous devons, par conséquent, considérer l’étatd’individuation comme la source et l’origine primordiale detous les maux. Du sourire de ce Dionysos sont nés lesdieux ; de ses larmes, les hommes. Dans cette existencede dieu mis en lambeaux, Dionysos possède la doublenature d’un démon cruel et sauvage et d’un maître doux etclément. Mais l’espoir des Époptes fut alors unerenaissance de Dionysos, que nous devons désormaispressentir comme la fin de l’individuation. C’est la venuede ce troisième Dionysos que chante l’hymne de joiefrénétique des Époptes. Et, seule, cette espérance peutfaire briller un rayon de joie sur la face du monde déchiré,morcelé en individus : ainsi que le montre la légende, par

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l’image de Déméter, plongée dans un deuil éternel et qui,seulement alors, retrouve la joie, quand on lui dit qu’ellepourra enfanter encore une fois Dionysos. Dans lesconsidérations qui précèdent, nous possédons d’ores etdéjà tous les éléments d’une idée du monde pessimiste etprofonde et en même temps aussi l’enseignement desMystères de la Tragédie : la conception fondamentale dumonisme universel, la considération de l’individuationcomme cause première du mal, l’art enfin figurant l’espoirjoyeux d’un affranchissement du joug de l’individuation et lepressentiment d’une unité reconquise.

Il a été dit plus haut que l’épopée homérique est lepoème de la culture olympienne, l’hymne de victoire où ellechanta les terreurs de la guerre des Titans. Sous l’influenceprépondérante du poème tragique, les mythes homériquesrenaissent à présent transformés et montrent par cettemétempsycose que, depuis lors aussi, la cultureolympienne a été vaincue par une idée du monde encoreplus profonde. Le fier titan Prométhée a déclaré à sonbourreau olympien que sa puissance serait un jourmenacée du plus grand des dangers s’il ne s’unissait pasà lui au moment favorable. Dans Eschyle, nousreconnaissons l’alliance du Titan et de Zeus effrayé,craignant sa fin. Ainsi est ramenée du Tartare et rappeléeau jour l’ère antique des Titans. La philosophie de la naturesauvage et nue contemple, à la lumière crue de la vérité,les mythes du monde homérique qui dansent devant elle :ils pâlissent, ils tremblent sous le regard étincelant de cette

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déesse – jusqu’à ce que la main puissante de l’artistedionysien les force à servir la nouvelle divinité. La véritédionysienne s’empare de tout l’empire du mythe comme dusymbole de sa connaissance et exprime cetteconnaissance soit dans le culte public de la Tragédie, soitdans les fêtes secrètes des Mystères dramatiques, maistoujours sous le voile du mythe antique. Quelle fut cetteforce qui délivra Prométhée de son vautour et transforma lemythe en héraut de la sagesse dionysienne ? Ce fut laforce herculéenne de la musique : quand celle-ci, arrivéedans la tragédie à sa plus haute expression, est alorscapable d’interpréter le mythe avec une force nouvelle et unsens plus profond ; ce que nous avons caractérisé plushaut comme la plus puissante faculté de la musique. Carc’est le sort de tout mythe de déchoir peu à peu à uneréalité soi-disant historique et d’être considéré, à uneépoque postérieure quelconque, comme un fait isolé se réclamant de l’histoire ; et les Grecs étaient d’ores et déjàabsolument enclins à transformer arbitrairement etsubtilement tous les mythes rêvés par leur jeunesse end’historiques et pragmatiques Annales de leur jeunesse.Car c’est ainsi que les religions ont coutume de mourir :lorsque les mythes qui forment la base d’une religion enarrivent à être systématisés, par la raison et la rigueur d’undogmatisme orthodoxe, en un ensemble définitifd’événements historiques, et que l’on commence àdéfendre avec inquiétude l’authenticité des mythes tout ense raidissant contre leur évolution et leur multiplicationnaturelles ; lorsque, en un mot, le sentiment du mythe

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dépérit pour être remplacé par la tendance de la religion àrechercher des fondements historiques. Alors, de ce mytheexpirant, s’empara le génie naissant de la musiquedionysienne, et, dans sa main, ce mythe s’épanouit unefois encore, comme une branche couverte de fleurs, avecdes couleurs qu’on ne lui avait jamais connues et un parfumqui faisait naître enfin le pressentiment d’un mondemétaphysique. Après cette dernière floraison, il meurt ; sesfeuilles se flétrissent et bientôt les Luciens railleurs del’antiquité s’efforcent d’en saisir les fleurs décolorées etfanées emportées par tous les vents. Le mythe acquiert,dans la tragédie, sa portée la plus profonde, sa forme laplus expressive ; encore une fois il se relève, comme unhéros blessé, et, dans son regard brûlant, brille d’un ultimeet puissant éclat le dernier regain de force, en mêmetemps que le calme clairvoyant de la mort.

Quel était ton but, sacrilège Euripide, lorsque tu tentasd’asservir encore cet agonisant ? Il périt entre tes mainsbrutales ; et tu eus recours alors à un masque, unecontrefaçon du mythe ; et ce pastiche, comme le singed’Hercule, ne sut que s’attiffer de la parure pompeuse del’antiquité. Et en perdant l’intelligence du mythe, tu perdisaussi le génie de la musique ; en vain de tes mains avides,tu essayas de piller toutes les fleurs de son parterre, tun’obtins encore ainsi qu’un masque, une contrefaçon demusique. Et parce que tu renias Dionysos, Apollont’abandonna à son tour. Va relancer toutes les passionsdans leur gîte pour les enfermer dans ton domaine, ajuste

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aux discours de tes héros une dialectique sophistiquesoigneusement limée et aiguisée – les passions de teshéros ne seront jamais qu’un masque, une contrefaçon depassions, leur langage ne sera jamais qu’un pastiche.

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11.La tragédie grecque ne finit pas comme tous les autres

arts de l’antiquité : elle périt par le suicide, conséquenced’un conflit insoluble, donc tragiquement, tandis que ceux-cis’éteignirent dans un âge avancé, de la mort la plus belle etla plus sereine. En effet, de même que quitter la vie sanseffort et entourées d’une admirable descendance semblele privilège de certaines natures favorisées, un semblabledénouement marque la fin des divers arts antiques : ilsdisparaissent lentement, et leur regard expirant peutpercevoir encore leur incomparable lignée qui se dressedéjà pleine d’ardeur et d’impatience. La mort de latragédie, au contraire, produisit une impression universelleet profonde de vide monstrueux. Comme au temps deTibère des navigateurs grecs égarés dans une île solitaireentendirent un jour cette terrifiante clameur : « Le grandPan est mort ! » – ainsi retentit alors, à travers le mondehellène, comme un cri d’angoisse et de douleur : « LaTragédie est morte ! Perdue, avec elle, la poésie ! Silence !Taisez-vous, épigones étiolés et pâles ! Aux Enfers ! afinque vous puissiez là-bas vous gaver des miettes des vieuxmaîtres ! »

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Et lorsqu’apparut enfin une nouvelle forme d’art, quisaluait dans la tragédie son ancêtre et sa suzeraine, on dutconstater avec effroi que cette forme reproduisait bien lestraits de sa mère, mais justement ceux que celle-ci avaitmontrés au cours de sa longue agonie. Cette agonie de latragédie avait été l’œuvre d’Euripide ; cette forme d’arttardive est connue sous le nom de nouvelle Comédieattique. En elle survécut l’image dégénérée de la tragédie,comme l’emblème commémoratif de sa fin pénible etviolente.

Ce rapprochement fait comprendre le goût passionnéque ressentaient pour Euripide les poètes de la comédienouvelle, et l’on n’est plus surpris du souhait de Philémonqui eût voulu se faire pendre sur l’heure uniquement afin devisiter Euripide aux Enfers ; étant supposée pourtant chezlui la conviction que le défunt avait conservé là-bas sesfacultés intellectuelles. Si l’on veut indiquer sommairement,et sans prétendre exprimer par là quelque chose dedéfinitif, ce qu’Euripide a de commun avec Ménandre etPhilémon, et ce qui les entraînait d’une façon si puissante àle considérer comme un modèle, il suffit de constater que,par Euripide, le spectateur se trouve transporté sur lascène. Quiconque a reconnu de quelle substance, avantEuripide, les tragiques prométhéens formaient leurs héros,et combien ils étaient éloignés de vouloir apporter sur lascène un masque fidèle de la réalité, comprendranettement aussi l’absolue divergence des tendancesd’Euripide. Par lui, l’homme de la vie quotidienne sortit des

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rangs des spectateurs et envahit la scène ; le miroir, qui nereflétait jadis que des traits nobles et fiers, accusadésormais cette exactitude servile qui reproduitminutieusement aussi les difformités de la nature. Ulysse,ce type du Grec de l’art antique, est ravalé maintenant parles nouveaux poètes à la taille d’un græculus, esclavefamilier, espiègle et rusé qui devient, dès ce moment, lepivot de l’intérêt dramatique. Quand, dans les Grenouillesd’Aristophane, nous entendons Euripide se vanter d’avoirdélivré, à l’aide de ses remèdes de bonne femme, l’arttragique de son embonpoint pompeux, nous reconnaissonsque, déjà, en présence des héros de ses tragédies, nousavions ressenti la même impression. Au fond, le spectateurvoyait et entendait son propre double sur la scèned’Euripide, et il se sentait tout joyeux de l’habileté déployéepar ce sosie dans ses discours. On n’en resta pas à cettesatisfaction : d’Euripide, on apprit même à parler. Lorsqu’ilconcourut avec Eschyle, Euripide se glorifia d’avoir rendule peuple capable désormais d’observer, d’agir et deraisonner d’après les règles de l’art et les lois les plussubtiles de la sophistique. C’est par cette transformationdu langage public qu’il a réellement rendu possible lacomédie nouvelle. Car, à partir de ce moment, les phrasesou les maximes par lesquelles on pouvait représenter sur lascène la vie de tous les jours ne furent plus, pour personne,un secret. La médiocrité bourgeoise, sur laquelle Euripidefondait toutes ses espérances politiques, prit alors laparole, tandis que jusque-là le demi-dieu dans la tragédieet le satyre enivré, créature demi-humaine, dans la

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comédie ancienne, avaient seuls déterminé le caractère dulangage. Et l’Euripide d’Aristophane s’applaudit d’avoirreprésenté la vie commune, familière, quotidienne,accessible au jugement de chacun. Si désormais lepeuple, la masse, argumente, gère pays et biens et conduitses affaires avec une habileté jusqu’alors inconnue, c’est àlui qu’en revient le mérite, et c’est le résultat de la sagessequ’il a inoculée au peuple. Une foule ainsi informée et préparée était mûre pour la comédie nouvelle, dont Euripidefut en quelque sorte le chef du chœur ; et, cette fois, c’étaitle chœur des spectateurs qu’il fallait éduquer. Lorsquecelui-ci eut appris à chanter dans le mode d’Euripide,surgit cette espèce de jeu d’échecs dramatique, la nouvellecomédie, avec son habituelle apologie de l’adresse et dela ruse triomphantes. Et Euripide – le maître du chœur – futexalté sans relâche ; oui, on se serait tué pour apprendrede lui quelque chose encore, si l’on n’avait pas euconscience que, aussi complètement que la tragédie elle-même, les poètes tragiques étaient morts. Avec latragédie, l’Hellène avait perdu la foi en sa propreimmortalité ; il n’avait pas renoncé seulement à la foi en unpassé idéal, mais aussi à la foi en un avenir idéal. Le motde l’épitaphe connue : « Vieillard insouciant et capricieux »,s’applique aussi à l’hellénisme vieilli. Le moment, laboutade, l’insouciance, la lubie fantaisiste sont ses idoles ;le cinquième état, celui des esclaves, ou tout au moins sonsentiment, sa manière de penser, acquiert, maintenant laprépondérance ; et si l’on peut parler encore de « sérénitéhellénique », il s’agit désormais de la sérénité de l’esclave,

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qui ne sait assumer de plus haute responsabilité que cellede l’heure présente, et dont le désir et l’admiration netrouvent rien dans le passé ou dans l’avenir qui se puissepriser plus haut que le présent. Cet aspect de la « sérénitégrecque » fut ce qui révolta les profondes et terriblesnatures des quatre premiers siècles du christianisme ; lefait de se dérober comme une femme devant ce qui estsérieux et effrayant, ce lâche laisser-aller au plaisirconfortable, leur parut non seulement méprisable, maisencore comme le véritable sentiment anti-chrétien. Et c’està leur influence qu’il faut attribuer l’opinion sur l’antiquité quiprévalut pendant des siècles avec une ténacité presqueinvincible, ce pâle incarnat de sérénité fade dont elledemeura colorée – comme si n’avait jamais existé cesixième siècle, avec sa naissance de la tragédie, sesMystères, son Pythagore et son Héraclite ; comme sin’avaient jamais vécu les œuvres d’art de la grandeépoque ; toutes manifestations qui ne peuvent pourtant enaucune façon s’expliquer par une semblable sérénité, un telsensualisme sénile, ce bonheur de vivre d’esclave, et quidénoncent la raison de leur existence dans une conceptiondu monde toute différente.

On a avancé tout à l’heure qu’Euripide avait transportéle spectateur sur la scène pour élever en même temps etpour la première fois le spectateur jusqu’à lacompréhension du drame, ce qui pourrait induire àadmettre l’existence d’une disproportion latente entre l’artantique antérieur et l’intelligence du spectateur. On serait

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alors tenté de louer, comme un progrès sur Sophocle, latendance radicale d’Euripide à établir un rapportconvenable entre le public et l’œuvre d’art. Mais « lepublic » n’est qu’un mot et nullement une valeur toujourségale et constante en soi. Pourquoi l’artiste devrait-il secroire obligé de se soumettre à une puissance qui n’a saforce que dans le nombre ? Et s’il se sent supérieur, parson génie et ses aspirations, à chacun de ces spectateursen particulier, comment lui serait-il possible de tenir en plushaute estime l’expression collective de ces capacitésinférieures que l’intelligence de celui des spectateurs quiserait relativement le mieux doué ? En réalité aucun artistegrec n’a traité son public, durant tout le cours d’une longuevie, avec une effronterie et une insolence plus grandes quene le fit précisément Euripide lui qui, même lorsque la foulese traînait à ses pieds, lui jetait encore ouvertement, avecune morgue hautaine, sa propre volonté à la face, cestendances mêmes par lesquelles il avait vaincu la foule etla dirigeait à son gré. Si cet homme de génie avait eu lemoindre respect pour le pandémonium du public, il se fûtécroulé avant d’avoir atteint le milieu de sa carrière, sousles coups de massue de ses insuccès. Cette réflexion nousmontre qu’en disant qu’Euripide avait transporté lespectateur sur la scène afin d’assurer la compétence duspectateur, nous n’avions émis qu’une assertion provisoire,et que nous devons nous efforcer d’atteindre à unecompréhension plus profonde de ses tendances. Lestémoignages abondent, au contraire, qui attestentqu’Eschyle et Sophocle, pendant toute leur vie et même

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longtemps après, furent toujours en complète possessionde la faveur du public, et qu’ainsi, chez ces devanciersd’Euripide, il ne peut être question d’une disproportionentre l’œuvre d’art et l’esprit du spectateur. Par quelle forceirrésistible un artiste aussi richement doué, aussi fécond,fut-il détourné de la route éclairée par le soleil des plusgrands noms de poètes sous le ciel sans nuages de lafaveur du peuple ? Quel singulier souci du spectateurl’entraîna à braver le spectateur ? Comment en arriva-t-il,par trop de déférence pour son public – à méconnaître sonpublic ?

Euripide – c’est la solution de cette énigme – se sentaitcertes, en tant que poète, supérieur à la foule, mais nonpas à deux de ses spectateurs : la foule, il la plaçait sur lascène ; ces deux spectateurs, il les respectait comme lesmaîtres de son art seuls capables de comprendre et dejuger son œuvre. Selon leurs arrêts et d’après leursinjonctions, il transporta dans les âmes de ses hérosscéniques tout le monde de sentiments, de passions, depensées qui, jusqu’alors, comme un chœur invisible,remplissait les bancs des spectateurs. Il obéissait à leursexigences, en cherchant pour ces caractères nouveaux unnouveau langage et une expression nouvelle. D’eux seuls, ilécoutait la valable sentence portée sur son ouvrage, ou laréconfortante promesse de victoires futures lorsqu’il sevoyait encore une fois condamné par le tribunal du public.

De ces deux spectateurs, l’un est – Euripide lui-même,Euripide en tant que penseur, et non pas en tant que

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poète. On pourrait dire de lui que, à peu près comme chezLessing, l’extraordinaire puissance de son sens critique a,sinon produit, au moins fécondé sans cesse une activitécréatrice artistique parallèle. Doué de cette faculté, avectoute la clairvoyance et la dextérité de son intelligencecritique, Euripide s’était assis au théâtre et s’était efforcéde retrouver et de reconnaître trait pour trait, ligne pourligne, dans les chefs-d’œuvre de ses grands devanciers,comme dans des tableaux noircis par le temps. Et ce qu’ilrencontra alors ne saurait être inattendu pour celui qui estprofondément initié aux arcanes de la tragédieeschyléenne : il aperçut quelque chose d’incommensurabledans chaque trait et dans chaque ligne, une certainedécision trompeuse, et en même temps une profondeurénigmatique, un infini de mystère. Comme une comète àflamboyante chevelure, la figure la plus claire laissaittoujours encore après elle une traînée de lumièredécroissante qui semblait montrer l’incertain, les ténèbresinsondables. Un crépuscule semblable était répandu sur lastructure du drame, surtout sur la signification du chœur. Etcombien lui parut douteuse la solution du problèmeéthique ! discutable le mode d’emploi des mythes !disparate la répartition du bonheur et du malheur ! Mêmedans le langage de l’ancienne tragédie, il y avait pour luibeaucoup de choses choquantes, tout au moinsinexplicables. Il trouva, en particulier, que trop de pompeétait déployée pour des événements ordinaires, que tropde symboles et d’emphase juraient avec la naturellesimplicité des caractères. C’est ainsi qu’assis au théâtre il

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réfléchissait longuement, impatient et troublé, et il duts’avouer, lui, le spectateur, qu’il ne comprenait pas sesgrands devanciers. Cependant, comprendre étant pour luila source de toute jouissance et de toute activitéproductrice, il sentit le besoin d’interroger les autres, dechercher autour de soi si personne ne pensait comme lui etne s’avouait aussi celle incommensurabilité. Mais laplupart, et aussi les meilleurs de ceux auxquels ils’adressait n’eurent pour lui qu’un sourire méfiant ; aucunne put lui donner les raisons qui eussent justifié ses douteset ses objections contre les grands maîtres. Et dans cetteangoisse, il rencontra l’autre spectateur, qui ne comprenaitpas la tragédie et, pour ce motif, la méprisait. Délivré deson isolement en s’alliant à celui-ci, il put oser entreprendreune guerre monstrueuse contre les œuvres d’art d’Eschyleet de Sophocle – et cela, non pas par des ouvrages depolémique, mais par ses œuvres de poète dramatiqueopposant sa conception de la tragédie à celle de latradition.

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12.Avant de nommer cet autre spectateur, arrêtons-nous un

instant pour nous rappeler l’impression que nous avonséprouvée tout à l’heure en présence de la nature hybride etincommensurable de la tragédie eschyléenne ; combiennous nous sentîmes déroutés en face du chœur et duhéros tragique de cette tragédie, qui nous semblaientinconciliables aussi bien avec nos idées courantes qued’ailleurs avec la tradition, – jusqu’à ce que nous eussionsreconnu, dans cette dualité même, l’origine et l’essence dela tragédie grecque, l’expression collective de ces deuximpulsions artistiques, l’esprit apollinien et l’instinctdionysiaque.

Rejeter cet élément dionysien originel et tout-puissanthors de la tragédie, et réédifier celle-ci sur la baseexclusive d’un art, d’une morale et d’une idée du mondenon-dionysiens, – c’est ce qui nous apparaît maintenant,avec une évidence lumineuse, comme étant la tendanced’Euripide.

Euripide lui-même, au soir de sa vie, a soumis à sescontemporains, de la manière la plus expresse et sous laforme d’un mythe, la question de la valeur et de la portée

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de cette tendance. Avant tout, le dionysiaque doit-ilsubsister ? Ne faut-il pas employer la violence pour lechasser du domaine hellénique ? Certes, répond le poète,si cela était possible ; mais le dieu Dionysos est troppuissant. L’adversaire le plus habile – tel Penthée dans lesBacchantes – est frappé à l’improviste par ses sortilègeset court à sa destinée fatale. Le poète vieilli semblepartager l’opinion des deux vieillards Cadmus et Tirésiaset penser avec eux que la désapprobation des plus sagesne saurait détruire ces antiques traditions populaires, ceculte éternellement vivace de Dionysos, et qu’il y aurait lieumême, en présence de forces aussi extraordinaires, defaire montre tout au moins d’une sympathie prudente etdiplomatique ; auquel cas, il serait encore très possibleque le dieu, froissé d’un intérêt aussi tiède, nemétamorphosât finalement le diplomate – tel Cadmus – endragon. Le poète qui nous parle ainsi est le même qui,pendant le cours d’une longue vie, résista héroïquement àDionysos – pour en arriver à terminer sa carrière par laglorification de son ennemi, par une sorte de suicide,comme un homme affolé qui se précipite du haut d’une tourpour échapper à l’épouvantable vertige qu’il ne peut plussupporter. Cette tragédie est une protestation contre sapropre tendance ; hélas, déjà elle s’était imposée ! Leprodige était accompli ; lorsque le poète se rétracta, satendance avait vaincu. Déjà Dionysos était chassé de lascène tragique, et chassé par une puissance démoniaquedont Euripide n’était que la voix. En un certain sens,Euripide ne fut, lui aussi, qu’un masque : la divinité qui

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parlait par sa bouche n’était pas Dionysos, non plusApollon, mais un démon qui venait d’apparaître, appeléSocrate. Tel est le nouvel antagonisme : l’instinctdionysiaque et l’esprit socratique ; et par lui périt l’œuvred’art de la tragédie grecque. En reniant son passé,Euripide peut essayer maintenant de nous consoler ; il n’yréussit pas. L’incomparable temple est en ruines. Quenous importent à présent les lamentations du destructeur,et son aveu que ce fut le plus beau des temples ? Et que letribunal artistique de la postérité ait condamné Euripide,que, pour son châtiment, il ait été métamorphosé par elleen dragon, – qui pourrait se déclarer satisfait de cettemisérable compensation ?

Examinons à présent cette tendance socratique parlaquelle Euripide combattit et vainquit la tragédieeschyléenne.

Nous devons nous demander tout d’abord à quoipouvait aboutir, dans son développement le plus hautementidéal, le dessein d’Euripide d’édifier le drame sur une baseexclusivement non-dionysienne. Quelle forme du drameétait encore possible, si celui-ci ne devait pas êtreengendré du giron de la musique, dans le mystérieuxcrépuscule de l’ivresse dionysiaque ? Uniquement celle del’épopée dramatisée, et, dans ce domaine apollinien del’art, il n’est certes pas possible d’atteindre à l’effettragique. Le caractère des événements représentésimporte peu dans l’espèce, et j’irais même jusqu’àprétendre que, dans sa Nausikaa inachevée, il eût été

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impossible à Gœthe de rendre d’une façon tragique etpoignante, le suicide de cette nature idyllique – suicide quidevait être la matière du cinquième acte. Si prodigieuseest la puissance de l’art épique apollinien, qu’il transfigureà nos yeux les plus horribles choses, par cette joie quenous ressentons à l’apparence, à la vision, par cette félicitélibératrice qui naît pour nous de la forme extérieure, del’apparence. Il est aussi peu possible au poète de l’épopéedramatisée qu’au rapsode épique de s’identifier d’unemanière absolue avec ses images. Ce poète demeuretoujours un contemplateur immobile, au regard calme etpénétrant qui voit les images devant lui. Dans l’épopéedramatisée, l’acteur reste toujours, jusqu’au plus profondde son être, un rapsode ; il est l’Oint du rêve intérieur, uncaractère sacré plane sur toutes ses actions, de sorte qu’iln’est jamais tout à fait acteur.

Qu’est l’œuvre d’Euripide au regard de cet idéal dudrame apollinien ? C’est, en face du solennel rapsode del’époque antique, ce chanteur nouveau et plus jeune qui,dans le Ion de Platon, nous décrit en ces termes sa proprenature : « Lorsque je dis quelque chose de triste, mes yeuxse remplissent de larmes ; mais si ce que je dis est horribleet épouvantable, mes cheveux se dressent sur ma tête etmon cœur bat. » Ici, nous ne découvrons plus rien de cesentiment épique d’absorption dans l’apparenceextérieure, plus rien du sang-froid et de l’insensibilité intimedu véritable acteur qui, juste au moment que son jeu nousémeut le plus vivement, est entièrement apparence et joie

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à l’apparence. Euripide est l’acteur au cœur qui bat, auxcheveux dressés sur la tête ; il esquisse le plan de sonœuvre en penseur socratique et il l’exécute en acteurpassionné. Il n’est un pur artiste ni dans l’ébauche, ni dansl’exécution. Aussi son drame est-il une chose à la foisfroide et ardente, également apte à glacer et à enflammer ;il lui est impossible d’atteindre à l’émotion apollinienne del’épopée, et il s’est débarrassé le plus possible deséléments dionysiens ; et il lui faut chercher alors, pour agirsur nous, de nouveaux moyens d’émotion qui ne peuventplus se réclamer désormais des deux seules et uniquesimpulsions artistiques, l’esprit apollinien et l’instinctdionysiaque. Ces moyens d’émotion sont de froides etparadoxales pensées, – à la place des contemplationsapolliniennes, et des sentiments passionnés, – à la placedes enthousiasmes dionysiens, – et ces pensées et cessentiments sont copiés, imités de la façon la plus réaliste,et n’ont rien de commun avec les créations idéales de l’art.

Après avoir reconnu qu’Euripide ne put réussir à donnerau drame une base exclusivement apollinienne, et que satendance anti-dionysienne s’est bien plutôt fourvoyée dansun naturalisme anti-artistique, nous pouvons examiner deplus près la nature du socratisme esthétique. Son dogmesuprême est à peu près ceci : « Tout doit être conforme àla raison pour être beau », argument parallèle à l’axiomesocratique : « Celui-là seul est vertueux, qui possède laconnaissance. » Armé de cet étalon, Euripide mesura tousles éléments de la tragédie, la langue, les caractères, la

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construction dramaturgique, la musique du chœur, et il lescorrigea d’après ce principe. Ce que nous avons sifréquemment considéré chez Euripide, en comparant sonœuvre avec la tragédie de Sophocle, comme un signe depauvreté et d’infériorité poétiques, est le plus souvent lerésultat de l’intrusion de cet esprit critique et aveuglémentrationnel. Le prologue d’Euripide nous servira d’exemplepour montrer les conséquences de cette méthoderationaliste. Il n’y a rien de plus opposé à notre conceptionde la technique dramaturgique que le prologue dans ledrame d’Euripide. Qu’un seul personnage, aucommencement de la pièce, s’avance et raconte qui il est,ce qui précède immédiatement l’action, ce qui s’est passéantérieurement et même ce qui doit arriver au cours dudrame, c’est là un procédé qui paraîtrait impardonnable àun poète de théâtre moderne, et qui équivaudrait pour lui àrenoncer de propos délibéré à toute surprise, à tout effet.Si l’on sait d’avance tout ce qui doit arriver, qui voudraattendre que cela arrive vraiment ? – puisqu’il ne s’agitd’ailleurs ici en aucune façon d’un rêve prophétique quilaisserait entiers l’intérêt et l’émotion de sa réalisationfuture. Euripide pensait tout autrement. Dans son esprit,l’effet produit par la tragédie n’avait jamais pour causel’anxiété épique, l’attrait de l’incertitude au sujet despéripéties éventuelles, mais bien ces grandes scènes,pleines d’un lyrisme rhétorique, où la passion et ladialectique du héros principal s’étalaient et se gonflaientcomme la crue puissante d’un large fleuve. Tout devaitpréparer non pas à l’action, mais au pathétique, et ce qui

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ne préparait pas au pathétique était à rejeter. Le plusgrand obstacle à un abandon entier, au plaisir sansmélange à de telles scènes, c’est l’absence d’un élémentnécessaire au préalable à l’auditeur, une lacune dans latrame des évènements préliminaires. Aussi longtemps quele spectateur est obligé de supputer avec attentionl’importance ou la qualité de tel ou tel personnage, lescauses de tel ou tel conflit des sentiments ou des volontés,il ne peut pas être absorbé complètement par les actionset les malheurs des héros principaux, et il lui est impossibleencore de compatir, haletant, à leurs souffrances et à leursterreurs. La tragédie d’Eschyle et de Sophocle employaitles moyens artistiques les plus ingénieux pour donner àl’auditeur, dès les premières scènes et comme par hasard,toutes les indications nécessaires à l’intelligence del’intrigue : procédé par lequel s’affirme cette noble maîtriseartistique qui, tout à la fois, masque ce qui estmatériellement indispensable et le révèle sous la formed’incidents inopinés. Cependant Euripide croyait avoirremarqué que, pendant ces premières scènes, lespectateur semblait en proie à une inquiétude particulière,préoccupé qu’il était de résoudre le problème desévénements antérieurs, de sorte que les beautéspoétiques et le pathétique de l’exposition étaient perduspour lui. C’est pourquoi, avant l’exposition, il plaça leprologue et le fit réciter par un personnage en qui onpouvait avoir confiance : un dieu devait souvent se porter,pour ainsi dire, garant devant le public des événements dela tragédie et lever tous les doutes sur la réalité du mythe ;

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procédé analogue à celui à l’aide duquel Descartes arrivaità prouver la réalité du monde empirique, en en appelantuniquement à la véracité de Dieu incapable de mentir.Cette véracité divine, Euripide l’emploie encore une fois àla fin de son drame, pour informer le public, en toutecertitude, des destinées futures de ses héros ; ceci est lerôle du fameux deus ex machina. Entre la vision épique dupassé et celle de l’avenir se trouve le présent dramatico-lyrique, le véritable « drame ».

En tant que poète, Euripide est ainsi avant tout l’échode ses constatations conscientes, et c’est là ce qui luiconfère une place mémorable dans l’histoire de l’art grec.Le caractère critique de son activité productrice devait luisembler souvent une application au drame de ce début dulivre d’Anaxagore : « Au commencement était le chaos ;alors la raison vint et créa l’ordre. » Et si Anaxagore, avecson « νους », peut être considéré, parmi les philosophes,comme le premier qui ait conservé sa raison au milieu del’ivresse générale, il est bien possible qu’Euripide se soitexpliqué, par une comparaison analogue, sa situation vis-à-vis des autres poètes tragiques. Tant que l’unique maîtreet régulateur de l’univers, le « νους », fut tenu à l’écart del’activité artistique, tout était resté dans un état de désordrechaotique et primordial. Tel devait être le jugementd’Euripide ; et en tant que le premier, parmi les tragiques,qui fût resté « conscient » de ses actes, il lui fallaitcondamner les poètes « ivres ». Ce que Sophocle a ditd’Eschyle, que « ce que celui-ci faisait était bien fait, bien

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qu’il le fît inconsciemment, » n’eût certes jamais étéapprouvé par Euripide qui eût conclu simplement quel’activité d’Eschyle, parce que non consciente, ne pouvaitêtre que mauvaise. Le divin Platon lui-même ne parleordinairement qu’avec ironie de la puissance créatrice dupoète, en tant que celle-ci n’est pas l’effet d’uneintelligence consciente, et il la compare au talent du devinqui interprète les songes, le poète étant incapable de créeravant d’être devenu inconscient et d’avoir abdiqué touteraison. Euripide entreprit, comme le voulut aussi Platon, demontrer au monde le contraire du poète « dénué deraison » ; son principe esthétique : « Tout doit êtreconscient pour être beau », est, comme je l’ai dit, leparallèle de l’axiome socratique : « Tout doit être conscientpour être bien ». Nous avons donc le droit de considérerEuripide comme le poète du socratisme esthétique. EtSocrate fut ce second spectateur, qui ne comprenait pas latragédie et, à cause de cela, la méprisait ; allié à lui,Euripide osa être le héraut d’un art nouveau. Si cet artdevint la perte de la tragédie, c’est le socratismeesthétique qui fut le principe meurtrier. Mais, pour autantque la lutte était dirigée contre l’esprit dionysien de l’artantérieur, nous reconnaissons en Socrate l’adversaire deDionysos, le nouvel Orphée qui se lève contre Dionysos et,quoique certain d’être déchiré par les Ménades du tribunalathénien, force cependant le dieu tout-puissant à prendre lafuite ; et celui-ci, comme au temps qu’il fuyait devant le roid’Edonide Lycurgue, se réfugia dans les profondeurs de lamer, c’est-à-dire sous les flots mystiques d’un culte secret

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qui devait peu à peu envahir le monde entier.

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13.L’étroite affinité de tendance, qui existe entre Socrate et

Euripide, n’échappa pas à leurs contemporains, et letémoignage le plus éloquent de leur clairvoyance est cettelégende, répandue dans Athènes, qui rapporte queSocrate avait coutume de collaborer de ses conseils auxœuvres d’Euripide. Dans les doléances des partisans du« bon vieux temps », ces deux noms étaient accolés,lorsqu’il s’agissait de désigner les corrupteurs du peuple,artisans de la déchéance progressive des forcesphysiques et morales, de la ruine de l’antique et rudevigueur de corps et d’âme des héros de Marathon,sacrifiée de plus en plus à une douteuse intellectualité.C’est sur ce ton mâtiné d’indignation et de mépris que lacomédie d’Aristophane traite habituellement ces deuxhommes, au grand scandale des jeunes, qui lui eussent, ilest vrai, abandonné volontiers Euripide, mais ne pouvaientse faire à l’idée que Socrate fût représenté parAristophane comme le sophiste par excellence, le miroir etla somme de toutes les spéculations sophistiques. Il ne leurrestait d’autre ressource que de mettre au piloriAristophane lui-même, comme un Alcibiade de la poésiementeur et libertin. Sans m’attarder à défendre ici les

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intuitions profondes d’Aristophane, je continuerai àdémontrer, par les témoignages du sentiment général del’Antiquité, la stricte homogénéité d’esprit et d’influence deSocrate et d’Euripide. Il est à remarquer notamment queSocrate, en sa qualité de contempteur de l’art tragique,s’abstenait d’assister aux représentations de la tragédie etne se mêlait aux spectateurs que lorsqu’il s’agissait d’unenouvelle œuvre d’Euripide. Mais l’exemple le plus célèbrede l’association de ces deux noms nous est fourni parl’oracle de Delphes, qui proclama Socrate le plus sage deshommes, et ajouta en même temps qu’Euripide devait êtreclassé immédiatement après lui.

En troisième ligne était nommé Sophocle, lui qui,comparé à Eschyle, pouvait se vanter de faire bien, parcequ’il savait ce que c’était que bien faire. Il est manifesteque c’est précisément le haut degré de lucidité de cediscernement, de cette sagesse consciente, qui distingueces trois hommes comme les trois génies « conscients »de leur temps.

Cependant, ce fut Socrate qui prononça la parole laplus incisive à l’égard de la nouvelle et extraordinairevaleur accordée à la connaissance et au jugement. Il étaitle seul, en effet, qui s’avouât à lui-même ne rien savoir,tandis que, se promenant à travers Athènes, enobservateur critique, visitant les hommes d’État, lesorateurs, les poètes et les artistes célèbres, il rencontraitchez tous la prétention à la sagesse. Il reconnut avecstupéfaction que, même au point de vue de leur activité

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spéciale, toutes ces célébrités ne possédaient aucuneconnaissance exacte et certaine, et n’agissaientqu’instinctivement. « N’agissaient qu’instinctivement : »cette parole nous fait toucher du doigt le cœur et la moellede la tendance socratique. Par ces mots, le socratismecondamne aussi bien l’art existant alors que l’éthique deson temps : de quelque côté qu’il dirige son regardscrutateur, il constate le manque de jugement et lapuissance de l’illusion, et il en conclut à l’absurdité, à lacondamnation de ce qui l’entoure. Partant de ce point devue, Socrate crut devoir réformer l’existence : commeprécurseur d’une culture, d’un art et d’une morale toutautres, il s’avança seul, la mine hautaine et dédaigneuse,au milieu d’un monde dont les derniers vestiges sont pournous l’objet d’une profonde vénération et la source des pluspures jouissances.

Aussi, en présence de Socrate, un trouble profond nousenvahit et, sans cesse et toujours de nouveau, nous pousseà pénétrer le sens et la portée de cette énigmatique figurede l’antiquité. Quel est-il, celui qui, à lui seul, osedésavouer l’essence même de l’Hellénisme ; qui, à lui seul,ose se substituer à Homère, à Pindare, à Eschyle,remplacer Phidias et Périclès, supplanter la Pythie etDionysos, et qui, comme l’abîme le plus insondable et lacime la plus haute, est certain par avance de notreadmiration et de notre culte ? Quelle force surnaturelle a ledroit d’oser répandre dans la poussière ce breuvageenchanté ? Quel est ce demi-dieu, auquel le chœur

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invisible des plus nobles d’entre les humains doit crier :« Malheur ! Malheur ! Ce monde de beauté, tu l’as renverséd’un bras puissant ; il tombe, il s’écroule ! » (Gœthe, Faust,I.)

Un phénomène étrange, qui nous est parvenu sous lenom de « démon de Socrate », nous permet de voir plusau fond de la nature de cet homme. Dans certainescirconstances, lorsque l’extraordinaire lucidité de sonintelligence paraissait l’abandonner, une voix divine sefaisait entendre, et lui prêtait une assurance nouvelle.Lorsqu’elle parle, toujours cette voix dissuade. Dans cettenature tout anormale, la sagesse instinctive n’intervient quepour entraver, combattre l’entendement conscient. Tandisque chez tous les hommes, en ce qui concerne la genèsede la productivité, l’instinct est précisément la forcepositive, créatrice, et la raison consciente une fonctioncritique, décourageante, chez Socrate, l’instinct se révèlecritique, et la raison est créatrice, – véritable monstruositéper defectum ! Et, en effet, nous constatons ici unmonstrueux défaut de toute disposition naturelle aumysticisme, de sorte que Socrate pourrait être considérécomme le non-mystique spécifique, chez lequel, par uneparticulière superfétation, l’esprit logique eût été développéd’une façon aussi démesurée que l’est, chez le mystique, lasagesse instinctive. Mais, d’autre part, le pouvoir de faireun retour sur soi-même était absolument refusé à cetinstinct impulsif de logique, qui apparaît chez Socrate ; cetorrent sans frein est comme une force de la nature ; il se

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précipite avec une violence que nous rencontronsseulement, pour notre stupéfaction et notre épouvante,dans les plus irrésistibles impulsions de l’instinct.Quiconque, à la lecture des écrits de Platon, a senti passersur soi le souffle de cette naïveté et de cette sécuritédivines de la doctrine socratique de la vie, reconnaît aussique la formidable roue motrice du socratisme logiquetourne, en quelque sorte, derrière Socrate, et que tout cecidoit être considéré au travers de Socrate, comme autravers d’un fantôme. Mais Socrate lui-même avait lepressentiment de cet état de choses, et cela ressortpleinement de la noble gravité avec laquelle il se prévalaitpartout, et jusque devant ses juges, de sa prédestinationdivine. Il était tout aussi impossible de le démentir sur cepoint que d’approuver son influence dissolvante etdestructive des instincts. En présence de cet insolubledilemme, il ne restait, lorsqu’il fut traduit devant l’Aréopage,qu’une seule peine à lui appliquer, l’exil ; on aurait pu lerejeter au delà des frontières, comme quelque chosed’absolument énigmatique, d’inclassable, d’inexplicable,sans que la postérité se fût trouvée en droit d’accuser lesAthéniens d’un acte odieux. Mais que la peine de mort, etnon pas seulement l’exil, ait été prononcée contre lui,Socrate lui-même semble l’avoir recherché, avec la pleineconscience de ce qu’il faisait, et sans éprouver devantl’inconnu l’horreur instinctive de la nature : il marcha à lamort avec la même tranquillité qu’il avait, au dire de Platon,lorsque, comme le dernier des débauchés, il quittait le[banquet], aux premières lueurs de l’aurore, pour

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commencer un nouveau jour ; cependant que, derrière lui,sur les bancs et sur le sol, les compagnons de tableendormis rêvent de Socrate, le véritable [serviteur d’Éros] .Socrate mourant devint l’idéal nouveau, insoupçonnéjusque-là, de la noble jeunesse grecque : avant tous,Platon, le type de l’adolescent hellénique, s’est prosternédevant cette image avec toute la passion de son âmerêveuse.

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14.Figurons-nous à présent, semblable à l’œil unique et

monstrueux d’un cyclope, l’œil de Socrate fixé sur latragédie, cet œil que n’a jamais enflammé la noble ivressede l’enthousiasme artistique, – rappelons-nous combien ilétait refusé à la nature de cet homme de se plaire auspectacle des abîmes dionysiens, – que devait-ilapercevoir fatalement dans cet art tragique « sublime etglorieux », selon le mot de Platon ? Il y voyait quelquechose de parfaitement déraisonnable, des causessemblant rester sans effets, et des effets dont on nepouvait discerner les causes, et avec cela un ensemble siconfus et disparate qu’un esprit réfléchi en devait êtrechoqué, et les âmes ardentes et sensibles dangereusement troublées.

Nous savons qu’il n’admettait qu’un seul genre depoésie, la fable d’Ésope, et cela certainement avec labonhomie un peu narquoise de l’honnête Gellert, chantantles louanges de la poésie dans la fable de l’Abeille et de laPoule :

Par moi, tu vois quel est son but :Dire la vérité, par une allégorie,

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À qui n’a pas beaucoup d’esprit.Or, il paraissait évident à Socrate que jamais l’art

tragique ne « disait la vérité », sans compter aussi qu’ils’adressait « à qui n’a pas beaucoup d’esprit », c’est-à-dire ne parlait pas aux philosophes : double raison pours’en tenir éloigné. De même que Platon, il le classait parmiles arts complaisants, qui ne peignent que l’agréable etnon l’utile ; et il exigeait que ses disciples s’abstinssentrigoureusement de prendre part à des divertissementsaussi étrangers à la philosophie ; il y réussit si bien que lejeune poète tragique Platon, pour devenir élève deSocrate, commença par brûler ses poèmes. Enfin, lorsquela doctrine socratique se trouva en lutte avec despenchants invincibles, sa force, et en même tempsl’influence de cette nature monstrueuse, fut encore assezgrande pour dicter à la poésie elle-même des conditionsnouvelles et jusqu’alors inconnues.

Le même Platon nous en fournit un exemple. Dans lacondamnation de la tragédie et de l’art en général, il n’estcertes pas resté en arrière du cynisme naïf de son maître,et pourtant, poussé par une impérative et tout artistiquenécessité, il lui fallut créer une forme d’art qui aprécisément une analogie intime avec les formes qu’ilréprouvait. Il ne fallait pas que l’on pût reprocher à l’œuvred’art nouvelle le vice fondamental dont Platon faisait grief àl’art précédent, – qu’il était le pastiche d’un simulacre, lacopie d’une apparence et, par conséquent, d’un ordreinférieur encore à celui du monde empirique – : aussi

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voyons-nous Platon s’efforcer d’atteindre au delà de laréalité, et de représenter l’Idée, qui fait le fonds de cettepseudo-réalité. Mais le penseur Platon était arrivé ainsi,par un détour, justement dans un domaine où, en tant quepoète, il avait toujours été chez lui, et, dès ce moment,Sophocle et tout l’art ancien purent protestersolennellement contre ses critiques. Si la tragédie avaitabsorbé en soi toutes les formes d’art antérieures, lamême chose peut se dire, dans un sens excentrique, dudialogue platonicien. Fait d’un mélange de tous les styleset de tous les genres, il flotte entre la narration, le lyrisme,le drame, entre la prose et la poésie, et viole, en outre, larègle antique et rigoureuse de l’unité de forme du langage.Les écrivains cyniques l’ont dépassé dans cette voie parl’incohérence du style, par la succession désordonnée desformes prosaïque et métrique, ils ont réussi à nous donnerl’image littéraire du « Socrate furieux » qu’ils se plaisaientà représenter dans la vie. Le dialogue platonicien fut enquelque sorte le radeau qui servit de refuge à la poésieantique avec tous ses enfants, après le naufrage de sonnavire : resserrés dans un étroit espace, craintivementsoumis au seul pilote Socrate, ils voguent alors à travers unmonde nouveau qui jamais ne put se lasser du spectaclefantastique de ce cortège. Platon a réellement donné à lapostérité le prototype d’une œuvre d’art nouvelle, duroman, qui peut être considéré comme la fable d’Ésopeinfiniment perfectionnée, et dans lequel la poésie estsubordonnée à la philosophie dialectique de la mêmemanière que, plus tard et pendant de longs siècles, cette

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philosophie fut subordonnée à la théologie : c’est-à-direcomme ancilla. Telle fut la condition nouvelle à laquellePlaton réduisit la poésie, sous l’influence démoniaque deSocrate.

Ici la pensée philosophique recouvre l’art de sesvégétations, et le contraint à s’enlacer étroitement au troncde la dialectique. La tendance apollinienne s’est changéeen schématisation logique : nous avons déjà remarquéchez Euripide quelque chose d’analogue, et, en outre, unetransposition de l’émotion dionysiaque en sentiments[naturalistes] . Socrate, héros dialectique du drameplatonicien, nous rappelle le héros d’Euripide, qui est forcécomme lui de justifier ses actes par des raisons et desarguments, et court si souvent ainsi le risque de perdrepour nous tout intérêt tragique. Qui pourrait méconnaître eneffet la nature optimiste de la dialectique, qui triomphe àchaque conclusion et ne peut vivre que de froide clarté etde certitude, cet élément optimiste qui, dès qu’il a pénétrédans la tragédie, envahit ses régions dionysiennes et laconduit fatalement à sa propre perte – jusqu’au saut fatal(et mortel) dans le drame bourgeois ? Que l’on songe auxconséquences des préceptes socratiques : « La vertu estla sagesse ; on ne pèche que par ignorance ; l’hommevertueux est l’homme heureux. » Ces trois principes del’optimisme sont la mort de la tragédie. Car, à présent, lehéros vertueux doit être dialecticien ; à présent, entre lavertu et la sagesse, entre la foi et la morale, il faut qu’il y aitune liaison visible et nécessaire ; désormais, la conception

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transcendantale eschyléenne de l’équité est ravalée auprincipe superficiel et impudent de la « justice poétique »,avec son habituel deus ex machina.

Dans cet art théâtral nouveau, socratique et optimiste,quelle est alors la situation du Chœur et en général detoute la substance dionyso-musicale de la tragédie ? Toutcela apparaît comme quelque chose de fortuit, comme uneréminiscence inutile, voire superflue, des origines de latragédie ; tandis que nous avons reconnu que le chœur nepeut être compris que comme cause première, principegénérateur, de la tragédie et du tragique en général. Déjà,chez Sophocle, on constate cet embarras à l’égard duchœur, – indice important qui nous montre que, chez lui, lamatière dionysienne de la tragédie commence à sedésagréger. Il n’ose plus confier au chœur le rôle émotifprincipal, et restreint son action à un tel point, que cechœur semble à présent assimilé aux acteurs, comme s’ileût été transporté de l’orchestre sur la scène ; et, en dépitde l’approbation d’Aristote, son caractère estdéfinitivement altéré. Cette perturbation dans le rôle duchœur, mise en pratique par Sophocle, et même, d’aprèsla tradition, recommandée par lui dans un de ses écrits, estla première étape de cet annihilation du chœur, dont lesphases se succèdent avec une effrayante rapidité dansEuripide, Agathon et la comédie nouvelle. Armée du fouetde ses syllogismes, la dialectique optimiste chasse lamusique de la tragédie : c’est-à-dire détruit l’essencemême de la tragédie, essence qui ne peut être interprétée

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que comme une manifestation et une objectivation d’étatsdionysiens, comme une symbolisation visible de lamusique, comme le monde de rêve d’une ivressedionysiaque.

Mais si, même avant Socrate, il nous faut reconnaîtredéjà les effets d’une tendance antidionysienne qui atteintseulement en lui une extraordinaire et grandioseexpression, nous ne devons pas renoncer à approfondir laportée d’un phénomène tel que l’apparition de Socrate,que les dialogues platoniciens ne nous permettent pas deconsidérer uniquement comme une force négative etdissolvante. Et, si certain qu’il soit que la premièreconséquence du mouvement socratique fut uneadultération de la tragédie dionysienne, un épisodesignificatif de la vie de Socrate lui-même nous oblige ànous demander s’il y a nécessairement entre lesocratisme et l’art une irréductible antinomie, et si l’idéed’un « Socrate artiste » est quelque chose d’absolumentcontradictoire en soi.

Cet implacable logicien eut en effet, de temps entemps, à l’endroit de l’art, le sentiment d’une omission,d’une lacune, d’un regret, d’un devoir peut-être inaccompli.Il racontait à ses amis, dans sa prison, que souvent uneombre lui était apparue en rêve, toujours la même, et qui luirépétait toujours les mêmes paroles : « Socrate, exerce-toià la musique ! ». Jusqu’à ses derniers jours, il s’étaittranquillisé avec la pensée que la philosophie est le plushaut des arts des muses, et il ne pouvait s’imaginer qu’une

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divinité fût venue lui rappeler la « musique commune,populaire ». Enfin, dans sa prison, pour soulager tout à faitsa conscience, il se décide à s’occuper de cette musiquequ’il estimait si peu. Et, dans cet état d’esprit, il composeun hymne à Apollon et met en vers quelques fablesd’Ésope. Ce qui le poussa à ces exercices, ce fut quelquechose d’analogue à la voix de son démon familier, ce futson intuition apollinienne qu’il se trouvait comme un roibarbare ignorant devant une image noble et divine, et qu’ilcourait le risque d’offenser une divinité – par sonignorance. Ces rêves de Socrate et cette apparition sont leseul indice d’un doute, d’une préoccupation au sujet deslimites de la nature logique : peut-être – devait-il se dire àlui-même – ce qui n’est pas compréhensible pour moin’est-il pas nécessairement l’incompréhensible ? Peut-êtrey a-t-il un domaine de la sagesse, d’où le logicien estbanni ? Peut-être l’art est-il même un corrélatif, unsupplément obligatoire de la science ?

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15.Dans l’ordre d’idées évoqué par ces interrogations

suggestives, il faut exposer maintenant comment,jusqu’aujourd’hui et pour toute postérité à venir, l’influencede Socrate s’est étendue sur le monde, comme une ombrequi s’allonge sans cesse sous les rayons du soleilcouchant ; comment cette influence impose la nécessitéd’une perpétuelle rénovation de l’art – et de l’art dans unsens désormais métaphysique, dans le sens le plus largeet le plus profond ; – et comment la durée infinie de cetteinfluence nous garantit la durée infinie de l’art.

Avant qu’il fût possible de reconnaître cette vérité, avantqu’il fût péremptoirement établi que tout art est aux Grecs,et aux Grecs depuis Homère jusqu’à Socrate, dans lerapport de la plus intime dépendance, les Grecs devaientnous faire un effet analogue à celui que Socrate produisaitsur les Athéniens. À peu près de tout temps, les culturessuccessives ont essayé avec humeur de secouer le jougdes Grecs, parce que toute création personnelle, enapparence absolument originale et très sincèrementadmirée, semblait, à côté d’eux, perdre soudain la couleuret la vie et avorter en imitation maladroite, en caricature. Et

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à chaque instant éclate encore une fois la sourde colèreamassée au fond du cœur contre ce petit peuple arrogantqui eut l’audace d’affubler, pour l’éternité, de l’épithète de« barbare » tout ce qui lui est étranger. Quels sont cesgens, se dit-on, qui, sans autre titre qu’un éclat historiqueéphémère, des institutions ridiculement bornées, unevaleur morale douteuse, et dont le nom même est employéà l’égal d’une odieuse injure, revendiquent cependant entreles peuples une place à part et le rang qui, parmi la masse,appartient au génie ? Malheureusement on n’eut pas lachance de découvrir la ciguë qui aurait pu en finir toutuniment avec un pareil phénomène, car ni le poison, nil’envie, ni la calomnie et la colère déchaînées ne purentréussir à entamer cette insolente sérénité. Aussi, devantles Grecs, on a honte et on a peur. Qu’au moins un hommeestime ici la vérité par-dessus tout, et ose proclamer cettevérité, que, pareils au cocher qui conduit un char, les Grecstiennent dans leurs mains les rênes de notre art, aussi biend’ailleurs que de tout art, mais que, presque toujours, lechar et les chevaux, de qualité trop basse, sont indignes deleurs glorieux conducteurs, qui se font alors un jeu deprécipiter un tel attelage dans l’abîme qu’eux-mêmesfranchissent aisément d’un bond, semblables à Achille auxpieds légers.

Pour montrer qu’un rôle directeur analogue futégalement dévolu à Socrate, il suffit de reconnaître encelui-ci le modèle d’un type humain inconnu jusque-là, letype de l’homme théorique, dont nous étudierons dès

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maintenant la signification et les fins. De même quel’artiste, l’homme théorique trouve, lui aussi, dans ce quil’entoure une satisfaction infinie, et ce sentiment le protège,comme l’artiste, contre la philosophie pratique dupessimisme et ses yeux de lynx qui ne luisent que dans lesténèbres. Si l’artiste, en effet, à toute manifestationnouvelle de la vérité, se détourne de cette clarté révélatrice,et contemple toujours avec ravissement ce qui, malgrécette clarté, demeure obscur encore, l’homme théorique serassasie au spectacle de l’obscurité vaincue, et trouve sajoie la plus haute à l’avènement d’une vérité nouvelle, sanscesse victorieuse et s’imposant par sa propre force. Il n’yaurait pas de science, si elle n’avait d’autre but que lavérité et ne devait se préoccuper uniquement que de cettedéesse toute nue et d’aucune autre chose : ses adeptes seferaient bientôt l’effet de gens qui auraient projeté decreuser dans la terre un trou vertical la traversant de part enpart. Le premier s’aperçoit qu’en travaillant pendant sa vieentière avec la plus grande assiduité, il ne pourrait arriver àpercer qu’une infime partie de l’énorme profondeur, et quele résultat de son travail serait comblé et anéanti sous sesyeux par le travail de son voisin, de sorte qu’un troisièmeparaîtrait agir très raisonnablement en choisissant à songré une place nouvelle pour sa propre tentative. Si l’und’eux réussit alors à démontrer péremptoirementl’impossibilité d’atteindre par ce moyen l’antipode, quivoudra persister encore au forage du puits primitif, s’il n’apris le parti, entre temps, de s’accommoder d’y découvrirdes gemmes ou des lois de la nature ? C’est pour cela que

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Lessing, le plus sincère des hommes théoriques, a osédéclarer qu’il trouvait plus de satisfaction à la recherche dela vérité qu’à la vérité elle-même ; et ainsi fut dévoilé, à lasurprise, à la grande colère des savants, le secretfondamental de la science. Cependant, à côté de cet aveuisolé, de cet excès de franchise, sinon d’outrecuidance, onconstate aussi une illusion profondément significative,incarnée pour la première fois dans la personne deSocrate : cette inébranlable conviction que la pensée, parle fil d’Ariane de la causalité, puisse pénétrer jusqu’auxplus profonds abîmes de l’Être, et ait le pouvoir nonseulement de connaître, mais aussi de réformerl’existence. Cette noble illusion métaphysique est l’instinctpropre de la science, qui la conduit et la ramène sansrelâche à ses limites naturelles, où il lui faut alors setransformer en art, – but réel vers lequel tend cet instinct.

Considérons maintenant Socrate sous cette clarténouvelle : il nous apparaît alors comme le premier qui pûtnon seulement vivre, mais encore – ce qui est beaucoupplus – mourir au nom de cet instinct de la science ; et c’està cause de cela que l’image de Socrate mourant, del’homme délivré, par le savoir et la raison, de la crainte dela mort, est l’écu armorial suspendu au portail de lascience, pour rappeler à chacun que la cause finale de lascience est de rendre l’existence concevable, et par celamême de la justifier : ce à quoi, naturellement, au cas quela raison ne suffise point, doit servir en fin de compte aussile mythe, que je viens de montrer comme la conséquence

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inéluctable, comme le but réel de la science.

Lorsque l’on observe le spectacle offert depuis Socrate,ce mystagogue de la science, par les divers systèmesphilosophiques qui, semblables aux vagues de la mer, sepoursuivent et se succèdent sans trêve ; en présence decette universelle avidité de savoir qui s’est manifestée,avec une puissance que l’on n’eût jamais soupçonnée,dans toutes les sphères du monde civilisé, et qui,s’imposant à tous comme le véritable devoir de l’hommeintelligent, a porté la science à la place suprême qu’elleoccupe encore, et dont on n’a pu jamais complètementparvenir à la déposséder ; devant cet universel désir deconnaître, enlaçant tout le globe terrestre d’un réseau decommunes pensées et rêvant même de soumettre à seslois un système solaire tout entier ; – et si l’on considère enmême temps la colossale pyramide de la sciencemoderne, on ne peut se défendre de voir en Socrate l’axeet le pivot de ce qui constitue l’histoire du monde. Qu’onimagine, en effet, la somme incalculable des forcesabsorbées par cette tendance universelle, consacrée, nonpas au service de la connaissance, mais à la réalisationdes désirs pratiques, c’est-à-dire égoïstes, des individus etdes peuples ; il est probable qu’alors, au milieu desperpétuelles migrations des peuples et des luttesexterminatrices, l’amour instinctif de la vie serait tellementaffaibli, et l’habitude du suicide devenue si générale, quel’individu croirait, comme l’habitant des îles Fidji, accomplirson devoir suprême de fils en tuant son père, et d’ami en

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égorgeant son ami : pessimisme pratique qui pourraitmême susciter l’épouvantable morale de l’anéantissementde peuples par pitié, – et qui, d’ailleurs, existe et a existédans le monde, partout où l’art n’est pas apparu sous uneforme quelconque, particulièrement sous celle de lareligion ou de la science, comme remède et protectioncontre ce souffle empoisonné.

En face de ce pessimisme pratique, Socrate est lepremier modèle de l’optimiste théorique, qui attribue à lafoi dans la possibilité d’approfondir la nature des choses,au savoir, à la connaissance, la vertu d’une panacéeuniverselle, et tient l’erreur pour le mal en soi. Pénétrer lescauses et distinguer de l’apparence et de l’erreur lavéritable connaissance, parut à l’homme socratique lavocation la plus noble, la seule digne de l’humanité ; et,depuis Socrate, ce mécanisme des concepts, jugementset déductions fut regardé comme la plus haute faveur, leprésent le plus merveilleux de la nature, et estimé au-dessus de toutes les autres facultés. Les plus noblesactions morales elles-mêmes, les impulsions de la pitié, dusacrifice, de l’héroïsme et aussi cet état de l’âme auquel ilest si difficile d’atteindre, comparable au calme silencieuxde la mer immobile, et que le Grec apollinien nommaitsophrosynè, tout cela, aux yeux de Socrate et de sessuccesseurs, jusqu’aux plus modernes de ses disciples,est du ressort de la dialectique de la connaissance et,comme tel, peut être enseigné. Pour celui qui a éprouvépersonnellement la jouissance que procure la

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connaissance socratique, et qui sent combien cetteconnaissance s’efforce d’enserrer de cercles toujours plusvastes le monde des phénomènes, il n’y aura plusdésormais, pour l’exciter à vivre, d’aiguillon plus puissantque l’âpre désir de poursuivre cette conquête et de tresseren mailles indestructibles un infranchissable réseau. LeSocrate de Platon apparaît alors à cet homme commel’apôtre d’une forme toute nouvelle de la « sérénitégrecque » et de la joie à l’existence, qui cherche à semanifester par des actes et y réussit le plus souvent parune influence maïeutique et éducatrice exercée sur dejeunes et nobles esprits, dans le but de susciter en eux legénie.

Et la science, éperonnée par sa puissante illusion,s’élance alors irrésistiblement jusqu’à ses limites, où vientéchouer et se briser son optimisme latent inhérent à lanature de la logique. Car la circonférence du cercle de lascience est composée d’un nombre infini de points, etcependant qu’il est encore impossible de concevoircomment le cercle entier pourrait être jamais mesuré,l’homme supérieur et intelligent atteint fatalement, avantmême d’avoir accompli la moitié de sa vie, certains pointsextrêmes de la circonférence, où il demeure interdit devantl’inexplicable. Lorsque, plein d’épouvante, il voit, à cettelimite extrême, la logique s’enrouler sur soi-même commeun serpent et se mordre la queue, – alors surgit devant luila forme nouvelle de la connaissance, la connaissancetragique, dont il lui est impossible de supporter seulement

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l’aspect, sans la protection et le secours de l’art.

Si nous tournons nos regards retrempés et réconfortéspar la vision grecque vers les sphères les plus élevées dumonde qui nous entoure, nous voyons cet effort del’insatiable connaissance optimiste, dont Socrate fut lapremière incarnation, se transformer brusquement en unbesoin de résignation tragique et d’art ; tandis que, chezles esprits inférieurs, cette même tendance doit semanifester par un sentiment d’hostilité à l’art, et abhorrer,par-dessus tout, l’art tragique dionysien, comme nous enavons eu un exemple dans la lutte du socratisme contre latragédie eschyléenne.

Et ici, l’esprit plein de trouble, nous frappons aux portesdu présent et de l’avenir : cette « transformation » aboutira-t-elle à de toujours nouvelles métamorphoses du génie, etprécisément dans le sens de Socrate s’exerçant à lamusique ? Le réseau de l’art, que ce soit sous le nom deReligion ou de Science, enveloppera-t-il le monde demailles toujours plus fortes et plus délicates, ou est-ildestiné à être déchiré en lambeaux dans le tourbillon debarbarie fiévreuse et qui se qualifie à présent de« modernité » ? – Inquiets, mais non sans espoir, nousdemeurons un instant à l’écart, esprits contemplatifsauxquels il est accordé d’être témoins de ces luttes et deces évolutions inouïes. Hélas ! C’est le charme de cesluttes que celui qui les contemple soit contraint aussi d’yprendre part !

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16.Nous avons essayé de démontrer par cet exemple

historique comment, aussi sûrement que la tragédie nepeut naître que du seul génie de la musique, elle décline etmeurt infailliblement en même temps que celui-ci. Pourjustifier cette assertion et faire connaître aussi les origineset la genèse de notre sentiment, il nous faut maintenantexaminer sans détour les phénomènes contemporainsanalogues ; il faut nous mêler à ces combats qui se livrent,je viens de le dire, dans les milieux les plus élevés de notremonde moderne, entre l’insatiable optimisme de laconnaissance et cette tragique aspiration, ce besoin d’unart indispensable. Je négligerai volontairement les autresinfluences ennemies qui, à toute époque, ont fait tort à l’artet spécialement à la tragédie, et qui, encore aujourd’hui,exercent un ascendant si puissant que, parmi les arts duthéâtre, la farce et le ballet, par exemple, dans unefloraison quasi luxurieuse, s’épanouissent en répandantdes parfums qui ne sont peut-être pas du goût de chacun.Je parlerai seulement du plus illustre antagonisme de laconception tragique du monde, et, par là, j’entendsdésigner la science, optimiste au plus profond de sonessence, avec son ancêtre Socrate en tête. Et ces forces

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seront aussi appelées par leur nom, qui me semblent legage d’une renaissance de la tragédie – et quelles autresbienheureuses espérances pour l’esprit allemand !

Avant de nous précipiter au milieu de ces combats,couvrons-nous de l’armure des connaissances que nousvenons de conquérir. À l’encontre de ceux qui s’appliquentà faire dériver les arts d’un principe unique, comme lasource de vie nécessaire de toute œuvre d’art, jecontemple ces deux divinités artistiques des Grecs,Apollon et Dionysos, et je reconnais en eux lesreprésentants vivants et évidents de deux mondes d’art quidiffèrent essentiellement dans leur nature et leurs finsrespectives. Apollon se dresse devant moi, comme legénie du principe d’individuation, qui seul peut réellementsusciter la félicité libératrice dans l’apparence transfigurée ; tandis qu’au cri d’allégresse mystique deDionysos, le joug de l’individuation est brisé, et la route estouverte vers les causes génératrices de l’Être, vers le fondle plus secret des choses. Ce contraste inouï, qui séparecomme un abîme l’art plastique, en tant qu’apollinien, et lamusique, en tant qu’art dionysien, n’a été discerné que d’unseul parmi les grands penseurs, et cela si nettement que,sans le secours de la symbolique divine des Hellènes, ilaccorda à la musique le privilège d’une origine et d’uncaractère particuliers la distinguant de tous les autres arts,pour la raison qu’elle ne serait pas, comme tous ceux-ci,une reproduction de l’apparence, mais bien une imageimmédiate de la Volonté elle-même, et représenterait

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a i ns i , en face de l’élément physique, l’élémentmétaphysique du monde, à côté de toute apparence, lachose en soi (Schopenhauer, MVR, I). À l’appui del’éternelle vérité de cette conception, la plus essentielle detoute esthétique, avec laquelle l’esthétique, au sens plussérieux du mot, commence seulement, Richard Wagner aétabli, dans son Beethoven, que la musique doit être jugéed’après des principes esthétiques tout différents de ceuxdont on peut se servir à l’égard des autres arts plastiques,et surtout ne doit pas être appréciée selon la « catégorie »de la beauté ; encore qu’une esthétique erronée, au serviced’un art faux et dégénéré, se soit habituée, sous l’influencede l’idée de beauté propre au monde plastique, à exigerde la musique un effet semblable à celui des œuvres del’art plastique, c’est-à-dire la production du plaisir auxbelles formes.

La constatation de ce prodigieux contraste m’entraînairrésistiblement à examiner de plus près l’essence de latragédie grecque et, partant, la manifestation la plusprofonde du génie hellénique. Car, seulement alors, j’eusconscience de posséder le talisman idoine, au mépris dela phraséologie de notre esthétique courante, à évoquer,incarné devant mon âme, le problème fondamental de latragédie. La vision de l’Hellénisme qu’il me fut ainsi donnéde percevoir fut si étrange, si particulière, que je me visobligé d’en conclure que, nonobstant la morgue de sesfaçons, notre science hellénique classique semble jusqu’icis’être exclusivement amusée d’un spectacle d’ombres

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chinoises et accommodée d’apparences superficielles.

Nous pourrions peut-être aborder ce problèmefondamental en nous demandant : quel effet esthétiqueprend naissance lorsque ces impulsions artistiquesapollinienne et dionysienne, scindées et distinctes en soi,concourent parallèlement à une action commune ? Ou,sous une forme plus concise : quel est le rapport de lamusique à l’image et à l’idée ? – Schopenhauer, dontWagner a proclamé, sur ce point spécial, la clairvoyance etla lucidité s’exprime à ce sujet de la manière la plusexplicite dans le passage suivant que je reproduis ici toutentier (MVR, I) : « D’après tout ce qui précède, nouspouvons considérer le monde des apparences, ou lanature, et la musique, comme deux expressions différentesd’une même chose, laquelle chose elle-même est ainsi,pour l’analogie de ces deux expressions, l’uniquetruchement intermédiaire dont la connaissance estindispensable pour distinguer cette analogie. En effet, lamusique, si on la considère en tant qu’expression dumonde, est une langue générale au plus haut degré, qui estmême à la généralité des idées dans un rapport identiqueà celui qui existe entre ces idées et les choses concrètes.Mais sa généralité n’est en aucune sorte cette généralitévide de l’abstraction ; elle est d’une tout autre espèce etinséparable d’une précision évidente et intelligible àchacun. Elle ressemble en cela aux figures géométriqueset aux nombres, qui, en qualité de formes générales detous objets possibles de l’expérience et applicables à tous

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a priori, ont un sens précis, non pas abstrait, maisintelligible à la perception et courant. Toutes lesimpulsions, les émotions, les manifestations de la volontéimaginables, toutes ces contingences de l’âme humainejetées par la raison dans l’immensité négative de la notionde " sentiment ", peuvent être exprimées à l’aide de lamultitude infinie des mélodies possibles, mais toujoursexclusivement dans la généralité de la forme pure, sans lasubstance, toujours seulement en tant que chose en soi,non pas en tant qu’apparence, en quelque sorte commel’âme de l’apparence, incorporellement. Ce rapport intime,qui existe entre la musique et la véritable essence detoutes choses, nous explique aussi pourquoi, lorsqu’auprétexte d’une scène, d’une action, d’un événement, d’unmilieu quelconques, résonne une musique adéquate, celle-ci semble nous en révéler la signification la plus secrète ets’affirme le plus exact et le plus lumineux descommentaires ; et nous comprenons également commentcelui qui s’abandonne sans réserve à l’impression produitepar une symphonie croit voir se dérouler devant ses yeuxtous les événements imaginables de la vie et du monde.Cependant, à la réflexion, il ne peut alléguer aucuneressemblance entre ces combinaisons sonores et lesobjets évoqués par leur audition. Car, je l’ai déjà dit, lamusique diffère de tous les autres arts en ceci qu’elle n’estpas la reproduction de l’apparence, ou mieux, del’adéquate objectivité de la volonté, mais bien l’imageimmédiate de la volonté elle-même, et représente ainsi, enface de l’élément physique, l’élément métaphysique du

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monde, à côté de toute apparence, la chose en soi. Onpourrait donc définir le monde aussi bien musiquematérialisée que " volonté matérialisée " et l’on comprendainsi pourquoi la musique confère aussitôt à tout tableau, àtoute scène de la vie réelle, une signification plus haute etcela, certes, avec une puissance d’autant plus grande quel’analogie est plus étroite entre sa mélodie et l’apparencedont il s’agit. C’est ce qui fait qu’il est possible d’adjoindreà la musique un poème comme chant, une descriptionfigurée comme pantomime, ou les deux réunis commeopéra. De tels tableaux isolés de la vie humaine, adaptésau langage général de la musique, ne lui sont jamais, detoute nécessité, connexes et corrélatifs ; ils n’ont avec elled’autre rapport que celui d’un exemple facultatif vis-à-visd’une notion générale ; ils représentent, grâce à laprécision de la réalité, ce que la musique exprime à l’aidede la généralité de forme pure de la sensation. Car lesmélodies sont jusqu’à un certain point, comme les idéesgénérales, un abstractum de la réalité. En effet celle-ci,c’est-à-dire le monde des choses concrètes, fournit leperceptible, le particulier et l’individuel, le cas isolé, aussibien à la généralité des idées qu’à celle des mélodies ;mais ces deux généralités sont à certains égardsopposées l’une à l’autre, en ce sens que les idéescontiennent seulement les formes tout d’abord et enpremier lieu abstraites de la perception, en quelque sortel’écorce superficielle détachée des choses, et sont, parconséquent, des abstractions absolues, tandis que lamusique donne le noyau préexistant, la substance la plus

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intime de tout phénomène apparent, le cœur même dechoses. Ce rapport s’exprimerait parfaitement au moyende la terminologie des scholastiques, en disant : les idéessont l’universalia post rem, mais la musique donnel’universalia ante rem, et la réalité l’universalia in re. –Ainsi qu’il a été dit déjà, la raison pour laquelle il estpossible d’établir une relation entre une compositionmusicale et une représentation perceptible, est que toutesdeux sont seulement des expressions totalement distinctesde la même essence intime du monde. Aussi lorsque, dansun cas déterminé, cette relation se manifeste avecévidence, lorsque le compositeur a su rendre, dans lalangue générale de la musique, les mouvements de lavolonté qui constituent la matière essentielle, le noyau d’unévénement donné, alors la mélodie du Lied, la musique del’opéra sont expressives. Mais cette analogie discernéepar le musicien doit être chez lui le résultat de la perceptionimmédiate de l’essence du monde, à l’insu de sa raison, etnon pas une imitation consciente, préméditée, et obtenuepar l’intermédiaire des idées. Autrement, la musiquen’exprime pas l’essence intime du monde, la volonté elle-même, elle est seulement l’imitation incomplète de sonapparence ; ainsi qu’il advient pour toute musiquespécialement imitative. »

Donc, selon Schopenhauer, nous comprenons lamusique immédiatement en tant que langage de la volonté,et nous sentons notre imagination incitée à donner uneforme à ce monde d’esprits dont la voix nous parle, ce

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monde invisible et pourtant si tumultueusement agité, et àl’incarner dans un symbole analogue. D’autre part, l’imageet l’idée, sous l’influence efficiente d’une musique vraimentadéquate, acquièrent une signification supérieure. L’artdionysien exerce ainsi deux sortes d’effets sur lesressources artistiques apolliniennes : la musique excite à laperception symbolique de la généralité dionysienne, et lamusique confère alors à l’image allégorique sa portée laplus haute. De ces faits positifs, compréhensibles en soiet accessibles à tout esprit sérieux et réfléchi, je conclusque la musique a le pouvoir de donner naissance aumythe, c’est-à-dire au plus significatif des symboles, etprécisément au mythe tragique, au mythe qui exprime enparaboles la connaissance dionysienne. À propos duphénomène du lyrique, j’ai montré comment, chez le poètelyrique, la musique aspire à manifester sa natureessentielle en des images apolliniennes. Figurons-nous, àprésent, que la musique, à l’apogée de son essor, soitobligée de chercher à aboutir à une incarnationpareillement accomplie, nous devons admettre qu’ellesache trouver aussi l’expression symbolique adéquate à lasagesse dionysienne qui lui est propre ; et où nousfaudrait-il découvrir cette expression, si ce n’est dans latragédie, et, d’une façon générale, dans la notion dutragique ?

Le tragique ne peut être légitimement dérivé de lanature essentielle de l’art, telle qu’on la conçoit d’ordinaireuniquement selon les catégories de l’apparence et de la

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beauté ; le seul esprit de la musique nous fait comprendrequ’une joie puisse résulter de l’anéantissement del’individu. Car, au spectacle des exemples isolés de cetanéantissement, s’éclaire pour nous le phénomène éternelde l’art dionysien, qui montre la volonté dans sa toute-puissance, en quelque sorte derrière le principed’individuation, l’éternelle vie au delà de toute apparenceet en dépit de tout anéantissement. La joie métaphysiqueressentie du tragique est une traduction de l’inconscientesagesse dionysienne dans le langage du symbole. Lehéros, la plus haute manifestation apparente de la volonté,est annihilé pour notre plaisir, parce qu’il n’est, malgré tout,qu’une apparence, et que l’éternelle vie de la volonté n’estpas effleurée par son anéantissement. « Nous croyons à lavie éternelle, » proclame la tragédie ; tandis que lamusique est l’Idée immédiate de cette vie. L’art plastique aun but tout différent : ici, Apollon triomphe de la souffrancede l’individu à l’aide de la glorification radieuse del’éternité de l’apparence ; ici la beauté l’emporte sur le malinhérent à la vie, la douleur est, dans un certain sens,mensongèrement supprimée des traits de la nature. Dansl’art dionysien et dans sa symbolique tragique, cette mêmenature nous parle d’une voix non déguisée, de sa voixvéritable, et nous dit : « Sois tel que je suis moi-même !Parmi la perpétuelle métamorphose des apparences,l’aïeule primordiale, l’éternelle créatrice, l’impulsion de vieéternellement coactive, s’assouvissant éternellement àcette variabilité de l’apparence ! »

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17.L’art dionysien lui aussi veut nous convaincre de

l’éternelle joie qui est attachée à l’existence ; seulement,nous ne devons pas chercher cette joie dans lesapparences, mais derrière les apparences. Nous devonsreconnaître que tout ce qui naît doit être prêt pour undouloureux déclin, nous sommes forcés de plonger notreregard dans l’horrible de l’existence individuelle – etcependant la terreur ne doit pas nous glacer : uneconsolation métaphysique nous arrache momentanément àl’engrenage des migrations éphémères. Nous sommesvéritablement, pour de courts instants, l’essenceprimordiale elle-même, et nous en ressentons l’appétenceet la joie effrénées à l’existence ; la lutte, la torture,l’anéantissement des apparences, nous apparaissentdésormais comme nécessaires, en face de l’intempéranteprofusion d’innombrables formes de vie qui se pressent etse heurtent, en présence de la fécondité surabondante del’universelle Volonté. L’aiguillon furieux de ces tourmentsvient nous blesser au moment même où nous noussommes, en quelque sorte, identifiés à l’incommensurablejoie primordiale à l’existence, où nous pressentons, dansl’extase dionysienne, l’immuabilité et l’éternité de cette joie.

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En dépit de l’effroi et de la pitié, nous goûtons la félicité devivre, non pas en tant qu’individus, mais en tant que la vieune, totale, confondus et absorbés dans sa joie créatrice.

L’histoire des origines de la tragédie grecque nousrévèle maintenant, avec une lumineuse précision, commentl’œuvre d’art tragique des Grecs naquit réellement dugénie de la musique ; et, à l’aide de cette pensée, nouscroyons avoir exactement interprété, pour la première fois,le sens primitif et si singulier du chœur. Mais nous devonsconvenir, en même temps, que la portée du mythe tragique,telle que nous l’avons établie, ne fut jamais perçue, avecune netteté manifeste, des poètes, et moins encore desphilosophes, de la Grèce ; le langage de leurs héros est, àcertains égards, plus superficiel que leurs actes ; le mythene trouve, en aucune façon, dans le discours sonobjectivation adéquate. La succession des scènes et lespectacle des tableaux proclament une sagesse plusprofonde que celle qu’il est possible au poète lui mêmed’atteindre par le moyen des mots et des idées. Unsemblable phénomène peut être observé aussi chezShakespeare, dont l’Hamlet, par exemple, dans uneacception analogue, parle plus superficiellement qu’iln’agit, de sorte que c’est non pas des paroles, mais de lacontemplation approfondie de tout l’ensemble que sedéduit cette philosophie d’Hamlet précédemment exposée.En ce qui concerne la tragédie grecque, que nousconnaissons en réalité uniquement sous la forme de drameparlé, j’ai même fait remarquer que cette [inadéquation]

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entre le mythe et le verbe pourrait nous égarer aisémentjusqu’à diminuer dans notre esprit la signification etl’importance de la tragédie, et à lui attribuer ainsi uneportée plus superficielle que celle qu’elle dut avoir d’aprèsle témoignage des anciens : car avec quelle facilitén’oublie-t-on pas que la plus haute idéalité et sublimationdu mythe, refusée au poète, lui était accessible à toutinstant, en tant que musicien créateur ! Pour nous, certes, ilest presque nécessaire de reconstituer savamment lapuissance prépondérante de l’action musicale, pourressentir quelque chose de ce réconfort suprême qui doitêtre le propre de toute vraie tragédie. Mais, à la place desGrecs, cette puissance même de la musique, nousl’eussions éprouvée exclusivement comme telle ; tandisque dans la musique grecque à son apogée, – comparéeà l’art infiniment plus riche qui nous est familier, – nouscroyons seulement entendre le chant d’adolescent du géniede la musique, entonné d’une voix mal assurée. Les Grecssont, comme disent les prêtres égyptiens, les éternelsenfants, et, aussi dans l’art tragique, ils ne sont que desenfants qui ne savent pas quel jouet sublime s’est forméentre leurs mains – et y sera brisé.

Cette aspiration du génie de la musique à unemanifestation plastique et mythique, qui va croissant descommencements de l’art lyrique à la tragédie attique,tombe tout à coup, juste aussitôt après un superbeépanouissement, et disparaît, pour ainsi parler, de lasurface de l’art hellénique ; tandis que la conception

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dionysienne du monde, engendrée par cette aspiration, seperpétue dans les Mystères, et, dans ses plusextraordinaires métamorphoses ou dégénérations, n’arrêtepas d’attirer à soi les natures les plus sérieuses. Nesurgira-t-elle pas quelque jour, sous forme d’art, de sesprofondeurs mystiques ?

Ici se pose pour nous la question de savoir si lapuissance antagoniste, dont l’action causa la perte de latragédie, possède à tout jamais une force suffisante pourempêcher le réveil artistique de la tragédie et de laconception tragique du monde. Si l’ancienne tragédie étaitdétournée de sa voie par une tendance dialectiqueorientée vers le savoir et l’optimisme de la science, ilfaudrait conclure de ce fait à une lutte éternelle entre laconception théorique et la conception tragique du monde ;et seulement après que l’esprit scientifique, arrivéjusqu’aux limites qu’il lui est impossible de franchir, eût dûreconnaître, par la constatation de ces limites, le néant desa prétention à une aptitude universelle, il serait permisd’espérer une renaissance de la tragédie ; le symbole decette forme de culture serait Socrate s’exerçant à lamusique, au sens relaté plus haut. Dans cettecomparaison, j’entends par « esprit scientifique » cette foià la possibilité de pénétrer les lois de la nature et à la vertude panacée universelle accordée au savoir, qui futincarnée pour la première fois dans la personne deSocrate.

Quiconque veut bien songer aux conséquences les plus

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immédiates de cet esprit scientifique, qui va de l’avanttoujours et sans trêve, comprendra aussitôt comment,grâce à lui, le mythe fut anéanti, et comment, par cetanéantissement, la poésie, dépossédée de sa patrieidéale naturelle, dut errer désormais comme un vagabondsans foyer. Si nous avons légitimement accordé à lamusique la puissance d’engendrer de nouveau le mythe, etde ses propres entrailles, nous aurons à rechercherl’empreinte de l’esprit scientifique également dans lesmanifestations où il s’affirme hostile à cette puissance decréation mythique de la musique. Cette influence sesignale dans la formation du dernier dithyrambe attique,dont la musique n’exprimait plus l’essence intime dumonde, la volonté elle-même, mais reproduisaitincomplètement la seule apparence, dans une imitationobtenue par l’intermédiaire des idées : musiqueintrinsèquement dégénérée, qui suscitait chez les naturesvéritablement musicales l’identique répulsion qu’elleséprouvaient aux tendances, mortelles pour l’art, deSocrate. L’instinct sûr et pénétrant d’Aristophane acertainement démêlé la vérité, lorsqu’il réunit, en uncommun objet de haine, Socrate lui-même, la tragédied’Euripide et la musique des nouveaux dithyrambes, etreconnaît dans ces trois phénomènes les stigmates d’uneculture dégénérée. Grâce à ce nouveau dithyrambe, lamusique tourne perversement au pastiche, à la contrefaçonde l’apparence, par exemple, d’une bataille, d’unetempête, et est ainsi, à coup sûr, totalement dépouillée desa puissance de création mythique. En effet, si la musique

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ne cherche à nous satisfaire qu’en nous forçant à découvrirdes analogies extérieures entre un événement de la vie ouun accident de la nature, et certaines figures rythmiques,telles caractéristiques résonances musicales, si notreintelligence doit s’accommoder de la simple constatationde ces analogies, nous sommes alors déchus à un étatd’esprit où il nous est impossible de recevoir l’impressiondu mythique ; car le mythe veut être ressenti par laperception en tant que symbole unique d’une généralité etvérité immuable au plus profond de l’infini. La musiquevéritablement dionysienne nous apparaît comme ce miroiruniversel de la volonté du monde. Cet épisode perceptible,dont l’image se réfracte dans ce miroir, grandit aussitôtdans notre sentiment jusqu’à l’expression parfaite d’unevérité éternelle. Au contraire, un épisode de ce genre estimmédiatement démuni de son caractère mythique par lapeinture musicale du nouveau dithyrambe ; ici la musiqueaboutit à une mesquine imitation de l’apparence, qui larend plus misérable, infiniment, que l’apparence elle-même ; et cette pauvreté de la musique ravale à ce point lerôle de l’apparence sur notre sentiment, que, par exemple,une bataille, imitée musicalement de la sorte, s’épuise enbruits de marche, en sonneries caractéristiques, etc., etque ce sont justement ces choses superficielles qui attirentnotre attention et retiennent notre esprit. La peinturemusicale est donc à tout égard la parodie de la puissancede création mythique de la vraie musique ; par elle,l’apparence est encore amoindrie, alors que la musiquedionysienne élève et amplifie l’apparence isolée jusqu’à en

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faire un symbole universel. Ce fut une éclatante victoire del’esprit antidionysien lorsqu’il réussit, dans le nouveaudithyrambe, à rendre la musique étrangère à sa proprenature et qu’il l’eût réduite à être l’esclave de l’apparence.Euripide, qui, dans un sens plus élevé, doit être définicomme une nature absolument antimusicale, est,précisément pour cette raison, un partisan enthousiaste dela nouvelle musique dithyrambique, et il en prodigue avecune générosité de voleur tous les effets et toutes lesmanières.

Nous reconnaissons, d’autre part, l’action de cet espritantidionysien ennemi du mythe, à l’importance croissantedes raffinements psychologiques et de la peinture descaractères dans la tragédie de Sophocle. Le caractère nedoit plus se laisser généraliser, amplifier en un type éternel,il doit au contraire agir individuellement par des traitsaccessoires et des nuances artificielles, par la plusminutieuse précision de toutes les lignes, en sorte que lespectateur ne reçoive plus l’impression du mythe, maisbien celle d’une vérité naturelle frappante et de lapuissance d’imitation de l’artiste. Là aussi, nous retrouvonsla victoire de l’apparence sur l’universel, et le plaisirressenti à une concrète et quasi anatomique préparation ;nous respirons désormais dans l’atmosphère d’un mondethéorique qui prise la connaissance scientifique au-dessusde l’expression artistique d’une loi générale. La tendanceau caractéristique progresse rapidement. Alors queSophocle peint encore des caractères entiers, et soumet le

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mythe au joug de leur développement raffiné, Euripiden’indique déjà plus que des traits de caractères marquéset bien définis, qui se puissent traduire en passionsvéhémentes ; dans la nouvelle comédie attique, il ne resteplus que des masques à une seule expression : vieillardsfrivoles, entremetteurs dupés, esclaves futés, quireviennent inlassablement. Qu’est devenu, maintenant, legénie créateur de mythes de la musique ? Ce qui resteencore de la musique, c’est dorénavant ou un moyend’excitation, ou un prétexte à souvenirs ; c’est-à-dire unstimulant des nerfs émoussés ou usés, ou bien de lapeinture musicale. Dans le premier cas, le texte juxtaposéà la musique n’importe plus qu’à peine : chez Euripide,lorsque ses héros ou ses chœurs commencent à chanter,cela marche déjà à la débandade ; jusqu’où ont pu aller sesimpudents successeurs ?

Mais c’est dans le dénouement des drames que semanifeste le plus nettement le nouvel esprit antidionysien.La fin de l’antique tragédie évoquait la consolationmétaphysique, hors laquelle le goût de la tragédie resteinexplicable ; ces harmonies de paix, émanées d’un autremonde, c’est peut-être dans Œdipe à Colone qu’ellesrésonnent le plus purement. Maintenant le génie de lamusique a abandonné la tragédie, et celle-ci est morte, ausens strict du mot : car d’où puiser désormais ce réconfortmétaphysique ? Aussi, à la dissonance tragique, onchercha une convenable résolution terrestre ; le héros,après avoir été suffisamment torturé par le sort, obtenait

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par un beau mariage, par des hommages divins, unerécompense bien méritée. Le héros était devenu ungladiateur auquel, après qu’il était congrûment écorché etcouvert de blessures, on accordait éventuellement laliberté. Le deus ex machina a remplacé la consolationmétaphysique. Je ne veux pas dire que la conceptiontragique du monde ait été universellement et définitivementanéantie par l’effort de l’esprit antidionysien ; nous savonsseulement qu’elle dut s’enfuir du domaine de l’art, seréfugier, pour ainsi dire, dans le monde des ténèbres etdégénérer en culte secret. Mais, sur toute la surface del’Hellénisme, se déchaîna le souffle dévastateur de cetesprit qui se manifeste sous cette forme de la « sérénitégrecque » que j’ai définie comme l’expression d’unbonheur de vivre sénile et infécond. Cette sérénité est laparodie de l’admirable « naïveté » des anciens Grecs quidoit être regardée, d’après le caractère que nous lui avonsreconnu, comme la fleur de la culture apollinienneémergeant épanouie du fond d’un sombre abîme, commela victoire remportée par la volonté hellénique, grâce à savision de beauté, sur le mal et la philosophie du mal.L’aspect le plus noble de l’autre forme de la « sérénitégrecque », l’alexandrine est la sérénité de l’hommethéorique : elle présente les mêmes signes distinctifs quej’ai montrés comme la conséquence de l’espritantidionysien. – Elle combat la philosophie et l’artdionysiaques, elle prétend résoudre le mythe et met à laplace de la consolation métaphysique une consonanceterrestre, oui, un deus ex machina de son crû, à savoir le

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dieu des machines et des creusets, c’est-à-dire les forcesdes esprits de la nature découvertes et dépensées pour leservice de l’égoïsme le plus élevé ; elle croit que le mondepeut être amélioré à l’aide du savoir, que la vie doit êtregouvernée par la science ; et, enfin, elle est capable aussid’emprisonner l’homme individuel dans un cercle étroit deproblèmes solubles, au milieu duquel il dit à la vie avecsérénité : « Je te veux : tu es digne d’être connue. »

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18.C’est un phénomène éternel : toujours l’insatiable

volonté trouve un moyen pour attacher ses créatures àl’existence et les forcer à continuer de vivre, à l’aide d’uneillusion répandue sur les choses. Celui-ci est retenu par lebonheur socratique de la connaissance et par le rêvechimérique de pouvoir guérir grâce à elle la plaie éternellede la vie ; celui-là est fasciné par le voile de beauté de l’art,qui flotte prestigieux devant ses yeux ; cet autre, à son tour,est pénétré de cette consolation métaphysique que, sousle tourbillon des apparences, l’éternelle vie poursuit sonimmuable cours ; sans parler des illusions plus basses etpresque plus puissantes encore, ménagées à tout instantpar la volonté. Ces trois degrés d’illusions sont d’ailleursréservés aux plus nobles natures, chez lesquelles le poidset la misère de l’existence suscite un dégoût plus profondet qui peuvent échapper à ce dégoût par le secours destimulants choisis. C’est de ces stimulants qu’est constituétout ce que nous nommons « culture » : suivant laproportion des mélanges, il résulte une culture plusspécialement socratique, o u artistique, ou tragique, oubien, si l’on veut autoriser des symbolisations historiques,une culture alexandrine, ou hellénique, ou bouddhique.

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Tout notre monde moderne est pris dans le filet de laculture alexandrine et a pour idéal l’homme théorique,armé des moyens de connaissance les plus puissants,travaillant au service de la science, et dont le prototype etancêtre originel est Socrate. Cet idéal est le principe et lebut de toutes nos méthodes d’éducation : tout autre genred’existence doit lutter péniblement, se développeraccessoirement, non pas comme aboutissement projeté,mais comme occupation tolérée. Une disposition d’espritpresque effrayante fait qu’ici pendant un long temps,l’homme cultivé ne fut reconnu tel que sous la forme del’homme instruit. Notre art de la poésie lui-même est néd’imitations érudites, et dans l’effet prépondérant de larime, nous retrouvons le témoignage de la constitution denotre forme poétique à l’aide d’expérimentationsartificielles sur une langue non familière, une langue bienpertinemment savante. Combien resteraitincompréhensible à un véritable Grec le type,compréhensible en soi, de l’homme cultivé moderne,Faust, épuisant sans être assouvi jamais tous lesdomaines de la connaissance, adonné à la magie et vouéau diable par la passion de savoir, ce Faust qu’il nous suffitde comparer à Socrate pour constater que l’hommemoderne commence à pressentir la faillite de cetengouement socratique pour la connaissance, et qu’aumilieu de l’immensité solitaire de l’océan du savoir il aspireà un rivage. Lorsque Gœthe, à propos de Napoléon,déclare un jour à Eckermann : « Oui, mon ami, il y a aussi

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une productivité des actes », il rappelle ainsi, d’unemanière charmante et naïve, que l’homme non théoriqueest, pour les hommes modernes, quelque chosed’invraisemblable et de déconcertant, de sorte qu’il fautencore une fois la sagesse d’un Gœthe pour concevoir,oui, pour excuser une mode d’existence aussi insolite.

Et l’on ne doit plus se dissimuler désormais ce qui estcaché au fond de cette culture socratique : l’illusion sansbornes de l’optimisme ! Il ne faut plus s’épouvanter si lesfruits de cet optimisme mûrissent, si la société, corrodéejusqu’à ses couches les plus basses par l’acide d’une telleculture, tremble peu à peu la fièvre de l’orgueil et desappétits, si la foi au bonheur terrestre de tous, si lacroyance à la possibilité d’une semblable civilisationscientifique, se transforme peu à peu en une volontémenaçante, qui exige ce bonheur terrestre alexandrin etinvoque l’intervention d’un deus ex machina « àl’Euripide » ! Il faut remarquer ceci : pour pouvoir durer, lacivilisation alexandrine a besoin d’un état d’esclavage,d’une classe serve, mais, dans sa conception optimiste del’existence, elle dénie la nécessité de cet état ; aussi,lorsque l’effet est usé de ses belles paroles trompeuses etlénitives sur la « dignité de l’homme » et la « dignité dutravail », elle s’achemine peu à peu vers un épouvantableanéantissement. Rien n’est plus terrible qu’un barbarepeuple d’esclaves, qui a appris à regarder son existencecomme une injustice et se prépare à en tirer vengeancenon seulement pour soi-même, mais encore pour toutes les

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générations à venir. Contre la menace d’un tel assaut, quioserait, en toute assurance, appeler à l’aide nos religionsblafardes et épuisées qui, même dans leurs fondements,ont dégénéré jusqu’à devenir des religions savantes ; aupoint que le mythe, cette condition préalable nécessaire detoute religion, est désormais et partout sans force et que,même aussi dans ce domaine, règne à présent cet espritoptimiste que nous venons de définir comme le germe demort de notre société.

Pendant que l’imminence du malheur qui sommeille ausein de la culture théorique trouble de plus en plus l’hommemoderne et qu’il cherche avec inquiétude, parmi le trésorde ses expériences, les moyens aptes à détourner ledanger, sans bien croire lui-même à leur efficacité, tandisqu’il commence à percevoir les conséquences de sespropres errements, certaines natures supérieures, desesprits élevés, enclins aux idées générales, ont su, avecune incroyable perspicacité, employer les armes mêmesde la science pour montrer les limites et la relativité de laconnaissance, et démentir ainsi péremptoirement laprétention de la science à une valeur et une aptitudeuniverselles. Il fallut, pour la première fois, reconnaîtrecomme illusoire la présomption d’approfondir l’essence laplus intime des choses au moyen de la causalité. Lecourage et la clairvoyance extraordinaires de Kant et deSchopenhauer ont réussi à remporter la victoire la plusdifficile, la victoire sur l’optimisme latent, inhérent àl’essence de la logique, et que lui-même fait le fond de

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notre culture. Alors que cet optimisme, appuyé sur saconfiance imperturbable dans les eternæ veritates, avaitcru à la possibilité d’approfondir et de résoudre tous lesproblèmes de la nature, avait considéré l’espace, le tempset la causalité comme des lois absolues d’une valeuruniverselle, Kant révéla que, en vérité, ces idées servaientseulement à élever la pure apparence, l’œuvre de la Maïa,au rang de réalité unique et supérieure, à mettre cetteapparence à la place de l’essence véritable et intrinsèquedes choses et à rendre par là impossible la connaissanceréelle de cette essence, c’est-à-dire, selon l’expression deSchopenhauer, à endormir plus profondément encore lerêveur (MVR, I). Cette constatation est la préface d’uneculture que j’oserai qualifier de culture tragique, dont lecaractère le plus essentiel est que la sagesse instinctive yremplace la science en qualité de but suprême : et cettesagesse, insensible aux diversions captieuses de lascience, embrasse d’un regard immuable tout le tableaude l’univers et, dans cette contemplation, cherche àressentir l’éternelle souffrance avec compassion et amour,à faire sienne cette souffrance éternelle.

Figurons-nous une génération grandissant avec cetteintrépidité du regard, avec cette impulsion héroïque vers lemonstrueux, l’extraordinaire ; imaginons l’allure hardie dece tueur de dragons, l’orgueilleuse témérité avec laquelleces êtres tournent le dos aux enseignements débiles del’optimisme, pour « vivre résolument » d’une vie pleine etcomplète ! ne devait-il pas arriver nécessairement que

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l’expérience volontaire de l’énergie et de la terreur amenâtl’homme tragique de cette civilisation à souhaiter un artnouveau, l’art de la consolation métaphysique, la tragédie,telle une Hélène à laquelle il avait droit, et à s’écrier avecFaust :

Et ne devais-je pas, avec une violencepassionnée,

Faire naître à la vie la forme la plusdivine ?

La culture socratique ne tient plus le sceptre de soninfaillibilité que d’une main tremblante, ébranlée qu’elle estde deux côtés à la fois, par la crainte de ses propresconséquences qu’elle commence à pressentir peu à peu,et parce qu’elle-même n’a plus, dans la valeur éternelle deses fondements, la confiance naïve de jadis ; et c’est alorsun triste spectacle que celui de la danse de sa pensée,toujours en quête de formes nouvelles pour les enlaceravec ardeur, et qui les abandonne soudain en frissonnant,comme Méphistophélès les Lamies séductrices. C’estbien là l’indice de cette « faillite », dont chacun parlecouramment comme du mal organique originel de la culturemoderne. Effrayé et désappointé des conséquences deson système, l’homme théorique n’ose plus s’aventurerdans la débâcle du terrible torrent de glace de l’existence :anxieux et indécis, il court çà et là sur le rivage. Il ne veutplus rien avoir tout à fait, rien posséder tout entier avecaussi la naturelle cruauté des choses. L’optimisme l’aénervé à ce point. En même temps, il sent combien une

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culture, basée sur le principe de la science, doit s’écroulerdès l’instant qu’elle devient illogique, c’est-à-dire qu’ellerecule devant ses conséquences. Notre art proclame cetteuniverselle détresse. C’est en vain que, par l’imitation, ons’appuie de toutes les grandes époques productrices oudes natures créatrices supérieures ; c’est en vain que, pourla consolation de l’homme moderne, on amoncèle autourde lui toute la « littérature universelle », et qu’on l’entouredes styles et des artistes de tous les temps, afin que, telAdam au milieu des animaux, il leur puisse donner un nom,– il reste malgré tout l’éternel affamé, le « critique » sansjoie et sans force, l’homme alexandrin qui est, au fond, unbibliothécaire et un prote, et qui perd la vue misérablementà la poussière des livres et aux fautes d’impression.

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19.On ne peut caractériser plus nettement la teneur

intrinsèque de cette culture socratique qu’en la nommant laculture de l’opéra. Dans ce domaine, en effet, cette culturea révélé, avec une particulière naïveté, et son but et sanature, et cela à notre stupéfaction, si nous comparons lagenèse de l’opéra et les manifestations notoires del’évolution de l’opéra avec les éternelles véritésapollinienne et dionysiaque. Je rappellerai d’abordl’avènement du stilo rappresentativo et du récitatif. Est-ilcroyable que cette musique, tout extériorisée, incapable derecueillement, ait pu être acceptée et cultivée avec unengouement passionné, en quelque sorte comme unerégénération de toute véritable musique, par l’art d’uneépoque où venait de resplendir la sainteté et l’inexprimablesublime de la musique de Palestrina ? Et, d’autre part, quivoudrait attribuer au seul épicurisme, avide dedivertissements, de la société florentine d’alors et à lavanité de ses chanteurs dramatiques, l’exclusiveresponsabilité de la vogue de l’opéra et de sa soudaine etfrénétique expansion ? Que, dans le même temps et chezle même peuple, à côté de la voûte ogivale des harmoniesde Palestrina, à laquelle avait travaillé tout le moyen âge

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chrétien, ait surgi cette fureur pour un mode d’expressionqui n’est musical qu’à moitié, c’est là un phénomène que jene puis m’expliquer que par l’action d’une tendance extra-artistique inhérente à la nature du récitatif.

Pour la satisfaction de l’auditeur qui veut percevoir avecnetteté les paroles, le chanteur parle plus qu’il ne chante,et, par ce demi-chant, souligne plus fortement l’expressionpathétique du discours. Grâce à ce renforcement dupathos, il facilite la compréhension de la parole et faitviolence à l’élément qui constitue l’autre moitié de lamusique. Le véritable danger qui le menace alors est qu’ilaccorde quelquefois mal à propos la prépondérance à lamusique, par quoi disparaîtraient aussitôt fatalement lepathétique et la clarté du langage ; et pourtant, il se sentpoussé par ailleurs à abandonner sa voix à l’entraînementmusical et à la faire valoir avec virtuosité. Ici, le « poète »vient à son secours, en sachant lui ménager suffisammentles occasions d’accents lyriques, de répétitions de mots etde phrases, etc., qui permettent au chanteur de se reposeren ces endroits dans l’élément purement musical, sansprendre souci des paroles. Cette alternance de discourspassionnés, expressifs, bien que chantés à moitié, etd’exclamations complètement chantées, qui est l’essencedu stilo rappresentativo, les brusques fluctuations de ceteffort qui s’évertue à agir, tantôt sur l’intelligence etl’imagination, tantôt sur le tréfonds musical de l’auditeur,tout cela est quelque chose de si absolument anti-naturel,de si profondément opposé aussi bien aux impulsions

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artistiques dionysiaques qu’à la tendance apollinienne, quel’on est obligé d’en conclure que le récitatif a trouvé sonorigine en dehors de tout instinct artistique. Il nous fautdonc définir le récitatif comme un amalgame desinterprétations épique et lyrique et, à coup sûr, en aucunefaçon comme une combinaison intime et stable impossibleà réaliser à l’aide d’éléments aussi totalement disparates,au contraire, comme une espèce de mosaïque,l’agglutination la plus superficielle, comme une chose sansexemple dans le domaine de la nature et de l’expérience.Mais tel n’était pas le sentiment des inventeurs durécitatif ; bien plus, ils se figuraient même, et avec eux tousleurs contemporains, avoir retrouvé dans ce stilorappresentativo le secret de la musique antique etl’explication de l’ascendant inouï d’un Orphée, d’unAmphion, voire de la tragédie grecque. Le nouveau style futconsidéré comme une résurrection de la musique la pluspuissamment expressive, celle des anciens Grecs. Grâceà l’opinion unanimement acceptée, à la conception toutepopulaire que l’on s’était formée du monde homérique,comme étant le monde primitif, originel, on put même selaisser aller au rêve d’un retour aux commencementsparadisiaques de l’humanité, où la musique aussi devaitnécessairement avoir possédé cette pureté, cettepuissance et cette innocence que, dans leurs pastorales,les poètes savaient évoquer d’une manière si touchante.Nous pénétrons ici jusqu’au plus profond du principegénérateur de cette forme artistique toute spécialementmoderne, l’opéra : une impérieuse aspiration se crée à soi-

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même un art, mais une aspiration d’ordre inesthétique,l’attrait passionné pour l’idylle, la croyance à l’existencepréhistorique d’un être humain artiste et bon. Le récitatif futregardé comme la langue restaurée de cet homme primitif,l’opéra comme la patrie retrouvée de cette entité idyllique,de cette nature héroïque et bonne qui, dès qu’elle agit,obéit à un instinct artistique naturel, qui, dès qu’elle parle,chante pour le moins un peu, et chante soudain à pleinevoix sous l’influence de la plus légère émotion. Peu nousimporte aujourd’hui qu’au moyen de cette imagereconstituée de l’être paradisiaque, de l’artiste de l’âged’or, les humanistes de l’époque aient combattu l’antiqueconception théologique de l’homme prédestiné en soi aumal et à la damnation : ce qui confère à l’opéra la valeurd’une doctrine d’opposition, le sens d’un dogme del’homme bon, mais lui accorde aussi la vertu d’un réconforttutélaire contre le pessimisme auquel étaient entraînésspécialement et le plus fortement les esprits sérieux de cetemps, au milieu de l’épouvantable et universelle insécuritéde l’existence. Il nous suffit d’avoir reconnu que le charmepropre et, par conséquent, le développement de cetteforme d’art nouvelle, résulte de la satisfaction d’uneaspiration absolument inesthétique, de la glorificationoptimiste de l’homme en soi, de la conception de l’hommeprimitif comme l’homme naturellement artiste et bon. Ceprincipe fondamental de l’opéra s’est transformé peu à peuen une menaçante et terrible exigence qu’il nous estimpossible de dédaigner en présence des mouvementssocialistes contemporains. « L’homme primitif bon »

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réclame ses droits : quelles perspectives paradisiaques !

Je veux ajouter encore une confirmation non moinsévidente de mon assertion que l’opéra est le produit denotre culture alexandrine, et est basé sur les mêmesprincipes. L’opéra est l’œuvre de l’homme théorique, del’amateur critique, et non de l’artiste : un des phénomènesles plus étranges de l’histoire de tous les arts. Ce fut uneexigence d’auditeurs bien pertinemment anti-musicaux,que l’on dût avant tout comprendre les paroles ; de sortequ’il ne serait possible ainsi d’espérer une renaissance del’art musical que si l’on parvenait à découvrir une espècede chant dans laquelle le mot du texte commande à lapolyphonie comme le maître à l’esclave, les paroles étantau même degré supérieures à l’harmonie qui lesaccompagne que l’âme est plus noble que le corps. C’estd’après la grossièreté ignorante et antimusicale de cesthéories que fut réalisée, dans les commencements del’opéra, l’association de la musique, de l’image et de laparole ; c’est aussi suivant les préceptes de cetteesthétique que les poètes et les chanteurs à la mode ententèrent les premiers essais dans les milieuxaristocratiques dilettantes de Florence. L’hommeartistiquement impuissant se crée à soi-même une formed’art adéquate justement par cela même qu’il est l’hommeanti-artistique en soi. Comme il ne se doute pas de laprofondeur dionysiaque de la musique, il métamorphosepour son usage la jouissance musicale en compréhensionrationnelle d’une rhétorique de la passion faite de sons et

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de mots dans le stilo rappresentativo, et en un plaisirsuprême aux artifices des chanteurs ; parce qu’il lui estrefusé d’atteindre jusqu’à la vision, il réclame le secours dumachiniste et du décorateur ; parce qu’il lui est impossiblede concevoir la véritable nature de l’artiste, il évoquedevant soi : « l’homme primitif artistique » selon son goût,c’est-à-dire l’homme que la passion incite à chanter et àparler en vers. Il s’imagine être transporté dans un tempsoù la seule passion suffit à engendrer des chants et despoèmes ; comme si la passion avait jamais été capable decréer quelque chose d’artistique. Le postulat de l’opéra estbasé sur une conception erronée de la nature de l’art, àsavoir sur cette hypothèse idyllique que, en réalité, touthomme doué de sensibilité est un artiste. Dans cetteacception, l’opéra est l’expression du dilettantisme dansl’art, la manifestation du dilettantisme qui dicte ses loisavec la sérénité optimiste de l’homme théorique.

S’il nous fallait agréger en une formule synthétique lesdeux principes efficients de la formation de l’opéra quenous venons de décrire, nous n’aurions autre chose à fairequ’à parler d’une tendance idyllique de l’opéra et à faireusage uniquement ici des expressions mêmes et de ladémonstration de Schiller. « Ou bien, dit-il, la nature etl’idéal sont un sujet de tristesse, lorsque celle-là estreprésentée comme perdue et celui-ci comme n’étant pasatteint ; ou bien tous deux sont un sujet de joie, s’ils sontreprésentés comme étant une réalité. Du premier casrésulte l’élégie au sens strict du mot ; du second, l’idylle

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dans sa signification la plus étendue ». Il faut s’empresserde faire remarquer ce caractère commun des deuxprincipes générateurs de l’opéra, que, par eux, l’idéal n’estpas conçu comme non atteint, ni l’état de nature considérécomme perdu. D’après cette manière de penser, il y auraiteu une époque primordiale où l’homme vivait au cœurmême de la nature, et, dans cet état de nature, avait enmême temps atteint à l’idéal de l’humanité, à une maîtriseartistique et une bonté paradisiaques ; nous serions tousles descendants de cet être primitif et parfait, nous enserions même encore la fidèle ressemblance ; seulement,pour nous reconnaître dans cet homme primordial, il nousfaudrait rejeter quelque chose de nous, en renonçantvolontairement à une érudition superflue, à une cultureexagérée. Cette harmonie entre la nature et l’idéal,l’homme cultivé de la Renaissance la retrouvait dans sonopéra imité de la tragédie grecque et se transportait ainsidans une réalité idyllique ; il se servait de cette tragédie,comme Dante de Virgile, pour être conduit jusqu’auxportes du paradis : mais, à partir de là, il reprenait sonindépendance pour aller plus loin encore et passait d’uneimitation de la forme la plus élevée de l’art grec à une« restitution de toutes choses », à une reconstitution dumonde artistique primordial de l’humanité. Quelleassurance ingénue dans ces efforts téméraires au sein dela culture théorique ! – on ne saurait se l’expliquer que parl’existence de cette croyance consolatrice que « l’hommeen soi » constitue le héros d’opéra éternellement vertueux,qu’il est le berger qui éternellement chante et joue de la

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flûte, enfin que cet « homme en soi » doit nécessairementtoujours se retrouver comme tel, au cas où, à un momentquelconque, il se serait perdu lui-même pendant quelquetemps ; et on reconnaît ici l’authentique conséquence decet optimisme qui s’élève des profondeurs de laconception socratique du monde, comme une vapeurparfumée, aux relents douceâtres et perfides.

L’opéra ne nous offre donc nullement l’expression decette douleur élégiaque que cause une perte irréparable,mais bien la sérénité d’une perpétuelle recouvrance, lajouissance facile d’une idyllique réalité que, tout au moins,on peut à chaque instant s’imaginer réelle, – auquel cas ilarrive parfois peut-être que l’on ait soudain le sentimentque cette prétendue réalité est seulement unefantasmagorie bouffonne et inepte, et que quiconque auraitle pouvoir de la comparer à la terrible gravité de la vraienature, aux véritables scènes primitives des origines del’humanité, devrait s’écrier avec dégoût : « Qu’on nousdébarrasse de ce fantôme ! » On se tromperait pourtant sil’on se figurait pouvoir chasser cette apparition demascarade qu’est l’opéra simplement par un grand cri,comme on fait pour un spectre ou un revenant. Celui quiveut détruire l’opéra doit engager la lutte contre cettesérénité alexandrine, qui symbolise si naïvement en lui sesthéories favorites, et dont il est, en réalité, l’adéquate formeartistique. Mais qu’espérer pour l’art lui-même des effetsd’une forme artistique dont les principes générateurs nesont pas d’ordre esthétique, qui s’est, au contraire,

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échappée d’une sphère mi-morale, pour s’introduire à ladérobée dans le domaine de l’art, et ne peut dissimulercette origine hybride que de temps en temps et parhasard ? De quels sucs se nourrit cet organisme parasitequ’est l’opéra, si ce n’est de la sève de l’art véritable ? Nesera-t-il pas à prévoir que, sous l’influence de sesséductions idylliques, de ses captieux artifices alexandrins,la tâche la plus haute et la plus vraiment sérieuse de l’art –arracher le regard à l’horreur des ténèbres et épargner au« sujet », par le baume salutaire de l’apparence, les affresdes convulsions de la Volonté – en arrive à dégénérerjusqu’à n’être plus qu’une occasion de plaisir, un moyen dedistractions frivole ? Qu’adviendra-t-il des éternelles véritésdionysiaque et apollinienne, avec cet amalgame de stylesqui est l’essence du stilo rappresentativo ? où la musiqueest considérée comme la servante et le texte comme lemaître, où la musique est comparée au corps et la parole àl’âme ? où, dans le meilleur cas, le but suprême est unepeinture musicale imitative, à peu près comme il en futjadis dans le dernier dithyrambe attique ? où la musiqueest absolument déchue de sa véritable fonction,dépossédée de sa dignité de miroir dionysiaque dumonde, de telle sorte que, devenue l’esclave del’apparence, il ne lui reste plus d’autre rôle que celuid’imiter la modalité de formes des apparences et deprovoquer un plaisir tout extérieur par le jeu des lignes etdes proportions ? Un examen attentif montre que cetteinfluence néfaste de l’opéra sur la musique coïncideexactement avec l’évolution tout entière de la musique

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moderne. L’optimisme latent, inhérent à la genèse del’opéra et à l’esprit de la culture qu’il représente, a réussi,avec une rapidité inquiétante, à dépouiller la musique deson caractère d’expression dionysiaque du monde et à luiinculquer les qualités d’un art agréable, s’amusant auxarabesques des formes. Et l’on ne saurait peut-êtrecomparer cette transformation qu’à la métamorphose qui fitde l’homme eschyléen, l’homme de la sérénité alexandrine.

Mais si nous avons démontré par des exemples etlégitimement affirmé la connexité qui se révèle entre ladisparition de l’esprit dionysien et une modification insolite,une dégénération de l’homme grec frappante au plus hautpoint et inexpliquée jusqu’ici, – quelles espérances nedoivent pas renaître en nous lorsque les présages les pluscertains nous garantissent l’avènement du phénomènecontraire, le réveil progressif de l’esprit dionysien dansnotre monde actuel ! Il n’est pas possible que la divineforce d’Hercule sommeille éternellement en esclavage,dans les liens voluptueux d’Omphale. Du tréfondsdionysiaque de l’esprit allemand, une force a surgi, qui n’arien de commun avec les principes fondamentaux de laculture socratique, et que cette culture est impuissanteaussi bien à expliquer qu’à justifier, une force qui, auregard de cette culture, est au contraire quelque chosed’effrayant et d’inconcevable, quelque chose d’odieux etd’extravagant, la musique allemande, telle surtout qu’ellenous apparaît dans son radieux et puissant essor de Bachà Beethoven et de Beethoven à Wagner. Que peut essayer

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d’entreprendre, dans les circonstances les plus favorables,la curiosité positive et empirique du socratisme de nosjours, avec ce démon évoqué d’insondables profondeurs ?Ni l’arabesque dentelée de la mélodie d’opéra, ni lamachine arithmétique de la fugue ou la dialectique ducontrepoint ne sont capables de livrer les formules dont latriple puissance aurait le pouvoir d’enchaîner ce démon etde le forcer à parler. Quel spectacle est celui de nosesthéticiens qui, armés du filet de leur idée spéciale de la« beauté », poursuivent le génie de la musique évoluantdevant eux avec une déconcertante vitalité, et cherchent às’en saisir, au milieu de préoccupations relevant aussi peudes lois de la beauté éternelle que de celles du sublime.On n’a qu’à regarder un peu de près et en personne ceschaperons de la musique, lorsqu’ils crient avec une siinfatigable ardeur « Beauté ! Beauté ! », pour voir s’ils seconduisent, en cette occurrence, comme les fils préférésde la nature, ses enfants gâtés élevés dans le giron dubeau, ou s’ils ne cherchent pas plutôt ainsi un masquehypocrite pour dissimuler leur cuistrerie naturelle, unprétexte esthétique pour excuser leur apathie et leurplatitude : à ce propos, je pense, par exemple, à Otto Jahn.Mais que le menteur et l’hypocrite prennent garde à lamusique allemande ; car, au centre de toute notre culture,elle seule est le feu spirituel inaltéré, limpide et purificateur,d’où proviennent et où vont toutes choses entraînées dansun double orbite comme dans le système du grandHeraclite d’Ephèse ; et tout ce que nous nommonsaujourd’hui culture, intelligence, civilisation, doit

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comparaître un jour au tribunal de Dionysos, l’infailliblejusticier.

Rappelons-nous alors, comment, grâce à Kant et àSchopenhauer, il fut possible à la philosophie allemande,dérivée des mêmes principes, d’anéantir le satisfait plaisirde vivre du socratisme scientifique, par la détermination deses limites ; comment cette démonstration eut pour résultatune conception incomparablement plus profonde et plussérieuse des problèmes éthiques et de l’art, conceptionque nous pouvons définir en toute assurance comme lasagesse dionysienne exprimée en idées. Que signifiepour nous cette connivence mystérieuse de la musique etde la philosophie allemandes, si ce n’est l’avènementd’une nouvelle forme d’existence dont nous ne pouvonsnous faire une idée qu’à l’aide d’analogies helléniques ?Car l’exemple des Grecs conserve pour nous, qui sommesarrivés à la ligne frontière de deux différentes formesd’existence, cette valeur inappréciable que toutes cesluttes et ces évolutions nous sont présentées par lui sousun aspect classique et plein d’enseignement. Il sembleseulement que nous revivions analogiquement, en quelquesorte dans l’ordre inverse, les grandes époques décisivesde l’Hellénisme et que nous remontions en arrière, parexemple, de l’ère alexandrine jusqu’à l’époque de latragédie. Nous éprouvons en même temps cetteimpression que la naissance d’une époque tragique n’aied’autre signification pour l’esprit allemand que celle d’unretour à sa propre nature, d’une bienheureuse recouvrance

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de soi-même, après que, durant un long temps, demonstrueuses forces étrangères avaient asservi au joug deleur forme cet esprit abandonné à une informe barbarie.Après avoir désormais retrouvé la source vive de savéritable nature, il peut oser s’avancer enfin, débarrassé duharnais d’une civilisation romane fier et libre en face detous les peuples, s’il sait s’attacher inébranlablement auxseuls enseignements d’un peuple duquel on peut direqu’apprendre de lui est déjà une gloire insigne et unhonneur exceptionnel, du peuple grec. Et quand les leçonsde ces maîtres suprêmes pourraient-elles nous être plusnécessaires qu’à l’heure présente, alors que nous assistons à une renaissance de la tragédie, et que noussommes en danger d’ignorer d’où elle vient et de nepouvoir nous expliquer le but qu’elle veut atteindre ?

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20.Si l’on voulait rechercher, avec l’impartialité d’un juge

incorruptible, en quel temps et par quels hommes l’espritallemand a fait jusqu’ici le plus puissant effort pourapprendre quelque chose des Grecs, et si nousadmettions, en toute assurance, que ce mérite dût êtreuniquement attribué à la noble ardeur intellectuelle deGœthe, de Schiller et de Winckelmann, il faudraitcependant ajouter que, depuis cette époque et dès aprèsles effets immédiats de ces efforts, la tendance à suivre lamême voie pour conquérir la culture intellectuelle et serapprocher des Grecs a diminué graduellement d’unemanière inconcevable. N’aurions-nous pas le droit, pour nepas désespérer tout à fait de l’esprit allemand, de tirer delà cette conclusion que, en certains points essentielsquelconques, il n’a pas été donné, même à de telshommes, de pénétrer jusqu’au cœur de la nature hellène, etde consolider, par un lien passionné et durable, l’alliancede la culture allemande et de la culture grecque ? Peut-êtreune inconsciente constatation de cette impuissancedécouragea-t-elle les natures les plus sérieuses, et lesinduisit à douter d’elles-mêmes et à penser qu’après desemblables devanciers il leur était impossible de pousser

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plus loin dans la direction de cette tendance intellectuelle etd’atteindre jamais le but. Aussi voyons-nous depuis cemoment dégénérer de la façon la plus inquiétante lesentiment de l’importance des Grecs au point de vue de laculture intellectuelle. Dans les milieux les plus divers del’esprit et de la sottise, on peut entendre l’identiqueexpression d’une commisération dédaigneuse. D’autrepart, de beaux parleurs exercent aux facéties de« l’harmonie grecque », de « la beauté grecque », de « lasérénité grecque » les talents d’une rhétorique inefficace.Et c’est justement dans les sphères dont ce pourrait être leprivilège que de fouiller sans se lasser le lit du fleuve grecau profit de la culture allemande, dans la caste desprofesseurs des plus hautes facultés universitaires, quel’on a le mieux appris à en prendre de bonne heure à sonaise avec les Grecs ; et cela en allant souvent jusqu’àsacrifier avec scepticisme l’idéal hellénique et engager lesétudes de l’antiquité dans une voie diamétralementopposée à leur but véritable. S’il est quelqu’un, parmi cesgens, qui ne soit pas épuisé complètement par la tâcheassidue d’une méticuleuse correction de vieux textes oud’une micrographie linguistique, peut-être, à côté d’autresantiquités, cherchera-t-il aussi à étudier l’antiquité grecqueà un point de vue « historique », mais toujours selon laméthode et les façons pédantes de l’érudition historiquecontemporaine. Si, en conséquence, l’influenceintellectuelle et éducatrice avérée des écoles supérieuresn’a jamais été plus faible, plus nulle qu’en ce moment, si le« journaliste », cet esclave du papier quotidien, a pu rem

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porter la victoire sur les maîtres les plus éminents pour toutce qui regarde la culture de l’esprit, et s’il ne reste plus àceux-ci d’autre ressource qu’un travestissement déjàsouvent constaté, que de s’emparer désormais du ton etdes manières du journaliste, et, s’assimilant « l’élégancefacile » du métier, de se métamorphoser en un joyeuxpapillon intellectuel, – avec quelle anxiété et quelle stupeurles esprits modernes façonnés à ce régime ne doivent-ilspas contempler ce phénomène qui ne saurait être à peuprès entendu, par analogie, qu’en partant du plus profonddu génie hellénique encore incompris : le réveil de l’espritdionysiaque et la renaissance de la tragédie ? À aucuneépoque artistique la soi-disant culture intellectuelle et l’artvéritable n’ont été aussi étrangers l’un à l’autre, aussidivergents qu’aujourd’hui. Nous comprenons pourquoi uneaussi misérable culture hait l’art véritable : elle craint en luil’instrument de sa ruine. Mais une forme entière de culture,je veux dire cette forme socratique et alexandrine, n’est-ellepas usée, finie, lorsqu’elle aboutit à un résultat aussi grêleet aussi fragile que la culture intellectuelle contemporaine ?Si des héros de l’envergure de Schiller et de Gœthe n’ontpu réussir à enfoncer la porte magique de la montagne enchantée de l’Hellénisme, si leur plus puissant effort n’a sutrouver d’autre expression que le regard mélancolique etpassionné qu’envoie vers sa patrie, au delà des mers,l’Iphigénie de Gœthe assise sur le rivage barbare deTauris, quelle espérance resterait aux épigones de telsgénies, si, d’un tout autre côté, à une place ignoréejusqu’ici de toute culture, la porte ne s’ouvrait soudain

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d’elle-même devant eux, – aux harmonies mystiques de lamusique tragique retrouvée.

Il faut souhaiter que personne n’essaie d’ébranler notrefoi en une renaissance imminente de l’antiquité hellénique,car c’est là notre seul espoir d’une régénération et d’unepurification de l’esprit allemand aux effluves enchantés dufeu de la musique. Dans la désolation et la torpeur de laculture présente, quel autre indice pourrions-nous releverd’une promesse réconfortante pour l’avenir ? Nouscherchons en vain à découvrir une seule racine ayantpoussé des branches vigoureuses, un coin de terre fertileet saine : nous ne voyons partout que sable ou poussière,léthargie ou consomption. Un esprit qui se sent ici isolé,désespérément solitaire, ne se saurait choisir de meilleursymbole que le Chevalier accompagné de la Mort et duDiable, tel que nous l’a dessiné Dürer, le Chevalier couvertde son armure, à l’œil dur, au regard assuré, qui, seul avecson cheval et son chien, poursuit impassiblement sonchemin d’épouvante, sans souci de ses horriblescompagnons et pourtant sans espoir. Notre Schopenbauerfut ce Chevalier de Dürer : il lui manquait toute espérance,mais il voulait la vérité. Son pareil n’existe pas.

Mais comme se métamorphose tout à coup ce mornedésert de notre culture épuisée, sous le charme del’enchantement dionysien ! Un ouragan entraîne toutes ceschoses mortes, pourries, disloquées, avortées, en untourbillon de poussière écarlate, et, tel un vautour, lesenlève dans les airs. Nos regards éblouis et déconcertés

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s’évertuent vainement à reconnaître alors ce qui vient dedisparaître ; car ce qu’ils aperçoivent semble être sorti dutombeau pour remonter dans l’or de la lumière, superbe defraîcheur et d’éclat, plein de vie, de passion et de désirsinfinis. Au milieu de cette exubérance de vie, de souffranceet de joie, remplie d’une extase sublime, la tragédie écouteun chant lointain et mélancolique ; – il parle des causesgénératrices de l’Être, qui s’appellent : Illusion, Volonté,Malheur. – Oui, mes amis, croyez avec moi à la viedionysiaque et à la renaissance de la tragédie. Le tempsde l’homme socratique est passé. Le thyrse à la main,couronnez-vous de lierre, et ne soyez pas étonnés si letigre et la panthère viennent se coucher caressants à vospieds. Osez maintenant être des hommes tragiques : carvous devez être délivrés. Il vous faut escorter le cortègedionysien de l’Inde à la Grèce ! Armez-vous pour de rudescombats, mais croyez aux miracles de votre dieu !

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21.Abandonnant le ton de l’exhortation pour celui qui

convient au penseur, j’affirme de nouveau que seulementdes Grecs il est possible d’apprendre la véritablesignification d’un tel brusque et miraculeux réveil de latragédie, à l’égard des principes vitaux les plus secrets del’âme d’un peuple. C’est le peuple des Mystères tragiquesqui livre les batailles persiques ; et, en revanche, le peuplequi a soutenu ces guerres a besoin du dictame salutaire dela tragédie. Justement chez ce peuple qui venait d’être siprofondément secoué durant plusieurs générations par lesconvulsions du démon dionysiaque, qui eût pu croireencore à un épanouissement aussi régulier et aussipuissant de l’esprit politique le plus élémentaire, des plusnaturels instincts nationaux, à un semblable débordementde la toute primitive et virile joie de combattre ? À chaqueprogrès marqué des impulsions dionysiaques, on acependant toujours la sensation que cet affranchissementdionysien des entraves de l’individu se manifeste toutd’abord au préjudice des instincts politiques, en incitant àl’indifférence et même à l’hostilité à leur endroit, si certainqu’il soit, d’autre part, qu’Apollon, ordonnateur des états,est aussi le génie du principe d’individuation et que l’État

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et l’amour du foyer ne peuvent subsister sans l’assentimentde la personnalité individuelle. Pour sortir de l’étatorgiastique, il n’y a pour un peuple qu’un chemin, celui dubouddhisme indien qui, pour être seulement supporté avecson aspiration passionnée vers le néant, exige ces raresconditions extatiques qui transportent au-delà de l’espace,du temps et de l’individu ; de même que celles-cinécessitent à leur tour une philosophie qui enseigne àsurmonter, à l’aide d’une représentation imaginaire, ledégoût des états intermédiaires. Non moins fatalement,par ailleurs, la prépondérance absolue des instinctspolitiques entraîne un peuple dans la voie de lasécularisation la plus extrême, dont la plus grandioseexpression, mais aussi la plus effrayante, est l’imperiumromanum.

Placés entre l’Inde et Rome et acculés à un choixdangereux, les Grecs ont réussi, avec une classiquepureté, à inventer une troisième forme dont, certes, ilsn’usèrent pas longtemps pour eux-mêmes, mais qui,précisément à cause de cela, est immortelle. Car si c’estune inflexible loi, applicable à toutes choses, que ce qui estaimé des dieux doit périr de bonne heure, il est égalementassuré que c’est pour vivre alors éternellement avec lesdieux. Que l’on ne requière donc pas de la plus nobleparmi toutes les choses qu’elle ait la durable solidité ducuir ; l’implacable ténacité, par exemple, qui fut le proprede l’instinct national romain, ne compte vraisemblablementpas au nombre des attributs indispensables de la

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perfection. Mais si nous voulons savoir quelle interventiontutélaire a permis aux Grecs de la grande époque, malgrél’extraordinaire énergie des déchaînements dionysiaqueset des mouvements politiques, de ne pas s’annihiler dansl’extase d’une incubation morbide, ni de s’épuiser par unedévorante avidité d’hégémonie et de gloire mondiales ; parquel secours il leur fut accordé d’obtenir cet admirablemélange, – tel un vin généreux qui tout à la fois réchauffe etinduit à la contemplation, – il faut nous rappeler cettepuissance inouïe, qui exalte et stimule la vie populaire,cette force purifiante et libératrice de la tragédie. Et nousne pourrons pressentir la plus haute portée de cettetragédie que si nous reconnaissons en elle, à l’exempledes Grecs, la somme intégrale de tous les élémentssalutaires et prophylactiques, la médiatrice souveraine etdirectrice des instincts les plus violents et, en soi, les plusnéfastes du peuple.

La tragédie absorbe en elle le délire orgiastique de lamusique, portant ainsi du premier coup la musique à saperfection, chez les Grecs comme parmi nous, mais elle yajoute aussitôt le mythe tragique, et le héros tragique qui,pareil à un formidable Titan, prend sur ses épaules lefardeau du monde dionysien et nous en délivre. Tandisque, d’un autre côté, par ce mythe lui-même, elle saitmontrer dans la personne du héros tragiquel’affranchissement de l’âpre désir de vivre cette vie, etsuggérer, d’un geste admoniteur, la pensée d’une autreexistence et d’une joie plus élevée entrevues par le héros

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combattant, et auxquelles il se prépare, non par sesvictoires, mais par sa défaite et sa ruine. Entre la portéeuniverselle de sa musique et l’auditeur soumis à l’influencedionysiaque, la tragédie introduit un symbole sublime, lemythe ; et elle suscite chez celui là l’illusion que la musiquene soit qu’un admirable procédé, un inégalable moyen dedonner la vie au monde plastique du mythe. Ce noblesubterfuge permet alors à la musique d’assouplir sesallures aux rythmes des danses dithyrambiques, des’abandonner impunément à un sentiment orgiastique deliberté auquel, en tant que musique en soi, il lui seraitinterdit d’oser se livrer avec une telle licence, sans lasauvegarde de cette illusion. Le mythe nous protège contrela musique, et lui seul, d’autre part, donne à celle-ci lasuprême liberté. La musique, en retour, confère au mythetragique une portée métaphysique si pénétrante et sidécisive que, sans cet auxiliaire unique, la parole etl’image fussent demeurées à jamais impuissantes àl’atteindre. Et c’est tout spécialement par l’effet de lamusique que le spectateur de la tragédie est envahi de cesûr pressentiment d’une joie suprême, à laquelle aboutit cechemin de ruine et de déception, de sorte qu’il croitentendre la voix la plus secrète des choses qui, du fond del’abîme, lui parle intelligiblement.

Si, dans les dernières parties de cette démonstrationdifficile, je n’ai réussi à donner peut être qu’une expressionprovisoire de ma pensée, immédiatement accessibleseulement à un petit nombre de mes lecteurs, j’en suis

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d’autant moins autorisé, juste en cet endroit, à renoncerd’entraîner avec moi mes amis dans une nouvelle tentativeet de les prier de s’aider d’un exemple tiré de notreexpérience commune, pour l’intelligence de la thèsegénérale. Cet exemple ne saurait concerner ceux qui ontbesoin de l’auxiliaire des tableaux, des péripétiesscéniques, des paroles et des passions des personnagesde l’action, pour stimuler leur sentiment musical : car ceux-là n’entendent pas la musique comme une languematernelle, et, en dépit de ces expédients, ne dépassentpas le vestibule de la perception musicale, sans pouvoirpénétrer jamais jusqu’en ses sanctuaires les plus reculés ;nombre d’entre eux, comme Gervinus, n’arrivent pas ainsimême à ce vestibule. Je m’adresse uniquement à ceuxdont le contact avec la musique est immédiat, pour qui lamusique est, en quelque sorte, le giron maternel, et dont lecommerce avec les choses est presque exclusivementconstitué d’inconscients rapports musicaux. C’est à cesmusiciens authentiques que je demande s’il leur estpossible d’imaginer un être humain dont la réceptivité fûtcapable de supporter le troisième acte de Tristan et Isoldesans le secours de la parole et de l’image, comme uneprodigieuse composition purement symphonique, à moinsde suffoquer sous la tension convulsive de toutes les fibresde l’âme ? Un homme ayant, comme ici, appliqué sonoreille en quelque sorte au ventricule cardiaque de laVolonté du monde, et senti le frénétique désir de vivredéborder et se répandre dans toutes les artères du mondeavec le fracas d’un torrent ou le murmure d’un ruisseau aux

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plus délicats méandres, l’âme de cet homme pourrait nepas se briser subitement ? Sous l’enveloppe fragilecomme verre et misérable de l’individu humain, il lui seraitpossible de percevoir l’écho d’innombrables cris de joie etde douleur s’élevant de « l’immensité de la nuit desmondes », sans obéir irrésistiblement à cet « appel deberger » de la métaphysique, et se réfugier dans sonbercail primordial, à son foyer originel ? Mais si, dans sonintégralité, on peut cependant supporter l’impression d’unetelle œuvre sans renier l’existence individuelle, si unesemblable création a pu être édifiée sans écraser soncréateur, – où trouverons-nous la solution d’un problèmeaussi contradictoire ?

Entre cette musique et notre plus haut émoi musical,s’interposent ici le mythe tragique et le héros tragique, et,au fond, seulement en tant que symboles des données lesplus universelles, des phénomènes les plus généraux queseule la musique peut directement exprimer. Mais, commesymbole, le mythe resterait absolument inefficace etinaperçu à nos côtés, à aucun moment il ne pourrait nousdétourner de prêter l’oreille aux résonances de l’universaliaante rem, si notre sensibilité demeurait sous la pureinfluence dionysienne. C’est alors que se manifeste lafo rc e apollinienne, ressuscitant, à l’aide du baumesalutaire d’une bienheureuse illusion, l’individu presqueanéanti. Nous croyons soudain ne plus voir que Tristan lui-même lorsqu’il gît là sans mouvement et demande d’unevoix étouffée : « Le vieil air ! que m’éveille-t-il ? » Et ce qui

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tout à l’heure nous semblait un sourd gémissement jaillides profondeurs de l’Être, cela signifie pour nousmaintenant : « Nue et vide est la mer ! » Et où nousimaginions défaillir haletants, sous la détente convulsive detoutes nos facultés affectives et ne tenir plus que par un fil àcette existence, nous ne voyons à présent que le hérosblessé à mort, et pourtant vivant encore, et nousn’entendons que son cri de désespoir : « Désir ! Désir !Désirer, lors que je meurs, ne pas mourir de désir ! » Etquand après une telle profusion et une telle outrance dedévorantes tortures, la joie frénétique du cor, presquecomme la plus atroce de toutes ces tortures, nous faitéclater le cœur, alors, entre nous et cette « allégresse ensoi », se dresse Kurwenal ivre de bonheur, criant vers levaisseau qui porte Isolde. Si puissamment que la pitiénous pénètre, cependant, en un certain sens, cette pitiénous délivre de la souffrance originelle du monde, demême que le tableau symbolique du mythe nous sauve dela perception immédiate de l’Idée suprême du monde,comme la pensée et la parole nous préservent dudébordement désordonné de l’inconsciente Volonté. Grâceà cette admirable illusion apollinienne, nous croyons voir lemonde des sons s’avancer vers nous sous la forme d’unmonde plastique et il nous semble désormais qu’en lui,comme en la matière la plus délicate et la plus expressive,ait été modelée et sculptée la seule aventure de Tristan etd’Isolde.

C’est ainsi que l’esprit apollinien nous arrache à

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l’universalité de l’état dionysiaque et nous enthousiasmepour les individus ; il retient sur eux et captive notre pitié, ilassouvit par eux notre instinct de beauté, avide de formesgrandioses et sublimes ; il fait passer devant nos yeux destableaux de vie et incite notre pensée à en saisir le sensplus profond, à pénétrer jusqu’au principe vital querecouvrent ces symboles. Par la puissance inouïe del’image, de l’idée, de l’enseignement éthique, de l’émotionapitoyée, l’esprit apollinien arrache l’homme à l’orgiastiqueanéantissement de soi-même, et, en dépit du caractèreuniversel des contingences dionysiennes, l’entraîne à sefigurer qu’il voit un tableau isolé du monde réel, parexemple Tristan et Isolde, et que le rôle de la musique estici simplement de le lui faire mieux voir et discerner plusprofondément. Quelle n’est pas la force de l’enchantementtutélaire d’Apollon s’il est capable de susciter en nousjusqu’à cette illusion, que l’élément dionysiaque, au servicede l’art apollinien, soit véritablement apte à en exalter leseffets et qu’enfin la musique soit même essentiellementl’art représentatif d’un sujet apollinien ?

Par cette harmonie préétablie qui règne entre le drameparfait et sa musique, le drame atteint à un degré deperspicuïté, inaccessible par ailleurs au drame parlé. Alorsque les figures animées de la scène se simplifient devantnous, dans les mouvements indépendants des lignesmélodiques, pour la plus grande netteté de la ligneprépondérante, le mélange combiné de ces lignes nous faitentendre une succession d’harmonies qui traduit, avec la

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plus délicate fidélité, les péripéties de l’action. Par cettepolyphonie, les rapports des choses nous deviennentimmédiatement perceptibles, et cela non pas d’une façonabstraite, mais d’une manière matériellement sensible, demême que nous reconnaissons aussi par elle queseulement dans ces rapports peut se manifester dans toutesa pureté la nature essentielle et intime d’un caractère etd’une ligne mélodique. Et pendant que la musique nousforce ainsi à voir mieux et plus profondément, et à étendredevant nous le voile de l’action comme un fin tissu de gaze,le monde de la scène est, pour notre œil spiritualisé,pénétrant jusqu’au dedans des choses, aussi infinimentagrandi qu’illuminé par une flamme intérieure. Que pourraitnous offrir d’analogue le poète littéraire qui, à l’aide d’unmécanisme moins parfait de beaucoup, par une voieindirecte, en partant de la parole et de l’idée, s’épuise àatteindre à cet épanouissement en profondeur et à cerayonnement interne du monde perceptible de la scène ?Et si, à la vérité, la tragédie musicale s’adjoint égalementla parole, elle peut en même temps aussi montrerjuxtaposées la cause fondamentale occulte et l’occasiongénératrice de la parole et, par le rayonnement d’unelumière intérieure, rendre pour nous intelligible l’apparitionde la parole et son développement futur.

Mais on pourrait pourtant tout aussi bien définir leprocessus que nous venons de décrire uniquement commeune admirable apparence, à savoir cette illusionapollinienne qui nous délivre de l’oppression et de la

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pléthore dionysiaque. Au fond, le rapport de la musique audrame est juste le contraire : la musique est la véritable« Idée » du monde, le drame n’est qu’un reflet, une ombreconcrétée de cette Idée. Cette identité entre la lignemélodique et la figure vivante, entre l’harmonie et lesaffinités caractéristiques de cette figure, est vraie dans unsens opposé à celui qui pourrait nous paraître exact auspectacle de la tragédie musicale. Nous pouvons bienrendre palpables, perceptibles à nos sens de la façon laplus évidente le mouvement, la vie, le rayonnementcentrifuge de cette figure, elle reste toujours uniquementl’apparence qu’aucun pont ne relie à la véritable réalitépour nous conduire jusqu’au cœur du monde. C’est du fondde ce cœur que parle la musique ; et d’innombrablesapparences de ce genre pourraient être successivement leprétexte de la même musique, sans parvenir à en épuiserjamais la substance ; elles n’en seraient jamais que lesfigurations extériorisées. L’antithèse populaire ettotalement fausse de l’âme et du corps ne saurait certeséclaircir en rien le problème complexe des rapports de lamusique et du drame, et est, au contraire, propre à toutembrouiller ; mais la grossièreté antiphilosophique de cetteantithèse paraît être devenue, on ne sait trop pourquoi, unarticle de foi confessé volontiers par nos esthéticiens,tandis qu’ils n’ont rien appris, ou, pour des motifspareillement ignorés, n’ont rien voulu apprendre, d’uneopposition de l’apparence et de la chose en soi.

Si l’on devait conclure de notre analyse que, dans la

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tragédie, l’esprit apollinien a remporté au moyen de sonillusion une victoire complète sur l’élément dionysiaqueprimordial de la musique, et a transformé celle-ci en uninstrument utilisable à ses desseins, dont l’objectif est lasuprême clarté du drame, – il y aurait certes à faire ici unetrès importante réserve. Sur le point le plus essentiel, cetteillusion apollinienne est rompue et anéantie. Le drame qui,à l’aide de la musique, se déroule devant nous avec uneclarté si pénétrante, une telle illumination intérieure de tousles gestes et de toutes les figures qu’il nous semble voir,sous la brusque bascule des oscillations alternées, latapisserie naître au métier du tisseur, – ce drame, en tantque tout intégral, arrive à produire un effet qui est endehors et au delà de tous les effets artistiques apolliniens.Dans l’effet d’ensemble de la tragédie, l’élément dionysienreconquiert la prépondérance ; elle se termine par unaccord dont l’harmonie n’eût jamais pu s’élever de lasphère de l’art apollinien. Et ainsi se révèle la vraie naturede l’illusion apollinienne dont le but est de voiler sanscesse, pendant la durée de la tragédie, l’authentique actiondionysiaque. Mais celle-ci est cependant assez puissantepour pousser à la fin le drame apollinien lui-même dansune sphère où il commence à parler le langage de lasagesse dionysienne, et où il renie et soi-même, et sonévidence apollinienne. Le rapport complexe de l’espritapollinien et de l’instinct dionysiaque dans la tragédiedevrait ainsi, en réalité, être symbolisé par une alliancefraternelle de ces deux divinités. Dionysos parle la langued’Apollon, mais Apollon parle finalement le langage de

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Dionysos : et par là est atteint le but suprême de latragédie et de l’art.

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22.Que le lecteur qui m’a suivi jusqu’ici avec une attention

bienveillante veuille bien évoquer devant soi, d’après sapropre expérience, l’effet intégral et pur de tout mélanged’une véritable tragédie musicale. Je pense avoir décrit lesdeux aspects de ce phénomène de manière qu’il puisse àprésent s’expliquer les impressions qu’il a ressenties. Il sesouviendra, en effet, qu’au spectacle du mythe représentédevant lui, il se sentait grandi jusqu’à une sorted’omniscience, comme si ses regards ne possédaient plusalors une faculté de vision simplement superficielle, maisavaient aussi le pouvoir de pénétrer au plus profond deschoses, comme si les effervescences de la volonté, la luttedes motifs, le torrent débordant des passions, lui étaientdevenus, pour ainsi dire, matériellement perceptibles,visibles en une abondance de lignes et de figures mobileset vivantes, et qu’il lui fût possible ainsi de savourer la plusmystérieuse subtilité d’émotions inéprouvées. En mêmetemps qu’il prend conscience de l’incomparable exaltationde ses instincts de clarté et de transfiguration, il acependant l’impression non moins précise que cettelongue suite d’effets artistiques apolliniens ne donne pasnaissance à cette bienheureuse et immuable absorption

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dans la contemplation dénuée de volonté que produisentchez lui les créations de l’artiste plastique et du poèteépique, ces artistes proprement apolliniens : c’est-à-dire lesentiment d’atteindre dans cette contemplation à lajustification du monde de l’individuation, en tant que celui-ciest le but et la substance de l’art apollinien. Il contemple lemonde transfiguré de la scène, et cependant il le nie. Lehéros tragique lui apparaît avec une netteté et une beautéépiques, et cependant il se réjouit de son anéantissement.Il conçoit jusqu’au sens le plus profond de l’action scéniqueet prend plaisir à se réfugier dans l’inconcevable. Lesactes du héros sont pour lui justifiés, et cependant il estexalté plus encore lorsque ces actes anéantissent leurauteur. Il frissonne à la pensée des malheurs qui frapperontle héros et il en pressent pourtant une joie plus haute etinfiniment plus puissante. Il contemple mieux et plusprofondément que jamais et cependant il souhaite d’êtreaveuglé. Où devrons-nous chercher la cause de cedésaccord intime, de cet avortement de l’effort apollinien,sinon dans l’enchantement dionysien qui, portant enapparence à leur apogée les émotions apolliniennes, estcependant assez puissant pour asservir à son usage cedébordement de la force apollinienne. On ne doitcomprendre le mythe tragique que comme unereprésentation symbolique de la sagesse dionysienne àl’aide de moyens artistiques apolliniens ; il conduit lemonde de l’apparence jusqu’aux limites où celui-ci se niesoi-même et veut retourner se réfugier au sein de lavéritable et unique réalité, où il semble alors entonner, avec

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Isolde, son métaphysique chant du cygne :

Dans le flot houleuxde l’océan des béatitudes,dans l’harmonie sonoredes ondes de vapeurs embauméesdans la tourmente infiniedu souffle du monde –s’engloutir – s’abîmer –inconscient – joie suprême !

C’est ainsi que, d’après les impressions de l’auditeurvraiment esthétique, nous nous représentons l’artistetragique lui-même créant ses figures ainsi qu’un exubérantdémiurge de l’individuation, – auquel sens son œuvrepourrait à peine être considérée comme une « imitation dela nature », – et que nous voyons ensuite la force inouïe deson instinct dionysiaque anéantir tout ce monde desapparences, pour annoncer au delà et parl’anéantissement de ce monde une primordiale et suprêmejoie artistique au sein de l’Un-primordial. Certes, nosesthéticiens ne savent rien nous dire de ce retour au foyeroriginel, de l’alliance fraternelle des deux divinitésartistiques dans la tragédie, rien non plus de l’émotionaussi apollinienne que dionysienne de l’auditeur, tandisqu’ils ne se lassent pas de caractériser, comme étant letragique proprement dit, la lutte du héros contre ladestinée, la victoire de la loi morale universelle, ou bienune effusion tutélaire des facultés affectives, déterminéepar la tragédie. Une telle persévérance m’induit à penser

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que ces exégètes étaient peut-être des créatures inaptes àl’émotion esthétique et ne prenant part au spectacle de latragédie qu’en qualité d’entités morales. Jamais encore,depuis Aristote, on n’a donné de l’effet produit par letragique, une explication qui suppose un état d’âmeartistique, une participation esthétique des auditeurs.Tantôt les péripéties les plus sombres doivent exciter notrepitié et notre terreur jusqu’à provoquer une explosionbienfaisante ; tantôt nous devons nous sentir grandis ettransportés par la victoire de bons et nobles principes, parla vue du héros sacrifié aux exigences d’une conceptionmorale du monde ; et s’il est absolument certain pour moiqu’à l’égard d’un grand nombre de personnes c’estprécisément cela, et seulement cela, qui constitue l’effet dela tragédie, il en résulte avec une égale évidence que tousces gens, ainsi que leurs esthéticiens interprétateurs, n’ontrien connu de la tragédie en tant qu’art suprême. Cesoulagement pathologique, la catharsis d’Aristote, au sujetde laquelle les philologues ne savent pas au juste si elledoit être classée parmi les phénomènes médicaux ou lesphénomènes moraux, rappelle une remarquable intuitionde Gœthe. « Sans ressentir un vif intérêt pathologique, dit-il, je n’ai jamais pu arriver à traiter une situation tragiquequelconque ; aussi les ai-je plutôt évitées que recherchées.Ne serait-ce pas vraiment l’un des mérites des anciensque, chez eux, le plus haut pathétique n’ait été en mêmetemps qu’un jeu esthétique, alors que, pour nous, la vériténaturelle doit intervenir afin de produire un semblablerésultat ? » Il nous est permis désormais de répondre

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affirmativement à cette question si profonde après lesmerveilleuses expériences que nous avons réalisées,après avoir éprouvé tout à l’heure avec stupéfaction dansla tragédie musicale comment, en réalité, le plus hautpathétique peut cependant n’être qu’un jeu esthétique ; cequi nous donne le droit de penser que, seulement àprésent, on peut essayer de décrire le phénomèneprimordial du tragique avec quelque chance de succès.Quant à celui qui, maintenant encore, ne sait parler que deces effets vicariants émanés de sphères extra-esthétiques,et qui ne se sent pas émancipé de la routine du processuspathologico-moral, il lui faut désespérer de connaîtrejamais la nature esthétique de ce phénomène. Commecompensation inoffensive, nous lui recommandonsl’interprétation de Shakespeare à la manière de Gervinuset la découverte laborieuse de « la justice poétique ».

C’est ainsi que la renaissance de la tragédie faitrenaître aussi l’auditeur esthétique, auquel s’était substituéjusque-là, dans les salles de théâtre, un étrange quiproquo,aux prétentions mi-morales et mi-savantes, le « critique ».Dans la sphère où celui-ci avait vécu jusqu’alors, tout étaitartificiel et fardé seulement d’une apparence de vie.L’artiste exécutant ne savait vraiment plus, en effet,comment s’y prendre avec un semblable auditeur auxallures de critique, et il lui fallait épier anxieusement, encompagnie de son inspirateur le dramaturge ou lecompositeur d’opéra, les derniers restes de vie dans cetteentité prétentieuse, vide et incapable de sentir. Cependant,

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jusqu’ici, c’était de « critiques » de cette espèce qu’étaitconstitué le public ; l’étudiant, l’écolier, voire la créature laplus simple, la femme la plus ingénue, étaient préparés àleur insu, par l’éducation et les journaux, à recevoir d’uneœuvre d’art une impression identique. Les plus noblesesprits parmi les artistes escomptaient, auprès d’un telpublic, l’excitation des facultés morales et religieuses, etl’évocation vicariante de la « loi morale universelle »intervenait à l’endroit précis où le spectateur devait êtrefasciné par un effet artistique d’une puissance irrésistible.Ou bien quelque mouvement grandiose, tout au moinstroublant, de la vie politique ou sociale contemporaine,était représenté par le dramaturge avec une intention sivisible que l’auditeur en pouvait secouer sa torpeur critiqueet s’abandonner aux sensations qu’il eût éprouvées à desépoques d’enthousiasme patriotique ou belliqueux, oudevant la tribune du parlement, ou encore à lacondamnation du crime et de l’infamie ; de sorte que cetteméconnaissance des fins propres de l’art dut çà et làfatalement aboutir tout droit à un culte de la tendance dansl’art. Mais alors il se produisit un phénomène que l’on eut àconstater de tout temps dans les arts factices : unabâtardissement, une usure rapide de ces tendances ; aupoint que, par exemple, la tendance de faire du théâtre uninstrument d’éducation morale du peuple, qui, du temps deSchiller, était prise au sérieux, est classée désormaisparmi les antiquités invraisemblables d’une culture abolie.Tandis que le critique régnait au théâtre et au concert, lejournaliste à l’école, la presse dans la société, l’art

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dégénérait à n’être plus qu’un divertissement de la plusbasse espèce et la critique esthétique était devenue unmoyen de retenir l’attention d’une société vaine, dissipée,égoïste et, par-dessus tout, misérablement vulgaire, dontl’état d’esprit est donné à comprendre par Schopenhauerdans sa parabole du porc-épic ; si bien qu’à aucuneépoque on ne bavarda autant sur l’art tout en en faisantaussi peu de cas. Mais est-il possible d’avoir encore desrelations avec un homme en état de parler de Beethoven etde Shakespeare ? Chacun pourra répondre à cettequestion selon son sentiment : il fera voir, en tout cas, parsa réponse, ce qu’il entend sous le nom de « culture », ensupposant toutefois qu’il essaie de répondre à cette interrogation et n’en reste pas tout d’abord stupéfait à perdre laparole.

En revanche maint esprit doué par la nature de facultésplus nobles et plus délicates, quoique devenu peu à peu,de la manière que j’ai dite, un critique barbare, pourraitavoir quelque chose à dire de l’effet aussi inattenduqu’incompréhensible ressenti, par exemple, à une bellereprésentation de Lohengrin. Seulement peut-être était-ildépourvu de tout guide pour l’avertir et l’éclairer, de sorteque cette impression prodigieusement hétérogène etpourtant incomparable, dont il reçut alors la commotion,demeura isolée et, comme un mystérieux météore,s’éteignit après un éclat passager. Ce jour-là, il lui futdonné de pressentir ce qu’est l’auditeur esthétique.

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23.Celui qui veut connaître bien exactement de soi-même,

à quel degré il est allié aux véritables auditeurs esthétiquesou s’il appartient à la communauté des esprits socratiques-critiques, n’a qu’à se demander sincèrement quel étatd’âme est le sien au contact du miracle représenté sur lascène ; s’il lui semble que soient alors froissés son senshistorique, sa raison en quête d’un rigoureuse etpsychologique causalité ; si, par une indulgente concession, il admet le miracle à peu près comme unphénomène approprié à l’intelligence de l’enfance etauquel il demeure étranger et indifférent ; ou bien s’iléprouve ici quelque autre chose. C’est à cela, en effet, qu’ilpourra mesurer jusqu’à quel point il est capable decomprendre le mythe, cette image du monde en raccourciqui, en tant qu’abréviation de l’apparence, ne peut sepasser du miracle. Toutefois, il est probable qu’à unexamen rigoureux chacun, ou presque, se sent assezdédoublé par l’esprit d’analyse critique et historique denotre culture pour arriver, quasiment avec l’aide del’érudition, par l’intermédiaire d’abstractions, à accepter lavraisemblance d’une existence réelle du mythe en quelquemoment du passé. Mais, sans le mythe, toute culture est

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dépossédée de sa force naturelle, saine et créatrice ; seulun horizon constellé de mythes parachève l’unité d’uneépoque entière de culture. Le seul mythe peut préserver del’incohérence d’une activité sans but les facultés del’imagination et les vertus du rêve apollinien. Les imagesdu mythe doivent être les esprits tutélaires invisibles etomniprésents, propices au développement de l’âmeadolescente, et dont les signes annoncent et expliquent àl’homme fait sa vie et ses combats ; et l’État lui-même neconnaît pas de loi non écrite plus puissante que lefondement mythique qui atteste sa connexité avec lareligion et ses origines dans le mythe.

Que l’on considère à présent l’homme abstrait, privé dela lumière du mythe, l’éducation abstraite, la moraleabstraite, le droit abstrait, l’État abstrait ; qu’on sereprésente le déchaînement confus de l’imaginationartistique non maîtrisée par l’ascendant d’un mythefamilier ; qu’on imagine une culture n’ayant pas de foyeroriginel fixe et sacré, mais condamnée, au contraire, àépuiser toutes les possibilités et à se nourrir péniblementde toutes les cultures, – c’est là le présent ; c’est le résultatde cet esprit socratique qui s’est voué à la destruction dumythe. Et, au milieu de tous les restes du passé, l’hommedépourvu de mythes demeure éternellement affamé,creusant et fouillant pour trouver quelques racines, lui fallût-il les découvrir en bouleversant les antiquités les pluslointaines. Que signifie ce monstrueux besoin historique del’inquiète culture moderne, cette compilation d’autres

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innombrables cultures, ce désir dévorant de connaître,sinon la disparition du mythe, la perte de la patrie mythique,du giron maternel mythique ? Que l’on dise si lescontorsions sinistres et fébriles de cette culture sont autrechose que le geste avide de l’affamé se jetant sur de lanourriture, – et qui voudrait apporter encore quelque choseà une telle culture, irrassasiable quoi qu’elle absorbe, ettransformant dès qu’elle y touche les aliments les plussubstantiels et les plus salutaires en « Histoire etCritique » ?

Il faudrait cruellement désespérer de notre âmeallemande si le génie de notre peuple était désormaisaussi indissolublement inféodé à sa culture, aussi identifiéà elle que nous pouvons l’observer avec horreur dans lacivilisation française ; et ce qui fut longtemps le grandprivilège de la France et la cause de son extraordinaireascendant, justement cette identification du peuple et de laculture pourrait nous forcer, au spectacle de sesconséquences, à estimer comme un bienfait que cetteculture si sujette à caution, qui est la nôtre, n’ait jusqu’àprésent rien de commun avec le noble fonds de notrecaractère national. Tout notre plus ardent espoir est bienplutôt de reconnaître que, sous l’inquiétude et le désarroide notre vie civilisée, sous les convulsions de notre culture,une force primordiale est cachée, superbe, foncièrementsaine, qui, certes, ne se manifeste puissamment qu’à desmoments exceptionnels, pour s’assoupir ensuite et rêverencore d’un réveil futur. De cet abîme est sortie la Réforme

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allemande et dans ses chorals résonna pour la premièrefois la mélodie de l’avenir de la musique allemande.Profond, plein d’ardeur et de vie, débordant de bonté etd’infinie délicatesse, le Choral de Luther retentit comme lepremier appel dionysiaque traversant un épais taillis, auxapproches du printemps. En un écho émulateur lui réponditl’orgueilleux et prédestiné cortège des rêveurs dionysiensauxquels nous sommes redevables de la musiqueallemande, – et à qui nous devrons la renaissance dumythe allemand !

Je le sais, c’est vers un haut sommet de méditationsolitaire, jusqu’où peu seulement le suivront, qu’il me faut àprésent entraîner le lecteur qui m’accompagne avecsympathie ; qu’il ne perde pas courage et sache que, pourcette ascension, nous serons soutenus par nos guidesradieux, les Grecs. Nous leur avons emprunté jusqu’ici, auprofit de nos idées esthétiques, ces deux figures divinesqui gouvernent chacune un domaine particulier de l’art, et latragédie grecque nous a amenés à pressentir les effets deleur rencontre et de leur stimulation réciproque. Le déclinde la tragédie grecque nous apparut comme la suite fataled’une remarquable disjonction de ces deux instinctsartistiques primordiaux. À cet état de choses correspondaitune dégénération et une métamorphose du caractèrenational grec, qui nous obligea à de graves réflexions ennous montrant combien l’art et le peuple, le mythe et lesmœurs, la tragédie et l’État, sont liés de toute nécessité etétroitement entremêlés dans leurs fondements. La mort de

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la tragédie fut aussi la fin du mythe. Jusqu’alors les Grecsétaient involontairement amenés, contraints, à rattacher àleurs mythes tous les événements de leur existence etmême à ne concevoir la vie qu’à l’aide de ces rapports,par quoi le présent le plus immédiat devait se présenteraussitôt à eux sub specie æterni et, en un certain sens, endehors du temps. Mais, à ce torrent de l’extemporané,aussi bien l’État que l’art s’abreuvait d’illusion, pour ytrouver le repos des soucis et des passions de l’instant. Etla valeur d’un peuple, – comme d’ailleurs aussi celle d’unhomme, – se mesure précisément à cette seule faculté depouvoir marquer du sceau de l’éternité les événements deson existence ; car il est ainsi, en quelque sorte,désécularisé et manifeste sa conviction profonde etinconsciente de la relativité du temps et du sens véritable,c’est-à-dire métaphysique, de la vie. Lorsqu’au contraire unpeuple commence à se concevoir soi-mêmehistoriquement et à renverser autour de soi les rempartsmythiques, on constate en même temps d’ordinaire unesécularisation décidée, une rupture avec l’inconscientemétaphysique de son existence antérieure et toutes lesconséquences éthiques qui s’ensuivent. C’est avant toutl’art grec, en particulier la tragédie grecque, qui retarda ladisparition du mythe. Il fallut les exterminer ensemble pourpouvoir vivre, sans foyer et sans frein, dans le désert de lapensée, de l’usage et du fait. Et même alors cet instinctmétaphysique essaie encore de se créer une expressiontransfigurée, quoique affaiblie, dans le socratismescientifique incitant à la vie. Mais, dans les classes

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inférieures, ce même instinct aboutit seulement à unerecherche fiévreuse, qui s’égara peu à peu dans unpandémonium de mythes et de superstitions amoncelés detoutes provenances, au milieu desquels l’Hellène demeural’âme inquiète et mécontente, jusqu’à ce que, désormaisgræculus, il fut arrivé à savoir dissimuler cette fièvre sousun masque d’insouciance et de sérénité grecques, ou às’abrutir tout à fait dans quelque morne idolâtrie orientale.

Depuis la résurrection de l’antiquité alexandrino-romaine, au quinzième siècle, après un long entractemalaisément descriptible, nous nous sommes rapprochésde cet état d’esprit de la manière la plus extravagante. Enhaut, le même exubérant désir de savoir, le mêmeinsatiable bonheur de découvrir quelque chose, l’identiquemonstrueuse sécularisation ; à côté, on erre à l’aventurecomme un vagabond sans patrie, on se presse avidementà des tables étrangères ; c’est une frivole apothéose del’actualité ou une indifférence aveugle et blasée ; tout subspecie sæculi, du « présent » ; et ces semblablessymptômes nous font deviner un vide semblable au cœurde cette culture ; ils nous indiquent l’anéantissement dumythe. Il semble qu’il soit presque impossible de greffer unmythe étranger avec un succès durable sans qu’il enrésulte un irrémédiable dommage pour l’arbre inoculé.Celui-ci est quelquefois peut-être assez vigoureux et sainpour expulser cet élément étranger au prix de terriblesefforts, mais il lui faut le plus souvent dépérir étiolémisérablement ou épuisé par une croissance hâtive et

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morbide. Notre confiance est assez haute dans la pure etforte essence intime de l’âme allemande pour oserattendre d’elle cette expulsion d’éléments étrangersimplantés par violence, et admettre que l’esprit allemandpuisse reprendre conscience de soi-même. Quelques-unspenseront peut-être que cet esprit doive entreprendre lalutte en éliminant tout d’abord l’élément latin ; ils pourraientreconnaître dans la bravoure victorieuse et la gloiresanglante de la dernière guerre une exhortation et unstimulant extérieurs à procéder à cette élimination ; mais illeur en faudra ressentir la profonde et intrinsèque nécessitépar la pensée émulatrice de rester toujours dignes de leursnobles précurseurs dans ces combats, de Luther aussibien que de nos grands artistes et poètes. Mais qu’ils necroient jamais pouvoir livrer de tels combats sans les dieuxdu foyer, sans la patrie mythique, sans une « restitution »de toutes choses allemandes ! Et si l’Allemand hésitantdevait chercher autour de soi un guide, pour le ramenerdans sa patrie depuis longtemps perdue, et dont il neconnaît plus qu’à peine les chemins et les sentiers, – qu’ilécoute le joyeux appel de l’oiseau dionysiaque, qui voltigeau-dessus de sa tête et veut lui montrer son chemin.

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24.Parmi les effets artistiques propres à la tragédie

musicale, nous avons eu à relever une illusion apollinienne,qui a pour but de nous sauver d’une identificationimmédiate avec la musique dionysiaque, pendant quenotre émotion musicale peut librement s’assouvir dans undomaine apollinien et au spectacle interposé d’un mondeintermédiaire visible. En même temps nous avons cruremarquer combien cette émotion musicale même nousfaisait comprendre et pénétrer profondément le mondeintermédiaire de l’action scénique, le drame, et cela à undegré inaccessible pour tout autre art apollinien. Et il nousfallut alors reconnaître ici, où l’esprit de la musique donne,en quelque sorte, des ailes à l’art apollinien et l’emportedans son essor, l’apogée de la puissance de cet art, et,dans cette alliance fraternelle d’Apollon et de Dionysos,l’aboutissement suprême des fins artistiques tantapolliniennes que dionysiennes.

Certes, à l’aide de cette clarté intérieure même, due àla musique, l’image lumineuse apollinienne n’arrivait pas àproduire l’effet caractéristique de manifestations moindresde l’art apollinien. Ce que peuvent l’épopée ou [la

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sculpture], – forcer le regard contemplatif à une quiétudeextatique en face du monde de l’individuation, – il lui futimpossible de l’atteindre, en dépit d’une vie et d’unenetteté supérieures. Nous pûmes contempler le drame etpénétrer d’un œil clairvoyant jusqu’au dedans du mondeagité de ses motifs, – et cependant il nous semblait ne voirse dérouler devant nous qu’un tableau symbolique, dontnous croyions presque deviner le sens le plus profond, etque nous souhaitions écarter comme un rideau, pourapercevoir au-delà l’image originelle, le spectacleprimordial. L’absolue clarté du tableau ne nous suffisaitpas ; car celui-ci paraissait aussi bien dissimuler querévéler quelque chose ; et tandis que, par sa révélationsymbolique, il semblait provoquer à déchirer le voile, àdémasquer l’au-delà mystérieux cette lumineuse etintégrale évidence retenait cependant le regard fasciné, etle protégeait d’une vision plus profonde.

Celui qui n’a pas éprouvé cette sensation de devoir à lafois contempler quelque chose et aspirer au-delà de cettecontemplation, se représentera difficilement combien, enprésence du mythe tragique, ces deux processuscoexistent clairement et distinctement et sontsimultanément ressentis ; mais les spectateursvéritablement esthétiques attesteront avec moi que, parmiles effets propres à la tragédie, cette superpositiond’impressions est le plus merveilleux. Que l’on transposemaintenant ce phénomène du spectateur esthétique en uneopération analogue de l’esprit chez l’artiste tragique, et l’on

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aura compris la genèse du mythe tragique. Il partage avecla sphère artistique apollinienne la pleine joie àl’apparence et à la contemplation, et, en même temps, ilnie cette joie et trouve une satisfaction plus haute encore àl’anéantissement du monde perceptible de l’apparence. Lecontenu du mythe tragique est tout d’abord un événementépique avec la glorification du héros combattant. Mais d’oùprovient alors cette impulsion, en soi énigmatique, qui faitque le malheur dans la destinée du héros, les victoiresdouloureuses, la torture des motifs contradictoires, bref lerésumé de la sagesse de Silène ou, expriméesthétiquement, l’horrible et le monstrueux, soientreprésentés avec une telle prédilection, toujours denouveau, sous d’innombrables aspects, et juste au momentle plus juvénile et le plus exubérant de la vie d’un peuple, side tout ce spectacle même ne résulte pas une joie plushaute ?

Car, que cela se passe en réalité aussi tragiquementdans la vie, c’est ce qui serait le moins idoine à expliquerl’avènement d’une forme artistique, si l’art n’est passeulement une imitation de la réalité naturelle, mais bien unsupplément métaphysique de la réalité naturelle, juxtaposéà elle pour aider à la surmonter. Le mythe tragique, en tantque partie intégrante de l’art, s’emploie pleinement aussi àsusciter cette transfiguration qui est le but métaphysique del’art en général. Mais, que transfigure-t-il en exposant à nosyeux le monde de l’apparence sous la forme du hérosmalheureux ? Rien moins que la « réalité » de ce monde

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de l’apparence, puisqu’il nous dit justement : « Voyez !Regardez bien ! Voilà votre vie ! Voilà l’aiguille qui marqueles heures à l’horloge de votre existence ! »

Et c’est afin de la transfigurer devant nous que le mythemontrerait cette vie ? Et si cela n’est pas, en quoi consistealors la joie esthétique que nous procure aussi le spectaclede ces tableaux ? Je parle de la joie esthétique et je saisfort bien qu’un grand nombre de ces scènes peuventproduire en outre une délectation morale, soit sous laforme de la pitié ou par le triomphe d’une loi sociale. Maissi l’on voulait faire dériver l’effet du tragique de ces seulescauses morales, comme c’est d’ailleurs depuis troplongtemps l’usage en esthétique, qu’on ne se figure pasavoir fait ainsi quelque chose pour l’art ; car dans sondomaine l’art doit exiger avant tout la pureté. La premièreet indispensable condition de l’intelligence du mythetragique est de rechercher la joie spéciale qui lui estpropre dans la seule sphère purement esthétique, sans lesecours de la pitié, de la terreur, de la noblesse morale.Comment l’horrible et le monstrueux, matière du mythetragique, peuvent-ils susciter une joie esthétique ?

Ici, il est nécessaire de nous élever résolument jusqu’àune conception métaphysique de l’art, et de nous rappelercette proposition précédemment avancée que le monde etl’existence ne peuvent paraître justifiés qu’en tant quephénomène esthétique ; auquel sens le mythe tragique aprécisément pour objet de nous convaincre que mêmel’horrible et le monstrueux ne sont qu’un jeu esthétique, joué

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avec soi-même par la Volonté dans la plénitude éternellede son allégresse. Ce phénomène primordial et difficile àconcevoir de l’art dionysien acquiert directement une rareévidence et est immédiatement perçu dans lesmerveilleuses propriétés de la dissonance musicale ;comme aussi d’ailleurs, la musique, juxtaposée au monde,est seule capable de donner l’idée de ce qu’il faut entendrepar justification du monde en tant que phénomèneesthétique. La joie suscitée par le mythe tragique et lajouissance que procure la dissonance dans la musique ontune origine identique. L’instinct dionysiaque, avec sa joieprimordiale en face même de la douleur, est la communematrice d’où naquirent la musique et le mythe tragique.

Grâce au truchement musical de la dissonance quenous avons appelée à notre aide, le problème complexede l’effet tragique n’est-il pas notablement éclairci ? Nouscomprenons donc enfin ce que cela veut dire, pour latragédie, de vouloir contempler et en même tempsd’aspirer au delà de cette contemplation ; ce qu’il nousfaudrait caractériser, à l’égard de l’emploi artistique de ladissonance en disant que nous voulons entendre et qu’enmême temps nous aspirons au-delà de ce que nousentendons. Cette aspiration vers l’infini, ce coup d’aile dudésir, au moment où nous ressentons la plus haute joie dela claire perception de la réalité, nous rappellent que, dansces deux états, nous devons reconnaître un phénomènedionysien qui, toujours et sans cesse, nous révèlel’assouvissement d’une joie primordiale, dans le jeu de

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créer et de détruire le monde individuel ; à peu prèscomme Héraclite le Ténébreux comparait la force créatricede l’univers au jeu d’un enfant qui s’amuse à poser despierres çà et là, à faire des tas de sable et à les renverser.

Pour apprécier exactement la faculté dionysiaque d’unpeuple, il ne faut donc pas penser seulement à sa musique,mais il n’est pas moins indispensable de tenir compte dumythe tragique de ce peuple, comme second témoignagede cette faculté. Étant donnée l’étroite affinité de lamusique et du mythe, on doit s’attendre aussi à ce qu’unedégénération ou une corruption de celui-ci entraîne undépérissement de celle-là, si, d’autre part, le déclin dumythe est le signe d’un amoindrissement des facultésdionysiennes. Sur l’un et l’autre point, l’examen del’évolution de l’esprit allemand ne pourrait nous laisseraucun doute : dans l’opéra comme dans le caractèreabstrait de notre existence dénuée de mythes, dans un artdéchu au rôle de divertissement aussi bien que dans unevie gouvernée par les seuls concepts, s’était dévoilée lanature anti-artistique autant que délétère de l’optimismesocratique. Mais de réconfortants présages sont venusattester que, malgré tout cela, l’esprit allemand superbe etsain, intact dans sa profondeur et sa force dionysienne,ainsi qu’un chevalier étendu assoupi, repose et rêve aufond d’un abîme inaccessible. Et de cet abîme s’élève versnous le Lied dionysiaque, pour nous donner à entendrequ’encore aujourd’hui ce chevalier allemand rêve, en desvisions bienheureuses et graves, son mythe dionysiaque

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séculaire. Que nul ne croie que l’esprit allemand ait àjamais perdu sa patrie mythique, s’il comprend siclairement encore le chant des oiseaux qui parle de cettepatrie. Un jour, il se trouvera éveillé dans la fraîche vigueurdu matin d’un sommeil inouï ; alors il tuera des dragons, ilanéantira les gnomes perfides et réveillera Brünnhilde – etla lance de Wotan lui-même ne pourra lui barrer le chemin !

Amis, qui croyez à la musique dionysienne, vous savezaussi ce qu’est pour nous la Tragédie. Nous possédons enelle, engendré de nouveau par la musique, le mythetragique, – vous pouvez mettre en lui tout votre espoir etoublier par lui les pires douleurs ! Mais la douleur suprêmeest, pour nous tous, – le long avilissement dans lequel legénie allemand, arraché à son foyer et à sa patrie, vécutdomestiqué par des gnomes perfides. Vous comprenezces paroles, – comme enfin vous comprendrez aussi mesespérances.

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25.La musique et le mythe tragique sont, à un égal degré,

l’expression de la facilité dionysiaque d’un peuple, et ilssont inséparables. Tous deux émanent d’une sphère del’art qui est par delà l’apollinienne ; tous deux illuminent unerégion d’harmonies joyeuses où délicieusement s’éteint ladissonance et s’évanouit l’horrible image du monde ; tousdeux jouent avec l’aiguillon du dégoût, confiants dans lapuissance infinie de leurs enchantements ; tous deuxjustifient par ce jeu l’existence « du pire des mondes » lui-même. Au regard de l’apollinien, l’instinct dionysiaque semanifeste ici comme la force artistique primitive etéternelle, qui appelle à la vie le monde entier del’apparence, au milieu duquel une nouvelle illusiontransfiguratrice est nécessaire pour retenir à la vie lemonde animé de l’individuation. S’il nous était possibled’imaginer la dissonance devenue créature humaine, – etqu’est l’homme, sinon cela ? – pour pouvoir supporter devivre, cette dissonance aurait besoin d’une admirableillusion qui lui cachât à elle-même sa vraie nature sous unvoile de beauté. C’est là le véritable but de l’art apollinien ;et le nom d’Apollon résume ici pour nous ces illusions sansnombre de la belle apparence qui rendent, en chaque

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instant, l’existence digne d’être vécue et nous incitent àvivre l’instant qui suit.

Mais, en même temps, de ce principe de touteexistence, de ce tréfonds dionysiaque du monde, il ne doitpénétrer dans la conscience de l’individu humain que justel’exacte mesure dont il est possible à la puissancetransfiguratrice apollinienne de triompher à son tour ; detelle sorte que ces deux instincts artistiques soient obligésde déployer leurs forces dans une proportionrigoureusement réciproque, selon la loi d’une éternelleéquité. Partout où nous voyons les puissancesdionysiaques se soulever violemment, il faut aussiqu’Apollon, enveloppé d’un nuage, soit déjà descendu versnous ; et une prochaine génération contempleracertainement les plus splendides manifestations de sapuissance de beauté.

La nécessité de l’action de cette puissances’imposerait le plus sûrement à chacun par intuition, s’il luiarrivait de se sentir transplanté, fût-ce en rêve, dans uneexistence hellénique antique. À l’ombre des hautspéristyles ioniques, en face d’un horizon coupé de lignesnobles et pures, voyant autour de soi, comme en un miroir,son image reflétée, transfigurée en un marbre radieux,entouré d’êtres humains aux allures majestueuses et auxmouvements gracieux, qui parlent avec des gestes rythmésune langue harmonieuse, – ne lui faudra-t-il pas, auspectacle de cet intarissable débordement de beauté,élever les bras vers Apollon et s’écrier : « Bienheureux

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peuple des Hellènes ! Quelle puissance doit être parmivous celle de Dionysos, si le dieu de Délos jugenécessaire d’employer de tels enchantements pour guérirvotre ivresse dithyrambique ! » Mais, à qui s’exprimeraitainsi, un vieillard athénien pourrait répondre, en fixant surlui le regard sublime d’Eschyle : « Ajoute encore ceci, hôteétrange : combien dut souffrir ce peuple pour pouvoirdevenir si beau ! Et maintenant viens à la tragédie, etsacrifie avec moi sur l’autel des deux divinités ! »

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Les Échos du Maquis, mars 2011. 1 Cette section (« Essai d’autocritique ») a été rédigée

par N. en 1886, alors que L’origine de la tragédie remonteà 1872. (N. d. É.) 2 Les t. donnaient : « comment ?justement ceux-ci eurent besoin de la tragédie ? »3 Lemonde comme volonté et comme représentation. 4

Gœthe, Faust, II. 5 Schiller, Hymne à la joie, qui forme lapartie chorale de la IXe Symphonie de Beethoven. (N. d. T.)6 Les t. donnaient : « du mélos ». 7 C’est ainsi que les t.rendent Wahrhaft-Seiende. P. Lacoue-Labarthe, parexemple, préférera « être-véritable ». (N. d. É.) 8 Les t.donnaient « … et dut à ce fait la place… ». (N. d. É.) 9Olympos le jeune (697 av. J. -C), joueur de flûte phrygien

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qui introduisit dans la pratique musicale l’usage du modechromatique et auquel on attribue l’invention du modeenharmonique. Ce qui distingue Olympos, c’est qu’il étaitseulement musicien, alors qu’avant lui, chez les Grecs, tousles musiciens avaient été en même temps poètes. (N. d.T.) 10 Au sens de « séduisante » mais n’ayant qu’une valeurapparente. (N. d. É.) 11 Les t. donnaient : « Mais la tradition,si formelle, s’élève ici contre Schlegel ». (N. d. É.) 12 Les t.donnaient : « l’erreur : ce ne serait pas assez de ne tolérerqu’en tant que licence poétique ce qui est véritablementl’essence de toute poésie. » (?) (N. d. É.) 13 Incapacité. (N.d. É.) 14 Gœthe, Faust, I. 15 Les t. donnaient : « Et, c’estainsi qu’ils semblent avoir senti, en effet, comme paraîtl’indiquer la distinction platonicienne, profondémentenracinée dans la nature hellène, de l’« Idée », enopposition à l’« Idole », à l’image. ». (N. d. É.) 16 Les t.donnaient : « Symposion ». (N. d. É.) 17 Les t. donnaient« le véritable érotique ». (N. d. É.) 18 Servante, bonne. (N.d. É.) 19 Les t. donnaient « naturistes ». (N. d. É.) 20

Altération, falsification. (N. d. É.) 21 Les t. donnaient« désharmonie ». (N. d. É.) 22 Chef d’atelier (imprimerie).(N. d. É.) 23 Qui avertit, avise, interpelle. (N. d. É.) 24 Clarté.(N. d. É.) 25 En dehors du temps. (N. d. É.) 26 Les t.donnaient : « le marbre animé ». (N. d. É.)