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SOUS LE MA.SQUE DE LA DEMOCRA TIE Michel Maffesoli* "Les tribus font la loi" Qui park encore de merite ? Pour suroivre dans notre societe, i1 faut apparlenir a un cum Le Nouvel Observateur.- Le piscon faic-il marcher Ja sociece ? Michel Maffesoli.- Oui, comme son nom l'indique. C'est un element dynamique qui a toujours existe, mais avec des nuances ... En ce moment, il prend de plus en plus d'importance. C'est la marque d'une evolution: lorsque l'aspect rationnel des choses domine, le piston est minimise. II n'intervient que comme un correc· tif, un element humain et mineur dans !es decisions. Mais quand le rationnel perd de son importance, Je piston devient pr imordial. C' est le cas aujourd' hui. N.0.- Commenc s'est passee cette evolution ? M. Maffesoli.- Le XIX.' siede se voulait objec· tif. II heritait de lagrande ambltlon des Lumieres, celle d'une societe parfaitement rationnelle, organisee. On commern;ait a mettre en place les grands corps de !'Etat. On organisait des concours. On avait le culte de la meritocratie. Et puis, petit a petit, il y a eu une saturation de certaines valeurs: l'objectif, le rationnel... C'est un phenomene d'usure connu. Et au xx• siede, le rationnel a ete slpplante par l'aff ectuel. On a pns de plus en p us eii'Compte la dimension personnelle, affective des choses. Eton a abouti a la situation que nous connaissons aujourd'hui : !es choix se font plus sur des criteres de relations, de parentele, d'amitie ... Les politiques ne eher· chent plus a convaincre, ils seduisent. Le merite n'a pas totalement disparu. Mais « a merite egal» - on entend tout Je temps cette expression - on prefere quelqu\fn de chez soi. Ca devient le critere predominant. N.0.- D'ou votre cheorie : nous sommes gouvernes par Jes clans. M. Maffesoli.- Par !es cribus . Je prefere cette expression. L'idee est simple : « je me sens de plain-pied avec quelqu'un parce que nous avons fait la meme ecole », ou: (( nous venons du meme endroit », etc. Tout marche comme mainte· nant. Les tribus sont organisees autour d'un chef et de son entourage, le reste se developpe en cascade ... La tribu fonctionne par dientelisme. Les membres d'une tribuse pistonnent entre eux. Ils se doivent assistance, fidelite, solidarite. En echange, ils beneficient de son pouvoir, de son influence. Car la tribu cherche a placer les siens un peu partout... N.0.- Ce modele est·il transposable partout? M. Maffesoli.- Je Je crois . En politique, me parait evident. De meme dans le milieu journalis· tique. Ou a l'Universite, que je connais bien . .. En sciences humaines par exemple, c'est la lune permanente entre quelques groupes pour av oir des places dans des commissions, obtenir des budgets de recherche, et ainsi de suite„ . Je n'echappe evidemment pas a la regle ... N.0.- L'evolution est·elle irreversible? M. Maffesoli.- Je Je pense. De plus en plus, le merite sera considere en fonction de !'apparte· nance a une tribu. II y a comme un eff et de contagion. Meme ce qui a ete cree pour etre objectif rentre dans le systeme tribal. Prenez les grands corps de !'Etat, qui symbolisent mainte· nant les tribus les mieux organisees, regardez l'ENA, pourtant creee apres la guerre pour rationaliser l'administration ... Tout est conta· mine. Y compris le systeme politique. On parle beaucoup de la perversion de la Republique. qui a entraine un regime de dans, etc. f aurais plutöt tendance a croire que l'on n'a jamais que la politique de sa societe. L'affrontement entre Mitterrand et Jacques Chirac, deux hommes de reseaux, est logique quand on regarde

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SOUS LE MA.SQUE DE LA DEMOCRA TIE

Michel Maffesoli* "Les tribus font la loi" Qui park encore de merite ? Pour suroivre dans notre societe, i1 faut apparlenir a un cum Le Nouvel Observateur.- Le piscon faic-il marcher Ja sociece ? Michel Maffesoli.- Oui, comme son nom l'indique. C'est un element dynamique qui a toujours existe, mais avec des nuances ... En ce moment, il prend de plus en plus d'importance. C'est la marque d'une evolution: lorsque l'aspect rationnel des choses domine, le piston est minimise. II n'intervient que comme un correc· tif, un element humain et mineur dans !es decisions. Mais quand le rationnel perd de son importance, Je piston devient primordial. C' est le cas aujourd'hui. N.0.- Commenc s'est passee cette evolution ? M. Maffesoli.- Le XIX.' siede se voulait objec· tif. II heritait de lagrande ambltlon des Lumieres, celle d'une societe parfaitement rationnelle, organisee. On commern;ait a mettre en place les grands corps de !'Etat. On organisait des concours. On avait le culte de la meritocratie. Et puis, petit a petit, il y a eu une saturation de certaines valeurs: l'objectif, le rationnel... C'est un phenomene d'usure connu. Et au xx• siede, le rationnel a ete slpplante par l'aff ectuel. On a pns de plus en p us eii'Compte la dimension

personnelle, affective des choses. Eton a abouti a la situation que nous connaissons aujourd'hui : !es choix se font plus sur des criteres de relations, de parentele, d'amitie ... Les politiques ne eher· chent plus a convaincre, ils seduisent. Le merite n'a pas totalement disparu. Mais « a merite egal» - on entend tout Je temps cette expression - on prefere quelqu\fn de chez soi. Ca devient le critere predominant. N.0.- D'ou votre cheorie : nous sommes gouvernes par Jes clans. M. Maffesoli.- Par !es cribus. Je prefere cette expression. L'idee est simple : « je me sens de plain-pied avec quelqu'un parce que nous avons fait la meme ecole », ou: (( nous venons du meme endroit », etc. Tout marche comme ~a mainte· nant. Les tribus sont organisees autour d'un chef et de son entourage, le reste se developpe en cascade ... La tribu fonctionne par dientelisme. Les membres d'une tribuse pistonnent entre eux. Ils se doivent assistance, fidelite, solidarite. En echange, ils beneficient de son pouvoir, de son influence. Car la tribu cherche a placer les siens un peu partout... N.0.- Ce modele est·il transposable partout?

M. Maffesoli.- Je Je crois. En politique, ~a me parait evident. De meme dans le milieu journalis· tique. Ou a l'Universite, que je connais bien ... En sciences humaines par exemple, c'est la lune permanente entre quelques groupes pour avoir des places dans des commissions, obtenir des budgets de recherche, et ainsi de suite„. Je n'echappe evidemment pas a la regle ... N.0.- L'evolution est·elle irreversible? M. Maffesoli.- Je Je pense. De plus en plus, le merite sera considere en fonction de !'apparte· nance a une tribu. II y a comme un eff et de contagion. Meme ce qui a ete cree pour etre objectif rentre dans le systeme tribal. Prenez les grands corps de !'Etat, qui symbolisent mainte· nant les tribus les mieux organisees, regardez l'ENA, pourtant creee apres la guerre pour rationaliser l'administration ... Tout est conta· mine. Y compris le systeme politique. On parle beaucoup de la perversion de la v· Republique. qui a entraine un regime de dans, etc. f aurais plutöt tendance a croire que l'on n'a jamais que la politique de sa societe. L'affrontement entre Fran~ois Mitterrand et Jacques Chirac, deux hommes de reseaux, est logique quand on regarde

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Michel Maffesoli

notrc evolution. Nous sommes entres dans l'äge du tribalisme. N.0.- Ce tribalisme signifie-t-il Ja fin de Ja democratie ?

M. Maffesoli.- C'est le retour ä un systeme medieval. La democratie reposait sur une dfüga­tion de type pyramidal, l'electeur designant ses representants. Aujourd'hui, le pouvoir provient de l'appartenance ä une tribu. Comme au Moyen Age. Ou comme au Japon, si vous preferez un exemple actuel. Du coup, l'individualisme est condamne. Sauf exception, on ne peut plus y arriver tout seul. En democratie, l'individu est protege par un ensemble de Jois, de cadres rationnels, qui 1 ui permet de survivre. Dans notre societe, la survie, c' est le piston, donc le cocon de Ja tribu. On se rassemble pour se tenir chaud. N.0.- Comment peut evoluer Je tribalisme ? M. Maffesoli.- On peut voir les choses de maniere pessimiste, avec des guerres de clans, une desagregation violente de Ja societe au profit des communautes. Ou bien tout va s'arranger. On va trouver un equilibre entre les tribus. Un systeme de partage des pouvoirs, une autoregula­tion. L'exemple de la Mafia peut nous inspirer. Quand !es familles restent sur leur territoire sans empieter chez les voisins, tout se passe correcte­ment, dans une harmonie conflictuelle. Les mafiosi ne se tirent dessus que quand l'equilibre est rompu.„

Propos recueillis par Claude Askolovitch

(*) Sociologue, directeur du Centre d'Etudes sur J'Actuel et /e Quotidien, auteur du « , Temps des tribus "