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L'apothéose des victimes PAR RENÉ GIRARD Prioes des grandes idéologies sommes-rwus sans defense deoont les démons de la xérwplwbie, de lïntégrisme, dufondoenent:alisme ? Non. Car quelque clwse en nous leur résisoe, qui plonge se,s racines dans lejudaique et le chrétien A . mesure qu'un peu partout les barriè- res nationales s'abaissent, un peu partout également une tentation se répand, celle de les relever. A ce propos, on évoque l'Europe de l'Est mais, dans nos pays riches, ce ne sont pas des nationalismes qui se réveillent, c'est une très vieille peur, celle de l'immigration massive. Nous appelions l'Amérique de nos voeux et nous som- mes exaucés : même nos <1 problèmes 1>, désormais, sont américains. Les démunis du monde entier voient en nous une autre Californie. Nous décou- vrons la puissance des réflexes qui depuis toujours aux Etats-Unis militent en faveur de l'isolation- nisme et de la ségrégation raciale. Mais ici comme là-bas ces tendances sont vouées à l'échec. D'ici peu des avions d'une capacité cinq à dix fois supérieure à celle des Boeing 7 4 7 sillonneront la planète vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sera-t-il possible de les réserver exclusivement aux « vrais 1> touristes, à ceux qui rentrent dans leur <1 propre » pays après avoir visité celui des autres ? Le mouvement qui emporte le monde vers la mobilité et la porosité absolues est trop puissant pour être renversé ou même ralenti. Son accélération nous coupe le souffle, mais son renversement serait catastrophique. L'unification irrésistible de la planète devrait exciter et même exalter nos intellectuels. Mais la morosité les accable, et ils ne mettent pas à combattre les dangers de l'heure l'ardeur qu'ils y mettaient naguère, l'ardeur plus que jamais nécessaire. Certaines choses en nous nous rendent un peu complices des tendances que nous combat- tons néanmoins consciencieusement. L'une de ces choses n'est pas difficile à repérer. Sans être ni anglaise ni même américaine, la culture planétaire de demain parlera l'anglais. Nous avons perdu la bataille qui compte le plus, celle de la langue et de la culture. Amorcé dès le XIX' siècle, accéléré par les défaites militaires, par notre amenuisement relatif, le recul français est en train de se transformer en débâcle et nous en souffrons. Longtemps nous avons cru que notre prestige survivrait intact à nos défaites, et notre effort principal a porté sur nos points les plus faibles, la technique et l'économie. Nous n'avons pas mal réussi mais, ô désagréable surprise, la France nouvelle, sagement modernisée, américa- 58 /LES DÉBATS DE L'OBS - verse! est vraiment là, on ne veut pas le reconnaî- tre. Comme il n'obéit pas aux injonctions idéolo- giques, on le déclare impossible, impensable. Il serait assez cocasse mais pas surprenant du tout, en somme, si, après nous être enivrés de tous les orviétans dispensés par les Klingsors de l'idéa- lisme germanique, de Hegel à Heidegger, la formidable éclosion historique de notre temps se produisait à notre insu, complètement dédaignée par les descendants directs de tous ceux qui, depuis trois siècles, en célébraient à grand fracas l'avènement prochain. Depuis trente ans on nous ressasse qu'il n'y a plus de significations globales, permanentes, valables pour toute l'histoire hu- maine. Il n'y a jamais que de petites plages de sens, locales et fugitives, miroitements infimes au- dessus d'un réel inconnaissable. Marseille: arrivée d'immigrés algériens nisée, n'intéresse plus guère l'étranger, à com- mencer par l'Amérique. Par un comble de malheur qui n'est pas au hasard, nos intellec- tuels se sont faits les intarissables colporteurs de toutes les idéologies, philosophies et théories qui achèvent de s'effondrer. Un échec aussi vaste est dur à confronter. Pour mieux l'éluder, par un tour de force bien de chez nous, nous l'avons noyé dans l'universel, nous en avons fait l'échec du savoir dans son ensemble, la faillite du langage et du sens en général. Inlassa- blement, nous avons prêché la mauvaise bonne nouvelle du non-sens universel. Comme il y avait pas mal de paille dans l'humanisme de papa, ça a fait un beau feu de joie autour duquel la jeunesse a bien dansé, mais la fete ne pouvait pas durer toujours, et il n'en reste aujourd'hui qu'un nihilisme refroidi auquel ne s'accroche plus guère qu'un secteur universitaire en pleine décadence . Après avoir cru à tous les faux universels du passé récent, de l'humanitarisme hugolien à l'internationale maoïste, maintenant que !'uni- Croit-on vraiment que l'immense rassemble- ment de peuples qui s'effectue sous nos yeux n'a rien de décisif à nous dire ? Si notre monoculture n'était qu'un Bas-Empire comme les autres, il serait facile d'en désigner la nouvelle Rome, et aujourd'hui c'est impossible. Ce ne sera pas plus Tokyo ou Berlin demain qu'aujourd'hui ce n'est Washington, ou que hier c'était Moscou. Nos intellectuels mettent la même ardeur suspecte à nier l'universel aujourd'hui qu'ils mettaient, il n'y a pas si longtemps, à l'affirmer. Tous les indices suggèrent que, loin de vivre dans la répétition et les mécaniques structurelles, nous vivons une époque inouïe, sans équivalent dans le passé. Nous voilà donc privés des idéologies qui passaient pour indispensables à notre santé intel- lectuelle et surtout morale. Sommes-nous donc exposés sans défense, désormais, à tous les dé- mons qui nous menacent, aux xénophobies, aux chauvinismes, aux francocentrismes, aux inté- grismes, aux fondamentalismes et autres perver- sions abominables de l'esprit moderne? Ces démons existent, assurément, mais je ne crois pas qu'ils progressent autant qu'on nous le dit. Nous nous accusons mutuellement d'être chauvins, aigris, mesquins, racistes, réactionnaires, et nous sommes tous un peu tout cela, sans doute, mais nous sommes très peu nombreux à l'être jusqu'au bout. Quelque chose en nous résiste à ces démons, et nous ne savons plus ce qu€ c'est. En deçà des idéologies, un universel se 1 dessine qu'il faut peut-être définir comme souci non pas de certai-

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René Girard1992 L'apothéose des victomes

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  • L'apothose des victimes PAR REN GIRARD Pris des grandes idologies ~' sommes-rwus sans defense deoont les dmons de la xrwplwbie, de lntgrisme, dufondnent:alisme ? Non. Car quelque clwse en nous leur rsis, qui plonge se,s racines dans lejudaique et le chrtien

    A. mesure qu'un peu partout les barri-res nationales s'abaissent, un peu partout galement une tentation se rpand, celle de les relever. A ce propos, on voque l'Europe de l'Est mais, dans nos pays riches, ce ne sont pas des nationalismes qui se rveillent, c'est une trs vieille peur, celle de l'immigration massive. Nous appelions l'Amrique de nos vux et nous som-mes exaucs : mme nos , dsormais, sont amricains. Les dmunis du monde entier voient en nous une autre Californie. Nous dcou-vrons la puissance des rflexes qui depuis toujours aux Etats-Unis militent en faveur de l'isolation-nisme et de la sgrgation raciale. Mais ici comme l-bas ces tendances sont voues l'chec.

    D'ici peu des avions d'une capacit cinq dix fois suprieure celle des Boeing 7 4 7 sillonneront la plante vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sera-t-il possible de les rserver exclusivement aux vrais 1> touristes, ceux qui rentrent dans leur

  • nes victimes mais de toutes, sans distinction d'appartenance religieuse, culturelle, nationale. On est presque oblig ici de recourir des termes dont la conjonction parat absurde, de parler d'une apothose des victimes, ou mme de leur monte en puissance.

    On va se rcrier, on va me dire qu'il n'y a l qu'imposture, hypocrisie, mensonge, duperie. Tout le monde aspire dsormais occuper la position de victime suprme, la plus victimise de toutes. Chaque groupe a ses victimes lui, suprieures aux autres dans l'ordre victimaire, plus rellement pitoyables. On est cur par les querelles dont les victimes d'un monde tragique

    sont~ la fois l'enjeu, le drapeau, les projectiles et les boucliers. Sans doute, mais l'curement qu'inspirent ces surenchres, o peut-il bien s'enraciner sinon dans une modalit plus authen-tique, ou qui se voudrait telle, du souci que nous partageons tous, ce souci de toutes les victimes que mme les plus cyniqes parmi nous n'osent pas rpudier ?

    Pour bien voir ce que ce discours a d'inou, il faut renoncer un instant aux morales et contre-morales pour l'couter en ethnologue, et constater que personne ne l'a jamais tenu avant nous. Hors de chez nous, il serait proprement inintelligible. Ce langage, nous pensions nagure qu'il s'enraci-nait dans l'idologique, dans le discours marxiste sur l'exploitation du proltariat, par exemple, mais ce n'tait pas.vrai puisque, loin de l'affaiblir, la dbcle des idologies le renforce encore et en rvle l'origine religieuse. Tout s'enracine dans le judaque et le chrtien.

    Pour une fois Nietzsche avait raison, mais il est impossible de suivre ce philosophe dans sa dmence esthtisante, dans sa revendication monstrueuse d'une morale des matres contre celle des esclaves. Nous savons o mne cet esthtisme-l. Si la concurrence des victimes venait cesser, nous retournerions vite, c'est certain, celle de leurs bourreaux.

    J'invente, parat-il, un judo-chrtien qui n'existe pas. Qu' cela ne tienne, il suffit de renvoyer les uns et les autres leurs textes respectifs. En ce qui concerne les victimes et plus prcisment les trangers, les immigrants dmu-nis, la Bible hbraque et les Evangiles sont interchangeables. Pour la premire, voir la grande injonction du Lvitique ou, si l'on prfre, !'Exode ou le Deutronome : Si l'tranger rside avec vous dans votre pays, vous ne Je molesterez pas. Il sera pour vous comme un compatriote et tu l'aimeras comme toi-mme car vous avez t trangers au pays d'Egypte. Pour les seconds, voir le Bon Samaritain, et la parabole du jugement dernier: ]'tais un trangeret vous ne m'avezpas accueilli, nu et vous ne m'avez pas vtu, malade et prisonnier, et vous ne m'avez pas visit.

    Ces textes ont prsid beaucoup de choses dans nos diverses cultures et, en de des idolo-gies dfaillantes, ce sont eux, en dernire analyse, qui nous protgent un peu de nous-mmes et des protectionnismes matriels et spirituels par les-quels nous sommes tous tents.

    L'Europe du mpris PAR AIAIN FINKIELKRAUT Est-ce parce que la grande ide de cosmopolisnie s'est dgrade chez nous en shopping plantaire que nous qualifions de tribale la soif d'identit des peuples librs ?

    D eux ans aprs l'ivresse de la chute du mur de Berlin, les dmocrates de l'Europe opulente ont la gueule de bois. Le postcommunisme les doit ou les inquite presque autant que, nagure, le communisme. L'Eu-rope de l'Est, disent-ils, amers, n'a pas tenu ses promesses. Elle recule au lieu d'aller de l'avant. Au lieu de choisir la voie royale des valeurs universelles, elle s'enfonce dans la recherche perdue de la plus petite diffrence. A l'heure du village global, elle ressuscite les querelles de clocher. Quand tout se mle, se confond, se

    . mondialise, elle tombe en proie !'ethnocen-trisme.et la xnophobie. On attendait la fin de !'Histoire, c'est--dire l'adhsion de tous les hommes la dmocratie et au march, ce sont les vieux dmons qui se lvent et l'on risque de voir renatre le temps des tribus.

    tion, disait Pguy avant que l'idologie totali-taire ne s'empare dfinitivement de ce mot, n'est pas (1 une situation de transbordement ou de chambardement autoritaire, arbitraire et livresque, mais, au fond, un appel une tradi-tion plus profonde; une rvolution est un appel d'une tradition moins parfaite une tradition plus parfaite, un appel d'une tradition moins profonde une tradition plus profonde, un reculement de tradition, un dpassement en profondeur; une recherche des sources plus profondes ; au sens littral du mot, une res-source .

    Il faut avoir oubli ce qu'est le monde et, l'instar du communisme dfunt, considrer l'individu sous l'angle exclusif de la production et de la consommation pour ne voir dans un tel ressourcement que repli frileux (tout ce qui n'est pas conforme, de nos jours, est~ frileux & ) sur l'ethnicit. Ce n'est pas, autrement dit, parce que nous sommes cosmopolites mais parce que la grande ide de cosmopolitisme s'est dgrade chez nous en shopping plan-taire et parce que nous avons rduit l'homme universel un Walkman Sony, vtu d'un jean Levi's et d'une chemise Lacoste que nous qualifions de tribale la soif d'identit qui saisit aujourd'hui les anciennes colonies de l'empire totalitaire.

    Toutes les traditions, tous les mondes que l'Europe sinistre s'efforce de ramener au jour sont loin, certes, d'tres dmocratiques, sym-pathiques et roses. Et les nations en mal de pass sont d'autant moins enclines faire le tri

    i qu'en censurant tout le communisme a tout magnifi, mme le fascisme. L'Europe du

    .. J sicle a provoqu et subi deux catastrophes if"eiedelliberti Vilniuset1sep:mbrel!J9' . totalitaires. !l lui incombe maintenant d'ap-

    :,.:;. : ,:;..c" y . 1 . . .:r:;. ~;. ~ ;p.reI)dre ~ne plus les jouer l'une contre l'autre .; ~~;diagnostic.~sabuse r~v~le d'atldrd.1Jile ; et ne pas s~ servir'9e la plus rcente pour profiid, .une incroyable meoJinaissanc'du ... effacer celle qui Pa prcde. Mais c'est trahir communisme. Celui-ci, en effet, ne supprime ce mandat que de frapper d'infamie le patrio-. pas seulement l libert, il abolit la pl\ltalitdes tisme mme des anciennes-nouvelles nations

    mond~ au profit d'un monde qui ri' est th~1l11e eW-OPennes et de dcrter fascistes ou antis-pas un monde mais l'alternance SerriPit~inelle mites leurs revendications identitaires. Au nom d'un t.ravail monotone et d'une co11sommat{on du pls jamais~!&, on en vient alors refuser ~'a~tant plus 9bsdante .qu'elle e~tdifficllt~. toute alternativ. l'euro-disneylandisation de p~r~.p'o~ Ia tenriltiye,;~~:f~is J~li~rt .~ l'I!urope, voife, comnie c'est le cas quand on ~nq.ise, de redonner un .n.to1J;fli~~e; cJ i . trlt d'oustachiS lesvictimes croates du natio recbmtituet U.n chez-sol qui Ii sit'~.liniit~ + nal-commurusme serbe, cautionner le retour la sphre priv, et de retrouver une m111oit~ : du crime de masse sur le sol europen. L'antito-une sensibilit~ qui vous relient d'autres tres taJitarisme mritait mieux. que ceux dejotre classe sociale. Une fvolu'.' AR

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