8
Deux séminaires (Paris-Gôttingen) In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 106-107, mars 1995. Histoire sociale des sciences sociales. pp. 101-107. Citer ce document / Cite this document : Deux séminaires (Paris-Gôttingen). In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 106-107, mars 1995. Histoire sociale des sciences sociales. pp. 101-107. doi : 10.3406/arss.1995.3140 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1995_num_106_1_3140

1995 - Deux Séminaires (Paris-Gôttingen)2

Embed Size (px)

DESCRIPTION

1995 - Deux Séminaires (Paris-Gôttingen)2

Citation preview

Page 1: 1995 - Deux Séminaires (Paris-Gôttingen)2

Deux séminaires (Paris-Gôttingen)In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 106-107, mars 1995. Histoire sociale des sciences sociales. pp.101-107.

Citer ce document / Cite this document :

Deux séminaires (Paris-Gôttingen). In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 106-107, mars 1995. Histoire socialedes sciences sociales. pp. 101-107.

doi : 10.3406/arss.1995.3140

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1995_num_106_1_3140

Page 2: 1995 - Deux Séminaires (Paris-Gôttingen)2

DEUX SEMINAIRES

Le séminaire de Paris

Tendances actuelles de l'histoire allemande

Un débat consacré aux perspectives de l'histoire allemande après la réunification s'est tenu au Collège de France le 18 septembre 1993 entre Pierre Bourdieu, Christophe Charle, Hartmut Kaelble et Jürgen Kocka. Ce dernier s'interroge d'abord sur les conséquences que la rupture des années 1989-1990 pourra avoir sur la manière dont l'histoire s'écrira dorénavant en Allemagne, en particulier l'histoire sociale. « Nous sommes au milieu d'une restructuration de notre champ. » Le cas de l'Allemagne est particulièrement exemplaire puisque c'est à l'intérieur d'un même pays que peuvent s'observer les bouleversements des rapports Est-Ouest ; d'où la nécessité d'une discussion sur les rapports entre le développement intérieur et la politique internationale. Il deviendra de plus en plus difficile, selon Jürgen Kocka, de s'en tenir à une histoire oublieuse de la politique, comme l'ont fait parfois Y Alltagsgeschichte, la microhistoire ou la Kulturgeschichte. De nouveaux sujets d'étude vont émerger : l'histoire de l'Allemagne de l'Est, avec l'accessibilité des sources et le renouvellement de l'intérêt, et l'histoire de la nation. La majorité des Allemands qui se trouvent aujourd'hui confrontés à l'idée d'une nation allemande ne croyaient plus en son existence ; déjà apparaît un nouveau débat : quelle sera la définition de cette idée de nation? Hartmut Kaelble souhaite qu'elle repose sur une culture des buts communs plutôt que sur l'origine ou la langue.

Les historiens allemands seront aussi amenés à revoir l'interprétation des ruptures. Jusqu'en 1990, en effet, la rupture de 1945 était fondamentale, elle représentait l'émergence de la démocratie. Quelle signification donner à la rupture de 1989-1990? Est-ce une réunification ou la création d'une nouvelle unité ? Assistons-nous à la renaissance de l'Allemagne bismarckienne ou bien à l'émergence d'une Allemagne nouvelle, et d'une démocratie qui n'existait pas dans le Reich de Bismarck ? Dans

ce contexte, comment penser aussi la rupture de 1871, au début du règne de Bismarck (Hartmut Kaelble) ?

Christophe Charle formule des interrogations de même type pour l'histoire française, rapprochant ainsi les débats allemands de ceux qui ont surgi en France au moment de la commémoration de la Révolution française. Sur la rupture de 1945, la polémique est moins vive qu'en Allemagne, mais la France aussi a connu une période de dictature, de domination étrangère, pendant laquelle l'État a été dissous. « Ce qui est étonnant c'est que, lorsqu'on mène des débats sur Vichy, sur la défaite de 1940 ou sur la Libération, on se limite plutôt à des questions de responsabilité : qui avait raison, qui avait tort? Peut-être les Allemands peuvent-ils nous montrer le chemin pour passer à un niveau de conceptualisation plus global sur les tendances à plus long terme qui peuvent expliquer les ruptures ? Comment expliquer le phénomène de la réunification? Est-il simplement lié aux événements internationaux ou est-ce que, dans les structures mêmes de la société est-allemande, il y avait des forces qui ont hâté les choses et qui ont eu un rôle effectif? [...] Peut-être pourrait-on utiliser ces interrogations allemandes, qui portent sur des problèmes plus brûlants, pour reconsidérer en France l'insuffisance de nos propres interrogations sur des périodes assez comparables en termes de rupture. » Pour interpréter les ruptures, il faut tenir compte des facteurs externes (les décisions prises en Union soviétique, par exemple) mais aussi des mouvements internes (les manifestations de masse à Leipzig, etc.). Autre exemple : s'agissant de l'analyse de la rupture de 1945, on peut privilégier l'introduction de la démocratie par les Américains mais il faut rappeler aussi que beaucoup de décisions ont été prises par les Allemands eux-mêmes. Cela pourrait constituer une discussion européenne puisqu'il y a, dans ce cas, conjonction de temps et de circonstances dans

Page 3: 1995 - Deux Séminaires (Paris-Gôttingen)2

102 Deux séminaires

plusieurs pays (Hartmut Kaelble). Jürgen Kocka rappelle la rupture de 1917, qui a perdu un peu de sa signification, et insiste sur la nécessité de redéfinir la périodisa- tion de l'histoire au xxe siècle.

Pierre Bourdieu demande si l'on a raison de poser ainsi les problèmes, c'est-à-dire en termes de responsabilité. « Dire que les facteurs sont externes, c'est disculper les Allemands, ou l'inverse s'ils sont internes. Ce qui me frappe, c'est à quel point les problèmes que vous posez sont politiques. Selon que l'on choisit de dire que le mouvement est venu de l'effondrement de l'Union soviétique ou de l'Allemagne elle-même, c'est tout le jugement qu'on porte sur l'Allemagne de l'Est qui est transformé. Je ne vois pas comment on peut trancher scientifiquement ces débats, parce que, dans toutes les périodes, il y a un espace social diversifié. Il y a des gens qui, comme dans le cas de la France pendant l'Occupation, collaborent, luttent ou ne font rien. Donc dire continuité ou rupture, c'est privilégier arbitrairement un camp. C'est privilégier une des catégories de gens en lutte (les collaborateurs ou les résistants ou les apathiques) dans une situation complexe. Ce faisant, on s'autorise à projeter sur le passé des débats actuels. » L'importance accordée aux ruptures est « aussi une question politique » . Quelques historiens de droite affirment la continuité avec le Reich. D'autres, comme Hartmut Kaelble, parlent de nouveauté et pensent qu'il ne faut pas surestimer les continuités. Les problèmes de périodi- sation induisent des interprétations politiques. Il faut se méfier des périodisations, parce que, sous des apparences d'objectivité, elles peuvent trancher des problèmes avant même de les avoir posés (Pierre Bourdieu).

La conscience des Allemands d'avoir eu une dictature fasciste, avec tout ce que cela implique, était un élément important de leur culture. «N'y a-t-il pas, dit Jürgen Kocka, un risque de voir la césure de 1989 minimiser celle de 1945 et, ainsi, relativiser la période national- socialiste dans la mémoire et dans la culture politique? C'est un enjeu politique entre la gauche et la droite. » C'était la question centrale de 1' Historikerstreit des années 1986-1987 mais, aujourd'hui, les nouvelles tendances de l'histoire sociale ne sont pas claires.

Pierre Bourdieu se demande ce que vont devenir certains débats allemands (1' Alltagsgeschichte et l'histoire sociale, par exemple) qui étaient soutenus par des raisons sociales, des oppositions éthico-politiques. «Après la chute du Mur, ces oppositions vont-elles se perpétuer, vont-elles prendre d'autres formes ? On peut imaginer que les positions de synthèse qui dépassent l'alternative structure/agency, l'opposition entre les structures déterminantes et l'action du sujet, entre le macro et le micro vont se renforcer. N'y a-t-il pas une redéfinition des lignes de clivage ou une réconciliation? En tout cas, ne faudrait-il pas, pour être un peu normatif, lutter pour une sorte de réconciliation et placer le débat là où il est vraiment ? » II est difficile pour le moment de dégager les grandes tendances. «Nous avons eu quelques périodes pendant lesquelles les tensions intellectuelles se sont cristallisées dans des débats majeurs», rappelle Jürgen Kocka. Il y a eu 1 'Historikerstreit, le débat aujourd'hui dépassé entre Y Alltagsgeschichte et l'histoire sociale, un débat sur les responsabilités de la Deuxième Guerre mondiale. En ce moment, ce n'est pas clair mais ce n'est pas non plus l'harmonie.

Dialogue sur l'histoire comparée Dans un second temps, ia discussion s'engage sur la situation de l'histoire comparée en France et en Allemagne et sur les raisons du retard relatif de la France en ce domaine.

Christophe Charle : L'histoire moderne était beaucoup plus comparative ; Braudel prenait pour objet l'Europe, la Méditerranée, de grandes aires culturelles, pas un cadre national. C'est l'histoire contemporaine en France qui est très nationale, qui ne s'intéresse pas aux comparaisons. Pour les périodes plus anciennes, le Moyen Âge, l'histoire moderne, il y a beaucoup plus d'études comparatives. Je ne sais pas si c'est pareil en histoire contemporaine en Allemagne mais, en France, c'est particulièrement accentué.

Hartmut Kaelble : L'histoire comparée en France est moins avancée mais elle existe, alors qu'elle n'existe

pas en Espagne, en Europe de l'Est. Elle émerge en France dans les vingt dernières années mais moins qu'en Allemagne. Il y a plusieurs raisons techniques (moins bonne connaissance des livres étrangers, moins de voyages, le séjour à l'étranger est moins prestigieux, bien qu'il augmente maintenant). Je crois que la période nazie, du fait de sa centralité dans l'historiographie allemande, surtout contemporaine, a obligé à comparer davantage. On se demandait, par exemple, pourquoi il n'y avait pas eu une bourgeoisie libérale en Allemagne, etc. [. . .]

Jürgen Kocka : II faut se demander quel type d'historiens s'intéressent au comparatisme. Ceux qui pratiquent

Page 4: 1995 - Deux Séminaires (Paris-Gôttingen)2

Le séminaire de Paris 103

la comparaison sont plutôt ceux qui ont une approche analytique et qui entretiennent des relations avec les sciences sociales. Alors qu'à l'opposé les historiens fortement ancrés dans la tradition historiaste ne sont pas particulièrement intéressés par la comparaison. En histoire, on ne peut pas avoir de laboratoire d'expérimentation, mais la comparaison en tient presque lieu, elle permet d'expliquer les causalités, etc. Cela explique aussi pourquoi les historiens du quotidien (Alltagshistoriker) ne comparent jamais. Ils sont plus ancrés dans la thick description, dans la reconstruction de cas complexes. La question de savoir ce que va devenir le comparatisme dans les prochaines années dépend en grande partie du destin de l'approche analytique.

Pierre Bourdieu : Cela pose la question de l'excep- tionnalité de l'histoire. Le rapport des historiens à l'histoire comparée est un très bon indicateur de leur rapport aux sciences sociales et, plus précisément, à la sociologie. L'anthropologie permet de faire des monographies totales, des histoires de villages, de communautés, alors que la sociologie est différente, ne serait-ce que parce qu'elle utilise largement les méthodes quantitatives, la statistique.

C. C. : Je crois qu'il faut distinguer selon les périodes. En fait, je pense que dans le projet de Lucien Febvre, Bloch ou Braudel, il y avait une dimension comparative. Simplement, ce sont les successeurs qui n'ont pas continué, à la suite notamment d'un phénomène d'institutionnalisation dans le cadre des facultés, qui sont axées en fonction de programmes de concours induisant l'histoire nationale. [...]

H. K. : Le cas français est important parce que c'est le cas normal : il n'y avait pas l'exception du régime nazi mais on pouvait poser d'autres questions à partir de l'exception. En France, beaucoup de comparatistes posent la question de savoir pourquoi la France n'est pas aussi performante sur le plan économique que l'Allemagne, etc. [. . .] Deuxième remarque : en Allemagne, je n'ai jamais eu l'impression d'une rivalité entre sociologie et histoire. Je n'ai jamais eu l'impression qu'un sociologue va faire mon travail. Il y a toujours eu beaucoup de choses à faire pour un historien. Nous ne nous définissons pas contre la sociologie. On utilise des gens comme Weber comme porteurs de théories. Il n'y a pas de définition antisociologique et il y a beaucoup d'espace pour l'histoire comparative.

J. K. : Vous avez raison de souligner qu'il y a de la sympathie et de la collaboration entre la sociologie et les historiens comparatistes, mais, chez les historiens qui ne sont pas intéressés par les comparaisons, il y a une grande méfiance. Il y a une tension entre le courant dominant en histoire et la sociologie. Cette tension n'était

pas aussi forte dans les années 1960-1970, mais, avec le retour au langage, au récit, à la narration, à la fiction dans l'histoire, on s'éloigne de nouveau de la sociologie. Ceci pas seulement en Allemagne mais aussi aux États-Unis, où il y a désormais un gouffre entre des pans entiers de l'histoire et les sciences sociales. [...] Les historiens aiment définir des situations complexes et des contextes précis. Il faut donc garder l'équilibre entre l'abstraction et le contexte qu'implique la comparaison, ce qui est plus facile si on garde un petit nombre de termes de comparaison. J'ai dirigé un projet comparatiste sur la bourgeoisie à Bielefeld, je m'occupe maintenant d'un centre à Berlin où de nombreux jeunes historiens s'occupent d'histoire européenne comparatiste. Je voudrais souligner que la comparaison est rarement une fin en soi. Je demande toujours: pourquoi comparer, à quelle fin? Cela peut être la recherche de règles générales mais c'est le plus souvent la recherche et l'explication des spécificités. Il faut ajouter qu'en histoire la tendance à la précision des définitions n'est pas très forte, mais, pour le comparatisme, il est indispensable d'avoir des définitions strictes. Je souligne une nouvelle fois l'affinité entre comparatisme et histoire analytique (ce qui ne veut pas dire histoire quantitative).

H. K. : Je pense aussi que la comparaison historique a quelques spécificités. Premièrement, les historiens ne pensent pas en termes de généralisation mais en termes de spécificité. C'est dans la formation des historiens. C'est pour cela que les historiens hésitent à comparer. Deuxième difficulté : les historiens ont une interprétation contextuelle et c'est pour cela qu'ils hésitent souvent à comparer. Troisième barrière à surmonter : c'est la langue. Les historiens savent bien qu'il est difficile, par exemple, d'utiliser des termes modernes pour le passé. Tout historien sait bien qu'il aura des difficultés s'il utilise « famille », «travail», etc. Comparer, c'est le même problème. C'est utiliser deux langues et essayer de trouver des termes correspondants dans les deux langues. Quatrième barrière : ce sont les sources. Il est très difficile de trouver les mêmes sources dans deux pays. À mon avis, ce sont les quatre barrières importantes. C'est pour cela que les historiens ont commencé à comparer beaucoup plus tard que les sociologues. Je crois qu'il y aura des conditions favorables à la comparaison, comme la connaissance des langues étrangères, qui augmente. Le rôle de l'histoire a changé : c'était l'histoire nationale qui était importante au xixe siècle et au début du xxe siècle, tandis qu'après la Deuxième Guerre mondiale les fonctions de l'histoire ont changé. Je crois aussi que l'idée de la nation a changé, l'identité avec la nation n'est plus aussi, totale qu'avant la Deuxième Guerre mondiale. On se comprend davantage

Page 5: 1995 - Deux Séminaires (Paris-Gôttingen)2

104 Deux séminaires

comme une nation parmi d'autres. On s'intéresse plus aux autres nations dans la situation actuelle. Il y a toutes les conditions internes et externes qui favorisent la comparaison et qui font une grande différence entre la situation de l'historien des années 1920 ou 1930 et celle d'un historien d'aujourd'hui.

J. K. : II y a une nouvelle forme de comparaison en histoire, c'est la comparaison entre l'Allemagne de l'Ouest et l'Allemagne de l'Est et entre les dictatures. La période nazie et les régimes communistes sont désormais comparés. Ce sont donc deux comparaisons internes à l'Allemagne et il me semble que, depuis 1989-1990, il y a une tendance à revenir sur notre propre passé. Je crois donc très important de garder un horizon européen.

C. C. : Quels seraient les facteurs externes qui pourraient favoriser le développement du comparatisme? Pour que les travaux que nous faisons aient un écho, il faut des publics pour les accueillir. Comme, justement, l'enseignement est plutôt fait en fonction de programmes décidés par des découpages nationaux, surtout en France, il y a un obstacle institutionnel à lever pour que

s recherches éventuelles aient un débouché. Si on ne change pas la vision de l'histoire globale, ça restera un petit secteur en dehors des courants dominants, marginalisé et donc connoté comme quelque chose soit d'exotique soit de dominé. Pour que l'histoire comparée parvienne à s'institutionnaliser, à devenir quelque chose de visible dans le paysage universitaire, il faudra réfléchir sur tout ce qui, dans le fonctionnement même de chaque univers institutionnel, empêche ou freine sa réalisation pleine et entière. Ça existe au niveau de la recherche, de livres de petite diffusion mais, finalement, ça ne passe pas au-delà. Il n'y a pas vraiment de public, même au niveau des étudiants. On sait bien que, pour qu'une branche historique réussisse, il faut qu'elle passe du niveau de la seule recherche au niveau d'une diffusion vers les futurs historiens et chercheurs. Est-ce qu'en Allemagne il y a déjà des cours définis comme cours d'histoire comparée, des cursus où on forme les gens à certaines disciplines pour qu'ils soient armés à la faire ensuite, ou est-ce que ça reste là aussi uniquement des initiatives individuelles ?

J. K. : Par rapport aux États-Unis, notamment, nos cours sont définis de façon très lâche et nous ne pourrions pas avoir un cours sur le comparatisme. Nous organisons régulièrement des séminaires compara tistes. Je crois aussi que le ZIF de Bielefeld et le

Wissenschaftskolleg de Berlin sont utilisés pour des recherches compara- tistes. Rassemblez un groupe de personnes pendant un an pour travailler sur un objet commun et vous aurez une recherche comparatiste, mais il faut des institutions

de ce genre, cela ne vient pas tout seul. C'est comme l'interdisciplinarité, elle a besoin de soutien. Il faut donc créer des situations où les gens restent ensemble pendant un temps limité et s'accordent sur un certain nombre de questions.

H. K. : II faut faire trois choses. Premièrement, être plus comparatif dans la formation des étudiants, des doctorants, par des programmes qui existent, comme Erasmus, mais qui sont trop faibles ou par des écoles doctorales européennes, qui doivent être développées. Deuxièmement, toutes sortes d'aides pour les chercheurs, comme la Maison des sciences de l'homme ici, pour faire des séjours à l'étranger, pour avoir le contact direct. Troisièmement, c'est créer un journal européen comme Liber, capable de susciter des débats débouchant sur des études comparatistes. Il faut le créer, le vouloir.

P. B. : On pourrait s'appuyer sur les institutions européennes pour faire une sorte de lobbying en faveur d'une histoire comparée. Il faudrait peut-être rassembler toutes les institutions - littérature comparée, anthropologie comparée, histoire comparée. En s'appuyant sur les institutions européennes et sur l'intérêt politique qu'il peut y avoir à faire de la recherche comparée, en particulier sur les systèmes d'enseignement, peut-être pourrait-on faire du lobbying rationnel. Existe-t-il une organisation internationale d'histoire comparée? Si ce n'est pas le cas, il faudrait la créer : une association qui grouperait les historiens, la littérature comparée, la sociologie, etc., et qui demanderait des subventions au nom de l'idée qu'une telle recherche remplirait une fonction théorique et pratique d'intégration intellectuelle, qui est elle-même le préalable et la condition de l'intégration institutionnelle.

Page 6: 1995 - Deux Séminaires (Paris-Gôttingen)2

Le séminaire de Göttingen 105

Le séminaire de Göttingen

Au cours du séminaire du Collège de France1 qui s'est tenu à Göttingen, le 23 septembre 1994, avec la participation de Hans Medick, Alf Lüdtke, Jürgen Schlumbohm, Hans-Erich Bödeker, Reinhard Blänkner, Bernhard Jussen, Egon Flaig, Carola Lipp, Klaus Herding, Gadi Algazi, Peter Schöttler et Olivier Christin, diverses questions ont été débattues, certaines tout à fait précises qui émanaient directement des recherches de l'un ou l'autre des participants, d'autres, plus générales, qui seront privilégiées dans ce compte rendu, bien qu'elles soient moins représentatives, en fait, de l'esprit de ce séminaire, conçu comme une séance de travail en commun.

À une question de Hans Medick sur société d'ordres et société de classes, Pierre Bourdieu répond que, là où il voyait d'abord deux « réalités » différentes, avec Max Weber, il a été amené à penser qu'il s'agit d'une même réalité perçue et construite de deux manières différentes dans l'objectivité. Ainsi, le Stand nobiliaire existe en quelque sorte deux fois : il existe comme corps, corpora- tio au sens des canonistes et de Kantorowicz, c'est-à-dire comme un ensemble d'agents unis par des relations d'inter-reconnaissance (être noble, c'est être reconnu comme tel par les nobles - et aussi par les roturiers) fondée sur une vision généalogique du monde social ; il existe aussi comme ordre, Stand, distinct et distingué, lorsqu'il est perçu par des agents dotés des catégories de perception adéquates, c'est-à-dire, par exemple, de la grille cognitive des «trois ordres», bellatores, orator vs et laboratores, analysée par Georges Duby. La « classe » (sur laquelle il faudrait discuter) est du côté de l'être, l'ordre ou le Stand, du côté du connaître, de l'être perçu. Ce qui ne veut pas dire qu'il soit moins réel : le capital symbolique a beau n'exister que dans la relation entre des propriétés et des agents qui les perçoivent, qui les connaissent et les reconnaissent, il n'est pas moins réel pour autant, c'est-à-dire agissant et efficient. Il ne peut être détruit, comme le pouvoir symbolique de ceux qui le possèdent, que par une révolution symbolique, c'est-à- dire une transformation radicale des catégories de perception et des formes de connaissance, donc de croyance, qui instaurent la différence entre le noble et le roturier. Quant aux classes, elles n'existent pas au sens où l'entend la tradition marxiste, c'est-à-dire comme groupes constitués dans l'objectivité contre d'autres

groupes, mais ce qui existe et tend à persister, c'est la structure du champ social comme espace de positions définies par les positions occupées dans la structure de la distribution des différentes espèces de capital : sur la base de la proximité, dans l'espace social, et des affinités, dans les dispositions et les intérêts qu'elle favorise, peuvent se constituer des groupes durables, comme les ordres, ou occasionnels, comme les groupes mobilisés, au prix d'un travail de mobilisation (E. P. Thompson parle de « the making of English working class»), par et pour la lutte contre d'autres groupes, constitués autour d'une autre position dans l'espace social. Cela dit, on ne peut pas dire que tout groupe constitué objectivement sur la base de l'identité des conditions d'existence et du style de vie soit à proprement parler un Stand, à la différence de ce qui s'observe dans une société d'ordres, où les limites entre les ordres sont clairement définies et où les règles régissant les interactions entre les membres des différents ordres (intermariage, commensalité, etc.) sont explicitement codifiées (par exemple, les lois somp- tuaires), les différences qui définissent la bourgeoisie comme ensemble distinct et distingué, connu et reconnu comme tel par les détenteurs des catégories de perception adéquates, donc doté de capital symbolique, ne sont pas codifiées, pas plus que les limites de l'appartenance et de l'exclusion, et les normes qui régissent la gestion de ces différences restent floues.

À Carola Lipp qui avançait que sa théorie de l'habitus n'est nullement incompatible avec Pethnométhodologie, Pierre Bourdieu répond que c'est à la fois vrai et faux : vrai dans la mesure où Pethnométhodologie rappelle, à juste raison, que le monde social est construit par les agents ; faux dans la mesure où elle oublie de rappeler que les agents eux-mêmes (ou du moins leurs dispositions, leur habitus) et les catégories qu'ils mettent en œuvre pour opérer cette construction sont socialement construits ; vrai dans la mesure où, avec les phénoméno- logues, Husserl et Schutz notamment, les ethnologues rappellent que le monde social est vécu comme allant de soi (taken for granted) ; mais faux dans la mesure où ils

1 - Ce séminaire d'une journée, comme le cours qui s'était tenu la veille, a été organisé par la Mission historique française en liaison avec le Max-Planck-Institut et le Pr Rudolf Vierhaus, qui, dans son allocution de bienvenue, a évoqué ses liens anciens et intenses avec la Maison des sciences de l'homme et Pierre Bourdieu. Le compte rendu des discussions a été rédigé d'après les enregistrements par Olivier Christin.

Page 7: 1995 - Deux Séminaires (Paris-Gôttingen)2

106 Deux séminaires

oublient de rappeler les conditions sociales qui rendent possible cette expérience doxique : le monde social ne se donne comme évident que dans le cas particulier où les agents ont des habitus, donc des structures cognitives (ou des schemes de perception et d'appréciation) qui sont ajustées aux structures de ce monde, parce qu'elles sont le produit de l'incorporation de ces structures. Vrai et faux en un mot parce que Fethnométhodologie retient toujours la première branche, subjectiviste, idéaliste, de l'alternative entre le subjectivisme et l'objectivisme que la notion d'habitus vise précisément à dépasser ; en fait, il faut comprendre la position des agents dans les structures, comment sont produits les habitus et les intérêts qui structurent leur perception et leur appréciation des structures, et qui les inclinent à les conserver ou à les transformer, notamment par la lutte.

Egon Flaig rappelle l'existence de stratégies collectives de reproduction et d'une sorte d'« autodiscipline de la classe dirigeante » : refusant les pratiques esthétiques que l'on trouve chez les Grecs, les Étrusques, etc., et renonçant à de larges secteurs de consommation ostentatoire, l'aristocratie romaine manifeste, dans tout son mode de vie, sa solidarité avec les classes dominées ; elle peut donner aux dominés l'impression qu'elle est en phase avec eux (par exemple, en pleurant en leur présence), à leur service et au service de la Res publica. On peut dire, suggère Pierre Bourdieu, que ces stratégies sont collectives sans être en droit de dire qu'elles sont collectivement concertées : elles ont pour principe un habitus commun.

À une question sur l'habitus, Pierre Bourdieu répond que, si une des fonctions théoriques de la théorie de l'habitus est de permettre de rapporter à un principe unitaire l'ensemble des manifestations différentes d'un même individu (ou d'une classe d'individus), tous les habitus ne sont pas des systèmes de dispositions parfaitement cohérents et orientés vers la reproduction de la position dont ils sont le produit : il y a des habitus « clivés », qui reproduisent, dans une sorte de division contre eux-mêmes (haine ou mépris de soi), les situations de double-bind dont ils sont le produit (on peut comprendre de manière cohérente des conduites incohérentes et le principe de ces conduites).

Jürgen Schlumbohm pose la question de la possibilité de trouver empiriquement 1'« objectif final» de chacune des stratégies de reproduction pour les différentes catégories sociales dans les différentes situations historiques concrètes : « Les fins sont souvent très compliquées et très floues ; par exemple, en cas de remariage, faut-il laisser le patrimoine aux enfants du premier ou aux enfants du second mariage ? » Pierre Bourdieu répond que l'on

ne peut pas, si l'on accepte le concept d'habitus comme un moyen d'échapper à l'alternative du mécanisme et du finalisme, des causes et des raisons parler de fin des stratégies de reproduction. Ce que l'on observe empiriquement, c'est que, sans être identifiable à une sorte d'instinct de conservation infaillible (il y a, évidemment, des ratés des stratégies de reproduction), l'habitus tend (statistiquement) à orienter les individus et les groupes, familiaux notamment, vers la perpétuation de leur position dans l'espace social.

À une question sur la notion de champ, Pierre Bourdieu répond qu'il ne s'agit pas, à proprement parler, d'une métaphore, mais d'un modèle analogique qui peut être caractérisé par ce contre quoi il se définit : d'abord la vision mécaniste qui réduit les agents, comme dans la théorie économique, à des points matériels interchangeables, dont les préférences, inscrites dans une fonction d'utilité exogène, déterminent les actions de manière mécanique ; ensuite la vision interactionniste qui, sur la base de postulats anthropologiques tout à fait opposés, réduit le monde social à un ensemble d'interactions fondées sur des anticipations réciproques susceptibles d'être décrites dans le langage de la théorie des jeux, faisant ainsi disparaître tous les effets de structure et toutes les relations objectives de pouvoir. À ces visions atomis- tiques, on substitue des champs continus qu'il n'est pas possible d'expliquer de façon mécaniste dans la mesure où ce qui se passe en chaque point de l'espace dépend, non de ce qui se passe en un seul point immédiatement voisin (comme dans une trajectoire), mais de ce qui se passe dans l'ensemble des points de l'espace. En fait, le champ et les agents (qui peuvent être des individus ou des collectifs, des institutions) se déterminent mutuellement : c'est dans la relation entre les différents agents (par exemple, des entreprises, des écrivains, des éditeurs), définis par le volume et la structure du capital spécifique qu'ils possèdent (et fonctionnant en tant que sources de champ), que s'engendrent le champ et les rapports de force qui s'exercent sur l'ensemble des agents. Il va de soi que l'on ne trouve pas des champs partout et toujours et que l'une des tâches de la théorie des champs est de décrire, par une histoire structurale, le processus de différenciation et de constitution à travers lequel s'accomplit l'émergence des champs. Cela dit, dans la pratique scientifique, le concept de champ fonctionne comme principe d'une interrogation systématique de la réalité qui peut s'appliquer à des champs fonction- nellement différents d'une même société (champ religieux, champ économique, champ politique, champ littéraire, etc.) ou à des champs fonctionnellement semblables de sociétés historiquement ou géographique-

Andrea Beltran Lizarazo
Andrea Beltran Lizarazo
La noción de campo sirve como noción analógica, comparativa
Page 8: 1995 - Deux Séminaires (Paris-Gôttingen)2

Le séminaire de Göttingen 107

ment différentes. C'est ainsi un instrument particulièrement puissant d'histoire comparée ou de sociologie comparative en ce qu'il permet de poser dans tous les cas un ensemble de questions identiques (par exemple la question de la limite des champs) mais auxquelles on ne peut répondre que par l'enquête empirique.

Enfin, diverses questions ont été débattues. - Un exposé de Gadi Algazi consacré à « Social

Reproduction in Late Medieval Society » a suscité une discussion sur les rapports entre la violence physique et la violence symbolique et sur le caractère simplificateur et unilatéral de la théorie du dépérissement de la violence physique selon Norbert Elias ainsi que sur les théories visant à rendre compte de tendances historiques de longue durée (rationalisation, modernisation, etc.).

- À propos d'une intervention de Alf Liidtke en faveur de la « thick description » et de l'attention aux pratiques individuelles dans leur diversité et leurs nuances, on s'est interrogé sur la possibilité de comprendre les réactions des ouvriers au nazisme en les caractérisant seulement de manière collective et non individuellement - par exemple, origine ouvrière ou paysanne, rurale ou urbaine, syndicalisation, etc.

- Après un exposé de Klaus Herding à propos des formes de domination dans l'art français au xixe siècle, une discussion s'est engagée sur les rapports entre les émotions et les formes de domination.

- Enfin, après une intervention de Hans Medick sur la comparaison et la « multicultural approach » (et sur le fait que Pierre Bourdieu, attentif aux similitudes plutôt qu'aux différences, est «moins un comparatiste qu'un taxinomiste ») et une intervention de Egon Flaig sur l'emploi du concept de noblesse à propos d'une classe dirigeante dont le pouvoir est fondé sur le capital culturel, Pierre Bourdieu développe l'analyse de la noblesse comme capital symbolique et insiste sur la nécessité de fonder la comparaison sur des constructions théoriques, mais d'un type tout à fait particulier, sous peine de se contenter des lois tendancielles quasi tautologiques d'un vague évolutionnisme.

Andrea Beltran Lizarazo