1.DEA Alberto Vial.la Raison Formelle Du Pulchrum

Embed Size (px)

Citation preview

Universit de Paris IV- Sorbonne. UFR de Philosophie.

Mmoire de DEA

La raison formelle du pulchrum chez Saint Thomas dAquin

Directeur : M. le Professeur Ruedi Imbach. Alberto Vial Valenzuela Septembre 2004.

2

AVANT-PROPOSEn fvrier 2003, Francisco Argello1 a exprim le dsir que je ralise un travail de recherche sur la beaut dans loeuvre de Saint Thomas dAquin. A ce moment-l, je vivais Barcelone, o jai eu loccasion de frquenter les membres de la dite cole Thomiste de Barcelone , comme Jos Mara Petit et le vtran Francisco Canals. Dans un article publi cette anne-l2, un peu comme un testament intellectuel pour les nouvelles gnrations, Canals encourageait les thomistes sintresser au thme de la beaut: Je ressens le besoin de suggrer une direction concrte: la recherche du lieu qui, dans ldifice synthtique de loeuvre du Docteur Anglique, correspondrait au thme du pulchrum et de la pulchritudo, cest--dire, de ce qui est beau et de la beaut 3; et privilgier une des multiples mais cohrentes directions travers lesquelles on pourrait progresser pour redcouvrir lauthentique synthse de Saint Thomas 4. Voil comment jai dcid de commencer travailler sur le thme de la beaut dans loeuvre de Saint Thomas, qui conservait encore des aspects inexplors et qui offrait damples possibilits dans le domaine de la recherche. Je voudrais remercier plusieurs personnes pour laide quelles mont apporte pour la ralisation de ce mmoire : Francisco Canals et Umberto Eco, pour leurs commentaires. Antonio Amado, pour ses brillantes ides. Clmence Plissier pour son norme appui. Luc Baresta pour leurs conseils. Jorge et Josefina Mittelmann, pour leur gnreuse aide. Enfin, je tiens remercier Ruedi Imbach, pour sa direction, sa patience et son appui.

1

Francisco Argello, trs rput peintre espagnol, Prix National Exceptionnel de peinture dEspagne en 1959, fondateur du groupe de recherche et de dveloppement d'art sacr Gremio 62, il a ralis des peintures murales en Isral, Italie, et Espagne, notamment une des plus grande peintures murales au monde (500m2), dans la paroisse de la Sainte Trinit Piacenza, ainsi que la peinture de labside de la cathdrale de Madrid (avril 2004). 2 Francisco Canals Vidal, El Camino recto, dans Aportaciones del Espacio para la sntesis doctrinal de Santo Toms de Aquino, site web de RIIAL (www.servidoras.org.ar). 3 Ibid.: Siento la necesidad de formular una sugerencia en una direccin concreta: la bsqueda del lugar que, en el edificio sinttico de la obra del Anglico, correspondera al tema del pulchrum y de la pulchritudo, es decir, de lo bello y de la belleza. 4 Ibid.: (...) una de las mltiples pero coherentes direcciones en que se podra avanzar para el deseado redescubrimiento de la autntica sntesis de Santo Toms.

3

INTRODUCTION I. - Prsentation du Recueil de textes sur la beaut A lire les commentaires les plus connus de la doctrine thomiste sur la beaut, comme ceux de Maritain ou dEco par exemple, on se rend compte que gnralement ces textes font allusion un nombre assez restreint de passages, mme sil faut admettre que ceux-ci sont les plus importants. Ainsi, Olivier Boulnois critique certaines tudes qui appuient leur interprtation de loeuvre esthtique de Saint Thomas sur un seul passage5, dont linterprtation commande son tour la lecture de quelques autres textes, une dizaine peine, toujours les mmes depuis Maritain. Cest maigre, et cela peut surprendre, quand on sait que loeuvre de Thomas est peu prs aussi paisse que lEncyclopedia universalis ! Mais comment sen tonner lorsque lon sait quil est le principal fondement dune interprtation autonome du beau ? 6. En revanche, lIndex Thomisticus de Roberto Busa indique que dans loeuvre de Saint Thomas on trouve plus de neuf cent allusions seulement au couple pulcher/pulchritudo, sans compter les autres synonymes latins de la beaut. Cest ainsi que jai dcid de mener bien le projet de chercher et de runir en un seul volume tous les textes concerns, pour pouvoir ensuite entreprendre une tude systmatique sur La raison formelle du pulchrum chez Thomas dAquin , sans en laisser aucun de ct, avec lillusion de trouver, en outre, des textes pas encore comments.5

Cf. I q. 5 a.4. Olivier Boulnois, La beaut davant lart: DUmberto Eco saint Thomas dAquin et retour , dans Le souci du passage : Mlanges offerts Jean Greisch, Paris, 2004, p.418.6

4

Dans ce travail de compilation que je joins en annexe toutes les allusions la beaut faites par Saint Thomas tout au long de son oeuvre sont runies. Cest pour cette raison quaucun texte na t mis de ct, mme si certains ne semblent apparemment pas apporter grand chose notre tude (par exemple, certaines citations bibliques qui sont rcurrentes plusieurs endroits propos dautres thmes); elles pourront tre utiles pour un autre chercheur voulant tudier un aspect dtermin de la beaut. Ce qui nest pas inclus, en revanche, ce sont les allusions la beaut faites dans les oeuvres appartenant la dite Opera Aliorum , car, mme si elles taient autrefois considres comme authentiques, aujourdhui nous savons avec certitude quelles nont pas t rdiges par Saint Thomas. Chaque texte se trouve en version latine et, pour les cas o il existe une version franaise dite, celle-ci est ajoute ou, dfaut de la franaise, la traduction italienne ou espagnole7, dans la mesure du possible. Dans la version latine de chaque texte, les mots pulcher/pulchritudo et tous leurs drivs sont en gras pour pouvoir les reprer facilement.

II. - Prcision des termes sur les synonymes latins de pulcher/pulchritudoLes termes latins les plus importants pour dsigner ce que en franais signifient les mots beau/beaut sont ladjectif pulcher, chra, chrum (beau ; glorieux, noble)8 et le substantif pulchritudo, inis (beaut)9. Le recueil de textes propos est exhaustif par rapport aux textes qui font des mentions explicites de pulcher ou pulchritudo, mais non par rapport aux textes qui font mention dautres synonymes

7

Sauf dans le cas du texte de la Somme Thologique, dont on ne donne pas les traductions, car cellesci sont trs accessibles et rpandues. La bibliographie de toutes les traductions se trouve la fin du recueil de textes. 8 Cf. F.Gaffiot, Dictionaire Latin-Franais, Paris, Hachette, 1934. 9 Ibid.

5

latins de beaut10. Pour un travail de cet ordre, il tait hors de question dtudier la totalit des textes qui font mention de chaque synonyme latin de beaut. Pour raliser une tude approfondie de ces synonymes, je recommande lintressant travail de Pierre Monteil Beau et laid, contribution une tude historique du vocabulaire esthtique en latin11, ainsi que la premire partie du DEA de Monica Calma Les doctrines du beau au XVe sicle12. Mme si dans ce mmoire nous allons nous consacrer uniquement ltude de pulcher/pulchritudo, nous pouvons au moins mentionner les autres synonymes latins de beaut que lon trouve dans loeuvre du Docteur Anglique, pour ensuite prciser que pulcher/pulchritudo prime sur le reste. Un exercice trs utile pour avoir une vision densemble de tous les synonymes latins de beaut, est de dnombrer la quantit de fois o ils sont mentionns dans loeuvre de Saint Thomas, et de prciser ses synonymes respectifs en franais. Pulcher et pulchritudo, dont les traductions franaises ont t dj voques plus haut, sont mentionns par Saint Thomas (dsormais abrg en : S.T.) 508 et 436 fois respectivement; plus 458 et 696 mentions prsentes dans la dite, Opera Aliorum (dsormais abrg en: O.A.). Parmi les autres synonymes, on peut trouver divers adjectifs et substantifs. Ornatus, a, um (175 fois chez S.T. et 153 dans lO.A.) et ornatus, us (275 fois chez S.T. et 192 dans lO.A.): appareil, outillage, attirail ; ornement, parure ; beaut su style13. Relativement li decor/decorus, ce mot se rfre souvent la parure et

10

En tout tat de cause, on a rajout quelques textes qui ne font pas mention explicite de pulcher/pulchritudo. Parmi eux, quelques-uns font mention dautres types de beaut ; dautres nous permettent de contextualiser des objections et des solutions o lon mentionne pulcher/pulchritudo; et dautres, encore, seront simplement de notre intrt pour notre discussion future. Les textes du premier et troisime type se trouvent en petit caractre et en-dessous le titre Annexe . Les textes du deuxime type se trouvent en note de bas de page. 11 Pierre Monteil, Beau et Laid. Contribution une tude historique du vocabulaire esthtique en latin, d. Klincksieck, Paris, 1964. 12 Monica Calma, Doctrines du Beau au XVe sicle: Jean Gerson, Nicolas de Cues, Denys le Chartreux, mmoire de DEA dirig par Olivier Boulnois, cole pratique de hautes tudes, 2004. Ce travail sera publi prochainement. 13 Cf. F.Gaffiot, Dictionaire Latin-Franais.

6

lhabillement extrieur, qui est pour Saint Thomas un indice de la condition humaine14. Mme si le vtement nest pas en lui-mme donn par la nature, il appartient la raison naturelle de le modifier15. Decorus, a, um (46 fois chez S.T. et 57 dans lO.A.) et decor, oris (287 fois chez S.T. et 162 dans lO.A.): ce qui convient, ce qui est sant ; parure, ornement, charme ; beaut corporelle, grce16. Ce nom reflte lide dun rapport ordonn entre les lments dun corps, dune correspondance fidle avec une forme, mais aussi lide de la beaut comme effet de lharmonie17. Dans cette mme ligne, on peut citer Denys le Chartreux quand il dit que certaines sont poses dans le corps comme pour montrer seulement la convenance (decorem) et non lutilit : par exemple la poitrine dun homme a des mamelons et le visage a une barbe, non pas pour protger, mais titre dornement viril 18. Splendor, oris (281 fois chez S.T. et 112 dans lO.A.) : splendeur, magnificence, considration, lustre, gloire19. Mme si ce mot est un synonyme de beaut, nous verrons ultrieurement que la splendeur est considre par Saint Thomas plutt comme une caractristique que toute entit qui est belle doit possder. Speciosus, a, um (101 fois chez S.T. et 49 dans lO.A.) et speciositas (une seule fois chez S.T. et 28 dans lO.A.) : de bel aspect, dextrieur brillant20. Comme le souligne Monica Calma en citant Jean Michel Fontaner21, les sens de species sont multiples et glissent aussi vers la sphre de la beaut, restant la limite trs proche de la forma : Il y a une contamination que le sens du pulcher exerce sur species qui ne signifie pas seulement eidos, mais aussi par mtonymie, la conformation14 15

Cf. IIa-IIae q. 169 a. 1 ad 3. Cf. Ibid. a. 1 et a. 2, Super I Cor., cap.7, l.7; In Sent, lib. 2 d. 14 et d.15. 16 Cf. F.Gaffiot, Dictionaire Latin-Franais. 17 Cf. Monica Calma, op.cit., p.31. 18 Denys le Chartreux, De venustate mundi et pulchritudine Dei, Art. XIV, p. 240 : Sunt vero quaedam ita positae in corpore, ut tantummodo decorem habet, et non usum : sicut habet pectus virile mamillas, et facies barbam, quam non esse munimento, sed virili ornarnento. 19 Cf. F.Gaffiot, Dictionaire Latin-Franais. 20 Ibid. 21 Cf. Jean Michel Fontaner, La Beaut selon Augustin, Presses Universitaires, Rennes, 1988, p.30.

7

extrieure en laquelle elle sexprime 22. Ainsi, species et speciositas entretiennent avec pulchrum une relation de dpendance, sans quil y ait ncessairement identit : mme lide dune synonymie avec ce qui est beau doit tre aussi abandonne. En conclusion, il faut souligner la ncessit de ces vocables pour montrer lanatomie interne du concept mdival du beau. Speciositas ou le bel aspect selon les auteurs ici voqus nest quune partie, un simple lment de lensemble de la beaut. 23 Mme si nous pouvons trouver quelques textes de Saint Thomas o ce synonyme semble tre adopt, comme quand il dit que le mot speciosae est utilis pour dcrire la beaut (pulchritudo) de Sion24, la diffrence entre speciositas et pulchritudo peut tre apprcie dans la plupart de cas, comme dans le texte suivant : les vipres ont un extrieur brillant et nuanc de diverses couleurs (foris speciosae sunt et quasi pictae), tandis quau dedans elles sont remplies de venin ; et cest ainsi queux-mmes offraient comme peinte sur leur visage toute la beaut de la vertu (pulchritudinem sanctitatis)25. Formosus, a, um (22 fois chez S.T. et 40 dans lO.A.) et formositas, atis (5 fois chez S.T. et 9 dans lO.A.): belles formes, beaut26. Monteil indique que formositas se distingue radicalement de pulchritudo : elle nest point une beaut objectivement et esthtiquement apprcie, mais une beaut trs matrielle, trs incarne, et subjectivement ressentie travers lapptit amoureux quelle veille 27. On constate cette nuance dans quelques textes de Saint Thomas o lon trouve mme une certaine opposition entre formositas et pulchritudo : ...on appelle beau un homme qui a les membres proportionns et un teint splendide. A ces deux critres, le Philosophe rajoute un troisime critre quand il dit que la beaut se trouve seulement dans un corps de grande taille, cest pourquoi les hommes de petite taille

22 23

Monica Calma, op.cit., p. 22. Ibid., p. 25-26. 24 Cf. In Jeremiam, cap. 6 l. 1: Primo describitur civitatis pulchritudo: speciosae. Quantum ad decora aedificia et multitudinem habitantium, delicatae, quantum ad fertilitatem terrae. 25 Catena in Mt., cap. 3 l. 4: Item viperae a foris speciosae sunt et quasi pictae, intus autem veneno repletae; ita et isti pulchritudinem sanctitatis ostendebant in vultu. 26 Cf. F.Gaffiot, Dictionaire Latin-Franais. 27 Pierre Monteil, op.cit., p. 50.

8

peuvent tre appels bien btis (commensurati) et bien forms (formosi), mais pas beaux (pulchri). 28 Amoenus, a, um (7 fois chez S.T. et 14 dans lO.A), et amoenitas, atis (15 fois chez S.T. et 29 dans lO.A.): agrment, charme, beaut29. Ce mot peut tre utilis certaines occasions comme synonyme de la beaut ; chez Saint Thomas il fait plutt rfrence un fruit de la beaut, dans le sens dagrment. Elegantia, ae (7 fois chez S.T. et 3 dans lO.A.) : dlicatesse, distinction, correction30. Ce mot est utilis par Saint Thomas dans un sens assez restreint, surtout pour dsigner llgance du style pour parler ou crire, bien quil nhsite pas utiliser ladjectif pulcher pour se rfrer une phrase trs bien dite ou trs juste. Venustus, a, um (2 fois chez S.T. et 9 dans lO.A.) et venustas, atis (4 fois chez S.T. et 12 dans lO.A.): beaut physique ; grce, lgance, agrments ; joie31. Selon Pierre Monteil, ladjectif venustus occupe une place singulire dans la classe des termes valeur esthtique, et pose des problmes particuliers dans la mesure o un rapport tymologique distinct lunit au nom de la desse latine de lamour et de la beaut32. Entre les diffrentes acceptions quon trouve dans la langue latine classique, venustas dsigne la fois le plaisir charnel33, lagrment physique dune personne34, lagrment esthtique dispens par la contemplation dun objet inanim35, lide dun raffinement qui charme36, lide dune chance, et la grce du ciel ou des dons des

28

Super Sent., lib. 1 d. 31 q. 2 a. 1 co.: (...) sicut dicimus homines pulchros qui habent membra proportionata et splendentem colorem. His duobus addit tertium philosophus ubi dicit, quod pulchritudo non est nisi in magno corpore; unde parvi homines possunt dici commensurati et formosi, sed non pulchri. 29 Cf. F.Gaffiot, Dictionaire Latin-Franais. 30 Ibid. 31 Ibid. 32 Cf. Pierre Monteil, op.cit., p. 111. 33 Cf. Ibid., p. 119. 34 Cf. Ibid., p. 104. 35 Cf. Ibid., p. 122-123. 36 Cf. Ibid., p. 125.

9

dieux37. Ainsi, contrairement la pulchritudo, qui stabilise la perfection, la venustas suppose une raction plus prissable une beaut moins accomplie. 38 Nitidus, a, um (8 fois chez S.T. et 9 dans lO.A.) et nitor, oris (38 fois chez S.T. et 14 dans lO.A.): le fait de luire, clat, brillant, polie ; extrieur brillant, lgance, beaut ; clat, magnificence39. De mme que le terme splendor, nitor peut tre considr comme une caractristique appartenant aux choses belles. Nanmoins, on peut lutiliser presque comme un synonyme de pulchritudo, comme quand Saint Thomas identifie lclat (nitor) de lme avec sa beaut (pulchritudo) : Nous lisons dans la Glose: La grce est la beaut de lme: cest elle qui lui attire lamour divin. Or la beaut de lme est une qualit, comme la beaut du corps 40.

A la lumire de cette numration, nous pouvons citer la phrase suggestive de Jean Gerson: Souvent la belle forme (formositas), le bel aspect (speciositas), la beaut (pulchritudo) et la convenance (decor) sont comprises comme synonymes 41. Cependant, il semble que cette riche varit de termes ne peut pas tre attribue un simple got pour la diversit lexicale, mais elle semble exprimer un contenu intellectuel. Cela est manifeste lorsque lon trouve les diffrents contextes dapplication de chaque synonyme, mais aussi sa frquence ingale dapparition. Par exemple, dans la Collectorium super Magnificat du mme Gerson on trouve 125 fois le couple pulcher/pulchritudo, seulement douze fois speciositas, neuf formositas et sept decor et decus42. Chez Saint Thomas, la diffrence, mme si elle nest pas si accentue, est tout aussi vidente: pulcher/pulcritudo apparat 944 fois, un chiffre largement suprieur compar celui de ses plus proches concurrents, car le couple ornatus/ornatus est mentionn seulement 350 fois, et le couple decor/decoro, 333 fois.37 38

Cf. Ibid., p. 128. Cf. Ibid., p. 124. 39 Cf. F.Gaffiot, Dictionaire Latin-Franais. 40 I-IIae, q. 110 a. 2 s. c.: (...) dicit Glossa quod gratia est nitor animae, sanctum concilians amorem. Sed nitor animae est quaedam qualitas, sicut et pulchritudo corporis. 41 Jean Gerson, Collectorium super Magnificat, p.199: Dicentes in primis quod formositas et speciositas et pulchritudo et decor frequenter accipiuntur synonyme. 42 Cf. Monica Calma, op.cit., p. 8.

10

Ainsi donc, on peut constater une prdominance dun nom qui prvaut sur les autres, polarise par sa frquence la sphre du discours sur le beau et impose implicitement un rapport particulier avec les autres noms43 . Le protagonisme du couple pulcher/pulchritudo dans la discussion sur le beau est relev aussi par Pierre Monteil: Parmi les adjectifs latins qui expriment lide de beaut, pulcher est celui dont lemploi est sans doute le plus frquent et le plus gnral, au point que pulchritudo se prsente spontanment lesprit ds que lon veut voquer, hors de toute manifestation particulire, le concept de beaut 44. Cet emploi frquent est permis grce la large signification de pulcher/pulchritudo, qui sert autant exprimer la beaut divine et la valeur morale, dans sa nuance religieusespirituelle45, qu dsigner une beaut sensible : pulchritudo reprsente un terme qui dsigne la fois une ralit abstraite et conceptuelle (divine et philosophique) et une ralit matrielle concrte comme la beaut dune image ou celle dune chose 46. Ce dynamisme du terme pulchritudo lui permet de rester le nom rfrent essentiel pour la doctrine thologique de la beaut, tout en rpondant en mme temps au besoin de dcrire la beaut de la ralit extrieure. Le fait que pulchritudo soit le terme le plus facilement applicable nimporte quel type de beaut en gnral, ne lui empche dtre aussi le plus prcis pour parler dune certaine beaut en particulier, et notamment de la beaut par excellence, cest-dire, la beaut spirituelle. Bien que le terme pulchritudo soit le plus universel pour dsigner la beaut, cela ne signifie pas pour autant quil soit le plus vague. Lanalogie lui permet dtre la fois le plus universel et le plus exact.

III. - Problmatique et schma de droulement

43 44

Cf. Ibid.p.27. Pierre Monteil, op.cit., p.71. 45 Ibid., p.78 et 92. La premire dimension de pulchritudo est celle qui, selon Monteil, sapprcie dans la traduction latine du Trait Du Noms Divins de Denys lAropagite, ce qui a renforc lacception purement religieuse de la beaut. 46 Monica Calma, op.cit., p.12.

11

Maintenant que les prcisions terminologiques sont tablies par rapport aux synonymes latins de la beaut, et aprs avoir prvenu que la collection de textes cijointe et le mmoire ici prsente portent uniquement sur ltude du terme pulcher/pulchritudo chez Saint Thomas, nous pouvons expliquer maintenant lobjectif de ce travail et prsenter le schma pour latteindre. La problmatique qui inspire cette recherche peut se formuler brivement de la faon suivante: existe-t-il une raison formelle unique de la beaut? Sans une connaissance prcise du thme, cette question peut paratre sans intrt, ou peu ambitieuse, dont la rponse pourrait sembler facile option qui laisserait cette question dpourvue de sa porte problmatique . Cependant celle-ci est loin dtre nave ou anodine car, dans toute loeuvre de Saint Thomas, nous pouvons trouver de multiples rponses possibles, qui non seulement diffrent entre elles, mais qui semblent en plus contradictoires. Le paradoxe se prsente si nous analysons lensemble de toutes les ralits que Saint Thomas appelle belles , et aussi lorsque nous tudions les diffrentes dfinitions quil donne de la beaut. Dans un premier temps, partir de la collection des textes sur pulcher et pulchritudo, nous allons classer tous les types de beaut que lon rencontre dans loeuvre de Saint Thomas, et nous le ferons suivant une dmarche ascendante. Tout dabord nous classerons les diffrents types dens qui peuvent tre appels beaux dune manire sensible, cest--dire le monde matriel et tout ce quil contient, pour ensuite analyser jusquo peut nous conduire sa beaut : soit lidoltrer, soit reconnatre la sagesse de Dieu. Dans un second temps, nous aborderons une ralit plus complexe : lhomme, car il partage avec le monde une beaut sensible, celle du corps, mais il possde en plus une beaut spirituelle, celle de lme. Autant lune que lautre peuvent nous conduire, tour tour, au pch, ou la contemplation de la beaut de Dieu. En dernier lieu, nous considrerons la beaut de Dieu, qui en tant qutre immatriel ne peut tre beau que dune manire sui generis, nimpliquant aucun accord ou harmonie de parties htrognes. A la lumire de cette classification, la problmatique qui est la base de cette recherche apparatra alors plus vidente: si nous concluons que les ralits sensibles peuvent tre aussi belles que les ralits spirituelles, pouvons-nous dire quelles le

12

sont de la mme manire, cest--dire, en utilisant la mme raison formelle de beaut ? Au premier abord il semble que la rponse soit ngative. Par exemple, aprs avoir trouv les raisons pour lesquelles le corps dun homme est beau, il semble impossible de pouvoir appliquer ces mmes raisons pour justifier la beaut de son me. On pourrait ds lors penser que la beaut sapplique un seul des deux domaines, quil sagisse du matriel ou du spirituel, et que lautre nest dit beau que dune faon secondaire et mtaphorique. La vritable beaut est-elle sensible dans sa notion mme, et sapplique-t-elle seulement dune manire mtaphorique aux ralits immatrielles, comme lme humaine, les anges et Dieu ? Ou bien est-ce plutt le contraire: que la vritable beaut, tant spirituelle, sapplique dune manire purement mtaphorique aux ralits sensibles, auxquelles ne conviendrait quune appellation dplace, voire impropre ? Aprs avoir considr la beaut sensible du monde, la beaut immatrielle de Dieu et la beaut la fois sensible et spirituelle de lhomme, pouvons-nous faire un lien dunit entre les deux types de beaut? Le sens de ce travail est de chercher sil est possible de trouver, entre les textes et les dfinitions de Saint Thomas, une raison formelle unique de la beaut, ou du moins rencontrer quelques pistes pour ltablir; raison qui pourra sappliquer aux choses sensibles et immatrielles sans lintervention de mtaphores. Nous aborderons ainsi la deuxime partie, ou nous passerons en revue les diffrentes dfinitions et lments que Saint Thomas considre comme constitutifs de la beaut. Cependant, comme il a t dit ci-dessus, nous rencontrons certains lments qui diffrent entre eux et dautres qui paraissent mme se contredire. Dans toute loeuvre de Saint Thomas, nous pouvons dceler beaucoup de pistes et de rfrences qui peuvent tre exploites. Nombre dentre elles paraissent relever de critres qui semblent tre seulement sensibles, comme la lumire, la splendeur, la couleur, lharmonie, et mme la magnitude. Si nous considrons ces lments, dune part, et lexistence dune beaut immatrielle dautre part, nous sommes conduits admettre lexistence de deux types distincts de beaut, lune sensible et lautre immatrielle, ou bien croire lexistence dune seule beaut, restreinte au domaine matriel et applicable aux ralits immatrielles seulement dune manire mtaphorique. Cependant, nous ne pouvons pas dire que Dieu soit beau seulement dune manire mtaphorique, alors quil est la cause de toute beaut.

13

En essayant de rsoudre ce paradoxe et de trouver une raison formelle unique de la beaut, pouvant tre applique tant aux ralits matrielles quaux ralits immatrielles dune manire analogique (par analogie propre ou de proportionnalit), nous devrons affronter aussi certains problmes classiques dans notre discussion sur la beaut, comme lobjectivit de la beaut et sa relation avec la bont, ou la question tant dbattue de la transcendantalit de la beaut.

14

PREMIRE PARTIE

TOUT CE QUI EST BEAU

15

INTRODUCTIONDans cette partie, nous allons classer les diffrentes ralits qui peuvent tre appeles belles selon tous les textes dans lesquels Saint Thomas mentionne le couple pulcher/pulchritudo. Cette classification aura lieu suivant la division classique monde/homme/Dieu, ce qui pourrait paratre un peu arbitraire, surtout si on prend en compte que lon ne peut pas instituer une division absolue entre les trois domaines. Par exemple, le monde, dont la beaut existe en fonction de lhomme, a t en partie embelli par ce mme homme; et loeuvre de lhomme, qui exerce une influence sur le monde, embellit ce mme homme, dans la mesure o lordre dispos par Dieu est respect. Malgr ces influences mutuelles allant dun domaine lautre, cette triple division se justifie pour montrer la diffrence entre la beaut sensible celle du monde , la beaut sensible et spirituelle celle de lhomme et la beaut purement immatrielle celle de Dieu . Ainsi, au sein de ces trois catgories nous tenterons de localiser tout ce qui est beau , cest--dire, toutes les ralits qui sont appeles belles par Saint Thomas47. Cest uniquement par la suite que nous prciserons si les diffrentes ralits sont appeles belles selon le mme critre.

47

Il existe peut tre un cas qui ne rentre dans aucune de ces trois catgories: celui des substances spirituelles. Cependant on les inclura dans le chapitre de lhomme au moment de mentionner la beaut spirituelle.

16

CHAPITRE PREMIER

LE MONDE

I. - Participation la beaut de Dieu et lordreA la question que nous avons pose ci-dessus, savoir, si la beaut sensible et la beaut intellectuelle pouvaient tre dordre compltement diffrent et sans aucune relation entre elles, Saint Thomas semble rpondre dune manire ngative, en introduisant le concept de participation. Ainsi, en parlant de la beaut des cratures, il dit que le beau et la beaut se diffrencient, selon lagent et lobjet de la participation, de sorte quon serait en droit de dnommer Beau ce qui participe de la Beaut; toutefois, la Beaut participe de la cause premire qui fait toutes les choses belles. En effet, la beaut de la crature nest rien dautre quune similitude avec la Beaut divine dont participent les choses 48. En commentant ce passage, Umberto Eco souligne que la beaut dans les choses nest que participation (notons-le avec soin: non pas un simple reflet) dun Beau qui sidentifie avec le bien premier, donc en dfinitive avec lEtre 49, cest--dire Dieu, en qui le beau et la beaut ne se divisent pas, car Dieu renferme en soi les deux attributs, selon lun et le mme50.48

In De div. nom, c. 4, lec. 5 n.337: (...) pulchrum et pulchritudo distinguuntur secundum participans et participatum ita quod pulchrum dicitur hoc quod participat pulchritudinem; pulchritudo autem participatio primae causae quae omnia pulchra facit: pulchritudo enim creaturae nihil est aliud quam similitudo divinae pulchritudinis in rebus participata. 49 Umberto Eco, Le problme esthtique chez Thomas dAquin, p.43. 50 Cf. In De div. nom, c. 4, lec. 5 n.336: (...) in causa prima, scilicet Deo non sunt dividenda pulchrum et pulchritudo, (...) Deus tamen utrumque comprehendit in se, secundum unum et idem.

17

Etant donn que toutes les cratures participent la beaut de Dieu, toute beaut que nous voyons dans le monde nous adressera dune manire ou dune autre la beaut mme de Dieu. Ainsi, comme latteste le Commentaire de lEvangile de Saint Jean, Toute crature devient donc tmoin de Dieu, puisque toute crature est un certain tmoignage de la bont divine. Ainsi la grandeur de la cration est un tmoignage de la toute-puissance divine; sa beaut, un tmoignage de la sagesse divine 51. Dans ce texte, nous voyons que, grce la participation la beaut de Dieu, dune part, la bont de la crature au moins dans la mesure o elle existe est un certain tmoignage de la bont de Dieu ; dautre part, la grandeur de lensemble des cratures offre un certain indice de la grandeur de Dieu; et, finalement, sa beaut est un certain tmoignage de la sagesse de Dieu. On note ici la liaison entre beaut et sagesse, laquelle nest pas due au hasard. Prcdemment, nous avons remarqu que si une chose tait belle, elle ltait en vertu de la beaut divine ; nous constatons prsent que la beaut dune chose est un tmoignage de la sagesse divine. Il en est ainsi car la beaut des choses est troitement lie un certain ordre rgi par la sagesse divine. Nous pouvons apprcier aussi un autre texte qui montre que la pluralit des choses fut conue et dispose de telle manire que sa beaut peut manifester la bont et la sagesse divine: La multiplicit et la distinction des choses a t conue et institue par lintelligence divine, afin que la bont divine soit reprsente diversement par les choses cres, et que celles-ci, dans leur diversit, y participent selon diffrents degrs. De sorte que de cette diversit ordinaire des tres, il rsulte, dans la nature, une beaut qui soit une manifestation de la sagesse divine 52. En considrant ces textes, nous pouvons voir, en premier lieu, que pour Saint Thomas la beaut du monde provient de la beaut de Dieu et quelle est troitement lie avec lordre quil lui a confr. Ainsi, lornement est en relation avec la disposition des choses, car Dieu confr des multiformes de la51

Super Io., cap. 1 l. 4: Fit ergo quaelibet creatura in testimonium Dei, inquantum quaelibet creatura est testimonium quoddam divinae bonitatis. Et quidem magnitudo creaturae testimonium quoddam est divinae virtutis et omnipotentiae; pulchritudo vero divinae sapientiae. 52 Compendium theologiae, lib. 1 cap. 102 n201: Est enim multitudo rerum et distinctio ab intellectu divino excogitata et instituta in rebus ad hoc quod diversimode divina bonitas a rebus creatis repraesentetur, et eam secundum diversos gradus diversa participarent, ut sic ex ipso diversarum rerum ordine quaedam pulchritudo resultet in rebus quae divinam sapientiam commendaret.

18

beaut 53, et a tabli les degrs des tres pour la perfection de lunivers54; car sil ny avait aucun bien dune certaine manire diminu, tous les biens seraient gaux, et ainsi disparatrait la beaut de lunivers, qui rsulte de plusieurs degrs de bont55. Dautre part, nous pouvons voir que cet ordre et cette beaut ont t confrs au monde pour manifester la sagesse divine. De ce fait, la manifestation de la beaut divine appartiendra aussi, dune certaine manire, lordre du monde: si le monde est ordonn adquatement, il sera beau; mais si le monde est beau, cest pour manifester la sagesse divine. Le monde nest pas simplement beau, mais il est beau pour manifester quelque chose de plus que sa propre beaut, de sorte que les cratures amnent la connaissance de Dieu, surtout avec leur beaut et leur dcor, qui manifestent la sagesse de son crateur et gouverneur 56. Le mal nempche pas lexistence de lordre et de la beaut du monde, car du mal Dieu tire toujours un accroissement du bien, du moins en relation la totalit: Du mal, Dieu en fait ressortir toujours un bien suprieur, non ncessairement lendroit o il permet le mal mais par rapport lunivers 57. De la mme manire, il arrive la mme chose au sein dun gouvernement, car il faut savoir tolrer quelque dfectuosit dans le bien de la partie en vue de laccroissement du bien dans le tout: ainsi de lentrepreneur qui dissimule les fondements de la maison dans le sol en vue dassurer lensemble sa solidit. 58 Cependant, il ne faut pas conclure de cela que le mal est ncessaire la beaut de lunivers, comme on pourrait linterprter tort dans la phrase de Saint Augustin: La beaut admirable de lunivers rsulte de tout son ensemble; en lui, cela mme quon appelle mal, ramen lordre et mis sa place, fait ressortir53

Super Sententiis Liber 2 Prooemium: Ornatus pertinet ad dispositionem rerum, quia eas varia pulchritudine decoravit (...)De hac etiam pulchritudine Boetius dicit: mundum mente gerens pulchrum pulcherrimus ipse. 54 Cf. I-IIae q. 112 a. 4 co. 55 Super Sent., lib. 2 d. 34 q. 1 a. 1 co. (...) Si autem nullum bonum esset in aliquo diminutum, omnia bona aequalia essent, et sic pulchritudo universi deperiret, quae ex gradibus bonitatis colligitur (...). 56 Super Sent., lib. 4 d. 48 q. 2 a. 3 co.: Creatura autem praecipue in Dei cognitionem ducit sua specie et decore, quae manifestant sapientiam facientis et gubernantis (...). 57 Super Sent., lib. 2 d. 29 q. 1 a. 3 ad 4: (...) Deus ex malo semper majus bonum elicit; non tamen illi de necessitate in quo malum esse permittit, sed in comparatione ad universum (...). 58 Contra Gentiles, lib. 3 cap. 71 n. 7: Ad providum igitur gubernatorem pertinet negligere aliquem defectum bonitatis in parte, ut fiat augmentum bonitatis in toto: sicut artifex abscondit fundamenta sub terra ut tota domus habeat firmitatem.

19

davantage les choses bonnes, car celles-ci plaisent davantage et sont plus dignes de louange quand on les compare aux mauvaises 59. Saint Thomas, en expliquant cette phrase, prcise que le mal ne concourt la perfection et la beaut que par accident 60, cest--dire, en raison du bien qui lui est conjoint 61.

II. - Beaut du monde et de tout ce quil contientAprs avoir tudi do provenait la beaut du monde et vers quoi elle tait dirige, nous pouvons considrer quelques textes qui se rfrent la beaut du monde et de tout ce quil contient: le ciel, les toiles, les plantes et les animaux en terme gnral. La beaut du monde est mentionne maintes reprises, parfois de manire indirecte. Ainsi, des citations parlent de Capharnam, ville trs belle, comme un signe du monde: Capharnam veut dire ville trs belle et signifie ce monde dont la beaut provient de lordre et de la disposition la divine Sagesse - La beaut des champs est en ma possession. Le Seigneur descendit donc Capharnam, cest--dire dans ce monde, avec sa Mre, ses frres et ses disciples. 62 Nous pouvons trouver aussi des textes lis la beaut du ciel et des toiles : Dans le ciel, nous pouvons considrer deux caractristiques: la stabilit (...) et la splendeur, qui nest pas moins importante (...). En consquence, nous pouvons comprendre, par le ciel, la crature qui persiste stable dans la propre beaut 63. Dans59

I q. 19 a. 9 arg. 2: Et Augustinus dicit, in Enchirid., ex omnibus consistit universitatis admirabilis pulchritudo; in qua etiam illud quod malum dicitur, bene ordinatum, et loco suo positum, eminentius commendat bona; ut magis placeant, et laudabiliora sint, dum comparantur malis. 60 I q. 19 a. 9 ad 2: (...) malum non operatur ad perfectionem et decorem universi nisi per accidens. Cf. In De div. nom, c. 4, lec. 15, n.490: (...) quod malum per accidens conferat ad pulchritudinem et perfectionem universi non est inconveniens, inquantum ex malis per accidens consequuntur bona, ut Augustinus dicit in Enchiridio. 61 I q. 48 a. 1 ad 5: Unde malum neque ad perfectionem universi pertinet, neque sub ordine universi concluditur, nisi per accidens, idest ratione boni adiuncti. 62 Super Io., cap. 2 l. 2: (...) Capharnaum autem interpretatur villa pulcherrima, et significat mundum istum, qui habet decorem ex ordine et dispositione divinae sapientiae; Ps. XLIX, 11: pulchritudo agri mecum est. Descendit ergo dominus in Capharnaum, idest mundum istum, cum matre, et fratribus, et discipulis. Cf. Ibid., cap. 2 l. 3: Capharnaum villa pulcherrima est, et significat mundum, in quem verbum patris descendit; Cf. Ibid., cap. 6 l. 9: Mystice autem Capharnaum, quae interpretatur villa pulcherrima, significat mundum; synagoga vero Iudaicum populum. 63 Super Sententiis, Liber 2 Prooemium: In caelo duo considerare possumus: scilicet stabilitatem, Proverb. 3, 19: stabilivit caelos prudentia, et indeficientem claritatem, de qua Eccli. 24, 6: ego feci in

20

ce texte il est dit que la stabilit et la splendeur sont les caractristiques du ciel, non celles de la beaut du ciel, laquelle appartient seulement la seconde. Cest la raison pour laquelle on dit que le ciel est la crature qui persiste stable car la stabilit tait la premire caractristique du ciel dans la propre beaut car la splendeur tait sa deuxime caractristique . Celui-ci nest pas le seul endroit o la beaut sidentifie avec la splendeur, comme on peut le constater avec une autre citation du Commentaire sur les Sentences : mais la beaut du corps cleste consiste surtout en la lumire, cest pour cela que lon lit: La beaut du ciel est la gloire des toiles, ordre radieux dans les hauteurs du Seigneur 64. La beaut du ciel et des corps clestes est, comme toute beaut, ordonne manifester la gloire de Dieu: Et parce que le soleil illumine, il embrasse toutes choses, et son oeuvre est pleine de la gloire du Seigneur; cest pourquoi ces cieux matriels sont conus pour nous faire dcouvrir la gloire de Dieu (...) dans leur beaut grce laquelle nous est davantage encore rvl leur Crateur .65 Mais la beaut ne se trouve pas seulement dans le ciel, les astres ou la cration dans son ensemble. Elle se trouve aussi dans les petites ralits sublunaires qui peuplent la terre. La beaut des arbres et des fruits est atteste par quelques textes qui y font allusion de manire rapide: En parlant dune des ftes clbres par le peuple dIsral, Saint Thomas dit qu Il fallait durant cette fte se munir du fruit dun de plus beaux arbres, le citronnier (...). On signifiait par l qu travers un pays dsert Dieu avait conduit son peuple vers une terre de dlices 66 ou qu il fallait quils aient des fruits trs beaux, au moment des vendanges. 67 De la mme manire, il est possible de trouver certains textes qui admettent lexistence de la beaut des animaux : Il y a cependant, chez les animaux, des dispositions ordonnes la

caelis ut oriretur lumen indeficiens. Unde per caelos intelligere possumus creaturas quae in decore suo firmiter perstiterunt. 64 Super Sent., lib. 4 d. 48 q. 2 a. 3 co.: Pulchritudo autem caelestium corporum praecipue consistit in luce; unde Eccli. 43, 10: species caeli gloria stellarum, mundum illuminans in excelsis dominus(...). 65 Super Psalmo. 18 n. 1 : Et quia sol illuminans per omnia respexit, et gloria domini plenum est opus ejus. Et ideo intelliguntur isti caeli materiales indicare nobis gloriam Dei (...) in ejus pulchritudine qua multo magis indicatur eorum artifex. 66 I-IIae q. 102 a. 4 ad 10: Unde in hoc festo debebant habere fructum arboris pulcherrimae, idest citrum (...); ad significandum quod per aridam terram deserti eos duxerat Deus ad terram deliciosam. 67 Super Psalmo 8 n. 1: (...) et ideo oportebat quod haberent fructus pulcherrimos, quo tempore erant torcularia.

21

nature, comme la sant et la beaut .68 Dautres, exigent la beaut du tout pour pouvoir dire quils sont vritablement beaux: on ne dit pas quun animal est vritablement sain ou beau sil ne lest dans toutes ses parties. 69

III. - Danger de la beaut des cratures: lidoltrieComme nous avons pu le suggrer au dbut de ce chapitre sur la beaut du monde, la beaut des cratures devrait mener les hommes vers la source mme de toute beaut en attirant leur attention: Si donc la bont des cratures, leur beaut et leur douceur, attirent ainsi les esprits des hommes, la fontaine de la bont divine, compare attentivement aux ruisseaux de bont que lon peut trouver dans les cratures, attire totalement elle leurs mes enflammes. 70 Nous pouvons dire quil arrive toujours aux cratures ce qui se passe avec les pieds des prdicateurs , car ils sont beaux dans la mesure o ils annoncent Dieu et non en eux-mmes: Dans un autre sens, on entend par pieds les affections qui sont droites. Ainsi, celle des prdicateurs qui annonaient la parole de Dieu sans intention dobtenir de la louange ou du profit, mais en vue du salut de lhomme et de la gloire de Dieu : Leurs pieds taient droits. 71 Pour ne pas perdre de vue que limportant est la source, et non le moyen qui y mne, Saint Thomas dit que la beaut de ce monde est prissable: Lapparence de ce monde passe (1Cor, 7, 31). La beaut de ce monde prira dans la conflagration universelle du feu .72 Si lon ne tient pas compte de cet avertissement, on sexpose au danger de tomber dans lidoltrie des belles choses, en oubliant Celui dont elles68

I-IIae q. 50 a. 3 ad 2: Sunt tamen in eis aliquae dispositiones in ordine ad naturam, ut sanitas et pulchritudo. 69 I-IIae q. 52 a. 2 co: Quia non dicitur animal sanum simpliciter, aut pulchrum, nisi secundum omnes partes suas sit tale. 70 Contra Gentiles, lib. 2 cap. 2 n. 4: Si igitur creaturarum bonitas, pulchritudo et suavitas sic animos hominum allicit, ipsius Dei fontana bonitas, rivulis bonitatum in singulis creaturis repertis diligenter comparata, animas hominum inflammatas totaliter ad se trahet. 71 Super Rom., cap. 10 l. 2: Alio modo possunt intelligi per pedes affectus qui rectitudinem habent, dum non intentione laudis aut lucri verbum Dei annuntiant, sed propter hominum salutem et Dei gloriam. Ez. I, 7: pedes eorum, pedes recti. 72 Super Sent., lib. 4 d. 47 q. 2 a. 1 qc. 1 s. c. 2: Praeterea, 1 Corinth. 7, super illud: praeterit figura hujus mundi, dicit Glossa: pulchritudo hujus mundi mundanorum ignium conflagratione peribit; et sic idem quod prius.

22

proviennent: cause de lignorance du vrai Dieu, mconnaissant son infinie perfection, les hommes ont rendu le culte quon lui doit des cratures dont la beaut ou la force les touchaient. Ce qui fait dire la Sagesse (13,1) : Ils nont pas reconnu, en considrant ses uvres, quel en tait lartisan. Mais cest le feu, le vent, lair subtil, labme des eaux, le soleil, la lune, quils ont pris pour des dieux, gouverneurs du monde . 73 Cet oubli de Dieu ne contredit pas la classique sentence de Denys qui dit que le bien et le beau sont aims par tous les tres bonum et pulchrum est omnibus diligibile74 . Saint Thomas lexplique en disant que tout homme aime le beau, dune manire parfaite ou imparfaite : Cest pourquoi tout homme aime le beau : les charnels aiment le beau charnel, les spirituels aiment le beau spirituel. 75 On peut aimer la beaut infrieure dune manire ordonne, cest--dire, dans la mesure o elle nous aide contempler la beaut suprieure, et il est possible daimer la beaut infrieure dune manire dsordonne, cest--dire, en aimant ce qui est infrieur comme si ctait le suprieur76. Pour expliquer ceci, Saint Thomas cite Saint Augustin quand il dit que la luxure ne vient pas dun corps beau mais dune me qui oublie les ralits spirituelles qui sont plus belles encore: La luxure nest pas le vice des corps dous de beaut et de charme, mais dune me perverse qui aime les volupts corporelles, en ngligeant la temprance qui nous rend aptes des ralits plus belles et plus suaves spirituellement.77 Ainsi, le beau charnel nest pas mauvais en soi, mais il est bon et beau quand il nous aide contempler le beau spirituel . Le danger est quand le premier nous fait oublier lexistence du second, comme le dit Grgoire Magne78 avec une73

II-IIae q. 94 a. 4 co.: Tertio, propter ignorantiam veri Dei, cuius excellentiam homines non considerantes, quibusdam creaturis, propter pulchritudinem seu virtutem, divinitatis cultum exhibuerunt. Unde dicitur Sap. XIII, neque, operibus attendentes, agnoverunt quis esset artifex. Sed aut ignem, aut spiritum, aut citatum aerem, aut gyrum stellarum, aut nimiam aquam, aut solem, aut lunam, rectores orbis terrarum, deos putaverunt. 74 Cf. Noms Divins, IV, 10. 75 Super Psalmo 25 n. 5: Dionysius: bonum et pulchrum est omnibus diligibile. Unde omnis homo amat pulchrum: carnales amant pulchrum carnale, spirituales amant pulchrum spirituale. 76 Cf. Saint Augustin, Confessions, II, 5. 77 De malo, q. 15 a. 1 co.: quod luxuria non est vitium pulchrorum suaviumque corporum, sed animae perverse amantis corporeas voluptates neglecta temperantia, qua rebus turpia turpioribus, suavia suavioribusque aptamus.Cf: Augustin, Cit de Dieu, XII, 8. 78 Cf. Grgoire de Grand, Moral, liv. 21.

23

autre citation rapporte par Thomas dAquin: Cest de tout son poids, et il est bien lourd, que la chair nous entrane vers les choses basses, et une fois que notre cur est li cette image de la beaut que les yeux lui ont transmise, les plus grands efforts suffisent peine pour len arracher. Il nous faut donc veiller sur nous, et songer que nous ne devons pas regarder ce quil nous est dfendu de dsirer .79

79

Catena in Mt., cap. 5 l. 16: Valde namque est quod caro deorsum trahit, et semel species formae cordi per oculos alligata, vix magni luctaminis manu solvitur. Providendum ergo nobis est: quia intueri non debet quod non licet concupisci.

24

CHAPITRE II

LHOMME

I. - Le corpsDans le langage courant, lorsque lon dit quun homme ou une femme sont beaux, ce qui est sous entendu cest quils sont beaux selon leur corps. Normalement on peut le dire de nimporte quel tre humain, car la beaut et la splendeur sont contenus parmi les dons naturels du corps: Selon Saint Anselme, la beaut est un des sept dons du corps: Ces sept attributs que propose Saint Anselme la beaut, la force, la libert, la sant, la volupt et la dure sont contenus dans quatre attributs: la beaut en effet, fait partie de la splendeur; la rapidit, la libert et la force font partie de lagilit; la sant et la dure font partie de limpassibilit; et la volupt peut amener la subtilit, car par le fait que le corps soit parfaitement inform par lme, il est dispos au plaisir 80. Sur cette liste, nous voyons que la beaut sidentifie de nouveau la splendeur, tout comme la beaut du ciel. Elle est un des lments exigs pour quil y ait beaut corporelle; mais il nest pas le seul: On appelle beau un homme qui a les membres proportionns et un teint splendide. A ces deux critres, le Philosophe rajoute un troisime, o il dit que la beaut se trouve seulement dans un corps de80

Super Sent., lib. 4 d. 49 q. 4 a. 5 qc. 3 ad 1: (...) illa septem quae Anselmus ponit, continentur sub istis quatuor: pulchritudo enim continetur sub claritate; velocitas et libertas et fortitudo sub agilitate; sanitas et diuturnitas sub impassibilitate; voluptas vero potest reduci ad subtilitatem; quia ex hoc quod corpus est perfecte informatum per animam, est ad dlctationem dispositum.

25

grande taille. Cest pourquoi les hommes de petite taille peuvent tre appels bien btis et bien forms, mais pas beaux. 81 Lexigence sur la proportion des membres se rfre lensemble du corps, car il suffit quun seul de ses membres soit difforme, pour quon ne puisse plus appeler belle la totalit: Or le bien, comme le dit Denys, tient la totalit et lintgrit de la chose, alors que le mal vient de dfauts singuliers. Et cest pourquoi, quel que soit llment qui est mauvais, de lacte ou de son ordonnance la fin, le tout est jug mauvais; mais le tout nest jug bon que si chacun des deux est bon; ainsi on nestime un homme beau que si tous ses membres sont proportionns, mais on lestime laid, mme si un seul de ses membres est difforme 82. Cette exigence, quil ny ait pas de dformation dans aucune partie pour pouvoir appeler le tout beau, est rcurrent tout au long de loeuvre de Saint Thomas83, ce qui est en continuit avec le chapitre sur la beaut du monde, selon lequel le tout tait plus important que la partie. Dans ce sens, ce qui importe ce nest pas que la partie soit belle, mais quelle soit bien ordonne pour le bien du tout. Dans la mesure o il en est ainsi, le tout compos de toutes les parties sera plus parfait et plus beau: le pied serait une partie plus digne si la beaut et la vertu de lil lui taient dparties, mais le corps dans son ensemble serait moins parfait si la fonction du pied lui manquait .84 Que la beaut du tout dpende de la disposition adquate de toutes les parties, cela ne veut pas dire que les parties ne peuvent pas tre belles en tant que parties. Cest ainsi que nous le constatons dans le texte rcemment cit dans lequel loeil est plus beau que le pied, de mme que dans les commentaires des passages o Saint Paul parle des membres honntes et dshonntes : Il appelle ici moins honorables

81

Super Sent., lib. 1 d. 31 q. 2 a. 1 co.: (...) dicimus homines pulchros qui habent membra proportionata et splendentem colorem. His duobus addit tertium philosophus ubi dicit, quod pulchritudo non est nisi in magno corpore; unde parvi homines possunt dici commensurati et formosi, sed non pulchri. 82 De malo, q. 2 a. 4 ad 2: Bonum autem, ut Dionysius dicit, est ex tota et integra causa, malum autem ex singularibus defectibus. Et ideo quidquid horum sit malum, sive actus, sive inordinatio actus in finem, totum iudicatur malum. Non autem totum iudicatur bonum nisi utrumque fuerit bonum; sicut nec iudicatur homo pulcher, nisi omnia eius membra fuerint decora; turpis autem iudicatur etiam si unum eius membrum fuerit deforme. 83 Cf. De malo, q. 8 a. 4 co.; De virtutibus, q. 1 a. 9 ad 16; De regno, lib. 1 cap. 4; Sententia Ethic., lib. 2 l. 7 n. 2; In De div. nom, c. 4, lec. 22, n.572. 84 Contra Gentiles, lib. 3 cap. 94 n. 10: ...dignior enim pars esset pes si oculi pulchritudinem et virtutem haberet; corpus autem totum esset imperfectius, si ei officium pedis deesset.

26

les membres honteux, et honorables les membres qui sont beaux. Lhonnte et le beau apparaissent donc comme une mme chose. 85 A la fin du commentaire de la liste de Saint Anselme sur les dons du corps, Saint Thomas disait, en outre, que le corps tait parfaitement inform par lme. Pour cette raison, sa beaut nest pas dtache de celle de lme et la beaut corporelle devient un embarras si elle nest pas ordonne en vue de lme. Cest cause de cela que la disposition la plus adquate et la vraie beaut de lhomme sont en conformit avec lme rationnelle et ses oprations, qui constituent la fin proche du corps: Ainsi, lartisan qui fait une scie, destine couper, la fait avec du fer pour quelle soit apte couper, et il ne cherche pas la faire avec du verre qui est une matire plus belle, car cette beaut empcherait dobtenir la fin voulue (...). Or, la finalit proche du corps humain, cest lme raisonnable et ses oprations; car la matire est pour la forme, et les instruments pour les actions de lagent principal. Je dis donc que Dieu a tabli le corps humain dans la disposition la meilleure pour rpondre une telle forme et de telles oprations. 86 Bien que la beaut puisse devenir une gne si elle nest pas lie sa finalit comme le serait la beaut du cristal dans une scie, cela ne signifie pas que la beaut du corps soit toujours nuisible, car, bien au contraire, elle fait partie des perfections de lhomme: Toutefois, il faut savoir quune chose peut appartenir de deux faons la perfection dune autre. Dabord pour constituer son essence mme, et ainsi lme est-elle ncessaire la pleine constitution de lhomme. Ensuite, est requis la perfection dune chose ce qui ressortit son tre le meilleur ; cest ainsi que la beaut corporelle ou la promptitude desprit appartiennent la perfection de lhomme. 87 Cependant, comme il en dcoule de ce mme texte, la beaut du corps nest pas essentielle la constitution de85

II-IIae, q. 145 a. 2 s. c.: Sed contra est quod apostolus dicit, I ad Cor. XII, quae inhonesta sunt nostra, abundantiorem honestatem habent, honesta autem nostra nullius egent. Vocat autem ibi inhonesta, membra turpia; honesta autem, membra pulchra. Ergo honestum et decorum idem esse videntur. Cf. II-IIae, q. 169 a. 2 ad 2: Sciendum tamen quod aliud est fingere pulchritudinem non habitam, et aliud est occultare turpitudinem ex aliqua causa provenientem, puta aegritudine vel aliquo huiusmodi. Hoc enim est licitum, quia secundum apostolum, I ad Cor., quae putamus ignobiliora esse membra corporis, his honorem abundantiorem circundamus. 86 I q. 91 a. 3 co.: Sicut artifex qui facit serram ad secandum, facit eam ex ferro, ut sit idonea ad secandum; nec curat eam facere ex vitro, quae est pulchrior materia, quia talis pulchritudo esset impedimentum finis. (...) Finis autem proximus humani corporis est anima rationalis et operationes ipsius, materia enim est propter formam, et instrumenta propter actiones agentis. Dico ergo quod Deus instituit corpus humanum in optima dispositione secundum convenientiam ad talem formam et ad tales operationes.

27

lhomme et pour cette raison, le souverain bien de lhomme ne peut pas rsider en elle ; comme on le lit dans un autre texte: le souverain bien de lhomme ne rside pas non plus en ces biens du corps, tels que la sant, la beaut et la force. Ces biens sont communs aux bons et aux mchants, ils sont instables, nullement soumis la volont 88. En parlant de la beaut corporelle, nous pouvons citer quelques textes qui font rfrence la beaut corporelle de la femme. Une citation de Saint Jrme, reprise par Saint Thomas dans Contra Impugnantes, se rapporte dune faon indirecte la beaut de la femme quand elle dit que les moines peuvent sappliquer ltude de la science profane, laquelle est compare la femme captive, de beaut captivante89. Lorsque Saint Thomas se rfre aux causes du mariage, il parle aussi de la beaut de la femme en ces termes: Il existe un double moyen, celui de lopportunit et celui de la ncessit. Le moyen de lopportunit rend convenable la conjonction des extrmes, laquelle pourrait exister mme sans celui-ci; tout comme la beaut facilite la conjonction du mariage, mme si sa disparition le mariage ne se dissout pas .90 Dans un autre passage, on rencontre la mme conclusion, mais en faisant rfrence plus spcifiquement la beaut de la femme : Ainsi encore, dans le mariage, la beaut de la femme concourt lunion conjugale, laquelle nen demeure pas moins, une fois la beaut disparue 91. Il en est ainsi car la beaut nest pas la cause principale du mariage; mme si ceci nempche pas que la beaut de la femme puisse tre la cause secondaire, comme ce qui sest pass lors du mariage de Jacob et87

I-IIae q. 4 a. 5 co.: Sed sciendum quod ad perfectionem alicuius rei dupliciter aliquid pertinet. Uno modo, ad constituendam essentiam rei, sicut anima requiritur ad perfectionem hominis. Alio modo requiritur ad perfectionem rei quod pertinet ad bene esse eius, sicut pulchritudo corporis, et velocitas ingenii pertinet ad perfectionem hominis. 88 Contra Gentiles, lib. 3 cap. 32 n. 1: Quod autem nec in corporis bonis, cuiusmodi sunt sanitas, pulchritudo et robur, sit hominis summum bonum, per similia manifeste apparet. Haec enim etiam bonis et malis communia sunt; et instabilia sunt; et voluntati non subiacent. 89 Cf. Contra impugnantes, pars 3 cap. 4 co; Cf. Super Gal., cap. 3 l. 6. 90 Super Sent., lib. 3 d. 2 q. 2 a. 1 qc. 1 co.: Respondeo dicendum, quod est duplex medium, scilicet congruentiae, et necessitatis. Medium congruentiae est quod facit ad decentem conjunctionem extremorum, quae tamen nihilominus sine illo esse posset, sicut pulchritudo facit ad decentem conjunctionem matrimonii, qua tamen amissa, matrimonium non solvitur. 91 III q. 6 a. 1 ad 3: (...) si aliqua in matrimonium ducitur propter pulchritudinem, quae facit congruitatem in muliere ad copulam coniugalem, tamen, cessante pulchritudine, adhuc durat copula coniugalis.

28

Rachel: Jacob aima Rachel belle de visage et attrayante daspect. Il faut savoir que la beaut du visage ne fut pas la cause principale mais secondaire; et cela pu avoir lieu sans pch ou peut-tre sans pch vniel. Si, en revanche, le dsir de la beaut et t la cause principale, le pch mortel ne serait pas excus sil sagissait dun dsir effrn 92, car la femme est indispensable la conservation de lespce, au contraire de sa beaut qui ne lest pas93. Dans la mesure o une femme est belle, lhomme court le risque de dsirer cette beaut dune manire dsordonne. Il existe plusieurs textes qui mettent en garde contre ce danger : Les objets extrieurs, les regards, les entretiens frquents et la compagnie assidue des femmes, sont autant dobstacles au propos de garder la continence. On lit ce sujet dans lEcclsiastique, ch. IX: La figure de la femme en a fait prir un grand nombre; cest comme un feu qui enflamme la concupiscence 94, ou encore: Saint Jrme dit que lenfant ne demeure pas en colre, il na pas le souvenir du mal quon lui a fait, et ne se rjouit pas en voyant une belle femme .95

II. - LmeMme si, lorsque nous parlons dun homme beau , nous nous rfrons dhabitude sa beaut corporelle, il faut savoir que lhomme possde une double beaut. La premire est celle corporelle quon a vu consister en la proportion des membres, la couleur splendide et la grandeur; la deuxime est la beaut spirituelle, qui est-elle aussi lie une certaine proportion et une certaine clart: La beaut du corps consiste donc pour lhomme avoir les membres du corps bien proportionns, avec un certain clat harmonieux du teint. De mme, la beaut spirituelle consiste pour lhomme avoir une conduite et des actions bien92

Super Sent., lib. 4 d. 30 q. 2 a. 3 expos.: Jacob Rachel decoram facie et venusto aspectu amavit. Sciendum, quod decor faciei non fuit causa principalis, sed secundaria; et hoc bene potest esse sine peccato, vel quandoque etiam sine veniali peccato. Si autem esset principalis causa libido pulchritudinis, non excusaretur a peccato mortali, si esset effrenata libido. 93 Cf. II-IIae, q. 141 a. 5 co. 94 De perfectione, cap. 9: (...) Ex parte autem exteriorum rerum propositum continentiae impeditur per aspectum et frequentia colloquia mulierum et earum consortia: unde dicitur Eccli. IX,9: propter speciem mulieris multi perierunt: et ex hoc concupiscentia quasi ignis exardescit. 95 II-IIae, q. 142 a. 2 arg. 1: (...) dicit Hieronymus quod parvulus non perseverat in iracundia, laesus non meminit, videns pulchram mulierem non delectatur.

29

proportionnes, selon lclat spirituel de la raison () Ce qui fait dire S. Augustin : Jappelle honnte la beaut intellectuelle ou, pour mieux dire, spirituelle. Et il ajoute que beaucoup de choses visibles sont belles, auxquelles convient moins bien lpithte dhonnte. 96 Par ailleurs, Saint Thomas explique que la beaut spirituelle consiste en lordre qui correspond lme97, et aussi dans laffluence des biens spirituels98 ; tandis que la beaut extrieure consiste en le bon agencement et laffluence des biens extrieurs qui ont le corps pour objet. 99 Mme si la beaut de lhomme est double, cela ne signifie pas que ses deux parties soient de la mme valeur, tout comme le corps et lme ne le sont pas. La beaut spirituelle excde et prime sur la beaut du corps: la candeur de lme sanctifie surpasse toute beaut corporelle 100.

a.- La grce, beaut de lmeAprs avoir montr que la beaut de lme est une partie de la beaut de lhomme et que dune certaine manire elle est la beaut de lhomme, on peut percevoir le rle de la grce qui, son tour, est la beaut de lme 101; comme nous pouvons le remarquer dans la Glose cite par Saint Thomas: propos du passage du psaume (104, 15): Pour que lhuile fasse resplendir le visage, nous lisons dans la Glose: La grce est la beaut de lme: cest elle qui lui attire lamour divin. Or la96

II-IIae, q. 145 a. 2 co.: Unde pulchritudo corporis in hoc consistit quod homo habeat membra corporis bene proportionata, cum quadam debiti coloris claritate. Et similiter pulchritudo spiritualis in hoc consistit quod conversatio hominis, sive actio eius, sit bene proportionata secundum spiritualem rationis claritatem. (...) Unde Augustinus dicit, in libro octogintatrium quaest. honestatem voco intelligibilem pulchritudinem, quam spiritualem nos proprie dicimus. Et postea subdit quod sunt multa pulchra visibilia, quae minus proprie honesta appellantur. 97 Ceci il le rpte en parlant de la beaut spirituelle de la femme en particulier. (Cf. Super I Tim., cap. 2 l. 2: Ornatus vero consistit in debita ordinatione et dispositione. Sic in interiori decore nisi sint omnia ordinata ex dispositione per rationem, non habent pulchritudinem spiritualem. Et ideo quia mulieres deficiunt a ratione, requirit ab eis ornatum. Item verecundia est de turpi actu, et ideo est laudabilis in illis qui facile solent declinare in actus turpes, cuiusmodi sunt iuvenes et mulieres, et ideo hoc in eis laudatur, non autem senes et perfecti. Eccli. XXVI, 19: gratia super gratiam mulier sancta et pudorata). 98 Contra impugnantes, pars 2 cap. 6 ad 22: Est enim duplex pulchritudo. Una spiritualis, quae consistit in ordinatione debita animae et affluentia bonorum spiritualium 99 Ibid: Alia est pulchritudo exterior, quae consistit in debita ordinatione corporis, et affluentia exteriorum rerum, quae ad corpus ordinantur. 100 Super Psalmo 50 n. 4: ...candor animae sanctificatae excedit omnem pulchritudinem corporalem. 101 Cf. Super Sent., lib. 4 d. 16 q. 2 a. 2 qc. 1 ad 1: ...quia gratiam non tollit, quae est animae decor.

30

beaut de lme est une qualit, comme la beaut du corps. 102 La grce, dont le sujet est lessence mme de lme103, permet cette dernire dtre ordonne et conforme Dieu : La beaut de lme consiste en son assimilation Dieu, auquel elle doit se conformer par la splendeur de la grce reue de lui. 104. Comme le dit la suite de ce mme texte, la splendeur de la grce qui confre la beaut lme peut rester loigne de lme cause du pch commis, car celui-ci introduit une division entre nous et Dieu105. De la mme manire que la grce est la beaut, le pch est la laideur de lme: Par le pch, cet esprit sest corrompu et a sembl vieillir: Tu as vieilli dans une terre trangre; et par consquent il a perdu sa noblesse et sa beaut : Toute la beaut de la fille de Sion sest retire delle. LAptre nous avertit donc de nous rformer, cest--dire de reprendre de nouveau la forme et la beaut que notre me avait ; ce qui se fait par la grce de lEsprit Saint, laquelle lhomme doit se prter avec ardeur par sa participation. 106 En tenant compte de lobstacle que le pch oppose laction de la grce dans lme, cest--dire la beaut de lme et donc la beaut de lhomme , nous pouvons alors comprendre un conseil presque amusant que donne Saint Thomas tous ceux qui veulent tre beaux : Si tu aimes la beaut, confesse-toi, et tu seras beau, cest--dire, droit .107 Cette rectitude de lme due la grce, et la puret de conscience qui en dcoule, ne permet pas seulement que lme soit belle, mais permet de plus quil soit devant les yeux de Dieu comme un beau visage pour les yeux dun homme, comme le soutient Saint Chrysostome cit par Saint Thomas : Dans le sens spirituel, la face102

I-IIae q. 110 a. 2 s. c.: (...)super illud Psalmi CIII, ut exhilaret faciem in oleo, dicit Glossa quod gratia est nitor animae, sanctum concilians amorem. Sed nitor animae est quaedam qualitas, sicut et pulchritudo corporis. 103 Cf., I-IIae q.110. a.2 c. 104 Super Sent., lib. 4 d. 18 q. 1 a. 2 qc. 1 co.: Pulchritudo autem animae consistit in assimilatione ipsius ad Deum, ad quem formari debet per claritatem gratiae ab eo susceptam. 105 Cf. Ibid.: (...) ita etiam claritas gratiae prohibetur ab anima per peccatum commissum, quod dividit inter nos et Deum. 106 Super Rom., cap. 12 l. 1: Sed per peccatum hic sensus est corruptus, et quasi inveteratus, Bar. III, 11: inveterasti in terra aliena, et per consequens pulchritudinem et decorem suum amisit. Thren. I, 6: egressus est a filia Sion omnis decor eius. Monet ergo apostolus ut reformemur, id est, iterato formam et decorem mentis assumamus, quem nostra mens habuit, quod quidem fit per gratiam spiritus sancti, ad quam participando homo studium habere debet (...) 107 Super Sent., lib. 4 d. 22 q. 2 a. 1 qc. 3 co.: Si amas pulchritudinem, confitere, ut sis pulcher, idest rectus.

31

de lme, cest la conscience ; car, de mme quun beau visage plat aux regards des hommes, ainsi une conscience pure est un spectacle agrable aux yeux de Dieu.108

b. - La vertu, le plaisir et lordre Lordre. - Les vertus, quant elles, contribuent la beaut de lme, et tout comme les couleurs embellissent le corps, la vertu embellit lme 109. La vertu est ce qui donne laction dtre ordonne. La vertu mme est dans lme une disposition bien ordonne, en ce sens que les puissances propres lme sont dans un certain ordre les unes par rapport aux autres et par rapport aux ralits extrieures 110. Cest ce qui permet dassimiler la vertu, en tant quelle reprsente une disposition favorable de lme, la beaut corporelle (qui, avec la sant, est la disposition correspondant au corps111); car dans la crature qui conserve lordre propre, la bont divine resplendit plus clairement, et lornement de la beaut perdure inchangeable 112. En lien avec cet ordre que nous rencontrons dans la beaut, nous lisons dans un autre passage: Dans les vertus morales, ce quon trouve cest une beaut participe en tant que ces vertus participent lordre rationnel 113 .

La dlectation. - Lexprience de la dlectation est, elle aussi, trs lie labeaut de lopration. Pour comprendre cela, il faut linsrer dans le contexte du plaisir qui se trouve dans les habitus, dont une caractristique est la dlectation existante dans lopration114. Les vertus morales nont pas comme sujet lessence mme de lme, mais ses puissances: et puisque lme est le principe doprations au moyen de ses108

Catena in Mt., cap. 6 l. 13: Chrysostomus super Matth. Spiritualiter autem facies animae conscientia intelligitur. Sicut enim in conspectu hominum gratiosa est facies pulchra, sic in oculis Dei speciosa est munda conscientia. 109 Sermones n.3 ps2 : Sicut colores pulchrificant corpus, sic virtutes animam. 110 I-IIae q. 55 a. 2 ad 1: Et ideo ipsa virtus est quaedam dispositio ordinata in anima, secundum scilicet quod potentiae animae ordinantur aliqualiter ad invicem, et ad id quod est extra. 111 Cf. Ibid: sanitati et pulchritudini, quae sunt debitae dispositiones corporis (...) 112 Super Sententiis Liber 2 Prooemium: (...) quia in creaturis quae suum ordinem servaverunt, et divina bonitas clarius resplendet, et decoris ornatus immutatus non est. 113 II-IIae, q. 180 a. 2 ad 3: In virtutibus autem moralibus invenitur pulchritudo participative, inquantum scilicet participant ordinem rationis. 114 Cf. Aristote, Ethique, liv. II, cap. 3 (Bk 1104b5).

32

puissances, il en rsulte qu cet gard les habitus sont dans lme selon ses puissances 115. Le mot vertu dsigne, donc, une certaine perfection de la puissance. On considre toujours la vertu dune chose par rapport sa fin, et la fin, pour une puissance, cest lacte. Cest pourquoi Saint Thomas affirme116 quune puissance est parfaite selon quelle est dtermine son acte. Dans ce sens, on peut dire que toutes les vertus sont des habitus, car les puissances rationnelles propres lhomme qui ne sont pas disposes ad unum, car elles se prtent dune faon indtermine beaucoup dactions, se trouvent inclines, par le moyen des habitus, laccomplissement de certains actes117. Ces puissances ne sont pas dtermines par les habitus qu une seule chose dans le sens quelles doivent agir toujours de la mme manire, car sil en tait ainsi, les vertus ne seraient pas des habitus lectifs.118 Bref, lhomme a besoin de lhabitus des vertus pour trois raisons: (a) Pour quil y ait uniformit dans lopration 119, de faon agir comme sil tait mu par une inclinaison naturelle ; (b) pour que lopration parfaite soit accomplie avec promptitude (...) Cest pourquoi le Philosophe dit que les choses faites avec promptitude sont accomplies grce lhabitus 120 ; et (c), pour que lopration parfaite se ralise avec dlectation; en effet, lhabitus est comme une seconde nature et rend connaturel lopration, et en consquence agrable. La convenance est, donc, la cause de la dlectation. Cest pourquoi le Philosophe tablit comme signe de lhabitus la dlectation existante dans lopration 121.115

I-IIae q. 50 a. 2 co.: (...) Et quia anima est principium operationum per suas potentias, ideo secundum hoc, habitus sunt in anima secundum suas potentias. 116 Cf. I-IIae q.55 a. 1c. 117 Cf. I-IIae q.49 a. 4. 118 Lhabitus donne une certaine uniformit la puissance par rapport lobjet, car lacte vers lequel la puissance est dirige est accompli par celle-ci dune manire chaque fois plus parfaite. Cependant, pour que la puissance soit matresse de son acte, elle doit conserver la capacit dagir de diffrentes manires. La volont prcde lusage des habitus, et pour cela Saint Thomas dit que pour que cela mrite le nom dhabitus il y manque lusage de la volont: les animaux ne sont pas matres de lexercer ou non, ce qui semble essentiel lhabitus, et cest pourquoi proprement parler il ne peut y avoir en eux dhabitus (I-IIae q. 50 a. 3 ad 2 : (...) Deficit tamen ratio habitus quantum ad usum voluntatis, quia non habent dominium utendi vel non utendi, quod videtur ad rationem habitus pertinere. Et ideo, proprie loquendo, in eis habitus esse non possunt.) 119 De virtutibus, art.1 c: Primo ut sit uniformitas in sua operatione; ea enim quae ex sola operatione dependent, facile immutantur, nisi secundum aliquam inclinationem habitualem fuerint stabilita. 120 Ibid.: Secundo ut operatio perfecta in promptu habeatur. (...) Unde philosophus dicit in V Ethic., quod repentina sunt ab habitu. 121 Ibid.: Tertio ut delectabiliter perfecta operatio compleatur. Quod quidem fit per habitum; qui cum sit per modum cuiusdam naturae, operationem sibi propriam quasi naturalem reddit, et per

33

Les oprations sont belles quand elles sont vertueuses; et quand elles sont vertueuses, elles sont aussi dlectables, car les oprations selon la vertu ne sont pas seulement belles et bonnes, mais en plus dlectables. Ou bien, dans lordre de Saint Thomas, les oprations vertueuses ne sont pas seulement dlectables mais elles sont aussi belles et bonnes 122. Dans ce contexte, nous pouvons trouver de nombreux textes qui affirment que le plaisir perfectionne lopration comme la beaut la jeunesse.123 En dautres occasions, Saint Thomas va encore plus loin en disant que le plaisir est comparable une certaine beaut de lopration: En effet, le plaisir mme est comme une certaine beaut de lopration.124 Mais que le plaisir soit comme une certaine beaut de lopration ne signifie pas que le plaisir soit la fin de lopration ; il est tout au plus quelque chose qui rsulte de lopration vertueuse et bien ordonne, comme une certaine fin qui survient: Le plaisir est requis dans la batitude comme sa forme compltive, car le plaisir perfectionne lopration comme une certaine fin qui survient; tout comme aux jeunes survient la beaut, laquelle dcore la jeunesse aux dires dAristote. 125 Ainsi, lopration ne peut pas sordonner au plaisir, et ne peut utiliser pour cela le prtexte que le plaisir soit la perfection de lopration et quil lembellisse. Saint Thomas dAquin le prcise plus loin: Pareillement, tout ce qui rend un tre apte aux oprations propres sa nature et lui donne de mieux atteindre sa fin, nest pas la fin de cet tre, cest linverse. Ainsi le Philosophe nous dit que la beaut, la force corporelle et dautres qualits analogues sont des instruments du bonheur. Or le plaisir est la perfection de lopration, mais non en ce sens que lopration,consequens delectabilem. Nam convenientia est dlctationis causa; unde philosophus, in II Ethic., ponit signum habitus, dlctationem in opere existentem. 122 Sententia Ethic., lib. 1 l. 13 n. 6: (...) operationes secundum virtutem non solum sunt delectabiles, sed etiam pulchrae et bonae. 123 Cf. Super Sent., lib. 1 d. 1 q. 1 a. 1 ad 2: Perficit enim delectatio operationem, sicut pulchritudo juventutem; Contra Gentiles, lib. 1 cap. 90 n. 4: Delectatio est quaedam operationis perfectio, ut patet per philosophum, X Ethic.: perficit enim operationem sicut pulchritudo iuventutem. Autographi Deleta G1 PG40 A: Quae quidem perficit operationem sicut pulcritudo iuventutem, ut philosophus dicit. 124 Super Sent., lib. 2 d. 38 q. 1 a. 2 co.: (...) est enim sicut quidam decor operationis ipsa delectatio. Cf. Quodlibet VIII, q. 9 a. 1 co.: (...) ideo consequitur maxima delectatio, quae quidem decorat operationem ipsam et perficit eam, sicut pulchritudo iuventutem, ut dicitur X Ethic. 125 Super Sent., lib. 4 d. 49 q. 1 a. 1 qc. 2 ad 2: ...delectatio requiritur ad beatitudinem quasi forma completiva beatitudinis: quia delectatio perficit operationem ut quidam finis superveniens; velut si juvenibus superveniat pulchritudo, quae juventutem decorat, ut dicitur 10 Ethic.

34

constitue dans son espce, lui soit ordonne ; elle tend dautres fins (...). Aussi le Philosophe dit-il que le plaisir est la perfection de lopration comme la beaut celle de la jeunesse, laquelle beaut est pour la jeunesse, et non linverse. 126

La dlectation ordonne. - Il peut paratre prima facie problmatiqueque, bien que le plaisir soit une certaine beaut de lopration, il y ait des actions qui procurent du plaisir et qui ne sont pas belles pour autant127. Cela est possible compte tenu du fait que les actions qui procurent du plaisir ne sont pas toutes vertueuses, et que la beaut accorde aux actions par le plaisir ne peut pas tre dlie de leur caractre vertueux. Mme si le plaisir est comme une certaine beaut de lopration, il est aussi certain quil nest pas uniquement la finalit de laction et que, sans ordre, celui-ci peut ne pas tre vritablement beau. Pour cette raison, si le plaisir dtourne lopration de sa vritable finalit, on ne peut pas dire quil contribue la beaut de lopration, mais sa laideur. Donc, mme si le plaisir peut tre dfinie comme ayant une certaine beaut, et quil accompagne toujours une opration vertueuse en tant que telle, ce qui dfinit la beaut de laction est un autre lment : () Dans les choses humaines, est beau ce qui est ordonne selon la raison ; cest pourquoi Cicron dit que le beau est ce qui est conforme lexcellence de lhomme en ce qui distingue sa nature des autres animaux128

, et cette conformit est belle car en elle resplendit la lumire de la

raison qui donne la vertu tout son clat et sa beaut.129126

Contra Gentiles, lib. 3 cap. 26 n. 19 (ad.2): Ea etiam quibus aptatur res ad proprias operationes speciei perficiendas, et ad debitum finem congruentius consequendum, non sunt finis rei, sed magis e converso: sicut pulchritudo hominis, et robur corporis, et alia huiusmodi, de quibus dicit philosophus, in I Ethicorum, quod organice deserviunt felicitati. Delectatio autem est perfectio operationis, non ita quod ad ipsam ordinetur operatio secundum suam speciem, sed ordinatur ad alios fines (...) Unde in X Ethicorum philosophus dicit quod delectatio perficit operationem sicut decor iuventutem, qui quidem est propter eum cui inest iuventus, et non e converso. Cf. Sententia Ethic., lib. 10 l. 6 n. 10: (...) sicut pulchritudo supervenit iuvenibus non quasi existens de essentia iuventutis, sed quasi consequens bonam dispositionem causarum iuventutis. 127 Cf. II-IIae, q. 142 a. 4 co.: Lintemprance (...) est le plus contraire lclat et la beaut de lhomme (Est igitur intemperantia (...), quia maxime repugnat eius claritati vel pulchritudini (...)). 128 II-IIae q. 142 a. 2 co.: (...) pulchrum in rebus humanis attenditur prout aliquid est ordinatum secundum rationem, unde Tullius dicit, in I de Offic., quod pulchrum est quod consentaneum est hominis excellentiae in eo in quo natura eius a reliquis animantibus differt. 129 II-IIae, q. 142 a. 4 co.: (...) apparet de lumine rationis, ex qua est tota claritas et pulchritudo virtutis. Cf. Super I Cor. [reportatio vulgata], cap. 11 l. 2: Sicut enim in corpore pulchritudo dicitur ex debita proportione membrorum in convenienti claritate vel colore, ita in actibus humanis dicitur

35

La dlectation qui sensuit pourra tre, non seulement une certaine beaut de laction, mais pourra, elle-mme, tre appelle belle ou honnte. Enfin, Saint Paul, cit par Saint Thomas, enseigne que cette dilection doit tre honnte, lorsquil dit: vous attachant au bien, cest--dire, que vous vous attachiez autrui cause du bien de la vertu : Au reste, attachez-vous au bien pour le bien, en tout temps, et pas seulement lorsque je suis prsent parmi vous. Telle est cette belle dilection, dont il est dit : Moi, je suis la mre de la belle dilection. 130

c. - La beaut de la temprance, la chastet et la virginitNous allons donner ce thme une place importante dans ce chapitre, car il apporte beaucoup notre discussion sur la beaut. Nous utiliserons des textes qui se rfrent la vertu de la temprance en gnral et la chastet en particulier qui occupe le plus haut lieu au sein de lespce de la temprance, faisant mention spciale de la virginit.

Les prmisses. - Dans un texte de la Somme Thologique, il est dit que,dans le genre de la chastet, la virginit est la vertu suprieure et quelle possde la beaut suprme: Elle lemporte en effet sur la chastet du veuvage et sur celle du mariage. Et comme la beaut est attribue par excellence la chastet, il sensuit que la beaut suprme est attribue la virginit. Cest pourquoi S. Ambroise peut dire: Quelle beaut peut tre estime plus grande que celle de la vierge, qui est aime du roi, approuve par le juge, ddie au Seigneur, consacre Dieu? 131 Dans ce texte, nous voyons que la beaut est associe par excellence la chastet et que, comme la virginit est suprieure dans le genre de la chastet, on peut dire que la virginit est lapulchritudo ex debita proportione verborum vel factorum, in quibus lumen rationis resplendet. 130 Super Rom., cap. 12 l. 2: Tertio docet quod dilectio debet esse honesta, cum dicit adhaerentes bono, ut scilicet aliquis adhaereat alteri propter bonum virtutis. Gal. IV, 18: bonum autem aemulamini in bono semper. Haec est pulchra dilectio, de qua dicitur Eccli. XXIV, 24: ego mater pulchrae dilectionis. 131 II-IIae, q. 152 a. 5 co.: (...) transcendit enim et castitatem vidualem et coniugalem. Et quia castitati antonomastice attribuitur decor, ideo virginitati per consequens attribuitur excellentissima pulchritudo. Unde et Ambrosius dicit, in libro de Virginit., pulchritudinem quis potest maiorem aestimare decore virginis, quae amatur a rege, probatur a iudice, dedicatur domino, consecratur Deo? (Cf. La mme citation dans Super Sent., lib. 4 d. 33 q. 3 a. 3 arg. 1.).

36

plus belle des vertus. Cest pour cela que Saint Thomas dit que la puret de la chair et la virginit dlecte les yeux de Dieu et des saints 132. Plus loin, Saint Thomas dit que la victoire remporte par les vierges est la plus belle, mme si le combat pour lobtenir a pu tre moins svre que pour dautres vertus. Car la couronne nest pas due au combat mais la victoire du combat 133. Dautre part, la beaut appartient la raison de la vertu, car la vertu est dans lme une disposition bien ordonne et, dans la mesure o une chose est bien dispose et ordonne, on dit quelle est belle.

Les conclusions apparentes. - Si la virginit est la plus belle des vertuset si la beaut dune vertu doit tre lie sa perfection, il semble que la plus parfaite des vertus soit la virginit. Saint Thomas, dans le Commentaire sur les Sentences, formule cette apparente conclusion de la manire suivante : En effet, la beaut apartient la raison de la vertu. Et la beaut de la virginit est maximale. Donc il semble quelle soit la plus grande des vertus. 134 Si la virginit est la plus grande des vertus, elle devra tre la vertu la plus proche des vertus intellectuelles, car le bien spirituel le plus noble est suprieur ceux du corps135, comme il en dcoulait dun autre texte cit plus haut: La candeur de lme sanctifie surpasse toute beaut corporelle. 136 Pour cela, les vertus qui ont pour objet les biens spirituels sont purement et simplement meilleures que celles qui ont quelque chose de corporel ; et ainsi les vertus intellectuelles et thologales sont plus dignes que les vertus morales, qui sont responsables des actes et des passions dune certaine manire corporelles. Donc, au sein des vertus morales, en parlant per se, la meilleure vertu est celle qui se rapproche le plus des vertus intellectuelles137.132 133

Sermones n.14 ps 2: Puritas carnis et virginitas delectat oculos Dei et sanctorum. Super Sent., lib. 4 d. 49 q. 5 a. 3 qc. 1 ad 1: Corona autem non debetur pugnae, sed victoriae de pugna. 134 Super Sent., lib. 4 d. 33 q. 3 a. 3 arg. 1: Decor enim est de ratione virtutis. Sed virginitatis decor est maximus. Ergo ipsa est maxima virtutum. 135 Cf. Super Sent., lib. 4 d. 33 q. 3 a. 3 corp: (...) quod cum bonum spirituale sit nobilius et melius quam bonum corporis (...). 136 Super Psalmo 50 n. 4: ...candor animae sanctificatae excedit omnem pulchritudinem corporalem. 137 Cf. Super Sent., lib. 4 d. 33 q. 3 a. 3 corp: (...) quod cum bonum spirituale sit nobilius et melius quam bonum corporis; virtutes illae quae habent pro objecto bonum spirituale, sunt simpliciter meliores quam illae quae habent aliquod corporale aut corporali adjunctum; et ideo virtutes intellectuales et theologicae sunt digniores quam virtutes morales, quae sunt circa actus et passiones aliquo modo corporales; et inter virtutes morales illa per se loquendo est melior quae magis

37

Les contradictions. - Cependant, en parlant de lapproximation quant laconvenance du sujet , Saint Thomas dit que la vertu morale la plus proche des vertus intellectuelles, et pour cela la plus digne, est la justice, qui est dans la volont (...); vient ensuite la force, qui est dans lirascible, qui est une certaine limite entre la raison et la sensualit; et en dernier lieu la temprance, qui est dans le concupiscible. 138 Ainsi donc, dun ct nous voyons que la virginit est la plus belle des vertus et ; dun autre, quelle est la plus loigne des vertus intellectuelles et que, dans ce sens, elle est la moins digne. Cette contradiction entre la beaut et la dignit apparat dune manire encore plus vidente dans le texte suivant: Les plaisirs qui sont objet de la temprance sont les moins nobles, comme on le voit chez Aristote, car ils sont communs nous et aux animaux: cest pourquoi la temprance qui les rprime, revendique particulirement pour elle la beaut commune toutes les vertus, comme la force revendique la difficult et la justice la rectitude ; et pour cela la virginit, qui est le grade maximum de la temprance, revendique la beaut maximale ; mme si de cela il ne sensuit pas quelle soit la plus digne des vertus. 139 Le fait que la temprance (et de manire particulire la chastet et la virginit) soit la plus belle des vertus sans tre en mme temps la plus digne, se contredit avec la conclusion apparente donne plus haut, selon laquelle la virginit est la plus parfaite des vertus. Si cette conclusion est donc errone, nous devrons rviser largumentation pour voir o se trouve lerreur. Un examen quelque peu htif des prmisses conduirait dissocier la beaut de la perfection, afin dcarter les ennuis soulevs, semble-t-il, par leur identification. On pourrait ainsi avancer lhypothse que, du moins dans ce contexte particulier, beaut est utilis dans un sens compltement indpendant de la perfection de la chose. Encore plus : la beaut parat presque sopposer cette perfectionappropinquat ad praedictas.. 138 Ibid.: (...) justitia, quae est in voluntate (...); et post hoc fortitudo, quae est in irascibili, quae est quasi quoddam confinium rationis et sensualitatis, ut in 3 Lib., dist. 26, qu. 1, art. 1, in corp., dictum est; et ultimo temperantia, quae est in concupiscibili. 139 Super Sent., lib. 4 d. 33 q. 3 a. 3 ad 1: (...) dlctationes circa quas est temperantia, sunt turpissimae, ut in 7 Ethic. patet, eo quod sunt in communibus nobis et brutis; unde temperantia, quae has cohibet, praecipue vindicat sibi pulchritudinem communem omnibus virtutibus, sicut fortitudo vindicat sibi difficultatem, justitia rectitudinem; et propter hoc virginitas, quae est summus temperantiae gradus, summum decorem sibi vindicat; non tamen sequitur quod sit dignissima virtus.

38

entitative. Selon les derniers textes cits, on pourrait croire que la beaut est une espce de compensation lgre ou un prix de consolation, plutt matriel, pour la basse dignit de la vertu. Ceci impliquerait beaucoup de consquences : notamment, on nutiliserait pas le mme concept pour dire que la virginit ou le monde sont beaux, que pour dire que les substances immatrielles ou Dieu le sont. On ne pourrait pas non plus dire, par exemple, que Dieu est plus beau que le monde dans le sens matriel du beau, de la mme manire quon ne peut pas dire que Dieu est plus color ou plus chaud que le monde.

La conclusion dfinitive. Sil existait une sparation conceptuelleradicale entre les deux types de beaut, cela serait trs problmatique et nous forcerait admettre certaines contradictions internes, peut-tre insurmontables, dans la doctrine de Saint Thomas sur le beau. Cependant, dans les textes de Saint Thomas nous trouvons une solution au problme pos plus haut, qui nous autorise conserver les prmisses prsentes ci-dessus, ainsi quune vision unitaire sur la beaut qui soit en mesure de sauvegarder ses liens avec la perfection. En effet, il y a une autre manire de considrer combien la vertu morale est proche de la vertu intellectuelle, proximit selon laquelle nous pouvons dire que, dans un certain sens, la temprance est effectivement la plus digne des vertus. Saint Thomas sexprime ainsi: Dune autre manire, on peut considrer la proximit de la vertu morale lintellectuelle dans la mesure o la premire dispose lhomme vers la deuxime. Ainsi, entre toutes les vertus morales, la plus proche est la temprance, car, de par sa nature, la raison est affaiblie par les plaisirs, qui sont la matire de la temprance; et, entre les parties de la temprance, surtout la chastet , car dans les plaisirs dont elle a la charge, la raison est totalement submerge. Cest pour cela que le Commentateur dit que la chastet et, dans le genre de la chastet, de manire particulire la virginit a une valeur suprme pour les sciences spculatives. Ainsi, il faut dire que la chastet nest pas la plus digne de toutes les vertus, mais quelle est la plus digne dune certaine manire

39

entre toutes les vertus morales; et simpliciter et en parlant per se, elle est la plus digne entre toutes celles de lespce de la temprance. 140 Pour autant, on nest pas tenu dabandonner lide que la beaut est toujours associe la dignit dune chose, car dune certaine manire la chastet est la plus digne des vertus morales. Et dans la mme mesure o elle est peut-tre la plus digne, elle est la plus belle des vertus. Si on peut dire quelle est la plus belle cest parce que, dans un certain sens, elle est la plus digne. La raison pour laquelle il est possible de dire que la chastet est la plus belle et la plus digne des vertus morales est quelle soppose lintemprance, le plus laid et le plus indigne des vices. Les biens dont dtourne la temprance sont les plus infrieurs chez lhomme et lui conviennent selon la nature bestiale, comme on le dira plus loin. Aussi est-ce surtout cause deux que lhomme a tendance savilir . Cela est confirm par Saint Thomas dans un autre texte o il explique les deux raisons pour lesquelles lintemprance est dite la plus blmable des jouissances : Dabord parce quelle contrarie au maximum la dignit humaine. En effet, elle a pour matire les plaisirs qui nous sont communs avec les btes, nous lavons dit (...). Ensuite, parce quelle est le plus contraire lclat et la beaut de lhomme, car cest dans les jouissances sur lesquelles porte lintemprance quapparat le moins la lumire de la raison qui donne la vertu tout son clat et sa beaut. Cest pourquoi ces jouissances sont appeles les plus serviles. 141 la lumire de ces textes nous pouvons comprendre pourquoi la chastet est appele la plus belle des vertus morales. Elle dtourne les biens les plus infrieurs chez lhomme, qui lui conviennent selon sa nature bestiale. La chastet nest pas par elle-mme la vertu la plus digne dans le sens absolu. La chastet peut tre appele la plus belle des vertus morales dans le sens o elle loigne lhomme du140

Super Sent., lib. 4 d. 33 q. 3 a. 3 corp: Alio modo potest attendi propinquitas virtutis moralis ad intellectualem prout disponit ad ipsam; et sic inter omnes morales propinquissima est temperantia, quia per dlctationes, quae sunt ejus materia, maxime nata est ratio enervari; et inter partes temperantiae praecipue castitas, quia in dlctationibus circa quas est, ratio totaliter obruitur. Unde Commentator dicit in 7 Physic., quod castitas maxime valet ad scientias speculativas; et in genere castitatis praecipue virginitas. Sic ergo dicendum est, quod virginitas non est dignior omnibus aliis virtutibus; sed est dignior aliquo modo omnibus virtutibus moralibus, et simpliciter et per se loquendo, omnibus speciebus temperantiae. 141 II-IIae, q. 142 a. 4 co.: Primo quidem, quia maxime repugnat excellentiae hominis, est enim circa delectationes communes nobis et brutis, ut supra habitum est (...). Secundo, quia maxime repugnat eius claritati vel pulchritudini, inquantum scilicet in delectation