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35 C C’est Dieu, surtout, qui lui a posé un problème. Comment dessiner Dieu ? Dilemme. Et puis la lumière fut. « J’ai fait un rêve mystique, assez effrayant, où son visage m’est apparu. Cela n’a duré qu’une fraction de seconde. Cette vision insupportable, c’était une repré- sentation partielle de Dieu. On y sen- tait une sévérité, une angoisse, mais aussi une grande détermination. Un peu comme Charlton Heston dans Les Dix Commandements… » Robert Crumb raconte, sans emphase ni iro- nie, ses quatre années passées avec la Bible. Quatre ans de travail intensif, sans cesse repris, corrigé et amélioré, à propos duquel on a tout imaginé, et surtout un nouvel exercice très « crumbien » de satire iconoclaste. Mais rien n’a filtré de ce projet aux promesses détonantes. Le Livre de la Genèse illustré par R. Crumb paraîtra à la mi-octobre. Le titre vaut décla- ration d’intention : « J’ai fait un strict travail d’illustration », affirme-t-il. A l’origine, il y a eu « une envie de pa- rodie autour d’Adam et Eve ». Mais quand un ami lui a suggéré de lire l’intégralité de la Genèse, le défi lui a plu ; et plus il s’enfonçait dans le récit biblique, plus il constatait que le texte résistait à la satire. Il a fini par le prendre au mot, « pour en révéler la bizarrerie, la profondeur, le mystère ». La Genèse, cette superproduction par excellence, a inspiré à Robert Crumb une reconstitution d’une am- pleur méticuleuse. C’est la Bible, rien que la Bible, au fil des épisodes gran- dioses connus de tous mais aussi des autres, « moins glamour, plus obs- curs », généralement ignorés. Les cinquante chapitres sont liés en une saisissante épopée hyperréaliste, sur- plombée, certes, par la parole divine Tout l’été, “Télérama” publie en exclusivité des extraits du Livre de la Genèse dessiné par Crumb. Une surprise de la part de ce maître des comics américains, compulsif et obsédé sexuel, à l’œuvre radicale et inimitable. Et © ROBERT CRUMB & ÉDITIONS CORNÉLIUS 2009 LE DESSINATEUR ROBERT CRUMB LE TOUR D’UNE œUVRE croqua la femme et son emprise sur les hommes, mais dévoilant une violence, une cruauté, une crudité et des mœurs patriarca- les dans leur quintessence primitive. Détonant, en effet… Ce que Crumb regarde comme son « magnum opus, au moins par la lon- gueur » – deux cent deux pages –, est la dernière pièce, et la plus inatten- due, d’un puzzle qu’il assemble de- puis plus de quarante ans. Où il n’a jamais cessé de se dévoiler jusque dans ses obsessions les plus intimes tout en entretenant sa légende, celle d’un artiste dont « la vie imite l’art qui imite la vie », selon la judicieuse formule d’une critique britannique. Il y a belle lurette que son œuvre est canonisée comme une référence ma- jeure de la bande dessinée du dernier siècle (le XX e ), sans que, paradoxale- ment, elle ait jamais conquis les fou- les : trop radicale, trop dérangeante. Trop tout court. Crumb se ressemble beaucoup. La silhouette filiforme et légèrement voûtée, comme embarrassée d’elle- même, les lunettes de myope et les fringues tellement hors mode qu’el- les font style : on se dit qu’il a su por- ter à un haut degré de perfection la banalité laconique qui lui tient lieu de look depuis toujours. A 65 ans, il évoque une version soft et apaisée du personnage le plus déjanté de la ban- de dessinée contemporaine. Ce dou- ble de papier qu’il a exposé, surex- posé jusque dans ses zones d’ombre les moins avouables, avec une fréné- sie exhibitionniste sans exemple. Personne ne sera jamais aussi criti- que de Crumb que Crumb lui-même : dans le rôle du type complexé, peu- reux, inhibé, frustré, compulsif et, par-dessus tout, obsédé sexuel incu- rable, il a pulvérisé toutes les conven- tions. L’autodérision sarcastique démultipliée par une phénoménale effervescence graphique restera, pour l’éternité, son registre naturel. Comment en est-il arrivé à en dire autant, et sans censure, sur ses fan- tasmes, en général, et sur son goût irrépressible pour les femmes surdi- mensionnées, ces déesses formida- bles à conquérir coûte que coûte et TOUS LES DESSINS SONT TIRÉS DE “LES AVENTURES DE R. CRUMB” (ÉD. CORNÉLIUS, COLL. SOLANGE, 2009). <

2009). Et croqua la femme · Crumb raconte, sans emphase ni iro-nie, ses quatre années passées avec la Bible. Quatre ans de travail intensif, sans cesse repris, corrigé et amélioré,

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CC’est Dieu, surtout, qui lui a posé un problème. Comment dessiner Dieu ? Dilemme. Et puis la lumière fut. « J’ai fait un rêve mystique, assez effrayant, où son visage m’est apparu. Cela n’a duré qu’une fraction de seconde. Cette vision insupportable, c’était une repré-sentation partielle de Dieu. On y sen-tait une sévérité, une angoisse, mais aussi une grande détermination. Un peu comme Charlton Heston dans Les Dix Commandements… » Robert Crumb raconte, sans emphase ni iro-nie, ses quatre années passées avec la Bible. Quatre ans de travail intensif, sans cesse repris, corrigé et amélioré, à propos duquel on a tout imaginé, et surtout un nouvel exercice très « crumbien » de satire iconoclaste. Mais rien n’a fi ltré de ce projet aux promesses détonantes. Le Livre de la Genèse illustré par R. Crumb paraîtra à la mi-octobre. Le titre vaut décla-ration d’intention : « J’ai fait un strict travail d’illustration », affi rme-t-il. A l’origine, il y a eu « une envie de pa-rodie autour d’Adam et Eve ». Mais quand un ami lui a suggéré de lire l’intégralité de la Genèse, le défi lui a plu ; et plus il s’enfonçait dans le récit biblique, plus il constatait que le texte résistait à la satire. Il a fi ni par le prendre au mot, « pour en révéler la bizarrerie, la profondeur, le mys tère ». La Genèse, cette superproduction par excellence, a inspiré à Robert Crumb une reconstitution d’une am-pleur méticuleuse. C’est la Bible, rien que la Bible, au fi l des épisodes gran-dioses connus de tous mais aussi des autres, « moins glamour, plus obs-curs », généralement ignorés. Les cinquante chapitres sont liés en une saisissante épopée hyperréaliste, sur-plombée, certes, par la parole divine

Tout l’été, “Télérama” publie en exclusivité des extraits du Livre de la Genèse dessiné par Crumb. Une surprise de la part de ce maître des comics américains, compulsif et obsédé sexuel, à l’œuvre radicale et inimitable.

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le dessinateur robert Crumb le tour d’une œuvre

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et son emprise sur les hommes, mais dévoilant une violence, une cruauté, une crudité et des mœurs patriarca-les dans leur quintessence primitive. Détonant, en eff et…Ce que Crumb regarde comme son « magnum opus, au moins par la lon-gueur » – deux cent deux pages –, est la dernière pièce, et la plus inatten-due, d’un puzzle qu’il assemble de-puis plus de quarante ans. Où il n’a jamais cessé de se dévoiler jusque dans ses obsessions les plus intimes tout en entretenant sa légende, celle d’un artiste dont « la vie  imite  l’art qui imite la vie », selon la judicieuse formule d’une critique britannique. Il y a belle lurette que son œuvre est canonisée comme une référence ma-jeure de la bande dessinée du dernier

siècle (le XXe), sans que, paradoxale-ment, elle ait jamais conquis les fou-les : trop radicale, trop dérangeante. Trop tout court. Crumb se ressemble beaucoup. La silhouette fi liforme et légèrement voûtée, comme embarrassée d’elle-même, les lunettes de myope et les fringues tellement hors mode qu’el-les font style : on se dit qu’il a su por-ter à un haut degré de perfection la banalité laconique qui lui tient lieu de look depuis toujours. A 65 ans, il évoque une version soft et apaisée du personnage le plus déjanté de la ban-de dessinée contemporaine. Ce dou-ble de papier qu’il a exposé, surex-posé jusque dans ses zones d’ombre les moins avouables, avec une fréné-sie exhibitionniste sans exemple. Personne ne sera jamais aussi criti-que de Crumb que Crumb lui-même : dans le rôle du type complexé, peu-reux, inhibé, frustré, compulsif et, par-dessus tout, obsédé sexuel incu-rable, il a pulvérisé toutes les conven-tions. L’autodérision sarcastique démultipliée par une phénoménale effervescence graphique restera, pour l’éternité, son registre naturel. Comment en est-il arrivé à en dire autant, et sans censure, sur ses fan-tasmes, en général, et sur son goût irrépressible pour les femmes surdi-mensionnées, ces déesses formida-bles à conquérir coûte que coûte et

tous les dessins sont tirés de “les aventures de r. Crumb” (éd. Cornélius, Coll. solange, 2009).

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la fuite. Il adopte définitivement cette distance narquoise qui lui per-met de créer des images dévastatri-ces du monde qui l’entoure et de ce-lui qu’il porte en lui. Pour mieux affirmer « la personnalité  complexe de ce génial moi-même » (titre d’une savoureuse autoanalyse parue dans les années 1970), Crumb dézingue à tout-va. Il se met à dos les féministes qui l’accusent de misogynie, non sans raison. On l’accuse de racisme quand il publie une histoire titrée « Quand les Nègres prendront le pouvoir en Amérique ». Il ne s’excuse pas. Il en rajoute. Récidive avec les Juifs. Il joue avec le personnage qu’il est de-venu, qu’il met en danger avec une jubilation non dissimulée. « Je com-prends que des gens aient été choqués, dit-il. Mais il faut se confronter aux tabous et aux pires stéréotypes, s’ils sont profondément ancrés dans l’in-conscient  collectif.  Mes  histoires n’étaient pas destinées à tout le mon-de. Il était inévitable qu’il y ait un ma-lentendu avec ceux qui les prenaient au pied de la lettre, comme ces extré-mistes du White Power qui ont repro-duit certains de mes dessins dans leur journal… Quand je commence à dessi-ner, je n’ai pas une idée très claire de ce qui en sortira. Je suis quelqu’un de très intuitif : le sens m’apparaît au fur et à mesure que j’avance… » 

Le temps a passé. Robert Crumb, qui vit depuis 1991 dans un village du sud de la France avec sa femme, Aline Ko-minsky-Crumb, elle aussi dessina-trice issue de l’underground, s’inté-resse moins à son passé qu’à celui d’un monde disparu. Mister Nostal-gia est le titre d’un de ses livres. « L’Amérique  des  années 1920  me manque », dit-il. Sa devise pourrait être « old is beautiful ». Il n’est jamais plus intarissable que quand il évoque sa collection de quelque cinq mille 78-tours chinés depuis des décennies un peu partout. Incollable sur les plus méconnus des bluesmen des an-nées 1920-30, qu’il vénère, il parle mieux que personne du « fabuleux 

musette » français d’avant-guerre. C’est une autre manière pour lui, dé-sormais, d’être ailleurs. Et de s’y sen-tir enfin « à l’aise ». Maintenant, les rééditions et les compilations peu-vent se lire à bonne distance, comme une seule et très tumultueuse et très unique aventure autobiographique. On y prend la juste mesure d’un ex-traordinaire dessinateur qu’un célè-bre critique d’art américain a, un jour, qualifié de « Bruegel de la deuxième moitié  du XXe siècle ». « Embarras-sant, lâche Crumb qui imagine mal être exposé à côté de l’un de ses maî-tres absolus. Ce qui aurait pu m’ar-river de pire, c’est de me prendre au sérieux. » p Jean-Claude loiseau

qu’il soumet à ses caprices les plus « dérangés » (un mot qu’il affection-ne), en particulier ? « Pour moi aussi, ce besoin de tout dire reste un mystère. Ça n’a jamais été évident, mais, à la fin, c’était plus fort que moi. Et très inconfortable. A l’évidence, je dois être un peu cinglé… » « Vieille histoire », suggère-t-il. Il faut voir l’extraordinaire documentaire (Crumb, 1994) que Terry Zwigoff lui a consacré pour avoir un aperçu de ce que fut son « enfance marginale dans une  famille  névrosée ». Né en 1943 à Philadelphie, Robert Crumb garde de ses premières années une impression indélébile. Le mal-être d’un « garçon sans séduction, bizarre, un peu déséquilibré et asocial ». Dia-gnostic : « Soit vous vous résignez à 

dépérir dans votre coin ; soit cela vous donne encore plus de détermination pour vous faire remarquer. » Comme son frère aîné, Charles, le jeune Ro-bert dévore les comics et, sous son influence, dessine en permanence… « A 20 ans, j’ai décidé que j’entrerais dans l’histoire de l’art. » Avec une iro-nie toute « crumbienne », il cons-tate : « J’ai eu ce que je voulais puis j’ai mesuré  la vanité,  la  futilité et, pour 

tout dire, la stupidité de cette ambi-tion, mais cela ne m’a pas dissuadé de continuer… Quand  j’ai débuté,  la bande dessinée était méprisée de tous, aujourd’hui elle est entrée au musée, et moi aussi. Je me demande si ce n’est pas exagéré. Ma vie n’est qu’une suite de paradoxes, et c’est ce qui l’a rendue si inconfortable. » Robert Crumb, il y a longtemps, a choisi d’être ailleurs. Quittant sa fa-mille à 19 ans, il était célèbre à 25. En 1968, il est l’auteur encensé de Fritz the cat, le chat le plus libidineux de l’histoire. Et les dizaines de strips et d’histoires furieusement tordues qu’il a semées d’un fanzine à l’autre, avant d’exploser dans le sien, Zap Comix, ont révélé un univers littéralement inouï. « Je n’ai  rien  inventé, se dé-fend-il. Je me contentais de ressusciter un style jugé éculé, stupide, vulgaire, et abandonné  depuis  quelques  années, celui qui m’avait tant ébloui dans la bible de ma jeunesse, le Mad d’Harvey Kurtzman. » Il faut y ajouter une dé-flagration décisive, provoquée par le LSD. La première prise a été la bonne, si l’on peut dire. « Pendant deux mois, tout a été flou, irréel. Je ne contrôlais  rien. J’avais  l’impression de vivre dans un carnaval d’images. » Quand Crumb retrouve ses esprits, les croquis de cette période en sus-pension témoignent d’une imagi-nation en roue libre. « La  plupart des principaux personnages à venir, Mr Natural  ou  Snoid,  notamment, étaient  là ! Et  j’avais mis à nu, sous une forme assez psychotique, un pan très glauque de l’inconscient collectif américain. » En clair, le timide, l’in-troverti Robert Crumb se livre désor-mais à la démolition sauvage et non moins hilarante de tout ce qui res-semble de près ou de loin aux « bon-nes mœurs » et au « bon goût » de l’Amérique traditionnelle. Il n’en faut pas davantage pour que le bonhom-me au chapeau et à la petite mousta-che de comptable qui traîne du côté de Haight-Ashbury, à San Francisco, soit regardé comme un chantre de « la contre-culture ». « J’étais devenu le  chéri des hippies.  Ils m’aimaient. Cette gloire m’est tombée dessus d’un coup, et cela a tout changé. Surtout avec les femmes, les plus jolies ont été du jour au lendemain à ma portée. »On le veut porte-parole du « mouve-ment ». Il n’aura de cesse de prendre

le dessinateur robert Crumb le tour d’une œuvre

“J’étais devenu le chéri des hippies. ils m’aimaient. Cette gloire m’est tombée dessus d’un coup, et cela a tout changé. surtout avec les femmes.”

misogynie, raCisme… le provoCant robert Crumb a été aCCusé de tous les maux.

a lire le livre de la genèse illustré par robert Crumb, page 167. extraits d’un album à paraître à l’automne chez denoël Graphic.

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