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Wolfgang Raible (Freiburg)
Condillac et le concept du dynamisme communicatif ‡
I Introduction
Je voudrais commencer par un détour qui servira en même temps d'introduction à la
matière. La question que je vais me poser est celle de savoir d'où vient notre analyse
phrastique.
On sait que, pour Platon, une phrase se décompose en nom et verbe (avec les termes
grecs : ónoma et rhêma). Dans le cadre de sa philosophie, Aristote à réinterprété cette
bipartition : pour lui, le nom est ce qui est à la base (hypokeimenon, en latin cela donnera
mot à mot subiectum, sujet), le verbe étant ce qui est dit sur le nom (le katêgoroumenon,
en latin mot à mot praedicatum). Dans une interprétation ontologique, le mode d'exis-‐
tence du nom, vu par l’intermédiaire de son référent, est ‘en soi’ (kath'hautó), celui du
prédicat est ‘par accident’, kat'állo ou katà symbebêkós, parce que, ontologiquement par-‐
lant, ce qui est signifié par le prédicat ne peut exister que grâce à un support qu'est le
référent du nom. Si je dis, pour prendre un exemple utilisé par les scolastiques, Socrate
est blanc, la couleur blanche présuppose, comme support où elle peut se réaliser, Socrate.
Les modistes scolastiques n'utilisent pas les termes de ‘nom’ et de ‘verbe’, mais supposi-‐
tum et appositum. L'interprétation ontologique due à Aristote (la scolastique se définit
par la réception du Stagirite) est évidente : le substantif représente la substance et existe
en soi et pour soi tandis que le verbe ne peut exister qu'à l'aide du support formé par le
signifié du nom. Cette analyse syntaxique est le modèle pour une logique dite
propositionnelle.
Or, déjà les maîtres scolastiques établissent, pour caractériser l’ordre dans lequel nom et
verbe apparaissent dans une phrase, la distinction entre un ordo naturalis et un ordo
artificialis. Voulant dire ‘Socrate est blanc’ (So[c]r[ates] est albus), il me faut partir de
Socrate comme représentant de la substance avant de pouvoir lui attribuer un prédicat :
la couleur blanche n‘existant que par accident, donc ayant besoin d'un support matériel.
‡ Paru sous ce titre dans le volume ‘Informationsstrukturen’ im gesteuerten Spracherwerb. Französisch – Deutsch kontrastiv. Éd. par Séverine Adam, Frankfurt : Peter Lang, p. 125-‐133. Pagination de l’original entre crochets [].
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Logiquement parlant il ne devrait exister que l’ordo naturalis, donc l’ordre sujet – prédi-‐
cat; les seuls poètes peuvent se payer le luxe d’un non-‐respect de la règle (effet de style,
ordo artificialis).1
Nous savons que, au cours du XVIe siècle, le français doit se défendre contre le Latin et
s’illustrer par rapport à cette langue jusqu'alors dominante dans la production écrite.
C'est à ce moment qu'on commence à utiliser, comme une [p. 126] arme contre le latin, la
thèse de l'ordre naturel qui correspondrait à un ordre tant ontologique que logique :
Dorénavant une déviation de l’ordre naturel est regardée comme une entrave à la logi-‐
que : le français, agrémenté par l'existence d'un ordre naturel, est censé être le comble
de clarté.
La première attestation de cette nouvelle arme intellectuelle portant le label ‘ordre de
nature’ se trouve dans la grammaire de Louis Meigret (1550).
“De vrai, si nous considérons bien le style de la langue latine et celui de la nôtre, nous les
trouverons contraires en ce que communément nous faisons la fin de clause ou d'un dis-‐
cours, de ce que les latins font leur commencement : et si nous considérons bien l'ordre
de nature, nous trouverons que le style français s'y range beaucoup mieux que le latin.
Car les Latins préposent communément le souposé au verbe, lui donnant ensuite le sur-‐
posé : par ce moyen, le passif [= complément d'objet], qui par l'ordre de nature dût être le dernier en clause, est le premier en prolation : et le surposé le dernier, qui par raison
dût être le premier : d'autant que l'agent est par raison précédant l'action et passion
comme duquel est le commencement du mouvement.” [Meigret, ch. 59, 12]2
1Voir, pour une description plus détaillée de ce chapitre de l’histoire de la pensée linguistique
Raible, Wolfgang. 2009. “Zur Realität von Tiefenstrukturen.” In: Angelika Linke & Helmuth Feilke
(eds.). Oberfläche und Performanz. Untersuchungen zur Sprache als dynamischer Gestalt. Tübin-‐
gen : Niemeyer, 77-‐98 2 Louis Meigret, Le traité de la grammaire française (1550), édité par Franz Josef Hausmann, Tu-‐bingue 1980. Hausmann utilise une graphie moderne -‐-‐ Meigret est partisan d'une orthographe
réformée qui difficilement lisible de nos jours mais reflétant la prononciation du XVIe siècle.
Dans l'édition de Wendelin Foerster, téléchargeable depuis Gallica, le serveur de la Bibliothèque
Nationale de France, le passage en question se trouve à la page 196.
3
Et Meigret de conclure à la fin du paragraphe – qui est en même temps l'avant-‐dernier
de son livre :
“Et je ne veux pas pourtant blâmer la façon des Latins, ni qu'aucun doive sortir hors de la
grâce et propriété de leur style en parlant ou écrivant latin : mais aussi ne trouvé-‐je pas
raisonnable qu'on doive s'y asservir et laisser une beaucoup plus facile et aisée manière
de dresser le bâtiment de notre langue, suivant l'ordre que nature tient en ses œuvres et
que l'usage de parler a voulu suivre.”
Pendant plusieurs siècles, cette prétendue clarté de la langue française, basée sur l'ordre
direct dans la phrase, n'a cessé de faire les délices des grammairiens et philosophes.3 À
l'apogée de cette école de penser se trouve Antoine de Rivarol (1753 à 1801). Dans un
ouvrage intitulé De l'universalité de la langue française : discours qui a remporté le prix de
l'Académie de Berlin [1784], on [p. 127] trouve le raisonnement suivant qu’il faut lire en
entier pour mieux apprécier la pointe inattendue :
“Ce qui distingue notre langue des anciennes et des modernes, c'est l'ordre et la
construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le
français nomme d'abord le sujet de la phrase, ensuite le verbe, qui est l'action, et enfin
l'objet de cette action : voilà la logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui consti-‐
tue le sens commun.
Or, cet ordre si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque toujours contraire
aux sensations, qui nomment le premier l'objet qui frappe le premier : c'est pourquoi
tous les peuples, abandonnant l'ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins
hardies, selon que leurs sensations ou l'harmonie des mots l'exigeoient ; et l'inversion a
3 Dans une thèse admirable soutenue à Sarrebruck sous la direction de Hans-‐Helmut Christmann,
Irene Monréal-‐Wickert décrit, entre autres, la discussion sur l'inversion notamment au XVIIIe
siècle : Die Sprachforschung der Aufklärung im Spiegel der großen französischen Enzyklopädie. Tu-‐
bingue 1977, surtout aux pages 98 sqq. – On peut trouver un autre résumé des discussions rela-‐
tives au problème posé par l'ordre des mots dans un ouvrage de Ulrich Ricken, Linguistics,
anthropology, and philosophy in the French enlightenment, London: Routledge 1994 [en alle-‐
mand : Berlin : Akademie-‐Verlag 1984], spécialement dans le chapitre 9 intitulé “Grammar,
philosophy, anthropology: the problem of word order” (pp. 111-‐133).
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prévalu sur la terre, parce que l'homme est plus impérieusement gouverné par les pas-‐
sions que par la raison.
Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l'ordre direct, comme s'il étoit
toute raison ; et on a beau, par les mouvemens les plus variés et toutes les ressources du
style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu'il existe : et c'est en vain que les passions
nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l'ordre des sensations ; la syntaxe fran-‐
çaise est incorruptible.”
Suit un paragraphe qui montre à la fois la gloire et la misère de ce préjugé, car Rivarol
s'écrie, tout en ne pouvant pas éviter une inversion des plus belles :
“C'est de-‐là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue : ce qui
n'est pas clair n'est pas français ; ce qui n'est pas clair est encore anglais, italien, grec ou
latin. Pour apprendre les langues à inversions, il suffit de connoître les mots et leurs ré-‐
gimes ; pour apprendre la langue française, il faut encore retenir l'arrangement des mots.”
Si on tient compte du contexte dans lequel se trouve la phrase en question, on voit facile-‐
ment que Rivarol ne peut pas ne pas commettre le sacrilège. Il s'agit, en effet, d'un cas ty-‐
pique de dynamisme communicatif. La version “cette admirable clarté, base éternelle de
notre langue, vient de là” serait bien sûr correcte, mais la liaison avec ce qui précède et
l'effet particulier auraient été détruits.
On voit donc déjà que cette fameuse discussion sur les inversions qu'il faut éviter à tout
prix – discussion où même un esprit de l'envergure de Diderot prétendait que, avant
d'écrire ses phrases dans un latin forcément pitoyable, Cicéron aurait dû penser à la
française, – devient obsolète dès qu'on dépasse le cadre de la phrase.
II Les idées centrales de Condillac
On aura vu dans cette introduction que l'analyse grammaticale entamée par Platon, puis
ré-‐interprétée par Aristote et par les maîtres scolastiques, est à la [p. 128] base d'une lo-‐
gique propositionnelle qui voit dans un énoncé phrastique un sujet et un prédicat, le su-‐
jet étant nécessairement ce qui doit exister avant de pouvoir former le support d'un
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prédicat. Je dois donc penser le nom, ou bien ce à quoi il réfère, avant de pouvoir y ajou-‐
ter le prédicat.
Or, à cet égard Condillac est tout à fait novateur : Condillac, qui a enseigné l'infant don
Ferdinand de Parme, petit fils de Louis XV, nous a transmis son enseignement dans un
volumineux Cours d'études qui comprend entre autres un Art d'écrire. La citation sui-‐
vante montre le raisonnement de Condillac dans toute son ampleur :4
“A parler vrai, il n'y a dans l'esprit ni ordre direct, ni ordre renversé, puisqu'il aperçoit à
la fois toutes les idées dont il juge: ils les prononceroit toutes a la fois, s'il lui étoit pos-‐
sible de les prononcer comme il les aperçoit […] C'est par conséquent, dans le discours
seul, que les idées ont un ordre direct ou renversé, parce que c'est dans le discours seul
qu'elles se succèdent. Ces deux ordres sont également naturels. En effet les inversions
sont usitées dans toutes les langues, autant du moins que la syntaxe le permet. ” (Cours
d’Études, ed. Le Roy, 1947 sqq., p. 503)
Le raisonnement de base de Condillac consiste donc en ceci : les idées se présentent
d'une façon simultanée, non-‐ordonné, à l'esprit. Utilisant la langue, donc en les extériori-‐
sant par la langue, nous sommes forcés de les linéariser, de les mettre l'une après l'autre.
Ce qu'il essayait de communiquer à son élève, c'est qu'il faut garantir, à tous les niveaux
du langage – qu'il s'agisse de textes ou de phrases simples – la liaison des idées qui per-‐
mette à mon partenaire de facilement reconstruire ce que j’ai voulu dire.
Or, la linéarisation des éléments d'une phrase simple dépend à un très haut degré des
possibilités qu'offre la syntaxe de la langue en question (“le génie des langues”).
4 Je cite Condillac selon deux éditions – l’une générale, l’autre ne contenant qu’une partie du Cours d’Études, l’Art d’écrire : Condillac, Etienne Bonnot de. Œuvres philosophiques de Condillac.
Texte établi et présenté par Georges Le Roy. Paris : Presses universitaires de France. 3 voll.
1947-‐1951. (Corpus général des philosophes français. 1, T. 33). – L’autre : l'édition de l’Art
d’écrire parue en 1803 (an XI) à Paris chez Dufart -‐ accessible depuis le serveur de la Biblio-‐
thèque nationale de France, Gallica. Elle est d’ailleurs identique avec le tome VII des œuvres
complètes paru à Paris en 1798 (an VI) chez Ch. Huel.
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“Ce qu'on appelle ici naturel, varie nécessairement selon le génie des langues, et se
trouve dans quelques-‐unes plus étendu que dans d'autres. Le Latin en est la preuve; il al-‐
lie des constructions tout-‐à-‐fait contraires, et qui néanmoins paroissent également con-‐
formes à l'arrangement des idées. Telles sont celles-‐ci:
Alexander vicit Darium, Darium vicit Alexander.
Si nous n'adaptons que la première, Alexandre a vaincu Darius, ce n'est pas qu'elle seule
soit naturelle, mais ce n'est que nos déclinaisons ne permettent pas de concilier la clarté
avec un ordre différent.” (Essai sur les connaissances humaines, [1746], ed. Le Roy 1947
sqq, p. 92.) [p. 129]
Dans le même contexte, Condillac souligne le rôle central, proéminent, du verbe :
“Le nominatif est lié avec le verbe, le verbe avec son régime, l'adjectif avec son substantif,
etc. Mais la liaison n'est pas aussi étroite entre le régime du verbe et son nominatif,
puisque ces deux noms ne se modifient que par le moyen du verbe.” (ibid.)
À côté de la logique propositionnelle classique basée sur l'analyse d'une phrase en sujet
est prédicat, donc la dichotomie S, P, prend forme une logique nouvelle qui privilégie le
verbe comme élément qui lie les autres parties du discours. Ce qui s'amorce ici, c'est ce
que Gottlob Frege appellera plus tard la logique des prédicats, pour l’analyse syntaxique,
ce sera la grammaire dépendentielle.
Au lieu de ((Alexander) (vicit Darium)) analysé comme S,P, nous aurons , écrit dans les
différentes versions de la logique des prédicats:
vincere{Alexander, Darius},
vincere{Alexandersuj, Dariusobj} ou
vincere{Alexandersuj, ag, Dariusobj, pat}, ou, dans la version la plus générale : prédi-‐
cat{arguments A1,A2,A3…}.
Dans son Art d’écrire, Condillac exprime l’idée centrale de la liaison des idées par
exemple de la façon suivante :
“Quoique plusieurs idées se présentent en même temps à vous, lorsque vous jugez, que
vous raisonnez, et que vous faites un système, vous remarquerez qu'elles s'arrangent
dans un certain ordre. Il y a une subordination qui les lie les unes aux autres. Or plus
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cette liaison est grande, plus elle est sensible, plus aussi vous concevez avec netteté et
avec étendue. Détruisez cet ordre, la lumière se dissipe, vous n'apercevez plus que
quelques faibles lueurs.” (Art d’écrire, éd. 1803, p. 12)
Le message de Condillac est donc : comme nous sommes forcés de linéariser les élé-‐
ments langagiers, il faut prendre le plus grand soin pour garantir leur liaison adéquate,
donc la liaison des idées. Avant d'écrire un texte quelconque, il faut donc mettre au clair,
analyser, ce qu'on veut dire.
“Mais le premier coup d'œil ne suffit pas pour démêler tout ce qui se montre à nous dans
un espace fort étendu. Vous êtes obligé d'aller d'un objet à un autre, de les observer cha-‐
cun en particulier ; et ce n'est qu'après les avoir parcourus avec ordre, que vous êtes ca-‐
pable de distinguer plus de choses à la fois. Or vous suppléez à la faiblesse de votre esprit
avec le même artifice que vous employez pour suppléer à la faiblesse de votre vue ; et
vous n'êtes capable d'en tracer un grand nombre d'idées, qu'après que vous les avez
considérées chacune à part.” (Art d’écrire, éd. 1803, p. 10)
“Car autre chose est de concevoir clairement sa pensée, et autre chose de la rendre avec
la même clarté. Dans un cas, toutes les idées se présentent à la fois à l'esprit, dans l'autre,
elles doivent se montrer successivement. Pour bien écrire, ce n'est donc pas assez de
bien concevoir : Il faut encore apprendre l'ordre dans lequel vous [p. 130] devez
communiquer l'une après l'autre dès idées que vous apercevez ensemble, il faut savoir
analyser votre pensée.” (Art d’écrire, éd. 1803, p. 101)
Le procédé didactique employé par Condillac : c'est améliorer des passages d'auteurs
qualifiés de peu exemplaires ou transcrire des passages d'auteurs qu'il juge bons, et ce
dans le but de les rendre mal compréhensibles. Ses auteurs favoris pour le côté négatif
sont l'abbé DuBos et souvent Massillon ; du côté exemplaire se trouvent, entre autres,
Racine et Bossuet.
Dans ce contexte, Condillac nous fournit des exemples où l'inversion s'impose :
“Si je disais : Cette aigle dont le vol hardi avait d'abord effrayé nos provinces, prenait déjà
l'essor pour se sauver vers les montagnes ; je ne ferais que raconter un fait : mais je ferais
un tableau en disant avec Fléchier : déjà prenait l'essor pour se sauver vers les mon-‐
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tagnes, cet aigle dont le vol hardi avait d'abord effrayé nos provinces.” (Art d’écrire, éd.
1803, p. 272)
Autre exemple :
“Ô nuit désastreuse ! Ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de ton-‐
nerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte ! Bossuet
À cet endroit de l'oraison funèbre de Madame, tout le monde répandit des larmes : Mais
je me trompe fort, ou l'on n'en aurait pas répandu, si Bossuet avait dit :
Ô nuit désastreuse ! Ô nuit effroyable ! Où cette étonnante nouvelle : Madame se meurt,
Madame est morte, retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre ! ” (Art d’écrire, éd.
1803, p. 274)
À la page 278 de son Art d’écrire, Condillac nous donne la règle générale :
“En général, l'art de faire valoir une idée, consiste à la mettre dans la place où elle doit
frapper davantage”.
III L’universalisme de Condillac
Dans le troisième livre de son art d'écrire, intitulé ‘le tissu du discours’, Condillac nous
fait savoir que les règles élaborées jusqu'ici sont universelles, limitées ou entravées
seulement par la grammaire des langues particulières.
“Les principes que j'ai établis à ce sujet sont communs à toutes les langues. Je sais bien
que vous entendrez dire que l'arrangement des mots était arbitraire en latin ; mais c'est
une erreur : Car Cicéron blâme des auteurs orientaux qui, pour rendre le style plus nom-‐
breux, faisaient des inversions violentes.” (Art d’écrire, éd. 1803, p. 280)
Condillac établit donc une distinction entre le niveau des idées, donc le niveau cognitif,
et son expression dans une langue particulière. Mais quelle que soit la langue en ques-‐
tion, on doit veiller à ce que chaque phrase se rattache à [p. 131] la précédente et prépare
celle qui va suivre. Avec une citation de la page 288 :
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“Rien ne nuit plus à la clarté, que la violence que l'on fait aux idées, lorsque l'on construit
ensemble celles qui voudraient être séparées, ou lorsqu'on sépare celles qui voudraient
être construites ensemble. On lit, on croit entendre chaque pensée ; et quand on a achevé,
il ne reste rien, ou du moins il ne reste que des traces fort confuses.” (Art d’écrire, éd.
1803, p. 288)
Pour montrer ceci, il se sert entre autres d'un texte de Bossuet qu'il réécrit à dessein. Le
problème général du texte modifié consiste dans le fait que –utilisant une terminologie
anachronique– ce qui devrait être rhématique est placé au début des phrases tandis que
la bonne position en serait à la fin. C'est ce qui est démontré par le texte original de Bos-‐
suet. J’ai mis en italiques les éléments rhématiques déplacés à dessein dans la colonne à
gauche.
Texte réecrit (Art d’écrire, éd. 1803, p. 290
sq.)
Texte de Bossuet (Art d’écrire, éd. 1803, p.
292 sq.)
“Il faudrait faire lire l’histoire aux princes, quand même elle serait inutile aux autres hommes. Il n’y a pas d’autre moyen de leur découvrir ce que peuvent les passions et les intérêts, les temps et les conjonctures, les bons et les mauvais conseils. Les his-‐toires ne sont composées que des actions qui les occupent, et tout semble y être fait pour leur usage. Il n’est rien de plus utile à leur instruction, que de joindre les exemples des siècles passés aux expériences qu’ils font tous les jours, s’il est vrai que l’expérience leur soit nécessaire pour acquérir cette prudence qui fait bien régner. Par le se-‐cours de l’histoire, ils forment, sans rien ha-‐sarder, leur jugement sur les événemens passés; au lieu qu’ordinairement ils n’apprennent qu’aux dépens de leurs su-‐jets et de leur propre gloire, à juger des af-‐faires dangereuses qui leur arrivent. Expo-‐sés aux yeux de tous les hommes, ils ont honte de la vaine joie que leur cause la flatterie; et ils connaissent que la vraie
Quand l’histoire serait inutile aux autres hommes, il faudrait la faire lire aux princes. Il n’y a pas de meilleur moyen de leur découvrir ce que peuvent les passions et les intérêts, les temps et les conjonctures, les bons et les mauvais conseils. Les his-‐toires ne sont composées que des actions qui les occupent, et tout semble y être fait pour leur usage. Si l’expérience leur est né-‐cessaire pour acquérir cette prudence qui fait régner, il n’est rien de plus utile à leur instruction que de joindre les exemples des siècles passés aux expériences qu’ils font tous les jours. Au lieu qu’ordinairement ils n’apprennent qu’aux dépens de leurs su-‐jets et de leur propre gloire à juger des af-‐faires dangereuses qui leur arrivent: par le secours de l’histoire, ils forment leur juge-‐ment, sans rien hasarder, sur les événe-‐ments passés. Lorsqu’ils voient jusqu’aux vices les plus cachés des princes, malgré les fausses louanges qu’on leur donne pen-‐dant leur vie; exposés aux yeux de tous les
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gloire ne peut s’accorder qu’avec la mérite, lorsqu’ils voient jusqu’aux vices les plus cachés des princes, malgré les fausses louanges qu’on leur donne pendant leur vie.”
hommes, ils ont honte de la vaine joie que leur cause la flatterie; et ils connaissent que la vraie gloire ne peut s’accorder qu’avec la mérite.”
Le commentaire de Condillac (Art d’écrire, éd. 1803, p. 293)
“Par les changements que je viens de faire au passage de Bossuet, les phrases ne tiennent
plus les unes aux autres. Il semble qu’à chacune je reprenne mon discours, sans
m’occuper de ce que j’ai dit, ni de ce que je vais dire. […] Cependant si vous [p. 132]
considérez en elle-‐même chacune des constructions que j’ai faites, vous ne les trouverez
pas défectueuses ; elles ne pèchent que parce qu’elles se suivent, sans faire un tissu.”
IV Condillac précurseur
Dans le domaine du dynamisme communicatif, il y a un texte vraiment protreptique du
linguiste tchèque František Daneš, publié en 1964.5 L’auteur montre d’abord que
Chomsky confond, dans une publication de 1962, les rôles syntaxiques tels sujet, objet,
avec les rôles sémantiques comme agent et patient. Et il ajoute à ces deux niveaux, celui
de la structure syntaxique et celui de la structure sémantique, un troisième, encore
supérieur, celui de l’organisation de l’énoncé (“level of the organization of utterance”).
“To put it briefly, it ‘makes it possible to understand how the semantic and the grammati-‐
cal structures function in the very act of communication, i.e. at the moment they are
called upon to convey some extra-‐linguistic reality reflected by thought and are to ap-‐
pear in a adequate kind of perspective’ [citation de Jan Firbas]” (Daneš, p. 226)
Le rôle de cette organisation de l’énoncé au niveau transphrastique correspond donc
exactement à la liaison des idées au sens de Condillac, tant au niveau phrastique que
transphrastique. Le niveau phrastique (phrases simples, phrases complexes) se trouve
5 František Daneš. 1964. “ A three-level approach to syntax, ” Publications du Cercle Linguistique de Prague, 1964: 225-‐240. [Téléchargeable depuis mon site web.]
11
reflété dans les deux premiers livres de l’Art d’écrire. Avec le troisième (“le tissu du dis-‐
cours”, p. 287 sqq.) commence la liaison des idées au niveau textuel : Le quatrième livre
s’occupe des genres textuels et de leurs particularités stylistiques (p. 337 sqq.), le tout se
terminant avec une “dissertation sur l’harmonie du style” (p. 429 sqq.).
C’est-‐à-‐dire que l’organisation de l’énoncé en tant que liaison des idées se traduit
d’abord par une décomposition d’unités de contenu et leur agencement dans la succes-‐
sion d’un texte linéaire, chacune de ces unités demandant ensuite, au niveau des
propositions individuelles, un agencement sémantique et puis syntaxique adéquat. C’est
surtout au niveau le plus bas que se manifestent, reflétant les possibilités et les entraves
de la syntaxe, des différences entre les langues historiques particulières.
L'apport de Condillac est en fin de compte quadruple : [p. 133]
– Il préconise une conception de l’énonciation langagière comme linéarisation
de concepts plus ou moins simultanés, le côté langagier de cette linéarisation
dépendant des possibilités de langues historiques particulières.
– Il libère la pensée linguistique des contraintes octroyées par une confusion
entre le niveau ontologique (tel le nom représentant de la substance, le verbe
de l’accident) et le niveau grammatical, tout en proposant une analyse phras-‐
tique qui sera plus tard celle de la grammaire des dépendances.
– Traitant la liaison des idées (ou des éléments du contenu) au niveau du ”tissu
du discours”, il est un précurseur de la linguistique transphrastique, textuelle
ou pragmatique.
– Il résout –pour ceux qui ont bien voulu le lire– une fois pour toutes le pré-‐
tendu problème des inversions regardées comme non-‐logiques, faisant de
cette discussion un problème de second ou même de troisième ordre.
Bibliographie
Condillac, Etienne Bonnot de (texte établi et présenté par Georges Le Roy), 1947-‐1951. Oeuvres philosophiques de Condillac. Paris: Presses universitaires de France. 3 voll.
Condillac, Etienne Bonnot de, 1803. Traité de l'Art d'écrire. Paris: Dufart. Daneš, Fran-‐tišek, 1964. « A three-‐level approach to syntax. ». In: Travaux linguistiques de Prague 1, 225-‐240.
12
Meigret, Louis (texte établi et présenté par Franz Josef Hausmann), 1980 [1550]. Le traité de la grammaire française. Tübingen : Gunter Narr.
Monréal-‐Wickert, Irene, 1977. Die Sprachforschung der Aufklärung im Spiegel der großen französischen Enzyklopädie. Tübingen : Gunter Narr.
Raible, Wolfgang. 2009. « Zur Realität von Tiefenstrukturen. » In: Linke, Angelika / Feil-‐ke, Helmuth (eds.). Oberfläche und Performanz. Untersuchungen zur Sprache als dynamischer Gestalt. Tübingen : Niemeyer, 77-‐98.
Ricken, Ulrich, 1994. Linguistics, anthropology, and philosophy in the French enlighten-‐ment. London: Routledge.