20564947 Phenomenologie de La Vision Stereoscopique a Lutz 1999

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    Universit Paris IV, Paris - Sorbonne

    U.F.R. de Philosophie

    Mmoire de matrise

    Discipline : philosophie

    Titre

    Phnomnologie de la vision stroscopique

    Sous-titre :Usage pragmatique de travaux de Husserl et de Merleau-Ponty sur

    lespace vcu en vue de dgager les invariants dune exprience de

    vision stroscopique

    Prsent et soutenupar :

    Antoine LUTZEn octobre 1999.

    Directeur de mmoire :

    Professeur Renaud Barbaras.

    Anne universitaire 1998/1999

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    Cette fois-ci ce fut bien diffrent. Pratiquement sur-

    le-champ jarrivai loucher et percevoir leurs

    ombres individuelles comme si elles se confondaient en

    une seule. Je remarquai le fait que de regarder sans

    converger donnait cette ombre unique [de deux

    rochers] une incroyable profondeur et une

    transparence curieuse. (...) Je remarquai que ctait

    comme si de trs haut jobservai un monde que je

    navais vu auparavant. Je me rendis compte que je

    pouvais balayer des yeux les environs de lombre sans

    perdre la qualit de la vision. Alors, pendant un

    instant, joubliai que je regardais un rocher. Jeus

    limpression dentrer dans un monde bien plus vaste

    que tout ce que jaurais pu concevoir. Cela ne dura

    quune seconde, et la vision svanouit.

    Carlos Castaneda,Le Voyage Ixtlan,

    p.255-256 (Folio-Essais)

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    Remerciements :

    Jaimerais remercier tout dabord Monsieur le professeur Renaud Barbaras davoir

    accept de prendre la responsabilit de ce mmoire.

    Je suis aussi reconnaissant Pierre Vermersch de mavoir sensibilis sa "mthode

    dentretien dexplicitation" et de mavoir donn lopportunit de prsenter ces tches

    stroscopiques dans un sminaire de "pratique phnomnologique" quil anime.

    Merci Sbastien Bonifas, davoir accept dtre sujet et de se prter au jeu de la

    chasse aux fautes dorthographe. Merci Yves Frelon pour sa lecture attentive et critique du

    manuscrit final. Merci mes sujets : Sophie Mertz, Alexandre Boidron, Andreas Weber,

    Raphal Nunez, Frdric Borde.

    Je remercie Francisco Varela de mavoir accept dans son quipe de neurodynamique

    au laboratoire du LENA et de mavoir propos de travailler sur ce projet dimages

    stroscopiques. A cette occasion, jai eu la chance de connatre son programme de

    "neurophnomnologie" et de pouvoir le tester dans le cadre de ce protocole prcis. Merci de

    mavoir donn lopportunit dapprofondir les ides complexes quil contient en le confrontant,

    loccasion de ce mmoire, la littrature classique de phnomnologie. Je le remercie ausside mavoir donn avec patience des claircissements sur sa vision des grands principes

    neurodynamiques de la conscience et davoir relu ce manuscrit.

    Merci Natalie (sans h sil vous plat) Depraz pour ses conseils mthodologiques et ses

    connaissances encyclopdiques des travaux de Husserl. Je la remercie enfin davoir relu et

    critiqu plusieurs versions de ce travail.

    Je ddie ce travail mes parents, mes frres, mes surs, et Elizabeth.

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    Table des Matires

    ___________________________________________________

    Introduction..6

    I. Enjeux mthodologiques :8

    I.1. Sur lusage pragmatique et non-hermneutique des textes de Husserl

    et de Merleau-Ponty..9I. 1.1. Mobilisation du geste de rduction transcendantale de Husserl en vue de dgager les invariants

    statiques de lexprience9

    I.1.2. Mobilisation dun geste de rduction adhrant au monde vcu (Lebenswelt) et ma chair (Leib)en vue de dgager les invariants gntiques de lexprience13

    I.1.3. Privilge de la transcendance chez Husserl, privilge de limmanence chez Merleau-Ponty16

    I.2. Statut dune analyse phnomnologique dans un protocole exprimental.17I.2.1. Le problme de lexprience du vcu dans les sciences cognitives contemporaines.18

    I.2.2. Vers une approche scientifique non-rductionniste et pragmatique de lexprience :23I.3. Statut dun protocole exprimental dans une analyse phnomnologique.25

    II. Prsentation du protocole. ..27

    II.1 Prsentation neurophysiologique de ce protocole.27

    II.2 Descriptions dtailles des tches et des consignes..28

    II.3 Statut du questionnaire et des donnes la "deuxime personne"30

    III. Descriptions des invariants sensori-moteurs.32

    III.1 Description globale de lmergence : le sensible et lexprience de la profondeur

    chez Merleau-Ponty..32III.1.1 O situer le sujet sentant ? Recherche dun entre-deux.32

    III.1.2. Description de la dynamique dmergence comme coexistence entre le sentir et le sentant33

    III.1.3. Anonymat et transcendance du percept stroscopique36

    III.2 Analyse des invariants dorigine kinesthsique et hyltique, mobiliss dans

    les deux tches, laide de travaux de Husserl..38.

    III.2.1 Analyse des distinctions entre les tches et entre les diffrentes stratgies38

    III.2.2. Analyse gntique du couplage entre les kinesthses et le champ visuel..42

    III.2.3 Remarques concernant lintentionnalit kinesthsique au dbut de la tche non-guide46

    IV . Esquisse dune cartographie de la dynamique

    incarne de ces expriences.48

    IV.1 La temporalit de la conscience : passerelle potentielle entre les donnes

    phnomnologiques et leurs corrlats neurodynamiques..50

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    IV.1.1. Introduction50

    IV.1.2. Rappels des concepts phnomnologiques sur la temporalit52

    IV.1.3. Bref contrepoint neurodynamique..54

    IV.2. Analyse dinvariants et de paramtres dynamiques dans la tche guide..56

    IV.2.1 Invariants dynamiques de mon acte de fixation :58

    IV.2.2 Neurodynamique de lmergence :.59

    IV.2.3 Remarques mthodologiques :62

    IV.3. Analyse dinvariants et de paramtres dynamiques dans la tche non guide63

    Conclusion..65

    Bibliographie..69Annexe I : Questionnaire sur les tches et expos des comptes rendus.70

    Annexe II : Exemples dautostrogramme75

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    Je me souviens tre pass, il y a quelques annes, devant un petit magasin de gravures,

    prs de la Sorbonne. Dans la rue, plusieurs personnes se tenaient immobiles, concentres ou

    perplexes, mais fixant un demi-mtre de distance des images dans la vitrine. Elles ne

    contenaient pour moi quun pattern, une fleur par exemple, qui se rptait de multiples foisdans la figure. Mais les gens semblaient voir autre chose. Autour de moi jentendais des

    exclamations :

    a y est je le tiens, cest un cheval !

    ou bien des cris de dpit :

    Zut ! Il ma chapp.

    Par quel acte miraculeux et mystrieux ces gens transformaient-ils les fleurs en cheval ?

    Introduction

    Il est possible de voir un objet en profondeur, lorsque je louche des yeux devant ces

    images stroscopiques. Son surgissement graduel saccompagne toujours dune fluctuation

    motionnelle et il mapparat alors avec la mme prsence relle quun autre objet du monde.Nous nous sommes intresss cette exprience loccasion dun travail exprimental, dans le

    cadre dune thse en sciences cognitives. Nous cherchons caractriser lactivit lectrique

    extra-cranienne lors de cette tche perceptive. En raison de la richesse de son vcu

    phnomnal, elle soffre nous comme un prtexte pour une rflexion thorique plus gnrale.

    En effet, la perception de la figure en relief constitue une exprience et donc, en tant que telle,

    est vcue par un sujet. Mais ces donnes subjectives posent linvestigation scientifique le

    problme suivant : quel est le lien entre ces donnes la premire personne et les mesures de

    leurs corrlats neurobiologiques ?

    Malgr l'avance des neurosciences et des descriptions explicites de mcanismes

    cognitifs, les sciences cognitives contemporaines doivent admettre quil existe toujours un

    gouffre explicatif entre l'exprience subjective des phnomnes mentaux et l'explication

    objective de ceux-ci. Le statut scientifique de ces donnes donne lieu depuis une dizaine

    dannes des dbats passionns en philosophie de lesprit. Notre travail empirique a pour

    ambition dy participer, avec modestie, en ce quil essaie de tester et dappliquer, dans notre

    cas prcis, un programme de recherche dit de neuro-phnomnologie. Loriginalit

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    mthodologique de cette approche vient de son souci dintgrer et de respecter cette dimension

    existentielle. Elle tente dincorporer explicitement les descriptions de ces vcus dans

    linterprtation des signaux. Pour ce faire elle mobilise la tradition phnomnologique en

    lutilisant comme une thorie descriptive de la conscience.

    Lusage que nous voulons faire, dans ce travail, des donnes empiriques et des donnes

    phnomnologiques nourrit dimportantes questions mthodologiques que nous allons

    esquisser dans une premire partie. Les points que nous voulons aborder sont les suivants :

    Quelle mthode dinvestigation, propre la phnomnologie, allons nous mobiliser pour

    dcrire le vcu de nos tches ? Quels sont le statut et lusage de ces donnes la premire

    personne dans un protocole empirique ? Quest-ce que, rciproquement, la phnomnologie

    retire pour elle-mme de cette confrontation lempirisme ?

    Ce cadre mthodologique pos, nous nous centrerons, par la suite, exclusivement sur

    nos tches de vision stroscopique. Une seconde partie sera consacre aux recueils des

    donnes phnomnologiques. Aprs une courte rflexion sur le statut de ces donnes la

    deuxime personne nous prsenterons une description du protocole. Dans une troisime partie

    nous voulons dgager les invariants sensori-moteurs en tablissant un dialogue entre nos

    donnes phnomnologiques et les descriptions classiques de Husserl et de Merleau-Ponty sur

    lespace vcu. Une dernire partie sera consacre la description de la structure temporelle de

    ces vcus. Cest cette occasion que nous tenterons de renouer avec lempirisme ou, plus

    prcisment, avec les proprits spatio-temporelles de nos signaux lectriques. Nous

    chercherons alors dgager des contraintes mutuelles entre le niveau phnomnologique et le

    niveau empirique tout en respectant lautonomie de chaque perspective. Elles aboutiront, du

    ct de lempirique, des hypothses explicitement testables.

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    I. Enjeux mthodologiques :

    Lenjeu mthodologique de ce mmoire est dprouver, dans le cas concret dune tche

    de vision stroscopique, la ncessit et la possibilit dun dialogue entre la traditionphnomnologique dune part et les sciences cognitives contemporaines dautre part. Nous

    voulons tenter dtablir cette interaction trois niveaux.

    Dans le premier, nous voudrions utiliser cette tradition philosophique comme support

    mthodologique en vue de recueillir avec rigueur le vcu des sujets pendant notre tche. La

    phnomnologie, en tant quelle cherche tre une philosophie de la conscience, offre une

    mthode dinvestigation de celle-ci qui est originale et que nous voudrions mobiliser ici. Cette

    dernire, introduite par Husserl, est qualifie de rduction phnomnologique , ou

    depoch . Elle consiste cultiver une disposition particulire de jugement par rapport nos

    propres vcus. Son expos a connu des modifications profondes au cours de lvolution de sa

    philosophie. Il sera commode den distinguer deux versions : une durant la phase idaliste

    de sa phnomnologie et lautre aprs le tournant dit gntique . Nous allons revenir dans

    un instant sur cette terminologie.

    Le second de ces niveaux est pistmologique et ontologique. Il porte sur le statut des

    donnes phnomnologiques dans un travail de neurosciences. Cette problmatique gnrale,

    centrale dans notre tude, ne sera quesquisse dans cette section, puis traite indirectement

    loccasion de notre tude empirique. Notre objectif nest pas de faire ltat des lieux des

    rponses thoriques, qui sont encore dans lensemble hypothtiques, mais de tester un

    programme de recherche dit de neuro-phnomnologie 1 pour aboutir, nous lesprons, des

    lments nouveaux. Nous aborderons cette question dans la deuxime partie de cette section

    depuis le point de vue des sciences cognitives. Elles nous sont mieux connues et semblent les

    plus dsireuses, dans leurs rflexions contemporaines, de se rapprocher de la phnomnologie.

    Pour finir nous dsirons introduire un troisime niveau danalyse qui couvrira le reste

    de notre tude. Il consiste faire une lecture pragmatique des travaux de Husserl et de

    Merleau-Ponty sur lespace vcu. Dun point de vue mthodologique, notre intention nest pas

    de comparer la cohrence interne de leurs penses sur lespace, mais de confronter les

    1Varela, F. (1996), Neurophenomenology : a methodological remedy for the hard problem, Journal of

    Consciousness Studies, 3(4), pp. 330-50.

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    indications quelles contiennent pour enrichir, structurer et prouver les comptes rendus de nos

    sujets. La question de la perception des objets dans lespace occupe une place centrale dans

    luvre de Husserl. Inaugure avec Les Leons de 1907sa rflexion va se prolonger tout au

    long de sa vie. Ce premier cours, intitul Chose et Espace, marque la naissance de la

    phnomnologie comme investigation intuitive des oprations perceptives. Il a t suivi par

    plusieurs analyses, comme Les Notes pour la Constitution de lEspace (1917-1918), La

    Synthse Passive (1918-1926), qui sont plus tardives et appartiennent sa phnomnologie dite

    gntique. Elles mettent jour des volutions significatives par rapport au premier expos. Ces

    rorientations et le volume de ces travaux rend la prsentation de ces thses complexe et

    controverse. Cest pour cela que nous voudrions, aprs lavoir justifi, associer les travaux

    plus tardifs de Husserl ceux de Merleau-Ponty et en particulier son ouvragePhnomnologie

    de la Perception (1945). Encore une fois, comme notre dmarche est avant tout pratique, il

    nous semble plus efficace dintroduire des distinctions sur les invariants eux-mmes plutt que

    de le faire au niveau du discours interne chaque auteur.

    I.1. Sur lusage pragmatique et non-hermneutique des textes de Husserl et

    de Merleau-Ponty.

    1.1.1. Mobilisation du geste de rduction transcendantale de Husserl en vue

    de dgager les invariants de lexprience.

    La rduction phnomnologique repose sur la possibilit de distinguer entre deux types

    de vcus : les premiers, dont je fais lexprience naturellement, sont propos de quelque chose,

    une perception, une motion ou un souvenir. Ils se prsentent moi comme existant en soi

    et situs dans un lieu et un moment donn. Mais je peux changer dattitude par rapport

    ceux-ci et ne plus porter de jugement sur ce quils sont. Je fais alors lexprience dun second

    type de vcu qui apparat simplement mais sans se rapporter directement quelque chose qui

    existerait dans le monde. Prenons que je sois en train de regarder un livre sur mon bureau. Je

    peux mettre hors circuit la croyance que ce livre est l, devant moi, et quil existe de manire

    relle. Je vais maintenant porter mon attention non plus sur la prsence du livre mais sur le

    vcu qui apparat quand mon regard se porte sur le livre. En dclenchant ce geste de

    suspension, mon attention ne va plus tre oriente vers lextrieur mais se tourner vers

    lintrieur. Je peux par exemple porter mon attention sur la manire dont les sensations

    chromatiques se donnent moi, ou lattirance quune partie du champ visuel produit sur moi.

    Dun ct nous avons la perception de la chose et de lautre un nouveau concept de perception

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    qui nest pas li la chosit, mais une attitude rflexive sur notre propre vcu. Il est ainsi

    possible de distinguer entre lobjet apparaissant et cette simple apparition. Nous avons ainsi

    affaire deux modes de donation. Lapparition de la chose est qualifie de transcendantepour

    la premire et dimmanente pour la seconde. Avant de prciser ces diffrences, dcrivons la

    structure commune ces expriences.

    Pour ce faire, commenons par rappeler le principe fondateur sur lequel Husserl fait

    reposer ces distinctions. Pour lui, la forme primordiale de notre connaissance est donne par

    lintuition, prsente, trs tt dans le dveloppement de sa pense, comme le principe des

    principes 1. Lintuition, pour lui, se rfre nos actes dans lesquels les objets apparaissent

    en personne 2. Ainsi mon tat mental dans la perception du livre nest pas corrle de manire

    anonyme avec le livre rel dans lenvironnement. Jen fais lexprience comme une chose

    dans le monde cest--dire que japprhende directement le livre en tant que prsence

    effective 3 pour moi. Avec cette formulation, le champ dapplication de notre intuition ne

    recouvre pas seulement la perception mais galement limagination et le souvenir.

    Nous avons vu que la rduction phnomnologique reposait sur la sparation entre deux

    modes de donation, ou comme on vient de le voir, de deux modes dintuition. En ralit elle ne

    peut tre complte quen mobilisant une troisime type dintuition originaire , qualifie

    deidtique. Celle-ci dsigne le mode de donation dans laquelle la chose se donne comme un

    exemplaire dune classe abstraite. Dans notre exemple prcdent, lobjet sur la table se donne

    comme subsum sous la catgorie livre, qui est elle-mme incluse dans une classe plus

    abstraite, disons par exemple, des objets appartenant lespace.

    Cette terminologie fixe, regardons comment peut se rsumer au travers de ces trois

    concepts dintuition le geste de rduction phnomnologique. Nous avons vu que lintuition

    transcendante renvoie notre perception quotidienne quHusserl qualifie dattitude

    naturelle . Dans ma perception, les choses sex-posent (Darstellung4) devant moi comme

    tant en-chair-et-en os (Leibhaftigkeit1). Elles sont toujours localises dans lespace, et le

    temps et mapparaissent comme ayant entre elles des relations causales. Cette terminologie

    complexe renvoie finalement notre perception de tous les jours. Cest dans ce domaine de

    vcus que se dploient les sciences exprimentales, les sciences des faits . Comme ces

    1Ideen I, 24.2

    zur Selbstgegebenheit kommen,Ideen 7, 283. Dfinition trouve dansLcher Prise, Pour une PratiquePhnomnologique, Depraz, N., Varela F. et Vermesch, 5-3, paratre.3Ideen I, 1.

    4Ding und Raum, 8.

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    objets sont toujours inscrits dans lespace, ma perception en est toujours inadquate. Le livre

    que je percevais tout lheure mapparaissait sous une seule face, mais jamais compltement.

    Cest parce que je ne peux lenglober en un unique acte perceptif que je sens quil excde ma

    perception actuelle. Cest dans ce sens quil est transcendant, cest--dire en dehors de moi. Ce

    nest quau travers de plusieurs esquisses (Abschattungen)2 relies entre elles par une

    conscience de lidentit (Identittsbewusstsein)3 que lobjet peut se constituer davantage

    mais sans jamais ltre totalement.

    Cette incompltude implique que l intuition saccompagne toujours dun savoir tacite,

    dune doxa . La prsence effective du livre saccompagne dune prsence en

    crance (Glaubhaftigkeit)1 ci-dessus, par exemple que le livre se tient l. Ainsi cest parce que

    je croyais que ctait un livre que je vais tre surpris de constater par la suite que ce ntait

    quun trompe-lil en carton. Cest pour cela que nous sommes surpris de voir dans les

    strogrammes quun objet en profondeur puisse apparatre devant nous. Limage en relief

    possde la mme prsence quun vritable objet 3D, alors que nous savons que cest une

    illusion . Pour le phnomnologue ce nest pas plus une illusion que la pierre solide que je

    peux toucher. Les deux expriences saccompagnent dune croyance en lexistence de la chose.

    Mais celle-ci na besoin de devenir explicite que quand elle conduit une contradiction comme

    cest le cas pour le strogramme. Je peux toucher son support physique, par exemple en

    papier, et constater sa platitude mais je peux galement le regarder en louchant devant la figure

    de telle manire quun objet en relief apparaisse.

    La phnomnologie, pour tre une thorie complte de la conscience, ou mme pour

    connatre les limites de la connaissance objective, propose de retracer la gense de cette

    transcendance grce notre intuition immanente. Cest l le premier mouvement de la

    rduction phnomnologique. Le geste de lepoch, qui se rapproche du doute mthodique

    cartsien4

    , se veut tre une abstention de jugement, une suspension de notre croyance. Les

    objets ne sont plus situs ni dans lespace ni dans le temps. Jai maintenant dans limmdiat de

    ce geste rflexif un vcu pur qui nex-pose plus mais sauto-positionne (Selbststellen)5ou

    sauto-donne. Son existence effective se donne cette fois comme certaine, absolue et totalement

    dtermine. Cest l pour Husserl que se trouve le champ dinvestigation de la

    1 Idem, 5.2 Idem, 14.3

    Idem, 10.4Mditations Cartsiennes, 8.

    5Idem, 9.

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    phnomnologie1.

    Ce que nous dcouvrons tout dabord dans la rduction cest limpression sensible, par

    exemple le blanc de la couverture du livre. De telles donnes sensibles, appeles hyltiques ,

    taient dj vcues comme immanentes avant mme lepoch. En effet comme ma cognition

    est le support de la perception, je vois peut-tre le livre en dehors sur la table mais je suis, en

    tant qutre vivant, le sige de cette perception. Comme cette dernire a lieu en moi, elle est

    donc littralement immanente. Ce qui apparat maintenant en plus de limpression sensible et

    qui ntait pas explicite dans lattitude naturelle, cest lintention qui anime ces data sensibles,

    cest--dire ce qui leur donne sens. Lintentionnalit qui faisait que ce livre existait l sur la

    table, de manire transcendante, devient maintenant, au moins partiellement, immanente la

    lumire de la rduction. Autrement dit je peux porter attention lintrieur sur lacte mental

    qui fait que lobjet apparat lextrieur. Husserl dcrit cette corrlation entre lobjet vis et

    lacte qui le vise laide de deux concepts clefs : la signification (Sinn) propre lobjet

    apparaissant est appele nome tandis que lacte constitutif, vcu du ct du sujet, est appel

    nos. Lobjet de la rduction est de ressaisir la faveur de cet acte de suspension ces structures

    notico-nomatiques .

    Mais nous lavons signal, limmanence dans la rduction est caractrise par son

    instantanit. Je peux donc exercer lattitude rductrice, mais je me vois pris dans un flux de

    moments certes absolument donns mais toujours de manire singulire. Ainsi, si je ne

    possdais pas, daprs Husserl, ce troisime type dintuition dit idtique, je ne pourrais rien

    dire sur ce qui est identique entre ces diffrents moments dgags. Lintuition idtique est une

    vision des essences (Wesenschauung) grce laquelle nous avons la capacit de voir dans

    un flux dexpriences immanentes les traits caractristiques qui les relient. La recherche de ces

    invariants constituent le second moment ncessaire la rduction; le premier tant constitu

    par le geste de suspension lui-mme (voir supra). Sans cela, les singularits de ces vcus purs

    resteraient inutilises faute de gnralisation. Nous sommes dots dune telle capacit

    dgager les structures, les rgles, plus ou moins gnrales partir dun groupe dexpriences.

    Ces lois tablies dans notre intuition eidtique sont pour Husserl, du moins dans sa premire

    philosophie, synthtiques a priori. Une telle facult nest pas un concept abstrait mais une

    proprit cognitive universelle et essentielle. Pour sen convaincre il suffit, par exemple,

    dobserver de jeunes enfants qui, trs tt, sont capables, en interagissant avec leur

    environnement, de classer et de manipuler des objets selon leur formes gomtriques sans

    1 Cette possibilit, que pose la phnomnologie de pouvoir revenir au contact de lexprience pour fonder notre

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    lavoir appris explicitement. .

    Pour rsumer, la phnomnologie nest ni une philosophie argumentative ni une

    philosophie spculative mais doit tre comprise, selon une formule elliptique dHusserl,

    comme une thorie descriptive de lessence des vcus purs 1. Dans notre travail cette phase

    a lieu avant lenregistrement de llectroencphalogramme (EEG) de nos sujets. Par un allez

    retour entre lexprience et son compte-rendu, guid par un dialogue permanent avec

    lexprimentateur, le sujet est invit refaire la tche de nombreuses fois en faisant

    successivement attention certaines phases ou composantes particulires de lexprience.

    Lattitude que nous tentons de solliciter chez eux est une disposition rompre avec leurs

    habitudes perceptives pour prendre du recul vis--vis de leur propre cognition.

    I.1.2. Mobilisation dun geste de rduction adhrant au monde

    vcu (Lebenswelt) et ma chair (Leib) en vue de dgager les invariants

    gntiques de lexprience.

    La formulation initiale de la rduction phnomnologique pourrait laisser croire,

    comme lont remarqu ses dtracteurs, un retour une nouvelle forme didalisme. En effet,

    la thse du monde, sous la rduction, se donne comme contingente car elle peut tre suspendue

    et devenir lexpression dun sujet apodictique. Ainsi, Husserl crit dans Ideen I2 que tout ce

    qui, dans la sphre des choses, se donne soi-mme en personne, en chair et en os, peut

    galement ne pas tre ; aucun vcu qui se donne soi-mme ne peut ne pas tre . Mais cette

    thse est sujette caution. Il est vrai que je peux mettre entre parenthses lexistence du

    livre. Car son identit de chose se constitue dans une synthse desquisses, lesquisse

    immdiate anticipant lesquisse suivante. Il est en mon pouvoir de suspendre cette anticipation.

    Je vis alors, dans linstantan, limmanence dune donation et mon acte intentionnel quilanime. Mais ai-je pour autant suspendu le monde dans sa totalit ? A lvidence, non. Il

    continue exister tout au moins comme un horizon. Un bruit dun Klaxon peut surgir de la rue

    et attirer mon attention. Je dcouvre que du sens fuse au travers lui sans que je le constitue et

    quil sollicite en moi une certaine attitude. Je peux par exemple me rappeler que javais rendez-

    vous cette heure en bas de chez moi. Le monde vcu (Lebenswelt), dans sa globalit, apparat

    ainsi comme un fond pralable mes actes de saisir et danticiper en lui des objets singuliers 1

    connaissance, loppose la tradition nominaliste anglo-saxonne et la philosophie analytique en particulier.1Ides Pertinentes pour une Pure Phnomnologie, 75.

    2Ideen I, p.109, lignes 1-9.

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    ci-dessous Cette proposition est paradoxale. Car ce Lebenswelt est, dune part, non rductible

    mes seuls actes intentionnels tout en ntant pas dautre part connaissable sans le dploiement

    de ces actes intentionnels. Dune manire similaire, ce qui est vrai pour le monde, lest encore

    pour ma propre corporalit. Dans la rduction transcendantale je peux observer une partie de

    mon corps, par exemple mes yeux quand ils regardent le livre. Je dcouvre ce que Husserl

    appelle mon Krper cest--dire mon corps physique en tant quil est un objet dans le monde.

    Nanmoins, alors que je fais ce geste de suspension pour lobserver je peux sentir que, disons,

    la posture de mon corps nest pas confortable. Cette tension va solliciter en moi une certaine

    attitude qui va tre, par exemple, de me redresser. Ainsi ma chair (Leib), cest--dire mon

    corps phnomnologique tel que je le vis en tant que sujet, englobe toujours lapparatre de

    mon Krper. Et cela exprime une aporie identique celle rencontre pour le Lebenswelt.

    Mme si mon Leib ne peut-tre rduit mon Krper, tout vcu a, cependant, un fondement

    biologique et repose donc, dans labsolu, sur ce dernier.

    Cest la problmatique souleve, au dbut des annes 20, dans La Synthse

    Passive 1. Existerait-il, se demande Husserl, une composante de la nature, une ressource

    factuelle (faktischen Bestand), qui soit, en soi, inintelligible 2et qui fournisse pourtant une

    motivation, un stimulus pour la constitution de la donation de sens elle-mme ? Ce quil va

    mettre en vidence cest le caractre passif de notre activit. Toute activit de donation de sens

    de la conscience contient une zone opaque mme dans lattitude rductrice. Du sens peut surgir

    en moi dune manire autonome, sans que je puisse avoir accs lacte qui le constitue. La

    vie entire de lesprit est traverse par lefficacit "aveugle" des associations, des impulsions

    (Treiben), des affects (Gefhle) comme excitations (Reize) et comme sources dterminant pour

    les impulsions, des tendances mergentes de lobscurit etc., qui dterminent le cours ultrieur

    de la conscience en accord avec des rgles "aveugles". 3 Cette zone dirrflchi, rsistant

    lattitude transcendantale, amne Husserl reconsidrer le statut de lesprit par rapport celui

    de la nature. Autant sa premire phnomnologie allait dans le sens dune dnaturalisation de

    celle-ci, autant la seconde la rhabilite en ce quelle d-spiritualise lesprit4. Autrement dit, sa

    philosophie de jeunesse a dgag comment les objets de la nature apparaissaient constitus par

    un sujet, alors que sa philosophie seconde a dgag comment ce sujet constituant apparaissait

    aussi constitu car motiv. Son mergence se dploie partir dune motivation corporelle,

    1Je nai eu quune connaissance indirecte de la phnomnologie gntique de Husserl, ce qui suit sest inspir de

    larticle When Transcendantal Genesis Encounters the Naturalization Project de Natalie Depraz.2Hua IV, 61, p.276.3Hua IV, 61, p.276-277.4

    I.5 Depraz N. When Transcendantal Genesis Encounters the Naturalization Project , dansNaturalizingPhenomenology, voir bibliographie.

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    hyltique et kinesthsique, qui signore. Dans ce sens la conscience goque nest plus lunique

    ple constitutif. Si la subjectivit est donatrice de sens, le monde forme au contraire son

    impulsion motivante et les deux sont dynamiquement lis lun lautre. Ce retour au monde

    dans la pense de Husserl a t souvent qualifi de phnomnologie gntique en ce qu'elle

    cherche maintenant dcrire la gense des actes intentionnels. La dcouverte de cette passivit

    inhrente la conscience soulve la question des modifications mthodologiques apporter

    la rduction transcendantale pour faire droit cette synthse particulire.

    Si le geste de suspension ne change pas, son objet sest modifi. Il ne sagit plus davoir

    lintuition des actes actifs de ma conscience, mais au contraire dtre lcoute de cette

    conscience passive qui va prcisment engendrer ces actes. La hyl, par exemple, nest plus

    subordonne une nose, mais est mise automatiquement en relation des kinesthses, cest--

    dire des sensations musculaires, qui vont solliciter par la suite les actes notiques eux-mmes.

    Dans une telle approche, la transcendance se trouve incarne et fonde dans limmanence

    mme dune exprience vcue. Le niveau dobservation va donc se situer entre lindividu et le

    monde, dans cette couche intermdiaire de ma chair (Leib) et des habitudes de mon monde

    vcu (Lebenswelt). Cest ce niveau que nous voudrions faire intervenir les tudes de

    Merleau-Ponty.

    Malgr que Merleau-Ponty critique la tentation idaliste du premier Husserl, sa

    phnomnologie peut tre vue comme un prolongement et une exploration de la

    phnomnologie du second Husserl. Ainsi ds lintroduction de Phnomnologie de la

    perception , il sattaque lanalyse rflexive, quil qualifie de "nave" dans son projet initial,

    consistant faire driver le sens du monde du seul pouvoir constitutif dun ego absolu. Daprs

    lui cette prise de conscience est incomplte car elle signore comme commencement. Ma

    rflexion est une rflexion sur un irrflchi 1. Elle doit reconnatre en de de ses propres

    oprations, le monde qui mest donn au pralable. Dans ce sens la perception doit tre

    comprise comme un fond sur lequel tous les actes se dtachent et qui est prsuppos par

    eux 2. Sil est vrai que jai le pouvoir de mettre entre parenthses lexistence des choses, je ne

    peux le faire pour le monde dans sa totalit. Merleau-Ponty rappelle ce paradoxe : pour voir

    jaillir les transcendances 3je dois et peux effectivement rompre ma familiarit avec le

    monde, mais cette rupture ne va pas compltement le dpouiller de son opacit 3. La

    rduction phnomnologique est dcrite alors comme un mouvement de recul par rapport au

    1p.iv. dansPhnomnologie de la Perception, d. Gallimard.

    2Ibid. p.v.

    3Ibid. note en bas, p. 419.

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    monde pour sen tonner 1 et devenir conscient de notre dpendance lgard dune vie

    irrflchie . La connaissance et la pense objective vont pouvoir se constituer sur un tel fond

    sans que, de manire contradictoire, le cogito puisse esprer dcrire lensemble des actes

    constitutifs. Il ne peut atteindre la fin une transparence totale du monde. La

    phnomnologie de Merleau-Ponty, en acceptant que toutes nos descriptions ne soient pas

    toujours pensables, se pose ainsi comme une alternative entre un extrme subjectivisme et un

    extrme objectivisme. Pour retrouver lexprience irrflchie du monde, la rflexion

    radicale 2 se donne comme tche dpouser puis de dcrire le jaillissement immotiv du

    monde 3.

    I.1.3. Privilge de la transcendance chez Husserl, privilge de limmanence chez

    Merleau-Ponty.

    Arrivs ce point dans notre travail, certains lecteurs vont sans doute se demander

    pourquoi nous avons recours deux philosophes assez identiques alors quun seul aurait pu

    suffire. Notre rponse se veut, encore une fois, pragmatique. Nous voulons les utiliser

    ensemble car, bien quappartenant la mme famille philosophique, ils sont plutt

    complmentaires quidentiques quant au style et la mthode de leurs analyses. En les faisant

    communiquer nous esprons tre la fois rigoureux dans lanalyse thorique et en mme temps

    respectueux de la dynamique globale du vcu des expriences. Dtaillons un peu plus ce qui

    fait la spcificit de chacun deux.

    Avant de se tourner vers la philosophie, Husserl a t lorigine un excellent

    mathmaticien. Sa formation se ressent dans toute son uvre, anime par la recherche

    constante des essences et du gnral. Mme dans sa philosophie tardive sil reconnat que les

    structures idtiques ne peuvent tre purement formelles, cest pour ajouter que ces structures

    matrielles doivent respecter une homognit pour que la transcendance puisse exister. Ainsi

    malgr son anti-naturalisme de principe, la rigueur conceptuelle de son uvre en fait une

    thorie potentielle de la conscience pour un programme scientifique de naturalisation. Cest

    pour cela quil inspire depuis plusieurs annes des chercheurs en sciences cognitives4. Nous

    allons y revenir dans la section suivante. La faiblesse de sa pense, notre niveau, vient que

    1 Lexpression est emprunte Eugen Fink, lassisant de Husserl, Ibid. p.viii.2

    ibid. p.278.3

    Ibid. p.viii4

    Pour un exemple rcent, voir louvrageNaturalizing Phenomenology cit dans la bibliographie.

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    son discours est souvent trs abstrait, et pauvre en exemples. Lexpos de sa mthode de

    rduction phnomnologique a toujours t principiel en ce quil na que rarement dcrit

    explicitement les gestes procduraux 1 pour la mettre en uvre. Ainsi la validation

    intersubjective 2 des invariants quil a dgag est dlicate car difficilement reproductible.

    Enfin il na pas vraiment chercher confronter ses travaux dautres domaines de

    connaissance comme par exemple les sciences du vivant.

    Ces dernires limitations se trouvent rduites chez Merleau-Ponty. En effet, il a

    constamment eu recours dans ses travaux des rsultats de psychophysique ou de

    psychopathologie de son temps. Il en fait usage gnralement pour critiquer linterprtation de

    ces travaux empiriques et il sefforce dy substituer une interprtation phnomnologique

    restituant le monde vcu sur lequel se construit le savoir scientifique. Cependant, ses critiques

    de la phnomnologie transcendantale et de lanalyse rflexive le conduisent des descriptions

    globales et strictement immanentes des phnomnes vcus. Son langage va chercher avant tout

    pouser les rythmes, la fugacit et le fourmillement de nos expriences plutt que den

    dgager les invariants constitutifs. Cest cette perspective holiste que nous allons avoir

    recours pour trouver les descriptions dynamiques qui pourront reproduire avec justesse

    lentrelacement du sujet et du monde dans le droulement de nos tches. La faiblesse de ces

    travaux, pour la dmarche scientifique qui est la ntre, vient que ces concepts, parce quils sont

    trop proches du vcu, ne sont pas assez gnraux et prcis pour tre mis en relation avec une

    proprit dynamique neuronale reproductible. Cest parce que nous voulons identifier des

    proprits neuro-dynamiques gnrales quil nous faut galement faire appel aux travaux

    dHusserl beaucoup plus analytiques et tourns vers la recherche des essences.

    I.2. Statut dune analyse phnomnologique dans un protocole exprimental.

    Aprs avoir dtaill la mthode phnomnologique auquel nous allons avoir recours

    dans cette tude, nous voudrions poursuivre cette rflexion mthodologique sur un autre

    niveau. Ltude phnomnologique de ces tches de vision stroscopique est en ralit

    couple une tude exprimentale dans lequel nous enregistrons les signaux extra-craniens de

    1 Cest le pari quont tent de relever Depraz N., Varela F. et Vermesch P. dans louvrage paratre : OnBecoming Aware : Steps to a Phenomenological Pragmatics, ou Depraz N. The Phenomenological Reduction asPraxis ,Journal of Consciousness Studies, 1999.2

    Idem.

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    sujets pendant cette tche. Nous voudrions aborder ici la question suivante : quel est lusage et

    le statut de ces donnes phnomnologiques dans une tude empirique ?

    Ce nest quau cours de la dernire dcennie que lexprience subjective a gagn ou

    regagn son droit dtre ouvertementun problme empirique. Pour un lecteur cultiv, une telle

    affirmation cache une mconnaissance de toute une tradition philosophique car la question de

    linterface corps/esprit ou celle du rapport entre les sciences physiques et les sciences du vivant

    ont nourri depuis lantiquit les interrogations des philosophes et des scientifiques. Et pourtant

    la possibilit dune explication empirique de ces phnomnes mentaux na pas, finalement,

    constitu, ni chez les uns ni chez les autres, un problme en soi. Ces interrogations se sont

    situes par rapport deux grands ples qui tous deux mutilaient une partie du problme. La

    premire de ces perspectives ne situe pas lexprience du vcu comme un problme

    ontologique original. Ce vcu est la manifestation dun organisme vivant, certes complexe,

    mais accessible une observation scientifique extrieure, la troisime personne. Il sera donc

    un jour au lautre compltement rductible des lois empiriques gnrales. Par contre, selon la

    seconde perspective, les donnes du vcu ne peuvent tre interprtables que par le sujet lui-

    mme, la premire personne1. Ce vcu appartient une rgion ontologique inaccessible par

    principe lempirisme. Lexplication scientifique apparat alors comme inadquate pour rendre

    compte de ces phnomnes. Il n'y a donc a prioripas de sens donner cette question une

    perspective pistmologique. Ainsi lintrieur mme des sciences cognitives, la rsistance du

    mental linvestigation scientifique a fait resurgir la vieille tension entre un empirisme

    autoritaire et un subjectivisme de principe. Nous allons la dtailler prsent, rsumer les

    solutions mthodologiques proposes et prsenter pour finir une voie intermdiaire qui sera

    suivie et teste dans ce travail.

    I.2.1. Le problme de lexprience du vcu dans les sciences cognitives

    contemporaines.

    Ce qui suit a t fortement inspir par lintroduction du volume Beyond the Gap : an

    Introduction to Naturalized Phenomenology2 Depuis lapparition de la science moderne avec

    la mcanique newtonienne, le projet scientifique dexpliquer les phnomnes en les rduisant

    des principes causaux a rencontr dans les phnomnes biologiques ou mentaux un obstacle

    majeur. La rsistance principale un tel projet vient du principe de finalit qui semble animer

    1Un bon tat des lieux de cette question peut tre trouv dans le numro spcial The View from Within,Journal of

    Consciousness Studies, d. Varela, Shear.2

    Cest lintroduction gnrale de louvrageNaturalizing Phenomenology.

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    ces organismes vivants. Comment une ontologie mcaniste peut-elle rendre compte

    dvnements o cest leffet qui semble prcder la cause ? Cette vieille question du vitalisme

    a reu de nombreuses rponses, soit augmenter la mtaphysique dun principe original, soit

    refuser toute pertinence aux phnomnes, soit enfin comme chez Kant, dans sa troisime

    Critique, rester fidle une ontologie strictement mcaniste tout en acceptant de dcrire le

    vivant, pour palier sa complexit, laide dune maxime de jugement tlologique .

    Les sciences exprimentales ont majoritairement suivi la troisime conception. Elles

    sont restes nanmoins trs prudentes, selon un vieux principe dconomie, enrichir leur

    ontologie matrialiste dautres ingrdients. Lexigence de la mthode exprimentale et la

    complexit des phnomnes mentaux ont ainsi laiss depuis ce temps ce vieux projet dune

    science de lesprit un stade spculatif loin derrire les progrs des autres branches des

    sciences naturelles. Lhistoire des sciences contient dj cependant plusieurs tentatives dtude

    empirique de lesprit comme celle de Brentano1 au dbut du sicle. Cependant lapproche des

    Sciences Cognitives, apparues dans les annes soixantes, est celle qui semble possder pour la

    premire fois les moyens techniques et conceptuels adquats pour tester les mcanismes de

    processus crbraux complexes un niveau explicatif appropri. Or cette prtention pouvoir

    expliquer les donnes phnomnologiques est remise en question depuis une dizaine dannes2.

    Quels sont les fondements de ces inquitudes selon lesquelles ces donnes exprimentales sur

    les manifestations de la conscience souffrent dun gouffre explicatif 3?

    La nature des donnes exprimentales recueillies dpend des hypothses thoriques qui

    les motivent. Il est donc bon den faire dabord un rapide tat des lieux. Lappellation de

    Sciences Cognitives regroupe en ralit plusieurs approches. Les trois grandes tendances

    sont nommes : 1) computationaliste-symbolique , 2) connectioniste-dynamique , 3)

    enactive .

    Le paradigme computationnaliste, dabord exclusivement dominant, coexiste

    maintenant galit avec les deux autres. Les distinctions entre ces trois tendances peuvent

    tre rsumes comme suit : Lapproche computationaliste-symbolique repose sur les travaux de

    Turing et de von Neumann et prend dans un sens littral la mtaphore de lordinateur. Lesprit

    est, au sens propre, un ensemble de processus informationnels manipulant des symboles

    1 Brentano, F. 1874, Psychologie vom empirischen Standpunkt.2 Comme par exemple, la plaidoirie de Searle J. pour lirrductibilit de la conscience, dans The Rediscovery ofthe Mind(1992, Cambridge, MA : The MI Press)3

    Lexpression est de Levine Joseph dans Materialism and Qualia: The Explanatory Gap., Pacific PhilosophicalQuarterly64:354-61

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    discrets. Ces symboles ont certes une ralit biologique et suivent donc le principe de causalit,

    mais leurs successions respectent en mme temps des rgles de type logique. Dans la forme

    radicale de ce courant, ce qui importe est moins le substrat matriel que le logiciel qui y est

    "implment". La fertilit de ce postulat est venue typiquement du transfert de comptences

    entre les sciences de lingnieur et les sciences du vivant.

    Mais cest justement la lgitimit biologique de ces symboles discrets qui va tre remise

    en question par le courant connectionniste la fin des annes 70. Au lieu de modliser un

    processus cognitif par des variables discrtes et des rgles explicites, cette approche va

    sinspirer plus des proprits dynamiques intrinsques des neurones biologiques. Ceux-ci sont

    maintenant traits comme des variables analogiques dont le couplage selon des rgles simples

    va permettre lmergence de proprits, ventuellement interprtables comme des rgles

    logiques. La notion dmergence est la contribution centrale de ces recherches drives des

    sciences de la complexit. Elle fournit un cadre thorique pour comprendre comment un

    systme peut sauto-organiser de telle sorte que des proprits nouvelles apparaissent1.

    Cependant ces deux courants partagent, au moins dans leur forme radicale, le

    prsuppos suivant : le monde possde des proprits invariantes que le systme cognitif doit

    apprendre percevoir, catgoriser, et mmoriser sous forme dentits internes. Cette position

    dite du reprsentationnalisme est critique par le troisime courant, lenactivisme. Pour

    celui-ci les processus cognitifs doivent tre plutt vus comme mergents ou nacts par des

    agents en situation. Ces proprits, dynamiques comme chez les connectionismes, ne sont plus

    extraites de proprits externes prdonnes mais mergent au contraire au cours du couplage

    sensori-moteur entre un agent particulier et son environnement. Un tel couplage est guid

    phylogntiquement tout en se constituant de manire originale au cours de son ontogense.

    Mme si ces trois courants diffrent sur la nature de linformation mesurer, leur

    dmarche est commune en ce quils veulent, contrairement au bhaviorisme , ouvrir la

    bote noire quest le cerveau, et identifier le ou les processus cognitifs responsables dun

    certain comportement. Lhypothse qui est alors faite est que des comportements cognitifs

    complexes peuvent tre spcifis laide de processus informationnels dfinissables

    fonctionnellement. Contrairement lliminativisme, les sciences cognitives introduisent en

    plus des mcanismes bio-physiques dautres niveaux explicatifs plus formels pour rendre

    1Pour des exemples rcents voir Port, R. and T. van Gelder (1994), Mind as Motion: Explorations in the

    Dynamics of Cognition, MIT Press, Cambridge, ou Arbib, M.A. (1995), Handbook of Brain Theory and NeuraNetworks, MIT Press, Cambridge.

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    compte dune tche. Les tats psychologiques ou mentaux vont ainsi pouvoir tre associs

    des fonctions abstraites tout en ne contredisant pas le principe de causalit. Ce faisant les

    Sciences Cognitives prtendent, ou prtendaient, avoir trouv une solution matrialiste lgante

    au problme de la relation corps/esprit.

    Ce point est crucial et ncessite dtre clarifi par un exemple. Dans un travail rcent et

    spectaculaire1 des chercheurs ont mis en vidence un mcanisme fondamental impliqu dans la

    perception. Linformationmesure tait lindice de synchronisation entre plusieurs lectrodes

    mesurant lactivit lectrique sur le scalp au cours dune tche visuelle. La fonction cognitive

    mesure tait la perception versus la non-perception dune image de type Mooney. Un visage

    de Mooney contient un visage visible quand limage est lendroit, mais non perceptible

    lenvers.

    Il a t mis en vidence quune image lendroit provoquait une augmentation

    significative de la synchronie (ligne noire sur le graphe du haut, P) et que cette augmentation

    disparaissait lors dune image renverse (ligne grise sur le graphe du haut, NP). Ce rsultat,

    corroborant dautres rsultats empiriques, a permis de dire quil existe probablement une

    quivalence entre une relation fonctionnelle portant sur la variable synchronie et ltat

    mental de perception/non perception dun objet visuel. Une telle fonction de synchronie

    constitue une relation portant sur une variable globale, plus abstraite. En effet, elle mesure la

    mobilisation de millions de neurones mais repose nanmoins sur les fonctionnalits locales

    propre chaque neurone. Ce niveau dexplication peut tre son tour expliqu par un autre

    1Rodriguez et al. 1999,Perceptions shadow, long distance synchronization of human brain activity, Nature, 297.

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    plus fondamental laide des proprits membranaires de la cellule. Ce dernier repose lui aussi

    sur des relations bio-physiques plus lmentaires.

    Cependant le mental est quelque chose dont nous, en tant que sujet, avons limpression

    de faire lexprience immdiate. Je peux percevoir le visage dans la figure de Mooney, mais

    galement savoir que je suis en train de la voir, ou me sentir agac du ct rptitif du

    protocole. Le mental semble donc avoir la capacit dtre conscient au moins en partie de ses

    propres processus de perception, de mmorisation ou dmotion.

    Or les Sciences Cognitives noffrent pas pour linstant une thorie de ce que cest que

    dtre un esprit en prise avec sa propre cognition, mais seulement une thorie de ce qui se passe

    dans nos esprits ce moment l. Expliquer ce qui se passe lintrieur de la bote noire nest

    pas quivalent expliquer ce qui se passe pour la bote noire 1. Cette insuffisance, signale

    dans larticle de T. Nagel What is it like to be a bat ? 2, a rvl la communaut cognitive

    quil existait, comme on la nomm par la suite, un gouffre explicatif (explanatory gap)

    entre ces donnes phnomnologiqueset les donnes empiriques.

    Le constat de ce gouffre explicatif a donn lieu plusieurs prises de positions. En

    cartant les chercheurs pour qui ces donnes ne sont que des piphnomnes, reste ceux qui,

    sous une forme ngative ou positive, prennent aux srieux lirrductibilit de ces vcus la

    premire personne. Pour les sceptiques ces donnes ne peuvent devenir une entit scientifique

    parce quelles sont justement la premire personne. Or les sciences, surtout physiques,

    doivent porter sur des objets apprhendables indpendamment de lobservateur. Donc ces

    donnes ne peuvent tre naturalises. Mais un tel raisonnement admet deux prmisses qui sont

    discutables. La premire porte sur la dfinition de lobjectivit scientifique. Elle prsuppose

    que lontologie physique doit tre une ontologie raliste. Cependant, comme lont remarqu

    Kant ou des pistmologues plus contemporains tel Poincar3

    , les thories physiques portent

    sur des phnomnes observables et non sur des entits indpendantes de nous. Les objets de la

    physique correspondent ainsi des mesures faites par notre systme perceptuel et sont

    indissociables de ce dernier. Mais une telle contrainte na pas empch la physique quantique

    de construire une thorie scientifique dans laquelle les phnomnes mesurs sont modifis par

    les instruments de mesure eux-mmes. La seconde prmisse suppose que parce que ces

    donnes sont la premire personne elles ne peuvent devenir gnralisables. Lenjeu de ce

    1dans lintroduction deNaturalized Phenomenology (1.2.2)

    2Nagel, T. 1970. What is like to be a bat ? Philosophical Review79: 394-403.

    3Poincar, R., 1902, La Science et lHypothse.

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    mmoire et du travail exprimental qui le sous-tend est justement de montrer le contraire. La

    dmarche que nous allons dcrire maintenant rcuse cette limitation de principe et lui prfre

    une approche pragmatique. Celle-ci va chercher dgager des invariants dans ces vcus tout en

    respectant leur irrductibilit.

    I.2.2. Vers une approche scientifique non-rductionniste et pragmatique de

    lexprience.

    Commenons par rsumer le programme de recherche introduit par Francisco Varela

    dans Neurophenology : a Methodological Remedy for the Hard Problem1. En partant du

    constat de ce gouffre explicatif, celui-ci va proposer dexplorer avec mthode la relationprivilgie du sujet avec sa propre cognition en vue dclairer les donnes exprimentales. Le

    souci est de ne plus traiter lexprience seulement comme un objet thorique mais de revenir

    lexamination immdiate et intuitive de lexprience cest--dire selon le vieux dicton

    dHusserl aux choses elles-mmes 2. Pour viter les cueils de lintrospectionnisme, ces

    descriptionsdu vcu doivent se faire selon une mthode reproductible dun sujet lautre. A

    travers une relecture personnelle de la tradition phnomnologique de Husserl Merleau-

    Ponty, une stratgie exprimentale est esquisse. Nous allons nous contenter de la rsumer

    brivement car ces rfrences phnomnologiques ont dj t largement rappeles dans la

    section prcdente. En simplifiant3, le recueil de ces donnes pourrait se faire en quatre

    moments : (1) lattitude de rduction. Cest un geste de suspension de nos croyances sur le

    phnomne qui est examiner. Il sagit de rediriger le mouvement de nos penses non plus sur

    les contenus de pense mais sur lapparition de ces penses elles-mmes. Il sagit de mobiliser

    notre capacit rflexive. (2) lintuition: le rsultat de cette rduction est que cette exprience

    apparat moins encombre et plus prsente notre attention. En faisant varier cette mme

    exprience on gagne une plus grande intimit avec celle-ci, et des (3) traits descriptifs

    invariants se dgagent progressivement. Ce geste de rduction phnomnologique nest pas

    naturel et doit tre 4) cultiv et stabilis4.

    1Varela, F. ,1999, dans Journal of Consciousness Studies.....

    2Zurck zum den Sachen Selbst !,Logische Untersuchungen, Vol. II., Part 1, p.6.

    3 Nous renvoyons le lecteur curieux louvrage On becoming Aware, Steps to a Phenomenological Pragmatics,cit plus tt.4 Cest l une autre originalit de ce programme. Le geste de rduction nest plus seulement principiel, maissincarne dans une situation. Il doit tre cultiv comme un savoir-faire part entire. Lauteur fait ici rfrence des pratiques mditatives, comme dans lAbhidharma de la tradition bouddhiste, qui dcrivent dj des procdurespour stabiliser ce geste.

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    Ce programme de neurosciences est une des alternatives suggres pour faire droit aux

    donnes phnomnologiques dans les sciences cognitives. Nous voudrions expliquer

    brivement en quoi elle nous semble la plus radicale dans le statut quelle mnage ces

    donnes dans un protocole exprimental. Lautre grande option1 suggre dtablir un lien de

    type isomorphique entre les mesures la troisime personne et les descriptions la premire

    personne. Il sagit l dutiliser un niveau comme une heuristique pour comprendre lautre et

    cela de manire rciproque. Dun ct les invariants phnomnologiques peuvent servir

    identifier les mcanismes neuronaux impliqus dans ces phnomnes. Et symtriquement, ces

    explications causales peuvent assurer aux donnes phnomnologiques une plus grande

    intelligibilit. Cependant mme sil sagit ici dune stratgie de dcouverte efficace, elle ne se

    donne pas les moyens, comme cela a t soulign2, de pouvoir combler ce gouffre explicatif.

    Car, faire lhypothse dune telle bijection, cest avouer implicitement une frontire, quasi

    ontologique, entre ces deux plans conceptuels. Le programme de neuro-phnomnologie

    naccepte pas cette distinction et lui prfre lhypothse suivante :

    Hypothse de travail de la neurophnomnologie : Les explications phnomnologiques de la

    structure de lexprience et leurs contreparties en sciences cognitives sont lies lune lautre

    sous la forme de contraintes mutuelles. 1

    La singularit de cette proposition repose sur lide que les donnes

    phnomnologiques ne nous fournissent pas seulement des descriptions clairants les mesures,

    mais sont, en soi, les distinctions que nous mesurons et donc ne sont pas accessibles autrement

    qu la premire personne. Cest cette hypothse que nous allons tester au cours de ce travail et

    qui fait toute loriginalit et la richesse possible de ce programme. De manire image ce

    quelle pose finalement cest lexistence possible dune relation de type : parce quune

    exprience est vcue selon une certaine relation interne pour la bote noire, alors on peut

    mesurer une relation isomorphique dans la bote noire . La premire partie de la proposition

    en raison de son irrductibilit nest accessible que a posteriori par un compte-rendu la

    premire personne du sujet sur sa propre exprience. La seconde partie de la relation, quand

    elle, est accessible la troisime personne via la mesure de grandeurs physiques.

    Il faut souligner pour finir quun tel programme ne prtend pas pouvoir rendre compte

    1 Gallagher, S. (1998), The Inordinance of Time, Evanston, IL : Northwestern University Press2

    Varela, F. (1996), Neurophenomenology : a methodological remedy for the hard problem, Journal ofConsciousness Studies, 3(4), pp. 330-50.

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    ultimement de la totalit dune exprience. Le sujet cognitif est en situation dans le monde et

    chacune de ses expriences est unique. Cependant comme nous nous rendons compte que

    certaines distinctions phnomnologiques se rptent, nous pouvons faire lhypothse qu ces

    entits formelles et leurs relations qui ont t dgages vont correspondre des corrlats

    neurobiologiques spcifiques. Le critre de validit dune relation neurophnomnologique

    proviendra donc dune stabilit inter-essais et ventuellement inter-sujets de celle-ci. Les

    variations phnomnologiques inter-essais ou inter-sujets seront dfinies comme du bruit dans

    nos mesures.

    I.3. Statut dun protocole exprimental dans une analyse phnomnologique.

    Dans la section ci-dessus nous avons analys dans quelle mesure nous pouvions faire unusage ancillaire de la phnomnologie lintrieur dun protocole exprimental. Cest dans ce

    sens que nous y aurons recours dans notre dernire partie sur la temporalit. Rciproquement,

    nous voudrions souligner en quoi la phnomnologie pourrait faire un usage interne de cette

    confrontation lempirique. Cest dans ce sens que nous voulons la mobiliser dans nos deux

    prochaines sections consacres notre protocole lui-mme, au recueil des comptes rendus et

    lanalyse des invariants sensori-moteurs.

    Quel critre de vrit allons nous mettre en uvre dans ces deux prochaines parties ?

    Donnons dabord un critre ngatif. Nous voudrions faire rfrence aux travaux dj raliss

    par Husserl et Merleau-Ponty sur lespace vcu. Mais, nous allons nous dmarquer des

    perspectives heuristique ou historique qui sont gnralement dployes et dans lesquelles la

    cohrence logique des textes cristallise une norme du vrai qui reste interne l'uvre. Nous

    allons prfrer revenir lexprience, source mme de ces descriptions.

    Nanmoins, comme ce travail se destine tre insr dans un travail empirique, cela

    implique que ces donnes phnomnologiques ne viennent pas seulement de moi, en tant que

    sujet de mes expriences, mais dautres alter ego. Cependant, tous ces sujets ne vont pas

    possder la mme motivation que moi, ni la mme familiarit avec le protocole, son enjeu ou la

    mobilisation du geste de rduction. Une premire stratgie serait de travailler avec des sujets

    "entrans" "stabiliser" ce geste depoch. La tradition de la "prsence attentive" (ou

    1Cette hypothse a t nonce pour la premire fois dans larticle de Varela F. "The Naturalization of

    Phenomenology as the Transcendence of Nature. Searching for Generative Mutual Constraints", dans le numroVeille, sommeil, rve, de la revueAlter, n.5/1997.

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    samatha/vipasyana)1, drive de traditions contemplatives orientales, pourrait fournir un cadre

    adquat2. La publication dun tel travail dans la communaut scientifique sera dj, par sa

    dmarche mme, dlicate. Ce choix mthodologique ne ferait quajouter une difficult

    supplmentaire. Nous sommes donc orients vers une deuxime solution, dveloppe et

    problmatise par Vermersch P. dans, par exemple, son rcent article "Introspection As

    Practice3". Nous allons aborder ce point au cours de la section suivante. Lide gnrale est que

    ces donnes la premire personne vont maintenant tre recueillies par un mdiateur. Son rle

    sera de guider le compte rendu et dinviter par la, le sujet effectuer un geste rflexif sur un

    vnement juste-pass de sa cognition. Nous obtiendrons ainsi des donnes

    "phnomnologiques empiriques" la "deuxime personne".

    Lenjeu philosophique des deux prochaines sections se rsume comme suit : nous

    souhaitons faire appel un corpus conceptuel hrit de la phnomnologie pour nous guider et

    mieux formuler nos invariants. Le critre de vrit reposera sur les donnes

    phnomnologiques eux-mmes, la premire et la deuxime personne. Ils seront recueillis,

    par un mdiateur, lors dun questionnaire qui suivra les tches. Les proprits dgages seront

    confrontes en retour aux invariants proposs dans la littrature.

    _________________________________

    1 Une illustration de ce savoir-faire peut se trouver par exemple dansMeditation in Action de Ch. Trungpa,Shambhala, Boulder, 1972.2 Je renvoie encore ici louvrage paratre On becoming Aware, Steps to a Phenomenological Pragmatics . Jenprofite pour remercier les auteurs de mavoir donn accs ce manuscrit avant sa publication.3

    Vermersch Pierre, Introspection As Practise,The View from Within,Journal of Consciousness Studies, d.Varela, Shear, pp.17-42.

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    Mais lmergence stroscopique dune forme ne peut tre rduite un tableau des

    disparits entre rcepteurs1. La Gestalt2 stroscopique mergente apparat au sujet comme un

    tout, comme donne en chair et en os. Une partie des contraintes impliques inclut le

    mouvement corporel et les contraintes cologiques, qui, eux, restent disponibles pour le sujet

    (les stratgies motrices, la mmoire etc.). C'est--dire, le niveau phnomnologique peut tre

    explicitement incorpor dans un protocole exprimental. Comme le seul niveau des

    observations neurobiologiques est insuffisant pour fournir une explication complte du

    phnomne dmergence de la forme (il s'agit d'une Gestalt donne comme un tout), un pont

    avec le niveau subjectif est ncessaire. Le pont est naturellement celui des actes mentaux

    pertinents pour le sujet, en temps quacteur de sa propre cognition. Cest la description des

    invariants phnomnologiques de ce dernier que nous nous sommes fixs de dcrire dans ce

    mmoire. Cette composante active du sujet renvoie la distinction, en phnomnologie, entre

    le volontaire et linvolontaire3.

    II.2 Descriptions dtailles des tches et des consignes.

    Le protocole est divis en deux tches bases sur des autostrogrammes. Ces derniers,

    plus complexes que ceux introduits par B. Julesz, rassemblent en une seule image les patterns

    des deux yeux. Il est impratif pour comprendre la suite que le lecteur sentrane au moins sur

    les exemples prsents dans lannexe II4.

    Dans la premire tche, le sujet doit faire merger une figure en relief dun

    strogramme. Lactivit lectrique pendant la tche est compare avec un tat antrieur dans

    lequel le sujet doit simplement regarder un fond. Ce fond est un nuage de points alatoires en

    moyenne identique au strogramme mais ne contenant pas de disparits binoculaires. Cette

    tche appele tche non-guide (TNG) est oppose une tche dite tche guide(TG). Cette

    dernire est plus longue. Le sujet commence galement par regarder un fond, mais maintenant,

    au signal sonore il doit, au pralable, faire fusionner deux carrs en bas de limage en un

    troisime. Quand ce dernier apparat, il doit regarder le centre de lcran tout en maintenant la

    position de son regard. Quelques secondes aprs un strogramme lui est prsent lcran.

    Comme les yeux du sujet sont dj dans la bonne position, il voit immdiatement la figure.

    Dans les deux cas, il doit appuyer sur un bouton ds que la figure en relief a compltement

    merg. Lcran steint ensuite et le sujet doit faire un compte rendu de son exprience dans

    un microphone. Un schma synoptique de lexprience est prsent ci-aprs.

    1 Pour discussion rcente voir Tyler et Kontsevich, 19952 von Weiszcker, V. 1939.Der Gestaltkreis. Trans. Foucault et Rocher,Le cycle de la structure. Louvain :Descle de Brouwer, 1958.3

    Par exemple chez Ricoeur, P.,Le Volontaire et lInvolontaire.4

    Si, si faites le !

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    Reprsentation synoptique des deux tches :

    Tche non-guide

    (les rectangles sont

    rajouts pour

    reprsenter les

    disparits binoculaires)

    Signal sonore | apparition fond | apparition strogramme | rponse | compte-

    dannonce + signal sonore motrice rendu

    2000ms 4000ms ~ 2000ms

    Consignes :

    regarder l cran | au signal sonore | appuyer quand | valider et

    normalement i.e. comme commencer sa stratgie limage en relief dcrire son

    une image contenant pour faire merger se dtache exprience

    seulement des points alatoires. le strogramme. distinctement du fond. vcue

    Tche guide

    (les rectangles sont

    rajouts pour

    reprsenter les

    guides disparits binoculaires)

    signal sonore | apparition fond | signal sonore | apparition | rponse | compte-

    dannonce strogramme motrice rendu

    2000ms 4000ms 5000ms ~ 500ms

    Consignes :

    Regarder l cran | au signal sonore, modifier | Appuyer quand | Valider

    normalement i.e. comme stratgie visuelle pour faire limage en relief dcrire son

    une image contenant fusionner les guides en bas de se dtache

    exprience seulement des limage puis positionner son distinctement

    vcue

    points alatoires regard au centre de lcran du fond.

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    Quand le mouvement de vergence est trop ample, le sujet risque de voir apparatre une

    autre figure dans le strogramme. Pour sen convaincre, il suffit de prendre la figure avec les

    deux guides. En louchant un peu on voit trois points, en continuant on en voit quatre. Le mme

    phnomne se produit pour lensemble des points dans le strogramme. Si la convergence est

    trop forte, une autre figure merge, qui peut tre distingue de celle recherche par sa

    complexit gomtrique. Le sujet avait pour consigne de ne pas voir cette figure, nomme

    figure fantme, et de la signaler dans son compte-rendu lorsquelle apparaissait.

    Une autre consigne tait de ne pas utiliser les informations visuels locales dans la

    figure, mais de faire un mouvement global . Certains sujets utilisaient au dpart dans la tche

    non guide une stratgie identique celle de la tche guide : ils repraient un motif qui se

    rptaient dans la figure, le faisaient fusionner localement et obtenait par l lmergence

    globale de la figure. Ils ont t entrans par la suite avoir une stratgie globale.

    II.3 Statut du questionnaire et des donnes la "deuxime personne".

    Ce questionnaire a pris forme progressivement avec la ncessit de valider

    intersubjectivement les invariants qui se dgageaient. Son objectif est dattirer lattention du

    sujet sur le droulement de son exprience et sur le savoir-faire quil mobilise. Ces questions se

    sont prcises au fur et mesure que lexprience nous devenait plus familire. Le recueil de

    ces donnes phnomnologiques pose en soi un problme mthodologique que nous allons

    aborder trs brivement. Nous nous sommes fis des travaux spcialiss comme lEntretien

    dExplicitation de Pierre Vermersch ou la thse de doctorat Recherche sur lExplicitation

    de lExprience Intuitive de Claire Petitmengin-Peugeot. Nous avons t sensibles dans

    leurs travaux trois points : en premier, comme le note Vermersch, il existe une disjonction

    entre la logique de laction et la conceptualisation 1, il est donc possible dinduire et de guider

    un geste introspectif, dans le jargon de la psychologie, ou de rduction, dans un langage plus

    phnomnologique, chez des personnes qui nont pas explicitement thoris ces questions. Ce

    chercheur se spcialise depuis plusieurs annes dans le statut mthodologique de ce dialogue

    entre un mdiateur et un sujet en vue de recueillir des donnes dites en seconde personne .

    Nous navons pas directement fait appel ses techniques dentretiens dexplicitation , mais

    nous nous en sommes librement inspirs. Nous en avons retenu deux grandes ides.

    1Vermersch P., Introspection as Practise , The View from within, JCS.

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    En premier que lusage dun savoir-faire comporte une grand part de connaissance

    non-conscientise. En effet nous navons pas besoin pour russir une action physique ou

    mentale de savoir explicitement comment nous avons fait pour la raliser. Un dcalage risque

    donc de se produire entre ce qui a t rellement vcu et ce que le sujet pense ou simagine

    avoir fait. Pour viter de recueillir une thorisation de lexprience par le sujet et pour accder

    au vcu pr-rflchi lui-mme, nous avons respect un va-et-vient constant entre les questions,

    lexprience et son explicitation. En second, nous avons privilgi dans ce questionnement les

    comment aux pourquoi pour ne pas faire glisser le sujet dune position de parole

    incarne vers une position de parole abstraite 1.

    _________________________

    1p. 78 de la thse de Claire Petitmengin-Peugeot.

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    III. Descriptions des invariants sensori-moteurs

    III.1 Description globale de lmergence : le sensible et lexprience de la

    profondeur chez Merleau-Ponty.

    III.1.1 O situer le sujet sentant ? Recherche dun entre-deux.

    Merleau-Ponty consacre de longs passages dans la Phnomnologie de la

    Perception sur lexprience de la profondeur1. Pour le philosophe elle est essentielle car en

    elle se dploie une exprience primordiale de la spatialit. Ces descriptions sinscrivent dans

    une mditation plus gnrale sur le sensible (I. deuxime partie) et lespace (II. deuxime

    partie). Son point de dpart, comme le ntre, est le constat que la pense empirique ignore le

    sujet de la perception. Pour lempiriste quand les yeux convergent dans une certaine position

    alors le strogramme va provoquer un tat mental qui est la conscience de la profondeur. Mais

    rien nest dit sur la conscience par le sujet de sa propre exprience. La rflexion de Merleau-

    Ponty dbute donc par la question logique mais presque provocatrice de dcrire quel est ce

    sujet de la perception.

    La rponse quil apporte tente de dgager une position intermdiaire entre labsence du

    sujet dans la pense empirique et son omniprsence dans la pense rflexive. En effet cette

    dernire, contrairement lempiriste, tient faire figurer le sujet de manire incontournable

    dans la description. Par consquence celui qui peroit ne peut saisir une chose comme existante

    que si dabord il sprouve dans lacte de la saisir. Ainsi ce qui tait avant, pour lempiriste, un

    tat de conscience ou un tat de passivit devient maintenant, pour lintellectualiste, une

    conscience dun tat ou une position de passivit. Et la profondeur comme toutes les autres

    relations spatiales nexiste plus ainsi que dans la synthse quen fait un sujet. On subordonne

    tout le systme de lexprience, - monde, corps propre, et moi empirique,- un penseur

    universel charg de porter les relations des trois termes 1.

    Mais ceci contredit notre exprience immdiate dans nos tches stroscopiques. Le

    moi empirique et le corps propre ne sont pas, ds le dbut, des objets. Le sentiment de surprise,

    du Ah ! je lai vu quand la figure surgit, est dabord vcu avant dtre conscient de lui-

    mme. Si je fais des mouvements daccommodation pour terminer de faire merger la figure ce

    1 par exemple p.294-309

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    nest pas parce que jen ai une conscience explicite mais parce que quelque chose dans la

    figure my invite. Le monde enfin sil tait une synthse de lentendement devrait se donner en

    entier et avec certitude. Or lmergence de la figure est dcrite au contraire comme incertaine

    et graduelle. Ce Je transcendantal auquel est agrippe lanalyse rflexive ne peut tre

    constamment pos et tre tenu pour acquis. Si la perception contient bien en elle la possibilit

    de souvrir sur la rflexion, et donc de pouvoir tre explicite dans un compte rendu, ce nest

    quen se dployant sur le fond et sur la proposition dune vie consciente pr-personnelle 2.

    En nous aidant de nos comptes-rendus et de ceux de Merleau-Ponty comment ce rapport vivant

    de celui qui peroit avec son corps et avec son monde peut-il tre dcrit ?

    III.1.2. Description de la dynamique dmergence comme coexistence

    entre le sentir et le sentant.

    La psychologie inductive a suggr de donner ce rapport un statut original qui soit au

    del de cette alternative tat/conscience dun tat. Merleau-Ponty sest inspir de ces travaux

    notamment propos de la perception des couleurs. Le rouge ou le jaune, par exemple,

    provoque lexprience dun arrachement, dun mouvement qui sloigne du centre alors que

    le bleu ou le vert celle du repos et de la concentration3. Ces significations vitales, bien

    connues et utilises par des peintres comme Rothko ou Kandinsky, sont perceptibles mmes

    sans avoir lexprience explicite des couleurs. Ainsi en la prsentant de manire suffisamment

    brve ou faible pour ne pas tre perue, la couleur sannonce par lexprience dune certaine

    attitude du corps qui lui est propre4. Un sujet par exemple peut reconnatre le jaune la

    crispation de ses dents qui laccompagne4. En augmentant graduellement lintensit lumineuse

    le sujet refait dabord lexprience dune certaine attitude corporelle puis brusquement la

    sensation se constitue et se propage dans le domaine visuel . Ainsi la sensation chromatique

    ne se rduit pas un certain tat mais soffre avec une physionomie motrice qui est

    enveloppe dune signification vitale. Cet accompagnement moteur nest pas provoqu

    directement par la longueur donde ou par lintensit lumineuse5. Il nest donc pas un tat au

    sens des empiristes. Je ne peux pas non plus dire, comme lintellectualiste, quil est suscit par

    la conscience de la couleur. Car une couleur comme le rouge peut modifier mon comportement

    1Phnomnologie de la Perception, p.241.2 Ibid. p.241.3

    Goldstein et Rosenthal,Zum Problem der Wirkung der Farben auf den Organismus, pp.23-25.4

    Werner, Untersuchungen ber Empfindung und Empfinden, I, p.158.5

    Merleau-Ponty,Phnomnologie de la Perception p. 243.

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    sans que je men aperoive. Elle est plutt la fois lexpression de mon adaptation un monde

    de sensation et en mme temps une sollicitation de ce monde le percevoir.

    Nous retrouvons, au travers les comptes-rendus, que la sensation provoque par les

    disparits binoculaires sannonce au sujet de faon similaire. Cela est surtout vrai pour la tche

    non-guide qui, parce quelle est moins immdiate, rend perceptible la distinction entre une

    certaine disposition du corps, lorsquil est affect par ces disparits, et lexprience elle-mme

    du percept en relief. Les sujets, lorsquils font converger leurs yeux dans la tche non-guide

    dans une certaine position du regard, rapportent que, souvent, avant de percevoir le contour en

    relief ils ressentent quil y a quelque chose dans la figure mme si aucune forme nest encore

    donne. Avant mme que lobjet apparaisse en relief, la profondeur se laisse aussi reconnatre

    par un comportement qui la vise dans son essence(p.245). Mon corps dans la familiarit

    quil a avec lui-mme sait identifier et ressaisir par un savoir latent ce que cette impression de

    discontinuit, qui prcde lmergence, signifie au-del delle-mme. Selon lexpression de

    Merleau-Ponty, une telle sensation pose mon corps une sorte de problme confus (p.248).

    Il est la proposition dun certain rythme dexistence (p.247) auquel je vais donner suite en

    me glissant dans cette forme qui mest suggre. Lorsque je sens que lmergence est proche

    mon regard va rpondre cette suggestion par un mouvement familier dimmobilit pour

    laisser le sensible se dterminer, le contour encore flou sorganiser en profondeur. Ce nest

    quen reprenant et assumant, sil en est capable, cette existence suggre par le sensible que le

    sujet va se rapporter et devenir conscient de ltre extrieur qui merge.

    La dynamique de cette mergence varie selon les essais, le type de tche, ou le type

    dimage. Elle est dcrite, en gnrale dans la tche guide, comme abrupte et immdiate en

    particulier avec les figures o le relief est devant le fond. Elle peut tre plus graduelle et se

    dcomposer selon deux moments. Un premier plan merge dabord en relief. Cest le plus

    souvent le plus grand des deux. Sur ce dernier je peux alors prouver une zone encore floue.

    Cette sensation de flou nest pas, comme le dirait un empiriste, quun tat provoqu par la

    mauvaise accommodation de mes yeux. Comme pour la sensation de discontinuit, elle est une

    tension qui sollicite en moi une certaine attitude corporelle. Selon les sujets et le type dimage

    cet accompagnement moteur peut varier. Cela peut tre un petit mouvement latral pour

    terminer la figure (A.B), un geste de laisser-aller pour laisser la figure dcanter delle-

    mme (F.V) ou encore un geste daccommodation (S.B.). Cette sensation de flou nest pas

    seulement un dsquilibre entre lexcitation de mes rtine droite et gauche elle vise au-deldelle-mme ce mouvement de mon regard. Elle est dans ce sens intentionnelle, mais pas

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    comme lentendrait un intellectualiste. Cette intentionnalit nest pas pose par un acte de

    pense, par un sujet acosmique . Elle merge dun savoir qua mon corps sur lui-mme,

    acquis au cours de mon histoire individuelle. Comme Merleau-Ponty le rsume, je suis

    capable par connaturalit de trouver un sens certains aspects de ltre sans le leur avoir moi-

    mme donn par une opration constitutive . Le sujet de la sensation nest donc ni un

    observateur dune qualit, ni un substrat inerte qui serait affect par elle, il est une puissance

    qui co-nat un certain milieu dexistence ou se synchronise avec lui (p.245). Avec cette

    dfinition Merleau-Ponty dpasse lalternative entre le sentir et le sentant, le peru et le

    percevant et pose la sensation comme une co-existence ou comme une communion (p.247).

    Ces descriptions nous ont familiarises un peu plus avec lexprience de stroscopie.

    A partir de celles-ci, il est bon de sinterroger nouveau sur le statut et la pertinence de ces

    comptes-rendus. Lacte de perception et la perception sont prsents comme troitement

    imbriqus. Mais do provient ce savoir de soi dont se rclame le sujet ? Soit un sujet qui me

    dcrit comment le percept a surgi devant lui. Il me rapporte avoir une conscience de lobjet

    mergeant. Cependant ne faut-il pas pour cela avoir, dabord, une conscience de soi en train de

    regarder ? Car il ne suffit pas que ce sujet embrasse du regard le percept, il faut encore quil

    sache quil le fait. Mais cette conscience dtre nest-elle pas ignorante delle-mme et donc

    non traduisible dans un compte-rendu ? Faut-il admettre que le vrai sujet est rest dans

    lombre ?

    Revenons lexprience stroscopique. Quand je perois la figure en relief, mon

    acte de perception moccupe (p.275). Il moccupe mme suffisamment pour ne pas que je

    maperoive la percevant. Cela est vrai surtout quand la tche est nouvelle ou complexe,

    comme la tche non guide. Comme justement mon regard est enlis dans la tche, je ne

    cherche pas y faire attention explicitement. Au moment o le sujet est enregistr en train de

    passer la tche, il ny a donc pas de sujet cach sobservant pour faire un compte-rendu.

    Comme cela a t dcrit prcdemment, la synthse binoculaire repose sur un acquis, un

    savoir-faire qui peut signorer. Dans la perception nous ne pensons pas plus lobjet que nous

    nous pensons le pensant, nous sommes lobjet et nous nous confondons avec ce corps qui

    en sait plus que nous sur le monde et les moyens den faire la synthse (p.276).

    Mais quand lmergence est termine ou quand limage disparat, je cesse dtre

    absorb par la perception. Je peux prendre conscience des sensations qui mont travers et de

    mon acte de synthse pour y rpondre. Je dcouvre en moi un pouvoir de suspendre la

    communication , ou au moins de laffaiblir, pour me reporter sur quelque chose qui vient juste

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    de se produire. Il est donc possible a posteriori de dire quelque chose sur le droulement de

    lexprience sans en avoir t conscient sur le moment.

    La premire invariance que cette prsentation suggre est dordre dynamique. Elle sera

    dcrite avec plus de dtails dans la suite de ce mmoire. Disons simplement ici quelle contient

    en germe une description de la tche comme une co-dtermination entre le monde, le corps

    propre, et le sujet percevant. La relation entre ces termes, et ces termes eux-mmes, ne sont pas

    fixs de manire intangibles comme le pose lempiriste ou lintellectualiste. Ils sont constitus

    et sollicits par lexprience elle-mme. Le sujet de la sensation, contre lempiriste, doit tre

    pos, mais sans que ce soit de manire immuable comme le suppose lintellectualiste. Il est un

    pli qui sest fait et peut se dfaire (p.249), incarn dans une situation du monde.

    III.1.3. Anonymat et transcendance du percept stroscopique.

    Essayons par contre de caractriser un peu plus cette coexistence entre le sentir et le

    sentant. Dans la tche guide, une fois que le sujet a boug ses yeux dans la position adquate,

    il attend que limage lui soit prsente. Lapparition du percept est dcrite comme

    automatique, immdiate, invitable . De mme dans la tche non-guide, le sujet reporte que

    lmergence a lieu delle-mme , quil laisse simplement la figure sauto-organiser . Ainsi

    la perception, comme le note de son ct Merleau-Ponty, se produit dans une ambiance de

    gnralit et se rvle nous comme anonyme. Elle exprime une activit qui a lieu la

    priphrie de mon tre, (...) et qui donne limpression quon peroit en moi et non pas que je

    perois (p.249). Cette synthse passive est linvariant le plus caractristique de la conscience

    sensible. Par la sensation je fais tat dune vie de conscience donne, en marge de ma vie

    personnelle et de mes gestes propres, do ces derniers mergent cependant. Jprouve la

    sensation comme dj ddie au monde extrieur et dont le sens me traverse sans que jen sois

    lauteur.

    Lanonymat de la sensation dcrit un invariant mais du point de vue du sujet. Mais,

    rciproquement, il peut tre dcrit du ct de lobjet. Selon Merleau-Ponty, si la sensation est

    impersonnelle, cest quelle estpartielle. Lorsque je vois un objet, je sens quil y a de ltre au-

    del de ce que je vois en ce moment. Un horizon de choses possibles soffre mon voir, mon

    entendre, mon toucher. Je sais par exemple quil y a quelque chose de plus que la discontinuit

    que je ressens dans la figure, je sais que la figure va se dvoiler. Ou bien je sens que la

    perception de contour flou nest pas encore la perception complte de lobjet en relief. Ainsi

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    non seulement je sens que cet tre sensible nest pas compltement esquiss mais je sais encore

    quil y a entre lui et moi une profondeur quaucun prlvement sensoriel ne comblera. En effet,

    la synthse perceptive sappuie sur ce savoir acquis, prconscient, de mon corps propre. Je nai

    donc pas, moi le sujet sentant, le secret de ce dernier pas plus que celui de lobjet peru. Cest

    pourquoi la figure en relief soffre comme transcendante (p.269). La synthse perceptive

    semble se faire l-bas, sur lobjet mme, dans le monde. En dplaant mes yeux jai

    conscience, dans la tche non guide, de progresser vers lobjet lui-mme, davoir enfin sa

    prsence charnelle (p.269). Quand lobjet merge enfin, jai envie de dire a y est je le tiens !

    . Cependant la chose nest jamais atteinte.

    Considrons la srie de mes expriences dans laquelle progressivement le fond se

    transforme et les plans se constituent. A la fin jai une impression de stabilit. Lobjet est

    constitu je peux le parcourir d