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Urgences 1997;XVI:2 14-216 0 Elsevier, Paris Historique 2e centenaire de la nosographie philosophique de Pine1 L Campan 3, all&e des Demoiselles, 31400 Toulouse, France R&urn6 - La nosographie philosophique de Pinel, parue en 1798, est un document pittoresque B ne pas oublier dans le contexte medical moderne. nosologie / normal / pathologie Summary - Pinel’s Philosophical Nosography, published in 1798, is a historic document which is still relevant today. nosology / normal / pathological Parmi les relectures que I’histoire propose, celle de cet ouvrage publie voici juste 2 siecles et reedite au moins six fois [9], ouvre par <qses vieilleries >), un champ renouvele de reflexion. Celebre en psychiatric pour avoir desenchaine les alien& a Bicetre en 1793, I’auteur est un peu moins dans I’horizon global de la medecine oh il occupe pourtant une place definie. Passe a la Salpetriere, devenu professeur de physique me- dicale et d’hygiene, il pretendit revolutionner I’esprit medical et sa pedagogie en mettant de I’ordre dans le chaos qu’offraient la pathologie interne et sa description. Que faut-il entendre par nosographie philoso- phique ? Le substantif, peu usite encore, designait I’inventaire set des entites morbides catalogdes a la lumiere de la semiologie d’alors poussee a fond. L’adjectif, employe dans un sens primaire et somme toute cartesien, ne qualifiait pas autre chose que la volonte de clarification ; le meme esprit avait jadis guide Voltaire, inspire par Locke, lorsqu’il avait ecrit ses lettres philosophiques (dont une sur la prevention de la petite verole) et na- guere Fourcroy lorsqu’il avait intitule philosophie chimique I’enonce de la nomenclature lavoisie- rienne concue pour supplanter le glossaire alchi- mique. Le meme esprit animera Bouillaud quand il ecrira son essai sur la philosophie medicale [4]. L’etat des lieux dresse par Pine1 illustre un moment de la pensee medicale. Les medecins de I’antiquite, Hippocrate compris, s’&aient peu soucies de classer les maladies. On attribue la premiere veritable esquisse de taxino- mie au Balois Felix Plater, debut XVII~ siecle [15]. II faut attendre le XVIII~ pour que le concept de nosologie se precise et que le mot s’invente sous la plume du montpellierain Francois Boissier de Sauvages qui, a I’instar des biologistes en vogue, Linne, Buffon, Jussieu et compagnie, distribue les maladies en categories (une dizaine), subdivisi- bles a la demande [3]. Dispositif repris etrernanie par les Allemands Vogels et Selle [18], I’Elcossais Cullen (I’identificateur du rhumatisme articulaire aigu) et d’autres, que Pine1 reconnait pour precur- seurs mais pretend depasser g&e ti une meilleure prise en compte des structures et des fonctions. L’anatomopathologie morgagnieme, a laquelle il se refere et qu’il pratique, ne Iui parait pas revelatrice. II Iui reproche son dephasage : <c Suffit-il de faire connaitre les apparences mani- festees a I’interieur apres la mart ? Et quel avan- tage reel en peut retirer la science si on ne pro- cede pas d’abord a une histoire exacte du caractere de la maladie ? )a [lo]. Autrement dit, les troubles spectaculaires auxquels on assiste ont beau ne constituer que I’ecume des ebullitions internes, ils en sont, ne cesse-t-il de repeter, I’ex- pression la plus tangible. Emboitant le pas ti Boissier de Sauvages et a Link, Pine1 tient la medecine pour une bra.nche des sciences naturelles : cc Les principes quiidoivent guider dans la recherche de la verite en medecine sont les memes que dans les autres sciences naturelles... )). La marche qu’a suivi Linne dans sa

2e centenaire de la nosographie philosophique de Pinel

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Urgences 1997;XVI:2 14-216 0 Elsevier, Paris

Historique

2e centenaire de la nosographie philosophique de Pine1

L Campan

3, all&e des Demoiselles, 31400 Toulouse, France

R&urn6 - La nosographie philosophique de Pinel, parue en 1798, est un document pittoresque B ne pas oublier dans le contexte medical moderne.

nosologie / normal / pathologie

Summary - Pinel’s Philosophical Nosography, published in 1798, is a historic document which is still relevant today.

nosology / normal / pathological

Parmi les relectures que I’histoire propose, celle de cet ouvrage publie voici juste 2 siecles et reedite au moins six fois [9], ouvre par <q ses vieilleries >), un champ renouvele de reflexion. Celebre en psychiatric pour avoir desenchaine les alien& a Bicetre en 1793, I’auteur est un peu moins dans I’horizon global de la medecine oh il occupe pourtant une place definie. Passe a la Salpetriere, devenu professeur de physique me- dicale et d’hygiene, il pretendit revolutionner I’esprit medical et sa pedagogie en mettant de I’ordre dans le chaos qu’offraient la pathologie interne et sa description.

Que faut-il entendre par nosographie philoso- phique ? Le substantif, peu usite encore, designait I’inventaire set des entites morbides catalogdes a la lumiere de la semiologie d’alors poussee a fond. L’adjectif, employe dans un sens primaire et somme toute cartesien, ne qualifiait pas autre chose que la volonte de clarification ; le meme esprit avait jadis guide Voltaire, inspire par Locke, lorsqu’il avait ecrit ses lettres philosophiques (dont une sur la prevention de la petite verole) et na- guere Fourcroy lorsqu’il avait intitule philosophie chimique I’enonce de la nomenclature lavoisie- rienne concue pour supplanter le glossaire alchi- mique. Le meme esprit animera Bouillaud quand il ecrira son essai sur la philosophie medicale [4].

L’etat des lieux dresse par Pine1 illustre un moment de la pensee medicale.

Les medecins de I’antiquite, Hippocrate compris, s’&aient peu soucies de classer les maladies. On

attribue la premiere veritable esquisse de taxino- mie au Balois Felix Plater, debut XVII~ siecle [15]. II faut attendre le XVIII~ pour que le concept de nosologie se precise et que le mot s’invente sous la plume du montpellierain Francois Boissier de Sauvages qui, a I’instar des biologistes en vogue, Linne, Buffon, Jussieu et compagnie, distribue les maladies en categories (une dizaine), subdivisi- bles a la demande [3]. Dispositif repris etrernanie par les Allemands Vogels et Selle [18], I’Elcossais Cullen (I’identificateur du rhumatisme articulaire aigu) et d’autres, que Pine1 reconnait pour precur- seurs mais pretend depasser g&e ti une meilleure prise en compte des structures et des fonctions. L’anatomopathologie morgagnieme, a laquelle il se refere et qu’il pratique, ne Iui parait pas revelatrice. II Iui reproche son dephasage : <c Suffit-il de faire connaitre les apparences mani- festees a I’interieur apres la mart ? Et quel avan- tage reel en peut retirer la science si on ne pro- cede pas d’abord a une histoire exacte du caractere de la maladie ? )a [lo]. Autrement dit, les troubles spectaculaires auxquels on assiste ont beau ne constituer que I’ecume des ebullitions internes, ils en sont, ne cesse-t-il de repeter, I’ex- pression la plus tangible.

Emboitant le pas ti Boissier de Sauvages et a Link, Pine1 tient la medecine pour une bra.nche des sciences naturelles : cc Les principes quii doivent guider dans la recherche de la verite en medecine sont les memes que dans les autres sciences naturelles... )). La marche qu’a suivi Linne dans sa

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philosophie botanique peut &re t&s propre 5. t%lairer la classification des maladies [l 1, 23,241. Sous cet eclairage, il se veut, saris modestie ni forfanterie, meneur d’une mutation. c< On a pu, dans un autre temps, publier pele-m&le les histoires d’une foule de maladies qui n’avaient aucune affinite entre elles et dont I’ensemble presentait I’image d’un entassement saris ordre... On ne peut plus suivre cette marche. Une impulsion g&t&ale nous Porte 8 coordonner les faits en medecine suivant leurs affinites, c’est-g-dire ti les classer suivant les naturalistes )) [12].

Mbditation d’un professionnel sur sa profession, la nosographie de Pine1 est une irremplaqable pi&e d’archives oti se trouve peint en couleurs d’origine un tableau de la medecine en marche. Pour artificielle qu’elle nous paraisse, sa vision du paysage morbide reparti en secteurs, coins et recoins, repondait g une logique. N’en discutons pas la terminologie fleurie & la mode du si8cle. Dans cette jungle, I’&$ment de base est nomme espkce. c< On entend par espece une sorte d’id6e complexe et abstraite qui r&ulte du rapprochement des caracteres pris par plusieurs histoires particu- Ii&es d’une mGme maladie. Au moyen de ces caracteres, on voit ti quel genre, ordre et classe peut appartenir une maladie qu’on observe )> [13]. Especes exemplaires : la chaleur, le mal de t&e, de ventre ou d’ailleurs, le torticolis, le lumbago, la convulsion, la paralysie, la pustule, la tumefaction, le calcul, le rot, le vomissement, les flux. Chaque esp&ce s’apparente & d’autres au sein de grandes familles. C’est ainsi que I’esp&e &mentaire qc synoque inflammatoire ‘) entre dans le genre des fievres inflammatoires continues, qui entre dans I’ordre des fievres inflammatoires qui entre dans la classe prolifique des fi&res. L’espece CC variole confluante >> fait par-tie du genre variole, $I I’int&ieur de I’ordre des phlegmasies aigijes, 2 I’interieur de la classe opulente des phlegmasies. L’espece c< bpilepsie idiopathique s> s’emboite dans le genre epilepsie, emboite dans I’ordre apo- plexie, emboite dans la classe prolifique des n&- vroses. En sens inverse, la classe g&&ale des fi&res englobe les angiotoniques, les bilieuses, les ataxiques et toute une kyrielle. La classe des phlegmasies englobe celles de la peau, des mu- queuses, des &reuses, des articulations, des glandes. La classe des n&roses englobe celles du cerveau, des sens, de la locomotion, de la respiration, de la circulation, de la g&&ation. Admirons, dans leur obsolescence, le pointillisme de I’analyse et I& discipline de la synthBse. Les esp&ces disparues, phtisie, scrofule, rachitis, carreau, etc, catoient les especes kternelles que sont la boulimie, la nymphomanie, le pyrosis, I’asthme, la syncope, I’asphyxie. Le vocabulaire pinelien est un concert de musique ancienne. Les fi&res s’offrent le luxe d’etre halitueuses, bilieuses, jaunes, pourpn$es, ardentes, puerperales. Les

phlegmasies s’appellent croClte laiteuse, esqui- nancie, trousse-galant. Les teignes prennent I’as- pect faveux, amiantace, furfurac& Les n&roses du sentement et du pensement se baptisent hydropho- bie, coup de sang, danse de Saint Guy, crise de miserere, dys&~e, tintouin, berlue, pica, satyriase, priapisme, fureur uterine. A chaque entit& Pine1 consacre des pages. En tout trois gros volumes pour echafauder une combinatoire g entrees multiples, qui s’informatiserait de nos jours et se brancherait sur Internet.

Comment fut accueilli ce pave de librairie ? A en juger par le nombre des r&ditions et des traductions en Europe, le lecteur n’a pas boude. Le docte allemand Kurt Sprengel donna un coup de chapeau : c< Ce livre est un veritable chef d’ceu- vre tant g cause du plan excellent... qu’en raison de la profondeur et de I’impartialit8 des juge- ments... On reconnait la plume d’un homme aussi savant qu’exp&imente ‘a [19, 211. En 1604, notre Cabanis national rendit & Pine1 un homrnage bref et bien senti dans son livre RBvolutions de /a m&ecine : << je ne peux pas passer sous :silence I’excellent Pine1 dont la nosographie in’est pas seulement un des plus heureux essais (de classi- fication, mais encore, dans presque toutes ses parties, un compendium exact et complet de la medecine pratique >) [6]. Pine1 aura au moins quatre bpigones, le chirurgien Richerand, Alibert, Monneret, Rouge-Delorme [16]. Neanmoins, tout le monde ne se laissera pas convaincre. ,Non saris Iui reconnaitre un minimum de m&rites, le terrible Broussais, infeode ti un systeme simplificateur, lui decochera des fleches empoisonnees : <c Pine1 a tent6 I’analyse philosophique des maladies et, s’il n’a pas reussi, il a du moins kmis quelques idles... Pine1 et ses sectateurs se sont expliqu& d’une maniere fautive lorsqu’il n’ont vu qu’un pheno- mtine nerveux dans la folie )’ [5,21]. Le xlxe siecle jugera folkloriques les finasseries du classificateur. Les cliniciens seront tildes. Dans son essai de philosophie medicale, Bouillaud consacre une tren- taine de pages, sagement admiratives et (critiques, au systeme Pine1 et & sa dbcadence. Trousseau ne prononce pas, je crois, une seule fois le nom de Pine1 dans ses IeGons cliniques g I’HGtel-Dieu de Paris, alors m&me qu’il Iui emprunte des idles, notamment celle de marche naturelle des maladies. II le raille saris le nommer en condamnanlt en bloc les faiseurs de nomenclatures : q< Croyez bien que toute les nomenclatures, dont le ridicule n’est pas le moindre defaut, ne valent pas la peine qu’on s’en encombre la memoire a’ [20]. Claude Bernard en personne battra en b&he la nosographie cli- nique du p&e Pine1 comme il I’appelle et, du meme coup, I’ensemble des nosologies cliniques et ana- tomocliniques auxquelles il r&e de substituer un reclassement physiologique.

Deux cent ans apt&, sourions. Nosographie et nosologie confondues ne pouvaient que changer

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de visage. On ecrirait un gros volume sur I’evolu- tion de leurs criteres complexifies pas a pas pour s’enraciner dans la biochimie cellulaire. Ouvrons un traite dernier cri de medecine [7]. Sur les bases qui sont les nbtres, il se subdivise plus que jamais en dizaines et dizaines de chapitres et sous-cha- pitres. L’index contient des milliers d’indicatifs. Autant d’entrees dans un monument echafaude par un pool de specialistes monocompetents. Finie I’ere des grosses t&es omniscientes. Phase dans I’histoire, la nosographie de Pine1 offre une diffe- rence et un point commun avec celle ou celles que notre epoque essaie de reconstruire. La diffe- rence est prodigieusement semiologique et orga- nisationnelle. Le point commun ? Anticipant sur un debat fort actuel et sur la genetique, le concept ressasse a plaisir d’histoire naturelle des maladies prosupposait I’intrication du normal et du patholo- gique au sein du naturel. Pine1 a ose dire : c< Les maladies seraient regardees a tort comme des &arts et des deviations de la nature >> [14].

REFERENCES

1 Alibert JL. Nosologie nature//e ou /es maladies du corps humain distribtkes par families. Chez Caille et Ravier, 1817, reedite en 1828 chez Ailland et en 1848 chez Bailliere.

2 Bernard C. Principes de mkdecine exp&imenta/e. Paris : PUF, 1947

3 Boissier de Sauvages de Lacroix F. Trait6 des c/asses de

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maladies. Paris 1731 et Neurologia methodica, Amster- dam, 1763 Bouillaud J. Essai sur /a philosophic medicale et sur /es g&?&a/if& de /a clinique m6dicale. Paris : Librairie des sciences medicales, 1836 Broussais FR. De /‘irritation a /a folie. Paris : Fayard, 1986:12 Cabanis P. Coup d’ceilsurles r&o/utionsetsur/a rhforme de /a mkdecine. Chez Chapart, Caille et Ravier, an VIII:360 Hurst WJ. MBdecine clinique pour /e mkdecin praticien. Paris : Masson, 1987 Monneret X. Traif6 de pafholoqie &n&a/e. 1857 Pine1 P. Nosographie bhilosoihiqie. 1 e edition en 1798, 2een1804,3een1807,4een1810,5een1813,6een1818. Pine1 P. Nkographie philosophique. edition’ chez Bros- son, 1818;t 1 :CXVIII Ibid, t 1:IV Ibid, t 1:LXXVII ibid, t 3:571 Ibid, t 1 :V Plater F.Questionum medicarum paradoxarum et eu- doxarum. Bale, 1625 Richerand A. Nosographie chirurgicale. Chez: Chapart, Caille et Ravier, 1805;t 1 :LXI Rouge-Delorme X. Dictionnaire des sciences medicales et W6rinaire.s. 1863 Selle T. Rudimenta pyretologk. Berlin, 1773 Sprengel K. Histoire de /a mBdecine depuis son origine jusqu’au x/Xc siWe. Paris : Detterville et Desoer, 454 Trousseau A. Clinique de /‘/-/6te/-Dieu de Paris. B Bailliere, 1868:XXIV Broussais FR. De /‘irritation B /a folie. Paris : Payard, 1986:699.9 Sprengel K. Histoire de /a m6decine depuis son origine jusqu’au X/Z@ s&/e. Paris : Detterville et Desoer458 Pine1 P. Nosographie philosophique. Edition che’z Brosson, 7878;t 7:XXXIII Ibid, t 1 :XXXIV