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Extraits du n°136 "Vélo" de la revue 303 arts, recherches, créations.

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___DossierVélo­___05­–­Éditorial Julien Zerbone, historien de l’art et commissaire d’expositions___06­–­Pour une histoire sociale du vélo Philippe Gaboriau, chercheur en sciences sociales au CNRS___12­– Le vélo arrive en Anjou Pierre Boureau, chroniqueur sportif___16­– Rustine, la rondelle magique du bord de Loir Georges Guitton, journaliste___20 – Une vélorution est en marche Julien Zerbone___26­– Jean-René Bernaudeau, le cyclisme vendéen Anthony Poiraudeau, écrivain___30­– Les vélos made in Machecoul Frédérique Letourneux, journaliste___34­– La Loire à Vélo Jean-René Morice, géographe, spécialiste du tourisme___42­– La roue tourne Éva Prouteau, critique d’art, conférencière et professeur d’histoire de l’art___46­– Ville cyclable et urbanités cyclistes Laurent Devisme, docteur en aménagement-urbanisme___50­– Petite anthropologie cycliste portative Marc Even, professeur de littérature et de cinéma___56­– Alfred Jarry ou la pataphysique du pignon fixe Nicolas Martin, éditeur et auteur___­58­– Forçats de la route / géants de l’art Jean-Marc Huitorel, critique d’art___­66­– À lire, à voir, à écouter

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___Carte­blanche­­___67­– Artiste invité : Bernard Chambaz, auteur ___72­– Bernard Chambaz, la recherche du fils perdu Alain Girard-Daudon, libraire

___Portfolio­

___73­– Grimasques : Dominique Bulteau, artiste___74­– Dominique Bulteau, Grimasques Éva Prouteau

___Chroniques­___ARCHitECtuRE

98­– Cycles Christophe Boucher, architecte___ARt CoNtEMPoRAiN

102­– L’art comme expérience Éva Prouteau___BANDE DEssiNÉE

106­– Girl Power ! François-Jean Goudeau, directeur de la médiathèque de Mazé___LittÉRAtuRE

110­– Quelques voyages Alain Girard-Daudon, libraire___PAtRiMoiNE

112­– Patrimoines du sport thierry Pelloquet, conservateur en chef du patrimoine___sPECtACLE vivANt

116­– Petites formes manifestement intrigantes Julien Zerbone___MÉDiA

118­– Place publique fête son 50e numéro

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Ken Avidor, planche extraite de Bicyclopolis, 2015. © Ken Avidor, 2015.

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Moyen de locomotion par excellence des classes populaires au début du XXe siècle, le vélo est devenu après la Seconde Guerre mondiale à la fois un instrument de lutte et un symbole pour des mouvements sociaux d’un genre nouveau. ____ 

une centaine d’années sépare, à san Francisco, la première manifestation de cyclistes, en 1896, des premières Masses critiques. similaires dans leurs revendications – de meilleures conditions de circulation – et par leur caractère festif et populaire, elles prennent pourtant place dans des contextes et des cadres revendicatifs radica-lement différents, comme nous allons le voir. Lorsqu’il cesse d’être l’apanage d’une élite bourgeoise, le vélo devient le moyen de transport par excellence des classes populaires et des femmes, en recherche d’autonomie dans leurs déplacements et dans leur vie, et devient ainsi un facteur de progrès technique et social. Ainsi faut-il comprendre les premières manifestations de cyclistes, qui exigent des pouvoirs publics une amélioration de l’état de la voirie, et donc un égal accès à la ville pour tous. Ce faisant, comme l’explique l’un des fondateurs de la Masse critique, « le combat pour de meilleures conditions de pratique du cyclisme a contribué inconsciemment à l’essor de l’automobile privée1 », et ainsi à exclure progressivement vélos et moyens de transport traditionnels de réseaux de plus en plus coûteux et exclusivement dédiés aux voitures. C’est dans ce contexte d’âge d’or du pétrole, l’après-guerre, que vont ressurgir en Europe et en Amérique les luttes des cyclistes, avec des revendications qui, cette fois, servent de cadre à une critique radicale du progrès technologique et de ses conséquences.

Provos et vélorutionnaires

Parmi les premiers de ces mouvements on compte les Provos, un groupe de jeunes radicaux d’Amsterdam qui cherche, au début des années 1960, à éveiller la conscience révolutionnaire de la jeunesse hollandaise. Fondé par un étudiant en philosophie, Roel van Duyn, adepte des théories de l’école de Francfort, du dadaïsme et de l’anar-chisme, et par une fi gure de la scène underground locale, amateur de provocation et de scandales publics, le performer Robert Jasper Grootveld, le groupe fait à la fois usage des connaissances politiques du premier et des compétences artistiques du second pour mener à bien ses actions. Parmi celles-ci, le « plan de la bicyclette blanche », mis en place en collaboration avec l’industriel Luud schimmelpennick et l’architecte Constant Nieuwenhuys, ancien de l’internationale situationniste et du groupe CoBrA2, souhaite bannir les automobiles de la ville et leur substituer des vélos gratuits mis à disposition par la mairie, et mettre en place une taxation

Une vélorution est en marche

__Julien­Zerbone

___1. Chris Carlsson, note de l’éditeur à Chapot, « The Great Bicycle Protes of 1896 », Processed World, no 2, 2001, p. 64, accessible sur le site www.processedworld.com/Issues/issue2001/pw2001_64-68_Great_Bicycle_Protest_of_1896.pdf.___2. Le mouvement Co(penhague)Br(uxelles)A(msterdam) est né en 1948.

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Affiche publicitaire Gitane, 1976. © Stephan Andranian, collection privée.

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Depuis près d’un siècle, des cycles sont produits au cœur du Pays de Retz. Si la grande époque de la mythique marque Gitane est désormais révolue, l’usine est toujours debout. Prête à relever de nouveaux défi s. ____ 

L’usine actuelle est un long bâtiment de 35 000 mètres carrés, situé dans la zone indus-trielle de Machecoul, rue Marcel Brunelière, le fondateur historique. Mais l’héritage n’est pas seulement toponymique. Les traces sont partout, dès le hall d’entrée où les vélos de Fignon, Hinault ou Heulot sont exposés, comme les symboles de la gloire passée d’une marque, Gitane. La vraie accélération a eu lieu au milieu des années 1970, quand Renault s’est décidé à faire dans le vélo : « À l’époque, nous avons déposé un nombre incroyable de brevets, notamment autour de l’aérodynamique. L’aventure du tour de France avec la puissance de frappe de Renault a été un formidable booster », se souvient Joël Redois, alors cadre technique en charge du bureau d’études. « Né dans les murs de l’usine », il garde un souvenir ému de cette période.

Brunelière, le gitan

il faut dire que son père, Eugène Redois, était de la première aventure, celle qui a débuté au milieu des années 1920. Le jeune Redois, serrurier-forgeron de métier, se retrouve affaibli par une pleurésie. il a dix-huit ans. C’est alors qu’il rencontre un certain Marcel Brunelière, lui-même ancien forgeron reconverti dans la vente de machines agricoles. très vite, les deux hommes se lancent dans la vente de pièces détachées pour les vélos. « Les rôles étaient bien défi nis : mon père, qui était quelqu’un de très débrouillard, assurait toute la maintenance et préparait les commandes. Marcel Brunelière, lui, parcourait les routes de Loire-Atlantique et de vendée pour trouver des clients. il a toujours été très doué pour les relations humaines. Les deux hommes se sont tout de suite très bien complétés », raconte Joël Redois.

tant et si bien que la petite affaire se développe. Les premiers vélos sont commer-cialisés sous plusieurs marques : Marbru (diminutif de Marcel Brunelière) ; GMB (les initiales de Georgette et Marcel Brunelière) et Rêve d’or. Les vélos estam-pillés Gitane apparaissent dans les années 1930 : « Georgette, la femme de Marcel, traitait souvent son mari de gitan car il était toujours parti à droite ou à gauche. La remarque a fi nalement donné naissance à la marque », explique Joël Redois. Dès cette époque, les pièces détachées viennent d’un peu partout : le tube de Nantes (Petit Breton), les pédaliers et les rayons de la région parisienne mais aussi de plus loin – Allemagne, Pays-Bas, italie… Quand la guerre éclate, l’approvisionnement devient très compliqué mais le marché du vélo est en pleine expansion. Les ateliers Gitane

Les vélos made inMachecoul

__Frédérique­Letourneux­

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L’auteur d’Ubu roi était aussi un amateur de la petite reine. Éternel échappé, sillonnant les rues de Paris sur sa machine de piste, Alfred Jarry a écrit par anticipation la légende du cyclisme.____ 

inscrit dès 1889, à l’âge de quinze ans, à la section lavalloise du vélocipède Club, Alfred Jarry peut légitimement se ranger parmi ceux « qui ont tenu sur ses fonts baptismaux le cyclisme1 ». En 1896, il s’achète une magnifi que bicyclette Clément Luxe 96 course sur piste, qui l’accompagnera durant toute sa vie. Moustache au vent, lancé à toute allure sur son vélo à pignon fi xe entre Paris et Corbeil et se ravitaillant de divers breuvages alcoolisés, il apparaît comme un précurseur de la mode urbaine du fi xie. En public, il se plaît à jouer le rôle de la créature qui l’a rendu célèbre, un Père ubu monté sur deux roues qui, selon Rachilde, « chronométrait ses moindres performances2 » et se traitait « comme un cheval-vapeur qui doit absorber tant de litres d’essence par dix kilomètres3 », affectant une froideur mécanique jusque dans son élocution4.

Derrière ce masque d’homme-machine se cache cependant une pratique originale de la bicyclette, qui dépasse l’opposition traditionnelle entre cyclotourisme et compéti-tion. Jarry fait corps avec son vélo au point de le considérer comme son « squelette extérieur », un « prolongement minéral de son système osseux », dont il se sert comme d’une « machine à engrenages pour capturer dans un drainage rapide les formes et les couleurs, dans le moins de temps possible, le long des routes et des pistes5 ». Horripilé par ceux qui, « se croyant poètes, ralentissent sur une route, contemplant les points de vue », il leur oppose « l’émotion esthétique de la vitesse dans le soleil et la lumière, les impressions visuelles se succédant avec assez de rapidité pour qu’on n’en retienne que la résultante et surtout qu’on vive et ne pense pas6 ».

Plus qu’un sport et un moyen de transport, le cyclisme est pour Jarry une sensation nouvelle, une méthode pour modifi er les conditions de la perception, un programme esthétique qui entraînera dans sa roue les avant-gardes du début du siècle – abstraction, Dada, futurisme. À travers quelques textes dispersés dans son œuvre, il imagine ce que sera l’histoire du cyclisme au xxe siècle, entre aliénation mécanique et quête de l’exploit surhumain. Dans un texte célèbre repris par André Breton dans son Anthologie de l’humour noir, Jarry réécrit la passion du Christ dans le style du journalisme sportif : fl agellé au départ à titre de « stimulant et massage hygiénique », Jésus entreprend l’ascension du Golgotha sur une bicyclette à cadre en croix qu’il devra porter à l’épaule après une crevaison7. Nous sommes en 1903, quelques mois avant

Alfred Jarryou la pataphysique du pignon fi xe__Nicolas­Martin

___1. Jarry, A., « La mécanique d’“Ixion” », La Plume, no 334, 15 mars 1903.___2. Rachilde, Alfred Jarry ou le Surmâle des lettres, Paris, Grasset, 1928.___3. Rachilde, Le Parc du mystère, Paris, Flammarion, 1923.___4. « Ma-da-me. Nous avons fait du quaran-te ! Nous ne sommes nullement fourbus car nous mangeâmes, hier, la grosse entrecôte, et nous bûmes près de quatre litres de vin blanc, plus notre absinthe pure. » (Ibid.)___5. Jarry, A., Les Jours et les Nuits. Roman d’un déserteur, Paris, Mercure de France, 1897.___6. Jarry, A., « Cyclo-guide Miran illustré », Le Mercure de France, no 82, novembre 1896.___7. Jarry, A., « La passion considérée comme course de côte », Le Canard sauvage, no 4, avril 1903.

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Nicolas Martin a publié une édition des écrits vélocipédiques d’Alfred Jarry (Ubu cycliste, Le Pas d’oiseau, 2007). Il est éditeur chez Palette, où il est aussi l’auteur de plusieurs documentaires jeunesse sur l’art (L’Art face à l’Histoire, Art et sport, Le Grand Magasin surréaliste, Dada…).

Arrivée au Phalanstère du jeune Indien (Alfred Jarry dit « Ubu »), 1898. Devant le phalanstère de Corbeil (Seine-et-Oise), Alfred Jarry sur sa bicyclette Clément Luxe modèle 1896 achetée à Laval chez Jules Trochon. Photo Novum Organum du Collège de Pataphysique.

le premier tour de France. Les courses cyclistes ne se sont pas encore lancées à l’assaut des grands cols alpestres ou pyrénéens, qui feront bientôt naître la figure christique du grimpeur saisi par la grâce ou terrassé par la souffrance engendrée par un calvaire inhumain.

À une époque où les méthodes de dopage restent rudimentaires, Jarry imagine le Perpetual-Motion-Food, « un aliment du moteur humain qui retarderait indéfiniment, la réparant à mesure, la fatigue musculaire et nerveuse8 ». Juchés sur une quintuplette lancée à la poursuite d’un train entre Paris et la sibérie, cinq coureurs sont exclusivement alimentés par ces « petits cubes incolores et cassants, âcres au goût », qui anticipent les effets de l’EPo et du dopage sanguin. Face à eux, le surmâle – prototype de superman et des super-héros Marvel – rempor-tera à l’eau claire la « course des dix mille milles » grâce à ses pouvoirs surhumains.

Épuisé par une vie dopée à l’absinthe et menée comme une longue échappée solitaire, Alfred Jarry est rattrapé à mi-course par le peloton. il meurt à trente-quatre ans, au même âge que Marco Pantani ou Frank vandenbroucke, deux autres champions ayant abusé du Perpetual-Motion-Food pour tenter d’atteindre « l’illimité des forces humaines ». Quelques années plus tard, lorsqu’un ami viendra fleurir sa tombe, il trouvera la place occupée par un champion cycliste9. ultime échappée du surmâle : « Personne n’a pu nous dire ce qu’était devenu le fantastique coureur10. »

___8. Jarry, A., Le Surmâle, Paris, Éditions de la Revue blanche, 1902.___9. Salmon, A., Souvenirs sans fin, Paris, Gallimard, 1955.___10. Jarry, A., op. cit. note 8.

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Quel rapport y a-t-il entre la destinée d’une usine emblématique située à la limite de la Vendée et de la Loire-Atlantique, Alfred Jarry, les problématiques de l’urbanisme contemporain, les mouvements politiques radicaux de l’après-guerre, Ai Weiwei, les enjeux du tourisme dans notre région, l’imaginaire littéraire et philosophique, les bobos et Kraftwerk ?

Par son agilité et sa simplicité, le vélo est un révélateur de notre culture, de notre rapport à la technique, à l’espace et à l’environnement, au pouvoir et au temps : il circule entre les classes sociales, entre travail et loisirs, ville et campagne, entre les disciplines aussi. La diversité des articles réunis dans ce numéro de la revue 303 le montre bien : cet assemblage est un logiciel, il fertilise les imaginaires, il programme les pratiques et active la mémoire.

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