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LEIBNIZ ET LA BARBARIE FRANÇOIS ZOURABICHVILI La barbarie est chez Leibniz le motif d'une inquiétude multiple et persistante. D'un bout à l'autre de sa carrière, il tente de ranimer l'esprit de la Renaissance : contre la scolastique figée d'abord, en rééditant en 1674, sous le titre d'Antibarbarus philosophicus, le De veri principiis de Nizolius (1553), précédé d'une « dissertation préliminaire » où il salue le combat salutaire des Humanistes contre l'ancienne « philosophie barbare » ; mais aussi à la fin de sa vie, contre la notion newtonienne d'attraction ou d'action à distance, dont le succès auprès des esprits vigilants - au premier rang desquels Locke - le consterne et le pousse à rédiger ver 1700 un Antibarbarus physicus destiné à servir de « petit préservatif, afin que la contagion n'opère pas trop fortement » 1 . Les pamphlets anti-barbares sont légion au XVIIe siècle; la tradition en remonte à Érasme, lui-même inspiré de Valla auquel Leibniz aime rendre hommage. 2 Cependant Leibniz développe une problématique dont l'envergure déborde largement le combat des grammairiens lettrés contre le « barbarisme » et ne se laisse pas ramener à l'Humanisme. Elle combine deux thèmes opposés, signe s'il en est de la complexité du fameux optimisme leibnizien : « débarbariser » une nation, prévenir la montée d'une « nouvelle barbarie ». La lutte de ces deux dynamiques s’enrichit même d’une troisième aspect : l’attention portée aux qualités barbares. Leibniz a tenu sur la barbarie trois types de discours : celui de tout le monde, qui fait de la barbarie le simple négatif de la civilisation, si bien que « barbare » y est à peu près synonyme de « sauvage » ; un discours audacieux et provocateur qui reconnaît certaines qualités aux sauvages ou barbares ; un troisième discours enfin, qui ne peut plus concerner le sauvage parce qu’il suppose un état déjà avancé de la civilisation, et qui invoque une nova barbaries, une nouvelle barbarie, un barbarie d’un genre nouveau. Leibniz est-il le précurseur de l’Aufklärung ? Au-delà de son influence effective sur de nombreux Aufklärer (Mendelssohn, Lessing, Baumgarten, Herder…), la question doit être envisagée autour de deux lieux majeurs : la foi dans le progrès, le sentiment de l’actualité. « Et même, pour ajouter à la beauté et à la perfection universelle des œuvres divines, il faut reconnaître un certain progrès perpétuel et absolument illimité de tout l’univers, de sorte qu’il marche toujours vers une plus grande civilisation (cultum). » 3 Leibniz n’emploie pas le mot « civilisation », qui n’existe pas en latin et qui n’est attesté en 1 Lettre à Rémond du 6 décembre 1715, au sujet des sympathies anglaises de l’abbé Conti. 2 L’ouvrage précoce d’Érasme, Antibarbari, publié en 1520, fut rédigé une trentaine d’années plus tôt. Cf. la préface du traducteur italien, Luca d’Ascia, « L’ombre di Valla », in Erasmo di Rotterdam, Antibarbari, Turin, Aragno, 2002. Pour le XVII e siècle, outre les nombreux Antibarbarus latinus, on mentionnera notamment Pierre du Moulin. L’antibarbare ou Du langage inconnu (1629). Sur l’admiration de Leibniz pour Valla, cf. l’épilogue de la Théodicée. 3 De rerum originatione radicali § 16, trad. L. Prenant, in Leibniz, Œuvres choisies, Paris, Garnier, 1940 (désormais abrégé OC).

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LEIBNIZ ET LA BARBARIE

FRANÇOIS ZOURABICHVILI

La barbarie est chez Leibniz le motif d'une inquiétude multiple et persistante. D'un bout à l'autre de sa carrière, il tente de ranimer l'esprit de la Renaissance : contre la scolastique figée d'abord, en rééditant en 1674, sous le titre d'Antibarbarus philosophicus, le De veri principiis de Nizolius (1553), précédé d'une « dissertation préliminaire » où il salue le combat salutaire des Humanistes contre l'ancienne « philosophie barbare » ; mais aussi à la fin de sa vie, contre la notion newtonienne d'attraction ou d'action à distance, dont le succès auprès des esprits vigilants - au premier rang desquels Locke - le consterne et le pousse à rédiger ver 1700 un Antibarbarus physicus destiné à servir de « petit préservatif, afin que la contagion n'opère pas trop fortement »1. Les pamphlets anti-barbares sont légion au XVIIe siècle; la tradition en remonte à Érasme, lui-même inspiré de Valla auquel Leibniz aime rendre hommage.2 Cependant Leibniz développe une problématique dont l'envergure déborde largement le combat des grammairiens lettrés contre le « barbarisme » et ne se laisse pas ramener à l'Humanisme. Elle combine deux thèmes opposés, signe s'il en est de la complexité du fameux optimisme leibnizien : « débarbariser » une nation, prévenir la montée d'une « nouvelle barbarie ». La lutte de ces deux dynamiques s’enrichit même d’une troisième aspect : l’attention portée aux qualités barbares.

Leibniz a tenu sur la barbarie trois types de discours : celui de tout le monde, qui fait de la barbarie le simple négatif de la civilisation, si bien que « barbare » y est à peu près synonyme de « sauvage » ; un discours audacieux et provocateur qui reconnaît certaines qualités aux sauvages ou barbares ; un troisième discours enfin, qui ne peut plus concerner le sauvage parce qu’il suppose un état déjà avancé de la civilisation, et qui invoque une nova barbaries, une nouvelle barbarie, un barbarie d’un genre nouveau. Leibniz est-il le précurseur de l’Aufklärung ? Au-delà de son influence effective sur de nombreux Aufklärer (Mendelssohn, Lessing, Baumgarten, Herder…), la question doit être envisagée autour de deux lieux majeurs : la foi dans le progrès, le sentiment de l’actualité. « Et même, pour ajouter à la beauté et à la perfection universelle des œuvres divines, il faut reconnaître un certain progrès perpétuel et absolument illimité de tout l’univers, de sorte qu’il marche toujours vers une plus grande civilisation (cultum). »3 Leibniz n’emploie pas le mot « civilisation », qui n’existe pas en latin et qui n’est attesté en

1

Lettre à Rémond du 6 décembre 1715, au sujet des sympathies anglaises de l’abbé Conti.2

L’ouvrage précoce d’Érasme, Antibarbari, publié en 1520, fut rédigé une trentaine d’années plus tôt. Cf. la préface du traducteur italien, Luca d’Ascia, « L’ombre di Valla », in Erasmo di Rotterdam, Antibarbari,Turin, Aragno, 2002. Pour le XVII e siècle, outre les nombreux Antibarbarus latinus, on mentionnera notamment Pierre du Moulin. L’antibarbare ou Du langage inconnu (1629). Sur l’admiration de Leibniz pour Valla, cf. l’épilogue de la Théodicée.3

De rerum originatione radicali § 16, trad. L. Prenant, in Leibniz, Œuvres choisies, Paris, Garnier, 1940 (désormais abrégé OC).

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français qu’après sa mort. Mais le concept semble déjà tracé en creux dans sa pensée, non seulment dans son sens d’état (dit justement « civil », par opposition à l’état de nature ou de barbarie), mais dans le sens nouveau de processus qui fera la fortune du néologisme à l’époque des Lumières (perfectionnement des institutions, du savoir et de mœurs). Dans sa correspondance sur les réformes à entreprendre en Russie, Leibniz emploie les mots français « civiliser » et « débarbariser », et le substantif correspondant - « culture » - est alors pris dans son sens dynamique4. Plus profondément l’idée de perfection subit chez lui une altération décisive : déployé dans l’espace et dans le temps, l’infini en acte du monde devient l’horizon d’un perfectionnement illimité. Tel est le sens du télescopage qui plonge la métaphore musicale des dissonances se résolvant dans un accord parfait final, différé – pour le plaisir maximal de l’auditeur virtuel – à l’infini5. Dès lors, trois points attirent l’attention : 1) l’articulation des multiples projets politico-culturels d’« avancement des sciences et des arts » à la thèse métaphysique du progrès infini, 2) l’horizon de plus en plus planétaire de ces mêmes projets, 3) le lien constamment établi entre le progrès de la connaissance et le progrès socio-culturel lui-même intégré au progrès métaphysique. Il semble bien que la thèse du progrès infini de l’univers, chez Leibniz, entraîne celle du progrès infini de l’humanité. La phrase citée ci-dessus l’atteste, même si le cultus invoqué a une dimension cosmique : les hommes, en tant qu’esprits, ont un rôle éminent à jouer dans ce processus6. Le développement de l’art. 19 du Discours de métaphysiqueallait déjà dans ce sens : « … losrque nous croyons que Dieu n’a fait le monde que pour nous, c’est un grand abus, quoiqu’il soit très véritable qu’il l’a fait tout entier pour nous… »7. L’inclusion du progrès humain dans le progrès global se justifie principalement par la considération de la gloire de Dieu, qui exige la production du plus parfait de tous les mondes possibles8. Ce schéma d’une pensée centrée sur le monde, où l’homme se voit cependant reconnaître un privilège, plutôt que centrée sur l’homme, quitte à le découvrir en relation essentielle avec son milieu, sépare Leibniz des Lumières et le maintient dans l’âge classique. C’est même pourquoi il peut glisser sans métaphore du sens culturel au sens agricole : « C’est ainsi que notre terre, dont maintenant une grande partie est cultivée, le sera de plus en plus »9. On hésitera pourtant à parler d’archaïsme : l’idée que le progrès ne le laisse sérieusement penser que dans une perspective cosmique, que le sujet de la civilisation soit en dernier ressort le monde plutôt que l’homme, n’est peut-être pas dépourvue de sens pour nous, au-delà de son apparence

4

Cf. projet d’une lettre à Huyssen (conseiller de guerre du tsar) 7 octobre 1703, in Œuvres de Leibnizéditées par Foucher de Careil, Paris, 1875, t. VII (Désormais abrégé FdC).5

De l’origine radicales des choses § 12. Il importe de bien comprendre que le but final ne peut plus être un terme : quand la résolution est reportée à l’infini, elle se confond avec le processus même. D’où le résultat stupéfiant qu’obtient Leibniz : il nous est donné d’éprouver dès maintenant, même dans les plus terribles souffrances, « un avant-goût de la félicité future » (Principes de la nature et de la grâce, § 18).6

Monadologie, § 82 sq.7

Comme le résume Lucy Prenant : compte tenu de la plus grande perfection des esprits au regard des autres créatures, « c’est en raison d’eux surtout – mais pas seulment – que Dieu fait le monde » (OC, note 374).8

Cf. la fin de la Monadologie. Étant donné que les créatures que nous sommes n’ont accès qu’à une portion infime de l’histoire du monde, la question doit être confiée au seul raisonnement, qui plaide pour l’optimisme ( De l’origine radicale des choses, § 12). 9

De rerum originatione radicale, § 16.

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mystique. En outre, et pour rester dans le cadre où Leibniz pouvait lui-même entendre cette idée, l’idée métaphysique que le progrès de l’humanité dépend d’une destination du monde suggère d’interroger la future « croyance en l’histoire » sous l’angle de ses rapports avec l’idée de théodicée10. « Nous connaissons à présent de remarquable phénomènes naturels en si grand nombre qu’il est temps enfin, il me semble, de se préparer à ordonner leur masse et à tirer des conclusiones. Car, comme autrefois de la disette, nous souffrons maintnant de la confusion. »11 «Pourquoi renvoyer à quelque postérité éloignée ce qui serait incomparablement plus aisé de notre temps, puisque la confusion n’est pas encore montée à ce point où elle se trouvera alors ? Quel siècle y sera plus propre que le nôtre, qu’on marquera peut-être un jour dans l’avenir par le surnom du siècle d’inventions et de merveilles ? »12 D’un autre côté, Leibniz a donc le sentiment d’un moment crucial pour la culture. Il l’écrit à maintes reprises, et tout son affairement intellectuel et politique porte la marque de cette dramatisation. Deux différences nous retiennent pourtant de voir en lui un simple précurseur de l’Aufklärung. Premièrement, le moment n’est pas tel pour lui qu’une confiance puisse s’y articuler à une responsabilité ; il est ardeur et confusion, chance et péril, il réclame donc une prise de conscience. En d’autres termes, les lumières sont essentiellement devant nous, et peut-être les manquerons-nous ; elles sont objet de conjecture, non de constat. Pour l’heure, le diagnostic est sombre : « le genre humain, consideré par rapport aux sciences qui servent à notre bonheur, me paraît semblable à une troupe de gens qui marchent en confusion dans le ténèbres… »13 Deuxièmement, même si toute occurence du monde est pour lui singulière, même si le présent occupe toujours une place unique dans le devenir du monde, il est frappant que Leibniz, conscient de vivre à une époque exceptionnelle au point d’y voir l’occasion d’un possible tournant décisif pour l’humanité, ne songe à aucun moment à l’interpréter comme une nouveauté historique absolue (d’autres époques ont pu connaître un tel élan, puis sombrer dans la barbarie). Un siècle plus tard, le problème de Schiller sera le suivant : « l’époque est éclairée… d’où vient donc que nous soyons encore et toujours des barbares ? »14 Mais pour Leibniz, nous restons au seuil du progrès, l’époque présente ne lui appartient pas encore, il dépende des hommes – et, plus particulièrement, de l’heureuse collaboration d’un philosophe de génie et d’un monarque puissant et éclairé – de franchir ce seuil ou de rejoindre la barbarie. Si cette régression est en fin de compte improbable, elle n’est pas impossible, et nul ne peut dire si le présent a valeur d’aurore ou de crépuscule : la seule certitude est qu’il est l’un ou l’autre, c’est-à-dire l’une et l’autre, époque de crise, de décision. Car Leibniz décrit une situation dynamique où la procrastination des savants, devenue catastrophique, livre l’avenir à une alternative. On ne verra pas de contradiction entre l’affirmation du progrès infini et le sentiment que l’humanité ne se trouve aujourd’hui qu’au seuil du vrai progrès. En effet, si le progrès du genre humain semble assuré, son allure dépend de nos efforts, que Dieu prend

10

Sur ce point, cf. Bertrand Binoche, Les Trois Sources des philosophies de l’histoire (1764-1798), Paris, P.U.F., 1994, 3r partie.11

Lettre à Frédéric Scharader, 1681, trad. L. Prenant, OC, p. 70.12

Texte connu sous le titre : « Préceptes pour avancer dans les sciences » (Désormais abrégé PAS), in Die philosophischen Schriften, éd. Gerhartd, OLMS, t. VII, p. 163.13

PAS, GP VII, p. 157.14

Lettre sur l’éducation esthétique de l’homme, 8e lettre, trad. Leroux, Paris, Aubier, 1992, p. 145.

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en compte dans son calcul15. Aussi le progrès est-il affaire d’invention : il dépend de la mise au point de technologies de pensés, Inventaire et Calcul. Un retour à la barbarie ne serait donc qu’un détour provisoire ; bien plus, ce qui nous apparaîtrait comme un détoir se révélerait, au point de vue du créateur, n’être au contraire qu’un « raccourci vers une plus grande perfection »16. Là encore, de Kant à Hegel, le thème d’une ruse de la raison inscrira profondément la philosophie allemande de l’histoire dans le registre de la théodicée. L’inquiétude n’est donc pas fondamentale, puisqu’elle s’éprouve sur fond de confiance métaphysique. Elle n’en est pas moins foncière pour l’existence de la créature. Car elle est relative à la génération à laquelle nous appartenons, étant donné qu’il n’est au pouvoir d’aucune créature de s’absenter de la place qu’elle occupe dans l’univers. De là une tension, chaque fois que Leibniz dit « nous » : ce « nous » est à la fois celui qui jouit d’un paradoxal « avant-goût de la félicité future », s’il est vrai que toute génératoin participe, fût-ce de manière infime, à la perfection totale d’une monde en progrès infini, d’un monde dont la perfection se confond avec le perfectionnement porté à l’infini ; et il est celui de la génération qui ne s’en sait pas moins située, bornée à un moment de l’histoire, dont elle n’est précisément qu’une partie, concrètement ignorante du tout dans lequel elle s’insère. L’obsession de Leibniz, nous le verrons, est d’arriver à ce qu’une génératoin travaille enfin pour elle-même et non pour la postérité. Il es donc vrai à la fois que chaque génération, à sa mesure, participe au progrès infini du monde, et que le progrès du genre humain, pour l’instant, demeure plutôt virtuel : c’est que le présent témoigne d’une crise qui ne se résoudra que par une accélération décisive du progrès –dont Leibniz croit entrevoir la possibilité dans ses rêves de Caractéristique – ou par son ralentissement prodigieux (puisque tout retour en arrière, du point de vue d’une évaluation immédiate, est encore une avancée, au regard de la perfection finale). Dans le conflit de l’optimisme et de la’anxiété, on aurait tort de voir l’affrontement d’une vérité philosophique et d’un motif psychologique : cette dualité de point de vue s’inscrit dans la métaphysique elle-même17.

Le concept vulgaire de barbarie

Le premier discours de Leibniz est donc celuit de tout le monde, les rhétoriques chrétienne et romaine en ayant fait un lieu commun : la barbarie est l’absence de lois et de mœurs, l’absence d’arts – c’est-à-dire de techniques et d’industrie – et de sciences –entendons de formation scolaire et d’activité d’ordre intellectuel. Les barbares, avant

15

Cf. la réfutation du « sophisme paresseux », Théodicée, § 55 et Dialogue effectif sur la liberté de l’homme et sur l’origine du mal (Textes inédits publiés par G. Grua, Paris, P.U.F., 1948, p. 363)16

De rerum originatione radicali, op. cit., § 15. Le même texte, un peu plus loin, envisage expressément la faillite périodique de la culture, en la démarquant d’un anéantissement total : « Et bien qu’il soit vrai que de temps en temps quelque partie retourne à l’état sauvage, ou soit détruite, ou submergée, il faut cependant le considérer comme nous avons interprété un peu plus haut les afflictions ; c’est dire que cette destruction même, ou cette submersion, fait progresser vers quelque conséquence supérieure de façon à ce qu’en quelque sorte nous gagnions au dommage » (§ 16).17

Il est vrai que, dans ses activités diplomatique, Leibniz use parfois jusqu’à la caricature du péril barbare comme d’un argument de persuasion : ainsi dans son Projet de conquête de l’Égypte, FdC, t. V. p. 200. Cela n’enlève rien à la rálité d’une tension philosophique entre optimisme et anxiété.

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d’être éventuellement cruels, sont d’abord des peuples qui n’ont pas « cultivé leur esprit »18. La barbarie est l’autre ou le dehors négatif de la culture chrétienne éclairée. On remarquera que le opposition païen-chrétien et barbare-civilisé ne se recoupent pas entièrement. La Chine, par exemple, a ses lettrés ; elle est conduite par un empereur éclairé qui, à l’époque de Leibniz, ouvre son pays à la propagande jésuite ; elle n’est donc pas barbare. Au contraire, elle exerce son joug sur les peuples barbare qui l’environnent. La Russie égalment domine quelques peuples barbares sur ses marches19 ; elle n’en est pas moins l’envers de la Chine, une terre chrétienne mais sans culture, tabula rasa terra vergine20. Les parfaits barbares sont le Turcs : outre leur mépris apparent pour toute forme de savoir, ils sont les Infidèles, ils occupent Jérusalem ; et l’« on a sujet d’appréhender que le Turc prochainement ne remue »21. Enfin il y a les « sauvages de l’Amerique » (les Indiens d’Inde, au contraire, paraissent à Leibniz tout empreints d’une bizarre tradition de sagesse)22. Dans quelle mesure le projet mondial de Leibniz relève-t-il du prosélytisme chrétien ? À la condition que le christianisme bien compris soit tenu pour la juste orientation du désir de savoir : sa relatoin intime, originaire avec le vrai. Là est à ses yeux l’unique carence des Chinois.

« Qu’il y a des points importantes où les barbares nous passent »

Dans un deuxième temps, cependant, Leibniz prêtre aux barbares des qualités que nous n’avons pas, et qui compléteraient avantageusement les nôtres. Car la férocité qui amène certains hommes à en faire rôtir d’autres et à les découper en tranches, puis à subir ce sort, a pour revers le flegme parfait des victimes23. Dans des textes pleins d’humour, Leibniz déplore qu’on laisse perdre tant de bonnes qualités. Mais comment les inclure dans la culture, s’il est vrai que le raffinement a pour contrepartie de nous faire perdre l’endurance au mal, la faculté de ne manifester aucune émotion spéciale dans le supplice ?24

Ces considérations ne sont pas marginales : elles relèvent pour Leibniz d’un problème pratique quotidien, celui-là même que soulèvera Kant à propos de la musique qui «

18

Nouveaux essais sur l’entendement humain, I, 2, § 20.19

V. I. Guerrier, Sbornik pisem i memorialov Leibnitsa otnosiach’ikhsia k Rossii i Petru Velikomu (Recueil de lettres et de mémoires de Leibniz touchant la Russie et Pierre le Grand), St-Petersbourg, 1873, p. 431 (désormais abrégé Guerrier).20

Lettre à Burg, décembre 1714 pour terra vergine, et toute la correspondance autour de Pierre le Grand pour tabula rasa.21

Pour une appréciation du régime turc, cf. notamment le Projet de conquête de l’Égypte, FdC, t. V, pp.16 et sq. Et 124 sq. : « L’état de l’empire est inconnu aux ministres eux-mêmes ; les plus simples notions d’histoire et de géographie leur sont tout à fait étrangères, et l’ignorance et la barbarie règnent de toutes parts. Vous ne trouveriez pas dans les bâtiments turcs une seule carte marine à laquelle un pilote habile osât se fier. Ce pays est en quelque sorte la patrie des ténèbres et de la barbarie ; et le Sultan, plongé lui-même dans l’ignorance, traîne sur le trône, parmi des troupeaux de femmes et d’ennuques, sa robe de Sardapale ». 22

Cf. respectivement Nouveaux essais, I, 2, § 9 et Théodicée, § 257.23

Théodicée, § 256.24

La barbarie d’endurance, on le voit, est d’abord une attitude envers soir : patience de l’excès, elle témoigne d’abord d’une capacité de subir, plutôt que de faire subir. On admirera avec quelle sûreté paradoxale Leibniz cherche le concept de barbarie dans une certaine qualité affective.

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s’étend plus loin qu’on ne voudrait »25, et que rencontre aujourd’hui, par exemple, celui qui essaie de travailler dans le train. Leibniz recommande de faire de nécessité vertu et de profiter du tumulte pour s’exercer à être capable, dans n’importe quelle circonstance, de résoudre un problème de mathématique ou de prendre une décision politique26. Qu’est-ce que la sagesse ? Connaître et pratiquer « ce qui sert à conduire l’esprit, à régler les mœurs , à subsister honnêtement et partout si on était même au milieu des barbares »27. Il n’est donc pas exclu que les êtres les plus incultes aient paradoxalement un enseignement à nous délivrer : eux seuls sauraient travailler dans le train, si du moins leur venait cette envie civile28. Bien plus, l’exemple barbare est peut-être celui qui nous laisse le mieux pressentir ce que peut l’esprit. On ne s’étonnera donc pas que Leibniz mette sur le même plan martyrs et barbares, tout comme il lui arrive de rapprocher martyrs et fanatiques : tous nous montrent « ce que peut le plaisir de l’esprit »29. En d’autres termes, c’est le sauvage, ou à la rigueur le martyr chrétien, qui nous enseigne combien l’esprit peut être source de bonheur ; certainement pas le savant. Leibniz n’est donc pas loin de tenir les sauvages pour des hommes d’esprit, en dépit de leur ignorance et de leur indifférence au savoir. Sans doute reproche-t-il à la conception lockienne de l’esprit comme tabula rasa une certaine complaisance : à deux reprises, avec la sévérité d’un directeur de conscience, son porte-voix rappelle au disciple de Locke qu’on ne saurait « parler pour la barbarie contre la culture ». Mais c’est donc bien qu’il est lui-même tout prêt de le faire. N’est-ce pas lui, en effet, qui explique qu’« un méchant Européen est plus méchant qu’un sauvage », puisqu’à la différence de ce dernier il « raffine sur le mal »30 ? Quand la Théodicée reprend le fameux débat sur l’exemple des Hurons et des Iroquois qui « nous font une grande leçon là-dessus » (quelques lignes plus loin, Leibniz cite le cas d’un fakir philosohpe)31. L’idéal serait donc de concilier qualités civiles et qualités barbares. Mais encore une fois comment faire, s’il est vrai que le passage à la civilité consiste précisément à déposer toute férocité ? Il ne peut s’agir d’entretenir ou de réveiller un reste de barbarie au fond de soi : une telle idée ne germera qu’au XIXe siècle. Rappelons-nous le geste typiquement leibnizien de la conciliation : comment celui qui concilie le règne de la

25

Critique de la faculté de juger, § 53. Kant évoque en note le culte « pharasaïque » des cantiques qui oblige « les voisins à se joindre aux chants ou à interrompre leur travail intellectuel ».26

Cf. Initia et specimina scientiae novae generalis, GP VII, p. 84 : « il faut s’accoutumer à avoir l’esprit présent, c’est-à-dire à pouvoir aussi bien méditer dans le tumulte dans l’occasion et dans le danger que dans son cabinet. C’est pourquoi il faut se trouver dans les occasions, et il en faut chercher même, avec cette précaution pourtant qu’on ne s’expose pas sans grande raison à un mal irréparable. En attendant, il est bon de s’exercer dans des occasions où le danger est imaginaire ou petit, comme sont les jeux, les conférences, les conversations, les exercises et les comédies. » Cf. aussi Théodicée, §257, ou encore ce texte cité par Baruzi : « … je trouve que les modifications même des religieux seraient une bonne intention, si elles étaient employées avec esprit », c’est-à-dire pour nous endurcir et nous faire jouir de notre propre résistance au mal (cf. Leibniz, aavec de nombreaux textes inédits, Paris, Bloud, 1909, p. 351).27

Ibid, GP VII, 82.28

Ceci ne contredire la définition de la sagesse : le propre du barbare est d’avoir à côtoyer quotidiennement d’autres barbares.29

Théodicée, § 255-257 et Principes de la nature et de la grâce, § 17. Ce curieux rapprochement du martyr et du barbare se retrouvera un siècle plus tard dans tout l’œuvre de Chateaubriand.30

Nouveaux essais, I, 1, § 27 et 2, § 20.31

Théodicée, § 256.

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nature et le règne de la grâce, l’ordre déterministe et le miracle, ne trouverait-il pas l’accord des qualités civiles et de vertus barbares ? Cependant, ne serait-on pas conduit à un au-delà de l’état civil ? Leibniz a coutume d’expliquer qu’au lieu de se répandre en controverses ou de jouer les héros de la rupture comme Descartes, il vaut mieux dépenser son énergie à collecter ce qu’il y a de vrai dans chaque penseur32 ; mais les qualités barbares ne relèvent pas de productions culturelles rivales : incultes, il leur revient de disparaître à mesure qu’on se cultive. En vérité, lorqu’il arrive à Leibniz d’envisager une conciliation, c’est du côté même des barbares : « Si de telles gens pouvaient garder les avantages du corps et du coeur et les joindre à nos connaissances, ils nous passeraient de toutes les manières… Ils seraient, par rapport à nous, ce qu’un géant est à un nain, une montage à une colline »33. L’équivalent dans le monde civilisé serait l’aventure improbable d’un ordre religieux qui se proposerait cet idéal de l’homme parfait (on retrouve ici l’affinité pressentie de la barbarie et de l’idéal ascétique religieux) : « de telles gens seraient trop au-dessus des autres, et trop formidables aux puissances »34. Quoi qu’il soit, ce second discours sur la barbarie culmine dans l’idéal d’un surhommeleibnizien. N’est-ce qu’une boutade, qu’une utopie plaisante ¿Réservons la réponse et abordons le troisième discours.

Troisième discours : « Philosophie barbare » et « nouvelle barbarie »35

Au-delà du cliché rhétorique de l’opposition barbare-civilisé et de l’éventualité d’un dépassement conciliateur, Leibniz invoque le péril d’une nova barbaries, en fonction du concept de philosophie barbare qu’il forge très tôt, vers 167036, et qu’il réutilise quarante ans après dans la préface des Nouveaux essais. Ce n’est pas tout à fait la « philosophie vaine » ou « fausse » dont parlait Hobbes. L’expression renvoie à la longue période qui va de la rupture de la tradition gréco-romaine, lors des grandes invasions et de la formation du christianisme, au combat mené par les Humanistes pour renouer un contact vivant, de première main, avec les textes anciens. Elle vise donc une bonne partie de la Scolastique. S’agit-il d’une simple métaphore ? Ce serait le comble, pour un discours qui reproche justement à la « philosohpie barbare » son usage incontrôlé des métaphores. Non que Leibniz soit l’ennemi de toute métaphore : il reconnaît que les tropes appartiennent à la logique même de la formation des mots ; la question n’est donc pas de les éradiquer, mais d’en faire l’usage le plus sobre et le plus critique possible (par exemple, ne pas croire au pouvoir explicatif ou définitionnel d’ne simple métaphore, comme Suarez définissant la notion de cause par l’influencie, « ce qui influe l’être en quelque chose d’autre »). Mais

32

Nouveaux essais, I, 2, § 21-22 etc.33

Ibid.34

Théodicée, § 257. On sait que Leibniz a rêvé la fondation d’un ordre : cf. la lettre au landgrave du 21 avril 1690, « Si j’étais pape… » éditée par Baruzi (Leibniz, avec de nombreaux textes inédits. op. cit., pp. 230 sq.).35

On trouve l’expression nova barbaries dans la lettre à Seckendorf du 17 déc 1691 (Textes inédits publiés par G. Grua, op. cit., p. 201).36

Cf. la préface aux œuvres de Nizolius dont nous parlions en introduction (GP IV, p. 127 sq.). Ce texte attend toujours une traduction française sérieuse.

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quand Leibniz invoque une « manière barbare de philosohper », peut-on y voir autre chose qu’une image au service d’une rhétorique ? On le dirait, lorsqu’intervient à deux represis, pour qualifier la manière saine de penser, une expression d’une crudité innattendue : sine fidiculis, nullis fidiculis37. En somme, réfléchir bien, c’est réfléchir « sans instruments de torture ». S’agit-il bien d’une métaphore ? L’expression suggère une manière complètement inadéquate de forcer l’aveu, d’extorquer la vérité : la torture est ici ce moyen typiquement barbare de conclure, qui reflète l’ignorance de ce qu’est une inférence. Par exemple, il faut être barbare pour penser que la « certitude morale » que le feu me brûlera la main si je l’en approche trop me vient d’une indiction. Il faut être barbare pour réduire Aristote aux présentations défigurées qu’en ont faites les Scolastiques au cours des siècles. Dans les deux cas, on raisonne à coups d’instruments de torture, on se figure la possibilité qu’une inférence valide puisse s’obtenir violemment,indépendamment du raisonnement, par une solution de continuité infaillible. On sait que Leibniz proposera sous le nom de Caractéristique ou de Calcul un tout autre type d’instrument – d’organon, comme il le dit lui-même – constituant l’équipement réellement nécessaire à l’administration de la preuve, et permettant précisément de sauver le discours des violences de la discussion. À la question du caractère métaphorique de la notion de « philosophie barbare », nous pouvons donc répondre : barbare est celui qui, dans sa relation au vrai, rêve à des instruments de tortue ; celui, en d’autres termes, qui escamore la dure loi du raisonnement, refuse la discipline par laquelle le penseur se soumet activement à la double contrainte des distinctions de sense et de l’enchaînement démonstratif (« quand on veut faire exactement de la philosophie, c’est-à-dire définir, diviser et démonter », écrit Leibniz) ; celui enfin qui voudrait penser sans avoir à penser détenir la vérité sans se plier aux exigences de sa nature. N’avoir aucune idée de ce que c’est que penser, prétendre du même coup que la pensée réside dans une sorte de sens magique, de perception supérieure qui transcende la perception courante, d’accès exceptionnel à un autre ordre de réalité : le jeune Leibniz souligne que ce qui distingue les philosohpes du reste de peuple n’est pas que les philosophes sentent autre chose que le peuple, mais qu’ils font attention à ce que le peuple généralement néglige. La « manière barbare de philosopher », bien loin d’être une simple métaphore, est la barbarie même, dont la brutalité physique, la fameuse feritas des Romains, n’est que le corollaire. Car cet inconscient de torture dans le rapport de chaque philosophe scolastique à la vérité sous-tend ses rapports avec les autres, qui prennent la forme de la controverse38. Ils ne savent que détruire ¡ Ils se comportent comme « ce roi vandale » “ dans Rome ” à qui sa mère recommanda que, ne pouvant pas espérer la gloire d’égaler ces grands bâtiments, il cherchât à les détruire »39 ! – tel est le refrain de Leibniz contre l’habitus du chercheurs moderne, pour lequel les autres chercheurs sont avant tout des ennemis à abattre, comme si la vérité tout entière pouvait être l’œuvre d’un seul ; de là

37

Dissertatio praeliminaris (sur Nizolius), GP IV, pp. 156 et 161.38

Dans une lettre à Burg de déc. 1714 (Guerrier, pp. 320-1) où il dit ne s’être pas encore penché sur la question de l’édification du droit en Russie, il ajoute parlant de Pierre le Grand : « Je doute qu’il cherche des Jurisconsultes et il paraît plutôt disposé à s’en passer, de peur d’introduire la chicane avec eux. Il est difficile de tenir le juste milieu entre une chicane comme la nôtre, en un Gouvernement violent comme celui d’un Vizir ou d’un Bacha Turc. » (nous soulignons)39

Nouveaux Essais, I, 2, § 22-22 etc.

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également sa méfiance envers le grand geste héroïque catésien. Leibniz refuse l’assimilation des ténèbres au passé : de même qu’il ne croit pas à une césure qui nous préserverait à jamais de la barbarie, il n’est pas loin de trouver un peu barbare la manie cartésienne de la table rase. Le rapport scolastique à la vérité n’a rien d’une barbarie au sens figuré : c’est au contraire ce type même de rapport apparent à la vérité –dogmatique, magique, exclusif – qui est à l’œuvre, quand les hommes s’entr’égorgent par milliers. Il y a donc dans la barbarie un rapport de droit entre l’esprit et le corps. Leibniz attire notre attention sur le rôle de l’esprit dans le comportement barbare, et sur la possibilité d’une barbarie propre à l’humanité cultivée. Ce ne son pas les barbares qui sont terre-à-terre ; au contraire, ils ne le sont pas assez. Le barbare ne croit pas au savoir empirique et plébéien du chasseur, du marin, du marchand, du voyageur et même du faquin40 : c’est lui le vrai spiritualiste, l’amateur d’intuitions obscures et de mystères impénétrables ; la réalité ne l’intéresse pas. Même l’expression «sans instrument de torture » n’est pas exactement métaphorique, bien qu’elle soit au premier degré utilisée comme telle : elle enveloppe un rapport à la preuve et à la vérité.

Nova barbaries, 1 : le dégoût de savoir

Cherchons maintenant comment Leibniz a pu entrevoir à divers moments de sa vie une forme de « barbarie nouvelle » qui ne concernerait pas les nations demeurées en marge du savoir, mais les natios savantes elles-mêmes. À quel point cette barbarie est cultivée, c’est ce que marque son rappel insistant des conditoins de la recherche intellectuelle : celle-ci s’effectue à la fois dans une langue et dans une bibliothèque (la troisième condition est son caractère collectif, mais elle ne se satisfait qu’à travers la satifaction des deux autres, c’est-à-dire à travers l’instauration d’une vrai communicatoin intellectuelle). La barbarie se définit donc par un certain traitement de la lange (le barbarisme érigé en système, si bien que la discours ne dit plus rien), et par un certain état de la bibliothèque virtuelle (« on ne sait pas ce qu’on a », du savoir se produit partout et en tous sens, mais nous sommes comme des bibliothécaires sans catalogue dont l’appétit de savoir est compromis41). Le principe du remède serait donc, d’une part, d’abandonner le latin pour les langues vernaculaire et de purger ainsi la pensée des abstractions qui la minent, ne retenant que le minimum de termes techniques requis selon une juste méthode ; d’autre part, de bâtir une caractéristique universelle qui permette de mettre en forme les raisonnements, et de substituer le calcul aux controverses. Le diagnostic, plus encore que le remède, nous intéresse ici. Sous ses deux aspects –langue hérissée de barbarisme, bibliothèque virtuelle chaotique – l’activité intellectuelle témoigne d’une foisonnement qui cependant produit de l’inanité. La description que fait Leibniz de l’état de la recherche à son époque peut nous faire penser à Beckett : des hommes qui passent leur temps à s’agiter dans le noir et à se heurter les uns contre les autres42. Il est urgent de réagir, car faute de remédier à temps à cette situation, les hommes dégoûtés de la recherche, finiront par s’en détourner : tel est le critère de la nova

40

Leibniz ne manque jamais une occasion de rendre hommage aux savoirs non écrits. Cf. notamment le Discours touchant la méthode de la certitude et l’art d’inventer, Gp VII, p. 181. Sur la connaissance empirique du faquin, cf. Nouveaux essais, II, 29, § 13.41

PAS, GP VII, p. 159.42

Ibid, p. 157.

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barbaries. À tout prendre, si l’on définit la barbarie par l’absence d’intérêt pour le savoir, ou d’intérêt réel puisqu’il faut tenir compte de ceux qui jouent les mages et qui se croient philosophes, le pire n’est pas d’être la victime de sauvages cannibales, mais d’avoir à vivre chez les Turcs, dans un milieu de totale indifférence au savoir43. Le barbare reste étranger à l’affect que Platon et Aristote plaçaient au point de départ de la philosophie : la curiosité, l’étonnement. Et si la barbarie est absence de goût pour le savoir, la « nouvelle barbarie » est dégoût du savoir. Il est catastrophique qu’une culture rencontre l’indifférence de ses héritiers.

Nova barbaries, 2 : le faux remède sceptique

Quels sont les signes de l’imminence d’un dégoût du savoir ? Qu’est-ce qui décide Leibniz à alerter ses contemporains sur l’éventualité d’une prochaine barbarie ? La conjoncture, au cours de sa longue carrière, n’est pas restée la même. Les Préceptes pour avancer dans les sciences, qui datent probablement des années 1670-1680, n’ont pas de cible aussi claire que l’Anti-barbarus physicus, écrit vers 1700, et qui s’en prend dans l’étude du vivant à la résurgence de la démarche scolastique, aux nouvelles doctrines vitalistes et animistes, enfin à Newton et à sa notion d’action à distance. Les dernières décennies du XVIIe siècle témoignent d’une certaine lassitude, d’une propension au scepticisme44 : la mode du cartésianisme est supplantée par celle des « empiriques »45. Leibniz ne s’oppose pas à la démarche empirique ; sa réflexion éducative est commandée au contraire par l’idée qu’il ne faut pas partir des livres, mais des choses46. Il reste cependant convaincu qu’on ne répond pas au scepticisme par le scepticisme, au sentiment de déception et d’échec par sa conversion en dogme ou en principe : le constat de fait ne saurait être érigé en règle de droit. La culture est en crise, il y a danger que la désaffection progressive à l’égard d’une recherche fondamentale qui paraît échouer toujours aboutisse à abandonner purement et simplement le projet de savoir. Leibniz avait une conscience vive d’un divorce en train de s’opérer entre métaphysique et physique. Que les savants cessent d’être des philosophes lui paraît une marque d’obscurantisme et de renoncement ; et, parmi toutes les conciliations qu’il tente, figure celle de la pratique et de la théorie, de l’approche empirique et de la spéculatoin théorétique. Il est frappant qu’à l’Antibarbarus physicus de Leibniz réponde quelques années plus tard, involontairement peut-être, le Pyrrhonismus physicus de Boerhaave (qui fait écho évidemment au Chimiste sceptique de Boyle). Leibniz a lu l’Essai de Locke avec passion parce qu’il y voyait précisément un début de réaction contre le risque de désaffection à l’égard du savoir que recelait l’échec dans la recherche des réalités dernières. Locke proposait une autre manière de philosopher ; Leibniz salue la tentative,

43 « Je m’interésse dans tout ce qui a quelque rapport aux sciences ; c’est là ma marotte. » (à Urbich, conseiller plénipotentiaire du Tsar à Vienne, 11 oct. 1707 – Guerrier, p. 67) « … et comme les sciences sont ce qui me touche le plus… » (à Huyssen, conseiller militaire du Tsar, 11 oct. 1707 – Guerrier, p. 69).44

Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne, 1680-1715, Paris, Fayard, rééd. 1961, p. 296.45

Qu’on songe à Boyle, à l’époque même de Spinoza.46

Cf. R. W. Meyer, Leibnitz and the 17e Century Revolution, reprint Garland Publishing In., Londres-NewYork, 1985, partie B, ch. 2, « The Cultural Crisis and its solution » (notamment sur l’influence de Weigel, dont la pédagogie sollicite l’intuition vivant contre les concepts vides et rigides de la scolastique, et associe empirisme et théorie).

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mais ne croit pas que l’issue soit du côté du scepticisme. La discussion la plus âpre concerne évidemment la notion de substance, puisque Locke écarte celle-ci du champ de la philosophie tandis que Leibniz prétend la renouveler. Aux yeux de ce dernier, ne pas vouloir se prononcer sur la distinction réelle de l’âme et du corps – Locke conclut en effet que l’enquête ne permet pas de décider si la pensée exclut la matière – témoigne sans doute d’un scrupule et d’une honnêteté, mais c’est ouvrir la porte au retour des barbares. En somme, la position historique de Leibniz est singulière : dernier survivant des métaphysiciens de l’âge classique, il a connu la réaction de la « philosohpie naturelle » contre la métaphysique et lui a répondu en métaphysicien, non pour défendre une vocation mise à mal, mais dans la conviction que le combat anglo-saxon était le sien depuis toujours et qu’il devait être mené de l’intérieur de la métaphysique. L’attitude anglo-saxxone lui semble dérisoire, voire catastrophique, au point que le lecteur des Nouveaux essais ne sait pas toujours très bien s’il doit tenir Locke pour le premier médecin de la crise ou pour son symptôme le plus raffiné (Locke ne s’est-il pas finalement rallié à l’obscure « action à distance » ?). Leibniz âgé affronte les sceptiques : non seulement Locke, mais Bayle. Il résiste comme il peut au rejet de la métaphysique, il veut être son réformateur. La crise de la culture se confond pour lui avec celle de la métaphysique, prise entre les barbares scolastiques qui la dévoient et ceux qui, l’assimilant à cette barbarie, la rejettent indûment. Mais que l’on cesse de faire de la métaphysique et l’esprit n’a plus de garde-fou ; la barbarie scolastique se réintroduit alors à l’insu des plus vigilants47. Pourquoi Leibniz s’acharne-t-il tellement sur la notion d’action à distance ? Il lui reproche de porter atteinte à l’exigence de continuité dans l’univers, elle-même depéndante du principe de raison. Parce qu’elle n’opère plus mécaniquement, la causalité attractive souffre d’un déficit d’intelligibilité, propice d’une part au recours à des « qualité occultes » et à des « facultés » où l’on ne distingue plus clairement l’esprit de la matière, d’autre part à l’invocarion d’un miracle permanent : « philosophie barbare » ou « philosophie fanatique »48. Si Leibniz a besoin ponctuellement de distinguer la barbarie du fanatisme – ce qu’il ne fait pas dans l’Anti-barbarus -, c’est parce que l’une est aux antipodes de l’autre : d’un côté, on remplit le monde d’esprits, on le dénaturalise, on le spiritualise (spiritualisme barbare) ; de l’autre, on soutient que rien dans le monde n’agit sinon Dieu (comme dans les systèmes occasionnalistes). L’alternative est entre une tendance eu polythèisme (Dieu répand dans le monde des petits dieux qui le font fonctionner) et une tendance monothéiste exacerbée, témoignant d’une « affection mal réglée »49. Il demeure que ces deux tendances opposées ont en commun de saper les bases du lien causal, pierre de touche d’une philosophie réelle, c’est-à-dire qui refuse l’explication par l’inexplicable. Par un coïncidence étonnante, Leibniz appelle « raisonnement à la turque » le « sophisme paresseux » des Grecs, fondé précisément sur la déliaison de la cause et de l’effet.

47

« Il plaît à d’autres de recourir aux qualités occultes ou aux facultés scolastiques, mais comme les philosophes et le médecins barbares leur ont fait une mauvaise réputation, ils ont changé leur nom en celui de forces. » (Anti-barbarus physicus, trad. Ch. Frémont, in Leibniz, Principes de la nature et de la grâce. Monadologie, Paris, Garnier-Flammarion, 1996, p. 28).48

Nouveaux essais, préface.49

Principes de la nature et de la grâce, § 17.

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Nova Barabaries, 3 : la balance des plaisir et du temps

Le plus intéressant est encore à venir. Dans le texte que la postérité a intitulé Préceptes pour avancer dans les sciences, Leibniz prétend conclure à l’éventualité d’une barbarie prochaine à partir du seul tableau clinique de la science actuelle, compte tenu d’une prémise selon laquelle le vrai but de la science est le bonheur, ce dernier impliquant non seulement d’accéder à des plaisir intellectuels toujours nouveaux, mais de remédier toujours mieux aux inconvénients notamment physiques de la vie. Son constat est que l’humanité cultivée accuse actuellement un important déficit de jouissance, qui concerne indistinctement le plaisir de la recherche et le bien-être plus général de l’existence humaine. Retentit alors le motif anxieux de nombreux autres textes : nous pourrions avoir tellement plus de plaisir ! et en si peu de temps ! nous voulons jouir, mais nous ne travaillons que pour nos descendants ! la vie est courte et nous ne savons pas jouir ! le travail de la recherche prend trop de temps, nous réclamons du plaisir dès cette vie-ci ! Rien de commun pourtant avec la maxime carpe diem. La solution hédoniste est illusoire, car elle consiste à renoncer au savoir et à équilibrer la balance des plaisirs et du temps par un révision à la baisse des espoirs de jouissance50. Le vrai culte du plaisir –dont les dernir paragraphes des Principes de la nature et de la grâce sont comme le manifeste51 - n’est pas l’hédonisme vulgaire : on ne le pratique pas en se tenant rivé au présent et à se possibilités de satisfactions immédiates, mais en se ressaisissant comme simple partie d’un univers en train de déployer son ordre, en s’insérant dans la courbe infinie d’un devenir qui enveloppe le passé et le futur et que Leibniz appelle progrès. Comment réussir concrètement cette insertion ? Par une ascèse sans doute, mais qui n’a rien de mystique : ‘“en œuvrant sans relâche au « développement des sciences et des arts », comme Leibniz l’a fait toute sa vie. Cela suppose d’abord le diagnostic qu’il y a urgence, parce que nous perdons du temps. Nous perdons même doublement notre temps: parce que notre vie s’écoule sans que nous recueillions les fruits de nos efforts ; parce que l’écart est tel entre la profusion toujours plus grande d’écrits et de résultats discrets et l’évidence toujours plus grande que notre condition ne change pas, qu’il est presque raisonnable –tragiquement raisonnable – que les hommes en viennet à juger absurde la quantité de dépense engagée au regard de l’insignifiance de la recette, et par conséquent à se détourner progressivement de la recherche. Curieuse aventure que celle de la raison désordonnée et impuissante, se prononçant en dernier ressort pour la barbarie, dans sa quête désespérée d’un équilibre de la balance des plaisir et du temps. La solutoin de Leibniz, valant pour une vraie définition de la culture, est donnée du même coup : trouver le rapport optiomal du plaisir et du temps. La fameuse balance des dépenses et des effets dans le calcul qui préside au choix et à la création du monde, nous semble devoir être interprétée d’abord et fondamentalementcomme une balance du temps et de la jouissance. Dieu calcule l’emploi maximal du temps (et de l’espace), et règle le monde selon cet optimum. Dieu ne perd pas le temps du

50

PAS, p. 160.51

En témoigne également l’admiration de Leibniz pour Lorenzo Valla, déjà mentionnée.

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monde (ni l’espace). Nous autres seuls, créatures finies et pécheresses, perdons notre temps, et ne contribuons pas autant que nous pourrions à l’œuvre même de Dieu. Leibniz insiste volontiers sur la brièveté de la vie : ce motif vient évidemment de Sénèque52. Toutefois, ce dernier n’a jamais cru qu’il fût possible d’augmenter le temps de la vie ; Leibniz, lui, le croit. Il n’a pas en vue l’allongement de la durée de la vie, question d’ordre médical ; mais son intensification, l’effort étique vers un meilleur emploi du temps. Et cet effort relève en dernière instance de la logique53. En effet, les projets de Calcul et de Caractéristique, les projets d’inventaire et d’encyclopédie – c’est-à-dire de catalogue pour la bibliothèque virtuelle du savoir acquis – sont portés par l’espoir non seulement de remédier aux controverses, mais d’aller plus vite et, par conséquent, de mieux remplir le temps de la vie. Leibniz ne prêche nullement le surmenage, encore moins le « divertissement » au sens de Pascal : il tient qu’une plus grande densité du temps va de pair avec l’accès à des plaisir toujours plus raffinés et variés. Et voilà comment nous pourrions éviter une nouvelle barbarie : en apprenant à ne pas remettre les plaisirs supérieurs à plus tard. Mais pour cela l’esprit doit s’équiper, se munir d’une méthode d’une tout autre nature que celle de Descartes : on dirait aujourd’hui une technologie de pensée.

Le tsar Pierre, entre barbarie et civilisation

Le problème est donc la mise en œuvre des réformes. Leibniz clame qu’il faut faire vite, il le redit trante ans plus tard dans une conjoncture modifiée – le spectre d’un retour à la philosophie barbare via Newton – mais dont la clé reste la même : un « grand monarque ». Les Préceptes pour avancer les sciences flattaient Louis XIV sans le nommer. À la fin des années 1690, Leibniz paraît avoir fondé quelque espoir dans le jeune Charles XII, et s’être vite ravisé. Mais, dans les mêmes anées, il se prend d’enthousiasme pour le tsar Pierre Ier, qui voyage une primère fois en Europe dans le dessein – nous dit-on – de faire rattraper à la Russie son retard et de la mettre à l’école de l’Europe. C’est pour Leibniz une « occasion que Dieu nous envoie », et qu’il ne faut pas laisser perdre. Sans doute, l’empereur de Chine aussi est versé dans les sciences ; mais le tsar a l’avantage d’être géographiquement plus accessible, et de n’être pas à convertir –bien plus, ne peut-on voir en lui le prochain pourfendeur des Turcs ? Leibniz a formulé avant tout le monde le problème qui allait être un siècle plus tard et pour longtemps celui de toute l’intelligentsia russe : sommes-nous sur le versant de la culture ou sur celui de la barbarie ? Jusqu’à quel point sommes-nous des barbares ?54

« Savez-vous, Monsieur, quelle pensée m’est venue dans l’esprit ? Vous aurez ouï dire que monsieur Weigelius travaille à introduire une réforme de nos écoles et études. Je m’en vais lui écrire que, puisque le Czar veut débarbariser son pays, il y trouvera tabulam rasam comme une nouvelle terre qu’on veut défricher, les Moscovites n’étant pas encore

52

Leibniz reprend inlassablement la formule de Sénèque, « le temps est la chose la plus précieuse de la vie », notamment à l’adresse de Pierre le Grand, pris dans l’interminables guerres avec la Suède.53

Cf. dans l’édition de l’Académie, série VI, vol. 3, p. 378 (texte cité par M. Fichant in Leibniz, De l’horizon de la doctrine humaine, Paris, Vrin, 1991, p. 208).54

Cf. le théatre d’Ostrovski, le Notes d’été sur un voyage d’hiver de Dostoievsky, le témoignage de Tchekhov sur son enfance et sur ce que signifie devenir adulte, enfin le poème Les Scythes d’Alexandre Blok.

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prévenus en matière de science… »55 Quand on se représente les derniers temps de la vie de Leibniz on songe ordinairement à deux grandes correspondances avec Des Bosses et avec Clarke. L’image est incomplète si l’on n’y ajoute pas la correspondance avec Pierre le Grand et ses collaborateurs56, qui, pour n’être pas directement philosophique, n’en porte pas moins au plus haut point la question qui taraude Leibniz depuis sa jeunesse, celle de la civilisation. Ce qui fonde en définitive l’emploi du mot, c’est que l’aide concrète apportée à Pierre dans son effort de « civiliser la nation » s’insère clairement dans un horizon mondial où l’on reconnaît sans peine le penseur de cultum comme progrès illimité. Le mot n’a plus qu’à apparaître : il est appelé par toute une structure de pensée. Leibniz âgé se demande donc ce qu’on peut attendre des Russes. Le titre de son premier mémoire est éloquent : Specimen de quelques points dans lesquels Moscou pourrait être favorable aux sciences. On y reconnaît le critère qui doit permettre de mesurer le degré de culture ou de barbarie : dans quelle mesure a-t-on en Russie le goût des sciences ? Et sans doute, le paradoxe de ce pays chrétien est qu’on n’y a pas encore de mœurs : tout est à faire57. Tout commence donc avec le fameux voyage «incognito» de Pierre en Europe, dont les anecdotes émeuvent Leibniz. Un concert de musique italienne est offert à Pierre ; comme il paraît s’ennuyer, on lui demande s’il aimme la chasse ; Pierre répond qu’il préfère l’industrie navale et le métier d’artificier, et raconte comment il a aidé lui-même à la fabrication de soixante-quinze navires de guerre. C’est alors qu’à la stupéfaction générale, il « montra ses mains qui étaient rudes pour s’y être appliquées »58. Émerveillement de Leibniz, dont le naturel plébéien se rencontre avec le prosaïsme du jeune tsar59. Dans la Dissertation préliminaire à l’édition des œuvres de Nizolius, il proposait déjà de tester la consistance des énoncés ordinaires de la Scolastique : on les traduirait dans la langue effective des peuples, qui porte la trace d’un savoir empirique vivant et s’avère plus apte à parler du réel que le latin du XVIIe siècle, pétri d’abstractions. Mais parmi toutes les langues vernaculaires, l’allemand lui semblait l’antidote par excellence de la philosophie barbare : d’un usage avant tout pratique, il est la langue des métiers, proche des choses et non des entités, sans affinité avec le latin. Cependant, Pierre fait exécuter en 1698 un groupe de notables réfractaires, les Strel’tsy, d’une façon abominable. Réaction de Leibniz :

55

Extrait d’un projet de lettre à un personnage de la cour de Wolfenbuttel, 31 mai 1697 – FdC, t. VII, pp. 421-423. Sur Weigel, cf. supra note 46.56

Cette correspondance a été peu commentée. Elle a toutefois retenu l’attention de Baruzi (Leibniz et l’organization religieuse de la terre, Paris, Alcan, 1907) et de Belaval (« Leibniz et Pierre le Grand, Diderot et Catherine II » in Études sur Diderot, Paris, P.U.F., 2003). One consultera également Erich Donnert, La russie au Siècle des Lumières, Leipzig, éd. Leipzig, 1986, pp. 68 sq., qui présice en outre le rôle ultérieur de Christian Wolff, que Leibniz avait vivement recommandé au tsar.57

Là encore, Leibniz devance un débat qui n’éclatera lieu en Russie qu’un XIXe siècle, à l’initiative de Tchaadaev (cf. la première de ses Lettres philosophiques écrites à une dame, Paris, Librairie de Cinq Continents, 1970).58

Lettre à un destinataire inconnu, FdC VII, 428.59

Leibniz ne manque jamais de souligner qu’un des avantages de son Calcul serait d’ouvrir à qui le désire l’accès aux sciences, de rendre « ce grand secret populaire et familier », quitte à ce que l’autorité de quelques mages s’en trouve ébranlée. Cf. les lettres à la princesse Élisabeth, fin 1678, et à Jean Frédéric de Hanovre, février 1679.

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« Le Czar est sans doute un grand prince, et c’est un malheur très grand que les désordres domestiques l’ont forcé depuis peu à venir à tant d’exécutions terribles. On mande que des seigneurs, tant ecclésiastiques que séculiers, ont été obligés de mettre la main à la exécution de quelques criminels. C’est une coutume qui tient encore un peu de Scythe ; et je m’éttone que cela ne rend point les ecclésiastique irréguliers dans ce pays-là. Mais cela n’importe guère ; ce que je crains est que tant de supplices, bien loin d’étouffer les animosités, ne les aigrissent avec une manière de contagion. Les enfants, parants, amis des exécutés ont l’esprit ulcéré, et cette maxime qui di Oderint dum metuant, est dangeureuse. Je souhaite fort queDieu conserve ce prince et que son héritier achève ce qu’il a commencé, c’est-à-dire de civiliser la nation. »60

Comme on le voit, le dilemme russe se condense dans la personnalité de Pierre le Grand : d’un côté, le jeune tsar se met à l’école de l’Occident ; de l’autre, il rest féroce. Le mot que Leibniz rapporte complaisamment comme le signe d’un esprit déjà délié n’est pas de nature à rassurer : «Un de ses gentilhommes ayant fait une faute assez lourde, il lui dit : “ Si nous étions en Moscivie, vous auriez le knout ; ici nous sommes dans un pays de douceur, je vous perdonne : »61 Mais ne dirait-on pas que cette rudesse persistante de Pierre le prémunit contre la sophistication, et qu’elle est au fond le plus sûr soutien du projet d’« avancement des sciences et des arts » ? N’est-elle pas paradoxalement la garantie d’un goût neuf et inentamé pour le savoir, intense dans sa naîveté même ? L’élève idéal, pour Leibniz, conserve un peu de sauvagerie. Et l’on peut se demander si la fascination du vieux diplomate malade pour le jeune colosse trouvant son bon plaisir dans la posture d’élève humble et avide d’apprendre ne provient pas du sentiment de se trouver enfin devant l’ébauche du surhomme de la Théodicée – contemporaine d’ailleurs de la rencontre. Ne fallait-il pas ce prince-ouvrier pour incarner l’homme complet en qui les vertus de l’intellectuel chrétien se mêlent aux qualités du barbare endurant ?62

L’indulgence de Leibniz ne doit pas surprende : son irénisme a beau être profond, il n’en est pas moins agressif. Il ne reproche à la violence que d’être parfois contre-productive – comme dans le cas de la répression des Strel’tsy. D’un côté, il dit espérer que le tsarévitch aura des mœurs plus douces que son père (mais l’idéal ne serait-il pas

60

Lettre à Witsen, 14 (24) mars 1699 – Guerrier, pp. 42-3.61

Extraits d’un projet de lettre cité plus haut : cf. note 54.62

Baruzi note que Leibniz qualifie souvent d’« héroïque » l’oeuvre de Pierre. On remarquera ce commentaire : « Or Pierre le Grand n’est-il point l’homme prédestiné à cette oeuvre ? Il rêve instinctivement la fusion des antiques traditions slaves avec les vérités trouvées ailleurs. Mais comment réussir dans cette subtile combinaison, sinon en se faisant soi-même slave et européen ? Tel veut être cet homme : barbare, en le sachent à demi ; civilisé, dans la mesure où il se croit utile ; désireux d’apprendre tout ce qui s’accorde avec les desseins fondamentaux qu’il sent en lui. Voilà l’effort “héroïque” du tsar. » (Leibniz et l’organisation religeuse de la terre, op. cit., pp. 130-131). Il y aurait enfin à s’interroger sur un rôle éventuel du militantisme plébéien de Leibniz dans son apologie des qualités barbares. – Comme on le voit, l’enthousiasme de Leibniz pour Pierre Ier est très différent de celui que manifesteront Voltaire et Diderot à propos de Catherine II. Entre le jeune Hercule russe et la femme de lettres allemand, il y a peu de rapport ; et Leibniz court le risque d’être déçu, non pas dupé. Certes, son plaidoyer et sa confiance inaugurent dans les faits une certaine tradition de complaisance occidentale jamais démentie envers les souverains russes réformateurs. Mais cette continuité apparent ne doit pas dissumuler de profondes disparités : les philosophes des Lumières, peu sensibles à la complexité de sa conception du monarque éclairé, ne peuvent être dits le émules de Leibniz.

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alors manqué ?) ; de l’autre, il ne cache pas son impatience devant la perspective que la Chrétienté, conduite par la Russie, puisse enfin en découdre avecs les Turcs. Les cruautés de Pierre, bien dirigées, ne seraient-elles pas l’un de ces « raccourcis vers une grande perfection » ? Là encore, se réuniraient dans le même homme l’endurcissement barbare et la douceurs d’un supposé vrai goût pour les lumières. Seul un demi-barbare semble à même de hâter le règne du Christ63. De toute façon, la barbarie a beau être l’opposé de la civilisation, elle n’en est jamais le dehors : le raisonnement de la théodicée la sauve dans le mouvement même qui en garantit la défaite. Dieu n’est justifié que si l’on peut penser le mal comme moyen ; bien plus, selon l’image musicale évoquée plus haut, les dissonances préparatoires accroissent le plaisir de la résolution64. Les retours à la barbarie, toujours relatifs, ne sont donc angoissant qu’au point de vue des générations qui ne connaîtront pas d’autre horizon ; au regard de l’œuvre totale, on doit les croire délicieux. Toutefois, l’exemple de Pierre le Grand suggère autre chose : non seulement le spectacle du mal utile, ou du moins son pressentiment, offert au point de vue borné de la créature finie, mais l’homme complet en tant qu’il prend sur lui l’inclusion du mal dans le bien, et dont l’apport au procès civilisateur est dès lors virtuellement supérieur à celui de l’homme que l’on dit couramment civilisé parce qu’il a expulsé de soi le mal et n’est plus que raffinement. C’est pourquoi les passages savoureux de la Théodicée montrent un Leibniz s’exerçant comme il peut à endurer le mal, à rétablir un peu de férocité dans la conversation, à écrire de la philosophie comme Pierre le Grand fait de la politique.

*Le thème de la barbarie revient régulièrement, notamment aujourd’hui, sur le devant d’une certaine scène philosophique. Il n’est pas sûr que ce soit toujours avec la force d’un concept. Sa vertu polémique vient toujours de ce qu’elle lie un certain usage du discours à la pratique dite de cruauté ; mais la question est de savoir à quelle condition cette liaison devient autre chose qu’un amalgame. À notre époque, le souvenir de la Seconde Guerre mondiale sert parfois tacitement, et ignominieusement, à jeter le discrédit sur le tournant anti-rationaliste de la pensée moderne, l’assimilant à une négation pure et simple de la culture. Ainsi croit-on sauver la philosohpia perennis ; mais on la sauve par sa faiblesse même, qui est d’apporter au mirage de problèmes éternels la pseudo-solution de ses concepts indifférenciés. Sous le nom de barbarie, on se contente du contenu de pensée le plus pauvre, sous prétexte qu’il s’agit de penser la mort du sens et du tout contenu. On confond alors la culture en général avec ses formes singulières ; on renonce à déchiffrer les signes subtils de l’émergence et de la mutilation pour agiter l’épouvantail de la négativité éternelle, véritable transcendantal de l’histoire.

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On admitera à cet égard la formulation suivante : « …et comme les sciences sont ce qui me touchent le plus, et que vous-même y avez beaucoup d’habilité, je souhaite de tout mon coeur que la paix entre le Czar et le Roi de Suède se puisse faire et que le Czar tourne ses grandes forces contre les barbares, car en les soumettant il étendra l’Empire de Dieu » (à Huyssen, 11 octobre 1707 – Guerrier, p. 69). Déjà, dans son Projet de conquête d’Égypte, Leibniz espérait détourner l’agressivité militaire de Louis XIV vers des buts plus chrétiens qu’une invasion de la Hollande : la reconquête de la Terre Sainte.64

Confession philosophie, Paris, Vrin, 1970, p. 52 ; De rerum originatione radicali, § 13 (texte à peu près repris dans la Théodicée, § 12). Cf. supra note 5.

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L’ironie est qu’au tournant du XIXe et du XXe siècles, c’est bien de la contestation du mode de pensée rationaliste qu’est venue une nouvelle liaison conséquente du discours et de la cruauté : dans l’affirmation de la discontinuité comme mode d’évolution – et peut-être même ressource – de la culture (de Nietzsche à Foucault, en passant par l’histoire des sciences de Bachelard, de Koyré, de Kuhn et les « époque de l’être » de Heidegger65). On ne saurait s’éloigner davantage de Leibniz ; mais il faut se garder de confondre la forme passagère des problèmes et la survie polymorphe d’une inspiration. À partir de Nietzsche, la vigilance à l’égard du dégoût de savoir change d’allure, et ne peut plus être confiée à la philosophia perennis. Elle conquiert une nouvelle vitalité au prix de ce que cette dernière, dans ses philippiques dérisoires, qualifie brutalement d’apologie de la barbarie : précisément parce qu’une rigueur inédite pousse la pensée à rencontrer et assumer au-dedans d’elle-même le thème barbare66, en remettant en cause le geste de penser fondateur ou bâtisseur au profit notamment, d’une « déconstruction » ou d’un constructivisme « nomadique »67. Dans ce contexte, la lecture de Leibniz ne nous permet pas seulement d’évaluer un déplacement de problématique. Elle nous remet au contact d’une tentative vraiment philosophique de penser la barbarie. Avec Leibniz, nous quittons la doxa et ses amalgames incontrôlés pour retrouver le tranchant du mot et sa scission interne en deux concepts. D’une part, avant de s’appliquer à des actes, de désigner la vandalisation des personnes et des œuvres, « barbare » renvoie à un problème de sensibilité68. D’autre part, nous est donnée à penser la division immédiate du concept en barbarie d’endurance (supporter l’épreuve de l’insupportable) et « nouvelle barbarie » (perdre le goût de penser). Cette division doit être interrogée en nom réduite : seule l’interrogation est en mesure de nous prémunir contre tout amalgame, en préservant notamment le dynamisme du dispositif, appelé à des transformation ultérieures. La nova barbaries, notamment, n’est pas un avatar de cette « barbarie savante » que les Romains se plaisaient à imputer à une certaine pensée grecque, stoïcienne ou épicurienne69. Loin de désigner le retour périodique de la négativité en général, elle vaut comme concept différencié, diagnostic d’un moment singulier de l’histoire.

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L’affirmation de la discontinuité reste d’ailleurs un thème ambigu tant qu’on n’en déploie pas l’alternative interne : l’affirmation d’un pluralisme irréductible des formes de pensée et de culture, ou la persistance du schème de la conversion, de la rupture fondatrice, de la dicontinuité unique (de Husserl à la « rupture épistémologique » des théoricien structuralistes).66

Pour un exemple éloquent, cf. Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », in Œuvres II, Paris, Gallimard-Folio, 2000, pp. 366-7. Ou bien Foucault, dont on pourrait montrer qu’une certaine forme inédite de barbarie d’endurance, comme cruauté appliquée à soi-même et jouissance paradoxale de l’auto-transformation, est chez lui inséparable d’un nouveau goût de penser (de L’Archéologie du savoir à l’Usage des plaisir).67

On lira à ce propos, comme le symptôme d’une nouvel obscurantisme « antibarbare », les pages consternantes de J.-F. Mattéi, La Barbarie intérieure, Paris, P.U.F., 1999, pp. 215-217.68

Cf. supra, note 24.69

Nous n’en dirions pas autant de la « barbarie de réflexion » invoquée plus tard par Vico.