36672686 Assassin Royal Tome 1 L Apprenti Assassin Robin Hobb

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Robin Hobb

LASSASSIN ROYAL-ILapprenti assassinTraduit de langlais par A. Mousnier-Lompr

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1. LHISTOIRE DES ORIGINE

Lhistoire des Six-Duchs se confond ncessairement avec celle de leur famille rgnante, les Loinvoyant. Un rcit complet nous ramnerait une poque bien antrieure la fondation du premier duch et, si leurs noms taient rests dans les mmoires, nous dcrirait les Outrliens venus de la mer assaillant une cte plus clmente et plus tempre que les grves glaces des les dOutre-mer. Mais nous ignorons les noms de ces lointains anctres. Quant au premier vritable roi, il ne nous en est parvenu gure plus que son nom et quelques lgendes extravagantes. Il se nommait Preneur, tout simplement, et cest peut-tre avec ce patronyme quest ne la tradition doctroyer aux filles et aux fils de sa ligne des noms qui devaient modeler leur vie et leur tre. La croyance populaire prtend quon usait de magie pour en imprgner indfectiblement le nouveau-n et que les rejetons royaux taient incapables de trahir les vertus dont ils portaient le nom. Tremps dans la flamme, plongs dans leau sale et offerts aux vents de lair, cest ainsi que les enfants lus se voyaient imposer ces qualits. Du moins le raconte-t-on. Une belle lgende, et peut-tre un tel rituel a-t-il exist autrefois, mais lhistoire nous montre quil na pas toujours suffi lier un enfant la vertu dont il tait baptis...

*Ma plume hsite, puis chappe ma main noueuse, laissant une bavure dencre sur le papier de Geairepu. Encore une feuille de ce fin matriau gche, dans une entreprise que je souponne fort dtre vaine. Je me demande si je puis crire cette histoire ou si, chaque page, transparatra un peu de cette amertume que je croyais teinte depuis longtemps. Je mimagine guri de tout dpit mais, -4-

quand je pose ma plume sur le papier, les blessures denfance saignent au rythme de lcoulement de lencre ne de la mer, et je finis par voir une plaie rouge vif sous chaque caractre soigneusement moul. Geairepu et Patience manifestaient lun comme lautre un tel enthousiasme chaque fois que lon parlait dcrire lhistoire des SixDuchs que jai fini par me persuader que leffort en valait la peine. Je me suis convaincu que cet exercice dtournerait mes penses de mes souffrances et maiderait passer le temps. Mais chaque vnement historique que jtudie ne fait que rveiller en moi les ombres de la solitude et du regret. Je crains de devoir abandonner cette tche si je ne puis accepter de revenir sur tout ce qui ma fait tel que je suis. Aussi remets-je et remets-je encore sur le mtier mon ouvrage, pour mapercevoir sans cesse que je dcris mes origines plutt que celles de notre pays. Je ne sais mme pas qui je mefforce dexpliquer qui je suis. Toute mon existence est une toile tisse de secrets, des secrets quaujourdhui encore il nest pas sans risque de divulguer. Dois-je les coucher sur le papier, pour nen tirer, au bout du compte, que flamme et cendre ? Peut-tre. Mes souvenirs remontent lpoque de mes six ans. Avant cela, il ny a rien, rien que le vide dun gouffre quaucun effort de mmoire na pu combler. Avant ce jour il de Lune, il ny a rien. Mais cette date, les images apparaissent soudain, avec une richesse de couleur et de dtail qui me laisse pantois. Parfois, les souvenirs semblent trop complets et je me demande si ce sont rellement les miens. Proviennent-ils de mon exprience personnelle ? Ou bien de rptitions inlassables de la mme histoire par des lgions de filles de cuisine, des armes de marmitons et des hordes de garons dcurie sexpliquant mutuellement ma prsence ? Peut-tre ai-je entendu ce rcit si souvent, de sources si nombreuses, quil est devenu pour moi comme un vrai souvenir ? La finesse des dtails est-elle due losmose sans rserve dun enfant de six ans avec tout ce qui lentoure ? Ou bien se peut-il que cette perfection soit le vernis brillant de lArt, qui permet de passer sous silence les drogues que lon prend ensuite pour matriser sa dpendance ? Des drogues qui induisent leurs propres souffrances et leurs effets de manque. Cette dernire hypothse est la plus plausible, voire la plus probable. Jespre pourtant que ce nest pas le cas. -5-

Mes souvenirs sont presque physiques : je ressens encore la tristesse froide du jour finissant, la pluie implacable qui me trempait, les pavs glacs des rues de la ville inconnue, mme la rudesse calleuse de lnorme main qui enserrait la mienne, toute petite. Parfois je minterroge sur cette poigne. La main tait dure et rche et elle tenait la mienne comme dans un tau. Et pourtant elle tait chaude et sans mchancet ; ferme, tout simplement. Elle mempchait de draper dans les rues verglaces, mais elle mempchait aussi dchapper mon destin. Elle tait aussi inflexible que la pluie grise et froide qui vitrifiait la neige et la glace pitines de lalle de gravier, devant les immenses portes en bois du btiment fortifi, citadelle dresse lintrieur de la ville. Les battants de bois taient hauts, pas seulement aux yeux dun gamin de six ans : des gants auraient pu les franchir sans courber la tte et mme le vieil homme, pourtant bien dcoupl, qui me dominait en paraissait rapetiss. Et elles me semblaient tranges, bien que jaie du mal imaginer quel type de porte ou ddifice aurait pu me paratre familier lpoque. Simplement, ces vantaux sculpts, maintenus par des gonds de fer noir, dcors dune tte de cerf et dun heurtoir en airain luisant, ces vantaux se situaient en dehors de mon exprience. Je me rappelle la neige fondue qui transperait mes vtements, mes pieds et mes jambes tremps, glacs ; et pourtant, encore une fois, je nai le souvenir daucun long trajet pied au milieu des derniers assauts de lhiver, ni quon mait port. Non, tout commence l, juste devant les portes du fort, avec ma petite main emprisonne dans celle du grand vieillard. On dirait presque le dbut dun spectacle de marionnettes. Oui, cest bien cela : les rideaux staient carts et nous nous tenions devant la grande porte. Le vieil homme souleva le heurtoir dairain et labattit une, deux, trois fois sur la plaque qui rsonna sous les coups. Soudain, une voix sleva en coulisse ; non pas derrire les battants, mais derrire nous, de l do nous venions. Pre, je vous en prie ! fit la voix de femme dun ton suppliant. Je me tournai pour la regarder, mais la neige tombait nouveau, voile de dentelle qui saccrochait aux cils et aux manches des manteaux. Je ne me rappelle pas avoir vu personne. En tout cas, je ne fis rien pour chapper la poigne du vieillard et je ne criai pas : Mre ! Mre ! Non, je ne bougeai pas plus quun simple spectateur, et jentendis -6-

des bruits de bottes lintrieur du fort et le loquet de la porte quon dverrouillait. La femme lana une dernire supplication. Les paroles en sont encore parfaitement claires mon oreille, le dsespoir dune voix qui aujourdhui me paratrait jeune. Pre, je vous en prie, par piti ! La main qui me tenait trembla, mais tait-ce de colre ou dune autre motion ? Je ne le saurai jamais. Avec la vivacit dun corbeau semparant dun morceau de pain tomb par terre, le vieillard se baissa et ramassa un bloc de glace salie. Sans un mot, il le jeta avec une force et une fureur impressionnantes, et je me fis tout petit. Je ne me rappelle ni cri ni bruit de la glace contre un corps. En revanche, je revois les portes en train de pivoter vers lextrieur, si bien que lhomme dut reculer prcipitamment en me tirant sa suite. Et nous y fmes. Celui qui ouvrit les portes ntait pas un serviteur, comme jaurais pu limaginer si je navais connu cette histoire que par ou-dire ; non, ma mmoire me montre un homme darmes, un guerrier, un peu grisonnant et dot dun ventre plus constitu de vieille graisse que de muscle, et pas du tout un majordome ptri de bonnes manires. Il nous toisa, le vieillard et moi-mme, avec lair souponneux dun soldat aguerri, puis resta plant l, sans rien dire, en attendant que nous exposions notre cas. Son attitude dut branler le vieil homme et linciter, non la crainte, mais la colre, car il lcha brusquement ma main, me saisit au collet et me souleva bout de bras comme un chiot devant son futur propritaire. Je vous ai amen le gamin , dit-il dune voix raille. Voyant que le garde continuait le regarder dun air inexpressif, sans mme la moindre curiosit, il continua : a fait six ans que je le nourris ma table et aucune nouvelle de son pre, jamais une pice dargent, jamais une visite, alors que daprs ma fille il sait parfaitement quil lui a fait un btard. Alors, termin de le nourrir et de me briser lchin la charrue pour lui mettre des vtements sur le dos ! Que celui qui la fait lui donne manger ! Jai assez faire avec la femme qui prend de lge et la mre de celui-ci nourrir ! Parce quy a pas un homme qui en veut, maintenant, pas un, avec ce morveux sur ses talons. Alors prenez-le et refilez-le son pre. Ldessus, il me lcha si soudainement que je mtalai sur le seuil de pierre aux pieds du garde. Je massis, pas trop meurtri pour autant -7-

que je men souvienne, et je levai le nez pour voir ce qui allait se passer entre les deux hommes. Le garde baissa les yeux sur moi, les lvres lgrement pinces, pas dsapprobateur mais avec lair de se demander dans quelle catgorie me ranger. De qui il est ? demanda-t-il enfin, toujours sans curiosit, comme quelquun qui rclame des prcisions sur une situation afin de faire un rapport clair un suprieur. De Chevalerie, rpondit le vieil homme qui mavait dj tourn le dos et sloignait de son pas mesur sur lalle de gravier. Le prince Chevalerie, ajouta-t-il sans sarrter. Celui quest roiservant. Cest de lui quil est. Il na qu soccuper de lui, bien content davoir russi faire un mme quelque part. Le garde resta un moment regarder le vieillard sen aller. Puis, sans un mot, il se baissa, mattrapa au col et mcarta pour pouvoir fermer les portes, puis il me lcha le temps de les verrouiller. Cela fait, il se planta devant moi et me contempla. Ses traits nexprimaient aucune surprise particulire, seulement la rsignation stoque du soldat devant les aspects curieux de son devoir. Debout, petit, et en avant , dit-il. Je le suivis le long dun couloir mal clair sur lequel souvraient des pices au mobilier Spartiate, les fentres encore munies de leurs volets pour repousser les frimas de lhiver ; on arriva enfin devant une porte en bois aux battants patines et dcors de somptueuses gravures. L, lhomme sarrta et arrangea rapidement sa tenue. Je le revois clairement sagenouiller devant moi, tirer sur ma chemise et rectifier ma coiffure dune ou deux tapes bourrues, mais jignorerai toujours si cela partait dun bon sentiment et quil tenait ce que je prsente bien, ou sil veillait simplement ce que son paquetage ait lair impeccable. Il se redressa et frappa une seule fois la double porte ; puis, sans attendre de rponse, moins que je ne laie pas entendue, il poussa les battants, me fit entrer et referma derrire lui. La pice tait aussi chaude que le couloir avait t froid, aussi vivante que les autres avaient t dsertes. Jai souvenir dune profusion de meubles, de tapis, de tentures, dtagres couvertes de tablettes dcriture et de manuscrits, le tout baignant dans la pagaille qui sinstalle dans toute pice confortable et souvent utilise. Un feu brlait dans une norme chemine et rpandait une chaleur agrablement parfume de rsine. Une table immense tait -8-

place obliquement par rapport la flamme, et un personnage trapu tait assis derrire, les sourcils froncs, plong dans la lecture dune liasse de feuilles. Il ne leva pas les yeux tout de suite, ce qui me donna loccasion dexaminer quelques instants la broussaille indiscipline de ses cheveux noirs. Quand enfin il interrompit sa lecture, jeus limpression que ses yeux noirs nous embrassaient dun seul regard vif, le garde et moi. Eh bien, Jason ? demanda-t-il, et malgr mon jeune ge je le sentis rsign tre drang. Quy a-t-il ? Le soldat me donna un lger coup lpaule qui me propulsa denviron un pied vers lhomme. Cest un vieux laboureur qui nous la amen, prince Vrit, messire. Idit que cest le btard au prince Chevalerie, messire. Pendant quelques instants, lhomme fatigu derrire le bureau continua de me dvisager, lair un peu gar. Puis une expression qui ressemblait fort de lamusement illumina ses traits et il se leva ; il contourna la table et vint se placer devant moi, les poings sur les hanches, les yeux fixs sur moi. Je ne sentis aucune menace dans son examen ; on aurait plutt dit que quelque chose dans mon apparence lui plaisait normment. Je levai vers lui un regard empreint de curiosit. Il arborait une courte barbe noire, aussi touffue et dsordonne que sa chevelure, et ses joues taient tannes au-dessus. Dpais sourcils surplombaient ses yeux sombres. Sa poitrine bombait comme un tonneau et ses paules tendaient le tissu de sa chemise. Ses poings taient carrs et couturs de cicatrices, bien que les doigts de sa main droite fussent tachs dencre. Il ne me quittait pas des yeux et son sourire allait slargissant, tant et si bien quil finit par clater dun rire qui voquait un brouement. Sacrebleu ! sexclama-t-il. Ce petit tient effectivement de Chev ! Fconde Eda ! Qui aurait cru a de mon illustre frre, le trs vertueux ? Le garde ne risqua nulle rponse ; on ne lui en demandait dailleurs pas. Il maintint un garde--vous vigilant, attentif aux ordres. Un vrai soldat. Lautre homme cependant continuait mobserver avec curiosit. Quel ge a-t-il ? demanda-t-il au garde.

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Six ans, daprs le fermier. Le soudard leva une main pour se gratter la joue, puis sembla soudain se rappeler quil tait au rapport. Messire , ajouta-t-il. Son suprieur ne parut pas remarquer ce bref relchement de discipline. Son regard noir se promenait sur moi et son sourire amus grandissait. Disons donc sept ans peu prs, le temps que le ventre de la mre sarrondisse. Foutre ! Oui, ctait la premire anne o les Chyurda ont essay de bloquer le col. Chevalerie est rest dans le coin trois ou quatre mois les convaincre de le rouvrir. On dirait quil ny a pas que a quil ait russi ouvrir ! Ventrebleu ! Qui aurait cru a de lui ? Il se tut, puis soudain : Qui est la mre ? Le garde se tortilla, mal laise. On sait pas, messire. Y avait que le vieux fermier, devant la porte, et il a juste dit que ctait le btard au prince Chevalerie et quil voulait plus le nourrir ni lhabiller. Cest celui qui la fait qui doit sen occuper, il a dit. Lautre haussa les paules comme si la question navait gure dimportance. Il a lair bien soign. Dici une semaine, quinze jours au plus, je parie que la mre se prsentera en pleurnichant la porte des cuisines parce que son gamin lui manquera. Je saurai alors qui cest, si je ne lai pas appris avant. Dis-moi, petit, comment tappelles-tu ? Son pourpoint tait maintenu ferm par une agrafe tarabiscote en forme de tte de cerf. Elle luisait de reflets bronze, or et rubis suivant les mouvements des flammes de ltre. Petit , rpondisje. Jignore si je ne faisais que rpter le mot dont le garde et lui se servaient pour sadresser moi ou si, rellement, je ne possdais pas dautre nom. Un instant, lhomme parut surpris et une expression de piti, peut-tre, passa sur son visage. Mais elle seffaa aussitt et il eut seulement lair contrari ou lgrement agac. Il jeta un coup dil la carte qui lattendait sur la table derrire lui. Bon, dit-il dans le silence de la salle. Il faut soccuper de lui, au moins jusqu ce que Chev soit revenu. Jason, trouve-lui de quoi manger et un endroit o dormir, pour cette nuit en tout cas. Je rflchirai demain ce quil faut faire de lui. On ne peut pas laisser traner des btards royaux dans tout le pays. Messire , ft Jason dun ton qui nindiquait ni accord ni dsaccord de sa part, mais simplement la reconnaissance dun - 10 -

ordre. Posant une main lourde sur mon paule, il me ft faire demitour vers la porte. Jobis un peu contrecur, car il faisait bon et clair dans la pice. Mes pieds glacs avaient commenc me picoter et je savais quen restant encore je parviendrais me rchauffer tout fait. Mais la main inexorable du garde me fit quitter le bureau tide pour la glaciale pnombre des couloirs lugubres. Ils me parurent encore plus sombres et interminables tandis que je mefforais de suivre les grandes enjambes du garde. Une plainte mchappa peut-tre, moins quil ne se ft lass de ma lenteur ; toujours est-il quil se retourna brusquement, mattrapa et me hissa sur son paule aussi ngligemment que si je ne pesais rien. Tes un petit lambin, toi , observa-t-il sans rancur, et il me porta ainsi le long des couloirs qui tournaient, montaient, descendaient, jusqu ce que nous arrivions enfin dans une vaste cuisine baigne dune lumire jaune. L, une demi-douzaine de gardes mangeaient et buvaient, assis une grande table balafre dentailles, devant une flambe deux fois plus fournie que celle du bureau. La salle sentait la nourriture, la bire et la sueur, les vtements de laine humide, le bois et la graisse brls. Tonneaux et tonnelets salignaient contre un mur et les bl ocs obscurs des quartiers de viande fume pendaient aux poutres. Quelquun retira une broche du feu et le morceau de venaison goutta sur les pierres de ltre. Mon estomac sagrippa soudain mes ctes quand je sentis ce fumet somptueux. Jason me dposa sans douceur sur le coin de table le plus proche de la chemine, en repoussant le coude dun homme au visage dissimul derrire une chope. Tiens, Burrich, dit Jason sur le ton de la conversation. A toi de toccuper du mioche. Et il me tourna le dos. Je le regardai avec intrt arracher un bout de pain gros comme son poing dune miche brun fonc, puis tirer de sa ceinture un coutelas pour couper un coin de fromage dans une roue. Il me fourra le tout dans les mains, puis il sapprocha du feu et entreprit denlever du quartier de venaison une portion de viande digne dun adulte. Sans perdre de temps, je mattaquai au pain et au fromage. A ct de moi, le nomm Burrich posa sa chope et lana vers Jason un regard dpourvu de bienveillance. Quest-ce que cest que a ? demanda-t-il, avec une inflexion qui me rappela tout fait lhomme du bureau. Comme lui, il avait - 11 -

les cheveux noirs et indisciplins, mais son visage tait troit et anguleux, de la couleur tanne que donnent de frquents sjours au grand air. Il avait les yeux plus marron que noirs et les doigts longs et habiles. Il sentait le cheval, le chien, le sang et le cuir. Cest toi de le surveiller, Burrich. Ordre du prince Vrit. Pourquoi ? Tes un homme Chevalerie, non ? Tu toccupes de son cheval, de ses chiens et de ses faucons ? Et alors ? Alors tu toccupes de son btard jusqu ce que Chevalerie revienne et le prenne en main. Jason me prsenta une tranche de viande dgoulinante. Je regardai alternativement le pain et le fromage que je tenais, rpugnant lcher lun ou lautre, mais allch aussi par la venaison fumante. Lhomme haussa les paules, comprenant mon dilemme, et, avec le sens pratique et le dtachement typiques du soldat, plaqua la viande sur la table ct de moi. Je mempiffrai de pain jusqu la gueule et me dplaai pour pouvoir surveiller la suite de mon repas. Cest le btard de Chevalerie ? Jason haussa les paules, affair se servir son tour de pain, de viande et de fromage. Cest ce qua dit le vieux fermier qui la amen. Il tendit viande et fromage sur une tranche de pain, mordit une norme bouche de lensemble et poursuivit en mastiquant : La dit que Chevalerie devrait tre bien content davoir fait un mme quelque part et quil devait se dbrouiller avec, maintenant. Un silence trange tomba dans la cuisine. Les hommes se figrent, avec leur pain, leur chope ou leur tranchoir la main, et tournrent leurs regards vers le nomm Burrich. Avec soin, lintress posa sa chope loin du bord de la table et parla, dune voix calme et unie, avec des mots prcis. Si mon matre na pas dhritier, cest la volont dEda et pas la faute de sa virilit. Dame Patience a toujours t dlicate et... Daccord, daccord, acquiesa vivement Jason. Et on a devant nous la preuve que sa virilit fonctionne bien ; cest tout ce que jen disais, moi, rien dautre. Il sessuya htivement la bouche sur sa manche. En plus, iressemble drlement au prince Chevalerie, son frre ldisait encore linstant. Cest pas la faute du prince de la Couronne si sa dame Patience porte pas sa semence terme... - 12 -

Burrich se dressa brusquement. Jason recula prcipitamment dun pas ou deux avant de se rendre compte que ctait moi la cible de lhomme. Burrich magrippa les paules et me tourna face au feu. Lorsquil me prit brutalement par la mchoire et leva mon visage vers le sien, mon saisissement fut tel que je lchai mon fromage et mon pain. Sans y prter attention, il me ft pivoter la tte vers la chemine et mexamina comme on tudie une carte. Mes yeux croisrent les siens et jy lus de la colre, comme si ce quil voyait sur mes traits lui tait une injure personnelle. Je voulus me dtourner pour chapper ce regard mais il me retint. Je restai donc les yeux braqus sur les siens et pris lair le plus provocant possible ; je vis alors son expression furieuse cder regret la place une sorte dtonnement. Enfin, durant une seconde, il ferma les yeux comme pour les protger dune vision cruelle. Voil qui va prouver la volont de ma Dame jusquaux limites de son nom , dit-il mivoix. Alors il me lcha le menton et se baissa maladroitement pour ramasser le pain et le fromage que javais laiss tomber, il les pousseta et me les rendit. Je regardai fixement lpais pansement qui, lui prenant le mollet droit, remontait jusquau-dessus de son genou et lavait empch de plier la jambe. Il se rassit, attrapa un pichet sur la table, remplit sa chope et but en mtudiant par-dessus le bord du rcipient. Il la eu de qui, Chevalerie ? demanda un imprudent lautre bout de la table. Burrich porta son regard sur lhomme tout en reposant sa chope. Il ne dit rien pendant un moment et je perus la mme intensit de silence quauparavant. A mon avis, cest les oignons de Chevalerie, de savoir qui est la mre, et pas des commres de cuisine, rpondit-il enfin dun ton pos. Daccord, daccord , acquiesa brusquement lautre, et Jason hocha la tte comme un oiseau pendant sa parade nuptiale. Malgr mon jeune ge, je minterrogeai sur cet homme qui, une jambe bande, parvenait dun seul regard ou dun seul mot soumettre une salle remplie dhommes aguerris. Ce petit, la pas de nom, fit Jason, rompant le silence. Idit quil sappelle petit , cest tout. Cette dclaration parut laisser tout le monde coi, Burrich compris. Le silence sternisa tandis que je terminais mon pain, - 13 -

mon fromage et ma viande et faisais descendre le tout laide dune ou deux gorges de bire que Burrich moffrit. Peu peu, par groupes de deux ou trois, les gardes quittrent la pice, mais Burrich resta boire et me dvisager. Puis il dit enfin : Bon, si je connais bien ton pre, il va prendre le taureau par les cornes et il fera ce quil faut et ce qui est bien. Mais Eda seule sait ce quil considrera comme bien ! Probablement ce qui fera le plus mal. Il mexamina encore un moment sans rien dire. Tu as eu assez manger ? demanda-t-il enfin. Jacquiesai et il se leva raidement pour me faire descendre de la table. Alors, viens avec moi, Fitz Il sortit de la cuisine et sengagea dans un nouveau couloir. Sa jambe panse alourdissait sa dmarche ; peut-tre la bire y avait-elle aussi sa part. En tout cas, je navais aucun mal le suivre. Nous arrivmes enfin devant une porte massive flanque dun garde qui nous fit signe de passer tout en me dvorant des yeux. Dehors, un vent glac soufflait. La glace et la neige que le jour avait amollies staient redurcies avec la nuit ; le sol craquait sous mes pas et la bise semblait se frayer un chemin sous mes vtements par le plus petit accroc, par le moindre ajour. Le feu de la cuisine avait rchauff mes pieds et mes jambires, mais sans les scher tout fait, et le froid sen ressaisit. Je me rappelle lobscurit, et la fatigue soudaine qui me prit, une somnolence mtine denvie de pleurer qui ralentit mon pas derrire linconnu la jambe bande dans la cour noire et glace. De hautes murailles nous entouraient, au sommet desquelles des gardes apparaissaient par intermittence, silhouettes tnbreuses que lon discernait seulement parce quelles occultaient parfois les toiles. Brl par le froid, javanais en trbuchant sur le chemin glissant ; mais quelque chose chez Burrich minterdisait de pleurnicher ou de lui demander grce, et je tins bon. Nous parvnmes enfin un btiment dont il tira la lourde porte lui. Par louverture schappa une bouffe dair tide aux effluves animaux, accompagne dune vague lumire jaune. Un garon dcurie se redressa dans son nid de paille, lair ensommeill, battant des paupires comme un oisillon bouriff. Sur un mot de Burrich, il se roula de nouveau en boule et se rendormit. Nous passmes ct de lui et Burrich ferma la porte derrire nous ; puis, - 14 -

ramassant la lanterne qui brlait maigrement auprs, il me fit avancer. Je pntrai alors dans un autre monde, un univers nocturne peupl de bruits danimaux, dplacements, respirations, un monde o des molosses levaient la tte de sur leurs pattes croises pour mobserver avec des yeux o la la nterne mettait des clats verts ou dors. Des chevaux sagitrent notre passage devant leurs boxes. Les faucons sont plus loin, tout au fond , mannona Burrich. Apparemment, ctait un fait quil me fallait savoir et jen pris bonne note. Et voil, dit-il enfin ; a ira. Pour linstant, en tout cas. Du diable si je sais quoi faire dautre de toi ! Sil ny avait pas dame Patience, je croirais que le matre fait les frais dune bonne farce divine ! Tiens, Fouinot, pousse-toi un peu ; fais une place au gamin dans la paille. Cest a, petit, mets-toi contre Renarde, l. Elle va te prendre sous son aile et gare celui qui voudra te dranger ! Je me retrouvai face une vaste stalle occupe par trois chiens. Bien rveills, ils restaient nanmoins allongs et leur queue raide battait au son de la voix de Burrich. Je mavanai dun pas hsitant parmi eux et finis par mtendre ct dune vieille chienne au museau blanchi qui arborait une oreille dchire. Lan des mles me considrait avec une certaine suspicion, mais le troisime du groupe, Fouinot, un chiot encore mi-croissance, maccueillit en me lchant les oreilles, en me mordillant le nez et avec force coups de patte joueurs. Je passai un bras autour de lui pour le calmer, puis me pelotonnai au milieu du groupe comme Burrich me lavait conseill. Il jeta sur moi une couverture paisse qui sentait fort lcurie. Dans la stalle voisine, un cheval dune taille tonnante snerva soudain et fit rsonner la cloison dun coup de sabot, avant de passer la tte par-dessus pour voir do provenait toute cette agitation nocturne. Burrich lapaisa dune main distraite. On vit un peu la dure, dans cet avant-poste. Tu verras, Castelcerf est plus hospitalier. Mais pour cette nuit, tu seras au chaud et en scurit, ici. Il resta nous regarder, les chiens et moi. Chevaux, mtins et faucons, messire Chevalerie ; je moccupe deux depuis des annes pour vous, et je men occupe bien. Mais votre champi, alors l, je ne sais vraiment pas quoi en faire ! Je savais quil ne sadressait pas moi. Par-dessus lourlet de la couverture, je lobservai qui dcrochait la lanterne de son clou et - 15 -

sloignait en marmonnant dans sa barbe. Je conserve un vif souvenir de cette nuit-l, de la chaleur des chiens, de la paille qui me picotait et mme du sommeil qui menvahit tandis que le chiot venait se musser contre moi. Sans le vouloir, je pntrai dans son esprit et partageai ses rves nbuleux dune chasse sans fin la poursuite dune proie que je ne voyais jamais, mais dont la voie toute chaude me tirait en avant travers boulis, ronciers et orties. Et avec ce songe canin, la prcision du souvenir sestompe comme les couleurs clatantes et les contours nets dun rve induit par la drogue, et dont la clart saffaiblit au fil des jours. Je me rappelle ces temps bruineux de fin dhiver o jappris le trajet qui sparait ma stalle des cuisines. Jtais libre dy aller et den revenir ma guise. Parfois, jy trouvais un cuisinier occup fixer des quartiers de viande aux crochets de ltre, ptrir de la pte pain ou mettre un tonneau en perce ; mais le plus souvent il ny avait personne et je rcuprais les restes sur les tables, restes que je partageais gnreusement avec le chiot qui devint rapidement un compagnon insparable. Les hommes allaient, venaient, mangeaient, buvaient, et me considraient avec une curiosit spculative que je finis par trouver normale. Ils avaient tous un air de famille entre eux, avec leurs manteaux et leurs jambires de laine grossire, leur corps musculeux et leurs mouvements fluides, et leur cusson reprsentant un cerf bondissant cousu la place du cur. Ma prsence en mettait certains mal laise. Mais je mhabituai au murmure qui slevait derrire moi chaque fois que je quittai s la cuisine. Burrich tait constamment prsent cette poque et il me prodiguait les mmes soins quaux btes de Chevalerie : nourriture, boisson, toilette et exercices, lesquels exercices consistaient en gnral trotter sur ses talons pendant quil accomplissait ses autres besognes. Mais ces souvenirs sont flous et les dtails, tels quablutions ou changements de vtements, se sont sans doute fondus dans le postulat serein dun gamin de six ans pour qui ce genre de chose est parfaitement naturel. En tout cas, je me rappelle le chiot. Il avait un poil roux, luisant, court et un peu raide qui me chatouillait travers mes habits lorsque, la nuit, nous partagions la couverture de cheval. Ses yeux taient verts comme du minerai de cuivre, sa truffe couleur de foie cuit et lintrieur de sa bouche et sa langue rose mouchet de noir. Quand nous ntions pas en train de - 16 -

manger la cuisine, nous nous battions dans la cour ou dans la paille des boxes. Tel fut mon univers pendant le temps indtermin que je passai l. Cette priode ne dut cependant pas tre trop longue, car je nai pas souvenir que la saison ait vari. Je nai de rminiscences que dun temps pre, de violentes rafales de vent et de neige qui fondait en partie le jour mais se resolidifiait la nuit. Je conserve une autre image dalors, mais elle nest pas nette ; chaude, avec des couleurs douces, on dirait une vieille tapisserie autrefois somptueuse aperue dans une pice mal claire. Je me rappelle avoir t rveill par le chiot qui sagitait et la lumire jaune dune lanterne quon tenait au-dessus de moi. Deux hommes se penchaient sur moi, mais Burrich tait plant derrire eux, trs raide, et je neus pas peur. a y est, tu las rveill, dit lun deux, et ctait le prince Vrit, lhomme que javais vu dans la pice chaleureusement illumine le soir de mon arrive. Et alors ? Il va se rendormir ds notre dpart. Par la malemort, il a aussi les yeux de son pre ! Je te le jure, jaurais reconnu son sang nimporte o ! Personne ne pourrait dire le contraire. Mais vous navez donc pas plus desprit quune puce, toi et Burrich ? Btard ou non, on ne fait pas vivre un enfant parmi les btes ! Vous ne pouviez pas linstaller ailleurs ? Lhomme qui parlait tenait de Vrit par la forme de la mchoire et des yeux, mais l sarrtait la ressemblance. Tout dabord, il tait beaucoup plus jeune ; ensuite, il tait glabre et sa chevelure lisse et parfume tait plus fine et plus fonce. Le froid nocturne lui avait rougi le front et les pommettes, mais ctait un phnomne passager qui navait rien voir avec le hle de Vrit, d une vie au grand air. De plus, ce dernier shabillait comme ses hommes, de lainages pratiques et solides aux couleurs discrtes. Seul lcusson sur sa poitrine tranchait par ses teintes vives et ses fils dor et dargent. Son cadet, lui, arborait des tons coquelicot et primevre, et le manteau qui lui tombait des paules comptait en largeur le double du tissu ncessaire couvrir un homme. Le pourpoint qui apparaissait en dessous avait une somptueuse teinte crme et des parements de dentelle ; lcharpe qui lui ceignait la gorge tait maintenue par une broche en or reprsentant un cerf bondissant, avec une pierre prcieuse aux clats dmeraude la place de lil unique. Et le tour dlicat de ses phrases voquait une - 17 -

chane en or contourne, ct des maillons sans apprt du parler de Vrit. Royal, je ny avais pas rflchi. Que sais-je des enfants ? Jai confi le petit Burrich. Cest lhomme lige de Chevalerie, et en tant que tel, il sest occup de... Je ne voulais pas manquer de respect son sang, messire, dit Burrich avec une gne non dissimule. Je suis au service de sire Chevalerie et jai agi envers le petit avec les meilleures intentions. Je pourrais lui faire installer une paillasse dans la salle des gardes, mais je le trouve bien jeune pour vivre au milieu de ces hommes qui vont et viennent toute heure, sans parler des bagarres, des beuveries et du bruit. A son ton, il napprciait pas non plus leur compagnie, manifestement. Ici, il dort au calme, et le chiot sest pris daffection pour lui. Et avec ma Renarde pour veiller sur lui la nuit, personne ne pourrait lui faire de mal sans que ma chienne prlve sa dme coups de crocs. Messeigneurs, je ne my entends gure moi-mme en gamins, et jai cru bon... Cest bien, Burrich, cest bien, linterrompit Vrit mi-voix. Si la situation avait exig quon y rflchisse, cest moi qui aurais d men charger. Je te lai abandonne et je ny trouve rien redire. Son sort est bien meilleur que celui de beaucoup denfants du village, Eda le sait ! tant donn les circonstances, cest parfait. Il faudra que cela change lorsquil arrivera Castelcerf. Royal navait pas lair content. Tiens, notre pre souhaite quil nous accompagne Castelcerf ? demanda Vrit. Notre pre, oui. Pas ma mre. Ah ! Vrit navait visiblement pas envie de poursuivre sur ce sujet, mais Royal frona les sourcils et continua : Ma mre la reine napprcie nullement cette affaire. Elle a longuement discut avec le roi, mais en vain. Mre et moi tions davis de mettre lenfant... lcart. Ce nest que simple bon sens. Il ne nous parat pas utile de compliquer davantage la ligne de succession. Je ny vois rien de compliqu, Royal. Le ton de Vrit tait uni. Chevalerie, puis moi, puis toi. Et ensuite, ton cousin Auguste. Ce btard narrive que trs loin derrire, en cinquime position. Je sais parfaitement que tu me prcdes ; ne te crois pas oblig de ten flatter devant moi en toute occasion , fit Royal dun - 18 -

ton glacial. Il me jeta un regard noir. Je persiste penser quil vaudrait mieux lloigner. Imaginons que dame Patience ne donne jamais dhritier Chevalerie ; imaginons quil dcide de reconnatre ce... cet enfant. Cela risquerait fort de diviser la noblesse. Pourquoi tenter le diable ? Voil notre point de vue, ma mre et moi. Mais notre pre le roi nest pas homme trancher la hte, nous le savons bien. Subtil agit en Subtil, comme disent les gens du commun. Il a interdit tout rglement de laffaire dans un sens comme dans lautre. Royal, ma-t-il dit de ce ton que nous connaissons bien, ne fais jamais ce que tu ne peux dfaire avant davoir rflchi ce que tu ne pourras plus faire une fois q ue tu lauras fait. Et il a clat de rire. Royal lui-mme mit un rire bref et amer. Je suis las de son humour. Ah ! rpta Vrit et, toujours immobile, je me demandai sil sefforait de dbrouiller le sens des paroles du roi ou bien sil se retenait de rpondre la plainte de son frre. On devine naturellement ses vraies raisons, reprit Royal. A savoir ? Cest toujours Chevalerie quil prfre malgr tout. Royal paraissait cur. Malgr son mariage ridicule et son excentrique de femme, malgr ce gchis avec ce gosse. Et il croit maintenant que cette affaire va mouvoir le peuple, quelle va rchauffer les sentiments des gens pour lui. Et prouver aussi que Chevalerie est un homme, quil est capable davoir des enfants ; moins que a ne dmontre quil est humain et susceptible de commettre des erreurs comme tout le monde. Son ton indiquait clairement quil nadhrait aucune de ces possibilits. Et a lui vaudrait un surcrot damour de la part du peuple et son soutien lors de son rgne venir ? Le fait davoir engross une quelconque campagnarde avant dpouser sa reine ? Vrit semblait avoir du mal saisir la logique du raisonnement. La rancur qui perait dans la voix de Royal ne mchappa pas. Cest lavis du roi, apparemment. Ne se proccupe-t-il donc pas du dshonneur quencourt le trne ? Mais je subodore que Chevalerie ne sera pas daccord pour employer son btard de cette faon ; surtout cause de sa chre Patience. Nanmoins, le roi a ordonn que tu ramnes le btard Castelcerf ton retour. Royal me regarda dun air mcontent. - 19 -

Le visage de Vrit se troubla un instant, mais il acquiesa. Sur les traits de Burrich pesait une ombre que la lanterne ne parvenait pas lever. Mon matre na-t-il pas son mot dire ? se risqua-t-il protester. Sil veut accorder un ddommagement la famille maternelle du petit pour quelle le garde, il me semble que, par gard pour la sensibilit de dame Patience, on devrait laisser sa discrtion de... Le prince Royal le coupa dun grognement ddaigneux. Cest avant de culbuter la gueuse quil fallait faire preuve de discrtion. Dame Patience ne sera pas la premire devoir se trouver face au btard de son mari. Tout le monde ici est au courant de son existence, grce la maladresse de Vrit. Inutile dsormais de chercher le cacher. Et en ce qui concerne un btard royal, nul dentre nous ne peut se permettre de faire du sentiment, Burrich. Laisser ici un enfant comme celui-ci, ce serait laisser une pe suspendue au-dessus de la tte du roi. Mme un matre-chien doit bien sen rendre compte. Et si ce nest pas le cas, ton matre sen rendra compte, lui. Royal avait dbit ces dernires phrases sur un ton dur et glac qui fit reculer Burrich comme je ne lavais jamais vu flchir devant rien dautre. Jen fus effray ; je tirai la couverture par-dessus ma tte et menfouis dans la paille. A ct de moi, Renarde se mit gronder doucement du fond de la gorge. Je crois que Royal fit un pas en arrire, mais je nen suis pas sr. Les trois hommes sortirent peu aprs et, sils changrent dautres propos, je nen garde aucun souvenir. Le temps passa ; deux semaines plus tard, je pense, ou peut-tre trois, je me retrouvai derrire Vrit, agripp sa ceinture, mefforant denserrer un cheval entre mes courtes jambes, et nous quittions le village toujours sous les frimas pour entamer ce qui me parut un voyage interminable vers des rgions plus clmentes. Je suppose qu un moment ou un autre Chevalerie tait pass voir le btard quil avait engendr et quil avait d se juger la lumire de mon existence. Mais je nai nul souvenir dune rencontre avec mon pre. La seule image de lui que je conserve provient de son portrait accroch un mur de Castelcerf. Des annes aprs, on me laissa entendre que ses talents diplomatiques avaient fait merveille - 20 -

lpoque, dbouchant sur un trait et une paix qui avaient dur jusqu mon adolescence et lui avaient valu, non seulement le respect, mais aussi lamour des Chyurda. En vrit, je fus son seul chec cette anne-l, mais un chec monumental. Il nous prcda Castelcerf o il renona ses prtentions au trne. Le temps que nous arrivions, son pouse et lui staient retirs de la cour pour aller vivre Fltribois comme dame et seigneur du lieu. Je me suis rendu Fltribois. Le nom na aucun rapport avec la ralit : cest une valle tempre au milieu de laquelle coule une calme rivire borde dune large plaine alluviale, elle-mme niche entre des pimonts peu pentus et doucement onduls ; un terroir idal pour y faire du raisin, du bl et de beaux enfants potels. Une tenure aimable loin des frontires, loin de la politique de la cour, loin de tout ce qui faisait la vie de Chevalerie jusque-l. Ctait un pacage cart, une terre dexil douce et aristocratique pour un homme qui aurait d tre roi, lteignoir velout dun guerrier de feu, le billon dun diplomate au talent rare. Et cest ainsi que jentrai Castelcerf, enfant unique et btard dun homme que je ne devais jamais connatre. Le prince Vrit devint roi-servant et le prince Royal monta dun cran dans la succession. Si mon rle stait born natre et tre dcouvert, jaurais dj laiss une trace indlbile dans tout le pays. Je grandis sans pre ni mre dans une cour o tous me considraient comme un catalyseur. Ils ne se trompaient pas.

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2. LE NOUVEAU

De nombreuses lgendes courent sur Preneur, lOutrlien qui fit de Castelcerf le Premier duch et fonda la ligne royale. Lune delles veut que le voyage qui ly amena ft le premier et le seul quil fit loin du rude climat de son le natale. On dit quen apercevant les fortifications de bois de Castelcerf il dclara : Si jy trouve un feu et un repas, je nen repars plus. Il les y trouva et nen repartit plus.

*Mais la rumeur familiale affirme que ctait un pitre marin que rendaient malade les mouvements de la mer et les rations de poisson sal dont se nourrissaient les autres Outrliens ; que son quipage et lui taient rests plusieurs jours gars sur les eaux et que, sil navait pas russi semparer de Castelcerf, ses propres hommes lauraient jet par-dessus bord. Pourtant, lantique tapisserie de la Grand-Salle le montre sous les traits dun loup de mer musculeux, un sourire carnassier aux lvres, install la proue de son navire que ses rameurs entranent vers un Castelcerf archaque tout en rondins et en pierres mal quarries. A lorigine, Castelcerf tait une position facile tenir sur un cours deau navigable, lentre dune baie pourvue du n excellent mouillage. Un chef local, dont le nom se perd dans les brumes de lhistoire, vit la possibilit de contrler le commerce qui transitait par le fleuve et fit btir la premire place forte, sous prtexte de dfendre le fleuve et la baie contre les pillards outrliens qui venaient chaque t en mettre les rives sac. Mais ctait sans - 22 -

compter sur les pirates : ils infiltrrent ses fortifications par tratrise. Les tours et les murailles devinrent leur pied--terre ; ils dplacrent leurs saccages et leur domination en amont du fleuve, dont ils rebtirent le fort de bois en donjons et enceintes de pierre taille, faisant de Castelcerf le cur du Premier duch et, ultrieurement, la capitale du royaume des six. La maison rgnante des Six-Duchs, les Loinvoyant, descendait de ces Outrliens. Plusieurs gnrations durant, ils avaient conserv des liens avec eux, organis des voyages but dalliance dont ils revenaient avec des pouses brunes et poteles issues de leur propre peuple. Ainsi, le sang des Outrliens demeurait vigoureux dans les lignes royales et les maisons nobles, et produisait des enfants noirs de poil, aux yeux sombres et aux membres courts et musculeux. De pair avec ces attributs allait une prdisposition lArt, de mme qu tous les dangers et toutes les faiblesses que charriait un tel sang. Jai eu ma part de cet hritage, moi aussi. Mais ma premire impression de Castelcerf neut rien voir avec lHistoire ni avec mon hritage. Je ny vis que le point final dun voyage, un panorama rempli de bruits, de gens, de charrettes, de chiens, de btiments et de rues tortueuses qui menaient une immense forteresse de pierre dresse sur les falaises au pied desquelles se nichait la ville. La monture de Burrich tait fatigue et drapait sur les pavs des rues, souvent glissants. Je maccrochais opinitrement Burrich, trop puis, trop endolori mme pour me plaindre. Je tendis une fois le cou pour contempler les hautes tours grises et les murailles de la citadelle qui nous surplombait. Malgr la tideur, trange pour moi, de la brise marine, elle me parut froide et rbarbative. Je laissai retomber mon front contre le dos de Burrich et me sentis mal en respirant les effluves iods et ftides de limmense tendue deau. Et cest ainsi que jarrivai Castelcerf. Les quartiers de Burrich se trouvaient derrire les tables, non loin des curies. Ce fut l quil memmena, en mme temps que les chiens et le faucon de Chevalerie. Il soccupa dabord du rapace, tristement dpenaill lissue du voyage. Tout heureux dtre la maison, les chiens dbordaient dune nergie sans limites, pnible supporter pour quelquun daussi fatigu que moi. Fouinot me renversa cinq ou six fois avant que je ne parvienne enfoncer dans son crne pais de mtin que jtais reint, moiti au bord de la nause et pas du tout dhumeur foltre. Il ragit comme nimporte - 23 -

quel chiot en se mettant en qute de ses anciens compagnons de porte et se lana aussitt avec lun deux dans un combat mi-figue, mi-raisin auquel un coup de gueule de Burrich mit rapidement fin. Il tait peut-tre au service de Chevalerie, mais Castelcerf, ctait le matre des chiens, des faucons et des chevaux. Aprs avoir soign ses animaux, il entreprit une tourne dinspection des curies, prenant note de ce qui avait ou navait pas t fait en son absence. Lads, palefreniers et fauconniers apparaissaient comme par magie pour dfendre leurs fonctions contre toute critique. Je trottinai sur ses talons aussi longtemps que je le pus ; ce ne fut que lorsque je renonai enfin et maffalai, puis, sur un tas de paille quil parut remarquer ma prsence. Une expression dagacement, puis de profonde lassitude passa sur ses traits. Cob ! Viens voir un peu ! Emmne le petit Fitz aux cuisines, fais-lui donner manger et ramne-le ensuite dans mes quartiers. Cob tait un garon de chenil courtaud, brun de peau, qui venait de se faire fliciter pour la propret dune litire sur laquelle une chienne avait mis bas pendant labsence de Burrich, et qui jouissait visiblement de cette approbation ; mais alors, son sourire se fit hsitant et il me regarda dun air dubitatif. Nous nous dvisagemes lun lautre tandis que Burrich continuait davancer le long des boxes, entour dassistants inquiets. Enfin, le garon haussa les paules et saccroupit demi devant moi. Alors, on a faim, Fitz ? Tu veux quon te dgote quelque chose grignoter ? demanda-t-il en guise dinvitation, exactement du mme ton cajoleur quil employait pour appeler les chiots afin de les montrer Burrich. Jacquiesai, soulag quil nen attende pas davantage de moi que dun bb chien, et je le suivis. Il se retournait frquemment pour sassurer que je restais bien sa hauteur. A peine emes-nous quitt les curies que Fouinot vint me retrouver en gambadant. Lvidente affection que me portait le chien me fit monter dans lestime de Cob et il continua de sadresser nous deux par phrases brves et encourageantes, cest par l pour manger, allons, venez, non, ten vas pas renifler ce chat, toi, allez, avancez, cest bien, vous tes braves. Les curies taient dj fort animes, entre les hommes de Vrit qui installaient leurs chevaux et rangeaient leur attirail et Burrich qui trouvait redire sur tout ce qui navait pas t fait selon - 24 -

ses critres pendant quil avait le dos tourn ; mais, mesure que nous nous approchions de la forteresse intrieure, la circulation pitonnire ne cessait daugmenter. Des gens nous frlaient constamment, occups toutes sortes de tches : un garon qui portait une norme tranche de jambon fum sur lpaule, un groupe de jeunes filles qui gloussaient qui mieux mieux, les bras chargs de roseaux et de branches de bruyre taler par terre, un vieil homme renfrogn qui transportait un panier de poissons tressautants, et trois jeunes femmes, en livre de bouffon avec la coiffe clochettes, dont les voix sonnaient aussi gaiement que leurs grelots. Mon nez minforma que nous approchions des cuisines, mais la circulation augmentait en proportion et, quand nous parvnmes enfin devant une certaine porte, ctait une vritable foule qui ne cessait dentrer et sortir. Cob sarrta et Fouinot et moi fmes halte derrire lui, nez et truffe au vent. Il considra la presse la porte et frona les sourcils. Cest plein, l-dedans. Tout le monde se prpare pour le banquet daccueil de ce soir, en lhonneur de Vrit et de Royal. Tous les grands du pays sont venus exprs Castelcerf ; la nouvelle que Chevalerie laissait tomber le trne a pas tard se rpandre. Tous les ducs sont l, eux ou un de leurs reprsentants, pour en discuter. Il parat mme que les Chyurda ont envoy quelquun pour veiller ce que les traits que Chevalerie a signs soient honors mme sil ne veut plus de... Il sinterrompit, lair gn, mais jignore si cest parce quil stait rendu compte quil parlait de mon pre au responsable de son abdication, ou quil sadressait un chien et un gamin de six ans comme sils possdaient une quelconque intelligence. Il jeta un coup dil autour de lui comme pour rvaluer la situation. Attendezmoi ici, dit-il enfin. Je vais me glisser l-dedans pour vous rapporter quelque chose. Je risque moins de me faire marcher dessus... ou de me faire piquer. Restez l. Et il renfora son ordre dun geste ferme de la main. Je me reculai contre un mur et maccroupis lcart de la cohue ; Fouinot sassit sagement mes cts. Sous mes yeux admiratifs, Cob sapprocha de la porte et se faufila comme une anguille entre les gens agglutins. Cob disparu, je reportai mon attention sur la foule. En majorit passaient devant nous des gens de maison et des cuisiniers, auxquels se mlaient et l des mnestrels, des marchands et des - 25 -

livreurs. Jobservai leurs alles et venues avec une curiosit lasse : jen avais dj trop vu dans la journe pour leur trouver grand intrt. Presque plus qu manger, je dsirais un coin tranquille, loin de tout ce remue-mnage. Je massis carrment par terre, adoss au mur chaud de soleil de la citadelle, et appuyai mon front sur mes genoux. Fouinot vint se coller contre moi. La queue raide du chiot frappant le sol mveilla. Je levai le nez et dcouvris une paire de hautes bottes marron devant moi. Mes yeux remontrent le long dune culotte de cuir grossier, puis dune chemise de laine rude, pour sarrter sur un visage orn dune barbe poivre et sel hirsute. Lhomme qui me regardait portait un tonnelet sur lpaule. Cest toi le btard, hein ? Javais assez souvent entendu le terme pour savoir quil me dsignait, sans en saisir nanmoins tout le sens. Jacquiesai lentement. Lintrt illumina les traits de lhomme. H ! scria-t-il, sadressant non plus moi, mais la cantonade. Cest lbtard ! Lbtard Chevalerie Droit-comme-unI ! Cest quil y ressemble, vous trouvez pas ? Cest qui, ta mre, petit ? Il faut reconnatre aux passants quils continurent leur chemin sans jeter plus quun regard curieux lenfant de six ans assis au pied du mur. Mais la question de lhomme au tonnelet tait manifestement trs intressante, car plus dune tte se tourna vers nous et plusieurs marchands qui sortaient des cuisines sapprochrent pour entendre la rponse. Malheureusement, je nen avais pas. Ma mre, ctait Maman et tout ce que javais pu savoir delle sestompait dj. Je gardai donc le silence et me contentai de dvisager lhomme. Bon ! Alors, cest quoi, ton nom ? Et, sadressant lassistance, il dit, du ton de la confidence : Parat quil en a pas. Pas de nom royal de haute vole pour le modeler, mme pas un nom de mnage pour le gronder ! Cest vrai, petit ? Tas un nom ? La troupe de badauds croissait. Il y avait de la piti dans les yeux de certains, mais nul ne sinterposa. Fouinot capta une partie de ce que je ressentais ; il se laissa tomber sur le flanc et exposa son ventre dans une attitude suppliante tout en battant de la queue, selon lantique signal canin qui signifie toujours : Je ne suis quun chiot ; je ne peux pas me dfendre ; soyez indulgents ! Si ces gens - 26 -

avaient t des chiens, ils mauraient renifl sous toutes les coutures, puis se seraient retirs. Mais les humains nont pas ce sens inn du respect. Aussi, sans rponse de ma part, lhomme sapprocha dun pas et rpta : Tas un nom, petit ? Je me levai lentement et le mur jusque-l chaud mon dos devint un obstacle glac qui empchait toute retraite. A mes pieds, Fouinot le tortillait dans la poussire et poussa un gmissement implorant. Non , dis-je mi-voix ; quand lhomme ft mine de se pencher pour mieux mentendre, je hurlai : NON ! et je le repoussai tout en mloignant comme un crabe le long de la muraille. Je vis lhomme reculer en chancelant et lcher son tonnelet qui clata sur le pav. Nul dans la foule navait compris ce qui stait pass ; moi non plus. Pour la plupart, les gens clatrent de rire au spectacle dun homme fait lchant pied devant un enfant. De ce moment, ma rputation de mauvais caractre et de courage fut faite, car avant le crpuscule lhistoire du btard qui avait tenu tte son tourmenteur avait fait le tour de la ville. Fouinot se remit sur pattes et senfuit avec moi. Du coin de lil, japerus Cob qui mergeait des cuisines, des parts de tarte la main, et qui nous regardait nous sauver dun air ahuri. Si cavait t Burrich, je me serais sans doute arrt pour me placer sous sa protection. Mais ce ntait pas le cas et je continuai de dtaler, laissant Fouinot me guider. Nous plongemes dans la cohue de serviteurs, petit garon quelconque et son chien en train de galoper dans la cour, et Fouinot memmena dans ce quil considrait lvidence comme le refuge le plus sr du monde. A lcart des cuisines et de la forteresse, Renarde avait creus un trou sous langle dune dpendance branlante o lon Stockait des sacs de pois et de haricots. Cest l que Fouinot tait n, au mpris de la volont de Burrich, et quelle avait russi cacher ses chiots pendant presque trois jours. Burrich en personne avait fini par la dnicher et son odeur tait la premire odeur humaine que Fouinot se rappelait. Passe lentre fort troite, je me retrouvai dans Un antre chaud, sec et demi obscur. Fouinot se pelotonna contre moi et je passai mon bras autour de lui. Bien dissimul, je sentis mon cur se remettre de sa chamade et, de lapaisement, nous glissmes dans le sommeil profond et sans rves rserv aux chauds aprs-midi de printemps et aux petits chiens. - 27 -

Je me rveillai en frissonnant, des heures plus tard. Il faisait compltement noir et, en ce dbut de printemps, la vague tideur de la journe avait disparu. Fouinot sveilla aussitt et nous nous extirpmes tant bien que mal de notre retraite. Un grand ciel nocturne stendait au-dessus de Castelcerf, piquet dtoiles brillantes et froides. Les effluves de la baie taient plus forts, comme si les odeurs diurnes des hommes, des chevaux et des cuisines ntaient que temporaires et devaient succomber chaque soir au pouvoir de locan. Nous suivmes des alles dsertes, traversmes des enclos dentranement et longemes des entrepts grains et des presses vin. Rien ne bougeait, tout tait silencieux. A mesure que nous nous approchions de la forteresse intrieure, pourtant, japercevais des torches encore allumes et distinguais des clats de voix. Mais lensemble paraissait morne, derniers vestiges dune fte qui se mourait avant que laube vienne illuminer les cieux. Nous contournmes largement le btiment, nous avions eu notre content de cohue. Je me retrouvai suivre Fouinot en direction des curies. Arriv non loin des portes, je me demandai comment nous allions les franchir ; mais Fouinot se mit soudain remuer violemment la queue et mme mon pitre odorat repra le fumet de Burrich dans le noir. Il se leva de la caisse de bois sur laquelle il tait assis prs de la porte. Vous voil, dit-il dun ton apaisant. Eh bien, venez. Suivez-moi. Et il ouvrit les lourdes portes et nous prcda lintrieur. Dans lobscurit, nous passmes devant des ranges de boxes, devant des palefreniers et des harnacheurs installs l pour la nuit, puis devant nos propres chevaux, nos chiens et les garons dcurie qui dormaient parmi eux, avant darriver enfin un escalier qui montait le long du mur sparant les curies des quartiers dhabitation attenants. Nous gravmes les marches grinantes et Burrich ouvrit une nouvelle porte. La faible lumire jauntre dune bougie qui dgouttait sur une table mblouit un instant. Nous suivmes Burrich dans une pice mansarde o se mlaient son odeur et celles du cuir, des huiles, des onguents et des simples qui faisaient partie de son mtier. Il rabattit fermement la porte derrire nous et, comme il passait devant nous pour allumer une nouvelle bougie celle qui agonisait sur la table, je sentis sur lui le parfum du vin. - 28 -

La lumire augmenta et Burrich sassit sur un sige de bois prs de la table. Il paraissait diffrent avec ses habits de tissu fin brun et jaune et sa chanette dargent en travers du pourpoint. Il posa une main sur son genou, la paume leve, et Fouinot vint aussitt prs de lui. Burrich lui gratta ses oreilles pendantes, puis lui tapota affectueusement les flancs, en faisant la grimace devant la poussire qui sleva de son pelage. Vous faites une belle paire, tous les deux, dit-il en sadressant davantage au chiot qu moi-mme. Regardez-vous : crasseux comme des mendiants. Pour toi, jai menti mon roi, aujourdhui. Cest la premire fois de ma vie. Jai limpression que la disgrce de sire Chevalerie va me couler, moi aussi. Je lui ai dit que tu avais fait ta toilette, que ton voyage tavait puis et que tu dormais. Il ntait pas content de devoir attendre pour te voir, mais heureusement pour nous il avait des affaires urgentes rgler. Labdication de sire Chevalerie met pas mal de seigneurs dans tous leurs tats. Certains y voient loccasion de pousser leur avantage et dautres grognent dtre privs dun roi quils admiraient. Subtil sefforce de les calmer tous. Il fait circuler la rumeur que cest sire Vrit qui a ngoci avec les Chyurda, cette fois. On devrait enfermer ceux qui avaleront cette histoire. Mais ils sont venus regarder sire Vrit sous un nouveau jour, en se demandant si ce sera lui le prochain roi et quand, et quel genre de roi il fera. A tout plaquer comme a pour aller habiter Fltribois, sire Chevalerie a mis tous les duchs en moi, pire quune ruche qui vient de prendre un coup de bton ! Burrich leva les yeux du regard srieux de Fouinot. Eh bien, Fitz, je crois bien que tu en as eu un aperu aujourdhui ; tu sais que tu as fichu une sacre frousse ce pauvre Cob te cavaler comme a ? Maintenant, dis-moi, es-tu bless ? Est-ce quon ta maltrait ? Jaurais d me douter quil y en aurait pour te faire retomber tout ce tintouin sur le dos ! Allez, viens par ici. Viens. Comme jhsitais, il se dirigea vers une paillasse faite de couvertures superposes prs de la chemine et la tapota pour minviter my installer. Regarde. Il y a un lit tout prt pour toi, et du pain et de la viande sur la table pour tous les deux. Je pris alors conscience de la prsence dune cuelle recouverte sur la table. De la viande, me confirmrent les sens de Fouinot, et soudain plus rien dautre ne compta que ce fumet. Burrich clata de rire en nous voyant nous ruer sur la table et approuva sans rien dire - 29 -

ma faon de donner sa part Fouinot avant de me caler les mchoires. Nous dvormes tout notre sol, car Burrich navait pas sous-estim la faim qui pourrait tarauder un jeune chien et un enfant aprs leurs msaventures de la journe. Et puis, malgr notre sieste de laprs-midi, les couvertures nous parurent soudain extraordinairement attirantes. Le ventre plein, nous nous roulmes en boule et nous endormmes, le dos cuit par les flammes. A notre rveil le lendemain, le soleil tait haut dans le ciel et Burrich dj parti. Fouinot et moi finmes le talon du pain de la veille et nettoymes les os de la moindre parcelle de viande avant de quitter les quartiers de Burrich. Personne ne nous interpella ni ne parut nous remarquer. Au-dehors, une nouvelle journe dagitation avait commenc. La forteresse tait, si la chose est possible, encore plus bonde quavant. La foule soulevait la poussire et les voix mles couvraient le bruissement du vent et le murmure plus lointain des vagues. Fouinot simbibait de latmosphre, de chaque odeur, de chaqu e spectacle, de chaque bruit. Les sensations de Fouinot passaient en moi et, jointes aux miennes, me faisaient tourner la tte. Tout en me promenant, je captai des bribes de conversations et finis par comprendre que notre arrive avait concid avec un rit e printanier de rassemblement et de rjouissances. Labdication de Chevalerie demeurait le principal sujet de bavardage, mais cela nempchait pas les marionnettistes et les jongleurs de faire de chaque recoin une scne pour leurs bouffonneries. Un spectacle au moins de marionnettes avait intgr la disgrce de Chevalerie une comdie paillarde et, spectateur anonyme, je me creusai la cervelle pour dcrypter un dialogue o il tait question de semer dans les champs des voisins, ce qui faisait hurler de rire les grandes personnes. Mais bien vite la cohue et le brouhaha nous devinrent insupportables et je fis comprendre Fouinot que je souhaitais men loigner. Nous quittmes donc la forteresse par la porte ouverte dans lpaisse muraille, devant les gardes occups conter fleurette aux ftardes qui passaient ; leurs yeux, un petit garon et son chien sen allant la suite dune famille de poissonniers noffraient aucun intrt. Sans meilleur sujet de distraction en vue, nous suivmes la famille par les rues sinueuses en direction de Bourg-de-Castelcerf. Nous nous laissmes peu peu distancer, car - 30 -

chaque nouvelle odeur exigeait de la part de Fouinot un examen puis un jet durine au coin de la rue, et nous finmes par nous retrouver seuls errer dans la ville. Il faisait froid et venteux Castelcerf, alors. Le pav des rues escarpes et tortueuses branlait et se dchaussait sous le poids des charrois. Le vent cinglait mes narines denfant tranger ; effluves dalgues choues et tripes de poisson, tandis que les lamentations des mouettes et autres oiseaux de mer enveloppaient dune mlodie surnaturelle le susurrement cadenc des vagues. Agripp aux falaises de roc noir, le bourg voquait les arapdes et les bernacles accrochs aux piles et aux quais qui savanaient dans la baie. Les maisons taient en pierre et en bois ; les plus labores de ces dernires slevaient plus haut et senfonaient plus loin dans la face rocheuse. La ville tait relativement silencieuse compare au fort, audessus, plein du tintamarre de la foule en liesse. Ni Fouinot ni moi navions assez de jugeote ni dexprience pour savoir que la ville portuaire ntait pas un lieu de promenade idal pour un gamin de six ans et un petit chien. Nous explorions avec ardeur, descendant la rue des Boulangers, la narine palpitante, traversant un march quasi dsert pour enfin longer les entrepts et les hangars bateau qui signalaient le niveau le plus bas du bourg. Leau tait tout prs et nous foulmes le bois des jetes autant que le sable et la pierre. Les affaires se poursuivaient l comme dhabitude, insensibles ou presque lambiance carnavalesque qui rgnait au fort. Les navires appontent et dchargent selon le bon vouloir des mares, et ceux qui pchent pour vivre obissent aux horaires des cratures nageoires, non ceux des hommes. Nous rencontrmes bientt des enfants, certains occups aux menues tches du mtier de leurs parents, mais dautres dsuvrs comme nous. Je fis aisment connaissance avec eux, avec un minimum de prsentations et autres politesses propres aux adultes. La plupart taient plus grands que moi, mais quelques-uns avaient mon ge ou moins. Aucun ne parut trouver curieux de me voir ainsi errer tout seul. On me montra les points intressants de la ville, y compris le cadavre gonfl dune vache rejet par la dernire mare. Nous allmes voir des bateaux de pche en cours de construction dans un bassin parsem de copeaux tirebouchonns et de bavures de poix lodeur enttante. Un fumoir poisson tourdiment laiss - 31 -

sans surveillance fournit le repas de midi la demi-douzaine que nous tions. Si les enfants que jaccompagnais taient plus dpenaills et turbulents que ceux que nous croisions, attels leurs tches, je ny pris pas garde. Et si lon mavait dit que je dambulais aux cts de petits mendiants interdits daccs la forteresse cause de leurs doigts trop vagabonds, jaurais t scandalis. Tout ce que je savais ce moment, cest que je jouissais enfin dune journe agrable et anime, pleine dendroits visiter et de choses faire. Certains parmi les enfants, plus grands et plus chahuteurs que les autres, seraient volontiers tombs sur le dos du nouveau venu si Fouinot navait pas t l et navait pas montr les dents la premire bousculade un peu agressive. Mais comme je ne manifestais aucune envie de dfier leur autorit, ils mautorisrent les suivre. Je fus impressionn comme il convient par tous leurs secrets et joserais dire qu la fin de ce long aprs-midi je connaissais mieux le quartier dshrit de la ville que bien des gens qui avaient grandi juste au-dessus. On ne me demanda pas comment je mappelais ; on me baptisa tout bonnement le Nouveau. Les autres portaient des noms simples, tels Dirk ou Kerry, ou plus descriptifs, comme Pique-Filet ou BrisePif. La propritaire de ce dernier aurait pu tre une jolie petite fille en dautres circonstances. Dun an ou deux plus ge que moi, elle avait son franc-parler et lesprit vif. Devant moi, elle eut une dispute avec un grand de douze ans, mais ne montra aucune crainte de ses poings et ses sarcasmes acrs eurent tt fait de mettre les rieurs de son ct. Elle prit sa victoire avec grand calme et sa force de caractre me laissa plein de rvrence. Mais son visage et ses bras maigres sornaient decchymoses aux teintes violettes, bleues et jaunes, tandis quune crote de sang sch sous une oreille dmentait son surnom. Nimporte, Brise-Pif tait pleine de vie, avec une voix plus aigu que le cri des mouettes qui tournoyaient audessus de nous. La fin daprs-midi nous trouva, Kerry, Brise-Pif et moi, assis sur une grve de galets par-del les tendoirs des repriseurs de filets, et Brise-Pif menseignait fureter dans les rochers pour trouver les lustrons qui sy cramponnaient. Elle les dcrochait habilement laide dun bton taill en pointe et me montrait comment extirper de leur coquille les rsidents fort agrables mcher lorsquune autre fille nous appela. - 32 -

Avec son manteau bleu tout propre que le vent soulevait et ses chaussures en cuir, elle ntait manifestement pas du mme milieu que mes compagnons. Elle ne se joignit dailleurs pas notre rcolte et sapprocha seulement pour crier : Molly, Molly ! Il te cherche partout ! Il sest rveill presque dessaoul il y a une heure et il sest mis te traiter de tous les noms en voyant que tu avais disparu et que le feu tait teint ! Une expression de dfi ml de peur passa sur les traits de Brise-Pif. Sauve-toi, Kittne, mais emporte mes remerciements avec toi ! Je ne toublierai pas la prochaine fois que la mare dcouvrira les bancs de crabes dalgue ! Kittne inclina brivement la tte et fit aussitt demi-tour dun pas vif. Tu as des ennuis ? demandai-je Brise-Pif en voyant quelle ne reprenait pas la rcolte des lustrons. Des ennuis ? Elle fit une moue ddaigneuse. a dpend. Si mon pre arrive ne rien boire avant de me mettre la main dessus, je risque den avoir quelques-uns. Mais il y a toutes les chances quil soit tellement bourr ce soir quil ne pourra mme plus viser. Toutes les chances ! rpta-t-elle fermement pour faire taire les doutes que Kerry sapprtait mettre. Et l-dessus, elle revint la plage de galets et notre chasse au lustron. Nous tions accroupis observer une crature gristre et polypode que nous avions trouve coince dans une flaque laisse par la mare, quand le crissement de grosses bottes sur les galets incrusts de bernacles nous fit lever la tte. Avec un cri, Kerry prit la fuite sans mme se retourner ; Fouinot et moi bondmes en arrire, et le chiot se colla contre moi, montrant bravement les crocs mais le ventre lchement caress par le bout de sa queue. Quant Molly Brise-Pif, ou bien elle manqua de vivacit, ou bien elle stait dj rsigne ce qui allait suivre. Quoi quil en ft, un grand escogriffe lui appliqua une taloche sur le ct du crne. Le nez rougeoyant, il tait maigre comme un clou, si bien que son poing tait comme un nud au bout de son bras dcharn, mais la force du coup suffit nanmoins envoyer Molly staler plat ventre. Les bernacles entaillrent ses genoux rougis par le vent et, lorsquelle scarta quatre pattes pour viter un coup de pied maladroit, je fis la grimace en voyant ses coupures toutes fraches pleines de sable sal. - 33 -

Espce de petit serpent perfide ! Est-ce que je ne tavais pas dit de toccuper du trempage ? Et je te retrouve en train de farfouiller sur la plage, avec tout le suif fig dans la marmite ! On va nous demander dautres bougies la forteresse, ce soir ! Et quest-ce je vais leur vendre, moi, hein ? Les trois douzaines que jai prpares ce matin. Cest tout ce que jai pu faire avec ce que tu mavais laiss comme mche, vieil ivrogne ! Molly se releva et fit bravement front, malgr ses yeux brillants de larmes. Quest-ce que tu voulais que je fasse ? Que je brle tout le bois pour empcher le suif de figer ? On naurait plus rien eu pour chauffer la bouilloire quand tu maurais enfin donn de la mche ! Lhomme tituba sous une rafale de vent qui nous apporta une bouffe de son fumet. Sueur et bire, minforma prudemment Fouinot. Un instant, lhomme eut une expression de regret, mais son estomac instable et sa migraine lendurcirent nouveau. Il se pencha soudain et sempara dune branche blanchie par son sjour dans la mer. Je tinterdis de me parler sur ce ton, petite mal leve ! Ah, je te trouve sur la plage avec tes petits clochards, faire El sait quoi ! Encore voler dans les fumoirs, je parie, et me faire honte ! Essaye seulement de te sauver et ten auras deux fois plus quand je taurai attrape ! Elle dut le croire, car elle ne fit que se replier sur elle-mme quand il savana vers elle, ses bras maigres levs pour se protger la tte ; puis, comme si elle se ravisait, elle se cacha seulement le visage dans les mains. Je restai ptrifi dhorreur tandis que Fouinot, percevant ma terreur, se mettait glapir en urinant sous lui. Jentendis le sifflement du bout de bois qui sabattait. Mon cur fit un bond dans ma poitrine et je poussai lhomme ; curieusement, je sentis la force jaillir de mon ventre. Il tomba comme tait tomb lhomme au tonnelet la veille. Mais celui-l seffondra en sagrippant le cur et son arme senvola en tournoyant, inoffensive. Il chut sur le sable, fut pris dun spasme qui lui convulsa tout le corps, puis demeura inerte. Un instant plus tard, Molly rouvrit les yeux, toujours recroqueville dans lattente du coup. Elle vit son pre affal sur la grve rocheuse et la stupfaction se peignit sur ses traits. Dun bond, elle fut auprs de lui et cria : Papa, Papa, tu vas bien ? Je ten prie, ne meurs pas, je regrette davoir t mchante ! Ne meurs pas ! Je - 34 -

serai sage, je te le promets ! Je me conduirai comme il faut ! Sans se proccuper de ses plaies, elle sagenouilla, lui tourna le visage afin de lui dgager la bouche du sable, puis essaya vainement de le redresser. Il allait te tuer ! lui dis-je en essayant de comprendre ce qui se passait. Non ! Il me tape quelquefois quand je suis mchante, mais il ne me tuerait jamais ! Et quand il na pas bu et quil nest pas malade, il en pleure et il me supplie de ne pas tre trop mchante pour ne pas le mettre en colre ! Oh, le Nouveau, je crois bien quil est mort ! Personnellement, je lignorais, mais un instant plus tard il poussait un gmissement fendre lme et il entrouvrit les yeux. La crise semblait passe. Hagard, il couta les reproches que sadressa Molly, puis accepta son aide empresse, ainsi que la mienne, moins spontane. Il sappuya sur nous pour remonter la grve aux galets ingaux. Fouinot nous suivit en aboyant et en dcrivant des cercles autour de nous. Les rares passants qui nous croisrent ne nous prtrent aucune attention. Je supposai que le spectacle de Molly ramenant son papa la maison navait rien doriginal leurs yeux. Avec Molly qui se rpandait en excuses entrecoupes de reniflements chaque pas, je les accompagnai jusqu la porte dune petite chandellerie. Je les laissai l, et Fouinot et moi rebroussmes chemin par les rues venteuses et la route pentue jusqu la forteresse, la tte pleine de questions sur les bizarreries des gens. Ayant dcouvert la ville et les petits vagabonds, je me sentis chaque jour attir par eux comme par un aimant. Les journes de Burrich taient tout entires occupes par ses diverses tches et ses soires par les beuveries et les rjouissances de la fte du Printemps. Il ne se souciait gure de mes alles et venues du moment quil me retrouvait chaque soir sur ma paillasse devant ltre. Pour tre franc, je crois quil ne savait pas trs bien quoi faire de moi, en dehors de veiller ce que je mange bien pour massurer une bonne croissance et ce que, la nuit, je dorme en scurit derrire les portes. Ce devait tre une priode difficile pour lui. Il tait au service de Chevalerie, et maintenant que ce dernier stait disgraci lui-mme, quallait-il devenir ? Il devait en tre obsd. Et puis il y avait sa jambe ; malgr son savoir en matire de cataplasmes et - 35 -

dempltres, il narrivait apparemment pas obtenir sur lui-mme la gurison quil procurait si facilement ses btes. Une fois ou deux, japerus sa blessure dcouverte et frmis en voyant lentaille dchiquete qui refusait de cicatriser et demeurait suppurante et boursoufle. Au dbut, Burrich la maudissait franchement, puis, les dents serres, le visage ferm, il la nettoyait et refaisait son pansement ; mais, les jours passant, son visage nexprima plus quun dsespoir dgot. La plaie finit tout de mme par se refermer, mais la cicatrice noueuse quil en garda lui dforma la jambe et alourdit sa dmarche. Pas tonnant, dans ces conditions, quil net gure la tte soccuper dun petit btard confi sa garde. Je courais donc librement, comme seuls peuvent le faire les petits enfants, passant inaperu la plupart du temps. A la fin de la fte du Printemps, les gardes en faction la porte dentre staient habitus me voir aller et venir quotidiennement. Ils me prenaient sans doute pour un coursier, car la forteresse en employait beaucoup, peine plus gs que moi. Jappris chaparder dans les cuisines ds laube et en quantit suffisante pour nous assurer, Fouinot et moi, de copieux petits djeuners. Je passais un certain temps chaque jour grappiller droite et gauche quignons brls chez les boulangers, lustrons et algues sur la plage, poisson fum dans les schoirs laisss sans surveillance. Le plus souvent, Molly Brise-Pif maccompagnait. Je vis rarement son pre la battre aprs cette premire fois ; la plupart du temps, il tait trop sol pour lattraper, ou, dans le cas contraire, pour mettre ses menaces excution. Je ne repensai gure ce que javais fait ce jour-l, sinon pour me fliciter que Molly ne se ft pas rendu compte de ma responsabilit. Pour moi, la ville devint le monde entier et la forteresse un simple logement o dormir. Ctait lt, saison merveilleuse dans un port. O que jaille rgnait une activit bourdonnante. Des marchandises arrivaient des duchs de lIntrieur par le fleuve Cerf, sur des chalands manuvres par des bateliers en nage. En hommes de mtier, ils parlaient de hauts-fonds, de barres de sable, de repres, des crues et dcrues des eaux du fleuve. Leurs cargaisons taient transportes dans des boutiques ou des entrepts du bourg avant de redescendre sur les quais pour y tre charges dans les cales des navires maritimes. Les marins qui les quipaient avaient - 36 -

toujours le juron la bouche et se moquaient des bateliers et de leurs faons de lintrieur. Ils parlaient de mares, de temptes et de nuits o mme les toiles ne pouvaient montrer le bout de leur nez pour les guider. Les pcheurs aussi samarraient aux quais de Castelcerf et ctaient les plus sympathiques de tous. Du moins quand le poisson ne manquait pas. Kerry menseigna les quais et les tavernes, et comment, en ayant le pied agile, on pouvait se faire trois ou mme cinq sous par jour en portant des messages par les rues escarpes de la ville. Nous nous trouvions trs malins et hardis de couper ainsi lherbe sous le pied aux garons plus gs qui demandaient deux sous, voire davantage, pour une seule course. Je ne crois pas avoir jamais fait preuve de plus de courage qu cette poque. En fermant les yeux, je sens encore les odeurs de ces jours piques : toupe, goudron et copeaux de bois des cales sches o les charpentiers maniaient planes et maillets, fumet suave du poisson tout frais pch, odeur mphitique de la mare qui attend depuis trop longtemps par une journe torride ; les stres de bois au soleil ajoutaient leur note particulire au parfum des tonneaux de chne remplis deau-de-vie moelleuse de Bord-du-Sable. Des gerbes de foin fbrifuge attendant dassainir un coqueron mlaient leurs senteurs celles quexhalaient des cageots de melons durs. Et toutes ces fragrances tournoyaient dans le vent venu de la baie, assaisonn de sel et diode. Avec son flair aigu qui battait plate couture mes sens rudimentaires, Fouinot attirait mon attention sur tout ce quil reniflait. On nous envoyait souvent, Kerry et moi, chercher un navigateur parti dire au revoir son pouse, ou porter un chantillon dpices tel ou tel acheteur. Lofficier de port nous dpchait parfois pour prvenir un quipage quun imbcile avait fix les amarres de travers et que la mare allait laisser le navire sur le sec. Mais les courses que je prfrais, ctaient celles qui nous emmenaient dans des tavernes. Cest l que les conteurs et les colporteurs de ragots exeraient leur art. Les premiers racontaient des histoires classiques, voyages dexploration, quipages qui bravaient de terribles temptes, capitaines insenss qui menaient leurs navires et tous leurs hommes leur perte ; jappris par cur nombre de ces rcits traditionnels, mais ceux qui me touchaient le plus, je les entendais non pas de la bouche des conteurs professionnels, mais des marins eux-mmes. L, il ne sagissait plus dhistoires narres - 37 -

au coin du feu pour le bnfice de tous, mais de mises en garde et de nouvelles que les hommes schangeaient entre quipages autour dune bouteille deau-de-vie ou dune miche de pain de pollen jaune. Ils parlaient des prises quils avaient faites, de filets si pleins quils menaaient de couler le bateau ou de cratures et de poissons fabuleux entrevus seulement dans le reflet de la pleine lune lorsquil coupe le sillage du navire ; il y avait des rcits de villages mis sac par les Outrliens, sur la cte autant que sur les les loignes de notre duch, et des histoires de pirates, de combats en mer et de vaisseaux rduits de lintrieur par des marins infiltrs. Les plus passionnantes portaient sur les Pirates rouges, des Outrliens qui se livraient la fois au pillage sur terre et la piraterie sur mer, qui attaquaient non seulement nos bateaux et nos cits, mais galement dautres btiments outrliens. Certains haussaient les paules lvocation des navires la quille carlate et se moquaient de ceux qui parlaient de pirates outrliens sen prenant dautres pirates. Mais Kerry, Fouinot et moi nous installions sous les tables, adosss aux pieds, et nous coutions, les yeux carquills, tout en grignotant des petits pains sucrs un sou, les histoires de navires la quille rouge aux vergues desquels pendaient une dizaine de corps, pas des cadavres, non : des hommes ligots qui se balanaient en hurlant lorsque les mouettes venaient les lacrer coups de bec. Nous buvions ces rcits dlicieusement terrifiants jusqu ce que mme les tavernes les plus touffantes nous paraissent glaces, et alors nous retournions en courant sur les quais pour gagner un nouveau sou. Une fois, Kerry, Molly et moi construismes un radeau en bois flott, puis nous nous promenmes sous les quais en le dirigeant laide de perches. Nous le laissmes amarr l et, lorsque la mare monta, il dfona toute une section de ponton et endommagea deux embarcations ; pendant des jours, nous tremblmes quon dcouvrt en nous les coupables. Un autre jour, le patron dune taverne flanqua une taloche Kerry en nous accusant tous deux de vol. Notre vengeance consista coincer un hareng bien avanc sous les supports de ses dessus de table. Le poisson pourrit, se mit puer et engendra des mouches pendant des jours avant quil ne mette la main dessus. Jacquis les rudiments de quelques mtiers durant mes errances : comment acheter le poisson, rparer les filets, construire - 38 -

un bateau et flner. Jen appris davantage encore sur la nature humaine. Je devins prompt juger qui paierait le sou promis pour la dlivrance dun message et qui me rirait au nez quand je viendrais rclamer ma rcompense. Je savais auprs de quel boulanger aller mendier et quelles boutiques taient les plus propices au chapardage. Et Fouinot partageait toutes mes expriences, si li moi dsormais que je sparais rarement tout fait mon esprit du sien. Je me servais de son nez, de ses yeux et de ses mchoires aussi spontanment que des miens et jamais je ny vis la moindre tranget. Ainsi scoula la plus grande partie de lt. Mais un jour o le soleil flottait dans un ciel plus bleu que la mer, ma bonne fortune finit par svanouir. Molly, Kerry et moi venions de chiper sur un fumoir un beau chapelet de saucisses de foie et nous nous enfuyions dans la rue, le propritaire lgitime nos trousses. Fouinot nous suivait, comme toujours. Les autres enfants avaient fini par laccepter comme une extension de moi-mme. Je ne crois pas quil leur ft jamais venu lide de stonner de notre unicit desprit. Nous tions le Nouveau et Fouinot, et ils ne voyaient sans doute quun truc trs commode dans le fait que Fouinot st toujours o se placer avant mme que je lui balance une bonne prise. Nous tions donc quatre dtaler dans la rue et faire voyager les saucisses de nos mains douteuses nos mchoires affames, tandis que le charcutier beuglant sessoufflait derrire nous en une vaine poursuite. Cest alors que Burrich sortit dune choppe. Je me dirigeais droit sur lui. Nous nous reconnmes, effars lun et lautre. Lexpression sinistre qui apparut ensuite sur ses traits ne me laissa aucun doute sur la conduite tenir. Sauve-toi ! me disje, perdu, et jesquivai ses mains tendues, pour mapercevoir aussitt, sidr, que je mtais jet dans ses bras. Je naime pas me rappeler la suite. Je reus une solide vole de taloches, non seulement de Burrich, mais aussi du propritaire des saucisses hors de lui. A part Fouinot, mes camarades voleurs staient tous vapors dans les recoins sombres de la rue. Le chiot offrit son ventre Burrich pour se faire battre et gronder. Au martyre, je regardai Burrich sortir des pices de sa bourse pour payer le charcutier. - 39 -

Lorsque ce dernier fut parti et que la petite foule venue assister ma dconfiture se fut disperse, il me lcha enfin. Je mtonnai du regard dgot quil posait sur moi. Avec une dernire claque sur larrire du crne, il mordonna : A la maison ! Tout de suite ! Nous rentrmes donc, Fouinot et moi, et plus rapidement que jamais. Nous retrouvmes notre paillasse devant ltre et attendmes l, le cur en moi. Et lattente dura, dura, tout le long aprs-midi et le dbut de la soire. Nous avions faim tous les deux, mais nous nous gardmes bien de bouger. Il y avait dans lexpression de Burrich quelque chose de plus effrayant encore que la colre du papa de Molly. Quand il arriva enfin, la nuit tait tombe depuis longtemps. Nous entendmes ses pas dans lescalier et je neus pas besoin des sens affts de Fouinot pour savoir quil avait bu. Nous nous fmes tout petits lorsquil pntra dans la chambre ombreuse. Il avait la respiration lourde et il mit plus de temps que dhabitude pour allumer plusieurs bougies la premire quil avait embrase. Cela fait, il se laissa tomber sur un banc et nous regarda tous les deux. Fouinot se mit geindre et chut sur le flanc dans une pose suppliante. Je mourais denvie de limiter, mais me contentai de lever vers Burrich des yeux angoisss. Au bout dun moment, il parla. Fitz, quest-ce que tu vas devenir ? Quest-ce quon va devenir ? Le sang des rois coule dans tes veines et tu vas courir les rues avec des mendiants et des voleurs ! Tu vis en meute, comme un animal ! Je restai muet. Et je suis aussi coupable que toi, jimagine. Allons, viens ici. Viens, mon garon. Je me risquai faire un pas ou deux. Je nosai pas davantage. Mon attitude circonspecte lui ft froncer les sourcils. Tu as mal quelque part ? Je fis non de la tte. Alors, viens ici. Jhsitai et Fouinot se mit gmir, dans les affres de lindcision. Burrich lui jeta un regard perplexe. Je percevais presque les rouages de son esprit qui tournaient dans une brume alcoolique. Ses yeux allrent du chiot moi, puis une expression rvolte se rpandit sur ses traits. Il secoua la tte. Lentement, il se leva et sloigna de la table en mnageant sa jambe malade. Dans un coin, un assortiment dobjets poussireux salignait sur des tagres. - 40 -

Burrich leva lourdement un bras et en saisit un, fait de bois et de cuir raidi par le manque dusage. Il lagita et la courte lanire claqua sur sa cuisse. Tu sais ce que cest, petit ? demanda-t-il doucement, dun ton affable. Je fis non de la tte, sans rien dire. Un fouet chiens. Je le regardai, lil inexpressif. Rien dans mon exprience ni dans celle de Fouinot ne me disait comment ragir cette dclaration. Il dut percevoir mon dsarroi. Il sourit dun air engageant et son ton demeura bienveillant, mais je perus une dissimulation, quelque chose qui attendait, tapi sous ses manires aimables. Cest un outil, Fitz. Un instrument dducation. Quand tu tombes sur un chiot qui ncoute pas quand tu lui dis : Viens ici et quil refuse de venir, eh bien, aprs quelques bonnes cinglures de ce truc, il apprend couter et obir du premier coup. Rien de tel que quelques petites balafres pour apprendre un chiot faire attention. Sans quitter son ton dgag, il abaissa le fouet et fit danser lgrement la mche sur le sol. Ni Fouinot ni moi ne pouvions en dtourner les yeux, et lorsque Burrich jeta brusquement lobjet en direction de Fouinot, le chiot recula dun bond avec un glapissement de terreur et courut se pelotonner derrire moi. Alors Burrich se laissa lentement retomber sur le banc et se couvrit les yeux, pli en deux devant le feu. Oh, Eda ! murmura-til entre juron et prire. Je le souponnais, je le devinais en vous voyant courir ensemble comme a, mais maudits soient les yeux dEl, je voulais me tromper, je voulais me tromper ! Je nai jamais touch un chiot de toute ma vie avec cette saloperie ! Fouinot navait aucune raison den avoir peur. Sauf si vous partagiez votre esprit ! Quel quet t le danger, je sentis quil tait pass. Je massis ct de Fouinot qui sinstalla croupetons sur mes genoux et me donna des coups de museau inquiets dans les joues. Je le calmai en lui conseillant dattendre simplement la suite. Petit garon et petit chien ensemble, nous restmes donc contempler Burrich toujours immobile. Quand il releva enfin le visage, je fus abasourdi : on aurait dit quil venait de pleurer ! Comme ma mre, pensai-je, mais, bizarrement, je suis aujourdhui incapable de me la rappeler en - 41 -

train de verser des larmes. Je ne revois que le visage ravag de Burrich. Fitz, mon garon... Viens , dit-il mi-voix et cette fois il y avait quelque chose dans sa voix qui minterdit de lui dsobir. Je me levai et mapprochai, Fouinot sur mes talons. Non , ordonnat-il au chiot en montrant du doigt le sol prs de sa botte ; mais moi, il minstalla sur le banc ct de lui. Fitz , fit-il, puis il sinterrompit. Il inspira profondment et recommena : Fitz, ce nest pas bien. Cest mal, trs mal, ce que tu fais avec ce chien. Cest contre nature. Cest pire que voler ou mentir. a rabaisse un homme en dessous de son rang dhomme. Tu comprends ? Je lui adressai un regard dconcert. Il soupira et essaya de nouveau. Petit, tu es de sang royal. Btard ou pas, tu es le fils de Chevalerie, de lancienne ligne. Et a, ce que tu fais, cest mal. Ce nest pas digne de toi. Tu comprends ? Je fis non de la tte. Tiens, voil : tu ne dis plus rien. Parle-moi. Qui ta appris faire a ? Je fis un effort. A faire quoi ? Ma voix me parut rauque et grinante. Burrich carquilla les yeux. Je perus lnergie quil mit se contrler. Tu sais de quoi je parle. Qui ta appris tre avec ce chien, dans son esprit, voir par ses yeux, le laisser voir par les tiens, vous raconter des trucs ? Je rflchis un moment. Oui, ctait bien ce qui se passait. Personne, rpondis-je enfin. a sest trouv comme a. On est souvent ensemble , ajoutai-je en guise dexplication. Burrich me regarda dun air grave. Tu ne parles pas comme un gosse, observa-t-il soudain. Mais il parat que ctait toujours comme a, pour ceux qui avaient le Vif dautrefois ; que ds le dbut ce ntaient jamais vraiment des gosses. Ils en savaient toujours trop et en grandissant ils en apprenaient encore plus. Cest pour a que, dans lancien temps, ce ntait pas un crime de les chasser et de les brler. Tu comprends ce que je dis, Fitz ? Je fis signe que non et, comme il fronait les sourcils devant mon silence, me forai ajouter : Mais jessaye. Cest quoi, le Vif dautrefois ? - 42 -

Le visage de Burrich exprima lincrdulit, puis la suspicion. Dis donc, petit ! sexclama-t-il dun ton menaant ; mais je continuai le regarder dun air interrogateur. Au bout dun moment, il accepta la sincrit de mon ignorance. Le Vif dautrefois... fit-il dune voix lente. Son visage sassombrit et il baissa les yeux sur ses mains comme si un pch lointain lui revenait en mmoire. Cest le pouvoir du sang animal, comme lArt provient de la ligne des rois. a se prsente comme un don, au dbut, qui permet de comprendre le langage des btes. Mais dun seul coup, a tattrape et a tattire vers le bas, a te transforme en bte, et finalement il ne reste plus une parcelle dhumanit en toi ; tu cours, tu donnes de la voix et tu gotes le sang, comme si tu navais jamais rien connu dautre que la meute. A la fin, quand on te voit, on ne peut mme plus imaginer que tu aies t un homme. A mesure quil parlait, sa voix navait cess de baisser ; il ne mavait pas regard une seule fois, tourn vers le feu dont il contemplait les flammes dansantes. Il y en a qui disent quon prend une forme animale, ce moment, mais quon tue avec la passion dun homme et non avec la simple faim dune bte. On tue pour tuer... Cest a que tu veux, Fitz ? Prendre le sang royal que tu portes et le noyer dans le sang de la cure ? tre une bte parmi les btes, uniquement pour les connaissances que a tapporte ? Et pire encore, pense ce qui tattend avant : est-ce que tu as envie que lodeur du sang te fasse chavirer lhumeur ? Que la vue