2
Vendredi 21 mars 2014 - 70 e année - N˚21515 - 2¤- France métropolitaine - www.lemonde.fr --- Fondateur : Hubert Beuve-Méry - Directrice : Natalie Nougayrède L a croisera-t-on dans les allées du Salon du livre, qui ouvre ses portes à Paris pour sa 34 e édition ? Une femme de 46 ans, plutôt parisienne et diplô- mée, sans enfants en bas âge. C’est elle le lecteur-type, tel que brossé par un sondage Ipsos-Livres Hebdo ren- du public vendredi 14 mars. Une lec- trice, donc. Notre lectrice-type déclare dévo- rer une quinzaine d’ouvrages par an. C’est un livre de moins qu’il y a deux ans. Mais les dernières études se veu- lent rassurantes. Si le marché du livre s’érode, les ventes accusant une baisse de 4 % sur trois ans, les Fran- çais continuent de lire : 80 % des jeu- nes de 15 ans à 24 ans ont lu un livre dans les douze derniers mois ; 70 % de Français, tous âges confondus. Contre toute attente, le livre résis- te. Au point que la lecture reste l’acti- vité préférée, juste après la sortie avec des amis, avant la musique et la télévision. Près de la moitié des lec- teurs affirment mettre le nez dans un livre tous les jours – bien souvent un roman policier ou d’espionnage, genres dont les ventes augmentent encore nettement cette année. Pourtant, cette relative bonne tenue de la lecture ne va pas de soi. Le livre, qui requiert de la solitude et de la concentration, a perdu de son attrait à l’heure des loisirs « interac- tifs ». En janvier, la revue Esprit consacrait un dossier aux troubles de l’attention. « Mal d’époque », la sur-stimulation, liée à la surcharge d’informations, cadre mal avec la patience requise par la lecture. Le livre impose de résister au flux des sollicitations extérieures. Plus trivialement, l’objet se voit privé, depuis l’apparition des tablettes et des téléphones mobiles, de l’un de ses atouts majeurs : il n’est plus la seule activité nomade. « Et pourtant ils lisent. » Cette for- mule, devenue célèbre, fut d’abord le titre d’un ouvrage signé par trois sociologues – Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Détrez – il y a exactement quinze ans. Vaste étu- de sur la lecture chez les collégiens, elle contrait les discours alarmistes tenus sur l’illettrisme des nouvelles générations. Si elle confirmait tout de même la baisse de la lecture, elle nuançait cette évolution. Elle met- tait en avant les transformations d’une pratique loin de disparaître chez les jeunes. C’est la même prudence qui est nécessaire, aujourd’hui, devant les sondages. Selon que l’on mesure le temps passé à lire un livre papier ou le temps de lecture, qui peut se faire sur d’autres supports, les mesures sont différentes. Selon aussi l’honnê- teté des sondés… Que l’on soit fan de Stephen King ou de Patrick Modiano, d’Amélie Nothomb ou de Georges Perec, nous restons attachés au livre – majoritai- rement. Selon la récente étude Ipsos- Syndicat national de l’édition, le livre n’a rien perdu de son « capital confiance » : une information prove- nant d’un livre paraît six fois plus crédible que celle trouvée sur Inter- net. Et 84 % des lecteurs n’imaginent pas un monde sans livres. La bataille des lettres est loin d’être perdue. p LES LUNETTES DANS LA MIRE DU GOUVERNEMENT CAHIER ÉCO – LIRE PAGE 3 Le Cinéma du réel dans l’intimité des mollahs CULTURE – LIRE PAGE 13 LARSSON, LE BONHEUR EST DANS LA TOILE CULTURE – LIRE PAGE 14 L’Europe paralysée face à Moscou Devant l’annexion de la Cri- mée par la Russie, l’Europe échoue à parler d’une seule voix. Si tous les pays assurent soutenir l’Ukraine, nombre d’entre eux rejettent l’idée de sanctions économiques. INTERNATIONAL – PAGES 4 ET 23 Les affaires, gangrène pour la démocratie Les scandales qui secouent l’UMP (affaires Copé, Buisson, Sarkozy) contribuent à la désaffection envers le politi- que en France. Jusqu’où mena- cent-ils la démocratie ? Cinq chercheurs répondent. DÉBATS – PAGES 20-21 Accord européen sur l’union bancaire Les pays de l’Union ont trou- vé un accord, jeudi 20 mars, pour mettre en place un dispositif inédit de gestion des faillites bancaires. Un « fonds de résolution bancaire » est créé. CAHIER ÉCO – PAGE 5 ÉDITORIAL Espionnage: comment Orange et les services secrets coopèrent AUJOURD’HUI C ’est une coopération ancienne et étroite : la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) travaille main dans la main avec le plus ancien des opérateurs téléphoniques français, Oran- ge (ex-France Télécom). Le Monde révèle que les services de ren- seignement français disposent d’un accès total, indiscriminé et hors de tout contrô- le aux réseaux d’Orange et aux flux de données qui y transitent. La DGSE peut ain- si lire à livre ouvert dans l’origine et la des- tination de toutes les communications des clients d’Orange. D’autres opérateurs français seraient également concernés. Notre enquête a eu pour point de départ un des documents révélés par Edward Snowden, l’ancien consultant de la NSA américaine. La DGSE s’appuie sur des employés d’Orange habilités secret- défense, ainsi que sur les réseaux X-Télé- coms. Un partage intense de données a parallèlement lieu avec les services secrets britanniques. p LIRE PAGES 2-3 Municipales : les candidats misent sur le local t 80 % des électeurs devraient voter en fonction des enjeux de leur commune UK price £ 1,80 t Selon un document Snowden, la DGSE puise massivement dans les données de l’opérateur historique français LE REGARD DE PLANTU E trange campagne que ces muni- cipales, difficiles à appréhen- der tant le risque absentionnis- te et le rejet des partis pourraient peser sur les résultats du premier tour, dimanche 23 mars. Selon le son- dage Ipsos-Steria pour Le Monde et France 3, rendu public jeudi 20 mars, les électeurs vont très majoritaire- ment se prononcer en fonction des enjeux locaux. Les candidats PS et UMP évoquent d’ailleurs rarement les dossiers nationaux, conscients de l’image abîmée de leurs partis. Nos reportages et l’analyse de Brice Tein- turier, directeur d’Ipsos France. p LIRE PAGES 8 À 10 Et, pourtant, les Français lisent Marché de la Boca, Buenos Aires. JUAN MANUEL CASTRO PIETRO/ AGENCE VU EN ARGENTINE, ÉCRIRE ET RENAÎTRE t Surmonter la dictature et supporter la crise : dans le pays invité du Salon du livre de Paris, la littérature s’offre en antidote aux maux de la société LE MONDE DES LIVRES, NUMÉRO SPÉCIAL Algérie 150 DA, Allemagne 2,40 ¤, Andorre 2,20 ¤, Autriche 2,50 ¤, Belgique 2 ¤, Cameroun 1 800 F CFA, Canada 4,50 $, Côte d’Ivoire 1 800 F CFA, Croatie 19,50 Kn, Danemark 30 KRD, Espagne 2,30 ¤, Finlande 3,80 ¤, Gabon 1 800 F CFA, Grande-Bretagne 1,80 £, Grèce 2,40 ¤, Guadeloupe-Martinique 2,20 ¤, Guyane 2,50 ¤, Hongrie 950 HUF, Irlande 2,40 ¤, Italie 2,40 ¤, Liban 6500 LBP, Luxembourg 2 ¤, Malte 2,50 ¤, Maroc 12 DH, Norvège 28 KRN, Pays-Bas 2,40 ¤, Portugal cont. 2,30 ¤, La Réunion 2,20 ¤, Sénégal 1 800 F CFA, Slovénie 2,50 ¤, Saint-Martin 2,50 ¤, Suède 35 KRS, Suisse 3,40 CHF, TOM Avion 450 XPF, Tunisie 2,40 DT, Turquie 9 TL, USA 4,50 $, Afrique CFA autres 1 800 F CFA

5KNVOPPc[] :`OQQ]PJ *LcP[] 34(0' ]J R]K K]LGV`]K K]`L]JK ...toxicslink.org/docs/Le-Monde.pdf · po`]kkcvl]e chuohl^=xhve ^]gcpj r]k kop^c[]kg %]rop mh] r=op q]khl] r] j]qnk nckko

Embed Size (px)

Citation preview

Vendredi 21 mars 2014 - 70e année - N˚21515 - 2 ¤ - Francemétropolitaine - www.lemonde.fr --- Fondateur : Hubert Beuve-Méry - Directrice: Natalie Nougayrède

La croisera-t-on dans les alléesdu Salon du livre, qui ouvreses portes à Paris pour sa34eédition? Une femme de

46ans, plutôt parisienne et diplô-mée, sans enfants en bas âge. C’estellele lecteur-type,telquebrosséparun sondage Ipsos-Livres Hebdo ren-dupublic vendredi 14mars. Une lec-trice, donc.

Notre lectrice-type déclare dévo-rerunequinzained’ouvragesparan.C’estun livredemoinsqu’il y adeuxans.Mais lesdernièresétudesseveu-lent rassurantes. Si le marché dulivres’érode, lesventesaccusantunebaisse de 4% sur trois ans, les Fran-çais continuentde lire : 80%des jeu-nes de 15ans à 24ans ont lu un livredans les douze derniers mois; 70%deFrançais, tous âges confondus.

Contre toute attente, le livre résis-te.Aupointquela lecturereste l’acti-vité préférée, juste après la sortieavecdesamis, avant lamusiqueet la

télévision. Près de la moitié des lec-teurs affirment mettre le nez dansun livre tous les jours–biensouventun roman policier ou d’espionnage,genres dont les ventes augmententencorenettement cette année.

Pourtant, cette relative bonnetenuedelalecturenevapasdesoi.Lelivre,qui requiertde la solitudeetdela concentration, a perdu de sonattrait à l’heure des loisirs «interac-tifs ». En janvier, la revue Espritconsacrait un dossier aux troublesde l’attention. «Mal d’époque», lasur-stimulation, liée à la surcharged’informations, cadre mal avec lapatience requisepar la lecture.

Le livre impose de résister au fluxdes sollicitations extérieures. Plustrivialement, l’objet se voit privé,depuis l’apparition des tablettes etdes téléphones mobiles, de l’un deses atouts majeurs : il n’est plus laseule activité nomade.

«Et pourtant ils lisent.» Cette for-mule,devenuecélèbre,futd’abordletitre d’un ouvrage signé par troissociologues – Christian Baudelot,Marie Cartier et Christine Détrez – ilyaexactementquinzeans.Vasteétu-de sur la lecture chez les collégiens,elle contrait les discours alarmistestenus sur l’illettrisme des nouvellesgénérations. Si elle confirmait toutdemême la baisse de la lecture, ellenuançait cette évolution. Elle met-tait en avant les transformationsd’une pratique loin de disparaîtrechez les jeunes.

C’est la même prudence qui estnécessaire, aujourd’hui, devant lessondages. Selon que l’on mesure letempspassé à lire un livre papier oule temps de lecture, qui peut se fairesur d’autres supports, les mesuressontdifférentes.Selonaussil’honnê-teté des sondés…

Que l’on soit fan de Stephen Kingou de Patrick Modiano, d’AmélieNothomboudeGeorges Perec, nousrestonsattachésau livre–majoritai-rement.SelonlarécenteétudeIpsos-Syndicat national de l’édition, lelivre n’a rien perdu de son «capitalconfiance» : une informationprove-nant d’un livre paraît six fois pluscrédible que celle trouvée sur Inter-net. Et 84%des lecteursn’imaginentpasunmonde sans livres. La batailledes lettres est loin d’être perdue. p

LES LUNETTES DANS LA MIREDU GOUVERNEMENTCAHIER ÉCO – LIRE PAGE 3

LeCinémaduréeldans l’intimitédesmollahsCULTURE – LIRE PAGE 13

LARSSON, LE BONHEUREST DANS LA TOILECULTURE – LIRE PAGE 14

L’Europe paralyséeface àMoscouDevant l’annexionde laCri-méepar laRussie, l’Europeéchoueàparlerd’uneseulevoix.Si tous lespaysassurentsoutenir l’Ukraine,nombred’entreeuxrejettent l’idéedesanctionséconomiques.INTERNATIONAL – PAGES 4 ET 23

Les affaires, gangrènepour la démocratieLesscandalesqui secouentl’UMP(affairesCopé,Buisson,Sarkozy)contribuentà ladésaffectionenvers lepoliti-queenFrance. Jusqu’oùmena-cent-ils ladémocratie?Cinqchercheursrépondent.DÉBATS – PAGES 20-21

Accord européen surl’union bancaireLespaysde l’Uniononttrou-véunaccord, jeudi 20mars,pourmettreenplaceundispositif inéditdegestiondes faillitesbancaires.Un«fondsderésolutionbancaire»est créé.CAHIER ÉCO – PAGE 5

ÉDITORIAL

Espionnage:commentOrangeet les services secretscoopèrent

AUJOURD’HUI

C ’est une coopération ancienne etétroite : la Direction générale de lasécurité extérieure (DGSE) travaille

maindans lamain avec le plus anciendesopérateurs téléphoniques français, Oran-ge (ex-FranceTélécom).

LeMonde révèle que les servicesde ren-seignement français disposent d’un accèstotal, indiscriminé et hors de tout contrô-le aux réseaux d’Orange et aux flux dedonnéesquiytransitent.LaDGSEpeutain-si lireà livreouvertdans l’origineet lades-

tination de toutes les communicationsdes clients d’Orange. D’autres opérateursfrançais seraient également concernés.Notre enquête a eu pour point de départun des documents révélés par EdwardSnowden, l’ancien consultant de la NSA

américaine. La DGSE s’appuie sur desemployés d’Orange habilités secret-défense, ainsi que sur les réseaux X-Télé-coms. Un partage intense de données aparallèlement lieu avec les servicessecrets britanniques.p LIRE PAGES 2-3

Municipales:les candidatsmisentsur le local

t80%desélecteursdevraientvoterenfonctiondesenjeuxde leurcommune

UKprice£1,80

tSelonundocumentSnowden, laDGSEpuisemassivementdans lesdonnéesde l’opérateurhistorique français

LE REGARD DE PLANTU

E trangecampagnequecesmuni-cipales, difficiles à appréhen-der tant le risque absentionnis-

te et le rejet des partis pourraientpeser sur les résultats du premiertour,dimanche23mars.Selon leson-dage Ipsos-Steria pour Le Monde etFrance 3, rendupublic jeudi 20mars,les électeurs vont très majoritaire-ment se prononcer en fonction desenjeux locaux. Les candidats PS etUMP évoquent d’ailleurs rarementlesdossiersnationaux, conscientsdel’image abîmée de leurs partis. Nosreportages et l’analyse de Brice Tein-turier, directeur d’Ipsos France. p

LIRE PAGES 8À 10

Et, pourtant,les Françaislisent

Marché de la Boca,BuenosAires.JUANMANUELCASTROPIETRO/

AGENCEVU

EN ARGENTINE, ÉCRIRE ET RENAÎTREtSurmonter ladictatureet supporter la crise: dans lepays invitéduSalondu livredeParis,la littératures’offreenantidoteauxmauxde la sociétéLEMONDEDESLIVRES, NUMÉROSPÉCIAL

Algérie 150 DA,Allemagne 2,40 ¤, Andorre 2,20 ¤,Autriche 2,50 ¤, Belgique 2 ¤,Cameroun 1 800 F CFA, Canada 4,50 $, Côte d’Ivoire 1 800 F CFA, Croatie 19,50 Kn, Danemark 30 KRD, Espagne 2,30 ¤, Finlande 3,80 ¤, Gabon 1 800 F CFA, Grande-Bretagne 1,80 £,Grèce 2,40 ¤, Guadeloupe-Martinique 2,20 ¤, Guyane 2,50 ¤,Hongrie 950 HUF, Irlande 2,40 ¤,Italie 2,40 ¤, Liban 6500 LBP, Luxembourg 2 ¤,Malte 2,50 ¤,Maroc 12 DH, Norvège 28 KRN, Pays-Bas 2,40 ¤, Portugal cont. 2,30 ¤, La Réunion 2,20 ¤, Sénégal 1 800 F CFA, Slovénie 2,50 ¤, Saint-Martin 2,50 ¤, Suède 35 KRS, Suisse 3,40 CHF, TOM Avion 450 XPF, Tunisie 2,40 DT, Turquie 9 TL, USA 4,50 $, Afrique CFA autres 1 800 F CFA

NewDelhiCorrespondance

C ’est l’un des paradoxes deDelhi : l’une des mégapolesles plus polluées au monde

est aussi l’une des plus vertes. Lavégétation recouvre près du cin-quièmeduterritoiredelarégiondeDelhi, etn’a cessédes’étendre,pas-sant de 15 100 hectares en 2001 à29620 hectares en 2011. Dans lacapitale de l’Inde, 80km2 de forêts,8 000 hectares ont étémiraculeu-sement épargnés.Les habitants lesplusheureuxnesontpas lesminis-tres ou les hommes d’affaires quipeuvent s’offrir des villas avec jar-din, mais les animaux comme lesantilopes, lesrenards,ouencoreles300 espèces d’oiseaux. Eux seulsont le privilège de vivre en silence,loindubitumeetdespotsd’échap-pement, enplein cœurde laméga-polede 17millionsd’habitants.

Kush Sethi, de l’organisationnon gouvernementale (ONG) dedéfense de l’environnementToxics Link, organise des visitesnocturnes dans Sanjay Van, l’unedesquatre forêtsdeDelhi et la seu-le ouverte au public. A l’intérieur,les bruits des klaxons s’évanouis-sent, l’air se rafraîchit, et le clair delune, prenant le relais des lampa-daires, éclaire les pas des prome-neurs.L’eaud’uneusinederetraite-ment glisse le long de ruisseaux etdébouchesurunétang,viteadoptépar lesgrueset les canards.Lesvisi-teurs grimpent au sommet d’unetour construite pour l’observationdesoiseaux.Unraidelumièrefrôlelescimesdesarbres.Al’horizonsur-gissent lesmonumentsqui rappel-lent lesheures fastesdeDelhi.

LesforêtsurbainesdeDelhiabri-tent l’unedesplus richesbiodiver-sitésaumonde.Lesoiseauxmigra-teurs y font toujours étape deuxfois par an malgré les avions quiencombrent le ciel, et les renardscontinuent de chasser. Sans doutedoivent-ils leur tranquillité auxfantômes. «De nombreux habi-tants ont peur de rentrer dans San-jay Van car ils pensent que le lieuesthanté.Unefemmehabilléed’unsariblancy ferait sonapparitionetdes chasseurs de fantômes organi-sent ici des expéditions», s’amuseKush Sethi. Les seuls qui aime-raientbienrentrerdansles forêts–et n’y sont pas autorisés – sont lespromoteurs immobiliers. Le silen-ce des forêts de Delhi vaut de l’or.Maistouteconstructionyestinter-dite depuis 1996, grâce au longcombat mené par les défenseursde l’environnement qui ont obte-

nu du gouvernement que lesforêtsdelacapitalesoientsanctua-risées. Cette protection rend jus-tice à l’histoire de la ville. C’estpoursaforêtquelespremiershabi-tants choisirent de s’y installer,entre les monts Aravalli, quioffrent un peu d’altitude, et lefleuve de la Yamuna. Les empe-reurs moghols s’en sont serviscomme terrain de chasse, alorsque les Britanniques ont voulu enfaire une «mer de végétation»pour embellir la capitale de leurempiredes Indes.

Quelques décennies plus tard,la voici devenue le poumon de lamégapole, aidant les habitants àmieux respirer en produisant del’oxygène. «Les forêts permettentdediminuer les températures cani-culairesenpleinété, contrairementau béton qui absorbe la chaleur. Lesol pompe également l’eau de lamousson et alimente les nappesphréatiques» ajoute Ravi Agarwal,directeur de Toxics Link. Cettevégétation luxuriante offre unautre avantage : elle protège lestombes royales et autres vestigeshistoriquesdes bulldozers.

Mais Delhi peut-elle s’autoriserce luxe d’une forêt sauvage alorsque des milliers de migrants arri-vent chaque année sans pouvoirse loger? En 1996, la communauté«Od», très pauvre, qui habitait laforêt, en fut chassée. Les habitantsles plus démunis continuent devivre illégalement en lisière desforêts,dansdesabrisde fortune,et

y coupent parfois du bois, en dou-ce, pour pouvoir se chauffer pen-dant l’hiver ou cuire des galettesde pain. La municipalité a plu-sieurs fois tenté de construire desautoroutes ou des canalisationsd’eau, sur des portions de forêts.En vain : les arbres sont protégéscommedes joyaux. «Il est évident,avec la hausse de la pollution, quela forêt n’est pas un luxemais unenécessité,et ilnefautpas lesmorce-ler, au risque de mettre en dangerleur écosystème», insiste RaviAgarwal.

L’autreparadoxeconcernecettefois l’Inde : les forêts sont mieuxprotégéesdansunemégapolecom-me Delhi, que dans les contréesépargnées par l’urbanisation, oùleur surface diminue sous la pres-sion de l’exploitation minière.Dans ces régions, les forêts sontpourtant sacrées, mais leurs habi-tants, des tribus animistes, n’ontpas le même poids politique queleshabitantsdeDelhi.Pourabattreun arbre dans la capitale, il faut enfaire la demande auprès dudépar-tement des forêts, remplir des

pages de formulaires et surtoutobtenir l’assentiment de ceux quiviventautour,etenfinpayerl’équi-valent de la plantation de dixarbres. Cette mesure explique lahaussede la superficiedes espacesverts.«Mais les arbres replantés nesont pas tous de bonne qualité etplanter des arbres sur des bouts deterrains isolés ne suffit pas à faireune forêt », prévient PradipKrishen, auteur du livre Trees ofDelhi (« Les Arbres de Delhi »,2006).

Les autorités de Delhi ont déci-dé récemment de restaurer la bio-diversité d’origine des forêts, quiontellesaussisouffertdelacoloni-sation. Les Britanniques y ontintroduit un arbre originaired’Amérique centrale, le Prosopisjuliflora, qui élimine les espèceslocales.

Malgré les efforts déployés parlegouvernementde l’EtatdeDelhi,les ONG restent sur leurs gardes.«Car cemême gouvernement veutaussidévelopper laville et construi-re des infrastructures», expliqueRavi Agarwal. Le directeur deToxicsLinkespèreàtraverssesvisi-tessensibiliserleshabitantsdeDel-hi.«Il ya ici tellementde tranquilli-té etdesilenceque j’enai la chairdepoule» lâche l’une des participan-tes, perchée sur la tour d’observa-tiondeSanjayVan,avantd’appelersamère depuis son téléphonepor-table: «Et si on laissait tout tomberpourvivredans la forêt?».p

JulienBouissou

international&planète

Dans la réserve forestière de Sanjay Van, en 2011. TENGKU BAHAR/AFP

BruxellesCorrespondant

L ’islam, l’Europe, les Maro-cains: Geert Wilders changede cible mais maintient le

cap. Le chefduParti pour la liberté(PVV), formation populiste d’ex-trême droite désormais alliée auFront national de Marine Le Penpour la campagne des européen-nes, a encore volé la vedette à laplupartde ses rivaux lorsde la soi-rée électorale qui suivait, mercre-di 19mars, le scrutin municipalauxPays-Bas.

EnmeetingàLaHaye, il ausédesanouvellemarotte– le renvoidesMarocains – et interrogé ses parti-sans: «Voulez-vous plus ou moinsdeMarocains dans cette ville, danscepays?»«Moins,moins,moins!»,a lancé la salle en entonnant unrefrain.«Onva régler ça», a répon-duGeertWilders.

Les propos suscitent l’indigna-tion. «Ce qu’il a dit ce soirme laisseun goût amer dans la bouche», acommentélepremierministrelibé-ral, Mark Rutte. «Ce parti ne cadreplus avec une démocratie», a com-menté le député social-démocrateJan Vos. «Hitler est parmi nous», alâchél’écologisteTofikDibienréac-tion aux propos de M.Wilders.Avec cette déclaration choc, le chefduPartipourla libertéaunefoisdeplus capté l’attention médiatiquetout en se livrant à un habile tourde passe-passe. Sa saillie visait, eneffet, à faire oublier que son partin’a présenté que deux listes auxmunicipales alors que le payscompte402villes et communes.

Iln’apasremportéLaHaye,oùilespérait engranger une victoiretrès symbolique: il est battu par leparti libéral socialD66,grandvain-queur du scrutin au plan nationalet dans les grandes villes, hormis àRotterdam, où un héritier du tri-bun Pim Fortuyn l’a emporté. LePVV perd même un siège dans lacapitalepolitiquedupays.AAlme-re,unevillenouvelleproched’Ams-terdam,bastionduparti populiste,lePVVconserveses9siègesetlelea-dership,maisperdquelquessuffra-ges (-0,8%) alors que, comme par-tout dans le pays, l’électorat popu-laire a pourtant fui le parti social-démocrate (Parti du travail, PvdA),grandperdantduscrutin.

Selon des projections, cette for-mation perdrait 22 de ses 38 siègesdedéputésencasd’électionsnatio-nales. Le Parti populaire pour laliberté et la démocratie (VVD, libé-ral)deM.Ruttea, lui aussi, été lour-dement sanctionné, perdant denombreux élus municipaux. Lesenquêtes d’opinion lui prédisentune chute du nombrede ses dépu-

tés à la Seconde Chambre (25, -16).Le PVV, qui compte 14 députés surles 150 de la Seconde Chambre,pourrait en gagner 11 en cas d’élec-tions.

«La politique d’assainissementbudgétaire dictée par Bruxelles estdésormais ressentie au quotidien:hausses d’impôts, augmentationdes prix des services, chômage enhausse», souligne JamesKennedy,professeurde sciencespolitiquesàl’Université libre d’Amsterdam.«Le seulespoirdecegouvernementestdésormaisdetenir jusqu’en2017etderécolter le fruitdeses réformesdelapolitiquedulogement,dumar-ché du travail ou des allocationssociales», explique René Moer-land, chef du service politique duquotidienNRCHandelsblad.

Avec son statut de «parti anti-statu quo », comme le définitM.Kennedy, le PVV semble, lui,durablementinstallédansunpay-sagepolitiquedeplusenplus frag-menté, reflet d’un pays en proie àdivers doutes (son identité, sa pla-cedans l’Europe, sacapacitéà inté-grer réellement lemulticulturalis-me…),mêmesi la situationest glo-balement bien plus favorable quecelled’autresEtatsdel’Unioneuro-péenne. «Le vrai défi est aujour-d’huiderenouer lecontactavecdescatégoriesde lapopulationexcluesdes liens sociaux et politiques»,analyseM.Kennedy.

Parti d’un seul hommeCe sont ces catégories que cible,

évidemment, M.Wilders avec sesévocationspermanentesde l’insé-curité, de la criminalité étrangèreou de cette UE qui déposséderaitles Pays-Bas de tous ses pouvoirs.Ces électeurs potentiels semblentinsensibles tant à la dénonciationdes alliances du PVV avec l’extrê-me droite européenne qu’auxrévélationssur le fonctionnementde cette formation.

C’est le parti d’un seul homme,«unmouvement,dirigéparun lea-der charismatique qui ne tolèreaucune contradiction,une sorte demafia, la structure de pouvoird’une meute de loups», ont expli-quécinqanciensprochesdeM.Wil-ders. Dans lemagazineHPDe Tijd,ces anonymes détaillent « lesméthodes destructives» d’un diri-geant qui divise pour mieuxrégner, manipule, harcèle afin defaire taire toute critique.

M.Wilders attend désormaisimpatiemment les européennesde mai, test grandeur nature quipourrait lui permettre de devenirvraiment – et plus seulement demanièrevirtuelle– lepremierpar-ti du royaume.p

Jean-PierreStroobants

PékinCorrespondant

L e Parti islamique du Turkes-tan (TIP) a revendiqué dansune vidéo publiée mardi

18mars sur Internet le carnage deKunming. Vingt-neuf personnesavaient été tuées le 1ermarspardesassaillants armés de couteaux,dans cette ville touristique de laprovince du Yunnan. AbdullahMansour, chef de ce groupusculefondamentaliste ouïgour retran-chédansleszonesafghano-pakista-naises sous contrôledes talibans, adit que l’attaque devait servir à cequelaChinereconsidère«sespoliti-ques cruelles au Turkestan orien-tal», c’est-à-dire la province auto-nomeouïgoureduXinjiang, à l’ex-trêmeouest de laChine.

Flanqué de deux gardes armésde fusils mitrailleurs, vêtu d’untreillis et coiffé d’un turban noir,Abdullah Mansour a déclaré que«si les combattants de Turkestanoriental combattaientaujourd’hui

avecdessabres,descouteauxetdesmassues, notre bien-aimé Allahleur donnera bientôt l’occasion decombattre lesChinoisaumoyendemitraillettes». La vidéo a été miseen ligneparSITE,un site spécialisédans le djihadisme. Le bureau del’agence Reuters à Islamabad(Pakistan) a publié vendredi unedéclarationtéléphoniqued’Abdul-lahMansour,danslaquellecelui-ciannonce avoir «des plans pour denombreuses attaques en Chine».Le TIP avait également loué l’ac-tion des «combattants» de l’atta-que suicidede la placeTiananmendu28octobre2013:unconducteuravaitfoncésurdestouristesetpoli-ciers, faisant exploser son véhicu-le et tuant en tout 5 personnes.

Denombreuses zones d’ombresdemeurent sur les circonstan-ces dumassacredeKunming,attri-buéparlesautoritéschinoisesàdesterroristes du Xinjiang : aucundétail n’a été divulgué sur leur par-coursni leur identité, endehorsdunom du chef de la bande, un

Ouïgour, et du fait que les huitassaillants (quatre d’entre eux ontététuésle jourdel’attaque)avaientcherché,etéchoué,àpasserclandes-tinementà l’étrangerpour«rejoin-dre ledjihad international».

Forces spécialesLeporte-paroleduministèredes

affaires étrangères chinois, HongLei, a exprimé mardi l’espoir que« la communauté internationalecomprenne la vraie nature terroris-te du TIP, qui représente le MITO[MouvementislamiqueduTurkes-tan oriental], qu’elle comprennecombien est sérieuse leur menaceterroriste, et qu’elle soutienne lespolitiques chinoises contre le terro-risme». Le TIP est bien issu duMITO,maislaChinetientàcetacro-nyme car il apparaît sur la liste desorganisationsterroristesde l’ONU.

Pékin n’a cessé de mater toutecontestation au Xinjiang en l’assi-milant au «terrorisme», au «sépa-ratisme» et au « fondamentalis-me». Le recours, depuis deux ans,

àdesforcesspéciales lorsdumoin-dreincidentaconduitàdestueriesextrajudiciaires, s’aliénantunpeuplus une population qui se consi-dère comme privée des droits lesplus élémentaires.

Dans lemême temps, plusieursindicesmontrent que le TIP, long-tempspris à la légère–deuxdeseschefs ont été tués par des dronesaméricains en2010 et 2012 et il aun tempsmultiplié les revendica-tions farfelues – estmonté en gra-de et a désormais sensibilisé à lacauseouïgoure d’autresorganisa-tions fondamentalistes.

L’attaque de Kunming, écrivaitle 6mars l’analyste Jacob Zennpour la Jamestown Foundation,pourrait pousser lesmilitants fon-damentalistes à des attaques plusspectaculairesenChine,«attaquesqui s’incarneront dans des tacti-ques, un symbolisme et une propa-gande sous influence de l’étranger,toutens’enracinantdansdesgriefset desmotivations locales». p

BricePedroletti

UnmouvementdjihadisteouïgourrevendiquelemassacredeKunmingLeParti islamiqueduTurkestan, liéàAl-Qaida,menacePékindenouveauxattentats

Lamunicipalitéaplusieursfoistenté

deconstruiredesautoroutesoudescanalisationsd’eau.Envain

AucœurdeDelhi,80km2deforêtsmiraculéesLacapitale indienne, l’unedesvilles lespluspolluéesaumonde, estaussi l’unedesplusvertes

AuxPays-Bas,M.WildersperdlesmunicipalesmaisgardelavedetteLechefpopuliste suscite l’indignationendemandant ledépartdesMarocains

6 0123Vendredi 21mars 2014