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Guy Le Gaufey L’invention de Filippo Brunelleschi Le regard est chose fugace : qui le fixe le perd. Aussi nulle tentative d’exposer ici ce qu’il en est du regard comme pure relation subjectivante ; mais un essai pour serrer au plus près ce moment d’effacement où le regard disparaît dans le champ de la vision, marquant dès lors ce dernier d’une absence structurante. L’histoire de la peinture sera questionnée dans ce sens, au moment où, par l’élaboration de la perspective, le regard s’inscrit dans le tableau. Retour donc vers le quatroccento, vers l’inscription de cet espace pictural bousculé par l’art moderne depuis près d’un siècle sans pour autant être jamais relégué entièrement au rang de pièce de musée, puisque cette représentation de notre espace tri-dimensionnel reste encore parfaitement prégnante. Nous serons d’autant plus enclin à ce mouvement régrédient qu’une expérience charnière nous est offerte concernant notre questionnement : l’exécution par Filippo Brunelleschi, autour des années 1417-1420, de deux petites peintures sur bois extrêmement particulières, tant dans leur exécution que dans les modalités mises en œuvre pour les contempler. Nous nous attarderons uniquement sur la première de ces peintures car le peu de renseignements que nous possédons aujourd’hui porte sur elle. Il semble par ailleurs que la seconde n’ait été qu’une pure et simple réédition de la première. Bien que cela dépasse largement le cadre de cette brève étude, il faudrait pouvoir rappeler ce qu’était Florence dans ces premières années du xv eme siècle, et les traits déjà étonnants du personnage de Filippo Brunelleschi. Né dans la ville en 1377, Brunelleschi avait manifesté très tôt une indéniable vocation artistique. Ami de Donatello, rival de Ghiberti lors du concours pour les portes du Baptistère de Florence (1401), Filippo s’était orienté vers l’architecture, et c’est bien dans cette spécialité qu’il conquit la célébrité par la construction de la coupole de Santa Maria del Flore. Mais comme tous ses amis d’alors, il s’exerçait avec succès à tous les arts picturaux et, par ses contacts avec les milieux artisanaux, il était remarquablement au courant des difficultés

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Guy Le Gaufey

L’invention de Filippo Brunelleschi

Le regard est chose fugace : qui le fixe le perd. Aussi nulle tentative d’exposer ici

ce qu’il en est du regard comme pure relation subjectivante ; mais un essai pour serrer

au plus près ce moment d’effacement où le regard disparaît dans le champ de la vision,

marquant dès lors ce dernier d’une absence structurante.

L’histoire de la peinture sera questionnée dans ce sens, au moment où, par

l’élaboration de la perspective, le regard s’inscrit dans le tableau. Retour donc vers le

quatroccento, vers l’inscription de cet espace pictural bousculé par l’art moderne depuis

près d’un siècle sans pour autant être jamais relégué entièrement au rang de pièce de

musée, puisque cette représentation de notre espace tri-dimensionnel reste encore

parfaitement prégnante.

Nous serons d’autant plus enclin à ce mouvement régrédient qu’une expérience

charnière nous est offerte concernant notre questionnement : l’exécution par Filippo

Brunelleschi, autour des années 1417-1420, de deux petites peintures sur bois

extrêmement particulières, tant dans leur exécution que dans les modalités mises en

œuvre pour les contempler. Nous nous attarderons uniquement sur la première de ces

peintures car le peu de renseignements que nous possédons aujourd’hui porte sur elle. Il

semble par ailleurs que la seconde n’ait été qu’une pure et simple réédition de la

première.

Bien que cela dépasse largement le cadre de cette brève étude, il faudrait pouvoir

rappeler ce qu’était Florence dans ces premières années du xveme siècle, et les traits

déjà étonnants du personnage de Filippo Brunelleschi. Né dans la ville en 1377,

Brunelleschi avait manifesté très tôt une indéniable vocation artistique. Ami de Donatello,

rival de Ghiberti lors du concours pour les portes du Baptistère de Florence (1401),

Filippo s’était orienté vers l’architecture, et c’est bien dans cette spécialité qu’il conquit la

célébrité par la construction de la coupole de Santa Maria del Flore. Mais comme tous

ses amis d’alors, il s’exerçait avec succès à tous les arts picturaux et, par ses contacts

avec les milieux artisanaux, il était remarquablement au courant des difficultés

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techniques rencontrées dans tout ce qui avait trait à la représentation, et il n’ignorait donc

rien des tentatives plus ou moins récentes qui cherchaient à réaliser un « profondeur »

des tableaux.

Lorsque donc il s’installe, légèrement à l’intérieur du porche de Santa Maria, pour

peindre le baptistère hexagonal et la place San Giovanni qui s’offrent à sa vue,

Brunelleschi connaît bien la méthode de l’intergatione (qu’il avait sans doute contribué

lui-même à affiner lorsqu’il s’acharnait à reproduire les chefs d’œuvre architecturaux

romains). A partir d’un plan au sol et d‘une vue en élévation, il lui était ainsi possible de

donner à son tableau un effet de profondeur, effet renforcé par une représentation en

damiers de la place San Giovanni dans laquelle « il diminua les points les plus éloignés

avec une grâce singulière».

C’était là faire preuve du maximum d’habileté artisanale auquel un artiste florentin

soucieux des techniques de la représentation pouvait atteindre. Résultat donc déjà

remarquable, mais que n’aurait certainement pas retenu l’histoire de la peinture si

Brunelleschi n’avait soumis son tableau à une manipulation sans précédent. Écoutons

Manetti, notre seule source directe d’informations :

Pour prévenir tout erreur du spectateur qui aurait pu choisir un mauvais point de vue, Brunelleschi avait percé un trou dans le tableau à l’emplacement du temple de San Giovanni, au point où tombait le regard, et à l’opposé du spectateur regardant à l’intérieur du porche de Santa Maria del Flore, là même où Brunelleschi s’était placé pour peindre son tableau. Ce trou était de la taille d’une lentille du côté peint, tandis que derrière le panneau, il s’ouvrait coniquement jusqu’à atteindre la grandeur d’un ducat, ou un peu plus, semblable à l’extrémité d’un chapeau de paille de femme. D’une main, le spectateur maintenait alors le dos du tableau contre son œil et regardait à travers l’extrémité évasée du trou un miroir plan soutenu de l’autre main à une distance d’un bras. La peinture était ainsi reflétée dans le miroir.

Nous n’aborderons pas ici les détails techniques de l’exécution de cette peinture,

pour ne retenir que ce geste sans précédent de Brunelleschi qui l’amène :

1°) à sélectionner un point très particulier de son tableau ;

2°) à user d’un miroir qui, en tant qu’écran, permet la superposition sur une

surface, du tableau et de l’œil qui le regarde. L’œil est dans le tableau.

Il nous faut être attentifs à la somme exorbitante de contraintes exigées pour

l’observation correcte d’une telle œuvre. Car en plus de l’appareillage décrit ci-dessus, le

spectateur devait se trouver réellement à la place du peintre ; dans ce cas, et s’il plaçait

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correctement le tableau et le miroir, ce qu’il pouvait voir de la réalité encadrant le miroir

n’était que le prolongement de ce qu’il observait sur le miroir lui-même. Sommet de la

réussite pour une représentation de cet ordre.

Mais toutes ces contraintes et cet appareillage n’étaient là que pour éviter ce

« mauvais point de vue » que risquait de prendre un spectateur laissé à sa liberté.

Brunelleschi avait donc saisi ce qui avait jusque-là échappé à tous les constructeurs de

« perspectives », et qu’il est convenu d’appeler, depuis Alberti, le point de fuite, le point

de concours de toutes les orthogonales du tableau. Que ce point de convergence soit le

point de vue, c’est bien l‘invention de Brunelleschi. Mais d’où a-t-il pu tirer les éléments

qui l’ont conduit à cette intuition ?

Dans son article « Brunelleschi et Ptolémée », Jean Gabriel Lemoine avance une

hypothèse fort séduisante. C’est effectivement autour de ces années où le souci de

l’antique prenait le devant dans les préoccupations intellectuelles qu’arriva, par le biais

des arabes, la Géographie de Ptolémée. Or, dans cette Géographie, on trouvait un

système de projection qui ne pouvait laisser indifférents ceux qui se posaient des

problèmes de représentation. Cette projection, dite aujourd’hui « projection conique »

met en place un point fixe (l’étoile polaire), sommet d’un cône dans lequel se trouve

enserré une partie de la surface de la sphère terrestre. Dans le même temps, étaient

introduits les Côniques d’Apollodore, qui proposaient une sorte d’armature théorique au

système de projection de Ptolémée.

Toutes ces nouvelles idées avaient été agitées lors du Concile de Constance

(1414-1418), où avait également circulé le Traité de la sphère de Nicolas Oresme. D’un

point de vue épistémologique, il est important de replacer la trouvaille de Brunelleschi

dans son contexte culturel. Il semble que ce soit par l’intermédiaire de son compatriote

Toscanelli que Brunelleschi ait été initié à des problèmes mathématiques, et il parait en

outre très vraisemblable que c’est l’apport de cette problématique mathématique (quel

qu’en ait pu être le cheminement historique) qui a permis à Brunelleschi d’unifier les

pratiques artisanales qui tendaient aux représentations perspectives. On peut également

penser que c’est de ne pas avoir abordé un tel savoir mathématique qu’un Ucello, par

ailleurs si fin dans ses tentatives de compositions perspectives, n’a pas pu élaborer une

problématique unifiée de cet art.

A l’appui de cette thèse, on peut faire remarquer que les contraintes, étonnantes

dans l’histoire de l’art, imposées par Brunelleschi à ses éventuels spectateur tiennent au

fait que, si le point de fuite vient d’être fondé dans un renversement génial, le point de

distance n’est pas élaboré dans cette expérience, dans sa relation au point de fuite. Ce

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n’est que dans la codification d’Alberti que le point de distance est mis en place, pour des

recherches perspectives si savantes qu’elle furent peu utilisées au xveme siècle, comme

l’a fait remarquer Robert Klein. Tant et si bien que cette « machine optique » de

Brunelleschi, dans son dépouillement de pionnier, nous donne à lire tout net le point de

fuite pour la trace qu’il est : celle de l’œil même du spectateur, pour autant qu’il est

fictivement convié à occuper la place qui fut celle de l’œil du peintre. C’est donc peu de

dire que le Quatroccento s’est particulièrement soucié de la représentation de l’homme ;

en fondant la perspective, c’est le sujet qu’il aura inscrit dans le tableau, ce qui est une

toute autre affaire. Ce point de fuite n’est cependant pas le sujet : il est la place de ce

sujet. Arrivé là, notre propos pourra paraître elliptique. Mais il serait regrettable de ne pas

remarquer à quel point le cogito cartésien s’inscrit dans un monde où la tri-

dimensionnalité est représentable et représentée. L’histoire de la peinture, vue assez

cavalièrement il est vrai en la circonstance, nous apporte là quelque argument. Jusqu’à

la naissance de la perspective, comment le regard s’inscrivait-il dans le tableau ? Nous

trouvons, grossièrement, deux solutions ; dans la première, qui ne retiendra guère notre

attention, les personnages représentés peuvent être pris, les uns les autres, dans des

réseaux de regards. Il peut se faire alors que le spectateur lui-même soit pris dans ces

réseaux ; mais rien là ne vient bousculer l’ordre antérieur de la représentation. La

deuxième solution est, elle, attestée dans un grand nombre de tableaux pré-renaissants

que nous pouvons regrouper sous l’appellation de « Christ pantocrators ». Dans ces

tableaux, le regard du Christ, venu d’un au-delà de l’œil peint sur la toile, tombe sur le

spectateur. Situation que nous pouvons schématiser comme suit :

Si l’on veut dégager la position du sujet cartésien en ce qui concerne la

représentation en usant d’un schéma de ce genre, nous avons rigoureusement l’inverse :

la métaphore rebattue du tableau-fenêtre-ouverte-sur-le-monde est là juste à sa place

(avec, comme corrélât non négligeable, l’obligation pour l’artiste de « faire vrai »). Ego

occupe alors ce point de regard devant lequel le monde, à travers sa représentation dans

les « figures » cartésiennes, n’a pas qu’à défiler (bien se tenir).

Si j’use à ce propos de schémas aussi délibérément simplistes, c’est qu’ils

permettent de mettre tout à fait en valeur le caractère syncrétique de l’expérience de

Brunelleschi. Qu’on en juge.

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L’artifice du miroir, qui envoie le point de regard dans un espace virtuel en en

inscrivant la trace (l’œil) dans la représentation (l’image réfléchie) matérialiser bien ce

que peut avoir d’artisanal le temps fécond d’une découverte intellectuelle. Si l’on tient

que ce montage rend immédiatement lisible ce qu’il en est du regard dans l’ordre

perspectif, qu’en extraire pour notre propos, qui ne cherche qu’à préciser les contours de

cet objet nommé « regard » ? Deux points se dégagent tout de suite :

1°) Le point de regard est au-delà de l’œil ;

2°) Le regard ne peut être que punctiforme.

Le regard est ce qui vient s’offrir à la vision. Pour autant qu’un le regard n’est qu’un

phénomène intersubjectif, on ne peut jamais parler d’un regard hors le sujet qu’il frappe,

et qui ainsi l’amène à existence. Propos quasi tautologique mais qui, mettant en scène

l’activité d’un sujet, marque l’objet regard de son caractère essentiel, annoncé en

introduction : l’évanescence, la fugacité. Caractère qui peut se lire à partir de la

démonstration de Brunelleschi selon laquelle le point de regard est au-delà de l’œil. C’est

seulement parce qu’il est l’élément le plus mobile qui soit dans l’autre, le prochain, qu’il

est si approprié à représenter (à incarner fugitivement) le regard. Insistons : si regard et

sujet nous paraissent posséder des attributs semblables, c’est d’occuper l’un et l’autre la

même place dans l’espace de la représentation : autrement dit de n’être repérables que

dans leurs effets, pas dans leur présence. Leur absence dépose, au sens chimique du

terme : elle fait image.

Il nous faut maintenant joindre à cette qualité première le caractère punctiforme du

regard, ce pourquoi nous avons parlé dès le début de « point de regard ». Une

expérience simple peut en rendre compte, en même temps que l’aspect non-réciproque

qui structure la relation intersubjective où il prend place : on ne se regarde effectivement

jamais en même temps, même à l’acmé de la passion, arrêté que l’on est par une

question triviale : des deux yeux qui nous font face, quel est celui qui nous regarde ?

Celui de gauche ? Celui de droite ? La saisie du regard est irrémédiablement arrêtée par

la constitution binoculaire de notre vision.

Autre exemple pour montrer que le regard ne doit pas être compris dans une

relation réflexive et spéculaire : le mythe d’Orphée et d’Eurydice. C’est au prix d’un

singulier rétrécissement de son champ visuel, imposé par les Dieux, qu’Orphée est

soumis au regard d’Eurydice. Ici, le regard et la vision sont exclusifs l’un de l’autre :

position extrême qui ne s’articule pleinement que dans le mythe.

Ces brèves indications ne cherchaient qu’à appuyer les caractéristiques du

« regard » tel que Brunelleschi a su en inscrire la trace sur son tableau-miroir.

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Punctiforme, évanescent, tel est bien le regard. Pourquoi son inscription a-t-elle

bouleversé l’ordre pictural de telle manière qu’aujourd’hui encore nous sommes pris dans

ce monde de la représentation ? Il nous faut, pour tenter une réponse, en revenir au

sujet. Mais ce sera désormais celui de l’inconscient.

Ce sujet de l’inconscient est en travers de notre chemin dès que nous

entreprenons de rendre compte du monde de la représentation auquel le tableau, de par

sa constitution même, appartient. Lacan, dans son séminaire XI, nous introduit à cette

dialectique par le biais des phénomènes du mimétisme :

[…] nous partons, pour notre part, de ce fait qu’il y a quelque chose qui instaure une fracture, une bipartition, une schize de l’être à quoi celui-ci s’accommode, dès la nature.

Ce fait est observable dans l’échelle diversement modulée de ce qui est, dans son dernier terme, indescriptible sous le chef général du mimétisme. C’est ce qui entre en jeu, manifestement, aussi bien dans l’union sexuelle que dans la lutte à mort. L’être s’y décompose, d’une façon sensationnelle, entre son être et son semblant, entre lui-même et ce tigre de papier qu’il offre à voir. Qu’il s’agisse de la parade, chez le mâle animal le plus souvent, ou qu’il s’agisse du gonflage grimaçant par où il procède dans le jeu de la lutte sous la forme de l’intimidation, l’être donne de lui, où il reçoit de l’autre, quelque chose qui est masque, double, enveloppe, peau détachée, arrachée pour couvrir le bâti d’un bouclier. C’est par cette forme séparée de lui-même que l’être entre en jeu dans ses effets de vie et de mort, et on peut dire que c’est à l’aide de cette doublure de l’autre, ou de soi-même, que se réalise la conjonction d’où procède le renouvellement des êtres dans la reproduction.

Le leurre joue donc ici une fonction essentielle. Ce n’est pas autre chose qui nous saisit au niveau même de l’expérience clinique, lorsque par rapport à ce qu’on pourrait imaginer de l’attrait à l’autre pôle comme conjoignant le masculin au féminin nous appréhendons la prévalence de ce qui se présence comme le travesti. Sans aucun doute, c’est par l’intermédiaire des masques que le masculin, le féminin se rencontrent de la façon la plus aiguë, la plus brûlante.

Seulement le sujet — le sujet humain, le sujet du désir qui est l’essence de l’homme — n’est point, au contraire de l’animal, entièrement pris par cette capture de l’imaginaire. Il s’y repère. Comment ? Dans la mesure où il isole, lui, la fonction de l’écran, et en joue. L’homme, en effet, sait jouer du masque comme étant ce au-delà de quoi il y a le regard. L’écran est ici le lieu de la médiation. (p. 98-99)

La vérité du sujet n’est en rien « au-delà des apparences », mais toujours dans

l’entrelacs que ces apparences dessinent, désignant un autre lieu, que nous nommons

après Lacan symbolique, où se trouve le fantasme.

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Qu’est-il, sinon, au premier abord, une construction imaginaire de même nature

que le tableau ? Tout fantasme est mise en scène et, comme tel, isotope au monde

pictural.

Prétendre, comme le fait la psychanalyse, que le sujet a quelque chance de se

repérer dans semblable construction, nécessite absolument cette schize du sujet lui-

même ; sinon, on ne voit vraiment pas comment ce dernier pourrait se déprendre de la

fascination de la scène fantasmatique dans laquelle il inscrit sa singularité, fascination

dont l’effet clinique le plus évident transparaît dans la répétition attachée au symptôme.

La suppression du symptôme présuppose que le sujet peut reconnaître la place

qu’il occupe dans le monde imaginaire où il s’ébat. Mais il ne le peut qu’au prix de saisir

ce à quoi il s’est identifié, ce qui, dans ce monde de la représentation, le représente, lui,

précisément.

Ici intervient la notion d’objet en psychanalyse, ce cet objet du moins à quoi, dans

un saut véritablement quantique, un sujet s’identifie. Qu’il suffise de dire qu’à ce jour la

théorie analytique en a énuméré, de ces objets, un certain nombre : le sein, les fèces, le

regard, la voix, chacun possédant son originalité quant à la position subjective qu’il

commande. Les deux premiers ont fait l’objet d’une abondante littérature ; les deux

derniers attendent, pour l’essentiel, leur commentateurs.

Que nous apportent, dans cette optique, l’expérience de Brunelleschi et ce que

nous avons pu en extraire ? Plaçant, dans une temps syncrétique, l’œil du spectateur

dans le tableau, Brunelleschi fonde certes la perspective, mais exclusivement en ce qu’il

dépose dans son tableau-miroir l’objet-regard. Avec pour conséquence l’introduction,

dans le monde imaginaire du tableau (où n’importe quoi peut venir prendre place), d’un

ordre qui, à travers ce qu’il met en place, dégage une présence virtuelle que le

spectateur est appelé à occuper en tant que sujet. L’objet-regard, qui draine l’espace

perspectif est, comme tous les objets analytiques, comminatoire : si le sujet n’en occupe

pas d’emblée la place, le voilà, non plus regard lui-même, mais « regardé », soit :

menacé dans sa subjectivité (raison pour laquelle l’œil, dans toute la tradition, est

essentiellement maléfique).

Ce que nous apporte donc conjointement Brunelleschi et l’expérience

psychanalytique, c’est que l’objet-regard est ce qui structure le champ visuel et que donc,

en ce sens, il l’excède. Or la structure est une condition de lisibilité, et on pourrait alors

renverser les termes et filer la métaphore pour dire qu’au moment où Freud a saisi la

fonction du fantasme dans le symptôme hystérique, il a fondé le point de fuite de la

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perspective psychanalytique : le sujet. Mais c’était celui de l’inconscient, celui qui ne se

sait pas lui-même, comme le regard qui ne se réfléchit pas : la fonction de l’un et de

l’autre est d’organiser un champ. Et parce que le regard ne vient à l’existence que dans

le monde de la lumière, il lui appartient d’organiser le champ visuel dans lequel le sujet a

à se soutenir. Et il ne peut le faire qu’en se faisant représenter (par un signifiant, pour un

autre signifiant) ; c’est alors que l’objet-regard prend le relais.

De même qu’une chambre de Wilson nous offre le spectacle d’une particule

élémentaire dans sa précaire existence, la « machine optique » de Brunelleschi, dans

son génial agencement, nous permet la lecture de ce phénomène, qui n’est pas à notre

échelle (soit celle de ce dit « monde de la représentation ») : le moment où le regard

pénètre le champ de la vision.