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8 mars 2007 — Marian Thébaud Clarté sombre Un plateau nu, des comédiens à la mine grave, le regard fixe, serrés auprès d'une grande blonde au chignon princesse impeccablement coiffée, robe de soie ceinte d'une écharpe pourpre, ouvrent avec force le spectacle. Cette première image a le lissé impeccable de toute photo de famille, un petit air Palais de Buckhingham des années 1950. Elle donne le ton. Declan Donnellan en mettant en scène la plus élisabéthaine des pièces shakespeariennes vise notre époque, l'universalité des violences qui nous traversent. Cette oeuvre aux rebondis- sements multiples, il la monte comme une pièce politique, forte, violente, sombre. Pas de décors spectaculaires, d'effets spéciaux, mais une fluidité dans les allers et venues, gommant volontairement tout exotisme facile. Une démonstration d'une clarté absolue. Un sentiment confirmé par la fermeté de jeu de la troupe baignée par les savants jeux de lumières de Judith Greenwood. En vue d'apporter une note d'humour et d'alléger le propos, il distribue le même comédien, l'excellent Tom Hiddleston, dans un double rôle, Posthumus, le mari banni, et Cloten, le fils arrogant de la reine. Deux personnalités on ne peut plus contradictoires qui permettent à l'acteur de composer le plus insupportable petit lord anglais, lippe boudeuse, et l'instant d'après, l'humilité de l'exilé. Jodie McNee est une Imogen à la juvénilité sans fadeur. Elle réussit à donner corps et esprit à son personnage vertueux. Difficile de person- nifier la fidélité, la foi, la chasteté. On sait bien que le vice est beaucoup plus spec- taculaire à jouer. Gwendoline Christie apporte juste ce qu'il faut de perfidie subtile pour donner à sa reine une touche de personnage de conte de fées. Elle pourrait être la caractérielle reine d'Alice au pays des merveilles. Guy Flangan est un traître qui a des allures de petit marquis de la City. Tous, rigoureux, précis, jouent avec homogénéité, unis comme les doigts de la main. 1

8 mars 2007 — Marian Thébaud - Cheek by Jowl · geance. Roi de Bretagne, Cymbeline découvre que sa fille Imogène a épousé se-crètement Posthumus, il réprouve cette union

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8 mars 2007 — Marian Thébaud

Clarté sombre Un plateau nu, des comédiens à la mine grave, le regard fixe, serrés auprès d'une grande blonde au chignon princesse impeccablement coiffée, robe de soie ceinte d'une écharpe pourpre, ouvrent avec force le spectacle. Cette première image a le lissé impeccable de toute photo de famille, un petit air Palais de Buckhingham des années 1950. Elle donne le ton. Declan Donnellan en mettant en scène la plus élisabéthaine des pièces shakespeariennes vise notre époque, l'universalité des violences qui nous traversent. Cette oeuvre aux rebondis-sements multiples, il la monte comme une pièce politique, forte, violente, sombre. Pas de décors spectaculaires, d'effets spéciaux, mais une fluidité dans les allers et venues, gommant volontairement tout exotisme facile. Une démonstration d'une clarté absolue. Un sentiment confirmé par la fermeté de jeu de la troupe baignée par les savants jeux de lumières de Judith Greenwood. En vue d'apporter une note d'humour et d'alléger le propos, il distribue le même comédien, l'excellent Tom Hiddleston, dans un double rôle, Posthumus, le mari banni, et Cloten, le fils arrogant de la reine. Deux personnalités on ne peut plus contradictoires qui permettent à l'acteur de composer le plus insupportable petit lord anglais, lippe boudeuse, et l'instant d'après, l'humilité de l'exilé. Jodie McNee est une Imogen à la juvénilité sans fadeur. Elle réussit à donner corps et esprit à son personnage vertueux. Difficile de person-nifier la fidélité, la foi, la chasteté. On sait bien que le vice est beaucoup plus spec-taculaire à jouer. Gwendoline Christie apporte juste ce qu'il faut de perfidie subtile pour donner à sa reine une touche de personnage de conte de fées. Elle pourrait être la caractérielle reine d'Alice au pays des merveilles. Guy Flangan est un traître qui a des allures de petit marquis de la City. Tous, rigoureux, précis, jouent avec homogénéité, unis comme les doigts de la main.

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De Pouchkine a Tchekhov, sans oublier bien sur Shakespeare, dont il a monte de nombreuses pièces, les mises en scène de Declan Donnellan frappent par leur in-tensité dramatique et la vitalité inventive du travail des acteurs. Sa venue au théâ-tre des Gemeaux depuis plusieurs saisons déjà est un moment très attendu. Cette année il met en scène Cymbeline (1609), l’une des dernières pièces de l’immense William qui s’apparente aux « romances », pièces hybrides mêlant éléments comi-ques et tragiques, plus concernées par le thème du pardon que par celui de la ven-geance. Roi de Bretagne, Cymbeline découvre que sa fille Imogène a épousé se-crètement Posthumus, il réprouve cette union que lui révèle la reine car il souhaitait qu’Imogène épouse son beau-fils Cloten. Posthumus doit s’enfuir à Rome ou il ren-contre Iachimo, que fait le pari de séduire Imogène. Exubérant, complexe, pétri de surnaturel, ce conte mystérieux côtoie de près la terrible réalité de la mort… pour finir par une réconciliation générale sur le thème de la rédemption. Pourquoi avoir chose cette flamboyante pièce de Shakespeare, cultivant une ambi-guïté constante dans les situations et les personnages ? Declan Donnellan : A la fin de sa vie, Shakespeare a trouvé une forme pour s’expri-mer spirituellement a travers quatre pièces, Périclès, Cymbeline, Le Conte d’Hiver et La Tempête. On peut discerner les mêmes éléments dans les quatre pièces, comme par exemple le thème important de la résurrection : celui qui est crue mort revit, tel Posthumus dans Cymbeline, dont le cadavre décapité, reconnu par Imo-gène, n’est en fait pas le sien. Shakespeare choisit une forme pour essayer de met-tre en œuvre la rédemption, ce qui est très rare en art et en littérature. Générale-ment, une pièce de théâtre sérieuse est en même temps tragique, or Shakespeare aborde des thèmes très sérieux avec beaucoup d’humour. De telles pièces sont très originales. J’aime beaucoup les tragédies ou les comédies shakespeariennes, mais les pièces qui expriment la douleur de la vie et contiennent quant même un élément de rédemption à la fin font exception, et je suis à leur recherche ! Le vraisemblable est ici absent, on ne croit pas du tour à la psychologie des person-nages… DD : Shakespeare ne s’intéresse pas du tout à la vraisemblance. Bien sur certaines pièces comme Othello recèlent des analyses psychologiques profondes mais il est trompeur d’essayer de traiter ces pièces avec une sensibilité post-romantique ou post-freudienne. Toutes ces révolutions nous ont évidemment changés et il est très

La Tirasse

Cymbeline: pour une rédemption spirituelle

Mars 2007 — Agnès Santi

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intéressant d’y réfléchir, mais quand on met en scène ces pièces, il est important de se libérer de ces idées qui peuvent être tyranniques. Ce qui en jeu n’est pas une histoire psychologique, c’est très spirituel et très humain. Les thèmes de la sépara-tion, l’abandon, et l’amour sont essentiels dans la pièce. Il y a dans Cymbeline une atmosphère que j’adore, la pièce déploie une mystérieuse présence de la vie comme de la mort. Au-delà de l’amour entre Imogène et Posthumus et des histoires individuelles, la pièce relate-t-elle donc une expérience humaine plus large, plus symbolique, liée a une transcendance ? DD : Il y a beaucoup d’amour dans la pièce et un sens de Dieu qui est beaucoup plus profond que celui de Jupiter. Le parti puritain interdisait de parler de Dieu, ce qui explique les références a Jupiter. Dieu est un mystère pour Shakespeare, ce n’est pas exactement le Dieu chrétien même si la moralité est assez chrétienne. La transcendance est un élément très shakespearien, présent dans toutes ses œuvres. Dans Lear comme dans Macbeth, des tragédies terrifiantes, on peut sentir un peu d’air, et beaucoup moins dans les jeunes comédies comme Le Songe. Dans le cy-cle des quatre pièces que nous avons mentionnées, cet aspect est très développé. Je pense que Shakespeare était un catholique secret parce qu’il n’a jamais écrit une de ces tragédies de vengeance très populaires, que avaient toujours lieu dans une cour italienne ou espagnole avec des prêtres empoisonneurs, ce qui flattait la sensi-bilité nationaliste en train de grandir en Angleterre. Les tragédies de Shakespeare ont toujours évite cela, elles se passent au Danemark, en Ecosse, dans des pays du Nord. Et quand Shakespeare écrit une tragédie méditerranéenne, c’est Othello, qui se déroule principalement a Venise, or un état plus séculier que la Venise d’O-thello, c’est impossible a trouver ! Comment envisagez-vous le mal chez les personnages shakespeariens ? DD : Le mal existe peut-être mais ce n’est pas utile de penser dans ces termes. Un acte peut être profondément et absolument mauvais, mais l’être humain ne peut pas l’être. On peut toujours essayer de comprendre Iago ou Malvoglio sans juger. Je pense que l’art est ….ers polaire du jugement, celui qui est artiste ne peut pas être juge. Dans mon travail j’éprouve une véritable aversion pour le sentimentalisme, qui consiste à nier l’ambivalence de la vie. Shakespeare ne sait pas être sentimen-tal, ne peut pas l’être. Je pense que tous les grands écrivains, tels aussi Pouchkine ou Tchekhov, ont cette qualité. Dans beaucoup de pays les personnages de Tchek-hov sont sentimentalises, alors que son œil de médecin exerce une analyse féroce de la condition humaine. Les grands écrivains ont le désir d’éviter, et de détruire le sentimentalisme, - ce qui est impossible ! -, car il établit une émotion fausse, un par-tage, une division entre celui qui est sauve et celui qui ne l’est pas, celui qui est bon, celui qui est mauvais. On ne peut pas aimer et sentimentaliser en même temps, l’amour, c’est être présent avec quelqu’un d’autre qui est hors de soi. Si on senti-mentalise quelqu’un, on le réduit à une projection de ce qui est en soi, on ne peut plus vraiment le voir.

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Armelle Héliot Le Figaro November 17 2007

Declan Donnellan, Irlandais d’origine, Anglais d’éducation, Européen de culture, uni-versel de pensée, est l’un des metteurs en scène les plus originaux qui soient. L’un des plus cultivés aussi. Et parce qu’il sait beaucoup, il ne se laisse jamais entraver par quelque précaution que ce soit lorsqu’il aborde un texte. Le Cid, avec des comédiens français, Boris Godounov, avec des russes, nous l’ont prouvé. Avec An-dromaque, dont il faut savoir qu’il la découvrit à 16 ans et qu’il l’a depuis traduite en anglais et mise en scène en Grande-Bretagne, il fait preuve d’un époustouflant tou-pet ! Il entend, par-delà le carcan sublime de la forme et sa musicalité, la vérité toute nue.

Le rimmel fout le camp, dans cette mise en scène qui situe l’action dans un monde qui ressemble pour nous à la Grande-Bretagne de l’après-Seconde Guerre Mondiale, aux films de cette époque venus des deux côtés de l’Atlantique. Ce n’est pas la pre-mière fois que l’on transpose ainsi Racine, mais Donnellan y va. Sans trembler. Le trait est ferme et la scénographie et les costumes de Nick Ormerod sont stricts : des chaises d’école, des petites robes noires pour les femmes, des uniformes ou des costumes gris pour les hommes.

Découvrant les protagonistes qui se présentent au public comme s’ils allaient entrer dans un combat sans merci, le spectateur est immédiatement saisi par la présence d’un enfant, et il ne quittera plus le plateau, Astyanax (Sylvain Levitte). C’est autour de lui que Declan Donnellan organise la représentation. Histoire de filiation. Ici, les êtres qui se déchirent sont tous des rejetons maudits de héros : Achille, Clytemn-estre, Hector, Hélène… Comment vivre sans être ligoté, comment aimer, souffrir, mourir ? Donnellan va bien plus loin ici que le fil que l’on connaît de « a » aime « b » qui aime « c » qui aime « d », qui était l’efficace résumé des écoles. Il met à nu les personnages, il en fait des petites personnes avec des passions et des pulsions diffi-ciles à maîtriser, des hommes assez entravés, maladroits, des femmes pestes, mes-quines, des hommes coléreux, des femmes colériques, tous profondément névrosés et impudiques.

On se croirait dans une sitcom qui prendrait l’apparence d’un film des années 1940. Le metteur en scène ne respecte pas à dessein l’unité de lieu. Il nous donne à voir ce qui n’est qu’évocation par la parole. Cela va jusqu’à une scène de mariage… Il disloque donc complètement la forme tragique et pourtant, tout cela parle « Racine ». Et lon entend Racine ! La langue est dite avec précision, toute rigueur formelle ef-facée. Une fois admis le principe, la férocité terrible de Donnellan, les inégalités de la distribution, les faiblesses acoustiques des Bouffes du Nord, on applaudit sans réserve Xavier Boiffier (Oreste), Camille Cayol (Andromaque), Christophe Grégoire (Pyrrhus), Camille Japy (Hermione) et tous leurs camarades.

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