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Marc Richir Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 82, N°56, 1984. pp. 500-522. Abstract Retrieving the husserlian doctrine of pure logic (Logical Investigations, Ideas I, § 124), the author attempts to show how it can be transformed, while remaining phenomenological in a new sense : logical concept and generality result from a very peculiar, logical- transcendental, schematism of language, underlying that part of language which aims at objective knowledge. Formed out by schematic operation, phenomena are finding themselves drawn out of their primitive phenome- nality in becoming «objects» of knowledge. Irreductibly bringing in themselves the track coming from the proper work of that drawing out, these constitute many a priori distinct logical loci of which pure logic has to elaborate a systematic inventory. Résumé Reprenant la doctrine husserlienne de la logique pure (Recherches logiques, Ideen I, §124), l'auteur s'efforce de montrer comment elle peut se transformer tout en demeurant phénoménologique en un nouveau sens: le concept et la généralité logiques résultent d'un schématisme de langage très particulier, logique transcendantal, sous- tendant cette part du langage qui tend à la connaissance objective. Mis en forme par cette opération schématique, les phénomènes se trouvent écartés de leur phénomenalité primitive pour se muer en des «objets» de la connaissance. Portant irréductiblement la trace du travail propre à cet écart, ceux-ci constituent autant de lieux logiques a priori distincts, dont la logique pure se doit désormais de faire le recensement systématique. Citer ce document / Cite this document : Richir Marc. Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 82, N°56, 1984. pp. 500-522. doi : 10.3406/phlou.1984.6315 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1984_num_82_56_6315

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  • Marc Richir

    Le problme de la logique pure. De Husserl une nouvelleposition phnomnologiqueIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrime srie, Tome 82, N56, 1984. pp. 500-522.

    AbstractRetrieving the husserlian doctrine of pure logic (Logical Investigations, Ideas I, 124), the author attempts to show how it can betransformed, while remaining phenomenological in a new sense : logical concept and generality result from a very peculiar,logical- transcendental, schematism of language, underlying that part of language which aims at objective knowledge. Formedout by schematic operation, phenomena are finding themselves drawn out of their primitive phenome- nality in becomingobjects of knowledge. Irreductibly bringing in themselves the track coming from the proper work of that drawing out, theseconstitute many a priori distinct logical loci of which pure logic has to elaborate a systematic inventory.

    RsumReprenant la doctrine husserlienne de la logique pure (Recherches logiques, Ideen I, 124), l'auteur s'efforce de montrercomment elle peut se transformer tout en demeurant phnomnologique en un nouveau sens: le concept et la gnralitlogiques rsultent d'un schmatisme de langage trs particulier, logique transcendantal, sous- tendant cette part du langage quitend la connaissance objective. Mis en forme par cette opration schmatique, les phnomnes se trouvent carts de leurphnomenalit primitive pour se muer en des objets de la connaissance. Portant irrductiblement la trace du travail propre cet cart, ceux-ci constituent autant de lieux logiques a priori distincts, dont la logique pure se doit dsormais de faire lerecensement systmatique.

    Citer ce document / Cite this document :

    Richir Marc. Le problme de la logique pure. De Husserl une nouvelle position phnomnologique. In: Revue Philosophiquede Louvain. Quatrime srie, Tome 82, N56, 1984. pp. 500-522.

    doi : 10.3406/phlou.1984.6315

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1984_num_82_56_6315

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_phlou_209http://dx.doi.org/10.3406/phlou.1984.6315http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1984_num_82_56_6315
  • Le problme de la logique pure

    De Husserl une nouvelle position phnomnologique

    I. Le paradoxe de la thorie de la connaissance husserlienne 1

    Comme on le sait, la logique pure husserlienne se confond avec une thorie gnrale de la connaissance, qui a pour tche d'assurer et d'lucider les concepts et les lois qui confrent toute connaissance signification objective (objektive Bedeutung) et unit thorique (LU, II, I, 3). Nous ne rappellerons pas, ici, pourquoi et comment Husserl pense pouvoir accomplir cette tche par une phnomnologie pure des vcus de la pense et de la connaissance : qu'il nous suffise de savoir que, dans la mesure o celle-ci doit elle-mme s'exprimer en un langage de connaissance, elle doit tout d'abord en passer par une analyse des phnomnes de langage, au terme de laquelle doivent pouvoir se dgager les statuts phnomnologiques respectifs de la connaissance objective et du langage cognitif cens lui convenir. Ainsi que l'crit Husserl, les objets vers lesquels s'oriente la recherche de la logique pure ... sont donns comme enrobs pour ainsi dire (sozusagen als Einbettungeri) dans des -vcus psychiques concrets, qui, dans leur fonction d'intention de signification {Bedeutungsintention) ou de remplissement de signification ( ce dernier point de vue comme intuition Anschauung qui illustre ou qui rend vident), relvent de certaines expressions (Ausdrckeri) linguistiques et forment avec elles une unit phnomnologique (LU, II, I, 4). Tout le problme des Recherches logiques, et en particulier de la Irc Recherche, est ainsi pos: il s'agit de dgager, et de librer du psycholo- gisme (critiqu dans les Prolgomnes), les expressions ayant vritablement valeur cognitive, et, par l'analyse idtique des vcus (= les phnomnes) enjeu dans ces expressions, par l'analyse des rapports entre

    1 Nous utiliserons les textes des Logische Untersuchungen (Niemeyer, Tubingue, 2. Auflage, 1913) et des Ideen zu einer reinen Phnomenologie und phnomenologischen Philosophie (Niemeyer, Halle, 3. Auflage, 1928) et leur traduction franaise respective par H. Elie, L. Kelkel et R. Schrer (P.U.F., Paris, 1959-1963) et par P. Ricoeur (Gallimard, Paris, 1950). Nous citerons dans le cours de notre texte, par les sigles LU et Ideen I, suivis de l'indication de page dans les ditions allemandes mentionnes.

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    intention et remplissement de signification, de mettre en vidence le statut de la connaissance objective, de ce qui, a priori, lui confre sa validit objective. Toute la question de la connaissance semble en effet, pour Husserl, se condenser dans ce que nous nommerions aujourd'hui la rfrence objective du langage scientifique, et comme nous allons tout d'abord nous efforcer de le montrer, il y a, dans la manire husserlienne de poser la question, une sorte de paradoxe de grande porte puisqu'il y va aussi, en un sens, du statut de la phnomnologie.

    Nous ne reprendrons pas, ici, l'analyse du mouvement par lequel, dans la Iere Recherche, Husserl dgage la puret logique de l'expression dans l'unit qu'elle constitue avec la signification, la Bedeutung. Que la mise hors circuit de la fonction d'indication (Anzeige) et de la fonction de manifestation (Kundgabe) dans le discours (Rede) n'aille pas sans poser de cruciales difficults la mise jour que vise Husserl2, c'est ce dont, certes, il faut tre conscient, mais sans oublier l'essentiel de cette vise, qui est constitue par l'nigme d'un discours purement logique, c'est-- dire purement cognitif ; mme si ce type de discours, Husserl le sait autant que tout autre logicien, n'existe nulle part en fait, il demeure l'idal, et d'une certaine manire le sens mme de la connaissance, ce qui lui donne son existence de droit. Ici dj, pourrait-on dire, il y a un paradoxe de Husserl : celui de son radicalisme qui ne se dmentira jamais, puisque son ambition est effectivement d'assurer ce droit de manire dfinitive, en analysant ce qui est en jeu dans les expressions proprement dites, c'est--dire les expressions censes ne rien faire d'autre qu'exprimer, en transparence, par leur phnomne physique, leur signification. Il y a quelque chose du mathmaticien dans cette dmarche puisque, supposant le problme rsolu, Husserl tudie ce qu'il faut penser et effectuer pour rsoudre le problme, qui est celui de l'objectivit univoque de la connaissance. S'il y a une logique pure, c'est ce prix, mais tout dpend ds lors de la manire dont on a suppos le problme rsolu, et c'est sur ce point prcis que nous voudrions faire porter l'attention.

    Rien de plus raisonnable, en apparence, que de dire, comme Husserl, que toute expression cognitive veut dire (bedeutet, signifie, nous reprenons la traduction de Derrida) quelque chose sur quelque chose; de dire, selon ses propres mots, que le phnomne concret de l'expression anime d'un sens (sinnbelebteri) s'articule, d'une part, dans le phnomne

    2 On se reportera l'ouvrage de J. Derrida, La voix et le phnomne, P.U.F., Paris, 1967.

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    physique o l'expression se constitue selon sa face physique, et d'autre part, dans les actes qui lui donnent la signification et ventuellement la plnitude intuitive, et en lesquels se constitue le rapport (Beziehung) une objectit (Gegenstndlichkeit) exprime (LU, II, I, 37). C'est par ces actes que l'expression, visant (meineri) quelque chose (etwas), se rapporte de l'objectif, qui, ou bien apparat (erscheint), auquel cas la rfrence objective est ralise, ou bien n'apparat pas, auquel cas, certes, la rfrence objective est non-ralise, mais dans la mesure mme o elle est implique (beschlosseri) dans la simple intention de signification (ibid.). Cela conduit distinguer les actes confrant la signification (= intentions de signification), qui sont essentiels l'expression (LU, II, I, 38), des actes remplissant la signification ( = remplissements de signification), qui ne le sont pas, mais se trouvent avec elle dans ce rapport logiquement fondamental d'actualiser la rfrence objective de la signification (ibid.). L'analyse notique de ces actes ( 10) montre leur intime unit phnomnologique: avec les premiers sont souvent fusionns les seconds, de telle manire que l'objet intuitionn dans le remplissement apparat (erscheint) comme tant celui qui est signifi (bedeutei) dans la signification, ou encore, qui est nomm au moyen de la signification (LU, II, I, 41, nous soulignons). Ds lors, tous les objets et toutes les rfrences objectives ne sont, pour nous, ce qu'ils sont, que par les actes de viser (vermeinen) essentiellement diffrents d'eux, dans lesquels ils nous deviennent reprsentables (vorstellig), dans lesquels ils sont en face de nous (gegen'bersteheri) justement en tant qu'units vises (gemeint) (LU, II, I, 42, nous soulignons).

    Si, par l, l'objet ne concide jamais avec la signification (LU, H, I, 46), mais s'il ne peut tre vis qu'en elle et exprim grce elle (ibid.), en quoi consiste donc la signification, quel est son statut cognitif? Se rduirait-elle n'tre que le rapport entre la pense ou la connaissance et l'objet de la connaissance? Aurait-elle pour seule fonction d'ouvrir la pense la connaissance objective, de creuser un certain type d'cart o la pense, comme un voir, pourrait intuitionner (ou pas) un objet en face d'elle? Mais alors, son rle ne consiste-il pas s'effacer, laisser paratre, pour ainsi dire en transparence, l'objet de la connaissance, et celle-ci est-elle finalement autre chose qu'une intuition, que la signification a pour seule fonction de rendre possible, et dont, ce titre, la logique pure ne serait que le mode d'accs privilgi? Le paradoxe de la thorie husserlienne de la connaissance serait alors le suivant : bien qu'il n'y ait pas de connaissance possible sans signification (et donc sans expression),

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    la vrit de la connaissance en serait pourtant indpendante en tant que ne pouvant tre assure que par l'intuition la logique pure aurait pour seule fonction de nous ouvrir au monde objectif tel qu'il est en lui-mme, ou de le laisser apparatre selon son tre (objectif) qui lui appartiendrait toujours dj. On sait les apories qu'une telle attitude engendre: le monde objectif stricto sensu : le monde que dcouvre la connaissance est-il lui-mme intrinsquement logique, faut-il poursuivre le paralllisme entre intentions et remplissements de signification jusqu' admettre, comme Husserl, l'existence d'une intuition catgoriale, diffrente de l'intuition sensible (de la perception) mais fonde sur celle-ci? Autrement dit, faut-il aller jusqu' admettre que le logique (pur) est eo ipso dvoilement onto-logiquel Et par consquent aussi, du fait mme, apophantiquel

    Voil, certes, qui trouve de profonds chos dans toute une part de la tradition philosophique c'est le radicalisme, mais qui ne va pas sans rencontrer de redoutables difficults, qui ont trait, justement, aux rapports entre signification et objet. Dj au 14 de la Ire Recherche, Husserl remarque que, dans le rapport ralis l'objet, deux choses peuvent encore tre dsignes comme exprimes: d'une part l'objet (Gegenstand) lui-mme, et mme comme tant vis de telle manire. D'autre part, et dans un sens plus propre, son corrlat idal dans l'acte qui le constitue du remplissement de signification savoir le sens (Sinn) remplissant (LU, II, I, 50). En sorte que, quand l'intention de signification se remplit sur la base d'une intuition correspondante, ..., l'objet se constitue comme 'donn' dans certains actes ... de la mme manire qu'il est vis par la signification (Ibid., 51-52). La distinction est donc faite entre le corrlat nomatique de la nose (de l'intention de signification) et l'objet lui-mme; le remplissement, qui donne en fait, dans l'vidence, la vrit de la connaissance, a lieu quand l'objet de l'intuition, pourtant rendue possible par la signification, se donne comme il est vis par la signification, par suite quand il y a adquation entre l'objet vis et l'objet donn. Mais quel est le statut phnomnologique de cette adquation, c'est--dire de la vrit? Comment savoir que l'adquation n'est pas toujours illusion d'adquation? Et qu'est-ce qui peut venir donner l'objet intuitionn sa dimension ncessaire d'extriorit par rapport l'objet vis? Question qui, on le voit, est dj, presque heideggerienne puisqu'on serait tent de dire que seule l'ek-stase originaire du Dasein est susceptible de l'ouvrir quelque chose comme une extriorit qui soit radicale par rapport la quasi-extriorit de l'objet vis.

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    Sans pouvoir entrer ici dans les dtails des analyses, aux contours et aux dtours complexes, de la Iere Recherche, nous nous porterons au cur de la difficult et du paradoxe, en examinant, dans la Ire section de la VIe Recherche, les paragraphes 6, 7 et 8 qui reviennent sur la question de la connaissance, donc du rapport entre signification et intuition. Considrant tout d'abord la relation d'unit en repos en vertu de laquelle la pense confrant la signification est fonde {gegrndet) sur l'intuition (scil. dans la perception) et se rapporte par ce moyen son objet, et prenant l'exemple de l'expression mon encrier dsignant mon encrier que je vois actuellement en face de moi, Husserl crit: le nom mon encrier vient en quelque sorte 'se poser sur' l'objet peru, il lui appartient pour ainsi dire de manire sensible ifhlbar) (LU, II, 2, 24). Mais par l, certes, les mots ne sont pas viss comme quelque chose (se trouvant) dans les choses qu'ils nomment ni n'adhrent elles {ibid.). L'analyse phnomnologique indique que ce ne sont pas le mot et l'encrier qui entrent en relation, mais les actes d'expression (par le mot apparaissant) et de perception. Qu'est-ce donc qui unifie ces actes? Lisons la rponse de Husserl: Cette relation est, en tant que dnominative {nennende), mdiatise par des actes, non pas seulement du signifier, mais du connatre {Erkenneri), et la vrit ce sont ici des actes de classification. L'objet peru est connu {erkannt) comme encrier, et dans la mesure o l'expression qui signifie est une, d'une manire particulirement intime avec l'acte de classification, et o celui-ci nouveau, en tant que connatre de l'objet peru, est un avec l'acte de perception, l'expression apparat pour ainsi dire comme tant pose sur la chose et comme si elle tait son vtement (LU, II, 2, 25). De la sorte, ce qui constitue le vcu (= le phnomne global ici en cause), c'est un connatre qui enchevtre {verschmelzen) de manire dtermine et simple, d'une part le vcu d'expression, d'autre part la perception correspondante: c'est le connatre de cette chose en tant que mon encrier {ibid.). La connaissance opre donc une mdiation entre l'apparition du complexe phonique anim d'un sens et l'intuition de la chose {Sachanschauung) (LU, II, 2, 26), et c'est ce que Husserl cherche gnraliser, au 7, pour tous les cas de dnomination d'une donne intuitive. C'est au caractre d'acte du connatre que le mot est redevable de son rapport de sens {sinngemss) l'objet de l'intuition, c'est donc par cette mdiation que l'expression et sa signification acquirent rfrence objective ; mais l'inverse, ce caractre d'acte appartient au mot ( l'expression) selon son essence dans sa dimension de signification {bedeutungsmssig) (cf. LU, II, 2, 28, in fine).

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    Comme si le connatre tait toujours dj ouverture de l'cart par quoi la signification signifie quelque chose d'objectif, d'un autre ordre que celui de l'expression (du Wortlaut), et comme si, en retour, la signification elle-mme ouvrait ce mme cart sans lequel il n'y aurait pas de connaissance. Rapport quasi-rversible difficile penser, mais dont l'autonomisation eu gard la perception concrte permet Husserl d'introduire et de justifier la gnralit du mot nous y reviendrons, puisque c'est l que rside en germe la possibilit de la logique pure.

    Rapport qui est analys de plus prs dans le 8, nos yeux l'une des plus importantes des Recherches logiques. Husserl y commence par opposer l'intuition (Anschauung), o l'objectit est rendue prsente intuitivement (intuitiv vergegenwrtigt), et la simple pense, qui s'identifie la signification, o l'objectit est simplement pense (bloss gedacht). Il poursuit en rappelant le rle mdiateur du connatre et en ajoutant que, dans l'unit statique prcdemment analyse, le signifier n'est pas lui- mme le connatre (LU, H, 2, 33). Or l'unit de connaissance, unit de l'intention de signification et du remplissement intuitif, peut aussi se prsenter comme un rapport dynamique, o les termes du rapport et l'acte de connaissance qui les met en rapport sont spars les uns des autres dans le temps, se dploient dans une figure temporelle (zeitge- stalt) (LU, II, 2, 34). Nous avons l, dans le premier temps (Schritt), le 'simple penser' (= le simple 'concept' = la simple signification) en tant qu'intention de signification tout simplement (schlechthin) insatisfaite qui s'approprie (sich zueigneri), dans le second temps, un remplissement plus au moins adapt (angemessen); les penses (Gedanken) reposent pour ainsi dire satisfaites dans l'intuition du pens (in der Anschauung des Gedachtes) qui, prcisment en vertu de cette conscience d'unit, se manifeste (sich ankiindigen) comme la pense de cette pense (als das Gedachte dieses Gedankens), comme ce qui est vis (das Gemeinte) en elle, comme le but pens (Denkzie) plus ou moins parfaitement atteint (ibid., nous soulignons). Le contexte indique qu'il ne faut pas confondre cet objet de la pense et l'objet de l'intuition, puisque l'identit objective, qui a lieu dans l'acte de connatre, dans le remplissement effectif de l'intention de signification, est adquation de l'objet tel qu'il est pens et de l'objet tel qu'il est intuitionn, l'adquation tant l'unit de remplissement (cf. LU, H, 2, 34-35) et nous allons y revenir.

    Ce passage nous parat tout fait capital dans la mesure o nous y trouvons une caractrisation claire de la pense: elle n'est rien d'autre que l'intention de signification. Or le propre de celle-ci est de s'attribuer,

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    de s'approprier un remplissement plus ou moins bien adapt : le propre du penser est de s'intuitionner dans le pens, en un acte d'unit tel que le pens se manifeste du mme coup comme le pens de ce penser, comme cela mme que le penser recherchait ou visait. En d'autres termes, la pense se cherche et se trouve travers son objet: c'est d'emble, ou originairement, que la pense est rapport d'ouverture l'objet, donc que la signification a une rfrence objective. Par suite, la pense n'est que dans ce rapport, elle n'est mme que ce rapport ( = logos), cet cart constitutif de son objet. Nous comprenons par l que si la connaissance ne peut oprer que par la mdiation des significations, c'est parce qu'il lui faut tout d'abord cet cart. Mais nous comprenons aussi, du mme coup, que l'objet intuitionn (par exemple celui de la perception) n'est connu que par la mdiation de cet cart, du travail de cet cart qui est tout le travail de la pense dans la connaissance, donc que l'objet connu est toujours eo ipso reconnu, et qu'il ne se confond pas avec l'objet pour ainsi dire brut, par exemple celui de la perception dont n'est pris en compte, dans la connaissance, que cela mme qui est susceptible de remplir, moyennant une intuition dj dirige, l'intention de signification. Il semble donc y avoir un inluctable cercle de la connaissance puisque celle-ci, dans sa vrit, ne consisterait jamais qu' voir (dans l'intuition) cela mme qu'elle cherche toujours dj voir, dans son travail de creuser l'cart ncessaire ce voir lui-mme : toute connaissance ne serait jamais que reconnaissance, recognition de soi selon les multiples faces d'une auto- rflexivit spontane et rversible allant des intentions aux remplisse- ments intuitifs de signification.

    Or Husserl insiste fortement, dans la suite du paragraphe, sur le fait que l'identit objective, qui se constitue dans le remplissement, ne rsulte pas d'un raisonnement ou d'un calcul rflchi, mais procde de la spontanit ou de l'irrflexion d'un acte, celui, justement, du connatre, o se ralise immdiatement l'unit de la signification, de l'intuition, et de leur adquation, laquelle correspond un seul objet, l'objet connu: le terme de connatre exprime ainsi l'apprhension du mme tat d'unit (Einheitslage) du point de vue de l'objet de l'intuition (ou de l'objet de l'acte remplissant) et en relation la teneur en signification (Bedeutungs- gehalt) de l'acte signitif (LU, II, 2, 35). L'objet connu ne l'est en effet qu'eu gard la signification qui le vise. Et s'il y a logique pure, s'il y a thorie de la connaissance, c'est, nous le comprenons, parce qu'il y des cas o la pense se cherche sans se trouver, o elle tente de creuser un cart qui n'ouvre sur rien, soit qu'elle s'embarrasse dans sa syntaxe (c'est

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    le problme de la grammaire pure logique), soit qu'elle s'illusionne sur cela mme qu'elle cherche. La signification est donc rapport, et la signification cognitive bon rapport, rapport droit ou correct en lequel la pense se trouve et s'annihile, comme travail de l'cart, en vision ou en intuition de ce qu'elle a trouv. Il n'y a donc pas, chez Husserl, d' inventions dans la connaissance, mais seulement des dcouvertes. Quoi qu'il ait pu en dire, nous sommes dans un univers quasi-platonicien, o c'est le bon cart, la vue droite, qui permet de voir les choses et le monde tels qu'ils sont (objectivement).

    Nous retrouvons donc, dans la finesse de ces analyses, ce que nous nommions le paradoxe de la thorie de la connaissance husserlienne. Celui-ci prend une allure encore plus aigu si nous nous penchons sur le 124 des Ideen I, sur l'articulation des phnomnes pr-expressifs aux phnomnes en cause dans l'expression. Husserl s'y montre encore plus radical que dans les Recherches, puisque l'expression y est identifie la signification (Ideen I, 257), puisque la signification appartenant au Wortlaut est dj, en elle-mme expression (ibid.): par l, 1' 'expression'

    est une forme remarquable qui s'adapte chaque 'sens' (au 'noyau'

    nomatique) et le fait accder au rgne ... du conceptuel et ainsi du 'gnral' (ibid.). Sur la manire dont il faut comprendre cette adaptation qui fait accder le noyau nomatique, le corrlat intentionnel de la nose, la sphre du logique, Husserl s'explique de la manire suivante: Du point de vue notique, le terme 'exprimer' doit dsigner une couche particulire d'actes: tous les autres actes doivent s'y adapter, chacun leur manire, et se fondre avec elle de faon remarquable; ainsi le sens nomatique de l'acte, et par consquent le rapport l'objectit qui rside dans ce sens, trouve son empreinte (Ausprgung) 'conceptuelle' dans le moment nomatique de l'exprimer. Un medium intentionnel spcifique s'offre nous, dont le propre est par essence de reflter (widerspiegeln) si l'on peut dire toute autre intentionnalit, quant sa forme et son contenu, de la dpeindre (abbilden) en couleurs originales et par l de peindre (einbilden) en elle sa propre forme de 'conceptualit' (Ideen I, 257, nous soulignons). A quoi fait cho cet autre texte du mme paragraphe: La couche de l'expression, c'est l son originalit , si ce n'est qu'elle confre prcisment une expression toutes les autres intentionnalits, n'est pas productive. Ou si l'on veut : sa productivit, son action nomatique, s'puisent dans l'exprimer et dans la forme du conceptuel qui s'introduit avec cette fonction (Ideen I, 258). Dire qu'elle n'est pas productive, c'est dire, prcisment, ce que nous relevons comme

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    le paradoxe de la thorie de la connaissance husserlienne, puisque c'est dire que la seule fonction de l'expression, donc de la Bedeutung, est de mettre dans la forme du conceptuel o la pense pourra intuitionner son objet, sans rien changer au sens intentionnel pr-expressif, puisque c'est l'expression de s'adapter ce sens.

    Sans vouloir, ici, reprendre tout l'cheveau complexe des questions poses par cette doctrine3, penchons-nous un moment sur la description husserlienne du medium intentionnel de l'expression, o se joue le passage du non-logique ou du pr-logique au logique. Ce passage est travaill par une double mdiation paradoxale: 1) celle par laquelle le sens nomatique, et donc le rapport l'objectit qu'il y a sans l'expression, est tout d'abord reflt, comme en un miroir, et de l, dpeint, reprsent dans ses propres couleurs d'origine: par l, l'expression, ou plus prcisment la signification, rflchit ou reproduit dans une sorte d'image (Abbild) le sens nomatique d'origine il n'y a pas de Bedeutung sans rflexion de ce qu'elle vise exprimer, donc sans une sorte de ddoublement de ce qu'elle vise en son intention. Tout se passe comme si elle avait figurer cela mme qu'elle vise dans son milieu propre, et en ce sens, cette figuration qui ne change rien aux couleurs d'origine, qui est copie, est, il est vrai, improductive. 2) Ce qui est beaucoup plus difficile comprendre, c'est que, par cette opration mme, l'expression fait entrer le sens nomatique dans la forme conceptuelle, informe (einbilden) ce qu'elle vise pour le faire entrer dans sa forme. La rflexion et la reproduction sont du mme coup information (Ein-, bildung). Il ne s'agit donc pas uniquement d'une adaptation en quelque sorte passive de l'expression au noyau nomatique, pas non plus d'une trans-formation, d'une mta-morphose de ce dernier dans la signification, mais d'une adaptation en retour du sens la signification, par laquelle le sens ne fait que recevoir son empreinte conceptuelle, c'est--dire cognitive. Ds lors, il y a, en quelque sorte, adaptation rciproque du sens et de la signification, en vertu de laquelle les deux constituent cette identit ou cette unit qui est celle de la connaissance. S'il n'y avait que la premire mdiation, il n'y aurait pas de signification, donc pas de connaissance, mais simple reduplication du rapport prlogique (et pr-cognitif : par exemple, dans la perception) l'objectit, rflexion de celui-ci dans ce qui ne peut tre que la pense tout le

    3 Cf. J. DERRIDA, La forme et le vouloir-dire, dans Revue internationale de philosophie, 81, 1967, pp. 277-299, en particulier pp. 286-290.

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    contexte l'indique , non pas, certes, la pense au travail, la pense en tant qu'Einbildung, mais la pense en tant qu instance intuitionnante, c'est--dire en tant qu'il. Or justement, ce que montre le texte husser- lien, c'est, trs paradoxalement, que la pense ne peut fonctionner que mdiatement comme un il : savoir par la mdiation de YEinbildung qui reste irrductiblement attache YAbbildung et la Wider spiegelung. Pour pouvoir seulement voir, intuitionner, il lui faut le remplissement de signification, il lui faut donc la mise-en-forme (conceptuelle) par laquelle seulement elle peut s'riger comme rapport un objet et comme il, dans la mesure o c'est par l seulement que, l'inverse, elle peut rflchir et dpeindre en couleurs d'origine.

    Le paradoxe de la thorie de la connaissance husserlienne prend donc ici une allure encore plus aigu en tant que dans cette manire de poser le problme de la connaissance, rien n'indique la ncessit en vertu de laquelle la pense doit travailler in-former le sens nomatique afin de, tout simplement, le voir (l'intuitionner) tel qu'il est. Rien, sinon le fait, a posteriori, que la connaissance n'est pas immdiate, que la science ne nous est pas infuse, mais qu'elle requiert de nous un travail patient et ardu, tendu par surcrot au long des sicles et l'on sait que Husserl y reviendra dans la priode de la Krisis. Telle est sans doute la ranon de son quasi-platonisme que la non-immdiatet de la connaissance y devient un problme, et mme un problme insoluble, celui d'une productivit qui s'puise dans l'improductivit, dans l'immdiatet du remplissement intuitif mdiatise ou diffre par l'intention de signification, par la pense.

    S'il en est ainsi, c'est que, moins de dcrter la doctrine husserlienne arbitraire, le lieu de la pense n'est pas ipso facto le lieu de l'intuition, ou c'est que le lieu de l'intuition propre la pense est comme dcal, par un cart, du lieu de l'intuition en gnral en particulier de celle qui est enjeu dans la perception. Si l'aporie husserlienne a un sens et elle doit bien en avoir un puisqu'elle dcoule d'un point de dpart raisonnable , il est chercher dans le travail de cet cart , dont il reste se demander s'il n'est pas, de lui-mme, gnrateur de la pense plutt qu'engendr par une pense dont il faudrait toujours dj prsupposer le lieu. Mais sur ce chemin, nous allons, sans nul doute, au-del de ce que Husserl lui-mme a pens.

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    II. Vers une nouvelle position phnomnologique

    A lire le texte crucial des Ideen I (257) mettant en jeu la double mdiation du Wider spiegeln-Abbilden et de YEinbilden, on ne peut s'empcher de penser, comme par une sorte de jeu de mots, que tous les lments sont disponibles pour concevoir le travail de la pense comme le travail d'une Einbildungskraft, d'un type particulier d'imagination trans- cendantale au sens kantien, selon lequel la mise en images conceptuelles aurait pour caractre de rflchir et de dpeindre un matriau prexistant par son apparatre en lui-mme et par lui-mme. On serait ainsi conduit, telle sera notre hypothse, l'ide que le concept et la gnralit logiques sont comme le rsultat d'un schmatisme de langage trs particulier, savoir un schmatisme logique-transcendantal sous-tendant cette part du langage qui tend la connaissance objective. Et il doit en rsulter, nous allons nous efforcer de le montrer brivement, une profonde transformation du statut de ce que Husserl entendait par logique pure.

    Si nous reprenons les choses depuis Husserl, il vient que la signification, la Bedeutung, n'est rien en elle-mme sinon un cart l'objet qui y est vis, et mme le bon cart par rapport cet objet, celui o la pense peut se rduire un il, lieu de l'intuition remplissante de l'objet. Si d'autre part, comme le dit Husserl dans la Iere Recherche (LU, II, I, 92 in fine), la logique doit tre la science des significations comme telles et des lois idales qui se fondent sur elles, donc aussi sur leurs rapports mutuels, sur leurs enchanements possibles, il en rsulte que la logique pure husserlienne est non seulement tude du rapport (logos) propre la signification, mais encore tude des rapports (logo) possibles entre ces rapports, donc, ipso facto, logologique, au sein de laquelle tout rapport de rapports, tout cart d'carts, est lui-mme constitutif d'un" nouveau rapport une nouvelle objectit, d'un nouvel objet (c'est le problme de l'intuition catgoriale, tudi, comme on le sait, dans la IIe section de la VIe Recherche). Autrement dit, si, en vertu de notre hypothse, la logique pure doit procder d'un schmatisme logique- transcendantal d'un type particulier, les catgories doivent pouvoir s'y engendrer, en quelque sorte la Kant. Reste prouver cette possibilit dans son principe, c'est--dire prouver la particularit de ce schmatisme que nous disons logique, et dont nous pensons trouver la source dans un certain type de langage, celui qui tend la connaissance.

    Si la sphre du logique doit trouver son origine phnomnologique dans un schmatisme transcendantal de type kantien, il faut que Y Einbildungskraft qui y est l'oeuvre engendre une Einbildung qui soit

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    Abbildung et Widerspiegelung: il faut que le travail de l'imagination y soit gnrateur de l'cart, et du bon cart propre la signification. Autrement dit, il faut renverser la doctrine husserlienne, ne plus partir de l'opposition du plein et du vide, de l'tre et du nant, de l'objet toujours dj l intuitionn par un il qui en serait toujours dj retranch, du fond de son nant, mais partir de ce qui est susceptible d'ouvrir l'cart, et par l le rapport comme gnrateur tant de la pense (de l'intention de signification) que de ses objets (des remplissements de signification). Or, dans le champ phnomnologique ouvert par la rduction phnomnologique, par la mise hors circuit de toute positivit, il n'y a rien d'autre que des phnomnes, c'est--dire prcisment des mixtes d'tre et de nant, de positivit (ce qui semble apparatre l'instant) et de ngativit (ce qui semble ne pas apparatre l'instant), o la limite est principiellement indcise entre le phnomnal et le non-phnomnal, o donc, pour reprendre une expression de Merleau-Ponty, il y a irrductiblement empitement et fission oprantes entre phnomnal et non-phnomnal, chiasme du visible (sensible) et de l'invisible (insensible); ou bien encore, pour reprendre l'une de nos expressions, o rgne la distorsion originaire telle que tout phnomne se phnomnalise en s'ouvrant, en ce qui parat en lui comme son quasi-dedans, sur un quasi-dehors o viennent paratre d'autres phnomnes (par exemple le corps comme organe de perception) comme faisant encore partie de ce phnomne qui se phnomnalise, mais aussi en s' enroulant, corrlativement, sur ce quasi- dedans lui-mme4, en paraissant s'autonomiser et s'individuer en lui- mme. Dans cette nouvelle conception phnomnologique, qui n'est certes plus celle de Husserl, quoique des germes y soient dposs5, le phnomne se phnomnalise toujours dj comme cart (logos) renvoyant d'autres phnomnes, c'est--dire d'autres carts (logo), et ce dans ce que nous avons nomm un renvoi logologique universel6. Il faut donc comprendre comment, dans cet cart originaire du phnomne, s'engendre l'cart propre la signification, et comment, de celui-ci, s'engendrent leur tour quelque chose comme la pense (l'intention de signification) et l'objet de la pense (dans le remplissment de significa-

    * Cf. nos Recherches phnomnologiques (I, II, III), Fondation pour la phnomnologie transcendant aie, Ousia, Bruxelles, 1981, en particulier notre Iere Recherche, pp. 9-59.

    5 Cf. aussi Merleau-Ponty, Le philosophe et son ombre, repris dans loge de la philosophie et autres essais (Ides) (pp. 241-287), Gallimard, Paris, 1965.

    6 Dj dans notre Au-del du renversement copernicien, la question de la phnomnologie et de son fondement, Nijhoff, La Haye, 1976.

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    tion); comment aussi, dans ce mme mouvement, le phnomne comme cart o nous reconnaissons toute la structure intentionnelle husser- lienne4 est la fois reflt, dpeint et mis en forme conceptuelle.

    La cl de cette comprhension nous est fournie par ce que Husserl dit de l'unit, et mme de l'identit, qui ne fait pas elle-mme l'objet d'une rflexion consciente ou d'un calcul dlibr, entre ce qui est vis dans l'intention de signification et ce qui est intuitionn dans son remplisse- ment. Car cela implique que l'objet de la connaissance est pos, originairement, par elle, comme identique soi, comme un indivisible dont elle ne pourra examiner l'articulation qu'aprs coup et cela, que cet objet soit un tant singulier ou un tat de choses (Sachverhalt), puisque, chaque fois, il est intuitionn par la pense comme une dterminit. Or, le propre du phnomne, en tant qu'affect par la distorsion originaire, est prcisment de ne pas se phnomnaliser comme une telle dterminit, et de ne jamais paratre, dans la phnom- nalit, que comme l'illusion d'un phnomne individu, toute provisoire et transitoire, essentiellement contingente, et appele tre releve par d'autres phnomnes tout aussi illusoirement individus. Autrement dit, le propre du phnomne est de ne faire que paratre comme individu: le phnomne n'est prcisment pas une positivit, mais un mixte entre dterminit et indterminit, c'est--dire, en termes kantiens, un dtermi- nable. Enroul sur un quasi-dedans et droul sur un quasi-dehors, mont sur des horizons intrieurs et extrieurs, il s'offre, pour ainsi dire de lui-mme, son auto-apprhension du dehors comme s'autonomisant en son dedans : il creuse cet cart d'o il pourra tre saisi tel qu'il parat se phnomnaliser en lui-mme, l'cart de cet cart comme en l'illusion de son centre. En d'autres termes, la phnomnalisation du phnomne n'est jamais acheve ou accomplie, elle est in-fnie (sans limite comme Yapeiron grec) et s'tendrait, en droit, toute la masse du champ phnomnologique, s'il n'y avait le coup d'arrt radicalement contingent qui referme la phnomnalisation sur l'apparence de tel ou tel phnomne individu, lui-mme pareillement contingent. Mais l'inverse, ce coup d'arrt ne va pas sans une fixation illusoire du phnomne en ce qui parat comme sa mobilit intrinsque, c'est--dire sans l'illusion de son individuation en vertu de laquelle il parat comme centr. C'est dire qu'il n'y a de phnomne (apparemment) individu que s'il y a, du mme coup, rflexion du phnomne en lui-mme, qui l'offre sa saisie du dehors comme une identit ou une unit, et c'est par ce mouvement que le phnomne se constitue comme phnomne d'un ob-jet, d'un quelque

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    chose qui est ob-jet pour un regard que l'ob-jection mme dsigne ou appelle depuis elle-mme.

    De la sorte, c'est dans le rapport du phnomne lui-mme, dans ce rabattement sur lui-mme o nat l'illusion de son adquation lui- mme, que le phnomne se constitue comme une illusion de positivit, comme objet de la connaissance, et c'est cette illusion elle-mme, en tant que faisant ds lors partie intgrante du phnomne, qui cre, depuis l'illusion de centre du phnomne comme quoi elle se donne aussi paratre dans le phnomne7, l'illusion de sa bonne intuition, de sa bonne vision depuis un autre centre, celui de la pense, le centre tant cart ou diffr de lui-mme par la peau, qui fait dsormais obstacle, du phnomne : l'ajustement de la connaissance son objet ne peut se faire que dans un regard droit si frontal. Mais l'inverse, ce rapport du phnomne lui-mme est corrlatif du rapport de la pense elle- mme puisque, par l, la pense, c'est--dire l'intention de signification, est mme de reconnatre dans une rflexion/rcognition transcendantale , sa bonne place, son vrai lieu, la bonne distance sur la droite que tend l'illusion de centre du phnomne; et tout autant, donc, la pense est ds lors en position de mesurer l'cart qui la spare de ce vrai lieu, de partir sa recherche en se mettant en qute de l'intention de signification qui visera l'objet qu'elle cherche de manire le trouver dans le remplissement intuitif, c'est--dire, pour nous, dans l'ajustement, de centre centre, entre l'illusion du centre de la pense cognitive et l'illusion du centre o le phnomne parat comme ajust et rapport lui-mme.

    Par l, nous sommes en mesure de comprendre plusieurs choses. Tout d'abord en quoi le travail de l'cart propre la Bedeutung logique, c'est--dire cognitive, en passe par les trois moments indissociables du reflter, du dpeindre, et du mettre en forme. Mais ces trois moments sont loin, dsormais, d'avoir la fidlit ou l'inefficience l'gard des phnomnes que leur attribuait Husserl. La rflexion est en effet ce moment o le phnomne se rapporte lui-mme pour s'identifier soi en tant qu'individu; le dpeindre ou YAbbildung est ce moment o, dans cette identification, le phnomne parat se rduire ce qui, en lui, est identifiable, c'est--dire reconnaissable comme en son double (son Abbild) qui n'est, du strict point de vue phnomnologique, que l'illusion

    7 Un vide spcifi dit Merleau-Ponty dans une note de travail reprise dans Le visible et l'invisible, Gallimard, Paris, 1964, pp. 291-292.

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    de son double (son ide laquelle il parat adquat), et nul doute que par l, il perde quelque chose de ses couleurs d'origine; le mettre en forme ou YEinbildung est ce moment o, paraissant identique soi, adquat son ide, le phnomne parat dtermin, c'est--dire toujours dj en position d'tre subsume par des concepts et inscrit dans des structures logiques et cognitives par l, il devient proprement un objet reconnais- sable, une dterminit positive que la connaissance n'a plus qu' trouver en s'y ajustant, en le visant dans une bonne intention de signification.

    Nous disposons donc, ainsi, d'une sorte d'bauche de gense transcendantale de la connaissance. Mais nous y voyons combien l'objet de la connaissance est cart, diffrent, du phnomne en tant que tel. Il nous reste ds lors comprendre une seconde chose, beaucoup plus complexe, sans doute, que la premire : la manire dont travaille cet cart propre la signification logique par rapport la manire dont doit travailler, dj, l'cart et le systme d'carts propre au langage en gnral, l'expression linguistique qui n'est pas, nous le savons, ipso facto, logique ou cognitive. Il faut bien, du reste, sonder cette articulation, pour comprendre que les significations cognitives forment un systme et non pas une poussire quelconque de rapports objectifs isols, donc pour comprendre en quoi, vritablement, elles procdent d'un schmatisme logique-transcendantal8.

    Toute la question, dans le dtail de laquelle nous ne pouvons entrer ici, faute de place, est que tout langage ne fonctionne qu'en ayant un rfrent, non pas objectif, comme on le dit trop souvent, mais extrieur lui-mme. Ce qui implique dj un certain cart du phnomne du langage eu gard aux phnomnes constitutifs de ce rfrent, par suite un certain travail de l'cart propre ces derniers un certain travail de la distorsion originaire , qui, d'une certaine manire, se poursuit dans le phnomne du langage, lui-mme port par un certain cart qui lui est propre: c'est tout le problme du passage entre le systme diacritique que constitue dj, en lui-mme, le champ des phnomnes prlangagiers, au systme diacritique o viennent se phnomnaliser les phnomnes de langage que la linguistique subsume par le dcoupage qu'elle en effectue en signes ou en units de signification, sans se rendre compte, sans doute, que par l, dj, elle a partie lie avec une

    8 Lequel prsuppose, donc, un schmatisme transcendantal de l'individuation. Cf. notre Ve Recherche phnomnologique, in Recherches phnomnologiques (IV, V). Du schmatisme transcendantal, Ousia, Bruxelles, 1984, pp. 160-233.

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    analyse logique des expressions oprantes dans la parole. Quoi qu'il en soit de ce problme extrmement complexe, on peut dire, sans prendre trop de risques, que les significations linguistiques en gnral (qui donc ne sont pas eo ipso logiques au sens husserlien) sont cela mme o, comme le pensait peu prs Merleau-Ponty, les phnomnes de langage se retournent sur eux-mmes en s'ouvrant leur quasi-dehors (leur rfrent), et o, du mme mouvement, par ce creux interne qui joue comme cart ou rapport autre chose, quelque chose comme une pense est susceptible de se rapporter elle-mme dans ce qui fait la dimension de dehors de ce quasi-dehors ainsi que le pensait Freud dans la Mtapsychologie, c'est le langage qui caractrise finalement la conscience9, qui fait ce qu'il appelait l'identit de pense et par l le processus secondaire. Cela nous fait comprendre que, contrairement ce qui a lieu dans l'expression pure (= purement logique) husserlienne, la signification linguistique en gnral est indissociable, principiellement et essentiellement, du phnomne physique de l'expression et sans qu'elle puisse se rduire, pour autant, ce que Husserl subsumait sous la contingence psychologique des motivations (cf. Iere Recherche, 2-7). Il est vrai que la parole ne signifie qu'en s'organisant, mais cette organisation, elle ne la reoit pas du dehors comme une structure intemporelle, elle la redcouvre en la rinventant en permanence dans ce qui fait son opration, et c'est l que rside le gnie d'une langue. En ce sens, cette auto-organisation de la parole, qui est chaque fois singulire, est dj pense, mais pense oprante, pense intrinsquement lie la phnomnalit du phnomne-langage, et de cette manire, par consquent, quelque chose comme une opration schmatique, comme une Einbildung mettant les phnomnes du rfrent dans une forme propre, c'est--dire les mtamorphosant. Il ne faut donc pas comprendre la signification linguistique en gnral comme une sorte de phnomne de la pense, mais comme un creux intrinsque au phnomne du langage, comme une dimension ou un cart qui, pour ainsi dire, s'accroche , ou rencontre, d'une part le creux ou l'cart des phnomnes extrieurs au langage, d'autre part, le creux ou l'cart constitutif du rapport soi de la pense. Mais ce dernier n'est pas immdiatement rapport

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    ne se reconnat pas en ce qui la prolonge comme la signification. Nul besoin, en effet, d'insister longuement sur le fait qu'aucune parole, aucune unit de signification n'est jamais univoque, mais dessine son sens comme en creux, en jouant d'un seul mouvement sur de multiples directions ou prolongements signifiants, en faisant s'changer les multiples couches ou strates de l'expression selon leurs nigmatiques entrecroisements et leur trange labilit, donc d'insister sur le fait que la parole oprante trace comme un sillage dans la phnomnalit mme du phnomne o elle s'apparat elle-mme, pour se rendre compte qu'en elle, les phnomnes qui lui sont extrieurs et qu'elle fait rsonner comme en cho, ne sont pas des dterminits toutes faites, des objets de la connaissance. Il y a un inachvement principiel dans la phnomnalisa- tion du langage en paroles, tout comme il y a un inachvement principiel dans la phnomnalisation des phnomnes en gnral. L'cart propre aux significations linguistiques n'est pas encore l'cart propre la signification logique.

    Et pourtant, il s'en dgage, et cela, pourrait-on dire, par la recherche de l'univocit, si celle-ci n'allait de pair, nigmatiquement, avec la recherche de l'objet de la connaissance identique soi. Mais nous venons au moins de dgager quelque chose: c'est que, s'il y a un schmatisme logique transcendantal, il est pour ainsi dire enchss dans cette opration schmatique extraordinairement complexe qui est celle du langage, et qui se monnaie, en quelque sorte, l'infini, dans les oprations schmatiques chaque fois singulires en quoi rsident les paroles. Si, dj, dans la parole (et l'criture), l'opration schmatique consiste en le travail de l'cart, et des carts d'carts, internes aux phnomnes de langage, et les ouvrant aux phnomnes du rfrent comme leur quasi-dehors, il doit en aller formellement de mme dans le schmatisme logique, sauf que, d'une part, les phnomnes du langage tendraient s'y rduire une quasi-transparence devant les rendre, la limite, inoprants, et que, d'autre part, mais corrlativement, les phnomnes du rfrent tendraient y acqurir le statut d'objets identiques eux-mmes, de dterminits positives. Par l, pourrait-on dire, le schmatisme logique serait comme un cas limite du schmatisme de langage, o la parole, la signification, serait prcisment appellee s'effacer, en vertu de sa quasi-transparence, devant la vision du rfrent objectif. Mais ce ne serait l qu'une manire de parler tlologique un peu celle de Husserl dans la Krisis , dmentie par les faits, c'est--dire par la singularit sociale et historique de cette institution en laquelle nous vivons

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    et qui est celle de la science : s'il y a tlologie, et telle est prcisment la leon que nous pouvons tirer de la Krisis, c'est l'intrieur mme de l'institution, et non pas dans tout langage.

    S'il y a, donc, l'enchssement dont nous avons parl, il ne peut en quelque sorte se dgager en lui-mme et pour lui-mme que de Yinstitu- tion de la connaissance. Nous disions, en commenant, que Husserl abordait le problme de la connaissance en mathmaticien en supposant le problme rsolu : nous nous apercevons en effet que c'tait sans doute la seule manire Centrer dans ce qui fait le motif mme de l'institution. Faut-il en conclure que celle-ci, tant faite d'une part irrductible d'arbitraire et de convention (de nominalisme), il est illusoire de tenter de rapporter le problme de la logique pure un schmatisme logique- transcendantaW Nous ne le pensons pas, ou tout au moins, nous ne le pensons pas tout fait. Car l'institution ne peut tre radicalement arbitraire ou conventionnelle, elle doit aussi, pour une autre part d'elle- mme, puiser ses ressources dans ce qui, toujours dj, a priori, opre ou tend oprer, sans quoi, prcisment, l'institution serait transparente elle-mme, ne reclerait en elle-mme aucun secret et aucune ncessit, sans quoi, encore, il n'y aurait qu'une seule et mme manire, univoque, de poser le problme de la connaissance, sans quoi, par consquent, la connaissance serait toujours dj transparente ou adquate elle-mme, donc connaissance absolue et sans mystre, toujours dj l, d'un seul coup tale devant les yeux de tout qui sait voir. Nous retrouverions telle quelle l'aporie husserlienne d'un quasi-platonisme.

    Ce que nous voudrions donc dire, pour conclure, c'est que, pour chapper cette aporie qui rend le problme de la connaissance et de la logique pure intraitable, il nous faut arriver concevoir la logique pure comme effet ou rsultat d'un schmatisme logique-transcendantal o le phnomne du langage se trouve son tour mtamorphos, mais o, du mme coup, puisque les significations logiques ne sont plus toujours dj disponibles dans le champ d'un a priori intemporel, le travail de l'cart propre la signification logique ne peut plus tout simplement s'abolir ou s'effacer dans le bon cart rsultant o l'objet de la connaissance serait intuitionn tel qu'il est, toujours dj, a priori. Et il en rsulte, nous allons nous efforcer de le montrer, une profonde modification du statut de la logique pure.

    Il est caractristique que pour Husserl, fidle en cela toute la tradition, du moins quant son inspiration directrice, la logique pure doive amener une sorte de mise plat du monde objectif dans sa

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    totalit. En principe, le but qu'il poursuit, jusque dans Formate und transzendentale Logik et dans Erfahrung und Urtei, est de dgager la logique pure de manire ce qu'en elle le monde des objets s'tale en totalit et en transparence, certes selon ses tagements, ses hirarchies de concept et ses sphres propres, mais, pour ainsi dire dans un espace de pense o il n 'y a pas d'ombre, o tout serait visible, d'un seul coup, par ce que Merleau-Ponty nommait si bien un il de survol. De plan structur plan structur, de communication de plan communication de plan, de gnralisation gnralisation, on doit pouvoir parvenir la structure des structures, la science des sciences, d'o toutes les sciences seraient visibles en transparence : c'est dire, en d'autres termes, que cet espace de pense est euclidien, c'est--dire d'un isomorphisme tel que ne doit en surgir aucune dformation des objets selon le point de vue o, en lui, on se place pour les y voir. Or, sans entrer dans des problmes logiques dj complexes par eux-mmes (par exemple, celui de la structure logique de la prdication, o Husserl suit aveuglment Aristote), qu'est-ce qui indique, sinon une faon bien particulire de poser le problme, que l'cart de signification propre constituer tel objet (ou tel tat de choses) de la connaissance soit ipso facto, au moins formellement, l'cart de signification propre constituer tel autre objet quelconque de la connaissance? Qu'est-ce qui garantit l'cart de sa rectitude, et qu'est-ce qui prmunit le remplissement intuitif contre le risque d'tre remplisse- ment par l'intuition d'une illusion d'objet1? La faiblesse de l'univers logique husserlien n'est-elle pas d'tre un univers tout plein, tout positif, sans possibilit d'erreur de principe! Et l'on sait quelles redoutables apories a pos le problme de l'erreur, de la fausset ou du mensonge, des logiciens comme Frege ou Russell. Autrement dit, qu'est-ce qui indique que l'cart de signification soit structurellement le mme, par exemple pour un objet arithmtique, gomtrique, et plus forte raison, physique, ou encore, pour diffrents types d' objets l'intrieur d'une mme science (par exemple pour un nombre fini et un nombre transfini)? N'y a-t-il pas l, autant de fois, quelque chose comme un travail de l'cart, indissociable du travail de constitution de l' objet? Et finalement, la connaissance (et avec elle, la logique) peut-elle s'puiser tout entire dans ce travail de constitution d'objets parfaitement identiques soi? Si l'on rpond affirmativement cette dernire question, ne risque-t-on pas de se borner n'examiner que certains types de connaissances trs limites?

  • Le problme de la logique pure 519

    S'il est vrai que la connaissance porte sur des dterminits, c'est-- dire non pas simplement sur des objets en tant que positivits identiques soi et existant toujours dj hors de la connaissance, mais sur des quelque chose, des x se trouvant au croisement d'carts de signification pouvant aller jusqu' l'apparente contradiction que l'on pense, autre exemple clbre, au statut de la particule en mcanique quanti- que , s'il est vrai, donc, que la connaissance procde du travail d'un certain cart ou de certains carts, par lequel un phnomne ou un ensemble de phnomnes se rapportent eux-mmes, il serait sans doute plus prudent d'admettre, a priori, comme une sorte de prmisse mthodologique, que dans la mesure mme o le travail de l'cart n'est pas appel, en lui-mme, s'abolir dans une pure intuition de l'objet, il y a autant d'carts de signification, autant de rapports cognitifs spcifiques qu'il y a d' objets, ou tout au moins de types d' objets de la connaissance; par suite, que l'application de tel type d'cart de signification, constitutif de tel type d' objets de la connaissance, un autre champ d'objectits, peut conduire, quant celles-ci, des illusions d' objets de connaissance, c'est--dire des dformations ou des paradoxes c'est particulirement frappant, pour reprendre notre dernier exemple, quand on applique aveuglment les cadres constitutifs du champ d'objets propre la physique classique au champ d'objets propre la physique quantique, puisqu'on s'y aperoit que la structure classique de la prdication, quelle que soit par ailleurs l'interprtation logique qu'on lui donne, conduit des contradictions, puisqu'on ne peut plus dire d'une particule qu'elle ait en elle-mme des proprits immuables, puisque la validit de la prdication y est conditionne par la nature du dispositif exprimental : tous les physiciens savent qu'une particule est une illusion d'objet, et pourtant ils savent bien, aussi, que ce n'est pas rien, pas une pure illusion du sujet de la connaissance; c'est un x ou un quelque chose nigmatique qui se reconnat comme tel dans des procdures exprimen- tatives diffrentes.

    Nous pourrions encore invoquer, en foules, d'autres cas, et dj la stratification logique du concept de nombre selon les modles choisis pour interprter un systme logique formel contenant une reprsentation formalise de l'arithmtique. Mais nous ne voulons pas, ici, faire le procs systmatique de l'intuitionnisme husserlien, en invoquant, pour une cause qui semble aujourd'hui entendue, les problmes bien connus de Fpistmologie contemporaine. Ce que nous voudrions dire, au contraire, c'est que ce procs nous parat avoir t gagn trop vite ou trop

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    facilement, et que, peut-tre, le bb a t vacu avec l'eau du bain, qu'on a sans doute cd trop prcipitamment au conventionnalisme, l'artificialisme ou au nominalisme. Car l'nigme demeure tout entire: il n'y a pas de connaissance sans une certaine intuition, ni sans un certain travail du langage celui-ci ft-il compris comme logique ou mathmatique qui touche quelque chose qui lui est extrieur, et qu'en un sens, il ne fabrique pas purement et simplement moins d'admettre, ce qui est trs lourd, que la connaissance est finalement quelque chose d'arbitraire, une pure cration ou un simple jeu de l'esprit humain.

    Par consquent, la phnomnologie a toujours quelque chose nous apprendre, puisqu'il n'y a pas de connaissance qui ne soit pas nourrie de phnomnes ceux-ci fussent-ils, comme en mathmatiques, des phnomnes de la pense et pour la pense 10. Et si le rve husserlien de la logique pure doit, comme tel, tre abandonn, cela n'implique pas que le projet d'une logique pure comme thorie phnomnologique gnrale de la connaissance soit tout fait dpourvu de sens. Simplement, si une pareille thorie est possible, elle doit, d'une part s'affirmer comme thorie devant rendre compte, en elle, des processus de constitution des objets de diffrents types correspondants de connaissance, et en sachant bien que, dans ces processus s'effectue toujours un certain travail de l'cart de signification, c'est--dire une certaine mtamorphose abstractive des phnomnes tels qu'ils apparaissent dans le champ phnomnologique mtamorphose abstractive qui doit pouvoir tre pense, selon nous, dans quelque chose comme un schmatisme logique-transcendantal o s'effectue le travail mme de l'cart de signification10; d'autre part et du mme coup, cette thorie doit tre en mesure de rendre compte des illusions d' objets qui peuvent tre engendrs par des transpositions indues de tel systme d'carts constitutif de tel champ d' objets un autre champ d' objets qui rclame, pour sa part, un autre systme d'carts qui lui soit appropri. De la sorte, si une logique pure, en un sens ultra- ou quasi-husserlien est possible, c'est comme thorie gnrale des transformations ncessaires au passage de tel systme d'carts de signification tel autre systme d'carts de signification: l'espace de pense propre la connaissance n'y serait plus un espace de pense plat ou euclidien, mais une sorte d'quivalent de l'espace topologique o le logique serait indissociable du lieu o il s'engendre, o donc la logique

    10 Cf. notre IVe Recherche phnomnologique, in Recherches phnomnologiques (IV, V). Du schmatisme transcendantal (op. cit.).

  • Le problme de la logique pure 521

    pure serait topo-logique phnomnologique, thorie gnrale des transformations logiques ( la fois syntaxiques et smantiques) permettant de transformer tel type d'cart de signification (tel lieu logique) en tel systme d'carts, dans tel autre type d'cart de signification (tel autre lieu logique), en tel autre systme d'cart, et rendant compte, dans cette transformation, des illusions d'objectits que celle-ci engendre. Mais, on le comprend, pareille thorie suppose la thorie d'une sorte d'invariant logique universel, qui serait une sorte de matrice logique transcendantale o se constituerait, comme condition de possibilit a priori de toute connaissance possible, quelque chose comme l'cart ou le rapport universel qui ne peut trouver son ancrage que dans le champ phnomnologique lui-mme de tous les carts ou de tous les rapports logiques possibles comme carts de signification constitutifs de lieux logiques de connaissances.

    Voil sans doute un rve fou, plus fou en tout cas que celui auquel croyait Husserl, un rve pour ainsi dire hyper-rationaliste dans son acceptation d'une sorte de topologie intrinsque au champ de la Raison. C'est un rve auquel personne n'est oblig de croire, et nous sommes nous-mmes absolument sceptique quant la possibilit de sa ralisation, mais c'est l le rve de toute pistmologie qui ne se renie pas quelque part elle-mme dans son intention. Si nous l'nonons ici, ce n'est pas seulement par got du paradoxe, pour montrer de quels rves insouponns ou inavouables est capable la rationalit occidentale, mais aussi pour proposer un objet de mditation philosophique. Car il ne suffit pas de dire qu'un tel rve suppose, pour sa ralisation, une sorte de transparence soi de la pense, ce qui en un sens est bien vrai : dans un domaine plus restreint, et paradoxalement bien plus simple, les quations du champ d'Einstein ou les quations fondamentales de la mcanique quantique sont bien des quations de l'univers, des sortes de murs mathmatiques o se condense toute la physique, sans que, pour autant, nous le savons, la physique y arrive son auto-transparence. Preuve anticipe, sans doute, de ce que la logique pure, si elle se ralisait, ne rsoudrait pas pour autant l'nigme de la connaissance. Cela, trs certainement, parce qu'une thorie de la connaissance, une connaissance de la connaissance, ne se vise jamais que dans la poursuite impossible que la connaissance engage avec son ombre, qui lui est a priori et pour toujours irrductible. Faire une thorie de la connaissance, ce n'est donc pas assister, comme un spectateur immuable, au mouvement mme qui l'ouvre elle-mme comme son double fantomatique ce n'est donc

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    pas la com-prendre dans ce qui la fait exister, c'est--dire dans son phnomne , mais c'est simplement se faire une certaine ide fixe, c'est- -dire une certaine illusion de cette ombre.

    Rsidence Les Bonjeans Marc Richir, Les Baux Chercheur qualifi du F.N.R.S. F-84410 Bedoin.

    Rsum. Reprenant la doctrine husserlienne de la logique pure (Recherches logiques, Ideen I, 124), l'auteur s'efforce de montrer comment elle peut se transformer tout en demeurant phnomnologique en un nouveau sens: le concept et la gnralit logiques rsultent d'un schmatisme de langage trs particulier, logique transcendantal, sous- tendant cette part du langage qui tend la connaissance objective. Mis en forme par cette opration schmatique, les phnomnes se trouvent carts de leur phnomenalit primitive pour se muer en des objets de la connaissance. Portant irrductiblement la trace du travail propre cet cart, ceux-ci constituent autant de lieux logiques a priori distincts, dont la logique pure se doit dsormais de faire le recensement systmatique.

    Abstract. Retrieving the husserlian doctrine of pure logic (Logical Investigations, Ideas I, 124), the author attempts to show how it can be transformed, while remaining phenomenological in a new sense : logical concept and generality result from a very peculiar, logical- transcendental, schematism of language, underlying that part of language which aims at objective knowledge. Formed out by schematic operation, phenomena are finding themselves drawn out of their primitive phenome- nality in becoming objects of knowledge. Irreductibly bringing in themselves the track coming from the proper work of that drawing out, these constitute many a priori distinct logical loci of which pure logic has to elaborate a systematic inventory.

    InformationsAutres contributions de Marc RichirPagination500501502503504505506507508509510511512513514515516517518519520521522PlanI. Le paradoxe de la thorie de la connaissance husserlienneII. Vers une nouvelle position phnomnologique